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La culture au Chili : réflexions sur un processus de constitution d’une c... https://journals.openedition.

org/cal/2881

72-73 | 2013 :
Sciences participatives et restitution
Etudes

La culture au Chili : réflexions


sur un processus de
constitution d’une catégorie
d’intervention publique
Culture in Chile: Considerations for Policy Intervention in a Public Sphere
La Cultura en Chile: Reflexiones Sobre un Proceso de Construcción de una Categoría de Intervención
Pública

N M C
p. 183-199

Résumés
Français English Español
Cet article aborde le thème de la constitution de la culture au Chili en tant que catégorie
d’intervention publique entre 1989 et 2008. Ce processus s’amorce dans un contexte
historique et sociopolitique particulier caractérisé par la fin de la dictature annoncée par le
plébiscite de 1988 et confirmée lors des élections démocratiques de 1989. La culture acquiert
alors un rôle fondamental dans le développement social et politique du Chili. Son
institutionnalisation cherchait à ordonner un domaine d’intervention fragmenté et
institutionnellement fragile, qui n’avait jusqu’alors jamais été doté d’une institution
supérieure.

This paper deals with making culture a public intervention category in Chile, from 1989 to
2008. The process began in a particular historical and socio-political context characterized by
the democratic transition heralded by the 1988 plebiscite and consolidated by the 1989
elections. At this time culture began to gain a fundamental role in the social and political
development in Chile. Previously denied a formal organizational structure, the new
institution’s cultural interventions were fragmented and fragile.

Este artículo se refiere a la constitución de la cultura como categoría de intervención pública

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en Chile entre 1989 y 2008. Este proceso se insiere en un contexto político, histórico y social
particular marcado por el fin de la dictadura anunciada por el plebiscito de 1988 y confirmada
por las elecciones democráticas de 1989. La cultura adquiere en este panorama un rol
fundamental en el desarrollo social y político de Chile. Su institucionalización buscaba ordenar
un sector de intervención fragmentado e institucionalmente frágil que no había contado nunca
con una institución superior.

Entrées d’index
Mots-clés : intervention publique, politiques publiques, culture, institutionnalisation
Keywords : public intervention, culture, public policy, institutionalisation
Palabras claves : intervención pública, políticas públicas, cultura, institucionalización
Index géographique : Chili

Notes de la rédaction
Cet article est issu de la recherche doctorale intitulée L’État et la culture au Chili, 1989-2008 :
les enjeux et défis d’un processus de construction d’une catégorie d’intervention publique,
sous la direction de M. Georges Couffignal, Paris-3, IHEAL. Recherche réalisée avec l’appui de
la Comisión Nacional de Investigación Científica y Tecnológica (Conicyt) et de l’ambassade de
France au Chili.

Texte intégral
1 C’est en juillet 2003 que le Chili se dote, pour la première fois dans son histoire,
d’une institution supérieure en matière culturelle, le Conseil national de la Culture et
des Arts (CNCA). Bien que le besoin de créer une instance dans ce domaine avait été
explicitement évoqué dès 1990 dans le programme présidentiel du premier
gouvernement démocratique post-dictature ; et même si les priorités déclarées par
l’alliance politique au pouvoir, la Concertation1, semblaient annoncer un changement
au sein du secteur culturel, l’avènement de la culture en tant que « catégorie
d’intervention publique » [Dubois, 1999] ne s’est pas avéré chose facile.
2 Auparavant, l’absence d’une véritable politique culturelle ne correspondait
aucunement en l’absence d’action en la matière de la part de l’État chilien, mais ces
actions ne s’intégraient pas dans un ensemble cohérent et unifié. Et même si l’intérêt
pour la culture allait conduire les autorités publiques à la constitution d’une
commission de discussion en la matière, qui proposa la création d’une institution
supérieure, il faudra attendre douze ans pour que celle-ci voit enfin le jour. Entre-
temps, la Concertation va créer et mettre en place plusieurs instruments visant à
diffuser et développer la culture dans le pays, auxquels viendront s’ajouter un
ensemble d’actions sectorielles qui, bien qu’incapables de résoudre les problèmes
identifiés dès 1990, aideront à déceler les particularités propres à un secteur
d’intervention publique dans le domaine culturel.
3 Ce n’est donc qu’à l’aube du e siècle que la création de cette institution inaugure
au Chili une politique culturelle d’État en tant que telle, et cet article propose
d’analyser le processus de constitution de cette catégorie d’intervention publique
depuis l’étape préliminaire de constat et de prise de décision politique jusqu’à la
phase actuelle de mise en place et de fonctionnement du CNCA.
4 Nous présenterons donc, dans un premier temps, le contexte dans lequel surgit le
débat culturel au Chili et les éléments qui ont conditionné la réponse institutionnelle
choisie, qui expliquent la cristallisation d’un paradigme culturel autour de la devise
« La culture est l’affaire de tous ». Il s’agira ensuite d’analyser les actions publiques
entreprises au cours des années 1990 afin de constater qu’elles conservent leur
caractère tricéphale et fragmenté, lacunes que le CNCA sera sensé combler.
Finalement, nous étudierons les défis qu’affronte actuellement cette nouvelle
institution.

