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Quel est le contenant des savoirs ?

Réflexions d’après les modes


d’apprentissage javanais

de Grave Jean-Marc *
Aix-Marseille Université, CNRS, IrAsia, UMR 7306, 13003, Marseille, France

Introduction : l’apprentissage au fondement des relations sociales


Dans la perspective du thème retenu pour ce numéro, je propose ici de m’appuyer sur
des exemples ethnographiques javanais (Indonésie) choisis pour leur représentativité
des situations d’apprentissage 1 diversifiées sur lesquelles j’ai travaillé. Concernant
celles-ci, je voudrais en particulier m’intéresser au va-et-vient permanent qui s’établit
entre l’apprentissage et les faits sociaux, et souligner ainsi l’ambiguïté, voire le pro-
blème, qu’il y a à séparer ces deux catégories – apprentissage/faits sociaux – qui ne
devraient finalement faire qu’une. Je vais donc commencer par décrire le processus
qui m’a mené de l’étude de pratiques initiatiques pour jeunes gens à la question de
la transmission-apprentissage et conduit à appliquer les résultats obtenus à d’autres
types d’activités comme celle de l’apprentissage scolaire en lycée 2.
J’en viendrai ainsi à parler des différents éléments – parmi lesquels les modes
relationnels et les contenus d’apprentissage – qui entrent en jeu dans les processus de
transmission pour les comparer entre eux, décrire leur agencement organisationnel et

* Jean-Marc de Grave est maître de conférences habilité à diriger les recherches au département
d’anthropologie d’Aix-Marseille Université ; il y est notamment responsable de la spécialité Asie
du master recherche et co-responsable du master pro d’anthropologie du développement durable.
Il poursuit son travail de chercheur à l’Institut de recherches asiatiques (Aix-Marseille Université,
CNRS, IrAsia, UMR 7306, Marseille, France) où il dirige le thème de recherche « La constitution des
savoirs et des savoir-faire ». Il y aborde les thèmes des rituels javanais, de l’initiation rituelle dans
le monde malais, des pratiques corporelles de la danse et des arts martiaux (Java et monde malais),
ainsi que de l’éducation et de l’apprentissage dans une approche comparative.

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ce qu’ils disent des systèmes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. Ceci m’amènera
à formuler différentes observations. La première est que, concernant l’initiation
javanaise, l’adaptation à un contexte de modernité des modes de transmission tradi-
tionnels observés se traduit par une limitation relationnelle globale tant sur le plan
quantitatif que qualitatif, les deux allant souvent ensemble. Dans cette adaptation,
il apparaît que les systèmes d’apprentissage et les contenus qui les concernent sont
soumis à un processus de standardisation poussé, voire très poussé selon les cas 3.
Cette première série d’observations est complétée par une seconde. Si les phé-
nomènes de standardisation évoqués ci-dessus favorisent bien un fractionnement
global des savoirs et des rapports humains, les enquêtes menées dans des lycées de la
même région indiquent qu’une circulation relationnelle dense peut aussi s’exprimer
au sein d’un contexte marqué par des logiques de formalisation poussée. Il apparaît
alors qu’un travail particulier qui s’appuie en grande partie sur le mode relationnel
lui-même est fourni de par la politique pédagogique menée. Il apparaît de plus que
l’assimilation du contenu d’apprentissage par les élèves est elle aussi favorisée dans
ce processus (sur ces différents points, voir de Grave 2012a et b).
Sur cette base, j’aimerais dans le cadre de ce recueil initier une réflexion ouverte
sur l’apport de l’étude des systèmes de transmission-apprentissage à la compréhen-
sion des sociétés telles qu’elles se perpétuent. Il apparaît en effet que la compré-
hension de ces systèmes permet d’aller en profondeur dans l’analyse de faits sociaux
peu visibles comme notamment la constitution au jour le jour des valeurs sociales de
références. Une telle analyse va dans le sens de Gregory Bateson (1977 : 193-208,
253-282) pour qui l’apprentissage englobe tous les aspects de la vie sociale.

Apprendre auprès d’un maître, apprendre à l’école


Apprendre auprès d’un maître à Java revêt un nombre d’implications évolutives qui
suivent les variations des techniques, des systèmes d’apprentissage, des idéologies
(au sens sociologique), bref de l’environnement social. Du point de vue javanais, la
connaissance est toujours pratique dans le sens de socialement active et visiblement
utile pour ceux qui la mettent en œuvre. Elle se transmet traditionnellement sui-
vant le mode d’apprentissage nyantri qui exprime un mode relationnel : apprendre
auprès d’un maître tout en résidant au sein de la communauté dont ce maître est
responsable, et participer aux activités quotidiennes. Elle exprime aussi un rapport
à l’action ngèlmu, base verbale de èlmu « science », au sens large de connaissance
valorisée, pratiquement toujours utilisée à la forme verbale active, ce qui marque
bien le caractère actif et pratique que l’on confère localement à l’acte d’apprendre
(cf. de Grave 2012b : 180-182, 193).
Dans ce type de contexte, il est clair que le processus de transmission-apprentis-
sage s’établit au sein d’une communauté ; on perçoit néanmoins qu’il peut exister
deux types d’acquisition : la quête vers l’extérieur – avec un mouvement d’aller-
retour –, et la fructification ou l’utilisation endogènes. La première produit un apport
exogène, la seconde tend au fonctionnement interne. Le terme javanais pour appren-
tissage, nyantri, induit justement ces deux aspects comme véritablement constitutifs
du processus : apprendre localement grâce à un contact relationnel élargi – à savoir
plus large que le seul contenu visé spécifiquement, en sachant que la qualité rela-

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tionnelle et humaine restera ce qui est le plus durable –, mais en gardant à l’esprit
que le perfectionnement appelle inexorablement la poursuite du voyage initiatique
vers un autre apprentissage local – un apprentissage dans un autre lieu – lui aussi
marqué du sceau relationnel local.
Cette approche de l’apprentissage reste prégnante à Java au point de marquer
le système global des rapports sociaux avec par exemple une utilisation courante
des termes d’adresse de parenté classificatoire aîné-cadet et intergénérationnels,
lesquels servent de marqueurs de rang ou de statut dans les relations de transmission-
apprentissage. Néanmoins, les contextes formatifs dans lesquels la circulation rela-
tionnelle et les échanges suivent d’autres modèles sont aussi nombreux. Le cadre
scolaire en est un, même si comme nous allons le voir, il peut parfois susciter une
résurgence ou un maintien du mode relationnel nyantri.
Pour commencer, je vous invite donc à suivre les linéaments d’une réflexion sur la
formation que les maîtres javanais dispensent et les répercussions que celle-ci peut
avoir sur les modes de transmission et les modes relationnels attenants. Dans tous
les cas étudiés, c’est dans leur ensemble que les participants aux processus d’appren-
tissage décrits ont tenu lieu d’informateurs, aussi bien les maîtres et les cadres, que
les élèves des différents niveaux et les sympathisants du groupe. Ceci permet bien
d’envisager le processus lui-même et d’établir des comparaisons.

L’initiation javanaise
Le terrain central de ma recherche sur l’initiation rituelle javanaise kanuragan 4 a été
l’école Trah Tedjokusuman, située dans la ville de Yogyakarta, au centre-sud de l’île
de Java. J’ai été introduit auprès du maître à la fois par le frère d’un ami, et presque
simultanément par un collègue chercheur indonésien voisin du maître. Je n’avais
pas trop le choix quant à la méthode : pour enquêter sérieusement, le seul moyen
était de pratiquer et c’est bien ce que l’on me proposait. En fait, et à la suite de
nombreux recoupements auprès d’autres informateurs, la véritable demande qui est
faite et l’espoir de ces informateurs n’est pas avant tout que l’on apprenne, mais que
l’on participe aux activités, lesquelles vont au-delà de la simple pratique. Cela peut
sembler n’être qu’une simple nuance, mais elle est lourde de conséquences. Parce
que je ne l’avais pas réellement saisie durant mes premières années de fréquentation
du maître, Mbah Budi, et de son école Trah Tedjokusuman (TT), cela se traduisait par
des remarques du type : « Tu n’as pas entretenu la relation de ton fils et de mon petit-
fils, maintenant ils ne se reconnaissent plus… » ou « Tu n’as pas entretenu ta relation
avec Mas Pris [membre noble du groupe], du coup on le voit moins souvent… » Ces
commentaires n’étaient toutefois pas instillés sur le ton du reproche, tout au plus
avec un peu de regret.
Étant donné l’espace un peu restreint de l’habitation du maître, le fait que je vivais
moi-même en famille, que j’enquêtais aussi sur d’autres écoles et que je faisais du
terrain de longue durée (un an pour le doctorat, suivi de visites régulières tous les
ans ou presque), je ne résidais qu’épisodiquement sur place, mais je venais assez
souvent pour pouvoir observer les activités quotidiennes de la famille : réparations
de montres que le maître effectuait autrefois professionnellement et continuait à
faire de temps en temps, retours de courses au marché de son épouse, préparatifs
en cuisine, travail de son fils dans un magasin de jeux vidéo, puis comme vendeur

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de charbon de bois, rencontres et discussions avec la sœur aînée de celui-ci, visites


de clients du maître pour des raisons de santé. Parmi ces activités figuraient bien-
sûr aussi les activités en propres du maître (exorcisme, inauguration de magasin ou
d’habitation, mariage, etc.), abordées en rapport avec les connaissances sociales et
cosmologiques proprement javanaises glosées sous le terme de kejawan, que l’on
peut traduire par « javanisme ».

