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Publicité, dessins animés: quels modèles pour les filles?

Author(s): Sandra Rieunier-Duval


Source: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 24, No. 1, Machine, machin, truc, chose: pour
du féminisme avec objets (2005), pp. 84-95
Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Éditions
Antipodes
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40620279
Accessed: 17-03-2018 22:15 UTC

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Publicité, dessins animés:
quels modèles pour les filles?
Sandra Rieunier-Duval

En 1994, Adela Turin et Sylvie Cromer1 ont effectué une étu


approfondie de la production littéraire pour la jeunesse en analysan
ment la fonction de ces livres dans l'apprentissage des rôles sexu
enfants. Les autrices y mettaient en avant l'existence d'un «lexique
lique des images» d'une part, et la sous-représentation des filles d'au
Un travail de même ampleur serait à faire dans le domaine des pro
audiovisuelles. Nous proposons ici quelques modestes pistes sur les
nages des petites filles, leur statut et leur évolution, dans quelques
et dessins animés. Quelle place est assignée aux filles? Quel v
«moderne» est donné au sexisme? Quels modèles proposent les hér

De la moindre valeur de l'enfant-fille

«Innombrables sont les femmes qui, à la naissance d'une fille, ont supporté et su
portent encore le silence ou la commisération manifeste des proches, des parents et
amis, le ressentiment et Vhostïlité du man ou des beaux-parents, Vhumiliation
s'entendre renvoyer l'impuissance à engendrer des enfants mâles. Innombrable
aussi celles qui ont vécu avec souffrance, culpabilité, mépris envers elles-même
envie pour les autres plus «chanceuses» ou plus «courageuses», l'absurde drame
ne réussir à mettre au monde que des filles; d'autres, pour le même motif, o
même été répudiées par leur mari. » (Belotti, 1973 : 16)

1. Adela Turin et Sylvie Cromer, «Quels modèles


l'adresse : http://www.univ-lille3.fr/jeunet/jpro/col-
pour les filles?» (1997) et «Que voient les enfants
loque/col7/cromer.htm.,Ces différentes études mon-
dans les livres d'images?» (1998), brochures
traient qu'on apprend aux enfants à reconnaître une
mère à son tablier de travail domestique ou à une
publiées par l'association Du Côté des filles. Sylvie
sexualisation
Cromer, «Le fauteuil et le tablier des livres d'images : manifeste (maquillage, etc.), un père à
que comprennent les enfants aux symboles?», ses attributs de pouvoir (fauteuil, journal, lunettes,
mallette...). Les livres utilisant des personnages
conférence pour «Les adolescents et la lecture»,
d'animaux étaient les plus caricaturaux en termes de
7e rencontre professionnelle organisée le 5 novembre
2003 à l'IUFM d'Arras, publiée sur internet à
représentation des genres.

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Trente ans après le livre d'Elena Gianini Belotti, on aurait pu croire ce


genre de discours complètement dépassé, filles et garçons étant, dans nos
sociétés, également espérés et aimés. Pourtant, les téléspectatrices et télé-
spectateurs français ont pu découvrir en 2003 deux spots publicitaires
reposant entièrement sur ce présupposé : il est préférable d'avoir au moins
un fils.

Le premier est une publicité pour l'eau de source Quezac. L'univers,


vaguement médiéval, est celui des contes de fées, indiqué par la formule
«II était une fois...». Une voix off, masculine, nous raconte la légende de
cette eau, pendant qu'un petit garçon d'aujourd'hui lit cette même légende
dans un livre en occitan : un bossu avait six filles et désespérait d'avoir un
jour un fils. On lui recommande alors d'aller chercher de l'eau de Quezac et
de la boire. Son septième enfant est finalement encore une fille, mais le
père est heureux quand même car l'eau lui a fait perdre sa bosse. Le spot se
clôt sur l'image du petit garçon de notre époque buvant un verre de l'eau
miraculeuse. Le second spot est une publicité de La Poste proposant un
plan d'épargne logement. Un couple tente sans se décourager d'avoir un
fils. Leurs échecs répétés ont rempli la maison de petites filles, et la maison
se trouve maintenant trop petite. Heureusement, La Poste va aider le père à
financer une nouvelle maison plus grande

Les deux «contes», médiéval ou moderne, sont fondés sur l'idée qu'il
faut avoir un fils. Les images sont révélatrices. Dans les deux cas, toutes les
petites filles sont vêtues de la même manière, elles sont une ribambelle de
bouches à nourrir indifférenciées. Leur nombre, opposé à l'unique fils
désiré, souligne leur moindre valeur. Elles sont une masse indistincte,
immobiles et passives comme des poupées dans un cas, grouillantes et
bruyantes comme de petits animaux dans l'autre. D'autant plus qu'elles ne
sont pas en âge de travailler ou de se marier: leur apport en termes de
capital économique ou symbolique est nul.

