Vous êtes sur la page 1sur 14

Chapitre 1 : Ne regarde pas

Lohan n’était qu’un enfant lorsque c’est arrivé. Il


habitait une vallée isolée, encerclée par des
montagnes aux sommets vertigineux, projetant des
ombres cauchemardesques. Ici, rares étaient les belles
journées ensoleillées et les pluies abondantes
contribuaient au développement d'une végétation
luxuriante. Face à ce climat morose et à cet isolement
extrême, la population avait tendance à fuir pour
gagner les grandes villes. Taux de chômage élevé,
chute de l'immobilier, la vallée n'avait vraiment pas la
cote. Comme la plupart des jeunes de son village,
Lohan allait à l'école à pied, car les transports en
commun étaient quasiment inexistants. C'est sur ce
trajet qu’il passait devant la demeure de la voleuse
d'âmes, telle qu’on l’avait surnommée à l’époque des
faits. L'endroit était inhabité depuis que la vieille
dame avait sombré dans la folie. Accusée d'avoir
enlevé et séquestré des enfants, elle s'immola en ces
murs un soir de janvier. Après maintes recherches et
fouilles des lieux, on ne trouva aucune trace des
enfants portés disparus. Son comportement étrange et
sa passion pour l’occultisme avaient certainement fait
d’elle la coupable idéale. Depuis cet horrible fait
divers, la maison était inhabitée et maintenant
menacée d’être rasée, pour le plus grand bonheur du
voisinage.
C'est par une fin d'après-midi d'automne que Lohan
s'y aventura. Depuis le bord de la route, son regard fut
attiré vers l'étage, par cette petite fenêtre dont les
carreaux étaient brisés. Comme à chaque fois. Ses
copains de classe prétendaient que la maison était
hantée, mais Lohan ne prêtait pas attention à ce genre
de racontar. En revanche, il était curieux et ce jour-là
sa curiosité l’emmena près du portail rouillé. Il le
poussa d'un geste hésitant et entra. L'amas de ferraille
se referma lentement derrière lui, grinçant tout au long
de sa course. Le garçon franchit la cour, se griffant les
chevilles à plusieurs reprises dans les ronces. La nuit
commençait à tomber et plus il s'approchait du
bâtiment, plus la végétation se faisait dense, masquant
peu à peu la lumière de cette fin de journée. Il s'arrêta
à quelques mètres du mur grisonnant de la vieille
bâtisse, tous ses sens en alerte. Bien plus que la
pénombre encore, c'est ce calme pesant qui le mit mal
à l'aise. Aucun bruit dans les mauvaises herbes
environnantes, pas même un oiseau gazouillant dans
les branchages. Un silence inquiétant. Seul les
craquements des feuilles mortes sous ses pas se
faisaient entendre. Lohan regarda brièvement en
direction de la fenêtre de l'étage et s'avança vers la
porte de bois entrouverte, guidé par ce besoin
d'assouvir sa curiosité.

Le hall d'entrée était tapissé d'une toile de jute


s'apparentant aux peintures que l'on peut admirer dans
certaines églises. Ses motifs représentaient des scènes
de la bible montrant le Christ entouré de ses apôtres.
Au bout du couloir se trouvait l'escalier menant à
l'étage. A mi-chemin, un rongeur gisait sur le sol,
baignant dans son sang. Lohan entreprit la traversée
du long corridor, d'un pas sûr et rythmé, au milieu
d'une odeur nauséabonde, mélange de pourriture et
d'humidité. Son esprit lui joua des tours. Il lui
semblait que les personnages de la toile l'observaient
et le suivaient du regard, comme s'ils étaient vivants.
Cette sensation désagréable lui donna le tournis. Il
manqua de tomber à terre. Il se rattrapa de justesse à
la poignée d'une porte de bois, moisie par l’humidité
des lieux. S'apercevant qu’il venait de mettre le pied
sur la dépouille du petit animal, le dégoût le poussa à
reprendre sa marche en direction de l'escalier en
colimaçon. La semelle de son pied droit, pleine de
sang, collait maintenant au parquet de chêne et
produisait un léger flic flac sous ses pas.
L'étage de la maison était composé d'une pièce
presque vide. En face du jeune garçon se trouvait une
coiffeuse, sur laquelle était posé un grand miroir. Sur
sa gauche, il y avait un tabouret et un vieux coffre en
bois. Lohan remit en question cette lumière qu’il avait
cru apercevoir et en déduit qu'elle n'était que le fruit
de son imagination. Il n’y avait rien d’anormal ou
d’intriguant dans cette pièce. Mais après avoir fait
quelques pas en avant, un détail l'interpella. La
surface du miroir était en effet étonnamment propre,
alors que le reste de la pièce gisait sous une couche de
poussière, s'accumulant depuis des décennies. Ce
constat le mit mal à l'aise et une petite voix imaginaire
lui chuchota de fuir. Avant même qu’il ne réagisse,
l'abominable se produisit. Le regard en direction du
miroir, il vit le sang couler de ses yeux, mais chose
irréelle, il ne le ressentait pas ruisseler le long de sa
peau. Pourtant, la paume de sa main qu’il venait de
porter à son visage en était bien recouverte. Il était
d’un rouge foncé, presque noir. Un hurlement
d'horreur s’échappa de la bouche débordante de sang
du jeune garçon. Il finit par s'effondrer, se tapant
violemment la tête contre le parquet. Sa chute souleva
un nuage de poussière. Lohan se vida lentement de
son sang, le vomissant à maintes reprises. Les yeux
toujours rivés vers le miroir, il était le spectateur de sa
propre mort.