Maîtres créatifs, savoirs exogènes et circulation


Le statut du maître est très valorisé à Java, ce qui peut être mis sur le compte de
l’ancrage marqué du kejawan par rapport aux religions du livre, et plus particulière-
ment par rapport à l’islam. Néanmoins, un tel statut ne serait rien sans les rapports
relationnels privilégiés qui le constituent. Cela commence par le cadre familial comme
vecteur de diffusion. Mbah Budi a transmis à son fils Mas Tri – pour ce que j’ai pu en
constater – à peu près tout ce qu’il savait et, peu avant son décès survenu en 2010,
il a même eu le temps de le désigner, donc de le légitimer, comme son successeur.
Bien avant que ces questions de transmission ne se posent, l’épouse du maître jouait
un rôle central dans la tenue des rituels d’initiation. Les initiés devaient s’adresser
directement à elle pour lui demander si elle acceptait d’organiser les préparatifs
culinaires du rituel et suivant quelles conditions. Des rapports séparés existaient
donc entre elle et eux.
Le cadre familial ne se présente néanmoins pas comme un processus exclusif de
transmission. Ainsi, si Mbah Budi m’a raconté plusieurs de ses pérégrinations et
apprentissages auprès d’autres maîtres – dans des régions parfois très éloignées de
Yogyakarta comme Banten, Java Est ou Bali, soit environ 500 km vers l’ouest et autant
vers l’est. Je n’en ai connu la raison déterminante que récemment, auprès de son fils
au mois d’octobre 2011 : Mbah Budi a été chassé de chez lui par son père – grand
colérique, semble-t-il – alors qu’il n’avait que 16 ans. C’est ainsi qu’il en est venu à
suivre une pratique éminemment courante alors à Java (de Grave 2000), « l’ascèse
itinérante » ou tapa ngere : marcher au hasard, se nourrir de ce que l’on trouve ou
de ce que l’on veut bien vous donner, pratique de base qu’il a enrichie des formes
d’ascèse et des savoirs que lui ont enseignés ses différents maîtres.
Son fils, quant à lui, a hérité de ce riche savoir acquis au prix de l’amertume puis
de la quête aventureuse. Mas Tri reconnaît lui-même son état d’héritier et avoue que
ses débuts de successeur de Mbah Budi ne sont pas faciles : il est encore jeune et il
ne s’est pas formé à la dure école des voyages et des rencontres ; ainsi, les proches
et les clients de feu Mbah Budi attendent de Mas Tri qu’il fasse ses preuves. Mais la
reconnaissance est déjà suffisante pour que les anciens du groupe aident le jeune
maître à organiser la cérémonie de quartier du nouvel an javanais.
La sœur aînée de Mas Tri habite dans la maison adjacente. Elle ne pratique pas le
kanuragan, mais elle est très au courant des pérégrinations et des connaissances de
son père. Il peut arriver que des femmes pratiquent le kanuragan, même si cela est
plus rare que les hommes, mais il est en tout cas très fréquent – lorsqu’elles résident
dans un milieu propice – qu’elles aient développé une connaissance approfondie de
la chose : doit-on parler de connaissance théorique, de connaissance passive ? Cela
semblerait bien restrictif. Il apparaît plutôt que leur rôle – lequel peut d’ailleurs
tout aussi bien être tenu par des hommes non pratiquants – est aussi actif en ce

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qu’il participe de la transmission du savoir en cause et de la façon dont celui-ci est


valorisé socialement.
À partir de ces différents éléments – que l’on peut recouper avec ceux qui
concernent d’autres maîtres (cf. Carey 2008 ; de Grave 1993, 1996a et b, 2000, 2001,
2008a et b, 2009 ; Guillot 1996) –, le maître javanais apparaît, à l’instar des ancêtres
fondateurs, comme un rassembleur de savoirs et de valeurs. On peut lui opposer le
maître utilisant les savoirs et les valeurs pour imposer son point de vue ou sa loi ; il est
certes rassembleur, mais tend à forcer les choses. Dans leur sillage viennent ensuite
le ou les maîtres héritiers, ou partiellement héritiers et partiellement fondateurs.
En résumé, si l’on définit le maître par son aptitude à élargir le simple réseau
relationnel local et à enrichir la circulation des savoirs, notamment par l’apport de
savoirs extérieurs, en parvenant néanmoins à maintenir solidement et socialement
ancrées les caractéristiques de son groupe d’appartenance, il est possible de définir
les autres cas de figure à partir de cet étalon, ce que j’ai entrepris par ailleurs de
façon systématique (de Grave 2001, 2008a). La circulation des savoirs joue alors un
rôle très important, aussi important que celle de leur introduction. Dans les deux
cas, l’équilibre et la cohérence interne du groupe concerné sont en cause. Une
circulation trop excentrée peut signifier réification, une introduction trop massive
peut signifier acculturation.
À propos de la circulation excentrée, par exemple, Mbah Budi était très inquiet
du devenir du kejawan, de tout ce qui fait que l’on est javanais : les jeunes ne savent
plus parler correctement la langue javanaise, ils ne s’intéressent plus aux traditions,
la danse javanaise perd son caractère rituel, etc. « Une culture peut-elle disparaître
complètement ? », me demandait-il parfois, en arborant un air véritablement soucieux.
Il ne se posait peut-être pas la question des risques de réification, mais il se posait en
tout cas bien celle de la qualité relationnelle telle qu’il la définissait, c’est-à-dire en
rapport avec l’approfondissement des savoir-faire kejawan : « Tiens le jeune Mas Kaco
m’a adressé la parole ce matin en utilisant sampeyan [“vous”, de niveau intermédiaire]
au lieu de panjenengan [“vous”, de niveau supérieur qu’on utilise pour un parent,
un grand-parent ou plus généralement une personne plus âgée ou bien d’un rang
social supérieur]. » « Tu sais, Mas Nurun ne pratique pas à fond les ascèses que je
lui prescris, les aji ne s’accrocheront pas à lui et il ne parviendra pas à approfondir
le sens de l’Origine et du devenir de l’être. » Ou bien, lorsque des jeunes venaient
suivre un rituel d’initiation, il commençait par les haranguer ainsi :
Ne venez pas simplement pour recevoir mon enseignement puis dire : « Merci, Mbah
Budi » et en rester là. Cet enseignement doit être vécu aussi dans votre vie de tous les
jours. Vous êtes jeunes, vous vous posez certainement des questions sur les raisons
de votre présence sur terre. L’enseignement que vous suivez ici doit vous servir de
base pour trouver la réponse à ces questions. […] Vous devez avoir une discipline de
vie [… ]. (De Grave 2001 : 37.)
Mbah Budi éprouvait donc du dépit à voir certains de ses élèves ne pas approfondir
l’enseignement que lui-même avait eu tant de mal à construire. Ce sujet de la respon-
sabilité du maître face à la transmission de son savoir fait l’objet d’un débat animé
dans le milieu des pratiques kejawan au sens large, c’est-à-dire comprenant l’en-
semble des activités impliquant des techniques et/ou des formes de cultes javanaises :

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le kanuragan et la mystique (kabatinan), mais aussi notamment la danse, le théâtre


d’ombre wayang purwa, l’art martial pencak, la forge des armes (notamment du kriss),
ou plus largement l’« étiquette » (tata krama). Certains maîtres sont très sélectifs
et ne transmettent leurs connaissances ultimes qu’à des élèves très proches et très
fidèles ; s’il n’y en a pas, ils ne les transmettent pas. De ce fait, il semblerait que ces
connaissances ultimes se perdent progressivement. Pour Mbah Budi, le secret faisait
aussi partie du caractère valorisé du savoir. Non pas le secret pour le secret, mais le
secret vis-à-vis de ceux pour qui ce savoir n’apporterait rien quant à leur conception
de l’existence. Un secret visant ainsi à respecter ceux qui ont mis au point le savoir
en cause.
Concernant le risque d’acculturation dû à une introduction trop massive d’élé-
ments extérieurs, il apparaît comme nous l’avons vu que les connaissances rapportées
par Mbah Budi provenaient de Java Ouest et de Java Est. Si à Java Ouest on parle
le bantenois et le sundanais, la structure de la langue, les niveaux de langue, les
relations familiales, les statuts et les conceptions portant sur les cycles de vie, sur
le temps et sur l’espace sont suffisamment proches de ceux qu’utilisent les Javanais
pour que les risques d’acculturation soient insignifiants. Cela est encore plus vrai
de la région de Java Est, habitée par des Javanais, même si des variantes langagières
et culturelles existent. On peut donc parler en s’appuyant sur Georges Condominas
(1980) d’espace social suffisamment homogène pour que la circulation des savoirs
d’une région à l’autre s’établisse de façon cohérente.

