Arts asiatiques

Bernard Frank et le musée Guimet

Jean-François Jarrige

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Jarrige Jean-François. Bernard Frank et le musée Guimet. In: Arts asiatiques, tome 52, 1997. pp. 140-141;

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Bernard Frank

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traie, dont la personne, hormis celle de
quelques grandes figures, tend à s'effacer
[...] derrière les lieux où elle est honorée. Ici
nous sommes en présence d'objets de
vénération de nature assez individualisée et
dont cependant les Japonais disent
toujours, au premier abord, n'avoir qu'une
idée peu précise. » II définit ainsi sa tâche :
« Reconstituer ce portrait éclaté, étudier ces
personnages du double point de vue de
l'interprétation orthodoxe et de
l'interprétation populaire, examiner dans quelle
mesure ils constituent un système, mettre en
évidence leurs liens avec la vie individuelle
et collective, familiale et professionnelle, la
place qu'ils tiennent dans la littérature, la
langue, les proverbes et, même, la publicité,
est une tâche assurément vaste, mais qui
promet des résultats très intéressants. La
recherche montre la vitalité de certaines
croyances qui, apparemment vouées à
s'éteindre en même temps que les activités
de caractère traditionnel auxquelles elles
étaient liées, ont trouvé dans la société
industrielle une étonnante occasion de
reprendre racine.» [Texte inédit]
Cette vaste tâche qu'envisageait B. On le voit bien en lisant ses œuvres,
Frank sur le panthéon bouddhique pour B. Frank, le Japon est un pays
japonais, en se fondant sur le millier d'images bouddhique, plus encore, peut-être, comme
qu'il a recueillies au long de ses pèlerinages semble le laisser entendre la citation
dans toutes les provinces japonaises, jusque précédente, que shintoïste, et le bouddhisme était
dans les temples et monastères les plus l'une des clefs de la compréhension de sa
reculés, il en a mené à bien une partie très culture.
importante. On en trouvera le fruit dans son Il s'est toujours défendu d'être «boud-
grand catalogue du fonds bouddhique dhologue»: sa modestie et son sens de la
japonais du musée Guimet: Le panthéon rigueur intellectuelle lui faisaient estimer
bouddhique au Japon - Collections d'Emile qu'il n'était qu'un amateur en ces études.
Guimet (RMN 1991) où il concentre dans ses Pourtant nulle part mieux qu'auprès de lui
notices d'une extraordinaire densité les étudiants n'auraient pu comprendre à
l'essentiel de ce savoir accumulé sur le terrain quelle profondeur et avec quelle subtilité la
et dans les textes, mais aussi dans de religion indienne avait pénétré la culture
nombreux articles où il poursuit jusqu'au bout japonaise. Tous ceux qui ont eu la chance
la méthode annoncée autour d'une divinité de recevoir son enseignement, qui ont
précise: je ne prendrai comme exemple que entendu ses conférences ou lu ses études
son article «Amour, colère, couleur - savent quel guide les a quittés.
Variations sur Aizen-myôô» (Bouddhisme et
cultures locales édité par Fukui F. et G. Fuss-
man, EFEO, 1994), où il suit l'évolution de
Râgarâja, forme du dieu de l'amour indien
Kâma, de l'Inde brahmanique ancienne à Jean-Noël Robert
travers le Japon médiéval jusque dans École Pratique des Hautes Études (V section)
l'industrie chimique du Japon moderne. Sorbonne, 45-47, rue des Écoles, 75003 Paris