Aujourd'hui, son esprit erre maintenant dans cette


maudite maison et il en croise beaucoup d'autres ici.
Celui de la vieille dame est ici, lui aussi. Mais la
véritable voleuse d'âmes, celle qui a ôté la vie de tous,
ce n'est pas elle. Un passé lointain et enfoui a été
déterré, Lohan et les autres en sont les victimes et ce
n’est que le commencement...
Chapitre 2 : Le rêve

Je me vois, là, tout en bas. Je reconnais mon visage,


mais ne vois pas mon corps. J’aperçois juste mon bras
droit, posé hors de ce drap blanc. Du blanc, il n’y a
que du blanc ici. Le sol est blanc, les murs sont
blancs, les appareils qui m'entourent le sont aussi.
Seuls les barreaux du lit dans lequel je suis allongé
sont de couleur acier. Il ne se passe rien, il n’y a pas le
moindre bruit, ni le moindre mouvement. C’est un
rêve étrange, du moins je suppose qu’il s’agit d’un
rêve. Pour en avoir le cœur net, il faudrait que je me
réveille. Certaines fois, en le voulant très fort, il arrive
que cela fonctionne. D’autres fois, ça ne marche pas et
je suis comme prisonnier d’eux. Soudain, il me
semble entendre un bruit. Une sorte de bip continu,
qui me rappelle aussitôt le son désagréable que
produit ma voiture lorsque je roule ceinture de
sécurité non bouclée. Un son strident et si agaçant,
qu’il m’est devenu impossible de l’oublier avant de
tourner la clé de contact. J’assiste à la scène
visiblement depuis le plafond de la pièce, à deux ou
trois mètres seulement, mais j’entends ce bip au loin.
Pourtant, je suis persuadé qu’il provient de la pièce
dans laquelle nous sommes, moi et mon double
allongé juste en dessous. Voilà encore une sensation
étrange dans ce rêve. Je suis à la fois l’acteur et le
spectateur, à deux endroits en même temps. Bien
entendu, l’homme allongé en dessous pourrait être
une autre personne portant mon apparence, cela s’est
déjà produit dans certains de mes rêves.

Enfin de l'animation dans cette scène figée devenue


ennuyante. La porte de la pièce s’ouvre avec fracas,
un fracas lointain, comme pour ce bip qui ne s’est
toujours pas tu. Trois personnes vêtues de blouses
blanches entrent dans la pièce d’un pas précipité.
L’une d’entre elles, une femme, se penche au-dessus
de mon visage, tandis que les deux autres se ruent vers
les machines médicales. Je comprends en effet à leur
accoutrement que je me trouve dans un hôpital. La
porte de la pièce s’ouvre de nouveau avec violence,
laissant entrer, un chariot de métal grinçant poussé par
deux hommes. Tout ce petit monde s'agite autour de
moi, échangeant des phrases que je n’arrive pas à
décrypter clairement. Cette chambre, tous ces
appareils, mon corps inerte, ce bip continu, je
comprends alors qu’on tente de me réanimer. J’espère
très fort me réveiller à plusieurs reprises et il me
semble même le hurler de toute mes forces. Ce rêve se
transforme peu à peu en cauchemar, ce qui ne me plaît
guère. Et si ce n’était pas un rêve ? Si je ne me
réveillais jamais ? Impossible, je n’ai pas envie de
continuer à regarder ma mort en direct, il faut que
quelque chose se produise, qu’une conclusion tombe.
Trop tard, l’équipe médicale semble avoir baissée les
bras. Un petit barbu à lunettes jette un coup d’œil
rapide sur sa montre et écrit quelque chose sur un
carnet. Certainement l’heure de mon décès. Je
continue de les observer. Ils discutent et finissent par
sortir de la pièce les uns après les autres. Le bip s’est
enfin arrêté et le dernier individu à quitter la salle
emporte avec lui le chariot bruyant. En sortant, il
éteint la lumière. Plus un bruit, plus d’images, c’est le
noir total, l’attente insoutenable avec toujours ces
mêmes questions qui tournent en boucle. Est-ce un
rêve ? Vais-je me réveiller ? Quand ? Jamais ? Suis-je
mort ? Suis-je le spectateur ou l’acteur ? Les deux ?

