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médiévales
Guichard Pierre. La conquête arabe de l'Espagne au miroir des textes. In: Cahiers d'études hispaniques médiévales.
N°28, 2005. pp. 377-389;
doi : 10.3406/cehm.2005.1710
http://www.persee.fr/doc/cehm_0396-9045_2005_num_28_1_1710
Pierre GUICHARD
Université Lyon 2
celui d’Ignacio Olagüe – bien oublié après avoir quelque temps éveillé la
curiosité – que la négation du fait même de la conquête entraîne celle de
la participation des Arabes à la fameuse bataille, qui dans une telle pers-
pective n’a pu avoir lieu dans les conditions traditionnellement admises,
puisque « pas plus à cette époque qu’à une autre, les Arabes ne sont venus
ni dans la péninsule, ni même en Afrique du Nord »5.
D’une façon plus générale et moins extrême, la fiabilité des sources
arabes relatives à la conquête de l’Espagne a souvent été mise en cause.
Les raisons de ces doutes sont les conditions incertaines de la rédaction
de la plupart des textes sur lesquels repose l’historiographie arabe de la
conquête, la qualité souvent médiocre des versions qui nous sont parve-
nues, les récits plus ou moins légendaires qui se mêlent trop souvent à la
relation d’événements plus crédibles, enfin l’éloignement chronologique
des textes par rapport aux événements. Pour Roger Collins, auteur d’un
ouvrage sur la conquête arabe de l’Espagne publié en anglais en 1989 et
en espagnol en 1991, les sources historiographiques arabes ne sont que
de très peu d’utilité pour écrire l’histoire de la conquête et des décennies
qui suivent6.
La pauvreté de ces sources a laissé la place à des interprétations
variées, qui s’éloignent volontiers de la « vulgate » admise par la plupart
des historiens pour présenter des hypothèses parfois ingénieuses, mais
tout aussi difficilement vérifiables que les faits qu’elles prétendent mettre
en cause. Ainsi a-t-on parfois interprété dans un sens « mythique » plu-
sieurs des données apportées par les récits de la conquête. Un historien
arabisant, Joaquín Vallvé, s’est particulièrement distingué dans cet exer-
cice. Il considère par exemple que le nom du premier conquérant, Târiq,
ne désignait pas vraiment un personnage réel, mais était une sorte de
nom symbolique appliqué au premier explorateur et conquérant d’al-
Andalus, celui qui avait ouvert la « voie » (tarîq veut effectivement dire
« voie » ou « route » en arabe)7.
Portant moins précisément sur tel ou tel événement en particulier,
mais plus radicales dans leur contestation de la validité des sources, sont
les thèses plus récemment défendues par Gabriel Martinez Gros, dans
son ouvrage sur L’idéologie omeyyade de 1992 8, et dans son plus récent Iden-
5. Ignacio OLAGÜE, Les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne, Paris, 1969, p. 342. On signalera
que l’idée absurde de l’impossibilité historique d’une venue des Arabes en Espagne se trouve
aussi plus récemment dans l’ouvrage de Norman ROTH, Jews, Visigoths and Muslims in Medieval
Spain : Cooperation and Conflict, publiée à Leyde chez le très sérieux éditeur Brill, p. 44 et 47.
6. Roger COLLINS, La conquista árabe, p. 7-11.
7. Joaquín VALLVE, « Sobre algunos problemas de la invasión musulmana », Anuario de estu-
dios medievales, 4, 1967, p. 361-367.
8. Gabriel MARTINEZ-GROS, L’idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du califat de Cordoue
(Xe-XIe siècles), Madrid, 1992, et Identité andalouse, Paris, 1997.
9. On signalera la brève polémique sur ces thèses, contenue dans deux articles publiés par
G. MARTINEZ et moi-même dans Arabica, respectivement XLVI, 1998, p. 97-110, et XLVII,
2000, p. 261-273.
10. Manuela MARÍN, « À l’extrémité de l’Islam médiéval : élites urbaines et islamisation en
Algarve », Annales, 53e année, n° 2, mars-avril 1998, p. 361-381.
