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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/bresils/2296
ISSN : 2425-231X
Éditeur
Editions de la maison des sciences de l'homme
Édition imprimée
ISBN : 978-2-7351-2065-9
ISSN : 2257-0543
Référence électronique
Mauricio Piatti Lages, « L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur
le cas des cafés de spécialité », Brésil(s) [En ligne], 12 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017,
consulté le 08 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/bresils/2296
Brésil(s) est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas
d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 1
L’avancée de la consommation
gourmet au Brésil : notes
ethnographiques sur le cas des cafés
de spécialité
A ascensão do consumo gourmet no Brasil : notas etnográficas sobre o caso dos
cafés especiais
The Rise of Gourmet Consumption in Brazil : Ethnographic Notes on the Case of
Specialty Coffees
NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu pour publication en novembre 2016 ; approuvé en mai 2017
Is taste not, above all, a work on what taste is ?
Teil & Hennion (2004, 22)
1 Bien que le Brésil ait occupé sans interruption la position de plus grand exportateur
mondial de café depuis le milieu du XIXe siècle, ce n’est que lors de la dernière décennie
qu’une culture plus « raffinée » de sa consommation s’est emparée des nouveaux coffee
shops et a rendu possible la propagation de produits échappant un tant soit peu à la
primauté de la production de type industriel. Dès lors, l’apparition de boutiques
spécialisées a été jalonnée par la conjonction de deux processus : d’un côté, la diffusion de
nouveaux « cafés de spécialité » et, de l’autre, la reformulation des goûts et des
préférences concernant cette boisson. Dans cet article je souhaite analyser le phénomène
de « gourmétisation » et ses répercussions pratiques et contextuelles en prenant en
considération la circulation de nouvelles compétences gustatives sur le marché des cafés.
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Dans tous les cas, est en œuvre un processus de formation à la consommation au sein
duquel les individus font usage de leur expertise pour se distinguer de groupes sociaux
dépourvus de ce capital et, partant, moins sujets à la stylisation de leurs pratiques de
consommation. Dans le cadre du marché des cafés, ce processus a pris une ampleur
significative lors des dernières décennies du fait de la conjonction entre les
transformations matérielles du produit, le rôle des intermédiaires symboliques et les
pratiques de réception des consommateurs.
6 Dans ce contexte, le concept d’expertise est mobilisé pour souligner la complexité des
« routines d’entraînement » (Carr 2010) sous-jacentes à l’élévation d’un individu au rang
de connaisseur, à partir duquel il est institutionnellement autorisé à parler d’un domaine
spécifique de la connaissance. C’est avant tout la spécificité de son engagement
professionnel qui lui permet de se familiariser progressivement avec des classes d’objets
culturels relativement inaccessibles aux profanes. Ainsi, la capacité de discernement des
produits, reposant sur des hiérarchies et des distinctions de nature dénotative,
présuppose la création d’asymétries entre les individus, que l’on attribue au caractère
méta-discursif des interactions. En ce sens, l’expertise est entendue dans cet article
comme une compétence sociale construite par la succession de pratiques, et l’un des
objectifs de cette recherche est justement de retracer, grâce à l’ethnographie, la manière
dont les messages d’expertise traversent différents contextes institutionnels avant
d’atteindre le consommateur.
7 Il convient ici de s’inspirer de quelques-unes des positions de Bourdieu (1979) sur la
relation entre le goût et la dynamique des classes sociales dans la quête du prestige. Pour
le sociologue français, plus une activité culturelle est superflue, plus elle est légitime, en
ce qu’elle exige une somme de temps uniquement consacrée à l’apprentissage de la
manière correcte de consommer un produit quelconque. Ce qui est ici en jeu est donc
l’idée de coefficient d’apprentissage, qui se concrétiserait dans les pratiques et les objets
de consommation (Holt 1997). Pour sa part, la consommation de café peut être considérée
comme « culturelle », dans la mesure où elle présuppose la manipulation active de savoirs
spécialisés et de compétences acquises à son usage, conformant par là même une sorte de
formation culturelle du corps. Partant, ce ne sont pas seulement les produits qui sont
comparés au sein de la dynamique marchande, mais également les capacités mêmes
d’appréciation, qui jouent un rôle fondamental dans le marquage social de la différence
entre les individus. On se doit ici de souligner que l’acquisition d’un rapport plus
esthétique à des produits considérés comme authentiques est avant tout une question de
temps et d’argent :
[…] les aliments authentiques peuvent être aussi difficiles à acquérir qu’à apprécier.