Il faut noter que c'est l'homme qui est mis en avant, qui se soucie de
nourrir et de loger sa famille, qui se préoccupe de sa succession. La femme
est toujours effacée, muette, réduite à son ventre rond. On suggère même
que c'est l'homme le seul procréateur, puisque dans la première publicité,
c'est lui qui doit boire l'eau merveilleuse pour avoir un garçon. Si sa femme
et sa progéniture font partie de ses possessions, sont l'indice de son hon-
neur, de sa virilité, de sa bonne réputation, alors c'est tout cela qui est
remis en question par le fait de ne pouvoir faire que des filles. Le seul
changement par rapport à ce que décrivait Belotti est que la femme ne
semble y être pour rien, c'est la virilité de l'homme qui est défaillante.
L'image du père est alors dévalorisée, soulignant sa faiblesse physique, voire
mentale : l'un est bossu et apparemment misérable, l'autre est un nigaud au
sourire niais. C'est une célébrité faisant aussi office de narrateur qui doit lui
expliquer les avantages que procure La Poste, en s'adressant à lui à la troi-
sième personne, sur un ton condescendant. Un père ne pouvant avoir de fils
ne peut être qu'un idiot ou un infirme. La grande maison ou la perte de la

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bosse étant clairement montrées comme une compensation pour le fait
d'avoir encore une fille, une relation d'équivalence s'établit automati-
quement entre les petites filles d'un côté et la difformité, la pauvreté,
l'idiotie de l'autre, bref toutes formes d'insuffisances, voire une sorte de
malédiction. Tel est le message sous-jacent de ces deux publicités.

Pour atténuer la violence de ce propos, les deux narrations publici-


taires ont recours au prétexte de l'humour et du conte de fées ; de plus,
elles se terminent par ce qu'on pourrait appeler un «happy end» : les deux
pères sont malgré tout heureux. La publicité pour Quezac suggère même
que l'eau pourrait bien avoir ces vertus merveilleuses de réactivation des
fonctions vitales et de la puissance virile : une main âgée tend un verre
d'eau au petit garçon lecteur, signifiant ainsi que l'eau a finalement per-
mis la naissance de ce fils tant attendu, plusieurs générations après. Ainsi
la boucle est bouclée, la succession est assurée, et surtout, la tradition est
perpétuée, validant la prévalence du garçon sur la fille.

Cette hiérarchie entre garçons et filles est donc un repère encore


solide. Une troisième publicité met en scène la ségrégation des sexes dans
les jeux, causée par cette hiérarchie. Il s'agit du spot télévisé pour une voi-
ture, la Peugeot 807 (2002). Sur une plage, deux petits garçons jouent à
conduire une voiture imaginaire dont le contour est matérialisé par des
galets. Ils imitent le bruit d'un moteur tout en faisant mine de manœuvrer
un volant. Une petite fille essaie timidement de s'associer au jeu : en
minaudant, elle lève le pouce pour demander à monter. Les deux garçons,
agacés, lui ordonnent d'un geste et d'un «vroum» agressif de s'écarter.
C'est bien connu, les filles et les garçons ne doivent pas jouer ensemble-
Mais voilà que la fillette fait semblant d'ouvrir la portière pour monter, et
que les galets s'effacent pour la laisser passer, comme par magie. Les gar-
çons sont ébahis. La voiture merveilleuse devient alors la Peugeot 807,
dans laquelle la petite fille est assise, à l'arrière, regardant par la fenêtre
d'un air rêveur. La publicité se clôt sur le slogan «Peugeot 807, mer-
veilleusement technologique». Les ressorts de cette publicité sont clairs.
Elle s'appuie sur les caractéristiques traditionnellement attribuées à cha-
cun des genres. Du côté des garçons, nous avons l'inventivité, le bruit,
l'agressivité, l'action, le mouvement, l'intérêt pour les choses techniques...
Et du côté des filles, c'est bien sûr l'inverse, le négatif: passivité, douceur,
coquetterie, confort, le goût du merveilleux, de la magie, de l'illusion...
Les garçons ont eu l'idée de se bricoler une voiture, ils la conduisent eux-
mêmes et décident qui ils prendront en stop. La fille, elle, n'invente rien,
ou alors cela reste au stade de l'imaginaire, et encore, d'un imaginaire
publicitaire fait de fantasmes de consommation. Elle n'a rien d'autre à
proposer que sa propre personne, mignonne et souriante. Car l'épisode
«magique» a-t-il réellement eu lieu? En tout cas, cela ne lui permet pas de
jouer avec les garçons, elle reste sagement assise à l'arrière de la vraie
voiture, immobile, le regard éteint, totalement passive. La voiture que l'on
nous dit «merveilleusement technologique» aurait donc la perfection
technique masculine, mais transfigurée par la «magie» féminine qui lui

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apporte confort, sécurité, silence. La voiture moderne serait-elle


«féminine», jetant au rebut moteurs vrombissants et tableaux de bord
compliqués? Peut-être, mais l'important est qu'en même temps, c'est à la
petite fille que l'on demande d'être ainsi «féminine», soit passive, coquette
et résignée, devant se contenter de régner sur des mondes d'illusion. Et
pourtant, la fillette n'aurait-elle pas préféré crier et postillonner en chœur
avec les garçons ? A-t-elle vraiment choisi cette féminité toute faite qu'on
lui propose ?

