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Romantisme

Mallarmé et la bombe de Zola


Mme Anne-Catherine Aubert

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Aubert Anne-Catherine. Mallarmé et la bombe de Zola. In: Romantisme, 1995, n°87. Fins de siècle. pp. 69-74;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1995.2974

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1995_num_25_87_2974

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Anne-Catherine AUBERT

Mallarmé et la bombe de Zola

Accuser

Lorsqu'au début de l'année 1898, écrivains et intellectuels s'unissent en vue de


soutenir la fameuse lettre de Zola au Président Félix Faure, « J'accuse », Mallarmé
s'abstient. Cette abstention, il la justifie dans un télégramme adressé à Zola le 23
février comme la seule expression possible de son admiration : « Pénétré de la
sublimité qui éclata en votre Acte, il ne m'a pas paru pouvoir, par un applaudissement,
vous distraire, ni rompre un silence chaque jour plus poignant » l. Ainsi présenté,
c'est par respect pour l'acte que le poète n'adhère pas à la liste de soutien. Encore
que, comme en témoigne le fait même de l'explication, la position de Mallarmé ne
soit pas sans ambiguïté : l'abstention peut aussi se comprendre comme le signe d'une
réticence.
Toutefois, il n'importe pas de spéculer ici sur l'opinion politique de Mallarmé. Au
contraire, il faut en souligner l'absence, le télégramme ne faisant justement aucune
allusion relative à la démonstration de Zola, c'est-à-dire aux neuf dixièmes du texte.
En fait, ce qui caractérise le télégramme adressé à l'écrivain, c'est l'insistance
marquée sur l'« Acte » lui-même et sur la sublimité qui s'en dégage. Autrement dit,
Mallarmé est fasciné par le côté performatif du « J'accuse » de Zola, tout en s'abste-
nant de se prononcer sur ce qui concerne le versant dénotatif du texte 2. L'attitude du
poète semble ainsi relever directement de ses positions esthétiques et plus
spécialement de sa conception de l'acte (littéraire) comme refus du langage représentatif,
comme pure performance. Et de fait, les pages suivantes suggéreront un parallèle
troublant entre cette performance littéraire selon Mallarmé - et les mécanismes
formels (et judiciaires) de l'« Acte » de Zola (la capitale est de Mallarmé), c'est-à-dire
de l'accusation.
Dans une théorie du langage fondée sur la distinction entre le constatif et le
performatif, l'accusation, n'existant pas hors de la parole, se définirait comme un acte de
langage 3. La définition n'est toutefois pas simple. C'est que celui qui prononce une
accusation prétend en général dévoiler une réalité extérieure et préexistante. « Prétend »
- car ce qui caractérise cette réalité, c'est précisément son absence : ou bien la faute a
déjà été commise, ou bien elle est dissimulée. Bref, ce n'est qu'à partir du moment où
les faits présentent une zone d'ombre que l'on peut formuler une accusation à
proprement parler. D'où, évidemment, la procédure judiciaire qui s'ensuit et qui vise à

1. Stéphane Mallarmé, Correspondance, vol. X, Gallimard, 1984, p. 108.


2. A cet égard, il est un peu surprenant que les éditeurs de la Correspondance, Henri Mondor et Lloyd
James Austin, conçoivent la lettre de Mallarmé à Zola comme une démonstration « éclatante [de] son
attitude profonde » (ibid., p. 108, note 2).
3. Notons, cependant, que dans son célèbre ouvrage sur les actes de langage (Quand dire c'est faire),
Austin ne mentionne pas l'accusation - malgré des répertoires détaillés.