Bernard Frank et le musée Guimet

Bernard Frank, membre de l'Institut et conviction et d'une grande ténacité pour l'accent sur les arts de l'Asie plus que sur
Professeur au Collège de France, qui s'est servir les causes qui lui tenaient à cœur. ses religions, avaient conduit les
éteint le 15 octobre 1996, faisait partie du Parmi ces causes, celle qui lui fut conservateurs à reléguer progressivement une
comité de direction des Arts Asiatiques, une particulièrement chère était directement liée au partie croissante des « vieilles collections »
revue à laquelle il attachait une très grande musée Guimet. Dans l'introduction de son d'Emile Guimet vers de sombres réserves.
importance et qu'il a su défendre avec force bel ouvrage Le panthéon bouddhique au Pourtant dès 1927, Serge Elisseeff en avait
lorsque cela fut nécessaire, apportant en Japon - Collection d'Emile Guimet, il déjà montré l'intérêt dans La mythologie
particulier à son rédacteur, Irène Martin du déclare : « Les bases de ce travail ont été asiatique illustrée, publiée à la Librairie de
Gard, un chaleureux soutien. Le Professeur jetées il y a quarante et quelques années lors- France, ouvrage qui a aussi contribué à la
Jean-Noël Robert qui fut son élève et qu'ayant trouvé chez un libraire d'occasion vocation de Bernard Frank.
disciple, retrace ici la contribution essentielle un exemplaire du Petit Guide illustré au A partir de 1953, dans le cadre d'une
que Bernard Frank a apportée à la japono- musée Guimet dans l'édition de 1910, je collaboration entre le musée Guimet et
logie et à l'étude du bouddhisme japonais. prononçai - pour emprunter une l'École Pratique des Hautes Études, le
Nous voudrions simplement, à l'occasion de expression bouddhique - le vœu de consacrer mes bâtiment annexe du 19, avenue d'Iéna, devient
cette bien triste disparition, rappeler le rôle efforts dans l'avenir aux fabuleuses un centre d'étude des religions où les
si important qu'il a joué pour sauver de collections qui y étaient décrites et auxquelles il collections d'iconographie religieuse d'Emile
l'oubli une partie de l'œuvre d'Emile ne pouvait alors être question d'avoir Guimet sont alors transférées. Bernard
Guimet et pour permettre au musée Guimet de accès ». Frank va pouvoir entreprendre le
présenter dans l'ancien hôtel Heidelbach, le Rappelons que le grand projet d'Emile classement et l'étude des pièces bouddhiques
plus souvent désigné sous le nom d'Annexé, Guimet d'un musée des religions, japonaises. Il aura ainsi l'occasion de réaliser
au 19, avenue d'Iéna, un panthéon présentant en particulier un riche ensemble la qualité remarquable du travail accompli
bouddhique unique au monde. d'œuvres bouddhiques qu'il avait par Emile Guimet qui, par une véritable
La profonde bienveillance de Bernard rapportées de son voyage en 1876 au Japon était, démarche scientifique s'appuyant sur
Frank et son légendaire sens de l'humour après ses heures de gloire, tombé dans l'utilisation d'anciens manuels d'iconographie,
s'accompagnaient aussi d'une force de l'oubli. De nouvelles présentations, mettant avait constitué un véritable dictionnaire