Contextes normatifs : les écoles modernes de kanuragan et


les lycées indonésiens
D’autres maîtres disent tout transmettre et ne rien garder qu’ils emporteraient dans
leur tombe. Ceux qui parlent ainsi ont, en fait, moins approfondi les connaissances
kejawan que les autres, ils sont davantage influencés par les modes de transmission et
les systèmes de valeurs plus récents liés aux religions normatives, au sécularisme et à
la vie moderne ; ils sont marqués par les idéologies universalistes, lesquelles tendent à
mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Ils font circuler un savoir théoriquement
accessible à tout un chacun. Or, ce savoir est rendu accessible grâce à une adaptation
des techniques et à une transposition des modes de transmission. Dans ces modes de
transmission, l’élève n’apprend pas chez le maître, les créneaux d’apprentissage sont
limités, ils ne suivent pas les jours propices du calendrier javanais. Enfin, et surtout,
les relations induites ne se restreignent pour ainsi dire qu’aux séances de pratique.
Pas de relation avec la femme du maître, avec le fils et la fille du maître, avec ses
amis, ses clients, une relation très limitée avec le maître, voire pas de relation avec
lui s’il est à l’origine d’un courant qui s’est ramifié sur tout ou partie du territoire et
qu’on pratique loin de chez lui. Le lieu, le temps et les rapports humains ne sont pas
du tout de même nature et ils deviennent eux-mêmes des éléments de référence, des
indicateurs, pour mesurer le degré de spécialisation et de dissociation des activités
humaines (de Grave 2012b).
Dans ces modes de transmission typiques des grandes écoles, elles-mêmes en rela-
tion d’interinfluence avec les institutions officielles gouvernementales, religieuses,
militaires, commerciales, on continue de parler de la « grande famille » que constitue

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l’école, comme une référence ultime, et de la « fraternité » qui en unit les membres.
Pourtant, la mise en pratique de relations familiales et fraternelles se trouve de fait
limitée par le temps qui manque, par l’éloignement spatial et par la difficulté atte-
nante d’établir des relations d’intimité. Il est beaucoup plus difficile de maintenir des
relations de proximité telles que celles qui existent dans une maisonnée, un quartier
ou un village lorsqu’on doit diriger une organisation qui couvre plusieurs centaines
ou plusieurs milliers de km2. Les termes utilisés marquent donc bien la nostalgie d’un
système de relation perdu ou tout au moins ressenti comme en train de se perdre.
D’ailleurs, par rapport aux pratiques présentées en première partie d’article, le
contexte familial joue beaucoup moins. Pourtant, on peut voir parfois des grandes
organisations de plusieurs dizaines de milliers de membres – voire plus – dans les-
quelles la famille du fondateur joue un rôle assez marqué, mais cela n’a rien de
systématique et il apparaît bien plutôt qu’un nombre important de forces contraires
se développent en même temps au sein de l’organisation. Ainsi, à un moment donné
de l’histoire de l’école, les descendants du fondateur se voient supplantés par des
membres extérieurs qui accèdent au rang des principaux responsables.
Ensuite, la dimension rituelle – définie en tant qu’activité cultuelle active locale-
ment marquée – disparaît presque complètement : les organisations développent un
système idéologique supra régional qui ne laisse aux éléments du lieu qu’une valeur
figurative dans laquelle tout culte local apparaît clairement désactivé au profit de
l’idéologie d’État, d’une idéologie séculière, ou encore d’une idéologie religieuse
normative. Les pratiques de quête, de pérégrination et d’ascèse, si elles sont encore
parfois présentes, sont laissées à l’appréciation personnelle des pratiquants. La valeur
rituelle initiale se désolidarise du savoir et celui-ci se restreint consécutivement à
du contenu dissocié de l’ancrage social de base pour s’adapter à un environnement
social partiel, c’est-à-dire constitué de parties relativement autonomes les unes par
rapport aux autres (privatisation du culte, du travail, des loisirs, nucléarisation de la
famille, etc.).
Cette désolidarisation est lourde de conséquences car il devient alors théorique-
ment possible d’introduire toute sorte de contenu n’ayant rien à voir avec la société
palpable qui entoure l’institution éducative, pourtant elle aussi physiquement et
temporellement située. Je reviendrai sur ce point essentiel dans la partie analytique
de ce texte, retenons pour l’instant que la transposition impliquée comprend celles
des techniques utilisées, des systèmes de transmission et d’un rapport au temps, au
lieu et aux relations. Ces éléments s’inscrivent dans un fractionnement global des
activités que l’on pourrait à première vue imputer à la modernisation de la société
ou à un phénomène trop vite taxé de globalisation, mais nous verrons par la suite
qu’il s’agit là de surinterprétation partielle en ce que ce fractionnement n’a rien
d’inéluctable.
En effet, lors de mes enquêtes portant sur des systèmes de transmission modernes,
j’ai trouvé un mode de fonctionnement proche de celui du système nyantri probable-
ment là où je ne l’attendais pas : dans des lycées.
Les enquêtes ethnographiques menées dans ces institutions scolaires s’inscrivent
dans la perspective des écoles modernes que je viens de décrire : environnement
acculturé et dépersonnalisé, temps fractionné suivant une approche utilitaire, cou-
pure relationnelle consommée hors du temps et du cadre officiels. On peut même

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dire que la coupure en question y est très poussée puisque l’accès en tant qu’eth-
nographe ou que quidam y est beaucoup plus sélectif que dans les organisations
formatives que je viens d’évoquer. Cet accès plus difficile, avec des variantes selon
les cas, est lié au fait que l’espace social concerné est davantage coupé du reste de la
société, à ce point qu’il est impossible pour l’enquêteur d’y entrer en apprentissage.
L’accès aux classes a été possible, mais dans le lycée d’élite Taruna Nusantara il a dû
être négocié. Il n’a pas été possible de résider la nuit dans les pensionnats. Hormis
cela, en dépit du fait que la circulation au sein des écoles suivait la réglementation
et l’ordre hiérarchique, les personnes étaient dans l’ensemble coopératives.
Quoi qu’il en soit, après avoir mené des ethnographies dans cinq lycées différents
– quatre de la ville de Yogyakarta et un de la ville de Magelang (à Java Centre dans les
deux cas) –, il est apparu très clairement que les lycées qui obtenaient les meilleurs
résultats étaient ceux où l’on parvenait à favoriser une fréquentation poussée du lieu
par les élèves : soit du fait de la pratique de l’internat, soit en organisant des activités
hors curriculum attractives, soit en parvenant à ce que les lycéens se responsabilisent
sur tout ou partie des activités du lycée et s’approprient véritablement leur espace
– donc à atténuer d’autant le caractère indifférencié du lieu –, soit une combinaison
de ces différents éléments. On parvenait aussi à y établir un système relationnel de
qualité entre élèves de même âge et d’âges différents : travail en groupes au sein
d’une même génération, rencontres avec les générations aînées, y compris celles
entrées dans la vie active, et entraide concomitante.
Lors de ces enquêtes, j’ai aussi pu constater que les deux lycées qui pratiquaient
l’internat accueillaient de fait un nombre important d’élèves venus d’autres régions
d’Indonésie, avec cette conséquence que les lycéens et lycéennes avec qui je me suis
entretenu étaient un peu mitigés quant à leurs rapports humains. Ils trouvaient que
c’était enrichissant de se retrouver avec des camarades qui avaient grandi à des cen-
taines, voire à des milliers de kilomètres de chez eux, où l’on parle une autre langue
régionale et où les pratiques sociales diffèrent. Néanmoins, ils se plaignaient aussi
des tensions, voire des conflits que cela pouvait parfois occasionner 5. Du point de vue
global de la formation, comparativement aux autres lycées, le manque d’homogénéité
sociale (ancrage dans le tissu social urbain local) et socio-culturelle (rapport à la
culture locale : langue, histoire, etc.) de ces deux institutions est en partie compensé
par le régime disciplinaire que peut permettre d’établir l’internat.
Par-delà les variations relevées dans ces cinq lycées, il apparaît que l’instauration
d’un mode relationnel particulier peut potentiellement produire une dynamique
particulière de motivations, de bonne entente, de confiance en soi et envers les
autres, ce qui pousse dans certains cas nombre de lycéens à remporter des concours
internationaux et à aller étudier à l’étranger. L’un de ces lycées – le lycée catholique
de Britto – inclut aussi la relation exogène à double sens dans le mode d’apprentis-
sage : des personnes extérieures viennent parler de leur expérience (policiers, anciens
tôlards, anciens drogués) ; ou bien les lycéens font des sorties, en prison ou ailleurs,
pour dialoguer avec des personnes qui ont développé une expérience positive ou
négative et s’efforcer d’en tirer profit pour parvenir à s’orienter dans la vie. Ce que
les entretiens issus de l’enquête indiquent surtout est que la visibilité induite par
l’entraide intergénérationnelle vers un futur positif – celui des aînés de classes qui
les accueillent au lycée et qui les soutiennent par la suite, celui d’anciens lycéens