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La construction d’un paradigme


culturel : « La cultura es tarea de
todos »
5 La notion de paradigme utilisée ici se base sur les études de Tomas Kuhn [Kuhn,
2008] qui la définissent et la délimitent par quatre éléments constitutifs : des
principes métaphysiques généraux, des hypothèses et des lois, des méthodologies, et
finalement des instruments et des outils spécifiques. Cette notion soutient l’idée
proposée par l’auteur selon laquelle « chaque science repose sur un équilibre de
savoirs et de pouvoirs, dans une communauté scientifique fondée sur un accord
général autour d’un paradigme » [Boussaguet et al., 2004, p. 313], un équilibre
fragile entre « phases critiques » et « périodes normales ».
6 Dans le cas chilien, le paradigme culturel surgit dans des conditions bien
particulières qu’il convient ici d’expliciter. Sa construction répond en effet, non pas à
la crise d’un paradigme antérieur, mais à son absence. Le domaine culturel n’était
pas véritablement constitué en tant que tel et le gouvernement chilien s’était
longtemps cantonné à déléguer aux universités toute responsabilité en la matière. Il
est également important de préciser que le rôle de ces dernières s’affaiblira fortement
au cours de la période dictatoriale.
7 Cette situation s’apparente donc à ce que Kuhn définit comme une « période de
crise » qui requiert de « renouveler les outils ». C’est ainsi que la création d’une
institution culturelle supérieure apparaît comme une solution possible à ce contexte
de crise sectorielle.
8 À ce stade, il convient donc de se pencher sur les éléments qui ont contribué à la
cristallisation du paradigme culturel « La culture est l’affaire de tous » du fait que
celui-ci jouera un rôle primordial dans le processus de constitution d’un secteur
autour d’une seule institution, le CNCA. Pour cela, nous nous reporterons à l’étude de
quatre instances représentatives de ce débat : le programme présidentiel du premier
gouvernement de la Concertation 1989, la Commission des Affaires culturelles de
1990, la Rencontre de politiques publiques, législation et propositions culturelles au
Congrès national en 1996 et la Commission présidentielle Ivelic, créée en 1997.
9 Le thème de la restitution des « mécanismes de participation et liberté qui
rendront la dignité et la pleine citoyenneté sociale et politique à tous les Chiliens »2
est central dans le programme présidentiel du premier président de la Concertation,
Patricio Aylwin. Ce document destine un volet entier au thème culturel, soulignant
que la vie, l’action et la pratique culturelles doivent être guidées par les principes de
liberté de pensée, d’expression, de création et de critique. Il fait également mention
du besoin d’« étudier la configuration d’une instance ou organisme supérieur qui
permettra de conduire avec plus de cohérence et d’efficacité les politiques et les
actions du secteur public dans le domaine culturel ».
10 La création, en 1990, de la Commission des affaires culturelles s’inscrit dans la
même ligne. Ce groupe d’étude a été désigné par le ministre de l’Éducation de
l’époque, Ricardo Lagos (1992-1993), celui-ci même qui, une fois président de la
République dix ans plus tard, se fera l’ardent promoteur de la politique culturelle et
de la loi d’institutionnalisation culturelle. Cette commission culturelle, connue
depuis comme la commission Garretón du fait du nom de son coordinateur,
l’intellectuel chilien Manuel Antonio Garretón, a eu pour mission de formuler des
recommandations sur cinq points spécifiques du domaine culturel : 1. l’institution
publique pour la culture ; 2. le financement pour la création artistique et culturelle ;
3. l’institutionnalisation culturelle locale ; 4. la dimension internationale de la culture
chilienne ; et finalement 5. le cadre légal du patrimoine, des industries culturelles et
du financement culturel. C’est en 1991 que nous trouvons donc l’origine d’une figure
institutionnelle de type « conseil » et le premier antécédent de la Loi

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d’institutionnalité culturelle qui créera, en 2003, le Conseil national de la Culture et


des Arts (CNCA) et le Fonds national de la Culture et des Arts (FNCA).
11 Quelques années plus tard, huit parlementaires accompagnés dans leur démarche
par un groupe de gestionnaires culturels et de quelques administrateurs du secteur
public liés au domaine culturel, organisent la Rencontre de politiques publiques,
législation et propositions culturelles. Cette instance est alors pensée comme un
moyen de faire pression sur le gouvernement, lequel s’était jusque-là contenté de
maintenir l’ordre établi par le premier gouvernement de la Concertation. À la fin de
cette rencontre, le président Frei Ruiz-Tagle annonça la formation d’une Commission
présidentielle pour discuter la Loi d’institutionnalité culturelle. Constituée en mars
de 1997 et composée d’acteurs de tous les milieux de l’art et de la culture, de
l’hémicycle parlementaire, du monde privé ainsi que de différentes tendances
politiques partisanes, elle restera dans les mémoires, à l’instar de la commission
Garretón, sous le nom de son directeur, M. Milan Ivelic, directeur du musée des
Beaux-Arts de Santiago.
12 Ces différents espaces d’interaction nous permettent de comprendre de quelle
façon le débat culturel commence à se structurer autour de deux enjeux centraux : la
vision du rôle de la culture dans le développement de la société, et la question de la
relation à établir entre l’État et la culture dans cette nouvelle structuration d’une
catégorie d’intervention publique.
13 Il est également nécessaire de préciser, à ce stade, que le débat sur la culture se
centre alors principalement sur la nature même de l’institution envisagée, pour
savoir quelle figure institutionnelle serait la plus appropriée afin de mettre en place
des politiques cohérentes, coordonnées et efficaces. Il ne s’agit pas d’une réflexion
sur la dimension symbolique de la culture, mais bien sur les modalités mêmes
d’institutionnalisation de cette dernière.

