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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Valéry, critique de Bergson


Madame Judith Robinson

Citer ce document / Cite this document :

Robinson Judith. Valéry, critique de Bergson. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, n°17. pp.
203-215;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1965.2288

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2288

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VALÉRY CRITIQUE DE BERGSON

Communication de Mme Judith ROBINSON


{The University of New South Wales, Australie)

au XVIe Congrès de l'Association, le 29 juillet 1964.

Du vivant de Valéry, on parlait souvent des « parentés »


entre sa pensée et celle de Bergson. Plusieurs excellents
critiques, notamment Albert Thibaudet, Emilie Noulet et
Marcel Raymond, ont insisté, parfois longuement, sur les
diverses affinités intellectuelles qui leur semblaient
rapprocher ces deux éciivains. Ils ont fait remarquer, par exemple,
le parallèle entre l'introspection valéryenne et l'effort de
Bergson pour saisir l'esprit dans son acte même et pour
définir les états les plus primitifs de la conscience, les éléments
fondamentaux qui la composent. Ils ont attiré aussi notre
attention sur la critique du langage qu'on trouve sous une
forme plus ou moins semblable chez les deux penseurs, et sur
leur analyse de la façon dont le langage déforme la réalité,
nous cachant à nous-mêmes notre propre pensée et la vraie
nature de notre vie intérieure. Certains de ces critiques, non
contents de faire de Valéry une soi te de philosophe bergso-
nien, sont allés jusqu'à saluer en lui «. un grand poète de l'élan
vital » (1). On se rappelle l'observation de Thibaudet à propos
du Cimetière marin : « Les trois dernières stances repro-

(1) Maurice Bémol, Paul Valéry, Clermont-Ferrand, G. de Bussac,


1949, P- 426.
204 JUDITH ROBINSON

duisent les images mêmes et tout l'être poétique des trois


dernières pages de la Jeune Parque, sonnent une vraie " marche '*
bergsonienne (2). »
Les dangers de ce genre de rapprochement ont été illustrés
d'une manière frappante par une affirmation de Mme Noulet
dans un article paru en 1927. « On exagère, écrit-elle, quand
on veut ramener Paul Valéry au type « bergsonien ». On ne
voit nulle part, en tout cas, dans son œuvre une adhésion au
système, ni une conversion à la discipline bergsoniens. [...]
Mais il est hois de doute qu'il ait lu et retenu Y Essai sur les
données immédiates de la conscience. Ce livre a été pour lui
une excitation merveilleuse... (3). » Or, comme Mme Noulet
n'a pas tardé à le signaler elle-même, le simple fait est que
Valéry n'avait jamais lu, ni même ouvert, le livre en
question (4).
Grâce à la publication de certaines lettres, et surtout des
Cahiers, nous savons maintenant la vérité sur les rapports non
seulement intellectuels mais aussi personnels entre Valéry
et Bergson, et sur la prétendue influence de Bergson sur son
célèbre contemporain. Nous connaissons tous la lettre
extrêmement révélatrice écrite par Valéry en 1927 au R.P. Gillet
au sujet de son livre Valéry et la métaphysique. Après l'avoir
remercié très poliment de l'intérêt qu'il avait porté à son
œuvre, Valéry continue :

« Puis-je me permettre à présent de vous présenter quelques


remarques de fait ? La plus importante concerne la réalité des
rapports de ma pensée avec celle de M. Bergson. Or, l'influence de
mon illustre et excellent confrère sur moi n'a jamais existé. C'est
une question de chronologie et de biographie. Mes idées se sont
faites entre 1892 et 1895. J'entends ma manière ou méthode de
juger. En ce temps-là qui connaissait Bergson ? D'ailleurs, je n'ai
pas fait d'études philosophiques, et n'oserais vous confesser à quel