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Il faut compter parmi les données plus directement utiles à l’étude des
conditions de l’intégration de l’Hispania au Dâr al-Islam, les évidences
apportées par la numismatique contemporaine de la conquête, qui
témoigne du bouleversement politico-religieux intervenu dans la pénin-
sule à partir de 711 : dès 94 H/oct. 712-sept. 713, on frappe in Spania des
monnaies à légendes musulmanes, mais encore écrites en latin ; datées de
98/716-717, on trouve ensuite des monnaies bilingues, présentant une
face en latin et une face en arabe ; dès 720, enfin, soit neuf ans après la
conquête, on n’émet plus en al-Andalus que des monnaies épigraphiques
entièrement arabes. Alors que les précédentes suivaient non pas le
modèle wisigothique mais celui, byzantino-arabe, qui avait été mis au
point antérieurement en Ifriqiya, les monnaies postérieures à 102 H/720
sont conformes au type mis au point depuis 695 en Orient, à partir de la
réforme du calife omeyyade cAbd al-Malik15. Je ne crois pas que les his-
toriens qui tendent à minimiser les conséquences de la conquête pour
mettre souvent en lumière les continuités, ou la lenteur des processus de
changement, aient suffisamment pris la mesure de ce que ces modifica-
tions monétaires supposaient de capacité à transformer les conditions
d’émission et de circulation des monnaies, donc un élément important de
la vie à la fois politico-administrative, sociale, et aussi religieuse et cultu-
relle du pays, et traduisant sans doute la même capacité à modifier
d’autres aspects de son existence.
Il me semble qu’il faudrait accorder une plus grande attention aux
faits numismatiques, et tenir compte aussi davantage qu’on ne l’a fait jus-
qu’à présent de ce qu’il advient dans le domaine des monnaies de
moindre valeur que celles sur lesquelles s’est surtout focalisée l’attention,
les fulûs de cuivre, dont certaines légendes semblent évoquer le caractère
intentionnel – et non pas occasionnel comme on l’a parfois soutenu – de
la conquête16. D’une volonté consciente ou inconsciente d’orienter dans
un sens nouveau la réalité historique de l’Espagne, témoignerait, me
15. Voir Antonio MEDINA GÓMEZ, Monedas hispano-musulmanas, Tolède, 1992 ; Anna María
BALAGUER PRUNES, Las emisiones transicionales árabe-musulmanas de Hispania, Barcelone, 1976 ;
George C. MILES, The Coinage of the Umayyads of Spain, New York, 1950, tome I.
16. Je me réfère aux fulûs que divers auteurs pensent comporter des légendes de djihâd et
avoir été frappés à Tanger à la veille et en prévision de l’invasion de 711. Voir par exemple
Miquel BARCELO, « Un fals de yihâd encunyat a Tanya probablemente abans de 92-711 », Acta
numismatica, V, 1977, p. 188-189, ainsi que plus récemment : Virgilio MARTÍNEZ ENAMORADO et
Antonio TORREMOCHA, « Monedas de la conquista: algunos feluses hallados en la ciudad de Alge-
ciras », Caetaria, n° 3, octobre 2000, p. 135-149, qui fait état d’une densité particulièrement
fortes de monnaies de ce type trouvées à Algésiras. Cette question des fulûs est encore très obs-
cure dans la mesure où numismates et historiens n’y ont longtemps prêté que très peu d’atten-
tion. Une bonne mise au point pour le Portugal, faisant toute sa place aux monnaies de cuivre,
peut être trouvée dans : José RODRIGUES MARINHO, « A moeda no Gharb al-Andalus », in : Portu-
gal Islâmico. Os últimos sinais do Mediterrâneo, Lisbonne, 1998, p. 175-184.
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17. Claudio SÁNCHEZ ALBORNOZ, El Ajbar Machmua. Cuestiones historiográficas que suscita, Buenos
Aires, 1944, et « Réplica al arabista Chalmeta », Cuadernos de historia de España, 59-60, 1976 ;
Évariste LÉVI-PROVENÇAL, Histoire de l’Espagne musulmane, t. III : le siècle du califat de Cordoue, Paris,
1999 (reproduction de l’édition de 1950, p. 504-505 ; Pedro CHALMETA, « Una historia discon-
tinua e intemporal (jabar) », Hispanis, XXXIII, 1973, p. 23-75, et Invasión e islamización, Madrid,
1994, p. 50.