Rêver le pays : le rôle de la culture


dans un contexte d’après dictature
14 Les premières élections démocratiques en 1989, après presque dix-sept ans de
dictature, ont été remportées par le candidat de la Concertation, Patricio Aylwin
Azocar. Ce gouvernement, appelé de transition, demeurera quatre ans au pouvoir
entre mars 1990 et mars 1994.
15 La dictature avait conduit à une crise culturelle, sociale et politique en détruisant
tout système de représentation et d’expression. Il s’agissait, en 1989, de rebâtir.
L’heure était à la reconstruction de la scène politique, de l’appareil d’État, de la
société et des relations entre ces ensembles auxquels vient s’ajouter un nouvel acteur,
le marché. Ces facteurs vont alors déterminer le scénario sur lequel va avoir lieu le
débat national sur la culture.
16 Les valeurs d’unité nationale, de culture démocratique, de liberté de pensée, de
création, d’expression et de critique, d’accès et de participation, de pluralisme,
d’autonomie, de dialogue et de protection du patrimoine culturel national sont alors
défendues par le programme présidentiel de Patricio Aylwin. Ce dernier va faire de la
culture un thème important de son agenda gouvernemental du fait même qu’il est,
par nature, étroitement lié à ces valeurs.
17 Dans cette même perspective, les effets de la globalisation sur les identités locales
ont contribué à démarquer la culture en tant qu’élément central de développement
des sociétés. Elle devient, plus que jamais, un moyen de protection des identités
locales et nationales, tout en agissant dans un contexte global.La commission
Garretón va ainsi se référer à différents forums multilatéraux, notamment ceux
organisés par l’Unesco à partir des années 1970 et qui déboucheront sur la
Conférence mondiale sur les politiques culturelles (Mundiacult) au Mexique en 1982.

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C’est à l’occasion de ce forum que la culture a pu en effet être définie comme


« l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui
caractérisent une société ou un groupe social. Elle embrasse, en plus des arts et des
lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les système de
valeurs, les traditions et les croyances ». Cette définition plus large de la culture
considère alors que le développement des peuples ne représente pas un véritable
développement si la dimension culturelle de ces derniers n’est pas réellement prise
en compte.

L’État et la culture : les premières


délimitations d’une catégorie d’action
publique
18 La Concertation avait choisi un modèle de développement qui aura une grande
influence sur le processus étudié et qui apparaissait principalement axé sur deux
processus. Le premier est en continuité avec le modèle économique et les politiques
néolibérales mises en œuvre pendant la dictature, impliquant notamment le retrait
de l’État de ses engagements économiques et sociaux pris sous le paradigme
keynésien. L’autre processus fait, quant à lui, référence à un changement relatif de la
démocratie politique et sociale et à la construction d’un nouveau rapport entre l’État
et la société.
19 C’est dans ce contexte que se posent les questions de la relation entre l’État et la
culture et de la légitimé d’action de la société, du marché et de l’État dans le domaine
culturel.
20 La discussion porte sur la place et le rôle des différents acteurs, la société, le
marché et l’État en matière culturelle. Il s’agit, en premier lieu, de concilier
l’importance de l’intervention étatique avec le rejet d’un retour à une quelconque
forme d’autoritarisme politique existant sous la dictature. Naît ainsi dans le Chili
post-dictatorial, tant au sein des sphères publiques que privées, la conviction selon
laquelle le contrôle exercé sur la culture par l’ancien gouvernement autoritaire ne
peut et ne doit surtout pas donner lieu à une nouvelle forme de contrôle, cette fois
dans un système démocratique. Il devient essentiel que l’institution culturelle à venir
soit pourvue de mécanismes capables de garantir son caractère apolitique. Le
programme présidentiel de Patricio Aylwin souligne à ce titre que « la culture n’est
pas un moyen ni un instrument pour atteindre d’autres fins qu’elle-même. La vie
culturelle doit ainsi être respectée dans sa spécificité et son autonomie. Pour
atteindre ces objectifs, les dangers sont le dirigisme, le paternalisme, les querelles
partisanes ou une manipulation politique de la culture ».
21 Le rapport Garretón de 1991 s’emploiera pour sa part à ne pas laisser de zones
d’ombre quant à la délimitation des rôles et des responsabilités de l’État en matière
culturelle. Il reconnaît l’indépendance de la culture, l’autonomie de la société et la
liberté d’expression et de création, tout en indiquant que « l’État a un rôle
insubstituable dans la promotion de cette liberté et dans le développement culturel
[…] les formes, mécanismes et degrés d’intervention de ce rôle sont sujet de débats,
décisions et consensus de la part de toute la société à travers ses mécanismes
démocratiques ».
22 Ce même rapport stipule également que le travail réalisé par la Commission porte
exclusivement sur la question de l’institutionnalité de la culture dans la sphère
publique, mais qu’il ne s’agit en aucun cas de définir des contenus ou une quelconque
direction de la culture, cette tâche n’étant « pas une affaire d’État, elle correspond à
la société, aux institutions privées, à la communauté artistique et culturelle et aux
individus et groupes sociaux ».