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qui ont réussi dans la vie active et qui viennent leur donner des conseils dans leur
lycée – leur donne confiance en eux-mêmes, en ce qu’ils font et dans les autres.
Il se trouve que le lycée où ces pratiques sont les plus abouties – de Britto –
n’obtient pas forcément de meilleurs résultats que deux des autres lycées – le lycée
SMA 3, qui est le lycée d’État le plus coté de Yogyakarta, et le lycée Taruna Nusantara
de Magelang, financé par l’armée de terre, qui est celui qui obtient les meilleurs
résultats au niveau national –, mais au vu des entretiens effectués avec les lycéens
(et anciens lycéens), il apparaît comme étant celui qui donne de loin une meilleure
impression à ceux qui le fréquentent (tout de même suivi de près par le SMA 3). Les
lycéens ont l’impression d’avoir appris à travailler en groupe et de façon autonome
(vis-à-vis des enseignants), et plus largement, d’avoir appris à appréhender la vie. Il
faut dire que le contenu des enseignements est relativisé : les cours se développent
suivant une dynamique collective puisque les lycéens travaillent systématiquement
en groupes dans les classes, ils cherchent eux-mêmes les informations nécessaires
à l’organisation du cours, et si un besoin de livre se fait sentir, c’est à ce moment
seulement que le livre sera acheté : pas d’achat systématique ni préétabli. En termes
d’expérimentation, ils doivent aussi participer une semaine par an aux activités d’une
famille plutôt défavorisée : marchands à l’étalage, tenanciers de petites échoppes,
petits agriculteurs, etc.
Plus largement, ce lycée présente l’étonnant paradoxe d’une ambiance plutôt
nonchalante sous-tendue par une puissante discipline. Il s’agit néanmoins d’une
discipline en grande partie autogénérée par les lycéens eux-mêmes et s’appuyant sur
une mise en pratique sans cesse remise sur le métier de la responsabilisation. Il en va
autrement du lycée Taruna Nusantara – un des deux internats évoqués plus haut – où
il règne une ambiance quasi militaire à laquelle les lycéens mettent un certain temps
à s’adapter, un an en moyenne d’après mes informateurs. La discipline est générée de
l’extérieur des élèves, sans qu’une prise de recul véritable puisse être établie pour en
comprendre l’utilité ou la finalité. À ceci correspond un effet de relations endogènes
et quasi autarciques. Au final, les lycéens éprouvent de la difficulté à se réhabituer à
une ambiance civile ; une association des anciens élèves peut d’ailleurs les y aider. À la
différence de de Britto, dans le lycée Taruna Nusantara le programme est suivi de très
près et le travail en groupe peu utilisé. De plus, les relations intergénérationnelles
ne sont pas favorisées et les élèves de niveau inférieur se sentent souvent méprisés
par leurs aînés. Ces différents aspects ne correspondent pas tout à fait aux principes
émis par les pédagogues indonésiens du Taman Siswa de la période d’indépendance
suivant lesquels l’enseignant devait veiller à l’épanouissement de l’élève, non pas
de façon directive, mais simplement en le corrigeant lorsqu’il faisait fausse route,
principes censés être repris au sein de Taruna Nusantara (de Grave 2012b).
À propos de la pratique du tutorat, elle apparaît sous des formes diversifiées,
ainsi au sein de de Britto, l’enseignant place les groupes de travail sous l’autorité
d’un chef sélectionné pour ses qualités d’organisation et de socialisation plus que
pour ses qualités de réussite dans la discipline. À SMA 3, le tutorat se subdivise en
tutorat spontané (ce sont les élèves qui forment leur propre groupe de travail) pour
les sciences dures, et en tutorat structuré (l’enseignant constitue les groupes) pour
les langues et les sciences sociales. Dans les deux cas, les enseignants considèrent
que la socialisation joue un rôle cognitif important dans l’apprentissage. Les élèves

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64 Jean-Marc de Grave

déclarent d’ailleurs mieux comprendre lorsqu’ils reçoivent les informations de leurs


camarades : l’ambiance est plus « intime » (akrab), ils se sentent plus « détendus »
(santai) et donc plus réceptifs. Face au professeur, ils se sentent « gênés » (malu),
surtout lorsque celui-ci est « guindé » (kaku) (de Grave 2012b : 187-189).
La question de savoir comment ce mode de transmission s’est élaboré au sein
de ces deux institutions que sont de Britto et SMA 3 trouve en partie sa réponse
dans l’état d’esprit qui est à l’origine de leur fondation, ce que les responsables de
lycées appellent de façon générique la « vision » du lycée. Pour de Britto, les grandes
lignes du système pédagogique sont directement liées à la vie du prêtre portugais de
Britto qui s’est dévoué corps et âme aux pauvres alors qu’il était en poste en Inde
(2nde moitié du xviie siècle), ce qui lui a valu d’avoir la tête tranchée. S’inspirant de
cet exemple, l’enseignement vise ainsi à former « un homme qui se dévoue pour
les autres ». Il s’agit d’inculquer un haut degré de sentiment éthique sans qu’aucun
cours de morale ni enseignement moralisant ne soit octroyé et, comme je l’ai sug-
géré plus haut, l’apprentissage se fait de façon exclusivement contextuelle. C’est
aussi pour éveiller l’intérêt des élèves à l’altérité et faire en sorte qu’ils puissent se
montrer compréhensifs et tolérants que les responsables veillent à entretenir une
variété sociale marquée de la fréquentation : élèves issus de catégories sociales aussi
bien démunies qu’aisées, et de confession religieuses multiples (catholiques 70 %,
protestants 20 %, musulmans 8 %, bouddhistes et hindouistes 2 %).
Le lycée SMU 3, quant à lui, trouve son origine à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, alors que les Hollandais voulaient reprendre possession de leur ancienne
colonie par la force armée. Des lycéens indonésiens qui avaient pris part au combat
sont morts, tués par balles. En hommage à ces victimes, les fondateurs et dirigeants
successifs du lycée SMU 3 s’efforcent – suivant la proviseure du lycée avec qui je me
suis entretenu – d’insuffler une « ardeur de combattant » à leurs élèves en « déve-
loppant de façon harmonieuse leurs capacités cognitives, émotionnelles, spirituelles
et sociales ».
Les motivations fondatrices des autres lycées se présentent comme suit. Le lycée
Muhammadiyah 1, qui appartient à l’organisation musulmane progressiste Muhamma-
diyah, développe une « vision » plus exclusive puisqu’il s’agit, selon le responsable du
programme que j’ai rencontré, d’« assurer une prestation qualitative des élèves, tout
en établissant un rapport direct avec l’islam ». Pour le lycée SMA 6, il s’agit – là aussi,
suivant le responsable du programme – de former des « êtres humains vifs d’esprit,
excellents, et empathiques vis-à-vis de l’environnement », la dimension socialisante
n’apparaît donc pas. Concernant Taruna Nusantara, nous avons vu que sa motivation
s’appuyait en grande partie sur celle qui est à l’origine de l’institution Taman Siswa,
consistant en priorité à surveiller l’épanouissement de l’élève grâce à une éducation
équilibrée, mais qui les déforme au point de produire un retour difficile de ses élèves
dans la vie hors du lycée.
Bien sûr, les différents types de « vision » proposés ne présagent pas de la réussite
corrélative d’inculquer des connaissances et un comportement qui soit en adéquation.
Mais les témoignages recueillis auprès des informateurs respectifs des différentes
écoles concernées, et notamment des élèves, montrent que l’écart résiduel est le plus
faible chez de Britto et SMA 3. L’exemple du sacrifice ultime des « héros » fondateurs
semble dans ces deux cas précis inspirer à la fois les responsables, les enseignants

Moussons n° 23, 2014-1, 55-79


Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 65

et les élèves pour mettre en pratique une forme de pédagogie et de relations qui – si
elle ne leur est pas forcément propre – permet en tout cas d’inculquer aux élèves
l’intégration d’un mode d’action collectif effectif ainsi qu’une possibilité de mise en
pratique et, donc, un rapport à l’action pragmatique par rapport aux autres lycées.

Proximité et éloignement des sujets d’apprentissage et des savoirs


Proximité relative de la dimension relationnelle et du contenu d’appren-
tissage dans les systèmes étudiés
Nous avons vu que, au sein de TT, les activités de kanuragan suivent les phases pro-
pices du calendrier javanais et que les relations entretenues avec les autres membres
sont de type familial. Elles s’inscrivent dans un rapport ouvert au reste de la société :
l’accès au lieu est ouvert aux membres du groupe comme aux visiteurs. En tant
que maître traditionnel, Mbah Budi accueille qui désire le rencontrer sans aucune
restriction, à propos de toute sorte de questions ou de problèmes. Le temps d’accueil
n’est pas non plus limité, sauf en cas d’absence ou d’occupation liée à ses activités
initiatiques (kanuragan) et cérémonielles (kejawan) ; ceci est d’autant plus vrai qu’il
ne prend jamais de congé. Il n’affiche pas de tarifs – là où les écoles modernes en
fixent un –, les consultants donnent s’ils veulent et ce qu’ils veulent.
La participation aux activités et la fréquentation du lieu sont donc favorisées par
une ouverture temporelle et spatiale scandée par les phases de tenue des rituels
là où, dans les écoles modernes, l’accès au lieu est limité aux phases de pratique
et plutôt fermé aux non pratiquants. Dans ce type de confinement, les pratiquants
ne se voient pas forcément en dehors des rencontres formelles et leurs échanges
à ce moment-là sont limités du fait de la pratique elle-même. C’est cette souplesse
relevée comparativement chez TT qui permet l’établissement d’un mode relationnel
holiste dans la mesure où il dépasse le simple cadre de la pratique et c’est dans cette
mesure que l’on peut dire que le mode relationnel fait partie intégrante du contenu
d’apprentissage.
L’aspect dialectique qui va du relationnel au savoir, et retour, se retrouve aussi
dans le fait que certaines connaissances se perdent parce que le maître ne trouve
personne répondant aux critères d’aptitude, comme nous l’avons vu plus haut. Or
à ce niveau, il est à mon avis très difficile de séparer le critère relationnel de celui
du stade d’intégration du savoir atteint par l’élève : en définitive, le maître n’a pu
trouver quelqu’un avec qui établir une intimité humaine suffisante pour avancer
dans la connaissance partagée ; cela signifie donc bien que l’aspect relationnel est, au
niveau ultime, au moins aussi important que le rapport au contenu d’apprentissage.
En tout état de cause, on 6 reconnaît dans ce contexte d’apprentissage les diffé-
rences de personnalité des élèves et les différences de niveau attenantes, à l’instar du
théâtre d’ombres qui met en scène trois cents personnages dont chacun représente
un archétype des personnalités de l’être humain et souligne les types de rapports
qui les relient entre elles. On admet que cette variété est une richesse qui ne saurait
être mise en cause notamment par la pratique d’examens formels, lesquels visent à
situer le plus grand nombre à un niveau similaire uniformisé mais ne disent rien des
relations humaines qui ont mené au résultat obtenu.