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illustré du Bouddhisme japonais sans
équivalent ailleurs dans le monde. Bernard
Frank est alors fasciné par les
innombrables facettes de la présence divine
qu'illustre le riche panthéon réuni avec une
remarquable perspicacité par l'industriel
lyonnais. Chacune de ces iconographies,
dont certaines très rares, va l'entraîner
dans des recherches qui lui feront
découvrir, à partir de sources indiennes ou
chinoises, des aspects souvent méconnus de la
riche contribution japonaise à la pensée
bouddhique. Mais pour Bernard Frank,
étudier et cataloguer les collections d'Emile
Guimet ne sauraient suffire, il faut pouvoir
de nouveau les montrer. Avec l'aide
d'Henriette Bernard, conservateur chargée des
collections d'histoire des religions, il
organise au premier étage de l'Annexe, une
exposition qui présente les grandes catégories
des êtres vénérés du bouddhisme japonais.
Cette exposition, inaugurée par André
Malraux, sera une première victoire de
Bernard Frank pour faire reconnaître l'œuvre
d'Emile Guimet.
Mais peu à peu le centre d'histoire des
religions du 19 avenue d'Iéna, tombera
dans l'oubli. De nouveaux travaux au
musée Guimet transformeront une partie
de l'Annexe en espaces de réserves où
s'entasseront les œuvres malgré les efforts
d'Anne Chayet pour continuer le
classement des collections iconographiques. Dans
les divers projets de réorganisation du
musée Guimet dont on débattra alors, les
collections relevant de ce que l'on considère
comme l'iconographie religieuse seront
parfois jugées comme bien encombrantes et
sans grand intérêt. Bernard Frank, malgré
son souci de ne pas interférer dans les
affaires du musée Guimet, s'efforcera de
convaincre les uns et les autres du
caractère exceptionnel de cet ensemble
bouddhique japonais et de la nécessité de ne pas
le disperser.
Devenu responsable du musée Guimet,
j'eus la chance de découvrir à mon tour,
sous la conduite de Bernard Frank,
l'importance des collections entreposées à l'annexe
du 19 avenue d'Iéna et dont il venait de
retracer l'histoire dans une passionnante
monographie intitulée : L'intérêt pour les
religions japonaises dans la France du
XIXe siècle et les collections d'Emile Guimet,
publiée en janvier 1986 par les P.U.F. A la
même époque Keiko Omoto avait aussi
entrepris des recherches très intéressantes
sur le voyage au Japon d'Emile Guimet et
de son compagnon, le peintre Félix Réga-
mey, qui allaient permettre à Bernard
Frank de mieux connaître les circonstances
de la formation de la collection qu'il étudiait
depuis déjà si longtemps.
C'est alors qu'avec Bernard Frank nous
avons pu commencer ce qui était un des
grands souhaits de sa vie : entreprendre
Arts Asiatiques, tome 52-1997
une complète rénovation de l'Annexe du
musée Guimet pour y présenter sur deux
étages deux cent vingt deux pièces des
anciennes collections d'Emile Guimet,
illustrant ainsi sur une échelle bien plus vaste
que lors de l'exposition de 1968, les
différentes catégories d'être vénérés du
bouddhisme japonais. La décision fut également
prise d'ajouter à cette présentation, en
forme d'introduction, un ensemble
d'œuvres bouddhiques chinoises choisies
par Jacques Giès.
En préfiguration à ce vaste projet,
Bernard Frank et le musée Guimet devaient
organiser en 1989 à Tôkyô même, une belle
exposition d'une partie du panthéon
bouddhique d'Emile Guimet, avec l'aide de la
société Seibu qui avait assuré la restauration
de nombreuses pièces. Cette exposition à
Tôkyô, inaugurée par un prince de la
famille impériale, fut très importante pour
Bernard Frank qui avait enfin l'occasion de
faire découvrir aux Japonais le rôle
qu'avait tenu Emile Guimet dans la
découverte en Occident des religions de leur pays.
Si la réputation scientifique de Bernard
Frank était bien largement répandue
auprès des spécialistes de sa discipline, cette
manifestation à Tôkyô contribua à donner à
ses travaux une beaucoup plus large
audience au Japon et tout particulièrement
auprès des autorités religieuses de
prestigieux sanctuaires bouddhiques qui ont
depuis gardé des liens privilégiés avec le
musée Guimet.
Parallèlement à la mise en place du
panthéon bouddhique du 19 avenue d'Iéna,
Bernard Frank allait entreprendre la
rédaction d'un ouvrage faisant la synthèse de
nombreuses années de recherches sur
l'iconographie du bouddhisme et du shintoïsme.
Ce livre - Le panthéon bouddhique du
Japon-collections d'Emile Guimet - publié à
l'occasion de l'inauguration des galeries du
19 avenue d'Iéna par la Réunion des
Musées Nationaux, est aujourd'hui la
référence indispensable sur l'iconographie
bouddhique japonaise. Le succès qui
entoura l'inauguration par le Ministre de la
Culture, Jack Lang, de ces galeries du
panthéon bouddhique, le 4 avril 1991, et les
belles cérémonies de « consécration des
yeux » par des moines bouddhiques de
l'école shingon, furent sans aucun doute
parmi les grands moments de la vie de
Bernard Frank et de tous ceux, au premier
rang desquels son épouse Madame Junko
Frank, qui ont su admirer son œuvre.
Bernard Frank pouvait alors montrer à un
public beaucoup plus large que celui de ses
étudiants des Hautes Études ou du Collège
de France que le panthéon bouddhique
japonais n'est pas l'illustration d'un
polythéisme pur et simple mais bien plutôt
l'expression de la richesse d'une pensée où « le
Multiple ne diffère pas de l'Un ». Son travail
en collaboration avec les conservateurs du
musée Guimet a aussi permis la découverte,
parmi les oeuvres rapportées par Emile
Guimet, essentiellement de l'époque Edo
(xvne-première moitié du xixe), d'une belle
série de pièces anciennes de remarquable
qualité dont une statue représentant le bo-
dhisattva Seishi, élément d'une triade
d'Amida du xme siècle du sanctuaire central
du temple Hôryùji, près de Nara. Il devait
d'ailleurs donner plusieurs conférences sur
cette importante triade enfin reconstituée
et il publiait un important article intitulé :
« L'image du bodhisattva Seishi provenant
du Kondô du Hôryûji retrouvée au musée
Guimet» {Arts Asiatiques 1992, XLVII : 89-
108). En 1994, il pouvait à l'inauguration de
l'exposition «Trésors du Hôryûji» au musée
national de Tôkyô voir pour la première fois
la triade d'Amida réunie.
Bernard Frank fut aussi heureux de
voir que la nouvelle présentation du
Panthéon bouddhique permettait aussi de
rendre justice aux qualités artistiques, non
seulement des pièces les plus anciennes,
mais aussi aux créations de l'époque Edo
souvent injustement négligées lorsqu'il
s'agit d'œuvres bouddhiques. Avec la
nomination d'Hélène Bayou comme responsable
de la section japonaise du musée Guimet,
quelques mois seulement après
l'inauguration des galeries du panthéon bouddhique,
Bernard Frank eut aussi la satisfaction de
trouver un conservateur conscient de
l'intérêt exceptionnel des collections rapportées
par Emile Guimet.
Déjà gravement touché par la maladie,
Bernard Frank n'oubliait pas son cher
panthéon bouddhique et, lors d'une de nos
dernières rencontres, il avait tenu, ainsi que
Madame Junko Frank, à nous donner un
très beau reliquaire bouddhique ancien
qu'ils avaient reçu en cadeau de mariage
d'un membre de l'ancienne famille
shogunale. Depuis, ce reliquaire a trouvé sa place
à côté des autres «sharito» rapportés par
Emile Guimet.
Aujourd'hui Bernard Frank, tout
comme Emile Guimet, ne sont plus parmi
nous, mais les êtres vénérés du Japon qui
tinrent une place si importante dans leur
vie ont enfin retrouvé, au 19 avenue d'Iéna,
une place digne d'eux. Pour reprendre la
citation de la conclusion d'une des
conférences de Bernard Frank : «ils sont revenus
ces dieux que tu pleurais toujours».
Jean-François Jarrige
Musée national des Arts Asiatiques - Guimet
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