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Brésil(s)

Sciences humaines et sociales


12 | 2017
Parcs et jardins

L’avancée de la consommation gourmet au Brésil :


notes ethnographiques sur le cas des cafés de
spécialité
A ascensão do consumo gourmet no Brasil : notas etnográficas sobre o caso dos
cafés especiais
The Rise of Gourmet Consumption in Brazil : Ethnographic Notes on the Case of
Specialty Coffees

Mauricio Piatti Lages


Traducteur : David Yann Chaigne

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/bresils/2296
ISSN : 2425-231X

Éditeur
Editions de la maison des sciences de l'homme

Édition imprimée
ISBN : 978-2-7351-2065-9
ISSN : 2257-0543

Référence électronique
Mauricio Piatti Lages, « L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur
le cas des cafés de spécialité », Brésil(s) [En ligne], 12 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017,
consulté le 08 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/bresils/2296

Ce document a été généré automatiquement le 8 décembre 2017.

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d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 1

L’avancée de la consommation
gourmet au Brésil : notes
ethnographiques sur le cas des cafés
de spécialité
A ascensão do consumo gourmet no Brasil : notas etnográficas sobre o caso dos
cafés especiais
The Rise of Gourmet Consumption in Brazil : Ethnographic Notes on the Case of
Specialty Coffees

Mauricio Piatti Lages


Traduction : David Yann Chaigne

NOTE DE L’ÉDITEUR
Article reçu pour publication en novembre 2016 ; approuvé en mai 2017
Is taste not, above all, a work on what taste is ?
Teil & Hennion (2004, 22)
1 Bien que le Brésil ait occupé sans interruption la position de plus grand exportateur
mondial de café depuis le milieu du XIXe siècle, ce n’est que lors de la dernière décennie
qu’une culture plus « raffinée » de sa consommation s’est emparée des nouveaux coffee
shops et a rendu possible la propagation de produits échappant un tant soit peu à la
primauté de la production de type industriel. Dès lors, l’apparition de boutiques
spécialisées a été jalonnée par la conjonction de deux processus : d’un côté, la diffusion de
nouveaux « cafés de spécialité » et, de l’autre, la reformulation des goûts et des
préférences concernant cette boisson. Dans cet article je souhaite analyser le phénomène
de « gourmétisation » et ses répercussions pratiques et contextuelles en prenant en
considération la circulation de nouvelles compétences gustatives sur le marché des cafés.

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À l’occasion de ma recherche de mestrado (Lages 2015), j’ai abordé les transformations


subies par le café à mesure qu’il entrait dans une logique de consommation segmentée,
qu’il cessait de n’être qu’une boisson fonctionnelle associée au marché des commodités et
à la tradition pour être finalement apprécié pour d’autres raisons et, en particulier, dans
le cadre d’une dégustation proprement sensorielle. D’une manière générale, ces
mutations sont associées à des phénomènes propres au secteur des services dans son
ensemble, à savoir la dissémination de biens de luxe et de leurs imitations auprès de
segments ascendants de la population brésilienne, dont le résultat est visible dans la
stylisation croissante des pratiques de loisirs.
2 Il nous faut avant tout replacer le moment actuel dans un contexte historique plus ample.
Le café n’a pas toujours été une boisson banale et quotidienne. Lorsqu’il se diffusa en
Europe à partir des pays arabes, à l’initiative de commerçants vénitiens, il était
commercialisé comme un produit de luxe et, grâce à son aspect exotique, il en vint à être
consommé dans les cours aristocratiques. Petit à petit, il s’est inséré dans la vie urbaine,
et les XVIIe et XVIII e siècles virent se multiplier les coffee houses, principalement à
Londres, Paris et Vienne1. À cette époque, il était consommé comme une denrée exotique
liée à l’imaginaire oriental. Ce n’est que quelques siècles plus tard, avec l’apparition des
premières machines à vapeur italiennes – à l’origine du fameux espresso –, que le breuvage
commencera à être associé à un style de vie moderne épris de vitesse, « excitant », lié au
monde du travail et au rythme de l’industrialisation des villes. Il n’y eut plus qu’un pas à
franchir pour que le café soit industriellement emballé pour arriver sur la table des
familles de travailleurs, époque à partir de laquelle prit corps la connotation qui survit de
nos jours d’une boisson chaude donnant du cœur à l’ouvrage et au goût facilement
reconnaissable : amer, fort et corsé. On peut observer que cette image traditionnelle est
aujourd’hui accompagnée d’une autre forme d’usage, que d’aucuns jugeront plus raffinée.
Au sein d’espaces de consommation segmentée, le café a acquis une toute autre valeur
symbolique et matérielle, que je décrirai plus loin sur la base d’une recherche empirique
réalisée dans les villes de São Paulo et Brasília.
3 À l’époque coloniale, la production de café était encore assez timide sur le territoire
brésilien. L’arrivée de la famille royale portugaise, en 1808, vit néanmoins apparaître
certaines habitudes de consommation européennes qui, alliées aux opportunités de
marché ouvertes par la révolution de 1791 en Haïti (jusqu’alors en tête de la production
mondiale) et à la disponibilité importante de terre et de main-d’œuvre, stimulèrent la
production du Brésil. En 1850, il était devenu le plus grand producteur et exportateur à
l’échelle internationale (Souza 2006). Depuis la convention de Taubaté signée en 1906,
l’État ne cessa d’intervenir dans le commerce du café tout au long du XXe siècle,
notamment en soutenant les prix par la restriction de l’offre dont l’épisode le plus
marquant eut lieu dans les années 1930 lorsque furent brûlés des millions de sacs de café
(Saes & Farina 1999). En 1952, est créé l’Institut brésilien du café (Instituto Brasileiro do
Café – IBC) dans le but de définir la politique du secteur. Au niveau international, les
Accords internationaux du café (en anglais, ICA) – le premier date de 1962 – ont
également été conclus dans le but de contrôler le marché en limitant l’offre au moyen
d’un système de quotas pour les pays producteurs. Cet ensemble de réglementations sera
mis à mal à la fin du XXe siècle avec la fin de l’accord international en 1989 et celle de
l’IBC en 1990, sans oublier l’abandon de la fixation des prix en 1992, plaçant le secteur
dans une situation de libre-échange pour la première fois depuis des décennies. À partir
de là, on a vu croître le rôle des organisations et des associations à caractère privé,

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comme l’Association brésilienne de l’industrie du café (ABIC) et l’Association brésilienne