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23 La scène internationale vient appuyer cette vision d’une intervention encadrée et


limitée de l’État dans le domaine [Mundiacult, 1982 ; proclamation de l’Onu sur la
Décennie mondiale du développement culturel 1988-1997, 1986]. Les rapports
Garretón et Ivelic renvoient en effet aux antécédents internationaux pour argumenter
leur position, même s’ils constatent d’autre part que l’internationalisation de
l’économie ainsi que « les dangers de l’uniformisation transnationale de la culture, à
travers la télévision et les industries culturelles dans leur ensemble » exigent de l’État
qu’il assume un rôle « plus actif dans la préservation et le développement du tissu
culturel propre à chaque pays, particulièrement en ce qui concerne le patrimoine »
[Rapport Garretón, 1991, p. 8]. Ils soulignent d’ailleurs l’opinion favorable des
citoyens vis-à-vis de ces actions, notamment dans le cas des pays ayant développé
une action culturelle coordonnée entre l’État, le secteur privé et les organisations
sociales. Le rapport de la commission Garretón fait aussi référence à l’organisation
institutionnelle publique de la culture de l’époque comme à « une machine lourde,
coûteuse et désarticulée », une institution bureaucratique caractérisée par une
certaine inefficience et dispersion et par l’absence de canaux de participation.
24 Or il s’agit, pour la classe politique, de garantir l’existence de mécanismes
d’intervention dans un secteur aussi sensible que la culture, tout en se gardant bien
de générer un conflit majeur. Il plane en effet sur le Chili, pendant les premières
années de gouvernement de Patricio Aylwin, la crainte d’un possible retour à
l’autoritarisme3, et l’État a déjà fort à faire à légitimer son rôle interventionniste alors
nécessaire au maintien d’une certaine stabilité socio-économique et politique.
25 C’est ainsi que se profile peu à peu l’idée selon laquelle l’État doit jouer un rôle en
matière culturelle, mais ceci au même titre que la société civile et sans forcément
prévaloir sur elle. Seule la société civile semble pouvoir « constituer un contrepoids
adéquat face à l’action gouvernementale dans le domaine culturel » [Navarro, 2006,
p. 70]. Les rapports Garretón et Ivelic portent donc les germes du paradigme culturel
sur lequel repose la proposition d’une institution culturelle supérieure de type
participatif. La figure du « conseil » sera alors retenue, apparaissant comme la
structure institutionnelle la plus appropriée car capable de garantir « souplesse,
flexibilité, caractère participatif, autonomie administrative et haut niveau
hiérarchique » [Rapport Garretón, 1991, p. 14].
26 Toutefois, malgré les recommandations du rapport Garretón, et notamment celle
concernant la rédaction d’une « loi cadre » destinée à préserver une certaine
cohérence au-delà des changements à venir, les années 1990 se caractériseront par
une multitude d’actions sectorielles fragmentaires et donneront naissance à ce que
nous pouvons appeler une action culturelle tricéphale.

Le CNCA : l’institutionnalisation des


territoires non définis et la persistance
du caractère tricéphale de la culture au
Chili

Le caractère tricéphale de l’action culturelle


publique des années 1990
27 En l’absence d’une loi-cadre comme proposée par la commission Garretón, l’action
de l’État dans le domaine culturel pendant le mandat d’Aylwin (1990-1994) se
caractérise par la création successive de plusieurs instruments sectoriels en dehors
de toute vision articulée et coordonnée. Ces initiatives vont, au contraire, accentuer la

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dispersion institutionnelle et la multiplication et superposition des fonctions. Elles


vont également donner lieu à une importante concurrence entre les différents
départements de l’administration publique. Tout ceci va contribuer à façonner le
caractère tricéphale qui caractérise l’intervention gouvernementale en matière
culturelle tout au long des années 1990, et ce jusqu’à la création du CNCA en 2003.
Elles auront d’ailleurs, comme nous le verrons par la suite, d’importantes
conséquences sur la structure même du CNCA ainsi que sur sa mise en œuvre.
28 Il convient ici de préciser que, pendant cette période, les trois services les plus
importants liés à l’action culturelle appartiennent à trois ministères distincts. Le
ministère de l’Éducation concentre la majorité des départements à caractère culturel
selon trois répartitions : la Division d’extension culturelle ou Division culture qui est
devenue la base organisationnelle du CNCA ; et deux départements, les plus anciens
en la matière : la direction des Bibliothèques, archives et musées (Dibam) créée en
1929, et le Conseil des monuments nationaux (CMN) créé en 1925 et restructuré par
loi en 1970. Nous retrouvons ensuite au sein du ministère Secrétariat général du
Gouvernement (Segegob), le Département culturel appartenant au Secrétariat de la
communication et de la culture, et au sein du ministère des Affaires étrangères la
Direction des affaires culturelles (Dirac).
29 Les contraintes institutionnelles rencontrées lors de la mise en œuvre du CNCA
sont le plus souvent issues de l’héritage de ces « territoires non définis » et de cette
dispersion institutionnelle. Ces zones de flou institutionnel ne seront en effet que
partiellement comblées par la loi culturelle de 2003, laquelle, de surcroît, viendra en
créer d’autres.
30 La question de la recomposition des espaces de pouvoir sectoriels posée par le
processus de création du CNCA apparaît dès lors primordiale. Il est possible de
constater que certains sous-secteurs, à savoir le financement de l’art et de la culture,
le patrimoine et l’industrie culturelle ; parviennent à maintenir leur influence et à
construire de véritables parcelles de pouvoir ; soit historiquement dans le cas du
patrimoine, soit grâce à la conjoncture comme dans le cas des industries culturelles
qui se sont imposées lors du retour à la démocratie, soit par leur rôle dans l’insertion
du pays sur la scène internationale, soit du fait de certains impératifs de
développement à l’image du financement des arts et de la culture.
31 Il s’agit donc à présent de mettre en lumière les dynamiques conflictuelles
engendrées par la mise en œuvre d’une institution considérée comme hybride et qui
déboucheront sur un nouveau caractère tricéphale de la culture au Chili, non plus
institutionnel autour de trois ministères, mais cette fois sous-sectoriel. Nous allons
ainsi analyser chacune de ces dynamiques à partir de trois constats distincts : le
Fondart devenant en substance l’institution culturelle dans son ensemble, l’industrie
culturelle s’érigeant contre les autres arts, et la culture rentrant en conflit avec le
domaine du patrimoine.