Outre leur prix souvent élevé, la connaissance des aliments considérés comme
authentiques et la capacité à appréhender ce qui les distingue de ceux qui ne le
seraient pas exigent un investissement temporel et un ensemble de compétences
cognitives et esthétiques généralement liés à un haut niveau de scolarité et de
revenus. (Johnston & Baumann 2015, 83)
8 Étant entendu que les normes du raffinement gastronomique s’appliquent également au
café, il s’agit ici d’analyser de quelle manière la singularisation distinctive de sa
consommation, qui s’appuie sur des connaissances spécialisées, se cristallise dans les
espaces mêmes de commercialisation du breuvage. On observe que l’expansion des
boutiques de café spécialisées (cafeterias) au cours de la dernière décennie a contribué à la
dissémination d’une préférence pour des cafés plus acides, au détriment de l’amertume
caractéristique du « petit café » traditionnel brésilien, le cafezinho. Si l’on veut situer cette
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Nous avons développé une série de rituels ludiques et savoureux car nous voulons
partager avec vous les découvertes des baristas de Coffee Lab. Profitez-en !
10 Lorsque vous arrivez dans l’établissement, les employés vous demandent s’il s’agit là de
votre première visite, et si c’est le cas, on vous sert le Ritual 1, qui consiste en la
préparation de deux cafés différents selon la même méthode, l’un avec une marque
courante de supermarché et l’autre avec un café de spécialité. De la même manière, tous
les autres rituels encouragent une expérimentation de type laboratoire (d’où le radical
Lab dans le nom de la marque), où tous les paramètres sont contrôlés et seule la variable à
tester est modifiée en vue de la comparaison des résultats obtenus. Il s’agit ainsi de faire
de la « dégustation » le mode adéquat d’appréhension du breuvage, principalement parmi
ceux qui passent par le rituel d’initiation et finissent par développer une sorte d’expertise
consommatrice4. L’objectif est de créer un espace d’expérimentation du café, comme le
revendique la page d’accueil du site Internet :
Coffee Lab est un laboratoire de torréfaction, de dégustation et de préparation de
cafés de qualité, spécialisé dans des micro-lots aux caractéristiques singulières
encourageant la responsabilité éco-sociale et la traçabilité intégrale du produit, du
pied au paquet.
11 En tant que pionnière de la torréfaction artisanale de micro-lots de café au Brésil, cette
cafeteria fait partie de ce que l’on appelle la « troisième vague du café ». Il est récemment
devenu courant de parler de l’évolution de la qualité du café en termes de « vagues » (
waves), une expression formulée pour la première fois en 2003 par la Norvégienne Trish R.
Skeie. Pour résumer, la première vague est celle de la massification qui englobe
quasiment l’ensemble du XXe siècle et devient plus forte avec l’apparition de technologies
telles que les emballages sous vide et les cafés solubles. Durant cette période, il s’agissait
principalement de vendre des cafés dans des emballages hermétiquement scellés où le
grain, déjà moulu, était prêt à l’emploi. En termes de saveur, les différences étaient
mineures et les cafés suivaient plus ou moins les mêmes normes industrielles
d’uniformisation. La deuxième vague a au contraire été marquée par une élévation de la
qualité moyenne des grains et un intérêt croissant pour la méthode expresso. Starbucks a
joué un rôle fondamental dans cette évolution. L’entreprise, fondée en 1971, s’est d’abord
occupée de torréfaction avant de se transformer à partir de 1987 en une chaîne de
boutiques réputées pour leur grande variété de boissons à base de lait et d’expresso. Avec
l’internationalisation de Starbucks, les années 1990 ont vu apparaître un phénomène de
différenciation permettant de consommer dans un même lieu des cafés provenant de
diverses régions du monde, avec une croissance significative du commerce de grains de
l’espèce arabica. D’une certaine manière, du point de vue des nouveaux modèles culturels
de consommation, les boutiques ont été substituées aux supermarchés en tant qu’espaces
idéaux de commercialisation du breuvage.
