Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Aubert Anne-Catherine. Mallarmé et la bombe de Zola. In: Romantisme, 1995, n°87. Fins de siècle. pp. 69-74;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1995.2974
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1995_num_25_87_2974
Accuser
reconstituer les événements, fournir des preuves, entendre des témoins, bref, à établir
que l'accusation est bel et bien fondée. Fondée, c'est-à-dire conforme à la réalité,
c'est-à-dire référentielle. En ce sens, l'accusation semble osciller entre les deux
versants du langage où l'un (le performatif - « j'accuse ») entame le procès de l'autre (le
dénotatif). Et corrélativement, l'issue du procès détermine - juge - le taux de référen-
tialité de l'acte de langage. Mais justement, imputer à un acte de langage la possibilité
d'une certaine référentialité revient au fond à remettre en question l'aspect strictement
performatif de l'acte, et d'une façon plus générale, l'autonomie du langage par rapport
à la réalité extérieure.
Dans la logique théorique mallarméenne, préoccupée, précisément, par ce rapport,
l'accusation se présenterait ainsi comme doublement intéressante. D'abord parce que
l'acte lui-même n'est possible que grâce à l'absence du réfèrent. Ensuite, parce que la
récupération de ce réfèrent a pour effet de doubler l'énoncé d'un statut dénotatif. Bref,
l'accusation est un acte de langage dont l'autonomie est menacée par le caractère
relatif de l'absence référentielle. C'est pour cette raison qu'une de ses caractéristiques
fondamentales est de toujours se situer entre la performance (dans le cas d'une
absence définitive) et la représentation (dans le cas d'une récupération). En d'autres mots,
l'accusation pourrait se définir à la fois comme un acte performatif qui questionne sa
performance et comme une référence dont on vérifie la référentialité, comme un acte
naturellement équivoque 4.
Or, cette ambiguïté reflète la tension entre la pensée théorique de Mallarmé, qui
est une pensée des limites, et son projet poétique, qui rêve d'une totalisation possible.
D'une part, en effet, en engageant un procès, en quelque sorte, contre la partie
référentielle du langage, l'énoncé accusateur semble illustrer un des thèmes récurrents de
la réflexion du poète. Mais, d'autre part, en (re)mettant en cause la pure auto-référen-
tialité de l'acte, cet énoncé va nécessairement à l'encontre des aspirations purement
poétiques de Mallarmé, aspirations qui consisteraient, elles, en l'accomplissement
total de cette performance (« Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total,
neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole... ») 5.
L'accusation finit ainsi, d'une certaine manière, par emblématiser la possibilité
toujours imminente d'une impuissance littéraire (le Livre jamais achevé).
Exploser
tains journaux qui l'accusent, lui et ses amis, d'avoir quelque sympathie pour les
poseurs de bombes « anarchistes » - nous sommes (en 1894) à la fin de l'ère dite des
attentats. Or, ce qui est significatif (et somme toute peu surprenant de la part du
poète), c'est que celui-ci à la fois répond et ne répond pas à l'accusation. Il y répond,
par le seul fait d'en parler ; mais il n'y répond pas vraiment, parce que,
paradoxalement, il semble souscrire à l'essentiel de ce qu'affirment ses critiques, c'est-à-dire sa
propre fascination pour l'attentat :
Les engins dont le bris illumine les parlements d'une lueur sommaire, mais estropient
aussi à faire grand' pitié, des badauds, je m'y intéresserais en raison de la lueur - sans la
brièveté de son enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive
incompréhension ; mais j'y récuse l'adjonction de balles à tir et de clous. Tel un avis ; et,
incriminer de tout dommage ceci uniquement qu'il y ait des écrivains à l'écart tenant,
ou pas, pour le vers libre, me captive, surtout par de l'ingéniosité.
« Je m'y intéresserais ! » Ce syntagme, qui évoque aussi bien la rumeur (on dit que...)
qu'une réelle possibilité (je m'y intéresserais si...) est en quelque sorte similaire de
par son ambiguïté au sens inévitablement équivoque de l'abstention telle que le poète
la laisse entendre en 1898. Seulement dans ce texte, cette ambiguïté pèse sur la notion
de bombe (« Les engins... je m'y intéresserais... »). Plus précisément, Mallarmé serait
attiré par une certaine conception de la bombe : « ... je m'y intéresserais en raison de
la lueur... mais j'y récuse l'adjonction de balles à tir et de clous ». L'« intérêt » de
Mallarmé se dessine ainsi à travers une opposition - marquée par le « mais » - entre
l'objet et ce qui lui est « adjoint ». Ce qui est récusé, ce n'est pas la bombe, mais ce
qu'il faut bien appeler ici son supplément, lequel est associé à une inacceptable
violence. Bref, ce qui n'intéresse pas Mallarmé, c'est la matérialité de l'explosif.