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reconstituer les événements, fournir des preuves, entendre des témoins, bref, à établir
que l'accusation est bel et bien fondée. Fondée, c'est-à-dire conforme à la réalité,
c'est-à-dire référentielle. En ce sens, l'accusation semble osciller entre les deux
versants du langage où l'un (le performatif - « j'accuse ») entame le procès de l'autre (le
dénotatif). Et corrélativement, l'issue du procès détermine - juge - le taux de référen-
tialité de l'acte de langage. Mais justement, imputer à un acte de langage la possibilité
d'une certaine référentialité revient au fond à remettre en question l'aspect strictement
performatif de l'acte, et d'une façon plus générale, l'autonomie du langage par rapport
à la réalité extérieure.
Dans la logique théorique mallarméenne, préoccupée, précisément, par ce rapport,
l'accusation se présenterait ainsi comme doublement intéressante. D'abord parce que
l'acte lui-même n'est possible que grâce à l'absence du réfèrent. Ensuite, parce que la
récupération de ce réfèrent a pour effet de doubler l'énoncé d'un statut dénotatif. Bref,
l'accusation est un acte de langage dont l'autonomie est menacée par le caractère
relatif de l'absence référentielle. C'est pour cette raison qu'une de ses caractéristiques
fondamentales est de toujours se situer entre la performance (dans le cas d'une
absence définitive) et la représentation (dans le cas d'une récupération). En d'autres mots,
l'accusation pourrait se définir à la fois comme un acte performatif qui questionne sa
performance et comme une référence dont on vérifie la référentialité, comme un acte
naturellement équivoque 4.
Or, cette ambiguïté reflète la tension entre la pensée théorique de Mallarmé, qui
est une pensée des limites, et son projet poétique, qui rêve d'une totalisation possible.
D'une part, en effet, en engageant un procès, en quelque sorte, contre la partie
référentielle du langage, l'énoncé accusateur semble illustrer un des thèmes récurrents de
la réflexion du poète. Mais, d'autre part, en (re)mettant en cause la pure auto-référen-
tialité de l'acte, cet énoncé va nécessairement à l'encontre des aspirations purement
poétiques de Mallarmé, aspirations qui consisteraient, elles, en l'accomplissement
total de cette performance (« Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total,
neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole... ») 5.
L'accusation finit ainsi, d'une certaine manière, par emblématiser la possibilité
toujours imminente d'une impuissance littéraire (le Livre jamais achevé).

Exploser

De la fascination de Mallarmé pour l'accusation témoigne la double présence dans


l'œuvre du poète d'un texte intitulé, justement, « Accusation ». Publié en 1897, bien
avant l'engagement de Zola dans l'affaire Dreyfus, dans le recueil des Grands faits
divers, ce texte est en fait une reprise, à quelques variantes près, d'un paragraphe de
La Musique et les Lettres (1894) 6. Dans ce passage, Mallarmé fait référence à cer-