de café de spécialité (BSCA), et apparaître des labels de certification et des politiques de
reconnaissance des appellations d’origine, à l’instar des Indications géographiques
(Indicações Geográficas – IG) reconnues par l’Institut national de la propriété industrielle
(INPI). Durant cette période les stratégies de compétitivité se sont profondément
transformées. On est passé d’un régime propre au café commodity, marqué par la quantité
et par le système des prix, à celui des cafés de spécialité, qu’orientent une logique de
qualité et des stratégies de segmentation (Saes & Farina 1999 ; Souza 2006 ; Lages 2016) 2.
Ont ainsi été mis en valeur les cafés « durables » (culture bio, ombragée ou commerce
équitable), associés à des caractéristiques environnementales et sociales de production,
ainsi que les cafés de spécialité. Les premiers mettent en avant des attributs éthiques,
tandis que les seconds soulignent les qualités gustatives et sensorielles du breuvage.
4 Cette étude s’attache au contexte contemporain pour tenter de comprendre ce nouvel
engouement pour les détails en matière de gastronomie : le café comme ceci ou comme
cela, les plats préparés et servis de cette manière plutôt qu’une autre, etc. Avec le temps,
on a pu constater que tout cela était indissociable d’une réorganisation du marché à
laquelle prennent part de nouveaux types de ressources et de capitaux notamment sous
leur forme « incorporée » (Bourdieu 1979)3. Aux avant-postes de l’innovation, cette
nouvelle modalité de consommation du café est surtout plus complexe et raffinée en ce
qu’elle s’enrichit d’un capital lié à des savoirs spécialisés. Ainsi, la consommation
« gourmet », comme nous avons choisi de l’appeler, est sous bien des aspects similaires à
la pratique des amateurs de musique et autres biens culturels, dans laquelle une attention
croissante est portée aux spécificités matérielles des produits testés (Hennion 2005). Il
convient de rappeler qu’en Occident l’apparition d’un langage abstrait du goût, comme
manière de lier des perceptions aussi bien conceptuelles qu’intuitives à des objets, est
d’abord venue de la gastronomie, de l’idée du goût comme palais (gustibus), avant de
s’étendre métaphoriquement à d’autres domaines de la culture. Il y a encore quatre
siècles, l’idée de goût était exclusivement liée aux aliments (Flandrin 1996).
5 Lorsqu’un produit entre dans une logique « gourmet », que ce soit le café, la bière ou
l’huile d’olive, il gagne en complexité en passant par un processus de différenciation
menant à une multiplication des catégories sensorielles chez le consommateur. À ce
propos, il faut évidemment prendre en considération certaines particularités inhérentes
au marché du café tel qu’il s’est imposé au cours de ces dernières années. Pour
comprendre les nouveaux modèles gustatifs en circulation, on se doit de prendre en
compte toute la chaîne de valeur du produit, au sein de laquelle de nombreux acteurs
jouent un rôle décisif : l’agriculture, l’industrie, la régulation publique, le secteur des
services et le consommateur lui-même. Tout au long de cette recherche, j’ai pu prendre
conscience de l’importance croissante des boutiques de café, non seulement comme
espaces de consommation, mais également comme lieux de socialisation et
d’apprentissage. L’institutionnalisation de la profession de « barista », à savoir la
personne qui prépare le café, est un aspect central de la complexité des modes de
consommation actuels. En effet, le barista joue un rôle de médiateur dans la relation entre
le consommateur et le produit en introduisant de nouveaux paramètres d’appréciation.
Certaines professions ont le pouvoir de préparer le terrain au processus d’éducation du
goût et de participer ainsi à la construction d’un référentiel commun. Cela vaut tout
autant pour le monde de l’art et de la littérature, où l’on peut rencontrer nombre
d’intermédiaires culturels, que pour un bien de consommation aussi courant que le café.

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Dans tous les cas, est en œuvre un processus de formation à la consommation au sein
duquel les individus font usage de leur expertise pour se distinguer de groupes sociaux
dépourvus de ce capital et, partant, moins sujets à la stylisation de leurs pratiques de
consommation. Dans le cadre du marché des cafés, ce processus a pris une ampleur
significative lors des dernières décennies du fait de la conjonction entre les
transformations matérielles du produit, le rôle des intermédiaires symboliques et les
pratiques de réception des consommateurs.
6 Dans ce contexte, le concept d’expertise est mobilisé pour souligner la complexité des
« routines d’entraînement » (Carr 2010) sous-jacentes à l’élévation d’un individu au rang
de connaisseur, à partir duquel il est institutionnellement autorisé à parler d’un domaine
spécifique de la connaissance. C’est avant tout la spécificité de son engagement
professionnel qui lui permet de se familiariser progressivement avec des classes d’objets
culturels relativement inaccessibles aux profanes. Ainsi, la capacité de discernement des
produits, reposant sur des hiérarchies et des distinctions de nature dénotative,
présuppose la création d’asymétries entre les individus, que l’on attribue au caractère
méta-discursif des interactions. En ce sens, l’expertise est entendue dans cet article
comme une compétence sociale construite par la succession de pratiques, et l’un des
objectifs de cette recherche est justement de retracer, grâce à l’ethnographie, la manière
dont les messages d’expertise traversent différents contextes institutionnels avant
d’atteindre le consommateur.
7 Il convient ici de s’inspirer de quelques-unes des positions de Bourdieu (1979) sur la
relation entre le goût et la dynamique des classes sociales dans la quête du prestige. Pour
le sociologue français, plus une activité culturelle est superflue, plus elle est légitime, en
ce qu’elle exige une somme de temps uniquement consacrée à l’apprentissage de la
manière correcte de consommer un produit quelconque. Ce qui est ici en jeu est donc
l’idée de coefficient d’apprentissage, qui se concrétiserait dans les pratiques et les objets
de consommation (Holt 1997). Pour sa part, la consommation de café peut être considérée
comme « culturelle », dans la mesure où elle présuppose la manipulation active de savoirs
spécialisés et de compétences acquises à son usage, conformant par là même une sorte de
formation culturelle du corps. Partant, ce ne sont pas seulement les produits qui sont
comparés au sein de la dynamique marchande, mais également les capacités mêmes
d’appréciation, qui jouent un rôle fondamental dans le marquage social de la différence
entre les individus. On se doit ici de souligner que l’acquisition d’un rapport plus
esthétique à des produits considérés comme authentiques est avant tout une question de
temps et d’argent :
[…] les aliments authentiques peuvent être aussi difficiles à acquérir qu’à apprécier.
Outre leur prix souvent élevé, la connaissance des aliments considérés comme
authentiques et la capacité à appréhender ce qui les distingue de ceux qui ne le
seraient pas exigent un investissement temporel et un ensemble de compétences
cognitives et esthétiques généralement liés à un haut niveau de scolarité et de
revenus. (Johnston & Baumann 2015, 83)
8 Étant entendu que les normes du raffinement gastronomique s’appliquent également au
café, il s’agit ici d’analyser de quelle manière la singularisation distinctive de sa
consommation, qui s’appuie sur des connaissances spécialisées, se cristallise dans les
espaces mêmes de commercialisation du breuvage. On observe que l’expansion des
boutiques de café spécialisées (cafeterias) au cours de la dernière décennie a contribué à la
dissémination d’une préférence pour des cafés plus acides, au détriment de l’amertume
caractéristique du « petit café » traditionnel brésilien, le cafezinho. Si l’on veut situer cette

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nouvelle norme gustative dans le contexte plus ample du marché, il convient de


s’intéresser à la profession de barista qui joue un rôle de médiateur au sein de la relation
entre le consommateur et le produit. Nous avons donc réalisé une ethnographie dans 17
boutiques (cafeterias), mené une observation participante dans un cours de formation de
baristas et appliqué 29 questionnaires pour identifier les préceptes guidant la conduite de
ces professionnels et l’ensemble des éléments présents dans une boutique de café pouvant
influencer le processus d’apprentissage relatif aux « cafés de spécialité ». On s’intéressera
ensuite au choc entre barista et consommateur que l’on a constaté dans l’une des scènes
exposées par l’ethnographie. Pour finir, dans la mesure où le contact direct du client avec
la connaissance spécialisée du barista suggère des possibilités inusitées de formation du
corps, on conclura en proposant de nouvelles questions sur la circulation du goût dans un
contexte économique marqué par l’importance croissante du secteur des services dont
font partie les établissements ici étudiés.