12 Finalement, la troisième vague du café est celle qui voit la multiplication des
torréfacteurs artisanaux cherchant à établir la traçabilité de toutes les étapes de
production et à impliquer ainsi des acteurs travaillant « du champ à la tasse » (field-to-cup
actors). En général, les coffee shops et les torréfacteurs de la troisième vague
commercialisent des cafés de torréfaction légère, plus acides et plus complexes au niveau
sensoriel que les générations précédentes. À la base de ces transformations se trouve la
mise en valeur du métier de barista, dont la pratique artisanale conçue comme un
exercice du goût se substitue au travail automatisé du percolateur et de la machine. Une
autre caractéristique de cette troisième vague est de remettre en question des notions
rigidement établies de préparation du café comme le « temps d’extraction standardisé »
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sociologie, cette conception plus expérimentale du goût est défendue sur le plan
théorique par Teil et Hennion :
Le goût tient précisément à la gestion de cette incertitude créative : il ne s’agit pas
d’aimer ce que l’on connaît déjà mais de modifier notre capacité à aimer à travers le
contact avec quelque chose de nouveau, le plus souvent préalablement présenté par
d’autres amateurs jouant le rôle de médiateurs de notre propre goût. (Teil &
Hennion 2004, 32)
17 Le barista se fait ainsi l’ambassadeur d’un standard de goût lié à une connaissance
technique des nouveaux produits, à savoir des cafés moins caractérisés par une
torréfaction poussée et plus marqués par les caractéristiques naturelles du fruit et du
terroir d’origine. Pour comprendre comment s’est opérée la propagation de ce standard
parmi les consommateurs, il a d’abord été nécessaire de mieux connaître le profil exact
du café privilégié par les baristas, ce qui a été appréhendé grâce à l’usage de
questionnaires. Le but de la procédure adoptée était de découvrir les saveurs circulant
dans les cafeterias et leur adoption par les employés et les consommateurs. À partir de là,
il a été possible de mieux comprendre de quelle manière ces saveurs définissent de
nouvelles préférences, et de voir si celles-ci constituent ou non des emblèmes de
distinction relevant de la dimension normative et conflictuelle de l’espace social.
18 Au total, 17 cafeterias ont été retenues et 29 baristas interrogés 10. À São Paulo, les
questionnaires ont été distribués dans sept établissements différents – Octávio Café, Il
Barista, Por um Punhado de Dólares, Beluga Café, Urbe Café, Suplicy et Santo Grão – situés
au centre-ville, dans les quartiers Jardins, Itaim Bibi, Vila Buarque, Consolação et
Pinheiros. À Brasília, l’enquête a porté sur des établissements de la zone centrale de la
ville (Plano Piloto) : Bellini Coffee Experience, Café Cristina (202 Sul et Iguatemi), Ernesto,
Los Baristas, Grenat (315 Norte et Iguatemi), Suplicy, Clandestino, Objeto Encontrado11. Il
a été intéressant de pouvoir confirmer que les saveurs les plus appréciés par les baristas
sont liées à la douceur et à l’acidité, et non à l’amertume, même si tous les professionnels
ont néanmoins reconnu que cette dernière était caractéristique du café filtré traditionnel
brésilien, du petit café quotidien de la padaria [boulangerie-bar] ou du supermarché.
19 À l’une des dix questions posées (« Étiez-vous auparavant déjà coutumier de la
dégustation approfondie de denrées alimentaires ? »), 50 % des baristas ont répondu que
c’était le café qui les avait amenés à s’intéresser plus avant à la dégustation, tandis que
36 % déclaraient l’avoir déjà pratiquée avec d’autres aliments. Cela montre à quel point
les cours de barista jouent un rôle socialisateur, dans la mesure où ils peuvent contribuer
à améliorer la perception sensorielle du breuvage. Les dernières questions avaient pour
objectif d’analyser plus précisément le contenu de l’apprentissage sensoriel des
personnes interrogées, que ce soit lors d’une formation spécifique ou dans l’exercice
quotidien de la profession. La question « Quelles sont les caractéristiques de la saveur du
café qui attirent le plus votre attention ? » a permis de découvrir que les saveurs les plus
associées au café étaient les suivantes (dans l’ordre décroissant) : doux (86 %), acide (79 %
), amer (24 %), astringent (21 %) et aigre (17 %). Bien que dans la pratique, acide et aigre
se réfèrent à une même saveur, 79 % des personnes interrogées ont sélectionné le terme
« acide » contre 17 % pour « aigre » même si plusieurs choix étaient possibles. Nous
pouvons expliquer cet écart par la nécessité de distinction, étant donné que le terme
« acidité » est chargé de connotations beaucoup plus sophistiquées dans les milieux
spécialisés. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’une saveur souhaitable, on parlera d’acidité, tandis que
l’aigreur se référera à une caractéristique indésirable ou excessive. Une autre question
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22 La conversation s’engage alors autour de l’idée qu’il s’agit d’une cafeteria qui fait tous les
efforts possibles pour offrir un « café de qualité » mais que, pour certains
consommateurs, le goût du café servi peut paraître étrange car ce n’est pas une saveur
familière :
C’est comme pour les restaurants, dans les années 80, il y avait très peu de
restaurants de bonne qualité, alors le chef pouvait faire ce qu’il voulait, parce qu’il
n’y avait que ça ! Aujourd’hui, comme il y en a beaucoup, les choses ont changé.
