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Quel Est Le Contenant Des Savoirs Refle PDF
Quel Est Le Contenant Des Savoirs Refle PDF
de Grave Jean-Marc *
Aix-Marseille Université, CNRS, IrAsia, UMR 7306, 13003, Marseille, France
* Jean-Marc de Grave est maître de conférences habilité à diriger les recherches au département
d’anthropologie d’Aix-Marseille Université ; il y est notamment responsable de la spécialité Asie
du master recherche et co-responsable du master pro d’anthropologie du développement durable.
Il poursuit son travail de chercheur à l’Institut de recherches asiatiques (Aix-Marseille Université,
CNRS, IrAsia, UMR 7306, Marseille, France) où il dirige le thème de recherche « La constitution des
savoirs et des savoir-faire ». Il y aborde les thèmes des rituels javanais, de l’initiation rituelle dans
le monde malais, des pratiques corporelles de la danse et des arts martiaux (Java et monde malais),
ainsi que de l’éducation et de l’apprentissage dans une approche comparative.
ce qu’ils disent des systèmes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. Ceci m’amènera
à formuler différentes observations. La première est que, concernant l’initiation
javanaise, l’adaptation à un contexte de modernité des modes de transmission tradi-
tionnels observés se traduit par une limitation relationnelle globale tant sur le plan
quantitatif que qualitatif, les deux allant souvent ensemble. Dans cette adaptation,
il apparaît que les systèmes d’apprentissage et les contenus qui les concernent sont
soumis à un processus de standardisation poussé, voire très poussé selon les cas 3.
Cette première série d’observations est complétée par une seconde. Si les phé-
nomènes de standardisation évoqués ci-dessus favorisent bien un fractionnement
global des savoirs et des rapports humains, les enquêtes menées dans des lycées de la
même région indiquent qu’une circulation relationnelle dense peut aussi s’exprimer
au sein d’un contexte marqué par des logiques de formalisation poussée. Il apparaît
alors qu’un travail particulier qui s’appuie en grande partie sur le mode relationnel
lui-même est fourni de par la politique pédagogique menée. Il apparaît de plus que
l’assimilation du contenu d’apprentissage par les élèves est elle aussi favorisée dans
ce processus (sur ces différents points, voir de Grave 2012a et b).
Sur cette base, j’aimerais dans le cadre de ce recueil initier une réflexion ouverte
sur l’apport de l’étude des systèmes de transmission-apprentissage à la compréhen-
sion des sociétés telles qu’elles se perpétuent. Il apparaît en effet que la compré-
hension de ces systèmes permet d’aller en profondeur dans l’analyse de faits sociaux
peu visibles comme notamment la constitution au jour le jour des valeurs sociales de
références. Une telle analyse va dans le sens de Gregory Bateson (1977 : 193-208,
253-282) pour qui l’apprentissage englobe tous les aspects de la vie sociale.
tionnelle et humaine restera ce qui est le plus durable –, mais en gardant à l’esprit
que le perfectionnement appelle inexorablement la poursuite du voyage initiatique
vers un autre apprentissage local – un apprentissage dans un autre lieu – lui aussi
marqué du sceau relationnel local.
Cette approche de l’apprentissage reste prégnante à Java au point de marquer
le système global des rapports sociaux avec par exemple une utilisation courante
des termes d’adresse de parenté classificatoire aîné-cadet et intergénérationnels,
lesquels servent de marqueurs de rang ou de statut dans les relations de transmission-
apprentissage. Néanmoins, les contextes formatifs dans lesquels la circulation rela-
tionnelle et les échanges suivent d’autres modèles sont aussi nombreux. Le cadre
scolaire en est un, même si comme nous allons le voir, il peut parfois susciter une
résurgence ou un maintien du mode relationnel nyantri.