Coffee Lab et la troisième vague du café


9 Pour mieux saisir le barista en tant que sujet doté de compétences spécifiques, j’ai
participé au début de l’année 2015 à un cours de formation destiné à ces professionnels à
la cafeteria Coffee Lab. Cet établissement a été fondé en 2008 par la barista et torréfactrice
Isabela Raposeiras qui s’est distinguée en gagnant la première édition du championnat
brésilien de baristas en 2002. L’établissement est situé dans une maison du quartier
Pinheiros, dans la ville de São Paulo. À l’entrée, un couloir rempli de plantes vertes longe
une vitrine à l’intérieur de laquelle a été placée une machine de torréfaction qui, outre
son aspect décoratif, serait, à en croire l’un des employés, quotidiennement utilisée. Le
café est donc torréfié sur place, à côté des tables, et son arôme envahit l’espace, et parfois
même la rue. Outre la production destinée à la vente et à la consommation dans la
boutique, Coffee Lab dispose d’un site virtuel permettant d’être livré à domicile. Cet
établissement travaille actuellement avec des micro-lots provenant de petits producteurs
des États de Minas Gerais et Espírito Santo, qui s’ajoutent au blend maison utilisé dans la
préparation des expressos. Sur les emballages de chaque paquet de café, on peut lire le
nom du producteur, le lieu et l’altitude de production, la variété du grain, le processus
utilisé, l’année de récolte et une description sensorielle nous permettant de savoir « ce
qu’en pense l’équipe ». Cela nous renvoie au débat sur la contribution qu’un artefact
matériel peut apporter à la cognition du consommateur et, plus spécifiquement, à la
formation de ses préférences (Cochoy 2004). D’une certaine manière, l’emballage
fonctionne comme support et prothèse des compétences d’analyse sensorielle de
l’amateur qui doit pouvoir comparer ce produit avec les autres. En fonction des cas se met
en œuvre un processus d’auto-connaissance via la consommation, où les choix personnels
s’ajustent à l’offre disponible sur le marché. La « gourmétisation » permet ainsi aux
consommateurs de mieux faire le lien entre les qualités organoleptiques du produit
(celles perçues par les sens) et les caractéristiques générales mentionnées sur
l’emballage : marque, région d’origine, processus de fabrication, matières premières, etc.
Sur la carte de la cafeteria, le choix des plats proposés est relativement réduit, tandis qu’il
existe une énorme variété de boissons à base de café, ainsi qu’une section intitulée Rituels
(Rituais), dont le but est d’encourager le consommateur à percevoir les nuances des
différents types de préparation et des différentes matières premières. Cette section est
ainsi décrite :

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Nous avons développé une série de rituels ludiques et savoureux car nous voulons
partager avec vous les découvertes des baristas de Coffee Lab. Profitez-en !
10 Lorsque vous arrivez dans l’établissement, les employés vous demandent s’il s’agit là de
votre première visite, et si c’est le cas, on vous sert le Ritual 1, qui consiste en la
préparation de deux cafés différents selon la même méthode, l’un avec une marque
courante de supermarché et l’autre avec un café de spécialité. De la même manière, tous
les autres rituels encouragent une expérimentation de type laboratoire (d’où le radical
Lab dans le nom de la marque), où tous les paramètres sont contrôlés et seule la variable à
tester est modifiée en vue de la comparaison des résultats obtenus. Il s’agit ainsi de faire
de la « dégustation » le mode adéquat d’appréhension du breuvage, principalement parmi
ceux qui passent par le rituel d’initiation et finissent par développer une sorte d’expertise
consommatrice4. L’objectif est de créer un espace d’expérimentation du café, comme le
revendique la page d’accueil du site Internet :
Coffee Lab est un laboratoire de torréfaction, de dégustation et de préparation de
cafés de qualité, spécialisé dans des micro-lots aux caractéristiques singulières
encourageant la responsabilité éco-sociale et la traçabilité intégrale du produit, du
pied au paquet.
11 En tant que pionnière de la torréfaction artisanale de micro-lots de café au Brésil, cette
cafeteria fait partie de ce que l’on appelle la « troisième vague du café ». Il est récemment
devenu courant de parler de l’évolution de la qualité du café en termes de « vagues » (
waves), une expression formulée pour la première fois en 2003 par la Norvégienne Trish R.
Skeie. Pour résumer, la première vague est celle de la massification qui englobe
quasiment l’ensemble du XXe siècle et devient plus forte avec l’apparition de technologies
telles que les emballages sous vide et les cafés solubles. Durant cette période, il s’agissait
principalement de vendre des cafés dans des emballages hermétiquement scellés où le
grain, déjà moulu, était prêt à l’emploi. En termes de saveur, les différences étaient
mineures et les cafés suivaient plus ou moins les mêmes normes industrielles
d’uniformisation. La deuxième vague a au contraire été marquée par une élévation de la
qualité moyenne des grains et un intérêt croissant pour la méthode expresso. Starbucks a
joué un rôle fondamental dans cette évolution. L’entreprise, fondée en 1971, s’est d’abord
occupée de torréfaction avant de se transformer à partir de 1987 en une chaîne de
boutiques réputées pour leur grande variété de boissons à base de lait et d’expresso. Avec
l’internationalisation de Starbucks, les années 1990 ont vu apparaître un phénomène de
différenciation permettant de consommer dans un même lieu des cafés provenant de
diverses régions du monde, avec une croissance significative du commerce de grains de
l’espèce arabica. D’une certaine manière, du point de vue des nouveaux modèles culturels
de consommation, les boutiques ont été substituées aux supermarchés en tant qu’espaces
idéaux de commercialisation du breuvage.
12 Finalement, la troisième vague du café est celle qui voit la multiplication des
torréfacteurs artisanaux cherchant à établir la traçabilité de toutes les étapes de
production et à impliquer ainsi des acteurs travaillant « du champ à la tasse » (field-to-cup
actors). En général, les coffee shops et les torréfacteurs de la troisième vague
commercialisent des cafés de torréfaction légère, plus acides et plus complexes au niveau
sensoriel que les générations précédentes. À la base de ces transformations se trouve la
mise en valeur du métier de barista, dont la pratique artisanale conçue comme un
exercice du goût se substitue au travail automatisé du percolateur et de la machine. Une
autre caractéristique de cette troisième vague est de remettre en question des notions
rigidement établies de préparation du café comme le « temps d’extraction standardisé »

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propre à l’école italienne. En flexibilisant et en complexifiant les protocoles, les baristas


et les amateurs font de l’expérimentation une valeur commune, ouvrant ainsi la voie à
différentes méthodes de préparation et formes de consommation. À cet égard, Nicholas
Cho (2005) définit la troisième vague comme celle qui « laisse le café parler de lui-
même », « apprécie le café pour ce qu’il est », sans abuser des modifications apportées par
les édulcorants, les crèmes, les sirops ou encore la mousse de lait, à savoir tout ce qu’avait
popularisé Starbucks lors de la deuxième vague. Le barista doit par ailleurs être considéré
comme un « ambassadeur du café », comme quelqu’un qui sait non seulement se servir de
la machine, mais qui connaît en outre très bien la chaîne de production et de
transformation du grain. En conséquence, les produits sont identifiés à partir du site de
production plutôt que du pays, et la torréfaction consiste à « faire émerger, au lieu de les
brûler, les caractéristiques uniques de chaque grain ; la saveur est maintenant propre,
dure et pure » (Gold 2008)5.
13 Il ne fait aucun doute que cette typologie des trois vagues du café est plus idéalisée que
réelle, étant entendu que, dans la pratique, ces temporalités coexistent bien plus que ce
que cette synthèse laisserait supposer. Cela permet néanmoins de mettre en évidence les
changements en cours dans les valeurs associées au breuvage. Par ailleurs, tandis que le
marché traditionnel du café au Brésil enregistre une croissance comprise entre 2 % et 4 %
par an, celle des cafés de spécialité se situe entre 15 % et 20 %, créant de ce fait de
nouveaux axes de symbolisation marchande6. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, les
torréfacteurs artisanaux ont fait leur apparition sur le marché, et leurs produits occupent
un espace toujours plus important sur les étagères des cafeterias7. À São Paulo, on peut
trouver les nouveaux cafés de Suplicy, Wolff, Coffee Lab, Isso é Café, Martins Café,
FuckCoffee, entre autres8, et à Brasília, les cafés Monardo, Grenat, Terroá et Aha !. À
l’exception de Monardo et de FuckCoffee (dont le slogan est « Aussi amer que votre vie »),
toutes les autres marques proposent un café au profil plus doux, à la torréfaction légère
et à l’acidité accentuée. En effet, les caractéristiques générales de la « gourmétisation » du
secteur peuvent être définies par un souci croissant de la provenance et de la qualité
(comme le montrent les labels gourmet et superior, octroyés par ABIC, et especial, par
BSCA), de l’identification de l’espèce ou de la variété du grain commercialisé (arabica ou
robusta, variétés bourbon vermelho, catuaí amarelo, etc.) et, enfin, des techniques de
culture, de torréfaction et de préparation du breuvage (et les répercussions de ces
différentes étapes sur la saveur finale du produit). Ironiquement, l’obsession actuelle
pour la chaîne de production découle de stimulations mises en œuvre dans les lieux
mêmes de consommation, en fonction d’un phénomène loin d’être exclusif au seul monde
du café. Il s’agit en effet d’un élément constitutif des schémas symbolico-matériels qui
orientent toutes les pratiques touchées par la « gourmétisation ». On peut en outre
observer l’existence d’une compulsion, dans les services destinés aux consommateurs, à
encourager l’expérimentation et la dégustation comme moyen d’entrer en contact avec le
produit grâce à une ouverture à la diversité des saveurs et sensations offertes par le
marché.
14 Après cette courte digression, il est possible de revenir au travail de terrain mené au
Coffee Lab. Certaines observations pertinentes ont été recueillies durant le cours de
formation de barista que j’ai suivi du 3 au 6 février 2015. Dans le processus
d’apprentissage de la profession, ces professionnels développent une capacité formelle à
distinguer les caractéristiques du produit en les divisant en diverses catégories telles que
« arôme », « corps », « saveur », « douceur », « acidité », « astringence », « amertume »,