Impossible d’estimer le temps qui s’est écoulé. Des


heures, peut-être des jours. C’est une notion qui m’a
complètement échappée. La lumière est revenue et j’ai
continué de voir, sans avoir d’autres choix, comme s'il
n’existait qu’une seule chaîne de télévision et que l’on
ne puisse rien faire d’autre que fixer l’écran. J’ai vu
d’autres corps, d’autres morts et je me suis enfin
réveillé.

C’est un véritable soulagement de s’évader de ce rêve,


ou plutôt de ce cauchemar, qui me semble avoir duré
une éternité. Mais de nouveau, il fait noir, comme
dans le rêve. Je tâte mon visage en guise de contrôle.
Oui, je suis bel et bien sorti du monde de
l’inconscient. De ma main gauche je cherche
l'interrupteur de la lampe de chevet et heurte une paroi
de bois. Celle de ma table de nuit. Tout compte fait,
non, il ne s’agit pas de mon chevet, je ne comprends
pas. Serais-je ailleurs que dans mon propre lit ? Je
dois admettre que je n’ai pas le moindre souvenir de
la veille, le trou noir. De mes doigts, je suis l’étrange
paroi jusqu’à ce que mon bras demeure trop court
pour en aller au bout. J’ai mal au dos, le matelas est
dur, il n’y a même pas de matelas. Je ne suis pas dans
un lit, c’est une évidence. La panique me gagne, je me
relève brusquement et heurte le plafond qui est
décidément très bas. Je le touche de mes mains et
constate qu’il est de la même matière que les cloisons
qui m’entourent. Du bois. De haut en bas. De gauche
à droite. J'appelle, je crie, je hurle. Ma voix semble
comme étouffée et ne donne lieu à aucune résonance.
Enterré vivant dans mon cercueil, le cauchemar ne fait
donc que commencer...
Chapitre 3 : J'ai oublié

Hier, c'était la treizième fois que l'inconnue du miroir


me rendait visite. À 22 h 12 précises, comme tous les
soirs, la flamme de la bougie a vacillé juste avant son
apparition. La première fois, j'en ai eu peur. Une peur
bleue, comme jamais je n'en avais eu de ma vie. Une
peur qui vous comprime la poitrine et qui fige vos
membres, jusqu'à vous transformer en statue. La fois
suivante, je compris qu'elle ne me voulait aucun mal
et qu'elle était bien plus effrayée que moi encore. Elle
apportait un message depuis l'autre monde. Un appel
au secours. Elle m'en distillait jours après jours une
infime partie, jusqu'à ce que j'assemble enfin les
pièces du puzzle. Ce soir, il est 22 h 30 passées et le
miroir n'a reflété ni son visage pâle, mi-angélique mi-
fantomatique, ni le noir absolu de sa chevelure
flottante. La flamme jaunâtre n'a pas dansé. Sans
doute attend-elle de moi que j'agisse, maintenant.
J'ignore pourquoi elle m'a choisi, mais je dois l'aider,
je le sais du plus profond de moi-même. Comme si je
venais de découvrir un sens à ma vie. Je regarde une
dernière fois le papier volant bleu ciel sur lequel j'ai
inscrit l'adresse. Mes soucis de mémoire m'obligent à
écrire la moindre chose. Jusqu'à utiliser un système de
couleurs, pour classer mes nombreuses notes par
thèmes. Cela a toujours été ainsi. Demain matin, à
l'aube, j'irai là-bas, accomplir ma mission.
La route est droite, longue et ennuyeuse. Le brouillard
matinal et la buée qui envahit mon pare-brise,
réduisent la visibilité à néant. Je suis passé devant le
numéro onze il y a quelques minutes maintenant et
commence à me demander si je ne suis pas allé trop
loin. Pourtant, à cette vitesse, même par un tel temps,
il faudrait être aveugle pour manquer une maison en
bord de route. Soudain, une silhouette de pierres se
dessine enfin. Je m'arrête devant l'entrée de la
propriété et baisse la vitre côté passager, invitant ainsi
un air glacial à entrer. Sur le portail vert rouillé, je
distingue les nombres un et deux, presque effacées par
le temps. Je quitte la route principale et emprunte le
chemin de terre cabossé sur quelques centaines de
mètres et m'arrête sur le côté, devant le grand chêne.
Pour le moment, tout se déroule comme prévu.