Pour commencer, je vous invite donc à suivre les linéaments d’une réflexion sur la
formation que les maîtres javanais dispensent et les répercussions que celle-ci peut
avoir sur les modes de transmission et les modes relationnels attenants. Dans tous
les cas étudiés, c’est dans leur ensemble que les participants aux processus d’appren-
tissage décrits ont tenu lieu d’informateurs, aussi bien les maîtres et les cadres, que
les élèves des différents niveaux et les sympathisants du groupe. Ceci permet bien
d’envisager le processus lui-même et d’établir des comparaisons.
L’initiation javanaise
Le terrain central de ma recherche sur l’initiation rituelle javanaise kanuragan 4 a été
l’école Trah Tedjokusuman, située dans la ville de Yogyakarta, au centre-sud de l’île
de Java. J’ai été introduit auprès du maître à la fois par le frère d’un ami, et presque
simultanément par un collègue chercheur indonésien voisin du maître. Je n’avais
pas trop le choix quant à la méthode : pour enquêter sérieusement, le seul moyen
était de pratiquer et c’est bien ce que l’on me proposait. En fait, et à la suite de
nombreux recoupements auprès d’autres informateurs, la véritable demande qui est
faite et l’espoir de ces informateurs n’est pas avant tout que l’on apprenne, mais que
l’on participe aux activités, lesquelles vont au-delà de la simple pratique. Cela peut
sembler n’être qu’une simple nuance, mais elle est lourde de conséquences. Parce
que je ne l’avais pas réellement saisie durant mes premières années de fréquentation
du maître, Mbah Budi, et de son école Trah Tedjokusuman (TT), cela se traduisait par
des remarques du type : « Tu n’as pas entretenu la relation de ton fils et de mon petit-
fils, maintenant ils ne se reconnaissent plus… » ou « Tu n’as pas entretenu ta relation
avec Mas Pris [membre noble du groupe], du coup on le voit moins souvent… » Ces
commentaires n’étaient toutefois pas instillés sur le ton du reproche, tout au plus
avec un peu de regret.
Étant donné l’espace un peu restreint de l’habitation du maître, le fait que je vivais
moi-même en famille, que j’enquêtais aussi sur d’autres écoles et que je faisais du
terrain de longue durée (un an pour le doctorat, suivi de visites régulières tous les
ans ou presque), je ne résidais qu’épisodiquement sur place, mais je venais assez
souvent pour pouvoir observer les activités quotidiennes de la famille : réparations
de montres que le maître effectuait autrefois professionnellement et continuait à
faire de temps en temps, retours de courses au marché de son épouse, préparatifs
en cuisine, travail de son fils dans un magasin de jeux vidéo, puis comme vendeur
l’école, comme une référence ultime, et de la « fraternité » qui en unit les membres.
Pourtant, la mise en pratique de relations familiales et fraternelles se trouve de fait
limitée par le temps qui manque, par l’éloignement spatial et par la difficulté atte-
nante d’établir des relations d’intimité. Il est beaucoup plus difficile de maintenir des
relations de proximité telles que celles qui existent dans une maisonnée, un quartier
ou un village lorsqu’on doit diriger une organisation qui couvre plusieurs centaines
ou plusieurs milliers de km2. Les termes utilisés marquent donc bien la nostalgie d’un
système de relation perdu ou tout au moins ressenti comme en train de se perdre.
D’ailleurs, par rapport aux pratiques présentées en première partie d’article, le
contexte familial joue beaucoup moins. Pourtant, on peut voir parfois des grandes
organisations de plusieurs dizaines de milliers de membres – voire plus – dans les-
quelles la famille du fondateur joue un rôle assez marqué, mais cela n’a rien de
systématique et il apparaît bien plutôt qu’un nombre important de forces contraires
se développent en même temps au sein de l’organisation. Ainsi, à un moment donné
de l’histoire de l’école, les descendants du fondateur se voient supplantés par des
membres extérieurs qui accèdent au rang des principaux responsables.