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« défauts » et « arrière-goût », comme cela est enseigné lors du premier jour de


formation. Au-delà de cette compétence formelle et abstraite, il s’agit également de
développer des préférences et des lieux communs, dans la mesure où certaines saveurs
spécifiques sont proclamées comme étant meilleures ou pires que d’autres. La plupart des
baristas interrogés ont répété que le café auquel est habitué le Brésilien moyen serait
« trop torréfié », « brûlé », « carbonisé », ce qui impliquerait une perte des
caractéristiques gustatives. Il est évident qu’un type de jugement comme celui-ci s’appuie
sur un processus d’entraînement à travers duquel s’acquiert un standard de goût
convenant aux représentants d’un segment donné du marché. Ceci est aisé à constater
lorsque l’instructeur déclare que, dans le café, l’amertume est un défaut et que
l’important est l’acidité et certaines autres caractéristiques9. Pour renforcer ce clivage, le
document explicatif reçu le premier jour de cours précise que l’acidité n’est présente que
« dans des cafés complexes et de grande qualité », tandis que l’amertume « peut être le
résultat d’un café de piètre qualité, d’une torréfaction trop poussée ou d’une préparation
inappropriée ».
15 Or, pour un consommateur plus traditionnel, le café est justement un breuvage amer et
fort. Il est donc pour le moins étrange que le barista, en tant que professionnel habilité à
préparer le café et à établir des distinctions, décrète qu’il faut préférer l’acidité à
l’amertume, étant donné que le quotidien et la tradition nous ont légué une toute autre
association, qui privilégie des notes plus fermées, torréfiées et chocolatées au détriment
de l’éclat, de la fraîcheur et de l’effervescence de l’acidité. Au Brésil, lorsqu’on parle de
« café fort », c’est principalement d’amertume qu’il s’agit. Qu’est-il possible d’apprendre
d’un point de vue sociologique de l’opposition entre ces deux types de café ? Il convient
avant tout de souligner l’ambiguïté propre au processus de « gourmétisation », un
phénomène qui inclut aussi bien la compétence formelle que l’habitude acquise. D’un
côté, la dégustation est considérée comme le meilleur moyen d’appréhender ces produits
et, dans une certaine mesure, parler de dégustation consiste à encourager une ouverture
sensorielle à la diversité des saveurs. Il s’agit dans ce cas d’un ethos d’expérimentation
qui fonctionne comme fondement de l’expérience gastronomique actuelle, toutes sortes
de produits pouvant être soumis à cette même opération. D’un autre côté, on ne peut
négliger l’existence de la démarcation d’un profil spécifique pour chaque produit et, dans
le cas du café, les baristas et les consommateurs convertis s’accordent pour défendre un
certain standard ou norme de goût. En fréquentant ces espaces d’apprentissage, on finit
par développer un lien affectif plus durable avec des cafés à l’acidité accentuée.

Le rôle d’intermédiaire du barista


16 C’est à partir de l’idée de ce que le goût est une forme d’ajustement entre le produit et le
consommateur (Méadel & Rabeharisoa 2001) qu’a surgi l’hypothèse de la socialisation
sensorielle du consommateur à travers les baristas et les produits proposés dans les
boutiques de café de cette niche de marché. Si l’on regarde l’histoire de la gastronomie
dans son ensemble, on peut voir que la convivialité a toujours constitué un puissant outil
de création d’habitudes de consommation. Dans le contexte de la dégustation, les
individus habituent leur corps à percevoir certaines caractéristiques du café en même
temps que se transforment leurs schémas de préférence. C’est ce qui arrive à une grande
partie des personnes exposées à des stimuli spécifiques, qui sont converties par le contact
avec la nouveauté et, plus encore, avec la figure du spécialiste. Dans le champ de la

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sociologie, cette conception plus expérimentale du goût est défendue sur le plan
théorique par Teil et Hennion :
Le goût tient précisément à la gestion de cette incertitude créative : il ne s’agit pas
d’aimer ce que l’on connaît déjà mais de modifier notre capacité à aimer à travers le
contact avec quelque chose de nouveau, le plus souvent préalablement présenté par
d’autres amateurs jouant le rôle de médiateurs de notre propre goût. (Teil &
Hennion 2004, 32)
17 Le barista se fait ainsi l’ambassadeur d’un standard de goût lié à une connaissance
technique des nouveaux produits, à savoir des cafés moins caractérisés par une
torréfaction poussée et plus marqués par les caractéristiques naturelles du fruit et du
terroir d’origine. Pour comprendre comment s’est opérée la propagation de ce standard
parmi les consommateurs, il a d’abord été nécessaire de mieux connaître le profil exact
du café privilégié par les baristas, ce qui a été appréhendé grâce à l’usage de
questionnaires. Le but de la procédure adoptée était de découvrir les saveurs circulant
dans les cafeterias et leur adoption par les employés et les consommateurs. À partir de là,
il a été possible de mieux comprendre de quelle manière ces saveurs définissent de
nouvelles préférences, et de voir si celles-ci constituent ou non des emblèmes de
distinction relevant de la dimension normative et conflictuelle de l’espace social.
18 Au total, 17 cafeterias ont été retenues et 29 baristas interrogés 10. À São Paulo, les
questionnaires ont été distribués dans sept établissements différents – Octávio Café, Il
Barista, Por um Punhado de Dólares, Beluga Café, Urbe Café, Suplicy et Santo Grão – situés
au centre-ville, dans les quartiers Jardins, Itaim Bibi, Vila Buarque, Consolação et
Pinheiros. À Brasília, l’enquête a porté sur des établissements de la zone centrale de la
ville (Plano Piloto) : Bellini Coffee Experience, Café Cristina (202 Sul et Iguatemi), Ernesto,
Los Baristas, Grenat (315 Norte et Iguatemi), Suplicy, Clandestino, Objeto Encontrado11. Il
a été intéressant de pouvoir confirmer que les saveurs les plus appréciés par les baristas
sont liées à la douceur et à l’acidité, et non à l’amertume, même si tous les professionnels
ont néanmoins reconnu que cette dernière était caractéristique du café filtré traditionnel
brésilien, du petit café quotidien de la padaria [boulangerie-bar] ou du supermarché.
19 À l’une des dix questions posées (« Étiez-vous auparavant déjà coutumier de la
dégustation approfondie de denrées alimentaires ? »), 50 % des baristas ont répondu que
c’était le café qui les avait amenés à s’intéresser plus avant à la dégustation, tandis que
36 % déclaraient l’avoir déjà pratiquée avec d’autres aliments. Cela montre à quel point
les cours de barista jouent un rôle socialisateur, dans la mesure où ils peuvent contribuer
à améliorer la perception sensorielle du breuvage. Les dernières questions avaient pour
objectif d’analyser plus précisément le contenu de l’apprentissage sensoriel des
personnes interrogées, que ce soit lors d’une formation spécifique ou dans l’exercice
quotidien de la profession. La question « Quelles sont les caractéristiques de la saveur du
café qui attirent le plus votre attention ? » a permis de découvrir que les saveurs les plus
associées au café étaient les suivantes (dans l’ordre décroissant) : doux (86 %), acide (79 %
), amer (24 %), astringent (21 %) et aigre (17 %). Bien que dans la pratique, acide et aigre
se réfèrent à une même saveur, 79 % des personnes interrogées ont sélectionné le terme
« acide » contre 17 % pour « aigre » même si plusieurs choix étaient possibles. Nous
pouvons expliquer cet écart par la nécessité de distinction, étant donné que le terme
« acidité » est chargé de connotations beaucoup plus sophistiquées dans les milieux
spécialisés. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’une saveur souhaitable, on parlera d’acidité, tandis que
l’aigreur se référera à une caractéristique indésirable ou excessive. Une autre question