4. Ce qui expliquerait alors l'absence de l'accusation dans les enumerations d'Austin.


5. Stéphane Mallarmé, Crise de vers dans Œuvres complètes, « Pléiade », 1945, p. 368, édition de Henri
Mondor et G. Jean-Aubry.
6. Dans l'édition de la Pléiade, il s'agit du paragraphe commençant par « L'injure opposée... » et se
terminant par « - ou littéraires » de La Musique et les Lettres, p.652. L'édition de Mondor se contente de
mentionner l'existence d'« Accusation » en note (p. 1577 et 1579) sans en reproduire le texte dans Grands
faits divers, l'implication étant que les textes sont identiques, ce qu'ils ne sont pas. On trouvera « Accusation »,
à proprement parler, dans Igitur Divagations Un Coup de dé (Gallimard, collection « Poésie », 1976, p.296-7).
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tains journaux qui l'accusent, lui et ses amis, d'avoir quelque sympathie pour les
poseurs de bombes « anarchistes » - nous sommes (en 1894) à la fin de l'ère dite des
attentats. Or, ce qui est significatif (et somme toute peu surprenant de la part du
poète), c'est que celui-ci à la fois répond et ne répond pas à l'accusation. Il y répond,
par le seul fait d'en parler ; mais il n'y répond pas vraiment, parce que,
paradoxalement, il semble souscrire à l'essentiel de ce qu'affirment ses critiques, c'est-à-dire sa
propre fascination pour l'attentat :
Les engins dont le bris illumine les parlements d'une lueur sommaire, mais estropient
aussi à faire grand' pitié, des badauds, je m'y intéresserais en raison de la lueur - sans la
brièveté de son enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive
incompréhension ; mais j'y récuse l'adjonction de balles à tir et de clous. Tel un avis ; et,
incriminer de tout dommage ceci uniquement qu'il y ait des écrivains à l'écart tenant,
ou pas, pour le vers libre, me captive, surtout par de l'ingéniosité.
« Je m'y intéresserais ! » Ce syntagme, qui évoque aussi bien la rumeur (on dit que...)
qu'une réelle possibilité (je m'y intéresserais si...) est en quelque sorte similaire de
par son ambiguïté au sens inévitablement équivoque de l'abstention telle que le poète
la laisse entendre en 1898. Seulement dans ce texte, cette ambiguïté pèse sur la notion
de bombe (« Les engins... je m'y intéresserais... »). Plus précisément, Mallarmé serait
attiré par une certaine conception de la bombe : « ... je m'y intéresserais en raison de
la lueur... mais j'y récuse l'adjonction de balles à tir et de clous ». L'« intérêt » de
Mallarmé se dessine ainsi à travers une opposition - marquée par le « mais » - entre
l'objet et ce qui lui est « adjoint ». Ce qui est récusé, ce n'est pas la bombe, mais ce
qu'il faut bien appeler ici son supplément, lequel est associé à une inacceptable
violence. Bref, ce qui n'intéresse pas Mallarmé, c'est la matérialité de l'explosif.
Autant dire que ce qui, dans l'attentat, attire le poète se présente comme
singulièrement abstrait : « je m'y intéresserais en raison de la lueur - sans la brièveté de son
enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive incompréhension ».
Bien que l'ensemble de cette phrase maintienne l'ambiguïté propre à la forme
conditionnelle, bien que Mallarmé demeure réservé quant aux implications politiques de
l'explosion, le fait même qu'il ne condamne pas « la brièveté de son enseignement »
comme il condamne ensuite les balles et les clous a pour effet de suggérer qu'en fin
de compte, ce qui pourrait l'intéresser, se situerait précisément dans cet «
enseignement » permettant une « définitive incompréhension ».
Or, n'est-ce pas une des caractéristiques fondamentales, bien que paradoxales,
d'une bombe que d'être abstraite - c'est-à-dire d'échapper à la compréhension ?
Après tout, une bombe n'est réellement bombe que lorsqu'elle s'anéantit, s'efface. Ce
n'est qu'à partir de la disparition de l'engin — ce n'est que parce que l'engin a disparu —
que, d'ordinaire, le public en prend connaissance ; c'est seulement en tant qu'absent
que l'explosif fait véritablement apparition. Dans la perspective théorique de
Mallarmé, la bombe semble ici investie d'une double iconicité, puisqu'elle renvoie à
une absence référentielle, mais à une absence qu'elle crée en se volatilisant elle-
même. D'une certaine manière, il s'agirait ainsi d'une performance pure : auto-réfé-
rentielle, l'explosion n'exprime rien d'autre que sa non-référentialité.
Plus précisément, l'explosion symbolise ici la négation d'un certain rapport entre
le langage et la réalité extérieure. En effet, suggérant que son enseignement « permet
[...] une définitive incompréhension », le texte s'en prend aux prémisses mêmes de
l'enseignement qui sont celles d'un langage absolument transparent, par lequel il
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s'agit de « signaler » et d'« expliquer », afin de les faire comprendre, des vérités
extérieures au langage. Or dans ce passage, c'est bien d'un enseignement dont il est
question, mais d'un enseignement qui consiste à ne révéler que le fait qu'il ne révèle rien.
De là son caractère lumineusement incompréhensible. En d'autres termes, la bombe,
telle qu'elle fascine Mallarmé, enseignerait, précisément en ce qu'elle ne dévoile rien.
Elle enseigne en signalant l'absence d'un rapport entre des mots et des choses.

