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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Le thème de « l'homme-mesure » chez P. Valéry


M. C. Urban

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Urban M. C. Le thème de « l'homme-mesure » chez P. Valéry. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1978.
pp. 304-308;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1978.3442

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1978_num_1_3_3442

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; i.

Le thème de « l'homme mesure »

chez P. Valéry

« La Parole de Protagoras que « L'homme est la mesure des


choses » est une parole caractéristique, essentiellement
méditerranéenne » (PI. I, 1092) x.

Cette « Parole caractéristique » inspira à Paul Valéry de


nombreuses méditations et fut même l'objet, de sa part, d'une
correction destinée à lui conférer une valeur nouvelle (C. XV,
415). Au travers de ces différents exercices sur « l'homme-
mesure » se fait lentement jour la position de Valéry sur un
problème qui lui tenait particulièrement à cur : celui du
pouvoir de l'homme.
« L'homme est la mesure des choses » nous dit Paul Valéry
à la suite de Protagoras. Mais, cette formule du Théétète qu'il
convient de citer ici « in extenso » est chargée par l'auteur des
Variétés d'une signification qui lui est propre : en effet, cette
formule de Protagoras selon laquelle (Platon, Théét. 152 a)
« l'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont
pour ce qu'elles sont et de celles qui ne sont pas pour ce qu'elles
ne sont pas » est commentée par Valéry de la façon suivante :
(PI. I, 1092) « dire que l'homme est la mesure des choses,
c'est opposer à la diversité du monde l'ensemble ou le groupe
des pouvoirs humains ; c'est opposer à la diversité de nos
instants, à la mobilité de nos impressions, et même à la
particularité de notre individu, de notre personne singulière et comme
spécialisée, un MOI qui la résume, la domine, la contient, comme
la loi contient le particulier, comme le sentiment de notre force
contient tous les actes qui nous sont possibles. » Or, si l'on se
souvient que, dans le Théétète, Platon rejetait la théorie de
Protagoras parce que, selon lui, elle confondait « perception »
et « connaissance », donnant par là-même à la connaissance un
aspect trop « mobile », trop particulier, trop relatif, l'on sera
surpris de voir Valéry donner ici à cette même formule de
« l 'homme-mesure » un caractère aussi? étrangement absolu.
D'où vient alors cette divergence de vues?
Ce n'est pas que Valéry se dissimule la'"* mobilité de nos
impressions » ni la « particularité de notre individu ». Lorsque
dans ses Cahiers, il cite lar formule de Protagoras ou réfléchit

1. PI. : édition de la Pléiade ; C. cahiers.


CHEZ PAUL VALERY 305

sur elle, il conçoit clairement le sens habituellement donné à


l'expression : « mesure des choses qui sont pour ce qu'elles
sont ». Il reconnaît par exemple (C. IX, 366) que « chacun de
nous porte avec soi un système des choses », ce qui implique une
multitude de systèmes, et partant, un relativisme certain dans
le domaine de la connaissance. Bien plus, cette relativité du
savoir, il en fait, avec tous ses contemporains, l'expérience
personnelle.
Mais à cette faillite, il oppose d'autres éléments plus positifs.
« Tout ce savoir, terriblement variable », écrit-il (PL I, 1254)
«... n'en laisse pas moins après (lui) un capital toujours accru
et incorruptible, c'est-à-dire de pouvoirs ». Pour Valéry,
comme pour Léonard en effet (PI. I, 1252) « le savoir n'est pas
tout » ... « c'est le pouvoir qui importe ». Or, ce pouvoir de
l'homme sur le monde est beaucoup plus réel, beaucoup moins
relatif que son savoir. On peut parler de « l'ensemble des
pouvoirs humains ». Au niveau de la construction en effet, une foule
de systèmes sont possibles, également faux peut-être, mais
également réels, également universels. Le savoir en tant que
perception du monde n'est, même pour l'esprit le plus clair,
qu'un « chaos de palpitations et de substitutions » (PI. I, 1170).
Mais la pensée constructive, apportant avec elle (ibid.) la
notion « d'ordres de grandeur », de point de référence, permet
idée elle aussi bien « méditerranéenne » de « passer du
désordre à l'ordre », à condition d'avoir des modèles d'ordre^ de
« dispositions régulières ». Or, l'homme n'est -il pas
particulièrement bien placé pour connaître, pour sentir, ce modèle d'ordre
lui permettant, mieux encore que les stries ou les cristaux,
de réorganiser le monde? N'a-t-il pas pour cela son propre corps,
incarnation parfaite de la « divine proportion », ce « corps de
l'homme ... qui (PI. I, 1178) se mesure à tout » et auquel
Eupalinos adresse l'action de grâces suivante : (PI. II, 99) :
i Ô, mon corps, qui me rappelez à tout moment... ces justes
proportions de vos parties, qui vous font être et vous rétablir
au sein des choses mouvantes... Enseignez-moi les exigences
de la nature... Vous êtes bien la mesure du monde, dont mon
âme ne me présente que le dehors ». Dès lors qu'on est si bien
armé, « facil cosa è farsi universale ! », peut -on dire comme
Léonard (PL I, 1160), ou encore, en traduisant très librement :
« chose facile que de mesurer l'univers ! »
C'est donc dans la distinction entre la connaissance des
choses par l'homme et le pouvoir de l'homme sur ces choses
que réside l'originalité du commentaire de Valéry. Mais cette
distinction même et Valéry en est parfaitement conscient
ne résout pas tous les problèmes, car ce n'est pas de la formule
de Protagoras qu'elle rend compte, mais des premiers mots de
celle-ci. Tout l'aspect négatif de la phrase grecque est en effet
laissé de côté. Valéry s'est jusqu'ici contenté de réveiller, à
l'occasion, dit-il, d'un regard sur la mer (PL I, 1092), l'écho de
306 LE THÈME DE « L 'HOMME MESURE »