Autant dire que ce qui, dans l'attentat, attire le poète se présente comme
singulièrement abstrait : « je m'y intéresserais en raison de la lueur - sans la brièveté de son
enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive incompréhension ».
Bien que l'ensemble de cette phrase maintienne l'ambiguïté propre à la forme
conditionnelle, bien que Mallarmé demeure réservé quant aux implications politiques de
l'explosion, le fait même qu'il ne condamne pas « la brièveté de son enseignement »
comme il condamne ensuite les balles et les clous a pour effet de suggérer qu'en fin
de compte, ce qui pourrait l'intéresser, se situerait précisément dans cet «
enseignement » permettant une « définitive incompréhension ».
Or, n'est-ce pas une des caractéristiques fondamentales, bien que paradoxales,
d'une bombe que d'être abstraite - c'est-à-dire d'échapper à la compréhension ?
Après tout, une bombe n'est réellement bombe que lorsqu'elle s'anéantit, s'efface. Ce
n'est qu'à partir de la disparition de l'engin — ce n'est que parce que l'engin a disparu —
que, d'ordinaire, le public en prend connaissance ; c'est seulement en tant qu'absent
que l'explosif fait véritablement apparition. Dans la perspective théorique de
Mallarmé, la bombe semble ici investie d'une double iconicité, puisqu'elle renvoie à
une absence référentielle, mais à une absence qu'elle crée en se volatilisant elle-
même. D'une certaine manière, il s'agirait ainsi d'une performance pure : auto-réfé-
rentielle, l'explosion n'exprime rien d'autre que sa non-référentialité.
Plus précisément, l'explosion symbolise ici la négation d'un certain rapport entre
le langage et la réalité extérieure. En effet, suggérant que son enseignement « permet
[...] une définitive incompréhension », le texte s'en prend aux prémisses mêmes de
l'enseignement qui sont celles d'un langage absolument transparent, par lequel il
72 Anne-Catherine Aubert
s'agit de « signaler » et d'« expliquer », afin de les faire comprendre, des vérités
extérieures au langage. Or dans ce passage, c'est bien d'un enseignement dont il est
question, mais d'un enseignement qui consiste à ne révéler que le fait qu'il ne révèle rien.
De là son caractère lumineusement incompréhensible. En d'autres termes, la bombe,
telle qu'elle fascine Mallarmé, enseignerait, précisément en ce qu'elle ne dévoile rien.
Elle enseigne en signalant l'absence d'un rapport entre des mots et des choses.
Ecrire
Mais ce n'est pas tout. Entre « Accusation » et « J'accuse » aussi se profile une
structure spéculaire. On aura évidemment noté la similarité des titres, laquelle est
d'autant plus significative que dans les deux cas, le titre est venu s'ajouter après coup,
comme si, à chaque fois, il y avait hésitation quant au sens primordial du texte 10. Ce
qu'il faut toutefois souligner, c'est que Zola et Mallarmé se rencontrent, pour ainsi
dire, à travers un concept qui, comme on l'a vu, questionne à la fois la performance et
la référentialité du langage. Comme si le champion du langage dénotatif et celui du
performatif étaient destinés, à la fin presque commune de leurs carrières littéraires, à
s'identifier à un acte entraînant inévitablement le procès du langage, du langage aussi
bien réaliste que symboliste - c'est-à-dire, au fond, le procès de leurs propres
conceptions respectives du littéraire.
Bien entendu, les deux textes s'opposent tant sur le plan des intentions que sur
celui de leur nature discursive : Mallarmé répond à une accusation alors que Zola en
formule une, et « Accusation » se veut proprement littéraire (que ce soit dans une
conférence sur la littérature ou dans un recueil de poèmes en prose), alors que «
J'accuse » se veut strictement politique, malgré ses références à la fiction. Mais la
convergence n'est-elle pas indéniable, entre un Zola qui, en marche vers la vérité, finit sa
lettre au Président Félix Faure en déclarant :
Je l'ai dit d'ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s'y
amasse, elle y prend une forme telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout
sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer pour plus tard, le plus
retentissant des désastres n.
- et un Mallarmé qui, « pénétré de la sublimité » de l'acte révélateur de Zola, la
conçoit précisément comme ayant éclaté ? Vue sous cet angle, l'affaire Dreyfus paraît
bien être un moment privilégié dans la problématisation grandissante du langage
conçu comme simple moyen de communication. Un moment où le sens semble
vaciller entre transcendance et immanence, entre transparence et performance. Entre
dénotation et détonation.
(Rutgers University)
10. On sait évidemment que c'est grâce à Clemenceau que le texte de Zola est connu sous le titre
« J'accuse ».
11. Emile Zola, La Vérité en marche, Gallimard, « Folio », 1969, p. 123.