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66 Jean-Marc de Grave

J’ai établi plus haut un parallèle explicite entre ce modèle d’apprentissage et celui
de lycées de la même région, en particulier le lycée de Britto. Il reste que dans ce
dernier cas – en comparaison des autres lycées –, le travail de groupe et de tutorat
a été porté à un degré supérieur qui permet de mieux faire circuler le savoir (pour
que les élèves puissent mieux se l’approprier) et qui donne aux meilleurs éléments
l’occasion de faire profiter de leurs aptitudes aux autres, le tout se traduisant par
un processus de diffusion-intégration optimal qui débouche sur une maîtrise mieux
partagée. Dans l’école TT un tel processus est aussi présent, notamment grâce aux
assistants du maître, mais plutôt en dehors des réunions qui ont lieu chez ce dernier
et de façon moins systématique. L’exemple de Britto indique clairement que cette pra-
tique fondée sur la dynamique relationnelle combinée à celle de la responsabilisation
en contexte – donc de l’automotivation – favorise l’accroissement du taux d’expertise,
et du groupe, et des membres de ce groupe. Ici aussi la dimension relationnelle pré-
domine, d’autant que, comme nous l’avons vu, le contenu d’apprentissage – élément
primordial de l’enseignement scolaire moderne – est mis au second plan par rapport
à la participation et à la motivation des élèves.
Cette façon de procéder est très souple au niveau de la gestion du contenu, elle
permet de mieux contextualiser celui-ci. Elle va aussi dans le sens d’auteurs célèbres
qui ont critiqué la dimension anti-pédagogique liée à la rigidité extrême de la volonté
d’application des programmes.

Pratique et théorie, rapport à l’action et cohérence sociale :


apport de pédagogues du xxe siècle et héritage grec
Les procédés de mise en contexte et émulateurs de travail participatif en groupe de
de Britto présentent des points communs avec les propositions d’application scolaire
des pédagogues se réclamant de la pédagogie active, tel l’américain John Dewey :
Dewey pense que l’école doit rester une institution spéciale pour rendre possibles les
changements de société radicaux qu’il espère. Il n’est donc pas question pour lui de
« revenir » à la vie des communautés orales traditionnelles, mais de choisir « un petit
nombre de situations typiques » pour en faire les expériences pratiques du travail avec
d’autres. (Pierrot 2012 : 24.)
Ce type de proposition provient de l’observation d’effets anti-productifs comme celui
d’une forme marquée de sentiment de contrainte, de saturation et de passivité dans
l’apprentissage, constatée dans des contextes scolaires normatifs :
« Lorsqu’ils apprennent à lire, les élèves sont mis en présence de mots très divers,
qu’ils n’ont pas l’occasion opportune d’appliquer. Il en résulte une sorte d’étouffement,
d’arrêt de la pensée 7 ». Dewey reprenait ainsi à son propre compte le jugement radical
de Rousseau sur les livres qui nous « apprennent à beaucoup croire et à ne jamais rien
savoir. » (Pierrot ibid.: 20 8.)
Les deux tendances formatives évoquées plus haut – l’une en contexte rituel marqué,
l’autre en contexte lycéen à vocation participative – s’inscrivent tout à fait dans cette
perspective qui valorise à un haut degré la dimension expérientielle et la respon-
sabilisation comme mode opératoire. L’un est traditionnel et axé sur un contenu
très localisé, l’autre est moderne et axé sur des contenus modernes légèrement

Moussons n° 23, 2014-1, 55-79


Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 67

modulables ; l’un favorise la pérennisation relationnelle avec des relations de parenté


classificatoire et avec un apprentissage qui concerne l’intégralité du séjour terrestre,
l’autre concerne un apprentissage de seulement trois ans avec une volonté beaucoup
plus limitée d’établir des relations pérennes (on la retrouve dans deux lycées : de
Britto et Taruna Nusantara, mais sur une échelle probablement moindre au niveau
du nombre proportionnel de personnes concernées).
Dans le second cas, le contenu d’apprentissage en raison de son caractère modu-
lable apparaît comme étant plus souple que le premier pourtant déjà analysé comme
subordonné au cadre relationnel ; l’effet « contre-don » vis-à-vis du maître n’existe
pas, ou existe mais de façon moindre vis-à-vis des enseignants et des cadres. Il s’agit
davantage ici de mettre les élèves en situation d’échange entre eux (ce qui n’est
néanmoins pas absent de TT) et avec des personnes extérieures. L’institution de
Britto tient lieu de pilier central en s’efforçant de rester quelque peu en retrait pour
favoriser la volonté active des élèves, ce qui suppose malgré tout une omniprésence
active mais contenue ou sous-jacente. Ce n’est ni le maître dans la version un peu
caricaturale omnipotente qu’on peut en faire, ni une institution à la Taruna Nusantara
qui s’immisce dans l’esprit et le corps des élèves à un degré assez élevé. Nous sommes
bien dans un contexte individualiste, mais qui intègre positivement la personne au
groupe, à l’instar, ici aussi, de ce que prônait J. Dewey :
Dewey défendait un « nouvel individualisme » : un individualisme social. L’être humain
ne devient une personne privée qu’en se pensant lui-même du point de vue de la
communauté, et si tous ses apprentissages sont nécessairement le résultat de ses
propres expériences et sont donc marqués d’une singularité radicale, ils ne prennent
pleinement leur sens que dans les interactions et la coopération avec d’autres. (Pierrot
2012 : 24.)
Ainsi, la critique de Dewey ne porte pas sur le modèle social (individualiste) en
tant que tel, mais plutôt sur ce qu’il considère être asocial dans ce modèle. Concer-
nant l’éducation, il s’agit d’éléments issus d’une tradition bien marquée, la tradition
grecque, dans une transposition en partie active – dans le sens où elle implique un
certain rapport à l’action – et en partie réifiante. La partie active concerne le rapport
décalé à l’action qui s’appuie sur ce que les philosophes appellent la « métaphore
oculaire » (Billeter 1984), selon laquelle l’esprit interprète métaphoriquement le
réel suivant le sens de la vue, et suivant l’idée dominante que le monde réel est le
reflet d’un monde idéal des formes (notamment géométriques) que la pensée peut
reconstruire. Jean-François Billeter (1984) oppose à cette conception d’un rapport
abstrait au réel l’idéal chinois de la perfection dans l’action.
Gladys Chicharro (2012) a bien illustré la démonstration de Billeter avec la des-
cription qu’elle fait de l’apprentissage de l’écriture dans les écoles chinoises contem-
poraines. Suivant une approche à la fois diachronique et synchronique, elle montre
en effet que, du point de vue chinois, l’écriture tient davantage de l’action corporelle
que de l’aptitude mentale, ce qui transparaît notamment dans la notion d’« habitude »,
assimilée à l’insertion de l’homme dans la nature 9, une notion reprise par Dewey à
son retour de plusieurs années en Chine :
Dewey, dans Human Nature and Conduct (Jo Ann Boydston ed., 1922) tient à définir
l’homme comme « être d’habitude et non d’instinct ou de raison », après avoir tou-

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68 Jean-Marc de Grave

tefois redonné à l’habitude toute sa mesure, qui est en fait celle de l’intégralité de la
personne et non un ensemble de réflexes « mécaniques ». L’habitude peut au contraire
être plus intelligente que l’intelligence réfléchie par son adaptation multiforme à un
environnement précis, physique et social. (Pierrot 2012 : 20.)
La partie réifiante de l’héritage éducatif grec, quant à elle, provient du caractère défor-
mant de sa transposition au Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Tout d’abord, comme l’a
montré Pierre Hadot (1995), l’enseignement des philosophes de l’antiquité s’accom-
pagnait d’un mode de vie communautaire qui liait intimement la pratique aux idées,
comme chez les Épicuriens ou les Stoïciens. Le mode d’enseignement philosophique
qui n’est pas lié à l’action existentielle communautaire – celui des sophistes, notam-
ment – est qualifié d’« artificiel » par Hadot, et il l’assimile explicitement au contexte
d’apprentissage scolaire. Pour prolonger cette analyse, je dirais même que ce qui est
perpétué à l’école, c’est l’apprentissage de vivre dans un environnement cloisonné qui
subordonne l’environnement social holiste des apprentissages premiers de la petite
enfance : famille, quartier, amis, etc.
Ensuite, cette partie réifiante tient aussi à ce que – à l’inverse de la Chine ! – les
Anciens n’utilisaient pas la méthode de l’examen formel comme mode d’évaluation 10,
pratique qui est née presque fortuitement au Moyen Âge à la suite d’un différend por-
tant sur la Licence et la Maîtrise, entre le chancelier de Notre-Dame et l’Université,
là où une démonstration pratique du savoir-faire de l’élève était simplement requise
à l’occasion d’un rite d’accession :
[…] l’inceptio n’avait rien d’un examen, c’était une cérémonie rituelle comme on en
trouve à l’entrée de toutes les corporations. Partout, pour entrer dans un corps de
métier, quel qu’il soit, il faut faire solennellement et en présence des maîtres de la
corporation un acte professionnel. Le candidat à la maîtrise faisait donc acte de maître
en enseignant en présence de ses maîtres. (Durkheim 1905 : 113-114.)
Ce glissement de la valorisation d’une maîtrise d’ordre pratique vers la maîtrise d’un
contenu théorique a probablement joué un rôle très important dans le processus
d’abstraction des connaissances par rapport au cadre contextuel. On voit bien que si
la dimension relationnelle est incluse de fait dans la première puisqu’elle induit un
ensemble d’échanges préalables à la démonstration du savoir-faire en cause et qu’elle
se présente elle-même comme un échange exemplaire, de tels échanges peuvent se
voir beaucoup plus limités dans la seconde qui implique surtout un effort cognitif
personnel. On ne s’étonnera donc pas du regard pragmatique que John Dewey jette
à un ensemble de pratiques décalées par rapport à l’action et à la cohérence sociales,
ni – de fait – de l’impact que son travail a eu sur Bronislaw Malinowski au point, nous
dit Alain Pierrot (2012 : 20), d’inciter ce dernier « à faire un montage de cinq citations
extraites de ses différents chapitres pour les mettre en exergue de son retentissant
Sex and Repression in Savage Society publié en 1927. Et de réitérer dans les Jardins
de Corail (Paris, François Maspero, 1974 [1935]) citant de nouveau Dewey comme
inspirateur avec Mead de sa propre conception pragmatique du langage. » L’anthro-
pologue reconnaissait dans le travail du pédagogue une expression des glissements
sociaux potentiellement producteurs d’anomie lorsque l’on passe d’un cadre rituel
englobant à un cadre non rituel.