Ensuite, la dimension rituelle – définie en tant qu’activité cultuelle active locale-
ment marquée – disparaît presque complètement : les organisations développent un
système idéologique supra régional qui ne laisse aux éléments du lieu qu’une valeur
figurative dans laquelle tout culte local apparaît clairement désactivé au profit de
l’idéologie d’État, d’une idéologie séculière, ou encore d’une idéologie religieuse
normative. Les pratiques de quête, de pérégrination et d’ascèse, si elles sont encore
parfois présentes, sont laissées à l’appréciation personnelle des pratiquants. La valeur
rituelle initiale se désolidarise du savoir et celui-ci se restreint consécutivement à
du contenu dissocié de l’ancrage social de base pour s’adapter à un environnement
social partiel, c’est-à-dire constitué de parties relativement autonomes les unes par
rapport aux autres (privatisation du culte, du travail, des loisirs, nucléarisation de la
famille, etc.).
Cette désolidarisation est lourde de conséquences car il devient alors théorique-
ment possible d’introduire toute sorte de contenu n’ayant rien à voir avec la société
palpable qui entoure l’institution éducative, pourtant elle aussi physiquement et
temporellement située. Je reviendrai sur ce point essentiel dans la partie analytique
de ce texte, retenons pour l’instant que la transposition impliquée comprend celles
des techniques utilisées, des systèmes de transmission et d’un rapport au temps, au
lieu et aux relations. Ces éléments s’inscrivent dans un fractionnement global des
activités que l’on pourrait à première vue imputer à la modernisation de la société
ou à un phénomène trop vite taxé de globalisation, mais nous verrons par la suite
qu’il s’agit là de surinterprétation partielle en ce que ce fractionnement n’a rien
d’inéluctable.
En effet, lors de mes enquêtes portant sur des systèmes de transmission modernes,
j’ai trouvé un mode de fonctionnement proche de celui du système nyantri probable-
ment là où je ne l’attendais pas : dans des lycées.
Les enquêtes ethnographiques menées dans ces institutions scolaires s’inscrivent
dans la perspective des écoles modernes que je viens de décrire : environnement
acculturé et dépersonnalisé, temps fractionné suivant une approche utilitaire, cou-
pure relationnelle consommée hors du temps et du cadre officiels. On peut même
dire que la coupure en question y est très poussée puisque l’accès en tant qu’eth-
nographe ou que quidam y est beaucoup plus sélectif que dans les organisations
formatives que je viens d’évoquer. Cet accès plus difficile, avec des variantes selon
les cas, est lié au fait que l’espace social concerné est davantage coupé du reste de la
société, à ce point qu’il est impossible pour l’enquêteur d’y entrer en apprentissage.
L’accès aux classes a été possible, mais dans le lycée d’élite Taruna Nusantara il a dû
être négocié. Il n’a pas été possible de résider la nuit dans les pensionnats. Hormis
cela, en dépit du fait que la circulation au sein des écoles suivait la réglementation
et l’ordre hiérarchique, les personnes étaient dans l’ensemble coopératives.
Quoi qu’il en soit, après avoir mené des ethnographies dans cinq lycées différents
– quatre de la ville de Yogyakarta et un de la ville de Magelang (à Java Centre dans les
deux cas) –, il est apparu très clairement que les lycées qui obtenaient les meilleurs
résultats étaient ceux où l’on parvenait à favoriser une fréquentation poussée du lieu
par les élèves : soit du fait de la pratique de l’internat, soit en organisant des activités
hors curriculum attractives, soit en parvenant à ce que les lycéens se responsabilisent
sur tout ou partie des activités du lycée et s’approprient véritablement leur espace
– donc à atténuer d’autant le caractère indifférencié du lieu –, soit une combinaison
de ces différents éléments. On parvenait aussi à y établir un système relationnel de
qualité entre élèves de même âge et d’âges différents : travail en groupes au sein
d’une même génération, rencontres avec les générations aînées, y compris celles
entrées dans la vie active, et entraide concomitante.