C’est sûr, mais avec le café, ça va encore prendre du temps [répond le barista].
Oui, aussi parce que les gens en font à la maison, alors ils croient y connaître
quelque chose, ils le veulent à leur manière [...], pour eux, le café est quelque chose
de familier.
23 Quelques instants plus tard, l’ambiance s’étant quelque peu détendue, le barista
commence à se moquer des clients qui demandent un macchiato avec beaucoup de
cannelle : « Et ça devient un thé à la cannelle ! » Les clients rient de cette description et, la
tension retombée, s’amusent également de la scène dont ils viennent d’être les témoins.
Or, on ne peut prendre toute la mesure de ce conflit, véritablement emblématique, que si
l’on replace les idiosyncrasies du barista et du consommateur dans un contexte plus
large, celui de la propagation de nouvelles références de consommation. D’un côté, il y a
le goût lié au marché des cafés de spécialité, un secteur en pleine croissance ces dernières
années et qui prend des allures de gastronomie, avec son expertise et ses chefs. Ce goût-là
a été directement produit par des instances d’entraînement et de formation à des
connaissances spécifiques. Pour se faire une idée, à l’époque de la recherche, un expresso
du Beluga Café coûtait quatre reais, et le « filtre du jour », six reais (environ trois fois plus
cher que la moyenne). D’un autre côté, nous avons le petit café traditionnel brésilien,
admiré pour sa saveur amère et corsée, un breuvage au goût de la tradition. Il existe des
moments exceptionnels du quotidien qui nous aident à mieux visualiser ces différences
de référentiel et d’autres éléments opérant habituellement à un niveau plus élémentaire
et inconscient de notre comportement. Dans la plupart des cas, le conflit n’est pas aussi
explicite que dans le cas du Beluga Café, mais cela ne signifie pas qu’il ne soit pas présent.
Le contraste, lorsqu’il est excessif, ne fait que rendre visible le caractère historique de la
perception humaine, l’idée de ce qu’elle requiert un apprentissage social. David Howes le
rappelle dans « La Vie sociale des sens » :
Nous sommes conscients de ce que nous percevons (les objets de la perception),
mais pas forcément de la manière dont nous le faisons. La perception constitue
néanmoins une compétence, en dépit de son caractère apparemment inné. Par
exemple, il semble que pour voir, nous n’ayons rien d’autre à faire que d’ouvrir les
yeux. Toutefois, l’aveugle qui recouvre la vue est d’abord incapable de reconnaître
les formes qu’il connaissait auparavant par le toucher, il doit apprendre à
coordonner ses impressions sensorielles, ce qui démontre bien que la perception
exige de la pratique. Si la perception exige de la pratique, il s’agit alors d’une
compétence, et s’il y a compétence, il y a culture, et s’il y a culture, il y a histoire.
(Howes 2013, 14)
24 À s’en tenir à cette perspective, l’intérêt analytique pour le sensoriel ne peut se réduire à
une curiosité muséologique simplement contemplative. Nous croyons en l’existence de
formes de confrontation et de rapprochement social qui dépendent de la manière
spécifique dont les personnes interagissent avec la matérialité des choses, que celles-ci
soient entendues ou non comme des « artefacts culturels » par leurs producteurs et
consommateurs. Attirer l’attention sur l’acidité et l’amertume du café en tant que faits
sociaux, c’est s’intéresser à une dimension plus subtile de l’espace social, qui présuppose
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surface qui nous touche et nous pousse à sentir. Ce n’est qu’à partir d’une perspective
prenant en compte les surfaces dispersées de par le monde que l’on peut découvrir
l’existence de conflits qui ne sont pas d’ordre idéationnel, mais qui nous viennent plutôt
du toucher, de l’odorat, du goût, du ressenti des choses en général. Taxer de « sociaux »
de tels phénomènes, c’est reconnaître que ces modifications perceptives atteignent
périodiquement de larges ensembles d’individus et que cela est sans aucun doute à mettre
sur le compte de la mise en œuvre de modèles et de mécanismes donnés tout au long du
parcours commercial d’un produit. Même s’il continue de faire de la dégustation son fil
d’Ariane, le barista finit également par faire office de catalyseur des nouvelles tendances
en matière de goût du café. Ses prérogatives d’expert technique le transforment
également en une sorte d’arbitre du sensible à même de définir la légitimité des
préférences de consommation que le quotidien des cafeterias met en jeu auprès des
différents types de consommateurs qu’elles accueillent.