Petits arrangements avec le sexisme


Qu'en est-il dans des films destinés d'abord aux enfants, les films
d'animation par exemple ? Trois films relativement récents et massivement
diffusés nous ont semblé intéressants, pour leur tentative volontaire de
renouveler les personnages féminins, de ne pas coller aux stéréotypes de la
princesse ou de la pseudo-maman. Il s'agit de Mulan2, de Tarzan3 pour le
personnage de Jane, et de Shrek4 pour le personnage de la princesse Fiona.

Certains personnages semblent définitivement catalogués comme rin-


gards. Ainsi des princesses absolument belles, bonnes, gracieuses et déli-
cates (La Belle au Bois-Dormant, Cendrillon...), ainsi des jeunes filles bien
élevées, promptes à materner le tout-venant (Blanche-Neige, Wendy dans
Peter Pan...), Le temps est aux héroïnes qui agissent et qui pensent : Mulan
à la guerre, Jane dans une expédition scientifique. Leur intelligence est un
élément clé du personnage, alors que ce n'était jamais le cas précé-
demment. Voilà des personnages de filles qui semblent aussi débarrassés
des scories habituelles d'une féminité caricaturale : elles ne sont pas ridi-
culement peureuses, ni absurdement coquettes ou capricieuses. Elles n'ont
plus rien de passif non plus, et elles savent se défendre. Mulan, déguisée en
garçon pour remplacer son père à la guerre, se montre capable des mêmes
efforts et des mêmes prouesses que les autres soldats, et fait preuve d'ingé-
niosité. Jane, quant à elle, se montre tout aussi savante que son père sur
les gorilles. Elle ne craint pas de se trouver seule dans la jungle, essayant
de s'en tirer même sans l'aide de Tarzan. Le cas de la princesse Fiona est un
peu différent puisqu'il s'agit d'un personnage explicitement parodique. La
coquetterie et la grâce d'une princesse sont montrées comme artificielles,
par exemple quand Fiona fait semblant de dormir dans la tour où elle doit
être délivrée, tout en prenant des poses. Si elle a attendu son sauveur, c'est
uniquement pour respecter la tradition, car elle est parfaitement capable de
se défendre seule, comme elle le fait par la suite en envoyant au tapis une
dizaine d'hommes à elle seule. Certes, toute sa vie tournait autour de sa
propre beauté, que lui promettait une prophétie (son grand amour la ren-
drait belle) : c'est toujours le critère essentiel pour une princesse. Mais le

2. Mulan, studios Disney (1998). 4. Shrek, studios Dreamworks (2001).


3. Tarzan, studios Disney (1999).

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dénouement lui donnera finalement la beauté d'une ogresse, et non celle
d'une princesse classique. Enfin nos héroïnes ne sont pas dénuées d'hu-
mour, ce qui est assez rare pour des personnages féminins. On peut
d'ailleurs noter que la voix française de Jane est celle de Valérie Lemercier,
actrice exerçant exclusivement dans le registre comique. Son timbre de
voix, sa façon de parler diffèrent totalement des voix habituelles des
héroïnes.

Pourtant, l'éternelle différence des rôles sexués persiste quand même.


Dans les deux Disney, elle est même rappelée, incarnée par deux person-
nages qui se donnent des airs d'éducateurs vis-à-vis des héros. Bien qu'an-
tipathiques, ces deux personnages représentent la norme. Dans Tarzan,
c'est le chasseur Clayton qui fait office de modèle de masculinité auprès de
Tarzan : agressif, violent, toujours armé, il marche le torse bombé, jette des
regards furibonds autour de lui, se rase au sabre, prend plaisir à tuer. Dans
sa quête de l'homme, Tarzan aurait pu choisir le père de Jane, bien plus
sympathique, comme modèle auquel s'identifier. Mais non, c'est «comme
par hasard» le chasseur machiste et viril qu'il imite dans sa démarche et
ses attitudes. Clayton méprise les femmes et leurs opinions, pour lui ce que
Jane raconte n'est que «fantaisies». D'ailleurs le père de celle-ci n'est pas
loin de penser la même chose, même s'il trouve cela charmant. Il dit que la
mère de Jane aussi « inventait des histoires ». On retrouve là le personnage-
type de la jeune fille rêveuse qui vit dans son monde imaginaire, comme la
petite fille de la publicité Peugeot, ou comme la Wendy de Peter Pan qui
racontait toutes sortes d'histoires aux garçons. Plus tard, alors que Tarzan
est désemparé, le chasseur Clayton joue les initiateurs en lui disant: «Ah!
les femmes, toutes les mêmes ! Même si tu n'étais pas un sauvage, tu t'y
perdrais! Il n'est pas de plus grand mystère que la femme et son cœur...»
Les leçons les plus éculées font toujours recette. Dans Mulan, c'est la
«Dame marieuse» qui indique la norme en matière de féminité, en faisant
passer un test à la jeune fille pour déterminer si elle est prête pour le
mariage. Mulan doit se montrer soumise, polie, serviable, gracieuse, élé-
gante, elle doit savoir servir le thé et réciter des règles de conduite apprises
par cœur. Faute de quoi nul homme ne voudra d'elle. Les garçons n'ont,
eux, aucun test à passer. Tout en essayant d'innover au niveau des
héroïnes, ces films maintiennent ainsi une vision des rôles sexués des plus
classiques.

