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menace terroriste toujours très élevée, les services de


police ne sauraient ignorer ce risque en portant un
Gilets jaunes: les armes de l’escalade
équipement inadapté », a-t-elle fait savoir.
policière
PAR KARL LASKE
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 16 JANVIER 2019

L’une des photos prises par les manifestants


samedi 12 janvier et diffusées sur Twitter. © DR

En réalité, selon un document obtenu par Mediapart, ce


dispositif a été explicitement déployé, sur instruction
de la direction centrale des CRS, « compte tenu du
contexte des violences constatées à l’encontre des
© @Mediapart. Source ACAT
forces de l’ordre », à « l’occasion des dernières
Selon un document obtenu par Mediapart, le directeur
manifestations de gilets jaunes sur le territoire
central des Compagnies de sécurité (CRS) a bien
national ».
ordonné le déploiement de policiers armés de fusils
d’assaut lors des manifestations du 12 janvier. Une Dans un télégramme adressé, le 10 janvier, à toutes
militarisation qui va de pair avec l’emploi quasi les directions régionales des CRS, le directeur central
systématique, et non réglementaire, des lanceurs de Philippe Klayman donne pour instruction à l’ensemble
balles de défense (LBD) et des grenades GLI-F4 pour des unités engagées dans les opérations de maintien
disperser les gilets jaunes. Voici le panorama des de l’ordre samedi 12 janvier, et aux commandants
armes utilisées et de leurs conséquences. d’unité, « de pré-équiper un Bot [un « binôme
observateur tireur » – ndlr], en capacité de se déployer
Et soudain, on a vu des CRS armés de fusils d’assaut.
immédiatement en cas de nécessité et sur ordre ».
Le 12 janvier, de courtes vidéos postées par les gilets
jaunes sur Twitter montrent des policiers empoignant « Chaque commandant veillera à sécuriser les unités
le fusil HKG 36 sur les avenues qui convergent vers engagées en MO [maintien de l’ordre – ndlr] par le
l’Arc de triomphe. L’arme de guerre de fabrication déploiement systématique de 2 HKG 36 par unité avec
allemande, en dotation de plusieurs unités de la police équipement balistique ad hoc pour les porteurs »,
nationale depuis les attentats de 2015, n’a pas lieu
d’être employée dans les opérations de maintien de
l’ordre. Et pourtant.
Lundi, questionnée par Libération, la préfecture de
police a confirmé que « plusieurs services de police
ainsi que des CRS étaient porteurs de fusils HKG36 »
à l’arrivée de la manifestation. « Dans un contexte de

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précise le télégramme. Questionné sur les raisons de désencerclement et 339 grenades GLI-F4 durant la
ce déploiement hors norme, le ministère de l’intérieur seule journée du samedi 1er décembre. Il n’a plus rendu
n’a pas répondu à Mediapart. publiques ces données depuis.
Vendredi 11 janvier, dans une interview à Brut,
Christophe Castaner a averti « ceux qui appellent
aux manifestations » et « qui savent qu’il y aura
de la violence », qu’ils auront « leur part de
responsabilité », et prévenu les manifestants « où il y
a de la casse d’annoncée » qu’ils seraient « complices
de ces manifestations-là ».
Le ministre a surtout acté et revendiqué l’évolution
des stratégies du maintien de l’ordre telles qu’elles
étaient mises en œuvre par ses prédécesseurs à Paris.
Généralement « statique », l’ancienne méthode visait
Le télégramme adressé par le patron des CRS à toutes ses unités le 10 janvier © DR à « cantonner territorialement » les « manifestations
Par deux fois responsable de la sécurité des campagnes violentes » pour qu’elles « s’épuisent ». La méthode
présidentielles de Jacques Chirac (en 1995 et retenue par Castaner et le gouvernement vise
2002), passé par les cabinets de Jean-Louis Debré désormais à être « plus direct », plus « opérationnel ».
(1996-1997) et de Jean-Pierre Raffarin (2002-2006), le Et à aller au contact pour interpeller et disperser.
patron des CRS, par ailleurs ancien commando marine Alors que le ministre de l’intérieur a déclaré mardi
dans la réserve, est un adepte de la « militarisation » n’avoir « jamais vu un policier ou un gendarme
des Compagnies républicaines de sécurité. attaquer un manifestant », il fait déjà l’objet d’une
Il a été entendu. Face à la mobilisation des gilets jaunes plainte déposée par un blessé grave, Antoine Boudinet,
et aux affrontements qui ont émaillé les samedis de qui a perdu une main, victime d’une grenade GLI-F4 à
manifestations, le ministre de l’intérieur Christophe Bordeaux. Et il pourrait se voir reprocher ses directives
Castaner a fait le choix de l’escalade. par d’autres blessés touchés par des grenades ou des
Un choix perceptible à travers plusieurs décisions tirs de LBD.
tactiques, comme le déploiement, courant décembre, Selon un décompte récent réalisé par Libération, les
des véhicules blindés de la gendarmerie aux abords opérations policières ont fait 94 blessés graves chez
de la place de l’Étoile. Ou l’engagement de « forces les gilets jaunes, dont 69 par des tirs de LBD, et 14
mobiles », en principe dédiées à l’interpellation, qui ont perdu un œil. En six semaines, ce bilan est
mais se consacrant en réalité à la dispersion des supérieur à celui des dix dernières années d’usage
manifestants par l’emploi des grenades explosives – des LBD et des flashball en France. Le patron de la
les GLI-F4, dites « assourdissantes », qui contiennent police nationale, Éric Morvan, a précisé vendredi que
une charge de TNT – et des lanceurs de balles de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN)
défense (LBD) qui ont fait un grand nombre de blessés avait reçu 200 signalements et qu’elle était saisie de
depuis le 24 novembre. 78 dossiers par le parquet.
Début décembre, le ministère de l’intérieur avouait, Contacté par Mediapart, le Défenseur des droits
dans un élan de transparence, avoir employé 1 Jacques Toubon a fait savoir que « 25 réclamations
193 projectiles en caoutchouc, 1 040 grenades de [étaient] actuellement en cours de traitement dont
certaines concernent des groupes de personnes », et
que « parmi ces saisines, 12 invoquent des tirs de
lanceurs de balles de défense ». « Le Défenseur des