Une métonymie institutionnelle : quand


l’instrument éclipse l’institution
32 Le premier conflit survient entre l’instrument phare de l’action publique dans le
domaine culturel, le Fondart, et la nouvelle institution devenue l’administratrice de
cet instrument, le CNCA. Le Fondart, créé en 1992, est un organisme de financement
de projets artistiques et culturels, et même s’il n’est pas le seul mécanisme
d’attribution d’aides via concours, il est cependant le premier de cette nature et sera
reconnu par la loi culturelle de 2003.
33 Or, cet organisme illustre parfaitement le constat réalisé par Lascoumes et Le
Galès sur la capacité des instruments à structurer l’action publique selon leur propre
logique. Ces auteurs soulignent en effet que les instruments « ne sont pas pure

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technique » et qu’ils sont capables de produire « des effets spécifiques indépendants


des objectifs affichés (des buts qui leur sont assignés) et ils structurent l’action
publique selon leur logique propre. Au fur et à mesure de leur usage, ils tendent à
produire des effets originaux et parfois inattendus » [Boussaguet et al., 2004, p. 271].
En reprenant cette perspective, nous pouvons constater qu’au Chili, un même
instrument, le Fondart, est représentatif du processus institutionnel initié par le pays
en matière culturelle, tout en constituant en même temps un facteur de continuité. Il
représente progressivement un nouvel instrument qui agit dans un champ
d’intervention publique. Il permet ainsi la création d’espaces d’échanges d’idées, de
socialisation, d’apprentissage et de positionnement des acteurs. Il se constitue donc
comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux
spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des
représentations et des significations dont il est porteur » [Lascoumes-Le Galès, 2004,
p. 13].
34 Le Fondart devient dès lors la base même de l’action du CNCA. Il tire son
importance de la légitimité d’action qu’il confère à l’État et du rôle qu’il joue dans la
définition de la politique culturelle chilienne. Il tend ainsi à éclipser l’institution, et se
produit alors ce que nous avons choisi d’appeler un phénomène de métonymisation4
de l’institution par l’instrument.
35 Le Fondart parvient tout d’abord à légitimer une action publique dans un domaine
sensible et dans un contexte social et politique particulier, à un moment où la culture
constitue un sujet sensible et où la Concertation s’efforce à parvenir à plusieurs
consensus sur d’autres thèmes d’actualité, principalement économiques. Le caractère
pluri-sémantique et équivoque du concept culture est en effet susceptible de menacer
cette recherche de consensus.
36 Le Fondart s’est révélé être un instrument adapté aux défis proposés, notamment
du fait qu’il donne corps aux lignes directrices d’un paradigme qu’il a aidé à
matérialiser, comme par exemple la revendication d’une responsabilité partagée de
l’État et de la société civile dans le développement de la culture. Il permet un
transfert de responsabilités de la sphère politique vers la société civile et le monde
artistique et culturel. C’est ainsi que le gouvernement décide que l’attribution de ces
aides financières se fera à travers un système de concours publics, et que le choix de
leur attribution relèvera de la responsabilité de la communauté artistique et
culturelle elle-même.
37 La légitimité rapidement gagnée par cet instrument est également due à un facteur
économique lié au marché. Le Chili se caractérise par un marché trop étroit
(approximativement seize millions de personnes dont six millions habitent la
capitale) pour générer un autofinancement des secteurs culturels. Le secteur culturel
ne peut, par conséquent, se développer sans aides. Ceci est encore plus flagrant dans
le cas du cinéma et de l’audiovisuel qui ont besoin de budgets très importants. Cette
situation influencera fortement la conception de la politique culturelle en termes de
financement à la création. Dans ce contexte, le développement des aides devient vital
pour pouvoir prétendre à un quelconque développement culturel.
38 Le deuxième facteur de métonymisation institutionnelle fait, quant à lui, référence
aux idées et aux conceptions que le Fondart véhicule et qui conduisent à associer la
politique culturelle au financement des arts et de la culture. En effet, les instruments
sont « porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions
précises du mode de régulation envisagé. Ils sont aussi porteurs d’une représentation
spécifique de l’enjeu qu’ils traitent et ils introduisent une problématisation
particulière de l’enjeu, dans la mesure où ils hiérarchisent des variables et peuvent
aller jusqu’à impliquer un système explicatif » [Boussaguet et al., 2004, p. 267].
39 Le Conseil national de la Culture et des Arts a pour mission de construire une
politique d’État à long terme visant le développement non seulement de la culture et
de la création culturelle, mais aussi d’une participation citoyenne, la création de