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 10

(« Avez-vous appris à apprécier certaines de ces saveurs grâce à votre implication


professionnelle dans un métier du café ? ») a montré que le travail de barista a bien aidé
les personnes interrogées à développer leur appréhension des saveurs présentes dans le
café, 79 % ayant répondu par l’affirmative, tandis que 17 % déclaraient apprécier ces
saveurs auparavant.
20 Ce n’est donc pas par pure coïncidence que les réponses recueillies ont permis de
retrouver les particularités de la troisième vague du café. Dans ce contexte de
« gourmétisation », ce n’est plus la force qui est mise en valeur, mais les nuances, les
notes aromatiques, les subtilités. Curieusement, l’amertume qui a caractérisé pendant des
siècles la saveur et l’intention même du café, est aujourd’hui rejetée au nom du
raffinement des sens. Si l’on s’intéresse à la dégustation en tant que comportement social,
elle apparaît d’abord comme une mise en valeur de la diversité sensorielle, de l’esprit
d’expérimentation, de l’éclectisme. Dans le même temps, la recherche montre que dans la
pratique s’établit une démarcation relativement claire : les cafés acides prévalent
aujourd’hui sur les cafés amers. Il s’agit là d’un arrangement spécifique entre les corps (la
compétence à apprécier) et les choses (les caractéristiques intrinsèques du produit), entre
sujets et objets de la perception. Pour autant qu’existent des tentatives d’essentialisation,
il n’y a jamais de stabilisation complète de ces arrangements socio-matériels. Par
conséquent, il existera toujours des conflits entre différentes formes d’apprentissage et
d’expérimentation du monde.

Notes ethnographiques sur le cas Beluga Café


21 C’est sans aucun doute au sein de ces conflits que résident les conclusions proprement
ethnographiques de cette recherche. À l’occasion du travail de terrain, j’ai pu assister à
une scène que l’on pourrait qualifier d’heuristique pour comprendre les développements
pratiques de la « gourmétisation ». Cela se passait en février 2015, dans une cafeteria alors
récemment ouverte dans le centre de São Paulo, le Beluga Café, née d’un partenariat
entre le journaliste Flávio Seixlack et le designer Rodolfo Herrera, rejoints un peu plus
tard par Rogério Tarantino12. Un client entre dans la cafeteria et commande un expresso,
tout en faisant un geste pour signifier qu’il le souhaite un peu plus long. Il précise ensuite
qu’il le voudrait allongé, mais également plus fort. Le barista, qui est aussi l’un des
associés ayant comme les autres suivi la formation du Coffee Lab, explique alors qu’il
existe deux options : soit il prépare un « double » (à savoir deux doses du petit expresso
de 30ml), soit il ajoute de l’eau dans un « court » pour l’allonger (ce que l’on appelle au
Brésil le café carioca). Le client choisit la seconde en acceptant, comme il en avait été
averti, que la boisson puisse manquer de force. Ce qui devait arriver arriva... Après avoir
goûté son café, le consommateur se plaint de ce que son café est « mauvais », trop
« dilué ». Il sort alors un billet de dix reais (environ trois euros) de sa poche pour payer,
tout en précisant que c’était déjà la deuxième fois qu’il donnait sa chance à cette cafeteria,
car on lui avait dit qu’ici, le café était bon ! Le barista, visiblement irrité, refuse alors
d’encaisser l’argent. Le client insiste et, tandis qu’il sort de l’établissement, il déclare :
« Vous ne pouvez pas me vendre ce que vous voulez, je sais ce que je veux acheter. » Le
barista commence alors à discuter de cet événement avec d’autres clients en faisant le
commentaire suivant :
C’est pas facile, parce qu’un café, le gars peut aller en boire un dans n’importe
quelle padaria, et le café sera fait n’importe comment...

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 11

22 La conversation s’engage alors autour de l’idée qu’il s’agit d’une cafeteria qui fait tous les
efforts possibles pour offrir un « café de qualité » mais que, pour certains
consommateurs, le goût du café servi peut paraître étrange car ce n’est pas une saveur
familière :
C’est comme pour les restaurants, dans les années 80, il y avait très peu de
restaurants de bonne qualité, alors le chef pouvait faire ce qu’il voulait, parce qu’il
n’y avait que ça ! Aujourd’hui, comme il y en a beaucoup, les choses ont changé.
C’est sûr, mais avec le café, ça va encore prendre du temps [répond le barista].
Oui, aussi parce que les gens en font à la maison, alors ils croient y connaître
quelque chose, ils le veulent à leur manière [...], pour eux, le café est quelque chose
de familier.
23 Quelques instants plus tard, l’ambiance s’étant quelque peu détendue, le barista
commence à se moquer des clients qui demandent un macchiato avec beaucoup de
cannelle : « Et ça devient un thé à la cannelle ! » Les clients rient de cette description et, la
tension retombée, s’amusent également de la scène dont ils viennent d’être les témoins.
Or, on ne peut prendre toute la mesure de ce conflit, véritablement emblématique, que si
l’on replace les idiosyncrasies du barista et du consommateur dans un contexte plus
large, celui de la propagation de nouvelles références de consommation. D’un côté, il y a
le goût lié au marché des cafés de spécialité, un secteur en pleine croissance ces dernières
années et qui prend des allures de gastronomie, avec son expertise et ses chefs. Ce goût-là
a été directement produit par des instances d’entraînement et de formation à des
connaissances spécifiques. Pour se faire une idée, à l’époque de la recherche, un expresso
du Beluga Café coûtait quatre reais, et le « filtre du jour », six reais (environ trois fois plus
cher que la moyenne). D’un autre côté, nous avons le petit café traditionnel brésilien,
admiré pour sa saveur amère et corsée, un breuvage au goût de la tradition. Il existe des
moments exceptionnels du quotidien qui nous aident à mieux visualiser ces différences
de référentiel et d’autres éléments opérant habituellement à un niveau plus élémentaire
et inconscient de notre comportement. Dans la plupart des cas, le conflit n’est pas aussi
explicite que dans le cas du Beluga Café, mais cela ne signifie pas qu’il ne soit pas présent.
Le contraste, lorsqu’il est excessif, ne fait que rendre visible le caractère historique de la
perception humaine, l’idée de ce qu’elle requiert un apprentissage social. David Howes le
rappelle dans « La Vie sociale des sens » :
Nous sommes conscients de ce que nous percevons (les objets de la perception),
mais pas forcément de la manière dont nous le faisons. La perception constitue
néanmoins une compétence, en dépit de son caractère apparemment inné. Par
exemple, il semble que pour voir, nous n’ayons rien d’autre à faire que d’ouvrir les
yeux. Toutefois, l’aveugle qui recouvre la vue est d’abord incapable de reconnaître
les formes qu’il connaissait auparavant par le toucher, il doit apprendre à
coordonner ses impressions sensorielles, ce qui démontre bien que la perception
exige de la pratique. Si la perception exige de la pratique, il s’agit alors d’une
compétence, et s’il y a compétence, il y a culture, et s’il y a culture, il y a histoire.
(Howes 2013, 14)
24 À s’en tenir à cette perspective, l’intérêt analytique pour le sensoriel ne peut se réduire à
une curiosité muséologique simplement contemplative. Nous croyons en l’existence de
formes de confrontation et de rapprochement social qui dépendent de la manière
spécifique dont les personnes interagissent avec la matérialité des choses, que celles-ci
soient entendues ou non comme des « artefacts culturels » par leurs producteurs et
consommateurs. Attirer l’attention sur l’acidité et l’amertume du café en tant que faits
sociaux, c’est s’intéresser à une dimension plus subtile de l’espace social, qui présuppose

