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GS

« Gai savoir » : cela veut dire les saturnales d'un esprit qui a
résisté patiemment à une terrible et longue oppression —
patiemment, fermement, froidement, sans s'incliner, mais
sans espoir —, et qu'envahit soudain l'espoir, l'espoir de la
santé, l'ivresse de la guérison. Quoi d'étonnant qu'y
apparaisse bien de la déraison et de la folie, bien de la
tendresse espiègle, prodiguée même à des problèmes qui ont
une peau hérissée de piquants et ne sont pas du genre à se
laisser caresser et charmer. Tout ce livre n'est justement
rien d'autre qu'une réjouissance qui succède à une longue
privation et une longue impuissance, l'exultation de la force
qui est de retour, de la foi ranimée en un demain et un après-
demain, du brusque sentiment et pressentiment d'avenir, de
proches aventures, d'un grand large de nouveau offert, de
buts de nouveau permis, auxquels on croit de nouveau. (35-
6)
Le déguisement inconscient de besoins physiologiques sous
le costume de l'objectif, de l'idéel, du purement spirituel
atteint un degré terrifiant, - et assez souvent, je me suis
demandé si, somme toute, la philosophie jusqu'à aujourd'hui
n'a pas été seulement une interprétation du corps et une
mécompréhension du corps. Derrière les jugements de
valeur suprêmes qui ont jusqu'à présent guidé l'histoire de
la pensée se cachent des mécompréhensions relatives à la
constitution du corps, que ce soit de la part d'individus, de
classes ou de races entières. On est en droit de considérer
toutes les téméraires folies de la métaphysique,
particulièrement ses réponses à la question de la valeur de la
vie, d'abord et toujours comme symptômes de corps
déterminés ; et si dans l'ensemble, ces sortes
d'acquiescement au monde et de négation du monde ne
contiennent, du point de vue scientifique, pas un grain de
signification, elles fournissent néanmoins à l'historien et au
psychologue des indications d'autant plus précieuses, en tant
que symptômes, comme on l'a dit, du corps, de sa réussite et
de son échec, de sa plénitude, de sa puissance, de sa
souveraineté dans l'histoire, ou bien de ses coups d'arrêt, de
ses coups de fatigue, de ses appauvrissements, de son
pressentiment de la fin, de sa volonté d'en finir. J'attends
toujours qu'un médecin philosophe au sens exceptionnel du
mot - un homme qui aura à étudier le problème de la santé
d'ensemble d'un peuple, d'une époque, d'une race, de
l'humanité - ait un jour le courage de porter mon soupçon à
son degré ultime et d'oser cette proposition : dans toute
activité philosophique, il ne s'agissait absolument pas
jusqu'à présent de 'vérité', mais de quelque chose d'autre,
disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de
vie... (38)

Un philosophe qui a cheminé et continue toujours de


cheminer à travers beaucoup de santés a aussi traversé un
nombre égal de philosophies : il ne peut absolument pas
faire autre chose que transposer à chaque fois son état dans
la forme et la perspective les plus spirituelles, - cet art de la
transfiguration, c'est justement cela, la philosophie. (39)
...il n'y a guère de chance pour qu'on nous trouve sur les
traces de ces adolescents égyptiens qui, la nuit, font des
temples des endroits peu sûrs, enlacent les statues, et
veulent dévoiler, découvrir, exposer au grand jour
absolument tout ce qu'on a de bonnes raisons de tenir
caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de
«vérité à tout prix», cette démence d'adolescent dans
l'amour de la vérité nous fait horreur : nous avons trop
d'expérience, nous sommes trop sérieux, trop joyeux, trop
brûlés, trop profonds pour cela... Nous ne croyons plus que la
vérité reste vérité si on lui ôte ses voiles; nous avons trop
vécu pour croire à cela. C'est pour nous une question de
décence aujourd'hui que de ne pas vouloir tout voir dans sa
nudité, de ne pas vouloir se mêler de tout, de ne pas tout
comprendre et 'savoir'. On devrait tenir en plus haute estime
la pudeur avec laquelle la nature s'est cachée derrière des
énigmes et des incertitudes chamarrées. Peut-être la vérité
est-elle une femme qui a de bonnes raisons de ne pas laisser
voir ses raisons? Peut-être son nom est-il, pour parler grec,
Baubo? ... Oh ces Grecs! Ils s'y connaissaient, pour ce qui est
de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire de s'arrêter
courageusement à la surface, au pli, à la peau, d'adorer
l'apparence, de croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout
l'Olympe de l'apparence! Ces Grecs étaient superficiels ... par
profondeur! (41)

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