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publics, la protection et la sauvegarde du patrimoine et l’institutionnalisation des


axes d’action définis par le document Chile quiere más cultura, definiciones de
politica cultural 2005-2010, brochure publiée avec le journal La Nación en mai 2005.
40 Toutefois, malgré les principes proclamés dans cette carte de navigation, le monde
artistique, politique et la société en général continuent à réduire les politiques
culturelles au simple financement à la création. Paulina Urrutia, ministre de la
Culture entre 2006 et 2010, affirmait, en ce sens, dans un entretien donné au journal
El Mercurio [de la Sotta, 2008], que 70 % des fonds du CNCA sont destinés au
financement par le biais des concours publics.
41 Cette perspective fonctionnaliste et utilitariste des politiques publiques va donc
persister principalement du fait que la communauté artistique et culturelle continue
de compter sur les financements du CNCA, le plus souvent au détriment d’une réelle
réflexion sur le contenu même ou sur la mission réelle de la politique culturelle
proposée. C’est ainsi que le Fondart connaît encore aujourd’hui de profondes
difficultés à rester ce qu’il était à l’origine, c’est-à-dire le principal instrument de
financement de la politique culturelle chilienne.
42 L’assimilation de la politique culturelle au financement de projets artistiques et
culturels empêche le Fondart de redevenir un instrument intégré à un
développement culturel plus global. Le développement intégral du secteur demeure,
de fait, aujourd’hui peu probable, d’autant plus que les financements artistiques et
culturels, malgré leur augmentation constante, ne sont pas suffisants et que le
Fondart n’est pas capable à lui tout seul d’assurer le développement culturel et
artistique du pays.
43 Cette situation va dès lors provoquer un transfert des problèmes inhérents au
Fondart vers l’institution culturelle elle-même. Le bon ou mauvais fonctionnement
du Fondart en tant qu’instrument de financement va avoir d’importantes
répercussions sur l’image de l’institution toute entière.
44 Le mécanisme de financement des projets semble s’être emparé de l’institution, et
il est de plus en plus difficile aujourd’hui de rectifier cette perception selon laquelle le
Fondart « est » le conseil, et la politique culturelle « se résume » au financement de
la création artistique et culturelle.

La priorité donnée aux industries culturelles :


l’industrie culturelle contre la culture ?
45 Le second conflit sous-sectoriel remonte à la période de création du Fondart, en
1992, et du Fonds national du Livre et de la Lecture (FNLL) un an plus tard, et
provient de la scission progressive entre les arts relevant des secteurs industriels de
ceux non industriels. Cette différenciation entre deux pans, normalement
complémentaires de la culture, va se renforcer tout au long des années 1990 pour
aboutir sur le vote en 1998, par le gouvernement d’Eduardo Frei, de deux projets de
lois distincts, l’un de création de la Direction nationale culturelle5, l’autre portant sur
la musique. En septembre 2001, ce sera au tour du secteur audiovisuel de faire l’objet
d’une proposition de loi envoyée par Ricardo Lagos au Congrès national, consacrant
alors le divorce entre secteur industriel et non industriel.
46 Ce processus s’explique principalement par l’importance qu’accorde alors le Chili à
son insertion sur la scène internationale. Le marché et la production artistiques et
culturels constituent en effet d’importants facteurs d’intégration au sein du monde
globalisé. À ceci s’ajoute l’importante contribution de l’industrie culturelle à
l’économie nationale. Le fait que l’industrie culturelle soit plus concrètement
mesurable et quantifiable que les autres sous-secteurs de la culture constitue un
avantage conséquent pour un pays ayant besoin de faire valoir des résultats
tangibles.

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47 Le débat parlementaire sur la loi de création du CNCA reprend à son tour cette
perspective en laissant de côté plusieurs sous-secteurs destinés à être régulés
ultérieurement par des lois spécifiques aux secteurs industriels. Ce sera le cas de la
musique et de l’audiovisuel avec la création du Conseil national de la Musique et du
Conseil de l’Industrie audiovisuelle. Contrairement au Conseil national du Livre créé
en 1993 et demeurant sous la dépendance de ministère de l’Éducation, ces
organismes intègrent la structure du CNCA. Ils semblent toutefois conserver une
certaine autonomie et indépendance dans leur domaine spécifique d’attribution.
Cette structure institutionnelle d’un secteur aussi complexe que celui de la culture
contribue alors à faire ressurgir les vieux démons de la superposition ou de la
duplication des fonctions, et renoue donc finalement avec les territoires non définis
déjà évoqués.
48 L’existence de ces trois conseils sectoriels, la musique, l’audiovisuel et le livre,
confère toutefois une certaine stabilité à la représentation des trois industries
impliquées dans la sphère publique. Leur structure institutionnelle indépendante
leur a permis de promouvoir la participation de la communauté artistique et
culturelle6 tout en leur délégant une certaine responsabilité dans le développement
de chacun de ces sous-secteurs.
49 Mais la situation institutionnelle des autres arts diffère complètement de la
dynamique de ces Conseils. Leur représentation au sein du CNCA continue de
dépendre des choix organisationnels de l’administration en place. La danse, le
théâtre, les arts visuels, la photographie et l’artisanat sont ainsi pris en charge par
des unités distinctes qui sont placées au sein d’un seul département de création
artistique, et la gestion de ces sous-secteurs dépend presque entièrement des
administrateurs publics. Ainsi, contrairement aux sous-secteurs du livre et de la
lecture, de la musique et de l’audiovisuel qui possèdent chacun leur propre organe
représentatif, ces communautés artistiques et culturelles ne se voient pas attribuer de
véritable place au sein d’un conseil représentatif et délibératif.