Lors de ces enquêtes, j’ai aussi pu constater que les deux lycées qui pratiquaient
l’internat accueillaient de fait un nombre important d’élèves venus d’autres régions
d’Indonésie, avec cette conséquence que les lycéens et lycéennes avec qui je me suis
entretenu étaient un peu mitigés quant à leurs rapports humains. Ils trouvaient que
c’était enrichissant de se retrouver avec des camarades qui avaient grandi à des cen-
taines, voire à des milliers de kilomètres de chez eux, où l’on parle une autre langue
régionale et où les pratiques sociales diffèrent. Néanmoins, ils se plaignaient aussi
des tensions, voire des conflits que cela pouvait parfois occasionner 5. Du point de vue
global de la formation, comparativement aux autres lycées, le manque d’homogénéité
sociale (ancrage dans le tissu social urbain local) et socio-culturelle (rapport à la
culture locale : langue, histoire, etc.) de ces deux institutions est en partie compensé
par le régime disciplinaire que peut permettre d’établir l’internat.
Par-delà les variations relevées dans ces cinq lycées, il apparaît que l’instauration
d’un mode relationnel particulier peut potentiellement produire une dynamique
particulière de motivations, de bonne entente, de confiance en soi et envers les
autres, ce qui pousse dans certains cas nombre de lycéens à remporter des concours
internationaux et à aller étudier à l’étranger. L’un de ces lycées – le lycée catholique
de Britto – inclut aussi la relation exogène à double sens dans le mode d’apprentis-
sage : des personnes extérieures viennent parler de leur expérience (policiers, anciens
tôlards, anciens drogués) ; ou bien les lycéens font des sorties, en prison ou ailleurs,
pour dialoguer avec des personnes qui ont développé une expérience positive ou
négative et s’efforcer d’en tirer profit pour parvenir à s’orienter dans la vie. Ce que
les entretiens issus de l’enquête indiquent surtout est que la visibilité induite par
l’entraide intergénérationnelle vers un futur positif – celui des aînés de classes qui
les accueillent au lycée et qui les soutiennent par la suite, celui d’anciens lycéens
qui ont réussi dans la vie active et qui viennent leur donner des conseils dans leur
lycée – leur donne confiance en eux-mêmes, en ce qu’ils font et dans les autres.
Il se trouve que le lycée où ces pratiques sont les plus abouties – de Britto –
n’obtient pas forcément de meilleurs résultats que deux des autres lycées – le lycée
SMA 3, qui est le lycée d’État le plus coté de Yogyakarta, et le lycée Taruna Nusantara
de Magelang, financé par l’armée de terre, qui est celui qui obtient les meilleurs
résultats au niveau national –, mais au vu des entretiens effectués avec les lycéens
(et anciens lycéens), il apparaît comme étant celui qui donne de loin une meilleure
impression à ceux qui le fréquentent (tout de même suivi de près par le SMA 3). Les
lycéens ont l’impression d’avoir appris à travailler en groupe et de façon autonome
(vis-à-vis des enseignants), et plus largement, d’avoir appris à appréhender la vie. Il
faut dire que le contenu des enseignements est relativisé : les cours se développent
suivant une dynamique collective puisque les lycéens travaillent systématiquement
en groupes dans les classes, ils cherchent eux-mêmes les informations nécessaires
à l’organisation du cours, et si un besoin de livre se fait sentir, c’est à ce moment
seulement que le livre sera acheté : pas d’achat systématique ni préétabli. En termes
d’expérimentation, ils doivent aussi participer une semaine par an aux activités d’une
famille plutôt défavorisée : marchands à l’étalage, tenanciers de petites échoppes,
petits agriculteurs, etc.