(2) Paul Valéry, Grasset (« Les Cahiers verts »), 1923, p. 156. L'ouvrage
de Thibaudet est rempli de parallèles entre la pensée de Bergson et celle
de Valéry, bien qu'il insiste, d'une façon un peu paradoxale, sur leur
indépendance complète l'un de l'autre. [Voir, à titre d'exemple, ce qu'il écrit
sur Le Cimetière marin et La Perception du changement (pp. 151-156), ou
sur La Jeune Parque et U Évolution créatrice (pp. 120-122)].
(3) Paul Valéry et la philosophie, Le Flambeau, Ier juin 1927, p. 207.
(4) Voir Paul Valéry, Bruxelles, L'Oiseau bleu, 1927, p. 77.
VALERY CRITIQUE DE BERGSON 2O5

point ma culture dans cet ordre est déficiente. Cela doit se voir,
sans doute !...
J'ai lu il y a 2 ou 3 ans l'Évolution créatrice, et vous avoue qu'en
dépit de la grande valeur de cet ouvrage, il ne correspond pas du
tout à mon exigence propre ; une théorie de l'élan vital ne convient
pas à mon genre d'esprit. Cela est métaphysique au premier chef.
Thibaudet s'est étrangement trompé à mon sujet ; et cependant il
me connaît. Je n'y comprends rien.
Je crois n'avoir jamais prononcé non plus le mot de Devenir,
et tout infinitisme m'est ennemi (5). »

On trouve dans un des derniers Cahiers un autre passage


qui nous apporte des précisions supplémentaires :

« II est remarquable que l'on m'ait plusieurs fois voulu dériver


de Bergson — dont je ne connais encore (août 41) la philosophie
que par ouï -dire, et je l'ignorais entièrement quand je me suis fait —
entre 1 892 et 1900. Thibaudet a cru sur un mot de la J\euné\ P[arqué\
que j'avais été « influencé » par B[ergson]. — Et pourtant, il me
connaissait ! (6) Raymond (de Genève) récemment encore. [...]
Quant à Bergson, je l'ai connu personnellement chez Thérèse
Murât (en 192 ?), dans un déjeuner imaginé par Gladys Deacon [...].
J'ai eu avec lui d'excellents rapports — assez espacés — et il
s'est montré toujours des plus charmants p[our] moi. Je crois que
je l'intéressais assez. Son mot (qui me fut rapporté) « Ce qu'a fait

(5) Lettres à quelques-uns, Gallimard, 1952, p. 163.


(6) Le mot en question figure dans les vers bien connus qui évoquent
la chute graduelle de la Parque dans le sommeil :
« Ce fut l'heure, peut-être, où la devineresse
Intérieure s'use et se désintéresse. »
Thibaudet fait remarquer que, par une curieuse coincidence, on retrouve
ce même mot dans un essai de Bergson sur le sommeil et le rêve : « . . Oui,
je crois que notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres
détails, et que nous n'oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu,
pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste
indéfiniment. Mais les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus
obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles. Ils aspirent
peut-être à la lumière ; ils n'essaient pourtant pas d'y remonter ; ils savent
que c'est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j'ai autre chose à
faire que de m'occuper d'eux. Mais supposez qu'à un moment donné je me
désintéresse de la situation présente, de l'action pressante, enfin de ce qui
concentrait sur un seul point toutes les activités de la mémoire. Supposez,
en d'autres termes, que je m'endorme. Alors ces souvenirs immobiles,
sentant que je viens d'écarter l'obstacle, de soulever la trappe qui les
maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. »
(Le Rêve, dans U Énergie spirituelle, P.U.F., 1919, p. 95.) On notera que
l'essai de Bergson a paru deux ans après la publication de La Jeune Parque.
Il s'agit donc d'une rencontre d'idées purement fortuite.
2Об JUDITH ROBINSON

Vfaléry] devait être tenté » m'est précieux — justification, éloge et


très fine critique du dit V[aléry] ». {Cahier XXIV, p. 762) (7).