La même hiérarchie est mise en évidence, de manière parodique, dans


Shrek, quand le miroir magique propose au méchant Lord Farquaad de
choisir une fiancée parmi trois princesses. Comme dans les publicités, la
multiplication des filles en face de l'homme unique a pour conséquence de
les dévaloriser. Le miroir propose avec une voix et un ton de présentateur
de télévision trois portraits de princesses, vantant chacune d'un commen-
taire sur le mode publicitaire. Il s'agit de Blanche-Neige, Cendrillon et
Fiona, mais Lord Farquaad doit choisir entre « la candidate numéro un, la
numéro deux ou la numéro trois». Grâce à la parodie, on joue cartes sur
table et chacun est remis à sa place: la princesse est un lot que l'homme

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peut choisir ou gagner. Pour elle, pas de choix, elle est réduite à un beau
portrait immobile, voire à sa simple valeur «marchande» symbolique:
grâce à ce mariage, Lord Farquaad pourra devenir roi.

Dans les contes traditionnels5, la princesse se contente effectivement


d'attendre le moment où elle pourra être épousée par le prince. Si on peut
l'admettre dans l'univers du conte, avec ses codes et ses formules, ce genre
de destin ne semble plus possible aujourd'hui dans un dessin animé
«moderne». Certes nos trois films s'achèvent par l'union de l'héroïne avec
son bien-aimé, mais chacune d'elles a tout d'abord passé par un certain
nombre d'épreuves de manière tout à fait active, et a pris le temps de
connaître et de choisir celui qu'elle aimait. Serait-ce le signe d'une égalité
nouvelle, la fille devenant elle aussi libre de déterminer son destin, et pou-
vant réaliser les mêmes prouesses qu'un prince charmant, comme Mulan
qui sauve la vie du capitaine dont elle est éprise? Un détail cependant
invite à voir les choses autrement, surtout si l'on se souvient des deux pre-
mières publicités que nous avons évoquées.

Dans Mulan comme dans Tarzan, le personnage du père de la jeune


fille est très important. Dans les deux cas, le père est à l'origine de l'his-
toire, de la quête de la jeune fille, quête de l'honneur familial pour l'une,
quête scientifique des gorilles pour l'autre. Il existe un point commun entre
ces deux pères, le même qu'entre les pères des deux publicités : ils n'ont pas
de fils et ils semblent diminués. Le père de Mulan est affaibli par une
ancienne blessure qui le fait souffrir et parfois chuter. Le père de Jane, lui,
est petit et chétif, vieux, dégarni, mais surtout il semble un peu gâteux, un
peu simplet malgré ses compétences scientifiques. Est-ce une coïncidence ?
C'est peu vraisemblable. Le fait pour un homme de ne pas avoir de fils est
considéré comme une faiblesse, un manque de virilité qui doit être symbo-
liquement stigmatisé, figuré par une faiblesse physique ou morale. Dans
Mulan, on nous montre par deux fois la fierté d'un père pour son fils par-
tant à la guerre. En se déguisant en garçon, la jeune Chinoise essaie de
donner à son père le fils qu'il n'a pu avoir. Mais cette transformation est
montrée comme illusoire. Le portrait de Mulan sur l'affiche du film est
divisé en deux, une moitié féminine et une moitié masculine. Or il est amu-
sant de constater que les deux moitiés ne sont pas symétriques. Alors que
seuls l'absence de maquillage et le changement de coiffure devraient
constituer son déguisement, le contour de sa moitié masculine a été dessiné
de manière plus anguleuse, comme s'il s'agissait effectivement d'un autre
visage, comme si elle était vraiment devenue un garçon le temps de ses
exploits: comme si une fille en était décidément incapable. Finalement
Jane et Mulan trouvent chacune un compagnon ou un futur mari, qui se
trouve être le fils idéal pour leur père : un demi-gorille devenu mâle domi-
nant pour le père de Jane, et un grand soldat pour le père de Mulan. Notons

5. J'entends par «conte traditionnel» le contetel qu'il a pu être utilisé pour des productions
dans sa version édulcorée tel qu'il a été réécrit à
audio-visuelles du type «Walt Disney».
des périodes récentes, à l'intention des enfants, et