Plus largement, ce lycée présente l’étonnant paradoxe d’une ambiance plutôt
nonchalante sous-tendue par une puissante discipline. Il s’agit néanmoins d’une
discipline en grande partie autogénérée par les lycéens eux-mêmes et s’appuyant sur
une mise en pratique sans cesse remise sur le métier de la responsabilisation. Il en va
autrement du lycée Taruna Nusantara – un des deux internats évoqués plus haut – où
il règne une ambiance quasi militaire à laquelle les lycéens mettent un certain temps
à s’adapter, un an en moyenne d’après mes informateurs. La discipline est générée de
l’extérieur des élèves, sans qu’une prise de recul véritable puisse être établie pour en
comprendre l’utilité ou la finalité. À ceci correspond un effet de relations endogènes
et quasi autarciques. Au final, les lycéens éprouvent de la difficulté à se réhabituer à
une ambiance civile ; une association des anciens élèves peut d’ailleurs les y aider. À la
différence de de Britto, dans le lycée Taruna Nusantara le programme est suivi de très
près et le travail en groupe peu utilisé. De plus, les relations intergénérationnelles
ne sont pas favorisées et les élèves de niveau inférieur se sentent souvent méprisés
par leurs aînés. Ces différents aspects ne correspondent pas tout à fait aux principes
émis par les pédagogues indonésiens du Taman Siswa de la période d’indépendance
suivant lesquels l’enseignant devait veiller à l’épanouissement de l’élève, non pas
de façon directive, mais simplement en le corrigeant lorsqu’il faisait fausse route,
principes censés être repris au sein de Taruna Nusantara (de Grave 2012b).
À propos de la pratique du tutorat, elle apparaît sous des formes diversifiées,
ainsi au sein de de Britto, l’enseignant place les groupes de travail sous l’autorité
d’un chef sélectionné pour ses qualités d’organisation et de socialisation plus que
pour ses qualités de réussite dans la discipline. À SMA 3, le tutorat se subdivise en
tutorat spontané (ce sont les élèves qui forment leur propre groupe de travail) pour
les sciences dures, et en tutorat structuré (l’enseignant constitue les groupes) pour
les langues et les sciences sociales. Dans les deux cas, les enseignants considèrent
que la socialisation joue un rôle cognitif important dans l’apprentissage. Les élèves
et les élèves pour mettre en pratique une forme de pédagogie et de relations qui – si
elle ne leur est pas forcément propre – permet en tout cas d’inculquer aux élèves
l’intégration d’un mode d’action collectif effectif ainsi qu’une possibilité de mise en
pratique et, donc, un rapport à l’action pragmatique par rapport aux autres lycées.
J’ai établi plus haut un parallèle explicite entre ce modèle d’apprentissage et celui
de lycées de la même région, en particulier le lycée de Britto. Il reste que dans ce
dernier cas – en comparaison des autres lycées –, le travail de groupe et de tutorat
a été porté à un degré supérieur qui permet de mieux faire circuler le savoir (pour
que les élèves puissent mieux se l’approprier) et qui donne aux meilleurs éléments
l’occasion de faire profiter de leurs aptitudes aux autres, le tout se traduisant par
un processus de diffusion-intégration optimal qui débouche sur une maîtrise mieux
partagée. Dans l’école TT un tel processus est aussi présent, notamment grâce aux
assistants du maître, mais plutôt en dehors des réunions qui ont lieu chez ce dernier
et de façon moins systématique. L’exemple de Britto indique clairement que cette pra-
tique fondée sur la dynamique relationnelle combinée à celle de la responsabilisation
en contexte – donc de l’automotivation – favorise l’accroissement du taux d’expertise,
et du groupe, et des membres de ce groupe. Ici aussi la dimension relationnelle pré-
domine, d’autant que, comme nous l’avons vu, le contenu d’apprentissage – élément
primordial de l’enseignement scolaire moderne – est mis au second plan par rapport
à la participation et à la motivation des élèves.
Cette façon de procéder est très souple au niveau de la gestion du contenu, elle
permet de mieux contextualiser celui-ci. Elle va aussi dans le sens d’auteurs célèbres
qui ont critiqué la dimension anti-pédagogique liée à la rigidité extrême de la volonté
d’application des programmes.
tefois redonné à l’habitude toute sa mesure, qui est en fait celle de l’intégralité de la
personne et non un ensemble de réflexes « mécaniques ». L’habitude peut au contraire
être plus intelligente que l’intelligence réfléchie par son adaptation multiforme à un
environnement précis, physique et social. (Pierrot 2012 : 20.)