La culture et le patrimoine : la construction d’un


antagonisme
50 Le dernier type de confrontation concerne le domaine culturel avec celui du
patrimoine, chacun respectivement représenté par le CNCA et la Dibam.
51 La première proposition présente dans le projet de création du CNCA faisait
allusion à l’absorption de la Dibam par la future institution supérieure afin d’établir
une coordination entre les deux domaines. Bien que cette proposition ne se soit
jamais concrétisée, elle donna lieu à une lutte ouverte entre les deux institutions pour
maintenir leur influence sur la gestion du patrimoine national. Le projet culturel
chilien se construira finalement sans que la Dibam, pourtant l’une des institutions
culturelles les plus anciennes du pays, y soit véritablement incorporée. Ce nouveau
schéma institutionnel va dès lors placer le CNCA en concurrence directe avec la
Dibam et créer de nouvelles situations de dispersion et de superposition des rôles et
responsabilités.
52 La loi de création de la Dibam omet en effet de définir explicitement les objectifs,
les fonctions, les droits et les devoirs de l’institution, et bien que le Conseil soit
l’institution chargée des politiques liées au patrimoine, c’est bien la Dibam qui
renforce son image de responsable en matière de service du patrimoine au niveau
national.
53 La Dibam, dont la loi n’a pas connu de modification depuis sa création, va
renouveler ses fonctions et missions en accord avec les besoins identifiés au cours de
ses années d’exercice. Elle éditera par exemple, en 2005, le document Mémoire,
culture et création : alignements politiques où elle affirme « assumer » la pleine

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responsabilité des politiques patrimoniales. Elle se définit alors comme l’« endroit
institutionnel privilégié où se formulent, coordonnent et mettent en œuvre les
politiques patrimoniales publiques, [qui] encourage l’accès démocratique aux biens
et services culturels, et la connaissance et l’appropriation du patrimoine dans les
différents secteurs de la population ». Mais cette institution se voit dépourvue de
programmes et de financements pour assumer de tels rôles, si ce n’est peut-être la
restauration d’archives.
54 De plus, cet acte d’auto-proclamation coïncide avec la publication, cette fois par le
CNCA, d’un document sur les politiques culturelles 2005-2010 où ce dernier
s’attribue d’importantes fonctions. De fait, la plupart des responsabilités en matière
culturelle sont attribuées par loi au CNCA, et non à la Dibam, l’objectif du Conseil
étant bien d’« appuyer le développement des arts et de la diffusion de la culture,
contribuer à conserver, augmenter et mettre à la disposition des chiliens le
patrimoine culturel de la nation et promouvoir la participation des personnes à la vie
culturelle du pays ». La loi stipule également de façon claire et sans équivoque que sa
mission est d’« étudier, adopter, mettre en place, évaluer et rénover les politiques
culturelles ainsi que les plans et programmes de même caractère ayant pour fin
d’appuyer son objectif ».
55 Le sous-secteur du patrimoine apparaît dès lors s’exclure clairement du processus
chilien d’institutionnalisation de la culture. La Dibam parvient à se maintenir en
dehors de la nouvelle structure institutionnelle et n’intègre finalement pas le CNCA.
Mais quels facteurs lui ont permis de conserver son indépendance, son « image » et
son « identité »7 ?
56 La Dibam semble tout d’abord avoir réussi à construire et protéger son espace
d’intervention car, en tant que première institution culturelle d’État, elle a su tirer
parti de la dispersion institutionnelle et de l’existence des territoires non définis déjà
évoqués pour créer son propre espace de pouvoir au sein de la structure politico-
administrative. Elle comble peu à peu les vides institutionnels jusqu’alors inhérents à
ce sous-secteur de la culture, et se construit du savoir-faire spécialisé capable de
légitimer son rôle grandissant. De plus, force est de constater qu’entre 1929, date de
sa création, et 1990, date du début du processus d’institutionnalisation culturelle, il
n’existe pas au Chili d’institution culturelle ou en charge d’un sous-secteur de la
culture en mesure de rivaliser ou de lui faire contrepoids. Son aptitude à
réinterpréter ses fonctions lui permettra de les élargir au fil du temps et des
exigences vers des lignes d’action qui ne correspondent pas forcément à ses
responsabilités d’origine, comme l’illustre la création, en 1982, du Centre national
pour la conservation et la restauration chargé de la restauration des collections.
57 Tout au long des années 1990, malgré le développement de différents instruments
de financement de la culture et des arts et le renforcement de la Division culture, la
Dibam continue d’être perçue comme l’institution culturelle la plus importante du
pays. Elle se voit pendant longtemps attribuer le budget le plus important destiné à la
culture, et jouit de fonds bien supérieurs aux autres services culturels, et même, dans
un premier temps, supérieurs, puis équivalents, à celui du CNCA. Elle compte d’autre
part, sur un savoir-faire et une expérience que consacrent de nombreux prix
d’excellence qui lui ont été décernés
58 Le second élément d’explication relève, quant à lui, de l’identité propre qui
caractérise cette institution. À sa création, la Dibam se voit attribuer une mission
culturelle qui fera des organismes qu’elle coordonne, en particulier les bibliothèques
et les musées, un noyau de connaissance et un point de contact direct avec la
population chilienne, même insulaire. Dès lors, les employés de la Dibam, à quelque
échelon que ce soit, se sentiront les protecteurs du patrimoine. La directrice de cette
institution entre 2006 et 2010 affirmera en ce sens que la Dibam est une « grande
famille », attribuant principalement ce sentiment d’appartenance au fait qu’il existe
au sein du personnel de cette institution « une forte conscience du fait que ce sont