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d'ailleurs que les pères des deux jeunes hommes sont morts peu avant. On
a donc l'impression que les filles rapportent à leur père moins un gendre
qu'un fils adoptif. Quel est le but de la quête des jeunes filles? Certes, elles
traversent des épreuves qui les révèlent à elles-mêmes, qui les transfigu-
rent et leur proposent un destin hors du commun. Mulan, par exemple, se
voit offrir par l'empereur de Chine lui-même une place au sein de son
conseil, mais elle refuse et préfère rentrer simplement chez ses parents.
Il semble qu'après tout ce qu'elles ont accompli et surmonté, les filles
gagnent seulement le droit d'épouser le héros, à la grande fierté du papa.
D'un point de vue symbolique, les aventures de Jane et de Mulan sont
moins l'histoire de leur émancipation que celle de la restauration de la
virilité du père par la quête d'un fils providentiel. D'ailleurs, dès que cela
est accompli, l'attitude de la jeune fille change. Mulan, de retour chez son
père, accueille le capitaine en lui demandant humblement s'il veut rester
dîner, signifiant ainsi son retour à la sphère privée réservée aux femmes,
et l'abandon des domaines masculins de la guerre et de la politique, aux-
quels elle avait pourtant gagné le droit de participer. Jane, auparavant si
dégourdie et moqueuse, se met à se blottir contre le torse de Tarzan, pour
se laisser soulever, les joues rouges et le regard humide. Chacun-e a
retrouvé sa place traditionnelle, tout est rentré dans «l'ordre». Malgré les
évolutions indéniables des personnages féminins, le dénouement est tou-
jours un retour à la norme.

La féminité en voie de disparition?


En fait, l'une des principales nouveautés réside dans l'abandon d'une
sorte d'idéalisme mièvre qui faisait des héroïnes des êtres toujours gra-
cieux, souriants et calmes. Les filles ont gagné le droit à l'inélégance.
Ainsi on peut voir Mulan au réveil, l'œil glauque et la mine renfrognée,
ou avec de la bouillie plein le menton quand son compagnon, le petit dra-
gon, essaie de la gaver, ou encore en train de faire des grimaces. Jane, de
même, fait une entrée en scène assez ridicule quand elle est rejetée en
arrière par des bambous au moment où elle va apparaître à l'écran. Elle
est souvent décoiffée, mal attifée. Elle est parfois brusque ou maladroite.
Quand elle évolue dans la jungle, c'est sans prendre garde ni à ses vête-
ments ni à ses attitudes, quand elle a peur, elle crie à gorge déployée. Et
quand on la voit imiter le cri du gorille en courant à quatre pattes, on se
dit que les princesses gazouillant avec les petits oiseaux ont fait long feu.
Ce qui est confirmé dans une scène de Shrek où la princesse Fiona se met
à chanter avec un oiseau bleu, de plus en plus aigu jusqu'à ce que l'oiseau
en explose : c'était sa technique de chasse. On voit aussi la princesse éruc-
ter, faire des «barbapapas» de toiles d'araignées pleines de mouches, ou
souffler dans un serpent pour faire un ballon.

Tout cela est marqué comme masculin : Fiona ne fait que répéter les
gestes de Shrek, et Mulan doit apprendre à abandonner sa bonne éduca-
tion féminine pour ressembler à un garçon. Le petit dragon lui enseigne

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pour cela à cracher, à marcher crânement, à se battre sans raison, et il lui


déconseille de se laver. Il semble y avoir une réelle différence de culture
entre garçons et filles, les garçons étant plus brutaux, bagarreurs, sales,
impolis, égoïstes, et les filles comme on l'a vu, calmes, polies, serviables,
soignées et réservées: qu'on pense au couple Peter Pan/Wendy, par
exemple quand celui-ci s'esclaffe de voir les sirènes tenter de noyer la
jeune fille apeurée. Ici les filles ne font qu'emprunter des comportements
« masculins ».

S'il s'agit bien entendu d'une différence d'éducation selon le sexe, elle
devient dans Shrek et dans Tarzan une différence de civilisation et une dif-
férence de nature. En effet, si Jane et Fiona ont une apparence humaine,
Tarzan se comporte comme un gorille, et Shrek est un ogre pas vraiment
humain, avec sa peau verte et ses oreilles tubulaires. C'est sa nature d'ogre
qui lui permet de régaler les enfants de toute une série de gags scatolo-
giques. Quand la princesse en fait autant, les personnages comme le public
sont interloqués: un tel comportement n'est pas dans la «nature» d'une
fille, qui plus est d'une princesse. Or on apprend par la suite que la prin-
cesse se change en ogresse la nuit. Sa nature hybride est donc l'explication
à son attitude si peu «féminine». De même Tarzan, par son éducation de
gorille, n'a aucune idée des règles sociales humaines : il ne sait rien de la
galanterie, encore moins de ce que Jane appelle les «frontières person-
nelles», quand il s'approche de la jeune fille plus près que les convenances
ne le permettent et commence à la toucher. Sa vie est organisée selon le
schéma hyper-patriarcal des gorilles : pendant tout le film, il tente d'être
enfin admis par le mâle dominant (qui devrait être son père adoptif mais
qui le rejette), et à la mort de celui-ci, il devient lui-même chef du groupe,
nouveau mâle dominant et pousse son fameux cri.