Le temps humide ayant ramolli ce sol exempt de


cailloux, me facilite la tâche. J'enfonce la pelle dans la
terre, avec l'appui de mon pied droit. Je creuse à mi-
distance de l'arbre centenaire et de la clôture du
champ, comme me l'a indiqué le mystérieux visage du
miroir. Mon cœur bat fort, car je sais ce que je vais
trouver sous mes pieds. C'est triste et affreux en même
temps. Les larmes montent. La colère aussi. Cela me
pousse à creuser encore et encore. J'exerce une
pression toujours plus forte sur la pelle, soulevant
toujours plus de terre à chaque passage. Au bout de
quelques minutes, un trou conséquent s’est formé et
ma pelle heurte l'insoutenable. Le crâne de la petite
fille portée disparue depuis dix ans. Je jette la pelle
sur le côté et empoigne ma truelle de maçon.
Délicatement, je dégage la terre tout autour de lui,
sans l'extirper. Ce n'est pas à moi de le faire. Dans le
tas de terre que je viens de créer, je remarque un petit
objet doré. Je le saisis et le frotte délicatement avec
mon pull pour le nettoyer. C'est un pendentif en forme
de cœur, sur lequel est gravé un prénom. Léa. Je glisse
l'objet dans ma poche et me dirige vers ma voiture. Je
dois maintenant prévenir les autorités au plus vite et
quitter les lieux. Le corps ainsi découvert permettra de
faire rouvrir l'enquête et de retrouver le coupable.
Justice sera faite et la femme du miroir, apaisée,
pourra rejoindre définitivement l'autre monde.

Ce soir, c’est avec une minute d’avance que la flamme


entame sa chorégraphie, tel une danseuse étoile.
Soudainement, elle s’éteint, libérant l’arôme vanille
de la bougie. C’est la première fois que ce phénomène
se produit. Malgré la faible luminosité provenant de
l’éclairage extérieur, j’aperçois le visage. L’entrevue
est différente des autres. J’ai posé le pendentif sur la
table, entre le miroir et moi, de façon à ce que la jeune
femme sache que j’ai fait ce qu’il y avait à faire. Elle
paraît plus resplendissante que jamais, comme libérée
d’un poids. À sa façon, elle me remercie et me fait ses
adieux. Désormais, elle ne cherchera plus à
communiquer avec le monde des vivants. Son image
disparaît à jamais du miroir et la bougie se rallume,
comme si elle ne s’était jamais éteinte. Comme si tout
cela n'avait jamais eu lieu.

Des mois se sont écoulés et étrangement, toute cette


histoire ne s'est pas totalement effacée de ma
mémoire, comme c'est souvent le cas en général.
Durant les premières semaines, j'en ai même fait des
cauchemars. Ce moment où j'ai découvert la petite
fille, ou plutôt ce qu'il en restait, a été responsable de
nombreuses nuits blanches. Le miroir, quant à lui, a
pris place au fond d'un placard, pensant que ça
m'aiderait. Ce qui a fonctionné. Les choses se sont
améliorées et j'ai fini par retrouver le sommeil et par
penser de moins en moins à cette histoire. Jusqu'au
jour où les hommes en uniforme sont entrés chez moi.
Ils ont enfoncé la porte de mon appartement, armes en
main. Je me rappelle encore de l'homme qui m'a passé
les menottes, m'annonçant que j'étais en état
d'arrestation pour le meurtre de Léa. Je n'ai pas
opposé la moindre résistance, car cet événement
produisit un véritable électrochoc en moi. La mémoire
est revenue. En quelques secondes, les années
oubliées ont défilées dans ma tête et j'ai vu un drame.
Il y a dix ans de cela, j'avais une femme et une fille,
prénommée Léa.
Chapitre 4 : Le mot de la fin

Si ces quelques pages ont suscité chez vous un brin de


peur et que vous avez apprécié, vous pouvez me le
faire savoir en m'envoyant un message sur ma page
https://www.facebook.com/jodrakstories/
Je remercie la plateforme Scribay et ses utilisateurs,
pour leur aide et leurs conseils.
Jo Drak

Vous aimerez peut-être aussi