La partie réifiante de l’héritage éducatif grec, quant à elle, provient du caractère défor-
mant de sa transposition au Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Tout d’abord, comme l’a
montré Pierre Hadot (1995), l’enseignement des philosophes de l’antiquité s’accom-
pagnait d’un mode de vie communautaire qui liait intimement la pratique aux idées,
comme chez les Épicuriens ou les Stoïciens. Le mode d’enseignement philosophique
qui n’est pas lié à l’action existentielle communautaire – celui des sophistes, notam-
ment – est qualifié d’« artificiel » par Hadot, et il l’assimile explicitement au contexte
d’apprentissage scolaire. Pour prolonger cette analyse, je dirais même que ce qui est
perpétué à l’école, c’est l’apprentissage de vivre dans un environnement cloisonné qui
subordonne l’environnement social holiste des apprentissages premiers de la petite
enfance : famille, quartier, amis, etc.
Ensuite, cette partie réifiante tient aussi à ce que – à l’inverse de la Chine ! – les
Anciens n’utilisaient pas la méthode de l’examen formel comme mode d’évaluation 10,
pratique qui est née presque fortuitement au Moyen Âge à la suite d’un différend por-
tant sur la Licence et la Maîtrise, entre le chancelier de Notre-Dame et l’Université,
là où une démonstration pratique du savoir-faire de l’élève était simplement requise
à l’occasion d’un rite d’accession :
[…] l’inceptio n’avait rien d’un examen, c’était une cérémonie rituelle comme on en
trouve à l’entrée de toutes les corporations. Partout, pour entrer dans un corps de
métier, quel qu’il soit, il faut faire solennellement et en présence des maîtres de la
corporation un acte professionnel. Le candidat à la maîtrise faisait donc acte de maître
en enseignant en présence de ses maîtres. (Durkheim 1905 : 113-114.)
Ce glissement de la valorisation d’une maîtrise d’ordre pratique vers la maîtrise d’un
contenu théorique a probablement joué un rôle très important dans le processus
d’abstraction des connaissances par rapport au cadre contextuel. On voit bien que si
la dimension relationnelle est incluse de fait dans la première puisqu’elle induit un
ensemble d’échanges préalables à la démonstration du savoir-faire en cause et qu’elle
se présente elle-même comme un échange exemplaire, de tels échanges peuvent se
voir beaucoup plus limités dans la seconde qui implique surtout un effort cognitif
personnel. On ne s’étonnera donc pas du regard pragmatique que John Dewey jette
à un ensemble de pratiques décalées par rapport à l’action et à la cohérence sociales,
ni – de fait – de l’impact que son travail a eu sur Bronislaw Malinowski au point, nous
dit Alain Pierrot (2012 : 20), d’inciter ce dernier « à faire un montage de cinq citations
extraites de ses différents chapitres pour les mettre en exergue de son retentissant
Sex and Repression in Savage Society publié en 1927. Et de réitérer dans les Jardins
de Corail (Paris, François Maspero, 1974 [1935]) citant de nouveau Dewey comme
inspirateur avec Mead de sa propre conception pragmatique du langage. » L’anthro-
pologue reconnaissait dans le travail du pédagogue une expression des glissements
sociaux potentiellement producteurs d’anomie lorsque l’on passe d’un cadre rituel
englobant à un cadre non rituel.
Il reste que ce sont bien sûr le contexte social et le mode de vie attenant qui
décident pour beaucoup de la valorisation en cours des savoirs et de leur mode de
perpétuation (Durkheim 1995 [1922] : 43-46).
Remarques finales
Contenu d’apprentissage et mode de transmission
Le détour opéré avec Durkheim par l’éducation grecque antique et les débuts de sa
transposition au Moyen Âge contribue à indiquer que la dimension relationnelle existe
obligatoirement dans un contexte de pratique, au sein de ce que l’école de l’action
située appelle une « communauté d’apprentissage » (Lave & Wenger 1991). Quel que
soit le contenu transmis, participer aux activités, c’est s’approprier un savoir(-faire),
mais c’est aussi s’intégrer à un groupe tout en intégrant l’espace-temps contextuel.