Jane et Fiona appartiennent toutes deux à une culture montrée comme


désuète, artificielle, contraignante, démodée. Fiona revendique qu'on la
libère selon les règles, en tuant le dragon, puis en lui déclamant des vers,
au lieu de quoi Shrek fuit devant le dragon et jette la princesse sur son
épaule ; il se moque d'elle et de ses rêves de midinette longuement médités
dans son donjon. Shrek est, lui, un personnage contemporain, râleur, bla-
gueur, et peu enclin à admettre ses sentiments. Parallèlement, Jane repré-
sente la civilisation face à un «homme sauvage». Une civilisation faite de
convenances, de codes, de règles, de hiérarchies, de bienséance... reflets
d'une époque. La civilisation est ce qui entrave: les «frontières person-
nelles», les vêtements trop encombrants, la valise lourde qui s'ouvre et se
répand aux pieds de la jeune fille quand elle annonce à Tarzan qu'elle doit
partir... En revanche, la culture de Tarzan, c'est la liberté de mouvement, la
vitesse, et les relations directes et spontanées. Tout cela est montré comme
moderne, avec notamment de multiples clins d'œil à la culture de la
« glisse » : Tarzan évolue le long des branches moussues comme sur un ska-
teboard ou une planche de surf, en se laissant glisser à toute vitesse, et en
faisant parfois une petite pirouette. Il semble appartenir à la culture «bran-
chée» contemporaine, à la culture populaire, tout comme Shrek qui parle

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familièrement et ne s'encombre pas de bonnes manières. À l'opposé, Fiona
et Jane semblent issues de la «bonne société», que celle-ci soit une aristo-
cratie de conte de fées ou la bourgeoisie anglaise du début du XXe siècle.
Dans Mulariy la jeune fille et le capitaine sont tous deux humains et du
même milieu, mais on voit bien que les cultures féminine et masculine
sont radicalement différentes et surtout cloisonnées : d'ailleurs une femme
ayant vécu sous l'apparence d'un homme doit être mise à mort. Les deux
sexes sont aussi séparés et différents que deux civilisations, ou que deux
stades dans l'évolution, voilà le paradigme que répètent ces trois films.
Bien des péripéties seront donc nécessaires à leur rencontre.

Ces histoires rappellent une structure archétypale que l'on trouve


dans bien des contes, celle du «fiancé animal», comme l'appelait Bettel-
heim. Nombre de contes mettent en scène les avatars que doivent surmon-
ter le garçon et la fille pour grandir, se rencontrer et finalement accéder
harmonieusement à la sexualité. Dans ce type particulier de contes, le gar-
çon se présente tout d'abord sous une forme animale ou monstrueuse.
L'amour de l'héroïne lui rendra son apparence humaine. L'exemple le plus
connu est bien sûr celui de la grenouille qui se change en prince quand la
princesse consent à l'embrasser. Le fiancé animal est en général repous-
sant, et souvent effrayant ou désagréable. On pourrait citer «La Belle et la
Bête»6, conte dans lequel l'homme a l'apparence d'une bête cruelle et
colérique, ou aussi «Neige-Blanche et Rose-Rouge», dans lequel le fiancé
est dédoublé en deux personnages: l'un aimable mais à l'apparence
d'ours, l'autre étant un détestable nain, ingrat et malfaisant. Les deux
fillettes doivent les aider et les servir avant que le nain ne soit tué et que
l'ours ne se transforme en prince charmant. Dans le conte du «Roi Gre-
nouille » 7, le fiancé a l'apparence d'une grenouille, et c'est quand la prin-
cesse jette l'animal contre le mur que la métamorphose a lieu. Bettelheim
voit dans ce type de récit la mise en scène de l'étape nécessaire pendant
laquelle l'enfant considère la sexualité comme bestiale et repoussante. Le
conte lui enseigne que le jour viendra où son regard changera, et où il
s'ouvrira à une vie sexuelle épanouie. Or, force est de constater que les
rôles ne sont pas interchangeables: c'est toujours le garçon qui a été
changé en bête repoussante. Bettelheim note cette asymétrie, mais sans en
donner d'explication :

«II faut remarquer cependant que dans la plupart des contes de fées occidentaux
la Bête est de sexe masculin et ne peut être délivrée de son sortilège que par
Γ amour d'une femme. (...) Il faut supposer que les inventeurs de ces contes
croyaient que pour que l'union soit heureuse, c'était la femme qui devait sur-
monter son dégoût du sexe et de sa nature animale. (...) Les contes du cycle de
V animal-fiancé nous disent que c'est surtout la femme qui doit modifier son
attitude envers la sexualité, en l'acceptant au lieu de la repousser; tant que les

6. Mme Leprince de Beaumont, «La Belle et la


7. Jacob et Wilhelm Grimm, «Neige-Blanche et Rose-
Bête», dans Le Magasin des enfants, 1757. Rouge» et «Le Roi Grenouille», dans Contes, 1857.