Ecrire

Cette logique paradoxale est centrale au texte « Accusation » lui-même. Cependant


contrairement au caractère instantané de l'explosion, l'écriture, elle, procédera
graduellement, en particulier par sa propre structuration en une dualité spéculaire. La
chose en soi n'a rien de remarquable : on sait que la forme du chiasme est quasiment
au principe de l'écriture mallarméenne, où « [l]es mots [...] s'allument de reflets
réciproques [...] » 7. Seulement, dans « Accusation », cette « réciprocité » se joue entre la
transparence et l'intransitivité du langage. Ce que l'attentat accomplit simultanément,
le texte l'épelle successivement en procédant d'abord à une évacuation référentielle
puis à la désignation spécifique d'une rupture entre signe et réalité. Ce faisant, les
prémisses de l'auto-référentialité sont, paradoxalement, celles d'un langage transitif.
Il y a d'abord la topographie textuelle elle-même, où les deux bouts du passage en
question représentent manifestement deux conceptions opposées du langage. En effet,
si le texte commence et se termine par une allusion à l'écrit, à « L'injure bégaie en
des journaux... » répondant « je ne sais [...] comment les désigner, gratuits, étrangers,
peut-être vains - ou littéraires », les deux allusions relèvent directement de
l'opposition propre au langage, la différence entre les journaux et la littérature équivalant à
celle qui distingue le dénotatif de l'auto-référentiel. D'une certaine manière, donc,
début et fin du texte se reflètent en s'inversant. Du reste, l'écrit est parsemé d'échos,
de renvois, de déplacements, de substitutions, d'échanges, etc., lesquels divisent le
texte, en quelque sorte, en une première et une seconde parties. S'opposent ainsi la
lacune (« faute de », première partie) à la perfection (« indéfectiblement », deuxième
partie) ; le peu (« lueur », Ière) au plein (« éblouissement », 2ème) ; la méfiance («
discrédit », « se réservent ») à la confiance (« respectueux », « intérêt ») ; l'hésitation
(« bégaie », « réticence », « insinuation ») à l'affirmation (« indisputablement », «
unanimité », « d'accord ») ; l'absence relative (« soupçon prêt à poindre ») à la présence
totale (« apothéose », « éblouissement »), etc. A travers cette série d'oppositions, la
première partie du texte, celle des journaux et de la dénotation, semble marquée par
des expressions signalant des failles, des manques, des handicaps, tandis que la suite,
qui se rapporte au littéraire, donne au contraire l'impression d'une plénitude et signale
un accomplissement.
Cet accomplissement est toutefois paradoxal, puisque la fin du texte semble définir
la littérature comme relevant de « quelques esprits, je ne sais, à leur éloge, comment
les désigner, gratuits, étrangers, peut-être vains ». Inutile, sans doute, de s'attarder sur
le déplacement inhérent à l'adjectif « étrangers », ou sur l'insignifiance et l'illusoire
impliqués par « vains » — tous traits problématiques pour ce qui se voudrait accompli
et plein. Soulignons toutefois l'importance du premier adjectif : « gratuits ». Il est

7. Crise de vers, éd. cit., p. 366.


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particulièrement décisif pour l'enjeu du passage en question, dans la mesure où il


touche au problème de la référence. Plus exactement : dans la mesure où il indique la
rupture d'un rapport référentiel. En effet, « gratuits » signifie non pas une absence de
valeur, mais une valeur qui n'a pas cours, c'est-à-dire qui n'a pas de représentation
concrète ou « numéraire » (le numéraire étant du reste pour Mallarmé une métaphore
privilégiée du langage représentatif) 8.
Reviendrait ainsi, à la fin du texte, une certaine forme d'« incompréhension ». Et
ici, fort clairement, ce qui n'est plus compris, ce qui est exclu, c'est précisément le
rapport référentiel. « Désigner », dans le contexte de la littérature, rejoint
l'enseignement de l'attentat. Mieux : face à ce qui, dans « enseignement », implique encore les
saignements de la dénotation (bégaiements, blessures, débris), « désigner » nous dit
tout net qu'il n'y a plus de signe(s). « Gratuit », « étranger » et « vain », le « littéraire
» désigne un langage sans référence.