En prétendant n'avoir connu la philosophie de Bergson


que par ouï-dire, Valéry exagère un peu. Nous venons de voir
qu'il a lu L'Évolution créatrice vers 1924 ou 1925, et nous
savons d'autre part qu'il a jeté un coup d'oeil au moins, et
peut-être plus qu'un coup d'œil, sur La Pensée et le mouvant,
que Bergson lui a envoyé en 1934. Ce fait nous est révélé par
une lettre très chaleureuse qu'il a écrite à Bergson pour le
remercier de son envoi et pour le complimenter sur «
l'étonnante limpidité » du style de l'ouvrage (8). Il ne dit pas un
seul mot, par contre, de Matière et mémoire, et nous devons
en conclure qu'il ne l'avait jamais lu.
Mais il ne faut pas oublier que Valéry avait une façon
beaucoup plus directe de se renseigner sur la pensée de
Bergson, et de la saisir sur le vif. A partir de l'année 1924
environ, les deux hommes se sont rencontrés à de nombreuses
reprises, ont échangé des lettres toujours extrêmement
cordiales, et ont eu ensemble de longues conversations sur la
philosophie. On trouve dans les Cahiers plusieurs allusions à ces
entretiens, qui ont touché la plupart des grands thèmes de la
pensée bergsonienne : la nature de la vie et de l'esprit, les
rapports entre l'esprit et la matière, la mémoire, et
l'évolution (9). Le 12 novembre 1929, Valéry est allé voir Bergson
en compagnie d'Einstein, qui avait été invité à exposer sa
théorie du champ unitaire à Г Institut Poincaré. Bien qu'il ne
nous reste aucune précision sur les sujets qui ont été discutés
ce jour-là par le poète, le philosophe et le savant, nous
pouvons être sûrs qu'ils ont abordé la question de la relativité et
de ses rapports avec la physique moderne.
Il est donc clair que Valéry connaissait assez bien la pensée
de Bergson, tout au moins dans ses grandes lignes. Quelle
opinion en avait-il ? Sans aucun doute, il la trouvait remar-

(7) On ne trouve dans les Cahiers aucune allusion à la première


rencontre entre Valéry et Bergson, mais il est probable qu'elle a eu heu en
1924.
(8) Voir Lettres à quelques-uns, pp. 219-221.
(9) Voir Cahiers, X, p. 67, XI, p. 202, XIV, pp. 103, 250, etc.
VALÉRY CRITIQUE DE BERGSON 207

quable dans son genre, comme le montre un passage des


Cahiers où il déclare carrément que Bergson était le seul
écrivain vraiment intelligent qu'il eût connu à l'Académie
française : « De l'Académie — Résume la médiocrité
directrice de la nation [...]. Quand j'y suis entré, il y avait là
3 Hommes — Foch, Bergson et Picard (10). Le reste, ad
libitum [...]. Les 3 que j'ai nommés me semblèrent les seuls
capables de s'élever aux transformations supérieures de pensée
— chacun selon sa nature... » {Cahier XXVI, p. 348) (11).
Dans le Discours sur Bergson, prononcé à l'occasion de sa
mort, Valéry va encore plus loin, et l'appelle « le plus grand
philosophe de notre temps » (12). Mais il faut remarquer que
même dans ce discours si élogieux, Valéry laisse percer — très
discrètement, il est vrai — quelques réserves. La phrase qui
se termine par l'affirmation quelque peu solennelle : « nous
avions en lui l'exemplaire le plus authentique des vertus
intellectuelles les plus élevées » commence par la proposition :
« Que sa métaphysique nous eût ou non séduits (13). » C'est
là, de toute évidence, un point sur lequel Valéry ne veut pas
se compromettre. Et il ajoute un peu plus loin deux autres
phrases volontairement ambiguës : « Je n'entrerai pas dans
sa philosophie. Ce n'est pas le moment de procéder à un
examen qui demande d'être approfondi et ne peut l'être qu'à la
lumière des jours de clarté et dans la plénitude de l'exercice
de la pensée (14). »
Quand on lit ce texte de près, on est moins étonné de
trouver dans les Cahiers de nombreux passages où Valéry
laisse tomber son masque officiel d'académicien et exprime
franchement toutes ses réserves concernant la pensée de
Bergson. A vrai dire, le mot « réserves » est beaucoup trop
faible : il s'agit plutôt de critiques, qui sont parfois très
sévères.

(10) Le célèbre mathématicien.