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Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 69

Il reste que ce sont bien sûr le contexte social et le mode de vie attenant qui
décident pour beaucoup de la valorisation en cours des savoirs et de leur mode de
perpétuation (Durkheim 1995 [1922] : 43-46).

Expérience et action, étapes cognitives et rapports sociaux :


l’automatisme libérateur à la source de la formalisation
La description des différents parcours rapportés en début d’article ou évoqués en
bibliographie, me conduit à relever deux éléments importants concernant la forma-
tion des maîtres. Le premier est celui du caractère relativement non formalisé de ce
parcours basé sur l’expérience, cas de figure qui apparaît comme étant le plus valorisé
du point de vue javanais kejawan, car fondé sur une richesse empirique et relation-
nelle exogène et variée, ce qui m’a fait comparer le maître à un ancêtre fondateur
rassembleur de savoirs et de valeurs avant d’en devenir le défenseur. Cette valorisa-
tion ultime semble bien être menacée par le besoin intarissable de standardisation
qui parcourt actuellement la société javano-indonésienne, que ce soit au niveau des
réseaux économiques, politiques, religieux, scolaires ou bien même ceux du kejawan,
lesquels se retrouvent parfois influencés par le climat ambiant.
Quoi qu’il en soit de cette menace, le rapport qui s’établit entre les maîtres fon-
dateurs et les maîtres héritiers et/ou réformateurs reste central – à mon avis – pour
mieux comprendre les processus d’apprentissage, en particulier dans le rapport qui
s’établit entre contenus et modes relationnels. Ainsi, l’exemple de Mas Tri, fils et
successeur de Mbah Budi, pose la question du rôle des héritiers dans la formalisa-
tion des savoirs : chaque génération d’héritier n’induit-elle pas l’intensification de la
formalisation du savoir reçu ? Sinon, comment les normes culturelles que partagent
les maîtres pourraient-elles prendre forme ? Et dans une perspective plus réifiante,
comment la démarche empirique du kejawan pourrait-elle se formaliser sur un de
ses aspects particuliers comme l’esthétique, et plus largement, comment des savoirs
locaux pourraient-ils s’agréger pour devenir, par exemple, un folklore, une religion
ou encore une discipline scolaire 11.
Ainsi, le second élément important de la formation des maîtres réside dans la
tendance à formaliser le savoir transmis et, consécutivement, le mode de transmis-
sion utilisé. Formalisation et standardisation apparaissent ainsi sous-jacentes à tout
processus de transmission, même par exemple dans un contexte qui semble aussi peu
formel que celui des maîtres-pêcheurs de l’île de Buton (Indonésie) tel que l’analyse
Daniel Vermonden (2012), mais où, par exemple, les tâches apparaissent clairement
réparties selon les classes d’âge.
Certaines phases clefs de l’histoire d’un courant qui peuvent être liées soit à son
évolution interne, soit à celle du contexte social dans lequel il s’inscrit, soit – plus
fréquemment – les deux, sont néanmoins plus propices que d’autres. C’est à ces
moments charnières que des tendances à instaurer des normes vont s’exprimer ; la
mort d’un fondateur ou d’un dirigeant important en est un, comme nous le montre le
cas de figure de TT. La question qui se pose ici est de parvenir à définir les éléments
constitutifs du processus de formalisation.
De façon générale, il apparaît que l’approfondissement d’une perspective donnée
induit de la normativité : il en va ainsi des doctrines religieuses avec, à l’extrême, les

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70 Jean-Marc de Grave

courants fondamentalistes, mais il en va de même avec les disciplines scientifiques


qui doivent à la fois conforter leur scientificité et confirmer la pertinence de leur
démarche dans le champ social global. L’épistémologie est garante du maintien du cap
scientifique (Guille-Escuret 1996, 2002 ; Haudricourt 1987), l’idéologie au travers de
laquelle le financement s’opère et se maintient joue pour beaucoup dans l’expression
de la pertinence d’une discipline et de son rayonnement. Dans ce développement,
la « standardivité » est interprétée comme une amélioration de niveau, mais que se
passe-t-il au niveau micro de tels processus ?
Dans la comparaison qu’il a entreprise sur les modes de transmission écrits et
oraux, Jack Goody (1994) met en perspective – un peu à la manière de Pierre Hadot
évoqué plus haut – le caractère « hors contexte » et « formel » de l’école qui « a
séparé l’apprentissage de l’action et […] redéfini le corpus du savoir » et porté l’ac-
cent sur les procédés « artificiels », « non oraux » que sont « la répétition, la copie,
la mémoire du mot à mot » (ibid. : 193-198). Il montre que la formulation du monde
ainsi ébauchée devient un monde en soi :
L’écriture amène, entre autres, une spatialisation du langage et lui confère une dimen-
sion atemporelle, ce qui permet de soumettre un discours, une phrase, une chronolo-
gie, une liste à une manipulation plus importante et plus dégagée du contexte originel.
Cette matrice d’ordre passe provisoirement d’une représentation intériorisée à une
représentation externe, ce qui a l’avantage de lui donner un caractère plus concret mais
entraîne le risque de réifier l’irréel [point que l’on retrouve plus loin chez G. Bateson
et chez M. Bloch], de formaliser l’ambigu, et de prendre ses propres créations trop au
pied de la lettre. (Ibid. : 197.)
S’appuyant sur les études d’un groupe de psychologues, il observe notamment : « La
mémorisation mécanique d’une série est une chose complexe et délicate à apprendre,
et le fait d’y parvenir relève plutôt d’une aptitude assez spéciale. » (Ibid. : 188.)
Maurice Bloch (1991), suivant l’analyse d’un corpus différent non axé exclusi-
vement sur le langage, fait la même constatation sur l’élaboration de « dispositifs
cognitifs » particuliers, il observe même que la mise au point de ces dispositifs
débouche sur une maîtrise non linguistique des connaissances. De ces deux analyses
convergentes, il ressort que la base du mode de transmission lié à l’écriture s’adresse
en priorité à un public spécifique qui seul pourra en maîtriser les ressources avan-
cées, et qu’elle se rapporte à une capacité qui ne garantit pas la qualité des facultés
d’analyse ou de contextualisation.
De ce point de vue, dans les cas d’apprentissage forcé, comme l’apprentissage
scolaire, la façon dont sont mises au point les méthodes de transmission des savoirs
concernés apparaît comme essentiellement empirique ou spéculative, dans la mesure
où ces méthodes s’adressent à un large public en refusant de reconnaître les spécifi-
cités de chacun et en obligeant tout un chacun à devoir subir la maîtrise du langage
et de l’écriture académiques comme objet et support hégémoniques d’apprentissage.
Dans ce processus complexe, tout se joue au niveau de la façon dont l’inné intègre
l’acquis, comme le constate Gregory Bateson (1977). Pour lui, c’est le point nodal où
se détermine le niveau qualitatif d’apprentissage global d’un être donné puisque la
[…] libération des contraintes exercées par l’habitude [l’« habitus » incorporé, selon la
terminologie reprise par Bourdieu (1972) ; l’intégration au « schéma corporel », selon

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Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 71

Schilder (1968), ou encore l’« automatisme libérateur » de Pierre Parlebas (1998 :


173)] doit aussi s’accompagner d’une redéfinition profonde du soi […]. (Ibid. : 279.)
Nous retrouvons donc le rôle central de cette « habitude » des conceptions chinoises
classiques chez des penseurs éminemment modernes et parmi les plus avancés dans
leurs domaines respectifs (anthropologie, sociologie, psychologie, sciences de la motri-
cité). La prise en compte de ce simple phénomène d’habituation interroge, voire met
en cause, le principe d’enculturation par le seul mode langagier, en particulier écrit,
comme le montre la suite du développement de Bateson (même si son analyse ne
porte pas sur ce point précis).
C’est en effet l’automatisme libérateur sur lequel débouche l’habitude (c’est-à-dire
la maîtrise d’une aptitude donnée) qui, par étapes successives, va nous permettre
d’atteindre un niveau de compréhension des phénomènes qui nous dépassent en
tant qu’individu. Ainsi, à l’étape que Bateson appelle « Apprentissage II », l’appren-
tissage détermine l’aptitude à « […] façonner et percevoir les contextes dans lesquels
j’agis »; mais au niveau suivant, l’« Apprentissage III », on apprend à percevoir et à
réagir en fonction de « contextes de contextes », le « soi » devient pour ainsi dire
hors de propos, il ne fonctionne plus « comme un point nodal dans la ponctuation
de l’expérience » (ibid. : 277).
N’est-ce pas justement en évitant de sauter les étapes et en instaurant le relation-
nel comme mode privilégié d’intégration des savoirs que les systèmes traditionnels de
type TT ou les systèmes alternatifs avancés de type de Britto parviennent à dégager
– de façon relative et comparative, bien sûr – la personne apprenante de la gangue
que peut représenter le moi là où des modes d’apprentissage isolent celui-ci dans
l’action sans forcément lui donner les moyens de s’en sortir (un diplômé au chômage,
par exemple) ?
L’accès bien compris de l’apprenant à la norme se présente ainsi comme l’abou-
tissement de paliers successifs qui correspondent à l’intégration corporelle d’au-
tomatismes libérateurs (le terme corporel est à prendre au sens large de « schéma
corporel » selon Schilder [1968], donc incluant les aptitudes psycho-mentales ; sur la
notion de « paliers d’apprentissage », voir Martinelli 1996). Les normes apparaissent
comme ayant été produites par un nombre significatif de personnes d’un groupe ou
d’un contexte donnés qui sont passées par ce processus. Si le contexte social en cause
est plutôt restreint et homogène, ces normes sont a priori accessibles aux membres
concernés, donc partagées par eux. Si le contexte est complexe et les domaines
diversifiés, spécialisés et en partie cloisonnés entre eux, des regroupements de
normes partielles, voire opposées ou contradictoires, vont cohabiter pour constituer
malgré tout un ensemble.
L’école n’échappe pas à ce processus et les normes autogénérées dans son champ
d’action sont partielles, opposées ou contradictoires par rapport à celles d’autres
champs d’action : famille, loisirs, vie active, etc. Dans ce cas de figure des champs
d’action distincts, la gageure consiste à susciter l’intérêt sur des savoirs en rap-
port à la configuration d’un système donné de valeurs ultimes à un temps T donné
(cf. Chevalard 2003, sur les disciplines scolaires), les valeurs sociales (au sens de
Louis Dumont 1983 : la valeur inclut la pratique qui la fait exister) étant prises dans
un processus concurrentiel – voire conflictuel – permanent.