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 12

la circulation de différentes modulations sensibles et divers contextes de formation. En ce


sens, il convient de souligner que la dégustation n’est qu’une forme parmi d’autres
d’engagement gastronomique, et qu’il ne s’agit donc pas de la seule possible dans le
domaine culinaire. En effet, la capacité à expérimenter les aliments requiert non
seulement un entraînement, mais également des contextes spécifiques de réalisation.
25 Annemarie Mol (2012) explique que la variété des contextes influe sur les différentes
formes d’expérimentation des aliments, dont les objectifs sont tout aussi divers :
identifier la nourriture avariée, reconnaître l’origine du produit, apprécier la qualité, etc.
Elle rappelle que, pour certains biologistes, l’amertume est dotée d’une fonction liée à la
survie de l’espèce humaine, dans la mesure où elle permettrait de détecter des aliments
toxiques à éviter. Le fait qu’il existe des personnes qui apprécient l’amertume du café
filtré traditionnel met sans aucun doute ces théories à mal. Néanmoins, à l’instar des rats
de laboratoire, l’être humain est l’une des espèces dotées de la plus importante
prédisposition aux processus d’apprentissage (Mol 2012). Ainsi, même en admettant une
« aversion naturelle à l’amertume », l’être humain serait capable de développer des
manières de contourner cette caractéristique grâce à la maîtrise culturelle de son propre
corps, la pratique constituant ici le seul moyen d’apprendre à aimer ou à refuser un
aliment. Il est ainsi possible d’affirmer que le type de dégustation mobilisé par les baristas
et par les consommateurs initiés du segment « gourmet » ne constitue que l’un des
formats possibles de l’acte d’expérimentation d’un aliment :
Il ne s’agit pas d’une compétence naturelle et son apprentissage dépend de
circonstances spécifiques. C’est uniquement en se plaçant régulièrement dans une
« situation appropriée » que les connaisseurs de vin peuvent espérer être capables
d’identifier quel vin leur a été servi. Il se passe à peu près la même chose chez les
amateurs de café. Si vous vous y investissez suffisamment, si vous avez accès aux
bons produits et à d’autres amateurs avec qui en parler, vous pourrez
progressivement affiner vos capacités de perception. Vous serez ainsi en mesure de
distinguer un café du Nicaragua d’un autre qui ne peut être qu’éthiopien.
Distinguer un arabica d’un robusta est facile ! Et la dégustation spécialisée n’est pas
qu’une histoire de nez et de palais. Cela dépendra également d’un œil et d’un
toucher aguerris. Mieux encore, être un expert n’implique pas seulement de
développer vos sens. Il est également essentiel d’apprendre à préparer soi-même un
bon café. À cet effet, avoir accès à des revendeurs à l’affût de producteurs dignes
d’intérêt s’avère indispensable, et disposer d’un matériel adéquat l’est tout autant.
Toutes sortes de détails des processus de torréfaction, de mouture et de préparation
doivent également être examinés un à un. Ce n’est qu’alors que vous pourrez verser
dans votre tasse ce breuvage miraculeux et complexe au goût prononcé et amer
juste comme il faut (N’imaginez même pas gâcher cette subtile saveur avec du
sucre !). (Mol 2012, 124)
26 Comme le travail de terrain avançait, j’ai pu percevoir que les petites querelles dont
j’étais témoin, à l’instar de la scène décrite plus haut, représentaient des conflits non
seulement entre des idéaux ou des valeurs de nature abstraite, entre des « nuages de
signification » (Gumbrecht 2004), mais également entre des éléments fort concrets : la
présence plus ou moins concentrée d’acidité ou d’amertume, le corps et la texture de la
boisson, ou encore la sensibilité du palais humain par rapport à ces « choses du monde ».
Plutôt que de tenter d’identifier la signification immatérielle occulte dissimulée derrière
la surface d’un signifiant matériel, nous serions peut-être plus inspirés de porter un
regard sociologique sur l’impact des objets sur les corps humains, ce que Gumbrecht
(2004) appelle la « production de la présence », par opposition à l’idée herméneutique de
« production de signification ». Et le café n’est finalement rien d’autre, à savoir une

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 13

surface qui nous touche et nous pousse à sentir. Ce n’est qu’à partir d’une perspective
prenant en compte les surfaces dispersées de par le monde que l’on peut découvrir
l’existence de conflits qui ne sont pas d’ordre idéationnel, mais qui nous viennent plutôt
du toucher, de l’odorat, du goût, du ressenti des choses en général. Taxer de « sociaux »
de tels phénomènes, c’est reconnaître que ces modifications perceptives atteignent
périodiquement de larges ensembles d’individus et que cela est sans aucun doute à mettre
sur le compte de la mise en œuvre de modèles et de mécanismes donnés tout au long du
parcours commercial d’un produit. Même s’il continue de faire de la dégustation son fil
d’Ariane, le barista finit également par faire office de catalyseur des nouvelles tendances
en matière de goût du café. Ses prérogatives d’expert technique le transforment
également en une sorte d’arbitre du sensible à même de définir la légitimité des
préférences de consommation que le quotidien des cafeterias met en jeu auprès des
différents types de consommateurs qu’elles accueillent.
27 Pour les sciences sociales, le goût ne peut en aucun cas être entendu comme le résultat
direct des caractéristiques matérielles d’un objet, contrairement à ce qui se passe dans
d’autres disciplines au sein desquelles elles peuvent même être mesurées en laboratoire.
Il convient néanmoins de ne pas négliger l’importance de ce composant matériel, au
risque de ne plus être capable d’identifier la catégorie de conflit appréhendée durant le
travail de terrain. Le constructivisme radical dirait par exemple que la « qualité des
aliments » est une illusion et qu’elle dépend exclusivement du référentiel de valeurs
partagées par un groupe d’individus. Cette perspective est insuffisante. Les schémas
culturels n’existent que dans des contextes écologiques spécifiques : il ne s’agit jamais de
catégories pures d’entendement, même lorsqu’elles sont historiquement considérées. Un
référentiel hérité au sein d’une collectivité s’insère dans le cadre d’un arrangement plus
ample et toujours circonstanciel : produits, groupes, compétences, dispositifs techniques,
gestes, contextes, etc. Ainsi, la notion de goût est multidimensionnelle. D’après ce que
suggèrent Teil et Hennion (2004), c’est une pratique en construction à plusieurs niveaux :
(i) comme propriété de la chose testée ; (ii) comme processus collectif ; (iii) comme
résultat d’une plate-forme technologique ; (iv) comme attribut propre au goûteur. En
somme, quatre variables entreraient en jeu : chose, corps, technique et collectif. Dans les
enquêtes que j’ai menées (Lages 2015), j’ai cherché à intégrer les dimensions de la
production (les transformations matérielles du café rendues possibles par l’industrie et
l’agriculture), des services rendus par le barista (doté d’une connaissance fonctionnant
comme capital sensoriel), et de la consommation conçue comme contact final du
consommateur avec le produit et le service offert. Tous ces éléments contribuent, chacun
à leur manière, à la compréhension de la « gourmétisation » du café.
28 Néanmoins, l’accent a ici été mis sur le rôle joué par les intermédiaires baristas dans la
transmission des connaissances spécialisées. Je crois, en effet, que ce que j’appelle la
consommation « gourmet » constitue en grande partie une conséquence directe des
transformations subies par l´économie post-industrielle des services, dont font partie les
cafeterias et les cafés de spécialité. De notre point de vue, l’intensification du poids des
services dans la production des biens matériels va de pair avec les processus de
raffinement et de complexification des schémas d’appréciation de la nourriture comme,
par exemple, l’habitude contemporaine de manger en dehors du foyer (Heck 2004). À cet
égard, les définitions les plus générales du concept de « service » font habituellement
appel à trois composantes fondamentales : (i) il est intangible et donc matériellement
impalpable, (ii) il est fortement chargé en information-connaissance, et (iii) l’acte de sa