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droits ne s’exprimera pas publiquement, a précisé avec six victimes le 5 et dix le 12. Un nombre
le service de presse de l’organisme. Cependant, indéterminé de manifestants ont subi des tirs qui les
sa position, au vu des événements actuels, reste ont blessés moins grièvement.
inchangée un an après la publication de son rapport
sur le maintien de l’ordre qui avait relevé les
évolutions de stratégies du maintien de l’ordre et ses
dangers et souligné les difficultés liées à la formation
et à l’usage des armes de forces intermédiaires. »
Les policiers en civil interviennent avec ces
armes de façon complètement individuelle Le ministre de l'intérieur Christophe Castaner dans « Télématin », le 20 novembre. © DR

En décembre 2017, le Défenseur des droits avait Si le bilan est aussi lourd, c’est qu’il découle d’une
recommandé « d’interdire l’usage des lanceurs de doctrine – « plus directe », « plus opérationnelle »
balle de défense dans le cadre d’opération de –, celle du ministre. « C’est un véritable problème,
maintien de l’ordre », ainsi que la conduite d’une remarque un haut fonctionnaire parisien, observateur
étude sur l’usage des armes dites de « force de plusieurs journées de décembre. Les policiers,
intermédiaire » (LBD, mais aussi grenades GLIF4 et surtout les civils, interviennent avec ces armes
de désencerclement). “intermédiaires” de façon complètement individuelle.
Il n’y a aucun contrôle de ce qu’ils font. »
La comptabilité, pour l'instant non définitive, des
blessés lors des mobilisations des gilets jaunes montre Ces interrogations ont fini par atteindre la hiérarchie
à quel point la riposte policière a été aveugle. Le 24 policière. Mardi, le patron de la police nationale Éric
novembre, cinq personnes sont touchées grièvement Morvan s'est fendu d'un télégramme de rappel des
par des tirs de LBD, et trois par des grenades GLI- règles d'usage des LBD, a révélé France 3. Le préfet
demande aux policiers « de veiller rigoureusement au
F4. Le 1er décembre, quinze personnes ont été blessées
respect des conditions opérationnelles » de cette arme.
grièvement par des tirs de LBD, et trois par des
grenades. En décembre 2017, le préfet de police de Paris Michel
Delpuech avait annoncé dans un courrier au Défenseur
Durant la semaine qui suit, cinq lycéens ont été
des droits « avoir pris la décision d’interdire l’usage
touchés par des projectiles en caoutchouc lors de
du LBD 40 dans les opérations de maintien de l’ordre,
rassemblements à proximité de leurs établissements
au regard de sa dangerosité et de son caractère
scolaires. Le 8 décembre, le nombre de victimes
inadapté dans ce contexte ». Et il l’avait effectivement
touchées grièvement par des tirs s’élève à vingt, dont
« interdit » aux unités de maintien de l’ordre de la
trois qui ont perdu un œil. Cela continue en décembre
Direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC),
avec trois victimes le 15 et sept le 29, puis en janvier
tout en l’autorisant aux unités de la Direction de la
sécurité de proximité de l'agglomération parisienne
(DSPAP).
• Les armes de la police française
En 2013, deux types de lanceurs de balles en
caoutchouc se disputaient encore la première place
dans la panoplie des forces de sécurité françaises. Le
LBD 40, produit par la firme suisse Brügger & Thomet
sous l’appellation GL06, était au coude à coude avec
le Flashball Superpro, un produit français sorti de
l’armurerie Verney-Carron.