Au sein de cet état de fait général, l’exemple (représentatif) d’initiation rituelle
que j’ai décrit avec l’école TT présente un système de transmission qui apparaît
comme relativement peu formel. En effet, les relations qui s’y produisent s’inscrivent
davantage dans une perspective rituelle englobante qui inclut de fait une dimension
relationnelle complète dans ses modes d’échange, c’est-à-dire incluant notamment
des rapports d’intimité (parenté, amitié, voisinage), d’échange (savoir-faire contre
repas cérémoniels, entraide non-formelle mais fréquente), de statut (hiérarchie orga-
nisationnelle des responsables).
Les exemples des lycées indonésiens de Britto et SMA 3, quant à eux, permettent
de décrire la transposition d’un mode relationnel de type TT dans un environnement
social fort différent car non rituel. De ce point de vue, on peut dire que l’idée défen-
due par Mauss (1980) – à propos du contexte moderne – selon laquelle la finalité
de l’individu nuit à celle du groupe mérite d’être nuancée car ce double exemple
indique bien que les deux aspects sont compatibles sous la condition d’existence
d’une fluidité des rapports relationnels, laquelle induit celle de la circulation des
savoirs en cause. Ainsi, le point nodal qu’expriment ces exemples pose la question
de savoir si le contenu justifie le mode de transmission ou si ce dernier s’appuie sur
un contenu qu’il domine.
À partir du moment où le programme des lycées que j’ai ethnographiés est sensi-
blement le même d’un cas d’étude à l’autre, il semble clair que ce n’est pas le contenu
de programme qui pourrait susciter un mode relationnel qu’on trouve dans à peine la
moitié de ces lycées. À l’inverse, il ne semble pas non plus que ce soit la recherche
d’une qualité relationnelle en soi qui motive la politique pédagogique des deux
lycées concernés. Néanmoins, concernant cette seconde hypothèse, il apparaît tout
de même que la constitution de rapports relationnels qualitatifs est favorisée par un
climat général propice. Ce climat apparaît notamment lié aux termes de références de
ce que ces deux lycées appellent leur « vision » dont nous avons vu qu’elle traduisait
le souci des fondateurs et des responsables d’inscrire l’action personnelle dans la
perspective de l’intérêt collectif général au travers d’une pédagogie qui se caractérise
par une volonté de contextualisation marquée des contenus d’apprentissage et du
comportement éthique, notamment chez de Britto.
Comparativement parlant, la « vision » des autres lycées apparaît ainsi soit trop
élevée et/ou trop décalée par rapport à une possible mise en application des idéaux
proposés ; le décalage réside à la fois dans l’énoncé de ces idéaux, dans le mode
relationnel interne et dans les relations établies avec l’environnement extérieur.
Dans le prolongement de ces études établies comparativement d’après les dif-
férents modes de transmission de ces lycées ainsi que d’écoles traditionnelles et
modernes d’initiation, j’ai défini (2012b) la qualité relationnelle comme l’absence de
contrainte relative dans le rapport au temps, au lieu, aux autres et au savoir transmis.
La réflexion menée ici me conduit à adjoindre à cette liste un élément tout aussi
important, voire plus, qui est celui de l’adéquation et de la proximité qui existent
entre les valeurs ultimes d’un système d’apprentissage – constitué des savoirs et des
modes relationnels induits – et la mise en pratique impliquée.
J’avais inclus cet aspect (2001) dans la comparaison systématique de trois écoles
javanaises d’initiation pourvues de trois systèmes de référence différents (l’un java-
niste, l’autre musulman, et le troisième nationaliste et séculier), impliquant une
sélectivité des techniques et des modes d’apprentissage différents. Il convient fina-
lement d’introduire cet élément aussi dans l’analyse des lycées. Les effets qui le
concernent y sont probablement moins directement observables du fait d’une base
commune très importante des pratiques en cause (les disciplines enseignées), mais
à tout prendre, il me semble d’autant plus indispensable de creuser cet aspect qu’il
paraît bien souvent se dissoudre dans l’abstraction et – ce faisant – être à l’origine
de ce qu’on appelle aujourd’hui communément la « crise des valeurs ».