(Ne pas) prendre parti

II y a donc une relation spéculaire entre la logique de l'accusation et la forme de


son objet, la bombe. Au fond, toutes deux tournent autour de la question au cœur du
littéraire selon Mallarmé, c'est-à-dire celle de la (non) représentation, ou, si l'on
préfère, celle du rapport au réel. Postulé par l'accusation, celui-ci est aussitôt mis en
doute par la nécessité même d'accuser ; détruit par la bombe, il est pourtant indiqué
comme antérieurement présent dans la mesure où il y a effectivement eu destruction.
Cette inversion propre à la structure du miroir est d'ailleurs renforcée sur le plan de la
finalité, où l'accusation cherche à reformer le lien entre le langage et la réalité alors
que l'attentat, au contraire, le défait. Autrement dit, relativement à la question de la
possibilité de la représentation, explosition et accusation se reflètent mutuellement,
mais procèdent chacune dans un sens contraire.
Le miroir interne à l'écrit a donc son pendant politique 9. Cette similarité elle-
même est paradoxale, d'un paradoxe révélateur quant à la position de Mallarmé face
au politique. D'une part, en effet, en recréant le fonctionnement structurel de
l'attentat, c'est-à-dire, au fond, en « représentant » l'évacuation référentielle qui caractérise
l'explosion, le texte semble indiquer un intérêt certain du poète pour le politique - et
par là, souscrit aux accusations des journaux. Mais le texte dit aussi le contraire de
cela, puisqu'il souligne la rupture entre le langage et le réel, - le réel étant ici la scène
politique de 1893-94. En ce sens, l'auto-référentialité d'« Accusation » exprime non
pas l'intérêt du poète, mais au contraire, sa réticence à l'égard de l'attentat - et donc
son rejet des accusations dont il fait l'objet.
C'est en cela qu'« Accusation » préfigure la position de Mallarmé face au «
J'accuse » de Zola, une position, qui se traduit, rappelons-le, par un silence, mais par un
silence problématique dans la mesure où le poète le rompt en l'expliquant dans son
télégramme du 23 février 1898.
8. Crise de vers : « Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être
pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d1 autrui en silence une pièce de
monnaie... » et un peu plus loin « Au contraire d'une fonction numéraire facile et représentatif, comme le
traite d'abord la foule, le dire... », p.368.
9. C'est un peu ce que J. Kristeva montre dans La Révolution du langage poétique (Seuil, 1974), en
particulier dans l'alinéa intitulé « Le livre comme un attentat », p.433-435.
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Mais ce n'est pas tout. Entre « Accusation » et « J'accuse » aussi se profile une
structure spéculaire. On aura évidemment noté la similarité des titres, laquelle est
d'autant plus significative que dans les deux cas, le titre est venu s'ajouter après coup,
comme si, à chaque fois, il y avait hésitation quant au sens primordial du texte 10. Ce
qu'il faut toutefois souligner, c'est que Zola et Mallarmé se rencontrent, pour ainsi
dire, à travers un concept qui, comme on l'a vu, questionne à la fois la performance et
la référentialité du langage. Comme si le champion du langage dénotatif et celui du
performatif étaient destinés, à la fin presque commune de leurs carrières littéraires, à
s'identifier à un acte entraînant inévitablement le procès du langage, du langage aussi
bien réaliste que symboliste - c'est-à-dire, au fond, le procès de leurs propres
conceptions respectives du littéraire.
Bien entendu, les deux textes s'opposent tant sur le plan des intentions que sur
celui de leur nature discursive : Mallarmé répond à une accusation alors que Zola en
formule une, et « Accusation » se veut proprement littéraire (que ce soit dans une
conférence sur la littérature ou dans un recueil de poèmes en prose), alors que «
J'accuse » se veut strictement politique, malgré ses références à la fiction. Mais la
convergence n'est-elle pas indéniable, entre un Zola qui, en marche vers la vérité, finit sa
lettre au Président Félix Faure en déclarant :
Je l'ai dit d'ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s'y
amasse, elle y prend une forme telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout
sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer pour plus tard, le plus
retentissant des désastres n.
- et un Mallarmé qui, « pénétré de la sublimité » de l'acte révélateur de Zola, la
conçoit précisément comme ayant éclaté ? Vue sous cet angle, l'affaire Dreyfus paraît
bien être un moment privilégié dans la problématisation grandissante du langage
conçu comme simple moyen de communication. Un moment où le sens semble
vaciller entre transcendance et immanence, entre transparence et performance. Entre
dénotation et détonation.

(Rutgers University)

10. On sait évidemment que c'est grâce à Clemenceau que le texte de Zola est connu sous le titre
« J'accuse ».
11. Emile Zola, La Vérité en marche, Gallimard, « Folio », 1969, p. 123.

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