(11) Cf. le jugement sur Bergson rapporté par Frédéric Lefèvre dans
ses Entretiens avec Paul Valéry (Pans, Le Livre, 1926, p. 77) : « Je connais
assez mal son œuvre, nous avoue Paul Valéry. Cependant, j'ai un grand
respect pour lui C'est un des esprits les plus importants de l'époque. »
(12) Œuvres, Bibl. de la Pléiade, vol. I, p. 883.
(13) Ibid., p. 883.
(14) Ibid., p. 884.
2o8 JUDITH ROBINSON

Ce que Valéry reproche à Bergson en premiei lieu, c'est la


façon dont il se laisse envoûter par les mots. Il lui paraît le
type même du philosophe qui fonde ses réflexions non pas
sur des observations précises du monde réel mais sur des
structures linguistiques purement arbitraires. Comme Valéry
l'écrit en 1942 : « Terrible est ma méthode. — J'en ai eu la
sensation forte, hier, en lisant une ou deux pages citées de
Bergson — et en éprouvant l'impossibilité pour ma tête de
former cela ; ou, si cela se dessinait, de le retenir en cet état,
d'y ajouter de la valeur, de le traiter mieux qu'un accident
— incident de passage mental, verbal [...] » {Cahier XXVI,
p. 98).
On devine sans peine les termes bergsoniens qui offensent
le plus le sens très aigu de la rigueur intellectuelle chez
Valéry : le mot si vague ď « intuition », l'expression « élan
vital », à laquelle Bergson lui semble accorder une valeur
presque mystique, et le mot-clef « durée ».

« Je n'ai jamais compris, écrit-il, si la « durée » fameuse de


Bergson se classait dans les sensations, dans les perceptions — dans les
symboles ou notions introduites p[our] exprimer — ou dans les
observations condensées — ou dans les métaphores —
Si pas de définition précise, pas d'utilité réelle » {Cahier XV,
p. 287) (15).

Dans une formule lapidaire, Valéry résume tout ce qui


sépare son souci continuel de précision linguistique du style
coulant de Bergson, dans lequel le mouvement lyrique de la
pensée estompe les contours des mots et en brouille le sens.
« II me semble, affirme-t-il, que Bergson s'acharne à
fluidifier ce que je m'acharne à solidifier » [Cahier XV, p. 599).
Une autre critique que Valéry adresse à la philosophie de
Bergson, c'est d'être entièrement dominée, en dépit de toutes
ses prétentions à la nouveauté, par de vieux problèmes qui
remontent jusqu'à Platon : « Bergson n'a pas renouvelé les
problèmes, ce qui était le besoin le plus urgent p[our] la

p. (15)
511. Cf. Cahiers, XV, p. 504, XXII, p. 115, XX, p. 202, XXVIII,
VALERY CRITIQUE DE BERGSON 2OO,

philosophie. Il a répondu à sa façon aux questions


traditionnelles » {Cahier XIV, p. 737). Cette critique est beaucoup
plus sévère qu'elle ne pourrait le paraître d'abord, car pour
Valéry une question « traditionnelle », c'est une question qui
repose uniquement sur l'imprécision et l'ambiguité du
langage, et qui est par conséquent mal posée dès le début.
Comme nous avons essayé de le montrer ailleurs (16),
Valéry était persuadé qu'un très grand nombre de ces
questions mal posées dérivent en premier lieu des catégories
artificielles créées par le langage et maintenues pai ses traditions.
Un exemple typique de ce genre de question est le problème
séculaire de savoir quels sont les rapports entre l'esprit et la
matière, qui présuppose par la forme même sous laquelle il
est énoncé l'existence de deux ordres de réalité séparés et
même opposés : le matériel et le spirituel. Aux yeux de
Valéry, cette opposition est complètement fausse ; il y voit une
illustration frappante de la façon dont la symétrie trompeuse
du langage fait naître des antithèses tout à fait illégitimes. On
ne peut donc s'étonner de le voir s'élever avec force contre le
rôle central joué par cette même antithèse dans la pensée
bergsonienne. Dans un des Cahiers, nous le surprenons en
train de lire une citation de Bergson : « Le cerveau est le
point d'insertion de l'esprit dans la matière (17). » Là-dessus,
il se laisse aller à un véritable accès de colère : « II emploie
donc ces mots sérieusement. Ils en sont là, philosophes et
théologiens. Ils raisonnent sur des mots sans fond » {Cahier
XIX, p. 143).
Pour Valéry, cette distinction entre le domaine de la
matière et celui de quelque vague spiritualité est bien plus qu'une
fausse antithèse : c'est l'erreur fondamentale de tous les
philosophes qui partent de l'hypothèse gratuite que l'esprit est
une sorte d'essence transcendentale, et non pas un
phénomène physique. Sur ce point, la pensée de Valéry est
diamétralement opposée à celle de Bergson, qui situe l'esprit « pur »,