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Publicité, dessins animés: quels modèles pour les filles?
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choses sexuelles lui paraissent laides et animales, elles gardent leur nature ani-
male chez l'homme; c'est-à-dire qu'il n'est pas désensorcelé.» (Bettelheim,
1976:420-2).

Certes, il existe des personnages féminins se transformant en ani-


maux, partiellement ou totalement, mais ils n'ont jamais le côté repous-
sant que l'on constate ici (les sirènes et ondines, par exemple, sont sédui-
santes, et le garçon n'a nul dégoût à surmonter pour s'unir à elles).
Bettelheim, qui ne se pose pas la question du patriarcat, se contente de
noter : « Seul le côté masculin de la sexualité est bestial », et n'insiste pas
sur la relation de contrainte qui s'instaure entre la fille et son « fiancé-ani-
mal». Neige-Blanche et Rose-Rouge doivent aider le méchant nain chaque
fois que celui-ci se trouve en difficulté, et ne reçoivent en retour que des
insultes. Elles doivent nettoyer le pelage de l'ours et le nourrir. La Belle,
elle, est bel et bien prisonnière chez la Bête, même si elle n'a pas de travail
à effectuer. Le pire cas, c'est sans doute celui de la fille du roi, que son
père oblige, afin qu'elle tienne sa promesse, à manger et boire dans la
même vaisselle que la grenouille, et à partager son lit avec elle. On peut
penser que ces contes avertissaient les filles de ce qui les attendait à une
époque où elles ne choisissaient pas forcément leur mari, où elles devaient
le servir et lui obéir. Ce n'est que quand elles acceptaient cette soumission
qu'elles étaient prêtes pour le mariage. L'expérience masculine en la
matière était toute différente, même si les garçons ont également des
leçons à tirer de ces contes, comme la grenouille qui apprend qu'elle est
allée trop loin avec la princesse.

Se battre pour se défendre


Qu'en est-il dans nos dessins animés ? Il est indéniable que les garçons
«s'humanisent», ou se civilisent quelque peu au contact des filles, c'est sur-
tout vrai pour Tarzan qui apprend à redevenir un être humain au contact
de Jane. Shrek conserve son apparence, mais apprend à être moins gro-
gnon, moins égoïste. Le capitaine dans Mulan apprend à être moins intran-
sigeant, plus humble, à admettre l'existence de ses sentiments. Ces change-
ments sont importants, ils sont chaque fois soulignés par l'intervention
d'une tierce personne, le petit âne dans Shrek, l'empereur de Chine dans
Mulan. Cependant, si changements il y a, ils sont relativement insignifiants
par rapport à la réelle nouveauté dans ces récits d'aujourd'hui : les filles
sont non seulement tenues d'accepter «l'animalité» du fiancé, mais égale-
ment de s'y conformer elles-mêmes. Ainsi Fiona qui se révèle être une
ogresse la nuit puis qui le reste en permanence, Jane qui apprend à parler
gorille, ou encore Mulan qui apprend à être sale et bagarreuse comme les
garçons. Cela est-il le signe d'une évolution positive vers une plus grande
égalité entre les sexes? C'est peut-être ce qu'avaient en tête les auteurs de
ces films. On peut cependant s'interroger sur une société qui vante de la
sorte la régression, l'immaturité, et la loi du plus fort - ou du plus mal
élevé.

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Peut-on réellement considérer comme une promotion sociale le fait
que dans ces films les filles se battent aussi? Filles et garçons ne s'y
battent pas pour les mêmes raisons, et c'est là toute la différence. Selon ce
qui nous est raconté, les garçons se battent parce que ce serait dans leur
nature. Les filles se battent à contre cœur, pour se défendre. Il serait
impensable qu'un garçon dédaigne la guerre, ou qu'une fille veuille en
faire sa profession. L'arrière-plan émotionnel, tel qu'il est mis en scène
dans les films, est d'ailleurs tout à fait différent chez les uns et chez les
autres. Dans Mulan, deux scènes sont intéressantes à mettre en parallèle.
Au début, sous son apparence de fille, Mulan prend la défense d'une petite
fille à qui de vilains garçons qui jouent à la guerre ont chipé la poupée :
Mulan, l'œil sévère, intervient et reprend la poupée. Plus tard, on voit le
méchant Shan-Yu, le chef des Huns, avec une autre poupée que lui a rap-
portée son oiseau pour le mettre sur la piste d'un village ; il sourit de façon
sinistre. Le village sera massacré, et Mulan, cette fois en soldat, ramasse
tristement la poupée parmi les décombres. Shan-Yu ne serait-il après tout
qu'un vilain petit garçon voleur de poupée? Les hommes se battent pour
«jouer» à la guerre :