cette parole en notre âme. Mais c'était là une digression dont


il s'excuse presque Autrement intéressants sont, à ce sujet,
les Cahiers, car ils nous montrent que Valéry ne s'est pas
contenté de cette interprétation globale de la phrase sur
« l'homme-mesure » mais s'est acharné à comprendre dans ses
moindres détails cette « parole caractéristique ». La fin de la
phrase en particulier lui semble obscure et donc digne d'intérêt.
Nous le voyons (C. XV, 375) l'écrire en lettres capitales :
TDN AE OTK ONTQN
C2S OTK ESTIN
(« MESURE DES CHOSES QUI NE SONT PAS
POUR CE QU'ELLES NE SONT PAS »)
et la faire suivre de la mention suivante :
« Il s'agit de déterminer toc oùx Ôvtoc : les non-êtres ».

De fait, quelques jours après avoir écrit ces lignes, Valéry


sort victorieux de cette tentative et écrit (C. XV, 415) :
« (Protagoras) Ce n'est pas le vrai texte selon moi
Je permuterais les « évaluants » et dirais :
Tcov \xsv ôvftov toç oux ôvtcov scmv
Tcov Se oux ôvtcov coç ôvtcov ecttiv x
car telle est la force étrange de l'homme :
1) donner à ce qui n'est pas puissance et effets d'existence
(dans un système ou domaine qui est donc réciproque).
2) ôter ou refuser à ce qui est ces caractères.
En somme = affirmer le non-étant et nier le étant.
La grande affaire de l'homme est de faire que ce qui est ne
soit pas et que ce qui n'est pas soit. »
Qu'apporte à la compréhension de la phrase cette
correction, pour le moins étrange de Valéry? A première vue cette
« permutation des évaluants » semble inverser totalement
le sens originel de la formule. En fait, Valéry n'a guère joué
que sur les mots, dénonçant ainsi l'ambiguïté du verbe « être »,
ce verbe qui (PL I, 1255) « a fait une si grande carrière dans le
vide ». Quand il parle en effet d' « ôter à ce qui est » tout
caractère d'existence, il condense dans une expression
volontairement contradictoire les deux propositions de Protagoras :
il préconise ici, comme lui, de ne reconnaître « a priori » aucune
existence au monde extérieur qui ne soit confirmée par un
rapport personnel de l'homme avec ce monde. La brutalité de