(16) Dans L'analyse de V esprit dans les Cahiers de Valéry, José Corti,
1963, pp. 32 sqq.
(17) Cette citation est tirée de l'essai sur L'Ame et le corps, reproduit
dans L'Énergie spirituelle, p. 47.
14
2IO JUDITH ROBINSON

et sa manifestation principale, la mémoire, non seulement en


dehors du cerveau mais aussi en dehors de l'espace. Le fait
que Bergson considère la perception comme l'acte concret
où l'esprit se « matérialise » ne fait que souligner son point
de vue foncièrement dualiste (18).
Cette tendance à diviser la réalité en catégories et à penser
en fonction d'antithèses est un des traits les plus
caractéristiques de la philosophie bergsonienne et, aux yeux de Valéry,
un de ses grands défauts. Elle apparaît sous une autre forme
dans la distinction que Bergson établit entre la vie et la
matière. En parlant d'une conversation qu'il venait d'avoir avec
lui à ce sujet, Valéry écrit :

« Son idée de la vie est singulière — il l'oppose toujours à la


<' matière » et pense qu'elle a pour fin ou pour loi la production
d'actions imprévues.
Je n'ose presser cette pensée, dont il me dit qu'elle résulte en lui
d'une considération de tout ce qui distingue la vie — etc. » (Cahier
XIV, p. 103).

Le lecteur qui connaît bien les Cahiers sait que ce petit


mot « etc. » traduit le plus souvent un certain scepticisme
intellectuel chez Valéry. Et dans ce contexte particulier son
attitude se comprend facilement, car il était convaincu que la
seule différence entre la matière et ce que nous appelons « la
vie » est une différence d'organisation. Pour lui, comme pour
presque tous les biologistes modernes, la vie n'a rien d'une
essence mystérieuse ni d'un principe autonome ; ce n'est
que le produit d'une forme exceptionnellement intégrée de la
matière ordinaire, d'une structure très complexe de certaines
molécules organiques.
Plusieurs autres catégories qui se trouvent à la base de la
pensée de Bergson semblent à Valéry non moins fausses. On
pourrait citer à titre d'exemple l'opposition entre la liberté de

(18) Cf. Cahier X, p. 67, où Valéry note les thèmes principaux d'un de
ses entretiens avec Bergson : « II parle de son système, de la fonction
limitée du cerveau, qui se borne à joindre l'esprit aux actes — Ce qui me
semble le contraire de ma propre pensée. Je crois la pensée et la
conscience inséparables d'une forme d'acte. »
VALÉRY CRITIQUE DE BERGSON ZH

l'esprit et le déterminisme de la matière, qu'il a toujours


considérée comme une opposition artificielle, née d'une
terminologie imprécise. Quant à la distinction, si chère à Bergson,
entre les idées d'intelligence et d'intuition, Valéry y voit une
manifestation dangereuse de la tendance moderne à rabaisser
l'intellect et ses opérations rationnelles en faveur du royaume
obscur de 1' «instinct» et du «subconscient», sur lequel tout
le monde discourt doctement sans l'avoir jamais nettement
défini (19).
Comme Valéry le fait remarquer avec beaucoup de justesse,
la plupart de ces catégories ne sont pas seulement discutables
en elles-mêmes : elles prêtent aussi à de nombreuses
objections d'ordre scientifique. Dans un passage pénétrant des
Cahiers, Valéry nous rappelle que les idées de Bergson se sont
formées à un moment très précis de l'histoire de la science,
et peut-être au moment qui convenait le moins à la création
d'une philosophie telle que la sienne :

« B[ergson] se fondait sur la science — qui vers [i8]9O était


évolution et déterminisme. De l'une il tire son idée de la vie.
Contre l'autre, il invoque l'esprit. 25 ans après, évolution est en
baisse et la matière n'est plus inerte. (La « matière » était définie par
inertie et par déterminisme rigoureux. Ceci est changé. Il en résulte
que l'inertie et Гех-matière deviennent des manières d'imaginer
— tirées d'observations partielles.)
Moralité : il ne faut prendre à la science que des types comme
tels — et non des « idées générales », car elles ne lui sont pas
essentielles (elle est recettes) et ne sont déjà que philosophie » (Cahier XVI,
P- 576).