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18. Le passage se trouve dans AL-DABBI, Bughyat al-multamis, CODERA (éd.), Madrid, 1884,
notice n° 1253. Voir Jorge LIROLA DELGADO, El poder naval de al-Andalus en la época del califato omeya,
Grenade, 1993, p. 81. La chronologie des attaques contre la Sicile est donnée par Mohamed
TALBI, L’émirat aghlabide, Paris, 1966, p. 386-387.
19. Alfred-Louis DE PREMARE, Les fondations de l’Islam. Entre écriture et histoire, Paris, 2002.
20. Voir supra, note 4 (en particulier l’ouvrage cité de John Tolan).
21. On a appelé ce texte de diverses façons ; l’édition traditionnelle est celle de J. TAILHAN,
publiée à Paris en 1885, sous le titre : L’Anonyme de Cordoue.
22. Voir Claudio SÁNCHEZ ALBORNOZ, En torno a los orígenes del feudalismo, Buenos Aires., 1974,
t. II, p. 11-12.
23. Ron BARKAI, Cristianos y musulmanes en la España medieval (el enemigo en el espejo), Madrid,
1964.
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musulmans se dégage plutôt une vision « aseptisée », qui est celle que les
auteurs modernes ont généralement suivie. Ainsi Pedro Chalmeta, dans
sa volumineuse étude sur l’invasion et l’islamisation de la péninsule,
met-il en garde contre
la vieille illusion catastrophico-providentialiste du « jugement divin » et sa
conséquence, la « perte de l’Espagne » qui implique la croyance d’une part en
l’existence des péchés des mauvais chrétiens, d’autre part en l’irrépressible
pénétration explosive de hordes barbares passant tout à feu et à sang24.
La plupart du temps, on présente plutôt la vision d’une occupation rela-
tivement pacifique du territoire hispanique, basée sur la conclusion d’ac-
cords de capitulation acceptés par les autochtones, qui devinrent dès lors
des dhimmî/s ou « protégés » des musulmans, jouissant du statut juridique
qui leur est reconnu du fait de la « tolérance institutionnelle » de l’Islam à
l’égard des religions du Livre. On ne peut certes mettre en doute l’exis-
tence même de tels traités, bien attestés par les sources. Mais on manque
en fait d’informations sur une grande partie de la péninsule où les condi-
tions purent être moins régulières et modérées, et l’on ne peut que
constater que les indications positives sur de tels traités concernent sur-
tout des villes du Sud de la péninsule, et ne sont au total pas très nom-
breuses. Il serait intéressant à cet égard d’effectuer une comparaison sys-
tématique avec l’Orient.
Quelques auteurs ont mis en doute la légitimité d’une version de la
conquête presque exclusivement inspirée par les sources arabes. Dans
son ouvrage sur la conquête arabe, Roger Collins a revendiqué fortement
la plus grande crédibilité de la Chronique mozarabe, beaucoup plus proche
des événements que quelque autre source que ce soit : il y a eu, dit-il,
s’agissant de la conquête,
de la part de la majorité des historiens, un refus quasi obstiné de lui appliquer
quelque forme que ce soit de critique des sources. Pratiquement dans tous les
cas, ce qui s’est passé est que l’on a pensé que les récits des sources arabes four-
nissent l’élément primordial d’information25.
En écrivant ces lignes, cet auteur ne pense pas spécifiquement au pro-
blème de la plus ou moins grande violence de la conquête, problème
auquel fait allusion discrètement Ron Barkai :
On pourrait alléguer, écrit ce dernier, que la description des cruautés musul-
manes est une composante obligée du genre littéraire des lamentations. Il y a
sans doute du vrai dans cela, mais même dans ce cas les lamentations reflètent
une certaine image des conquérants musulmans… Cette image de la