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3 215 exemplaires de Flashball équipaient encore un socle en plastique. Ce qui n’empêche pas la
police et gendarmerie, contre 3 083 LBD 40. Le société suisse de prétendre que ses projectiles sont
remplacement progressif des Flashball a permis au « entièrement sûrs même à distance rapprochée » :
Suisse de devenir premier fournisseur, bien que les « pas de pénétration dans la peau, pas de fractures de
chiffres ne soient pas communiqués par le ministère côtes ou de lésions internes ».
de l’intérieur. Verney-Carron indique avoir encore Une contre-vérité flagrante, quand on voit la gravité
4 000 unités en circulation – équipant des unités des blessures infligées en réalité. Le règlement
de police nationale, gendarmerie, mais aussi de police d’emploi du LBD établi par le ministère de l’intérieur
municipale. précise d’ailleurs « les risques lésionnels plus
Joint par Mediapart, le fournisseur de LBD, Karü importants en deçà de 10 mètres ».
Brügger, estime que son arme est « l’idéal […] Guillaume Verney, le directeur de Verney-Carron qui
pour les policiers confrontés à des émeutes ». se proclame « faiseur de fusils depuis 1650 » et qui
« Techniquement, nous sommes les meilleurs, assure- a déposé la marque Flashball dans les années 90,
t-il. Notre grand avantage, c’est la facilité de supporte assez mal que le nom de son produit soit
l’entraînement. En trois minutes, vous l’avez fait. Et couramment utilisé pour désigner les tirs de LBD,
l’utilisation est très simple. » Brügger & Thomet spécialement quand ils font des blessés sérieux.
a récemment décroché le marché d’équipement des
« Le Flashball n’est surtout pas utilisé en maintien
gardes-frontières américains.
de l’ordre, plaide-t-il. Dans sa doctrine d’emploi, il
Le Flashball et le LBD n’ont en réalité pas les mêmes n’a jamais été préconisé dans la gestion de foule. Les
« performances » ni la même vocation. « La portée du CRS n'ont d'ailleurs jamais été dotés de Flashball.
Flashball n’est pas supérieure à 10 mètres, il a une Le problème du tir dans la foule, c’est que les gens
puissance de feu moindre, son tir est imprécis, mais bougent. »
c’est une arme destinée à faire face à des situations de
C’est ce qu’avait souligné le Défenseur des droits
légitime défense, ou de menace vraiment imminente,
dans son rapport : « Au cours d’une manifestation, où
explique Fabien Jobard, directeur de recherche au
par définition les personnes visées sont généralement
CNRS, spécialiste des questions de maintien de
groupées et mobiles, le point visé ne sera pas
l’ordre. Le LBD a un paradoxe, c’est qu’il compense
nécessairement le point touché et la personne visée
l’imprécision par une plus grande puissance de tir, et
pourra ne pas être celle atteinte »
à courte distance, il est d’une puissance redoutable. »
Le règlement d’emploi du LBD signale que si l’arme
Le LDB a une « distance d’intervention » de 10 à
peut être utilisée « lors d’un attroupement » en cas
50 mètres. Il dispose d’un canon rayé pour guider
de « violences ou de voies de faits », « le tireur
le projectile, d’un viseur (un « désignateur d’objectif
doit s’assurer que les tiers éventuellement présents se
électronique »), et il est d’ailleurs classé dans les
trouvent hors d’atteinte ». Il doit prendre en compte la
armes de première catégorie (armes de guerre),
mobilité de la personne visée. Enfin il « vise de façon
contrairement au Flashball qui a un canon lisse.
privilégiée le torse, ainsi que les membres supérieurs
Les projectiles sont aussi différents : alors que le ou inférieurs ». « La tête n’est pas visée », dit le
Flashball, dont l’utilisation a occasionné aussi son règlement.
lot de blessés graves, tire des balles en caoutchouc,
Ces dernières semaines, les trois quarts des gilets
le LDB envoie des demi-sphères en caoutchouc sur
jaunes touchés par des tirs de LBD l’ont été à la tête.

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