Sur le compte de l'évolution, Valéry s'est étrangement


trompé, mais en ce qui concerne le déterminisme et la nature
de la matière, il a eu tout à fait raison. Comme il le dit très
souvent dans les Cahiers, la physique atomique et quantique
a clairement démontré que, loin d'être inerte et passive, la
matière, tout comme l'esprit, est faite d'une activité
continuelle, d'une série ininterrompue de mouvements et de
transformations. A l'échelle microscopique, la matière solide et

(19) Voir Cahiers, XI, p. 447, XIII, p. 752.


212 JUDITH ROBINSON

fixe dont parle Bergson est tout simplement inexistante. Il


est vrai que Bergson reconnaît parfois que la solidité et la
fixité de la matière ne sont que des apparences trompeuses
imposées à une réalité beaucoup plus mobile par
l'intelligence humaine. Mais cela ne l'empêche pas de revenir
constamment à l'opposition foncière entre la solidité des choses
matérielles et la « fluidité » de la vie spirituelle.
Comme le dit Valéry, on peut faire une critique semblable
de l'opposition que Bergson établit entre la matière
rigidement déterminée et entièrement prévisible d'un côté et la
liberté créatrice de la vie et de l'esprit de l'autre. Depuis les
travaux d'Heisenberg et de Schrôdinger, nous savons que la
seule prévision qu'on puisse faire quant au comportement de
la matière au niveau de l'atome est une prévision statistique,
un calcul fondé non pas sur la certitude d'une certaine liaison
de cause à effet, mais sur une simple probabilité (20).
D'autres catégories encore qui dominent la pensée de
Bergson ont été renversées par des découvertes scientifiques
qu'il semble avoir ignorées ou dont il a méconnu la portée.
Neuf ans seulement après la publication de Matière et
mémoire, et juste deux ans avant la publication de U Évolution
créatrice, Einstein a fait paraître son premier mémoire sur la
relativité. Ce mémoire, comme on le sait, a démontré tout ce
qu'il y a d'artificiel dans la distinction rigide entre le domaine
de l'espace et celui du temps — distinction dont la
philosophie entière de Bergson est profondément imprégnée. L'idée
que la matière existerait dans l'espace mais non pas dans le
temps nous paraît aujourd'hui aussi peu fondée que l'idée
contraire selon laquelle l'esprit existerait dans le temps mais
non pas dans l'espace. Sur ce point aussi, la pensée de Valéry
est en désaccord total avec celle de Bergson. Pour Valéry,

173-178.
(20) Voir Cette
L'analyse
questiondedul'esprit
déterminisme
dans les aCahiers
été soulevée
de Valéry,
dans une
pp.des89-96,
conversations entre Valéry et Bergson, comme le montre l'anecdote suivante
racontée par Valéry à Henri Mondor en 1929 : « Lorsque j'avais été voir
Bergson, il y a quelques années, je lui avais dit que le déterminisme
semblait très discuté par les physiciens. En riant, Bergson avait pris sa petite
tête puissante dans ses mains et m'avait dit : " Que c'est drôle, les
physiciens retrouvant la liberté ! " » (Mondor, Propos familiers de Paul Valéry,
Grasset, 1957, p. 69).
VALÉRY CRITIQUE DE BERGSON 21 3

comme pour Einstein, l'espace et le temps sont inséparables


l'un de l'autre, et c'est dans le milieu qu'ils créent ensemble
que se produisent tous les événements physiques et
mentaux (21).
Valéry n'a jamais accepté non plus la distinction bergso-
nienne entre la quantité et la qualité, ni la conception de la
pensée mathématique qu'elle présuppose. Selon Bergson,
le mathématicien est incapable de concevoir les notions de
qualité, de continuité et de mobilité ; il pense exclusivement
en termes de quantités mesurables, d'éléments séparés et
fixes. Comme le fait observer Bertrand Russell dans un
chapitre fort intéressant de son Histoire de la philosophie
occidentale, ces affirmations révèlent que Bergson avait une
connaissance tout à fait insuffisante des mathématiques modernes,
qui s'occupent de moins en moins de la quantité, et de plus
en plus des rapports purement formels entre les diverses
classes de phénomènes et d'opérations (22). Et il importe de
remarquer, avec Valéry, qu'un des rapports qui intéressent
le plus les mathématiciens modernes, c'est justement celui de
la continuité. On n'a qu'à penser à l'exemple de la topologie,
qui n'est rien d'autre qu'une étude abstraite des rapports de
continuité et de connexion à l'intérieur d'un espace donné.
Même dans le domaine des sciences biologiques, où Bergson
était pourtant beaucoup mieux renseigné que dans celui
des sciences physiques et mathématiques, certaines de ses
théories les plus chères ont été complètement infirmées par
des recherches récentes. On sait, par exemple, qu'à la
différence de Valéry, il a toujours refusé d'admettre que les sou-