27 Pour les sciences sociales, le goût ne peut en aucun cas être entendu comme le résultat
direct des caractéristiques matérielles d’un objet, contrairement à ce qui se passe dans
d’autres disciplines au sein desquelles elles peuvent même être mesurées en laboratoire.
Il convient néanmoins de ne pas négliger l’importance de ce composant matériel, au
risque de ne plus être capable d’identifier la catégorie de conflit appréhendée durant le
travail de terrain. Le constructivisme radical dirait par exemple que la « qualité des
aliments » est une illusion et qu’elle dépend exclusivement du référentiel de valeurs
partagées par un groupe d’individus. Cette perspective est insuffisante. Les schémas
culturels n’existent que dans des contextes écologiques spécifiques : il ne s’agit jamais de
catégories pures d’entendement, même lorsqu’elles sont historiquement considérées. Un
référentiel hérité au sein d’une collectivité s’insère dans le cadre d’un arrangement plus
ample et toujours circonstanciel : produits, groupes, compétences, dispositifs techniques,
gestes, contextes, etc. Ainsi, la notion de goût est multidimensionnelle. D’après ce que
suggèrent Teil et Hennion (2004), c’est une pratique en construction à plusieurs niveaux :
(i) comme propriété de la chose testée ; (ii) comme processus collectif ; (iii) comme
résultat d’une plate-forme technologique ; (iv) comme attribut propre au goûteur. En
somme, quatre variables entreraient en jeu : chose, corps, technique et collectif. Dans les
enquêtes que j’ai menées (Lages 2015), j’ai cherché à intégrer les dimensions de la
production (les transformations matérielles du café rendues possibles par l’industrie et
l’agriculture), des services rendus par le barista (doté d’une connaissance fonctionnant
comme capital sensoriel), et de la consommation conçue comme contact final du
consommateur avec le produit et le service offert. Tous ces éléments contribuent, chacun
à leur manière, à la compréhension de la « gourmétisation » du café.
28 Néanmoins, l’accent a ici été mis sur le rôle joué par les intermédiaires baristas dans la
transmission des connaissances spécialisées. Je crois, en effet, que ce que j’appelle la
consommation « gourmet » constitue en grande partie une conséquence directe des
transformations subies par l´économie post-industrielle des services, dont font partie les
cafeterias et les cafés de spécialité. De notre point de vue, l’intensification du poids des
services dans la production des biens matériels va de pair avec les processus de
raffinement et de complexification des schémas d’appréciation de la nourriture comme,
par exemple, l’habitude contemporaine de manger en dehors du foyer (Heck 2004). À cet
égard, les définitions les plus générales du concept de « service » font habituellement
appel à trois composantes fondamentales : (i) il est intangible et donc matériellement
impalpable, (ii) il est fortement chargé en information-connaissance, et (iii) l’acte de sa
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NOTES
1. En 1652, le domestique grec d’un marchand anglais qui avait appris à boire le café en Turquie
ouvrit la première coffee house de Londres (Behr 1992). Vingt-deux ans plus tard, en 1674, le
Napolitain Francesco Capelli lançait à Paris le café Procope (Pitte 1996), tandis que le premier
Kaffeehaus viennois verra le jour en 1685.
2. Pour approfondir les questions liées à la production et à la réglementation du café au Brésil,
consulter les travaux cités dans ce paragraphe. Pour une histoire plus centrée sur le cas nord-
américain, voir Luttinger & Dicum (2006).
3. Il convient de mentionner que ces ressources, en ce qu’elles appartiennent au domaine de
l’intuition et de l’inconscient, sont extrêmement difficiles à cerner. D’un autre côté, le « capital
objectivé » assume selon Bourdieu des formes plus palpables, comme l’argent, le patrimoine
matériel, les titres obtenus, etc.
4. Cette posture de l’établissement a également pu être observée lors de la formation de barista.
À l’occasion du cours de préparation d’expressos, impressionné par la complexité des paramètres
mobilisés, j’ai fini par dire qu’il s’agissait là d’un « art », ce à quoi l’instructeur a répondu « non,
ce n’est pas de l’art, c’est de la science », dans la lignée de l’idée selon laquelle la cafeteria
constitue un « laboratoire de sensations ».