Notes
1. Je confère ici à apprentissage le sens large d’action d’apprendre et d’intégrer un savoir, un
savoir-faire, un mode d’action ou de relation.
2. Il ne s’agit pas d’établir en cette occurrence un lien entre initiation rituelle et école, comme le
fait par exemple David Lancy par ailleurs (2010 : 92-93).
3. Ces différents points sont décrits en détail dans de Grave (2001, 2008a, 2014), avec des des-
criptions complémentaires sur des aspects précis dans de Grave (2007, 2008b, 2009, 2011a,
2013).
4. Il s’agit d’une initiation ascétique répandue à Java et dans le monde malais. Elle est liée à des
pratiques cultuelles locales et a pour but le perfectionnement de la personne au travers de
son action quotidienne, en conjuguant notamment obligations sociales et salut post-mortem.
Cf. de Grave (2001), puis (2008a/b, 2011b, 2014).
5. Le « spectre » du nationalisme, tel qu’Alain Pierrot (2002, 2012) l’a mis en exergue pour les
questions éducatives, induit une volonté d’unification, laquelle implique nécessairement des
phases de tension plus ou moins forte que l’on retrouve ici.
6. « On », c’est-à-dire le maître, mais aussi ses assistants et, au-delà, le système kejawan.
7. Dewey (2008 : 8).
8. Ce point de vue va dans le sens de celui de Jean Piaget (1972) pour qui la connaissance, la
pensée et la compréhension générées par la pratique participent clairement d’un apprentis-
sage plus effectif que celui qui s’établit par un enseignement formel basé sur les formes lin-
guistiques.
9. « Les pédagogues chinois n’analysaient pas les comportements, leur objectif était de créer un
sujet social par l’intégration de l’orthopraxie. Il s’agissait d’inscrire des gestes dans le corps qui
devaient devenir “naturels” ou “spontanés” au sens chinois du terme. Le poète de la dynastie
Han, Jia Yi (200-168 av. J.-C.) […] affirmait : “Ce qui s’est formé dans l’enfance est pareil à la
nature innée ; l’habitude est semblable à la nature”, you cheng ruo tian xing, xiguan ru ziran
幼成若天性,习惯如自然. Le premier terme traduit par “nature innée ”, tianxing, renvoie en
réalité à “la nature du ciel”. Le caractère “nature” xing est formé de deux éléments : la clé du
cœur et la vie. La “nature du ciel” est ce qui est donné ou “ce qui est ainsi” de par le “ciel”,
c’est-à-dire selon le principe garant de l’ordre rituel et de l’harmonie cosmique. Le second
terme que l’on traduit aussi généralement par “nature” ziran 自然 signifie littéralement “ce
qui est ainsi par soi-même”. C’est également au sens taoïste, la “spontanéité” que le sage doit
atteindre […] par un long travail sur soi. » (Chicharro 2012: 163.)
10. Ce que Pierre Bourdieu (2000 [1972] : 173) a repris dans ses commentaires sur l’importance
de l’examen en Chine à la même époque.
11. Il existe par exemple des cérémonies kejawan exécutées sans contingences cultuelles dans un
cadre touristique ou culturel. Sur les savoirs locaux enseignés à l’école, voir Pessès (2012).
12. C’est-à-dire évoluant dans un espace relativement indifférencié, comme dans les exemples
d’écoles modernes d’initiation ou dans les contextes scolaires ne pratiquant ni le travail en
groupe, ni les pédagogies favorisant la participation active.
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Résumé : quel intérêt peut-il y avoir à étudier les processus de reconduction des savoirs et
des savoir-faire ? Quelle forme prend cette reconduction ? En m’appuyant sur différentes
pratiques javanaises liées à des contextes rituels, séculiers et scolaires, je propose ici
d’élaborer une réflexion sur les modes de transmission concernés dans leurs rapports
aux contenus d’apprentissage, ainsi que sur la circulation et l’adaptabilité de ces savoirs