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eux qui gardent un patrimoine très important pour le Chili […] c’est une charge
émotionnelle qui est vécue de manière positive […] les gens sont fiers d’appartenir à
la Dibam […] ils ont la conviction de servir leur pays »8.
59 Finalement, ni la culture ni le patrimoine ne parviennent à s’épanouir dans ce
nouveau dessin institutionnel qui, au lieu de les insérer dans un schéma de
coordination comme le prévoyait la loi, les inscrit en fait dans une relation de
concurrence. La création du CNCA, organisme destiné à remédier à la dispersion et la
fragmentation du secteur culturel, voit ses objectifs compromis par la rivalité qui
existe entre ces deux sous-secteurs. Faisant acte de cette situation, la présidente
Michelle Bachelet créera une Commission d’Institutionnalité patrimoniale intégrée
par 15 représentants des secteurs public et privé. Le rapport de cette Commission,
daté de 2007, sera toutefois rapidement mis de côté à l’instar de celui de la
Commission Garretón, et l’Institut du patrimoine culturel qu’il proposait reste encore
aujourd’hui au stade de projet.

Conclusion
60 Le CNCA ne constitue donc pas, à l’heure actuelle, la panacée institutionnelle qu’il
était censé être, et n’est pas parvenu à mettre en place une véritable participation
citoyenne et sectorielle au sein du domaine culturel. Il ne semble pas non plus avoir
été en mesure de surmonter la fragmentation et la dispersion du secteur en devenant
en réel espace définitionnel et professionnel. Mais ce n’est pas pour autant que cette
jeune institution supérieure n’apparaît pas porteuse d’opportunités futures. Sa
structure, composée d’instances collégiales, pourrait constituer la base de
plateformes plus actives de participation. Son existence même a également ouvert le
débat sur la décentralisation ou déconcentration de la culture et l’articulation
territoriale de l’institution en soulignant le besoin d’un développement culturel
régional et local. De plus, sa souplesse institutionnelle et son caractère fragmentaire
rendent possibles une interaction et une coordination intersectorielles et
interministérielles jusqu’à maintenant peu développées et valorisées. Le CNCA
représente donc pour le Chili l’opportunité historique de constituer un large champ
d’intervention publique culturelle qui restituera enfin à la culture son rôle central
dans le développement intégral du pays.

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Notes
1 La Concertación de partidos por la democracia a pour origine une alliance des partis appelée
Concertación de Partidos por el no, créée pour le référendum de 1988 portant sur la
continuation du régime de Pinochet. Elle est constituée par plusieurs partis politiques opposés
à la dictature : Démocratie chrétienne (DC), Parti socialiste (PS), Parti pour la démocratie
(PPD) et le Parti radical social-démocrate (PRSD). Cette alliance de partis a remporté les
élections présidentielles depuis 1990 jusqu’en 2009.
2 Manuel Antonio Garretón, entretien, Santiago, Chili, mai 2005.
3 Pendant les premières années de la démocratie, deux événements successifs révèlent des
conflits au sein des relations civiles-militaires : Ejercicio Enlace et le Boinazo. Il faut également
rappeler que l’ex-dictateur était à ce moment-là le général de l’armée de Terre.
4 Procédé du langage qui consiste à remplacer un mot par un autre mot qui entretient avec le
premier un rapport logique. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit de la partie pour le tout.
5 Cette proposition sera modifiée par celle d’un Conseil national de la Culture en 2001.
Modification proposée par le président de la République Ricardo Lagos.
6 Tous les trois intégraient deux représentants du gouvernement et par une dizaine de
représentants de la société civile.
7 Par image nous entendons ici « la manière dont une organisation est perçue par son
environnement ou son public. Cette perception est générée par sa communication, et en partie
par la façon dont elle est filtrée ou décodée par son public ». Par identité nous nous référons à
un concept réunissant deux dimensions, d’un côté « la constitution d’une organisation avec
tous les aspects que lui donne ce caractère », et, de l’autre « la façon dont une organisation se
regarde elle-même y compris la façon dont elle veut être perçue par son public » [Cavallo-
Tironi, 2004, p. 69].
8 Nivia Palma, entretien réalisé à Santiago, Chili, en octobre 2008.

Pour citer cet article


Référence papier
Norma Muñoz del Campo, « La culture au Chili : réflexions sur un processus de constitution
d’une catégorie d’intervention publique », Cahiers des Amériques latines, 72-73 | 2013,
183-199.

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Référence électronique
Norma Muñoz del Campo, « La culture au Chili : réflexions sur un processus de constitution
d’une catégorie d’intervention publique », Cahiers des Amériques latines [En ligne],
72-73 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 13 juin 2018. URL :
http://journals.openedition.org/cal/2881 ; DOI : 10.4000/cal.2881

Auteur
Norma Muñoz del Campo
Norma Muñoz C est enseignante-chercheuse à l’université de Santiago du Chili-
USACH, au sein du département de gestion et politiques publiques de la Facultad de
Administración y Economía, FAE. Elle est également docteur en sciences politiques de
l’Institut des Hautes études de l’Amérique latine, IHEAL, Paris-3. Ses sujets d’intérêt sont liés
aux politiques culturelles, aux politiques publiques, à la sociologie de l’action publique, à la
culture, la communication et les industries créatives.
normamdelc@gmail.com

Droits d’auteur

Les Cahiers des Amériques latines sont mis à disposition selon les termes de la licence
Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification
4.0 International.

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