1. Nous reproduisons l'accentuation (ou l'absence d'accentuation)


de Valéry.
CHEZ PAUL VALÉRY 307

l'expression tend à démythifier, au niveau du langage, ce que


les hommes, dans leur vocabulaire approximatif et dérisoire-
ment absolu, appellent « ce qui est » C'est cette même
démythification de l'existence en soi que l'on trouvait, autrement
formulée, chez Protagoras. Ainsi, par le biais de cette «
correction », Valéry croit-il, non sans quelque raison, avoir retrouvé
le sens de la phrase de Protagoras.
En fait, il est allé beaucoup plus loin : la première proposition
de sa correction (« donner à ce qui n'est pas puissance et effet
d'existence ») nous ouvre des horizons nouveaux. Elle semble
enfin et c'est là, pour Valéry, l'essentiel résoudre d'une
manière positive le problème des oôx fora. Mais que faut-il
entendre par ces oux tfvTa?
Si l'on a tout à l'heure admis que l'expression « ce qui est »
était une reprise parodique d'une expression impropre, sans
doute faut-il procéder de la même manière pour « ce qui n'est
pas » et entendre par là ce qui n'est pas « réel » au sens le plus
banal du terme. « Ce qui n'est pas réel » serait alors constitué
par toutes les constructions imaginaires de l'homme, et plus
particulièrement de l'artiste. Athikté, par exemple, (PL II,
ï.71) « foule et piétine ce qui est vrai », c'est-à-dire le sol et les
lois de la pesanteur. Sa grande danse est une lutte désespérée
contre le temps, contre l'espace, contre toutes les catégories
réelles. Chacun de ses bonds l'enlève « au-dessus de toutes les
choses », irréelle et pourtant si réelle dans l'instant ! De même,
quoi de moins réel, de moins « étant », au commencement du
xvie siècle, que l'oiseau mécanique sur l'évocation duquel
s'achevaient, nous dit Valéry (PL 1, 1198) les carnets de Léonard
de Vinci? Quoi de plus vrai cependant, de plus conforme aux
lois qui furent et qui seront de tout temps celles de la
pesanteur saisie non pas par bribes mais dans l'équilibre de ses forces,
dans son rapport avec l'ensemble de l'univers? « Donner à ce
qui n'est pas puissance et effets d'existence » : nous assistons
bien ici à l'irruption des chimères de l'artiste dans le monde
du vrai, le monde de l'Être.
Mais alors surgit une nouvelle difficulté. Si l'Être admet de
telles additions, il est lui-même imparfait ; donc, à la hmite,
il n'Est pas. « Le monde », écrit Valéry (C. IX, 365) est incomplet
par soi-même. Il exige de nous des additions ». Une page
extraite de l'Ame et la Danse est encore plus explicite à ce sujet
(PL II, 168) : « L'Univers ne peut souffrir, un seul instant, de
n'être que ce qu'il est. Il est étrange de penser que ce qui est
le Tout ne puisse point se suffire... ! Son effroi d'être ce qui
est l'a donc fait se créer et se peindre mille masques ; il n'y a
point d'autres raisons de l'existence des mortels ».
Pourquoi cet effroi du monde « d'être ce qui est »? Parce que,
pour Valéry, « ce qui est » est une expression que l'on ne peut
conjuguer au présent. Rien n'est, tout devient. La fixité du
monde menace celui-ci de sclérose et cette sclérose a déjà
commencé : l'on ne peut circuler librement entre les parties du
308 LE THÈME DE « L'HOMME MESURE »

Tout. Sans cesse l'homme en quête de la continuité entre les


choses rencontre de nouveaux vides. Certes (PL I, 1174) « nous
arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire
çà et là en éléments intelligibles... mais il reste des vides. Les
tentatives demeurent lacunaires. » C'est ici qu'intervient alors
« la grande affaire de l'homme ». Par ses recherches, ses projets,
l'homme redémontre en effet la possibilité de construire ;
il « vivifie ». A partir d'éléments empruntés au réel, il tente de
composer. En un mot (PL I, 1177) « il reconstruit tous les
édifices », nouveau démiurge ramenant à la vie le monde « qui
n'était pas », qui n'était plus.
Dans les failles d'un univers fissuré peuvent s'épanouir les
rêves positifs de l'artiste. Les recherches, aberrantes en son
temps, de Vinci sur l'aviation tendaient, entre autres choses,
à supprimer le vide de l'espace, à remplir cet espace par toutes
les constructions possibles : (PL I, 12 10) « Pas d'abîme pour
Léonard. Un abîme le ferait songer à un pont, un abîme
pourrait servir aux essais de quelque grand oiseau mécanique ».
D'une double non-existence, celle des chimères de l'artiste et
celle du monde en-soi, jaillissent, par le biais de l'acte
créateur, « puissance et effets d'existence ».
A ce stade, il est très tentant pour l'artiste de dire, comme
l'âme dans le début du Cimetière Marin :
A ce point pur je monte et m'accoutume
Mais hélas, en aucun cas une telle accoutumance n'est possible.
Il arrive certes (PL II, 168) que « la Vérité quelquefois se
déclare ». Mais alors « tout menace aussitôt de périr ». L'acte
créateur, s'il aboutit, s'assimile à « ce qui est », et, dès lors
devient à nouveau « non -étant ». Le cycle recommence, « dans
(ce) système ou domaine qui est donc réciproque » (C. XV,
loc. cit.), cycle du possible qui n'a pour limites que celles du
monde. L'homme est la mesure du monde, mais le monde, dans
un autre sens, est aussi la mesure de l'homme, de ses faiblesses,
de ses réussites, en un mot, de ses tentatives.

* * *

« Le peu que l'on sait » note Valéry (C. XVIII, 82) « parfois,
est plus actif et plus fécond que le beaucoup ». Car il excite ou
oblige à inventer le manque, et ce produit vivant, naissant en
plus actif, plus « vrai » que le « vrai-mort ».
Du peu que Valéry savait sur (C. XV, 378) « une de ces phrases
qui, suivant le moment, sont vides ou profondes, nulles ou
infinies, comme les Grecs ont su en faire, comme Protagoras,
Aristote, Heraclite... », sur cette phrase de Protagoras, qui,
en elle-même, était, pour lui Valéry, du « vrai-faux », du « non-
étant », quel admirable « vrai » n'a-t-il pas, pour lui, découvert !
M. C. Urban.

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