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 14

production et celui de sa consommation sont simultanés. Il s’agit en somme de la


« prestation d’un travail au sein d’une chaîne de valeur » (Kon 2007). La production
matérielle des choses et l’incorporation de connaissances font toujours plus partie d’un
seul et même processus. Or, nous considérons que la connaissance, aussi bien dans sa
dimension théorique que pratique, joue un rôle de médiation dans les rapports entre
production et consommation des biens au sein de l’économie de services. Dans le cas du
café « gourmet », la connexion entre le pôle des activités de service, généralement lié à la
consommation, et celui des activités industrielles est explicite. Dans la pratique
quotidienne du barista, la manipulation de connaissances théoriques et la pratique même
de la préparation du breuvage s’allient pour composer l’expérience offerte au
consommateur, à savoir une offre de service consistant en la remise d’un produit et la
prestation concomitante d’un « conseil » sur les différentes manières de l’apprécier. Le
moment du contact entre le barista et le consommateur est ainsi décisif :
On l’entend si souvent dans les cercles du café de spécialité que c’en est devenu un
truisme : la qualité ne dépend pas exclusivement de la phase de production, et c’est
notre travail en tant qu’industrie que de préserver et de mettre en valeur les
qualités naturelles du produit. On constate par ailleurs qu’une nouvelle valeur est
ajoutée en toute fin de cycle, lorsque le consommateur paie son café. Et la qualité de
cette expérience finale affecte directement le prix que le client est prêt à payer,
provoquant ainsi des retombées positives pour l’ensemble de la chaîne de
production. Ce moment de l’interaction du consommateur avec notre produit est
crucial. (Giuliano 2014)
Dans notre récit ethnographique, nous avons choisi de privilégier les établissements
représentant le mieux les tendances actuelles du marché des cafés de spécialité, en
mettant l’accent sur le processus artisanal de production et les attributs sensoriels du
café, aussi bien en ce qui concerne la torréfaction du grain que le service offert par le
barista. Deux cafeterias ont été particulièrement distinguées dans cet article : Coffee Lab et
Beluga Café. Nous avons choisi la cafeteria et le torréfacteur Coffee Lab en ce qu’il s’agit de
l’un des pionniers de la commercialisation de micro-lots brésiliens et de cafés à la
torréfaction plus légère. Depuis sa création en 2008, l’entreprise est devenue une sorte de
modèle pour les nouveaux établissements du secteur et a joué un rôle central dans la
dissémination de la culture de la dégustation au sein de l’univers de la consommation.
Pour sa part, Beluga Café, inauguré en 2014, est la cafeteria où nous avons été témoins de
la scène jugée heuristique pour la compréhension des nouvelles logiques de marché et des
conflits en découlant. Parmi les caractéristiques distinctives de cet établissement se
trouve le fait d’utiliser des grains torréfiés sur commande par le torréfacteur Wolff Café
qui privilégie également l’acidité au détriment de l’amertume. D’une certaine manière,
ces deux établissements peuvent être considérés comme des types idéaux de la
réorganisation actuelle du marché du café, même si dans la pratique, les différents
formats commerciaux et les standards de goût coexistent au sein d’une même
circonstance historique.

Considérations finales sur la « gourmétisation » du


goût
29 Bien que les sociologues aient déjà l’habitude de traiter la fonction du goût en tant que
valeur de distinction ou marqueur de statut, sa formation dans des contextes marchands
spécifiques a quant à elle été très peu abordée. Pour examiner de quelle manière les goûts

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 15

se disséminent au sein de l’économie-monde, il convient de partir des contextes


ethnographiques où a lieu ce que j’ai appelé la « socialisation par le marché » (Lages
2015). Il serait ici tout à fait insuffisant de dire que le nouveau profil des goûts en matière
de café ne serait que le résultat de l’influence exercée par l’intermédiaire des baristas, ce
qui impliquerait l’idée d’« arbitres du goût » disposant du pouvoir de nommer. Dans la
pratique, la formation du goût est beaucoup trop poreuse et diffuse pour qu’on puisse la
réduire à l’une des dimensions ici présentées. Le présent article veut contribuer à la
compréhension sociologique de ces médiations empiriques et au débat général sur les
pratiques commerciales impliquant le goût comme capacité d’appréciation des choses.
30 Il existe assez peu de travaux cherchant à rendre compte du goût en tant que propriété
partagée entre consommateur et produit, ou comme instance ontologique reflétant
l’ensemble des transformations subies tout au long de la chaîne de valeur du produit. À
l’origine, la notion même de goût est ambiguë : il y a le goût de celui qui perçoit, et le goût
comme propriété de la chose perçue13. Lorsque la sociologie prend pour objet d’étude des
flux commerciaux, il convient de garder toujours à l’esprit cette dualité, faute de quoi
nous passerions à côté des processus de socialisation et, par conséquent, des
répercussions du statut au sein des pratiques de consommation. La façon dont certaines
familiarités sont construites se reflète dans le sens que les individus ont d’eux-mêmes en
agissant dans le monde. Qu’ils se sentent supérieurs ou inférieurs, ils sont après tout
équipés de « corps » et de « choses », autrement dit de capitaux incorporés et objectivés
(Bourdieu 1979). Selon le sociologue français :
Le double sens du mot goût, qui sert d’ordinaire à justifier l’illusion de la génération
spontanée que tend à produire cette disposition cultivée en se présentant sous les
dehors de la disposition innée, doit servir, pour une fois, à rappeler que le goût
comme « faculté de juger des valeurs esthétiques de manière immédiate et
intuitive » est indissociable du goût au sens de capacité de discerner les saveurs
propres aux nourritures qui implique la préférence pour certaines d’entre elles. [...]
Il suffit en effet d’abolir la barrière magique qui fait de la culture légitime un
univers séparé pour apercevoir des relations intelligibles entre des « choix » en
apparence incommensurables comme les préférences en matière de musique ou de
cuisine, de sport ou de politique, de littérature ou de coiffure. (Bourdieu 1979,
109-110)
31 Le goût constituant une forme d’ajustement entre le produit et le consommateur, le sujet
se retrouve otage de ce que l’on place devant lui. C’est exactement à cette jonction entre
perception et objet offert par le marché que se concrétisent les nouveaux paramètres
d’attribution de statut, et plus précisément la « certitude de soi » (certitudo salutis) dont
disposent les individus dans leur maniement des choses du monde. La problématique du
statut et de la distinction, indispensable pour appréhender la « gourmétisation », n’opère
jamais de façon abstraite et est toujours liée aux conditions matérielles offertes par un
marché de biens rares. Les corps en contact avec les nouveaux services et dispositifs du
café se distinguent des corps qui suivent la tradition du « petit café » brésilien, et c’est sur
cette base que s’érigent de nouvelles frontières symboliques entre les consommateurs.
Celles-ci dépendent viscéralement des moments de reconnaissance concrète où le corps
est amené à expérimenter les produits et à juger les différences entre A et B à partir de
l’expérience effective.
32 Dans le cas qui nous intéresse, nous savons que l’acidité et l’amertume constituent des
éléments heuristiques permettant de comprendre les tensions sociales en jeu dans le
monde des cafeterias. Il existe une circulation internationale des saveurs qui est