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Les « contextes de contextes » dont parle Bateson semblent ainsi fonctionner en


adéquation avec une superposition d’experts de toutes sortes – superposition dont
l’ordre peut potentiellement être retracé jusqu’à un certain point par les sciences
humaines et sociales –, mais qui ne pourraient rien entreprendre sans les intermé-
diaires de diffusion de leurs savoirs.
Le même genre de processus obéit à la diffusion exercée par le type de maître
qui utilise les savoirs et les valeurs pour imposer son point de vue. Sa volonté de
rassemblement le pousse – comme je l’ai noté – à forcer les choses, peu ou prou, et
en particulier à standardiser au maximum pour donner l’impression qu’il maîtrise les
données ; c’est ce type de maître ou de responsable, en ce qu’il maîtrise tout ou partie
d’une activité donnée mais ne maîtrise pas le contexte social plus large d’insertion
de cette activité, qui produit de la réification, laquelle bloque la circulation cognitive
et/ou relationnelle, et s’avère ainsi porteuse d’anomie.
Néanmoins, les deux tendances – maître créatif et maître normatif – ne sont pas
forcément incompatibles, il apparaît même qu’elles sont amenées à se compléter
chez une même personne – chez les maîtres partiellement héritiers et partiellement
fondateurs, par exemple –, au sein d’un binôme ou d’un ensemble de personnes,
simultanément ou alternativement.
Par-delà la personne des maîtres, pour mesurer le taux d’intégration positive ou
négative d’un savoir(-faire) par un élève, j’ai fait appel (2012b) à la notion de Relation
Intégrée (RI) des facteurs temps, lieu et relation aux autres. La RI peut déboucher
sur une circulation excentrée par rapport aux agents diffuseurs et récepteurs, ainsi
les savoirs en cause leur resteront pour beaucoup extérieurs ; c’est le cas lorsque
les contenus et les modes d’apprentissage sont standardisés à l’extrême ou réifiés
(Taruna Nusantara, danse classique de spectacle, etc.). La RI dans laquelle le temps, le
lieu et les relations humaines sont positivement intégrés exprime un contexte social
homogène dans le sens où les personnes concernées s’approprient positivement les
savoirs qui circulent (de Britto, TT). Ces deux pôles supposent des états intermé-
diaires avec des phases ascendantes ou descendantes possibles de savoirs qui vont se
réifier, se « patrimonialiser », ou au contraire dont la diffusion et la circulation vont
se fluidifier qualitativement.
La teneur et la multiplicité des forces qui entrent ainsi en jeu montrent à quel
point personne, à aucun niveau, ne maîtrise véritablement le processus. Personne ne
peut d’ailleurs le maîtriser, en particulier concernant les contenus d’apprentissage
puisqu’ils sont fortement conditionnés à la fois par les valeurs ultimes du moment et
simultanément par un enchaînement causal d’héritages traditionnels (ce qui est le cas
pour les disciplines scolaires, le kanuragan moderne, la danse classique, etc.) qui vont
en partie à contresens des premières et en tempère les effets pervers et/ou exces-
sifs – en tant que contenus, je dis bien. La marge de manœuvre apparaît par contre
bien plus ouverte au niveau du choix des modes relationnels, comme l’indiquent les
exemples des lycées de Britto et SMA 3. Nous en avons vu plusieurs caractéristiques,
comme l’influence pédagogique positive du travail en groupes, il y a aussi celle de
la valeur du secret relevée à propos de TT. Non pas le secret comme surprise ou
comme stratégie, mais le secret comme capacité de l’éducateur à transmettre le bon
contenu au bon moment, à la bonne personne et de la bonne façon, ce dernier point

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Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 73

incluant aussi le secret comme moyen de préserver une part de l’« enchantement du


monde » (Gell 1998), celle qui échappe de toute façon à la science.

Remarques finales
Contenu d’apprentissage et mode de transmission
Le détour opéré avec Durkheim par l’éducation grecque antique et les débuts de sa
transposition au Moyen Âge contribue à indiquer que la dimension relationnelle existe
obligatoirement dans un contexte de pratique, au sein de ce que l’école de l’action
située appelle une « communauté d’apprentissage » (Lave & Wenger 1991). Quel que
soit le contenu transmis, participer aux activités, c’est s’approprier un savoir(-faire),
mais c’est aussi s’intégrer à un groupe tout en intégrant l’espace-temps contextuel.
Au sein de cet état de fait général, l’exemple (représentatif) d’initiation rituelle
que j’ai décrit avec l’école TT présente un système de transmission qui apparaît
comme relativement peu formel. En effet, les relations qui s’y produisent s’inscrivent
davantage dans une perspective rituelle englobante qui inclut de fait une dimension
relationnelle complète dans ses modes d’échange, c’est-à-dire incluant notamment
des rapports d’intimité (parenté, amitié, voisinage), d’échange (savoir-faire contre
repas cérémoniels, entraide non-formelle mais fréquente), de statut (hiérarchie orga-
nisationnelle des responsables).
Les exemples des lycées indonésiens de Britto et SMA 3, quant à eux, permettent
de décrire la transposition d’un mode relationnel de type TT dans un environnement
social fort différent car non rituel. De ce point de vue, on peut dire que l’idée défen-
due par Mauss (1980) – à propos du contexte moderne – selon laquelle la finalité
de l’individu nuit à celle du groupe mérite d’être nuancée car ce double exemple
indique bien que les deux aspects sont compatibles sous la condition d’existence
d’une fluidité des rapports relationnels, laquelle induit celle de la circulation des
savoirs en cause. Ainsi, le point nodal qu’expriment ces exemples pose la question
de savoir si le contenu justifie le mode de transmission ou si ce dernier s’appuie sur
un contenu qu’il domine.
À partir du moment où le programme des lycées que j’ai ethnographiés est sensi-
blement le même d’un cas d’étude à l’autre, il semble clair que ce n’est pas le contenu
de programme qui pourrait susciter un mode relationnel qu’on trouve dans à peine la
moitié de ces lycées. À l’inverse, il ne semble pas non plus que ce soit la recherche
d’une qualité relationnelle en soi qui motive la politique pédagogique des deux
lycées concernés. Néanmoins, concernant cette seconde hypothèse, il apparaît tout
de même que la constitution de rapports relationnels qualitatifs est favorisée par un
climat général propice. Ce climat apparaît notamment lié aux termes de références de
ce que ces deux lycées appellent leur « vision » dont nous avons vu qu’elle traduisait
le souci des fondateurs et des responsables d’inscrire l’action personnelle dans la
perspective de l’intérêt collectif général au travers d’une pédagogie qui se caractérise
par une volonté de contextualisation marquée des contenus d’apprentissage et du
comportement éthique, notamment chez de Britto.
Comparativement parlant, la « vision » des autres lycées apparaît ainsi soit trop
élevée et/ou trop décalée par rapport à une possible mise en application des idéaux

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proposés ; le décalage réside à la fois dans l’énoncé de ces idéaux, dans le mode
relationnel interne et dans les relations établies avec l’environnement extérieur.
Dans le prolongement de ces études établies comparativement d’après les dif-
férents modes de transmission de ces lycées ainsi que d’écoles traditionnelles et
modernes d’initiation, j’ai défini (2012b) la qualité relationnelle comme l’absence de
contrainte relative dans le rapport au temps, au lieu, aux autres et au savoir transmis.
La réflexion menée ici me conduit à adjoindre à cette liste un élément tout aussi
important, voire plus, qui est celui de l’adéquation et de la proximité qui existent
entre les valeurs ultimes d’un système d’apprentissage – constitué des savoirs et des
modes relationnels induits – et la mise en pratique impliquée.
J’avais inclus cet aspect (2001) dans la comparaison systématique de trois écoles
javanaises d’initiation pourvues de trois systèmes de référence différents (l’un java-
niste, l’autre musulman, et le troisième nationaliste et séculier), impliquant une
sélectivité des techniques et des modes d’apprentissage différents. Il convient fina-
lement d’introduire cet élément aussi dans l’analyse des lycées. Les effets qui le
concernent y sont probablement moins directement observables du fait d’une base
commune très importante des pratiques en cause (les disciplines enseignées), mais
à tout prendre, il me semble d’autant plus indispensable de creuser cet aspect qu’il
paraît bien souvent se dissoudre dans l’abstraction et – ce faisant – être à l’origine
de ce qu’on appelle aujourd’hui communément la « crise des valeurs ».