5. Les boutiques ou coffee shops qui se distinguent ici pour occuper la place de Starbucks sont
Intelligentsia Coffee & Tea, Counter Culture Coffee et Stumptown Coffee Roasters, tous créés dans
les années 1990 et, plus récemment, Blue Bottle Coffee, en 2002.
6. Aujourd’hui, les cafés de spécialité représentent déjà environ 12 % du marché international
(Source : BSCA).
7. Il existe des ponts entre torréfaction et espaces de consommation. Certaines cafeterias font
office de torréfacteur tandis que certains torréfacteurs ont créé leurs propres cafeterias.
8. À eux seuls, Wolff, Martins et Isso é Café fournissent 78 cafeterias et restaurants de la ville de
São Paulo (Lima 2016).
9. La confusion entre amertume et acidité est assez courante. C’est pour cette raison que cette
distinction fondamentale dans le milieu spécialisé du café est très présente dans les processus
d’apprentissage. Les professionnels parlent d’acidité lorsqu’on note la présence d’acides
spécifiques également présents dans le citron, les baies, les vinaigres et autres aliments
« vivants ». L’acidité est également associée à une légère sensation piquante et agréable en raison
de ses notes fruitées. De son côté, l’amertume est plus le résultat du processus de torréfaction
que des saveurs naturelles du fruit, que l’on retrouve plus facilement dans des cafés évoquant le
chocolat, le caramel, l’amande et autres céréales. En général, plus la torréfaction est poussée,
plus le café est amer et moins il est acide.
10. Les questionnaires ont été réalisés avec l’application Survey Monkey, un outil de recherche
en ligne, et proposés aux personnes interrogées directement sur leur lieu de travail où un
téléphone portable a été mis à leur disposition pour pouvoir répondre sur place.
11. Je ne développe ici que quelques observations pertinentes pour le présent article. Pour plus
de détails, consulter Lages (2015).
12. Curieusement, le nom de la cafeteria fait référence à une espèce rarissime de caviar, le beluga
(Huso huso), de la famille des esturgeons. Cette espèce sauvage que l’on peut trouver dans la mer
Caspienne et dans la mer Noire produit de gros œufs noirs et brillants connus pour leur saveur
plus douce que les autres caviars. Par analogie, dans le contexte des cafés spéciaux, l’acidité est
justement valorisée pour ses notes brillantes, propres et délicates. En 2017, des questions liées à
la propriété intellectuelle ont obligé la cafeteria à changer de nom, et elle s’appelle désormais
Brésil(s), 12 | 2017
L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 19
Takkø Café. Nous avons choisi de conserver ici le nom que portait l’établissement au moment de
la recherche.
13. On a là un sens métaphorique (disposition à aimer un ensemble de produits) et un sens
littéral (gustibus) associé au palais.
RÉSUMÉS
Cet article, reposant sur une recherche ethnographique réalisée à Brasília et à São Paulo, se
propose de suivre les transformations du café lors de son entrée sur le marché segmenté,
lorsqu’il se trouve apprécié pour de nouvelles raisons et devient, en particulier, un art de la
dégustation sensorielle. Dans ce but, 17 établissements ont été examinés et des questionnaires
appliqués à 29 baristas. Les données recueillies permettent de suggérer une cartographie de la
circulation des saveurs et des compétences dans les espaces de consommation du café.
Based on an ethnography carried out in Brasilia and São Paulo, this article traces the ways in
which coffee has changed as it enters the niche market, when it comes to be appreciated for new
reasons, especially the art of sensory tasting. In total, seventeen coffee shops were investigated
and questionnaires were completed by twenty-nine baristas. The result allowed us to create
cartography of the circulation of flavors and skills in the consumer spaces of coffee.
INDEX
Palavras-chave : cafés especiais, sociologia do gosto, gourmet, consumo, desigualdade social
Keywords : specialty coffees, sociology of taste, gourmet, consumption, social inequality
Mots-clés : cafés spéciaux, sociologie du goût, gourmet, consommation, inégalité sociale
AUTEURS
MAURICIO PIATTI LAGES
Mauricio Piatti Lages est doctorant en sociologie à l’Université de São Paulo (USP) et membre du
groupe de recherche Cultura, Memória e Desenvolvimento – CMD [Culture, mémoire et
développement].
Brésil(s), 12 | 2017