(21) Cf. à ce propos les observations de Louis de Broglie dans son


excellente étude, Les conceptions de la physique contemporaine et les idées de
Bergson sur le temps et le mouvement {Revue de Métaphysique et de Morale,
octobre 1941, p. 246) : « Bergson a tenté de tirer à lui, si l'on peut dire, la
théorie de la Relativité et de montrer qu'elle n'est pas en contradiction
avec les idées qui lui étaient chères. Il a été ainsi conduit à écrire le moins
bon de ses livres, Durée et Simultanéité, ouvrage qui a été justement
critiqué parce qu'il semble bien que son auteur ait mal compris le véritable
sens des conceptions d'Einstein et de ses continuateurs. A vrai dire, la
Physique relativisté apparaît bien comme étant en opposition flagrante
avec les vues de Bergson, précisément parce qu'elle pousse à l'extrême
limite la spatiahsation du temps et la géométrisation de l'espace... »
(22) Voir Histoire de la philosophie occidentale (traduit par Hélène Kern),
Gallimard, 1953, chap. XXVIII.
214 JUDITH ROBINSON

venire puissent être emmagasinés dans le cerveau, et qu'il a


fait de sa conception d'une mémoire immatérielle un des
postulats fondamentaux de son système. Mais il faut reconnaître
que tous les travaux des neurophysiologistes sont allés à
l'encontre de cette théorie. Ils ont démontré non seulement
que la mémoire est un processus physique et chimique qui se
prête à l'analyse, mais aussi qu'elle se conserve dans la
structure même de l'écorce cérébrale.
Que reste-t-il donc, en fin de compte, de ce grand édifice
de la philosophie bergsonienne que les progrès récents de la
science ont miné de toutes parts ? Il en reste malgré tout,
selon Valéry, quelque chose de très positif : une vision
admirablement dynamique de la vie et de l'esprit en évolution
perpétuelle. « II m'est impossible, écrit-il, de ne pas voir
qu'une idée comme celle d'élan vital n'existe que par une
imagination du genre poétique » (Cahier XVI, p. 535).
Bergson, comme Valéry Га constaté avant tant d'autres, est
essentiellement un poète, et c'est en tant que poète qu'il faut
le juger. Ce n'est pas à dire que sa philosophie soit
entièrement dénuée de valeur sur le plan intellectuel ; loin de là. On
y trouve notamment une conception, et presque une
sensation physique, de l'écoulement de la vie intérieure, de la
continuité du temps mental dont chaque esprit est composé,
qui représente un des éléments les plus fondamentaux, bien
que les plus obscurs, de notre façon d'éprouver notre propre
existence et notre propre pensée. Cette sensation a été
merveilleusement traduite en prose par un écrivain génial qui a
su adapter à ses fins personnelles certains thèmes majeurs du
bergsonisme : Marcel Proust. Et, chose curieuse, elle a été
exprimée en vers à la même époque par un autre écrivain qui
n'avait presque rien de commun avec Bergson : l'auteur de
cette grande épopée de la vie intérieure, La Jeune Parque. Ce
genre de coïncidence ne fait que souligner l'unité
fondamentale du climat d'idées qui règne dans un pays à tel ou tel
moment de son histoire intellectuelle. En France, à la fin du
xixe siècle et au début du xxe, on sentait qu'il y avait quelque
chose de très important à découvrir dans les replis les plus
cachés de l'esprit humain, à la source même de son activité
VALÉRY CRITIQUE DE BERGSON 215

psychique. Bergson, Proust et Valéry, chacun à sa manière,


et se servant de méthodes très différentes, ont fait les
premières explorations systématiques de ce monde mystérieux
qui renferme le secret du fonctionnement mental et des
origines de la pensée.

Judith Robinson.

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