«Les hommes (par opposition aux femmes) sont socialement institués et ins-
truits de manière à se laisser prendre, comme des enfants, à tous les jeux qui
leur sont socialement assignés et dont la forme par excellence est la guerre. »
(Bourdieu, 1998: 82)

Au contraire, les filles, si elles se battent, se battent pour se défendre


des garçons et de leurs assauts, ce n'est jamais un jeu8. Cela est d'ailleurs
très clair dans nos dessins animés. Il est amusant de noter dans les deux
Disney un même geste typiquement féminin, reproduit par Jane et par
Mulan : la gifle, administrée à l'individu masculin qui s'approche de trop
près. Ce geste est traditionnellement le seul acte brutal que l'on permet
aux filles, aussi est-il sujet à plaisanterie pour son côté un peu désuet et
artificiel. Dans Mulan, le petit dragon évoque ses pouvoirs magiques qui
lui permettraient de voir à travers les vêtements de la jeune fille. Celle-
riposte par une gifle. Dans Tarzan, Jane gifle le héros quand celui-ci l'exa
mine sous toutes les coutures, curieux de découvrir une créature de mêm
espèce que lui, au mépris des «frontières personnelles». Quant à la prin-
cesse Fiona, elle assomme une dizaine d'hommes qui avaient entrepris de
l'enlever pour la courtiser. À Shrek qui s'étonne de son talent pour les art
martiaux, elle répond que, «lorsque seul vous vivez, seul vous devez vous
défendre». Une femme est encore et toujours une forteresse assiégée, so
intimité doit être protégée contre les prédateurs masculins dans un mond
qui lui est hostile. Si autrefois leur intégrité était défendue en apparenc

8. Dans la vie réelle, on remarque le même phéno-


jouer, d'y prendre du plaisir, et même d'imaginer
que cela soit possible : une fille ne peut aimer
mène, par exemple avec les jeux vidéo : la plupart
jouer à la guerre. Là aussi, des changements et
des jeux sont des jeux de guerre ou des jeux met-
tant en scène des combats. Les filles, de pardes transgressions sont à l'œuvre, et seraient à
leur
éducation sociale, s'interdisent spontanément étudier.
d'y

94. | NQF Vol. 24, No 1 / 2005

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Édito I Grand angle tnmmXnnIS Parcours | Comptes rendus | Collectifs
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par toutes sortes de contraintes et de règles sociales appelées courtoisie ou


galanterie, aujourd'hui les femmes ne doivent plus compter que sur leur
seule combativité. Peut-on parler d'égalité dans ces conditions? Dans nos
films, ce n'est qu'un leurre : il y a toujours les assaillants et les assaillies.
Une fille qui se bat se doit en compensation de faire la preuve de sa «vraie»
féminité et montrer qu'elle est toujours coquette9 ou bonne ménagère
(qu'on pense à Mulan se préoccupant du dîner après avoir vaincu les Huns).
L'adoption d'un comportement violent constitue plutôt pour nos héroïnes
une acculturation, une acclimatation dans un monde étranger et hostile:
celui des hommes.

Si les femmes représentent comme on l'a vu dans nos œuvres la civili-


sation, le respect, le savoir-vivre, elles doivent y renoncer pour s'adapter à
un monde qui a préféré la loi de la jungle. La jungle en question n'est pas
celle de Tarzan, c'est en réalité une société où règne la loi du plus fort, le
« chacun pour soi » et qui tolère que l'on dispose des plus faibles. Ceux, et
surtout celles, qui ne savent pas se défendre seront manipulés, utilisés,
consommés, vendus.

L'étude de ces quelques publicités et dessins animés confirme la per-


manence d'un statut de seconde zone pour les filles. Certes, les femmes ne
sont plus de jolies poupées fragiles et immobiles, mais elles restent des
objets de consommation, comme le montrait le miroir magique dans Shrek.
Elles n'ont d'autre choix que d'accepter ce statut réifiant ou d'essayer de se
battre à armes égales avec les hommes en imitant le modèle masculin.
Celles qui y parviennent sont rares, nous prévient-on : l'empereur de Chine
affirme qu'on ne rencontre qu'une seule fille comme Mulan par dynastie. Et
même en cas de victoire, la fille n'obtient en définitive que la place qui lui
est de toute façon attribuée, au foyer, en retrait derrière le héros. La culture
de masse n'a pas encore vu naître une héroïne qui conquerra elle-même
une autre place et donnera, enfin, un autre modèle aux petites filles. ■

9. Il faudrait étudier les modèles des «women war- dévêtues... Finalement une version «phallique» de
riors» à la Lara Croft qui sont souvent des concen-
l'éternelle femme-objet.
trés de fantasmes masculins, hyper-sexualisées, très

Belotti, Elena Bourdieu, Pierre (1998). La(1974).


Gianini Domination mascu- Du c
filles. Paris : line. Paris : Seuil.
Éditions des Femmes.
Bettelheim, Bruno (1999 [1976])
des contes de fées. Traduction de
Théo Carlier. Paris : Pocket.

NQF Vol. 24, No 1 / 2005 | 9 5.

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