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Le philosophe et ses
pauvres
Auteur Jacques Rancière
Éditeur Flammarion
Pages: 315
Prix : 10,20 €

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JACQUES RANCIÈRE. La littérature, cette sentinelle

Publié dans


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25/01/2007

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Rancière, Littérature

« Croyez-vous donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte, ne me fasse tout
autant qu’à vous sauter le cœur!? […] Mais esthétiquement j’ai voulu, cette fois et rien que cette fois, la
pratiquer à fond. Aussi ai-je pris la chose d’une manière héroïque, j’entends minutieuse, en acceptant
tout, en disant tout, en peignant tout (expression ambitieuse).!» Dans cette lettre à Léon Laurent-Pichat
datée de 1856, Gustave Flaubert prononce le credo littéraire d’un livre en train de paraître#: Madame
Bovary. À l’époque, nombre de critiques#– et un procès#– virent dans ce roman une fascination douteuse
pour le détail humain le plus commun, ainsi qu’une préoccupation tout à fait égale pour les êtres et les
choses. Dans Politique de la littérature, son dernier ouvrage, Jacques Rancière examine le caractère
pour le moins inédit de cette entreprise romanesque#: «!Flaubert rendait tous les mots égaux de la même
façon qu’il supprimait toute hiérarchie entre sujets nobles et sujets vils, entre narration et description,
premier plan et arrière-plan, et finalement entre hommes et choses.!» En outre, les jugements des
contemporains de Madame Bovary ont une portée autre qu’esthétique et recèlent une dimension peut-
être propre à la littérature#: sa nature intrinsèquement politique. Le roman de Flaubert est d’ailleurs
considéré avec agacement par certains de ses contemporains comme une entreprise «#démocrate#» (un
siècle plus tard, Jean-Paul Sartre retournera cet argument réactionnaire en voyant dans la tour d’ivoire
stylistique de Gustave Flaubert ou de Stéphane Mallarmé un repli aristocratique). Ce faisant, l’art
flaubertien vient rompre avec la partition figée des Belles-Lettres, elle-même issue des règles
aristotéliciennes de l’art considéré comme imitation ou interprétation de l’action des hommes. Surtout,
note Jacques Rancière, il provoque le «!démantèlement de cette hiérarchie poétique en accord avec un
ordre du monde.!»

Ceci posé, en quoi la littérature aurait-elle fondamentalement affaire


avec la politique#? Pourquoi seraient-elles toutes deux
« La littérature
nécessairement liées, qui plus est lorsque la première revendique,
comme chez Flaubert, le seul statut de «#l’art pour l’art#» ? C’est toute
est par nature
la question, récurrente dans la plupart des ouvrages de Jacques supérieure à la
Rancière, que tentent d’approfondir les textes rassemblés dans
Politique de la littérature. Pour l’auteur de La Parole muette, la
parole, c'est la
«#politique de la littérature#» ne renvoie pas à un quelconque “vérité des
engagement de l’écrivain, ni à une vision de la société susceptible choses opposées
d’être déployée dans ses livres#: la littérature fait en soi de la
politique lorsqu’elle intervient dans le champ morcelé et mouvementé au bavardage et
de la collectivité, cette «!distribution et cette redistribution des au mensonge
espaces et des temps, des places et des identités, de la parole et du
bruit, du visible et de l’invisible!», que Rancière qualifie de «!partage des orateurs” »
du sensible!». Surtout, elle est par nature supérieure à la parole#;
c’est la «!vérité des choses opposée au bavardage et au mensonge des orateurs!». C’est enfin une
«!machine à faire parler la vie!» que mettent en branle, à l’image de Flaubert, des écrivains comme Léon
Tolstoï, Stéphane Mallarmé, Honoré de Balzac, Victor Hugo ou Marcel Proust. Dans Partage du
sensible, Jacques Rancière qualifiait de «!gloire du quelconque!» cette transcription du vivant par le
style. Pour faire contrepoint à cette fonction du roman ou du poème, Politique de la littérature consacre
en son milieu une étude (c’est sans doute la plus profonde) à un adversaire redoutable de cette rupture
amorcée aux XIXe et XXe#siècles par les lettres françaises#: Jorge Luis Borges. Selon l’auteur de
Fictions, la modernité française est, entre autres, coupable d’avoir préféré l’orfèvrerie stylistique à l’unité
fictionnelle, incarnée à ses yeux par Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Edgar Poe ou Adolfo Bioy
Casares. Ainsi, du conte métaphysique à vocation universelle, on aurait maladivement glissé vers
l’approximation subjective.

Bien que réglé, ce débat mérite sans doute qu’on s’y arrête. Inépuisable et douée de ramifications
multiples (Jacques Rancière montre à quel point elle peut être la sentinelle des champs historique,
psychanalytique et philosophique), la littérature n’en demeure pas moins – les années et les individus
passant – ce qu’il faut en permanence mettre en rapport avec l’époque à l’intérieur de laquelle elle voit le
jour. Composée de textes qui courent de la fin des années#1970 au début des années#2000, Politique de
la littérature montre peut-être ici sa limite. En pensant en termes philosophiques la fonction de la
littérature à l’intérieur de cadres historiques déterminés, l’ouvrage ne peut éluder celle ayant cours
aujourd’hui. D’où cette interrogation#: dans quelle mesure une «!politique de la littérature!» pourrait-elle
être perceptible de nos jours#? Quels romans, pièces ou poèmes contemporains, au regard de ceux
étudiés par Jacques Rancière, seraient susceptibles de jouer le même rôle#? Et si, au final, ce rôle avait
évolué#? Si la littérature n’avait tout simplement plus le même impact sur le réel#?

Par PIERRE BOTTURA

Politique de la littérature
JACQUES RANCIÈRE. La
littérature, cette sentinelle

Editions Galilée
/ 231 p. / 32,50 €
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