Le cloisonnement des domaines du social et


la difficile transmission des savoirs
Pour élargir l’analyse en ouvrant d’autres perspectives, je voudrais revenir aux idées
d’habitus intégré et d’automatisme libérateur reprises par quelques auteurs impor-
tants abordés dans le texte. Ces idées supposent l’existence de paliers d’intégration
de savoir(-faire) qui peuvent aussi être assimilés à la notion d’habitude. Le respect
de ces étapes apparaît comme étant lié à celui des personnes concernées, mais aussi
– par voie de successions – à l’élaboration progressive de niveaux d’entendement
qui participent eux-mêmes de la formation de formes standardisées censées faciliter
les échanges.
Si l’on admet le mode relationnel comme faisant partie du processus de trans-
mission, il est clair que – comparativement parlant – les systèmes qui enseignent à
œuvrer individuellement dans l’action et dans l’espace12 vont avoir tendance à pro-
duire des comportements individualistes, là où les systèmes qui valorisent le travail
de groupe, donc l’appropriation – à la fois individuelle et collective – de l’espace,
vont tendre à éduquer les facultés d’échange relationnel.
Les deux aspects de la personne et du collectif sont donc étroitement liés entre
eux dans les processus de transmission-apprentissage. Ces processus, en participant
progressivement aux formes standard, contiennent aussi implicitement la formulation
des valeurs sociales, valeurs qui expriment ainsi autant de la représentation que de la
pratique (Dumont 1983). Les systèmes individualisant ou collectivisant ne sont que
deux pôles d’un schéma global qui peut comprendre toutes sortes de formulations
intermédiaires – la combinaison alternée des maîtres réifiants et des maîtres créatifs

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Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 75

– et la participation de médiateurs de second plan qui contribuent à transmettre


pratiques et/ou valeurs.
Au sein de cet ensemble, malgré tout, la relativisation du principe relationnel
par rapport au contenu d’apprentissage et les caractéristiques de celui-ci (comme
l’utilisation de l’examen formel) apparaissent comme productives de champs sociaux
exclusifs dans la mesure où ils sont standardisés de façon poussée, en l’occurrence le
champ des maîtres ou des enseignants d’un côté, le champ des élèves de l’autre. Elles
travaillent à mettre en place la base d’un environnement social complexe constitué
de domaines d’activité (très) spécialisés et plutôt cloisonnés entre eux. Les normes
respectives de ces domaines apparaissent partielles et complémentaires, opposées
ou contradictoires d’un domaine à l’autre (l’école et le travail, l’école et la famille,
le travail et la famille, par exemple) ; d’un domaine à l’autre, l’articulation se com-
plique. Des formes de recouvrement de cette articulation se mettent en place mais
leur succès est aléatoire, au point que l’intégrité de chaque domaine en devient elle
aussi menacée.
C’est pour cela que les tenants d’un domaine ou d’un sous-domaine donnés s’ef-
forcent de susciter l’intérêt général sur des savoirs qui intéressent en premier lieu
l’espace de leur propre domaine (les disciplines scolaires, lesquelles deviennent des
disciplines du supérieur, lesquelles font le pont avec la « vie active »). Un processus
concurrentiel s’engage alors pour faire paraître vital ce qui ne l’est pas forcément du
point de vue global. Et c’est dans ce jeu aléatoire que le contexte social et le mode
de vie décident de la valorisation en cours des savoirs et de leur mode de perpétua-
tion. Tout se passe comme si les échanges qui se situent à un certain niveau et dans
certains domaines avaient tendance à monopoliser les flux au détriment des autres
niveaux et domaines.
Ceci fait émerger l’idée d’un monde en devenir quasi virtuel composé des mondes
parallèles des différents domaines et systèmes de transmission, articulés entre eux
de façon incertaine, qui se côtoient et laissent des mondes clos et secrets compensa-
toires se développer comme pour combler les vides sociaux instaurés (secrets d’État,
secrets industriels, secrets de famille, sectes, francs-maçons, etc.) ; l’école ne fait-elle
d’ailleurs pas partie de ces mondes clos ou partiellement clos aux enjeux de plus en
plus difficiles à définir ?

Notes
1. Je confère ici à apprentissage le sens large d’action d’apprendre et d’intégrer un savoir, un
savoir-faire, un mode d’action ou de relation.
2. Il ne s’agit pas d’établir en cette occurrence un lien entre initiation rituelle et école, comme le
fait par exemple David Lancy par ailleurs (2010 : 92-93).
3. Ces différents points sont décrits en détail dans de Grave (2001, 2008a, 2014), avec des des-
criptions complémentaires sur des aspects précis dans de Grave (2007, 2008b, 2009, 2011a,
2013).
4. Il s’agit d’une initiation ascétique répandue à Java et dans le monde malais. Elle est liée à des
pratiques cultuelles locales et a pour but le perfectionnement de la personne au travers de
son action quotidienne, en conjuguant notamment obligations sociales et salut post-mortem.
Cf. de Grave (2001), puis (2008a/b, 2011b, 2014).

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5. Le « spectre » du nationalisme, tel qu’Alain Pierrot (2002, 2012) l’a mis en exergue pour les
questions éducatives, induit une volonté d’unification, laquelle implique nécessairement des
phases de tension plus ou moins forte que l’on retrouve ici.
6. « On », c’est-à-dire le maître, mais aussi ses assistants et, au-delà, le système kejawan.
7. Dewey (2008 : 8).
8. Ce point de vue va dans le sens de celui de Jean Piaget (1972) pour qui la connaissance, la
pensée et la compréhension générées par la pratique participent clairement d’un apprentis-
sage plus effectif que celui qui s’établit par un enseignement formel basé sur les formes lin-
guistiques.
9. « Les pédagogues chinois n’analysaient pas les comportements, leur objectif était de créer un
sujet social par l’intégration de l’orthopraxie. Il s’agissait d’inscrire des gestes dans le corps qui
devaient devenir “naturels” ou “spontanés” au sens chinois du terme. Le poète de la dynastie
Han, Jia Yi (200-168 av. J.-C.) […] affirmait : “Ce qui s’est formé dans l’enfance est pareil à la
nature innée ; l’habitude est semblable à la nature”, you cheng ruo tian xing, xiguan ru ziran
幼成若天性,习惯如自然. Le premier terme traduit par “nature innée ”, tianxing, renvoie en
réalité à “la nature du ciel”. Le caractère “nature” xing est formé de deux éléments : la clé du
cœur et la vie. La “nature du ciel” est ce qui est donné ou “ce qui est ainsi” de par le “ciel”,
c’est-à-dire selon le principe garant de l’ordre rituel et de l’harmonie cosmique. Le second
terme que l’on traduit aussi généralement par “nature” ziran 自然 signifie littéralement “ce
qui est ainsi par soi-même”. C’est également au sens taoïste, la “spontanéité” que le sage doit
atteindre […] par un long travail sur soi. » (Chicharro 2012: 163.)
10. Ce que Pierre Bourdieu (2000 [1972] : 173) a repris dans ses commentaires sur l’importance
de l’examen en Chine à la même époque.
11. Il existe par exemple des cérémonies kejawan exécutées sans contingences cultuelles dans un
cadre touristique ou culturel. Sur les savoirs locaux enseignés à l’école, voir Pessès (2012).
12. C’est-à-dire évoluant dans un espace relativement indifférencié, comme dans les exemples
d’écoles modernes d’initiation ou dans les contextes scolaires ne pratiquant ni le travail en
groupe, ni les pédagogies favorisant la participation active.

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Résumé : quel intérêt peut-il y avoir à étudier les processus de reconduction des savoirs et
des savoir-faire ? Quelle forme prend cette reconduction ? En m’appuyant sur différentes
pratiques javanaises liées à des contextes rituels, séculiers et scolaires, je propose ici
d’élaborer une réflexion sur les modes de transmission concernés dans leurs rapports
aux contenus d’apprentissage, ainsi que sur la circulation et l’adaptabilité de ces savoirs

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Quel est le contenant des savoirs ? Réflexions d’après les modes d’apprentissage javanais 79

et savoir-faire dans leurs rapports à la cohérence sociale. L’analyse montre notamment


que – quel que soit le contenu transmis – participer aux activités, c’est s’approprier
un savoir(-faire), mais c’est aussi s’intégrer à un groupe tout en intégrant les valeurs et
l’espace-temps contextuels. Le point nodal qu’expriment les exemples donnés pose la
question de savoir si le contenu justifie le mode de transmission ou si ce dernier s’appuie
sur un contenu qu’il domine à l’insu d’une partie des responsables qui ne distinguent
plus les dimensions sociale et socialisante en jeu.

What is the Content of Knowledge?


Reflections from the Javanese Apprenticeship Modes
Abstract: What is the interest of studying the process of renewal of knowledge and know-
how? What form does this renewal take? Drawing on various practices related to Javanese
ritual, secular and schooling contexts, I propose to develop a reflection on the relationship
of the concerned transmission systems with learning content, and also on the circulation
and adaptability of this knowledge and know-how in their relationship with social cohe-
rence. The analysis shows in particular that—regardless of the content transmitted—to
participate in activities implies the mastering of skills and expertise, but also implies
being part of a group while integrating both contextual space-time and values. The nodal
point expressed by the examples of the text raises the question of whether the content
justifies the mode of transmission or, conversely, if the mode of transmission dominates the
content, unbeknownst to some of the teachers or officials who can no longer distinguish
the social and socializing dimensions involved.
Mots-clés : savoirs, savoir-faire, apprentissage, transmission, valeurs sociales de référence,
cohérence sociale, rituels, contexte scolaire, lycées, Java, Indonésie.
Keywords: knowledge, skills, apprenticeship, transmission, social values, social cohesion,
rituals, school context, high schools, Java, Indonesia.

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