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 16

l’expression de la manière dont est distribuée une série de ressources au sein de


l’économie mondialisée. C’est pour cette raison que l’on peut affirmer que la perception
finale des inégalités issues de la circulation économique dépendra toujours des
arrangements simultanément symboliques et matériels disponibles. Selon notre
perspective, le statut n’est donc pas entendu comme un fondement mythique de la
conduite humaine, mais comme le résultat circonstanciel des usages des produits et de
leurs qualités perceptibles par le consommateur. Sous ce prisme, les corps sont couplés
aux espaces et aux objets de leur quotidien dans un monde devenu socialement
disponible. L’objectif de cette recherche n’est autre que de contribuer à ce débat. Le
processus de « gourmétisation » produit des effets et des formes de capitalisation qui
doivent être analysés par la sociologie, entre autres pour savoir de quel côté penche le
fléau des balances du pouvoir dans les interactions quotidiennes, toujours médiatisées
par le spectre du marché.

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Brésil(s), 12 | 2017
L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 18

NOTES
1. En 1652, le domestique grec d’un marchand anglais qui avait appris à boire le café en Turquie
ouvrit la première coffee house de Londres (Behr 1992). Vingt-deux ans plus tard, en 1674, le
Napolitain Francesco Capelli lançait à Paris le café Procope (Pitte 1996), tandis que le premier
Kaffeehaus viennois verra le jour en 1685.
2. Pour approfondir les questions liées à la production et à la réglementation du café au Brésil,
consulter les travaux cités dans ce paragraphe. Pour une histoire plus centrée sur le cas nord-
américain, voir Luttinger & Dicum (2006).
3. Il convient de mentionner que ces ressources, en ce qu’elles appartiennent au domaine de
l’intuition et de l’inconscient, sont extrêmement difficiles à cerner. D’un autre côté, le « capital
objectivé » assume selon Bourdieu des formes plus palpables, comme l’argent, le patrimoine
matériel, les titres obtenus, etc.
4. Cette posture de l’établissement a également pu être observée lors de la formation de barista.
À l’occasion du cours de préparation d’expressos, impressionné par la complexité des paramètres
mobilisés, j’ai fini par dire qu’il s’agissait là d’un « art », ce à quoi l’instructeur a répondu « non,
ce n’est pas de l’art, c’est de la science », dans la lignée de l’idée selon laquelle la cafeteria
constitue un « laboratoire de sensations ».
5. Les boutiques ou coffee shops qui se distinguent ici pour occuper la place de Starbucks sont
Intelligentsia Coffee & Tea, Counter Culture Coffee et Stumptown Coffee Roasters, tous créés dans
les années 1990 et, plus récemment, Blue Bottle Coffee, en 2002.
6. Aujourd’hui, les cafés de spécialité représentent déjà environ 12 % du marché international
(Source : BSCA).
7. Il existe des ponts entre torréfaction et espaces de consommation. Certaines cafeterias font
office de torréfacteur tandis que certains torréfacteurs ont créé leurs propres cafeterias.
8. À eux seuls, Wolff, Martins et Isso é Café fournissent 78 cafeterias et restaurants de la ville de
São Paulo (Lima 2016).
9. La confusion entre amertume et acidité est assez courante. C’est pour cette raison que cette
distinction fondamentale dans le milieu spécialisé du café est très présente dans les processus
d’apprentissage. Les professionnels parlent d’acidité lorsqu’on note la présence d’acides
spécifiques également présents dans le citron, les baies, les vinaigres et autres aliments
« vivants ». L’acidité est également associée à une légère sensation piquante et agréable en raison
de ses notes fruitées. De son côté, l’amertume est plus le résultat du processus de torréfaction
que des saveurs naturelles du fruit, que l’on retrouve plus facilement dans des cafés évoquant le
chocolat, le caramel, l’amande et autres céréales. En général, plus la torréfaction est poussée,
plus le café est amer et moins il est acide.
10. Les questionnaires ont été réalisés avec l’application Survey Monkey, un outil de recherche
en ligne, et proposés aux personnes interrogées directement sur leur lieu de travail où un
téléphone portable a été mis à leur disposition pour pouvoir répondre sur place.
11. Je ne développe ici que quelques observations pertinentes pour le présent article. Pour plus
de détails, consulter Lages (2015).
12. Curieusement, le nom de la cafeteria fait référence à une espèce rarissime de caviar, le beluga
(Huso huso), de la famille des esturgeons. Cette espèce sauvage que l’on peut trouver dans la mer
Caspienne et dans la mer Noire produit de gros œufs noirs et brillants connus pour leur saveur
plus douce que les autres caviars. Par analogie, dans le contexte des cafés spéciaux, l’acidité est
justement valorisée pour ses notes brillantes, propres et délicates. En 2017, des questions liées à
la propriété intellectuelle ont obligé la cafeteria à changer de nom, et elle s’appelle désormais

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L’avancée de la consommation gourmet au Brésil : notes ethnographiques sur le... 19

Takkø Café. Nous avons choisi de conserver ici le nom que portait l’établissement au moment de
la recherche.
13. On a là un sens métaphorique (disposition à aimer un ensemble de produits) et un sens
littéral (gustibus) associé au palais.

RÉSUMÉS
Cet article, reposant sur une recherche ethnographique réalisée à Brasília et à São Paulo, se
propose de suivre les transformations du café lors de son entrée sur le marché segmenté,
lorsqu’il se trouve apprécié pour de nouvelles raisons et devient, en particulier, un art de la
dégustation sensorielle. Dans ce but, 17 établissements ont été examinés et des questionnaires
appliqués à 29 baristas. Les données recueillies permettent de suggérer une cartographie de la
circulation des saveurs et des compétences dans les espaces de consommation du café.

Baseado em etnografia realizada em Brasília e São Paulo, o artigo se propõe a acompanhar as


transformações sofridas pelo café à medida que o produto entra na lógica de consumo
segmentado, quando passa a ser apreciado por novas razões, em especial a arte de degustação
sensorial. Ao todo, foram pesquisadas 17 cafeterias e foram aplicados questionários a 29 baristas.
O resultado serviu para montar uma cartografia da circulação de sabores e competências nos
espaços mercantis do café.

Based on an ethnography carried out in Brasilia and São Paulo, this article traces the ways in
which coffee has changed as it enters the niche market, when it comes to be appreciated for new
reasons, especially the art of sensory tasting. In total, seventeen coffee shops were investigated
and questionnaires were completed by twenty-nine baristas. The result allowed us to create
cartography of the circulation of flavors and skills in the consumer spaces of coffee.

INDEX
Palavras-chave : cafés especiais, sociologia do gosto, gourmet, consumo, desigualdade social
Keywords : specialty coffees, sociology of taste, gourmet, consumption, social inequality
Mots-clés : cafés spéciaux, sociologie du goût, gourmet, consommation, inégalité sociale

AUTEURS
MAURICIO PIATTI LAGES
Mauricio Piatti Lages est doctorant en sociologie à l’Université de São Paulo (USP) et membre du
groupe de recherche Cultura, Memória e Desenvolvimento – CMD [Culture, mémoire et
développement].

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