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Michaël Baraz

Le sentiment de l'unité cosmique chez Montaigne


In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1962, N°14. pp. 211-224.

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Baraz Michaël. Le sentiment de l'unité cosmique chez Montaigne. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1962, N°14. pp. 211-224.

doi : 10.3406/caief.1962.2228

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1962_num_14_1_2228
LE SENTIMENT DE L'UNITÉ COSMIQUE

CHEZ MONTAIGNE

Communication de M. Michael BARAZ


{Jérusalem)

au XIIIe Congrès de Г Association, le 26 juillet 1961.

Il existe à l'époque de la Renaissance une tendance à sou


ligner l'unité foncière de tout ce qui apparaît comme divers
et multiple 1. Elle se réalise à des degrés variés et sous des
formes différentes. On affirme par exemple l'unité de l'homme
et de l'univers, « chacun d'entre eux contient l'autre », selon
Charles de Bouelles 2. On va même jusqu'à dissoudre la
création entière dans l'unité divine : « Dieu est tout estre »,
écrit Marguerite de Navarre 3. On pourrait montrer qu'une
tendance semblable est présente dans les Essais.
Il y a au moins une vérité dont Montaigne n'a jamais
douté : celle du perpétuel écoulement. Il y revient sans cesse
avec une insistance qui ne pouvait échapper à aucun de ses
commentateurs, à ceux de notre temps moins qu'aux autres.
Cependant, sa pensée est moins proche qu'il ne semble des
tentatives modernes à ériger en absolu l'individuel et le mouv
ant. S'il attache une si grande importance à cette vérité,
c'est qu'il la considère comme la plus incontestablement

1. Les réflexions qui suivent présupposent comme point de départ les


considérations si importantes de Marcel Raymond sur l'esprit de cette
époque. Voir surtout le début de Baroque et renaissance poétique.
2. Caroli Bovilli Liber de Sapiente, publié dans Ernst Cassirer, Indiv
iduum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Berlin, 1927 ; cf.
P- 343-
3. Dernières poésies, éd. Abel Lefranc, 1896, p. 227.
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universelle : « le monde n'est que branloire perenne ». La


diversité et la variété que le mouvement engendre sont, au
même titre, constantes et générales : « II n'est aucune qualité
si universelle en cette image des choses que la diversité et
variété » (III, 13, 360) 4.
Ses fréquentes méditations sur le vieillissement et la mort
ont pour objet moins le fait même de la fuite des jours que
son caractère d'universelle nécessité : « Tout ne branle-il
pas votre branle? Y a-il chose qui ne vieillisse quant et
vous ?» (I, 20, 118). Si le mouvement universel ne peut créer
la vie sans bâtir en même temps la mort, l'homme ne peut
accepter l'une sans consentir aussi à l'autre ; aussi doit-il
s'appliquer à regarder tout ce qui arrive « d'une vue pareill
ement ferme ». (De telles exhortations sont fréquentes dans
les Essais, notamment dans les chapitres Que philosopher
c'est apprendre à mourir, De la Phisionomie et De Г Expérience.)
A l'encontre de maint de nos contemporains, Montaigne
ne conçoit pas le mouvement comme constitué d'une multi
tude d'impulsions indépendantes, mais comme un tout indi
visible, où nul point n'est concevable sans l'ordre et l'encha
înement de l'univers entier. C'est là l'idée centrale du cha
pitre Du Repentir : « En tous affaires, quand ils sont passés,
j'y ai peu de regret. Car cette imagination me met hors de
peine, qu'ils devoyent ainsi passer : les voylà dans le grand
cours de l'univers et dans l'encheinure des causes Stoïques ;
votre fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer
un point, que tout l'ordre des choses ne renverse, et le passé,
et l'advenir. » (III, 2, 35). Cette vision du monde comme en
chaînement unique de mouvements, dont chacun est déter
miné par tous les autres, est incompatible, sinon avec l'idée
de repentir elle-même, du moins avec certains de ses aspects ;
car notre nature est elle aussi une création, non moins néces
saire que les autres, de « l'ordre des choses » : « mes actions
sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition.
Je ne puis faire mieux. Et le repentir ne touche pas les choses

4. Les nombres indiquant les pages renvoient à l'édition Municipale


des Essais.
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qui ne sont pas en notre force, ouy bien le regretter » (32).


Est-ce renoncer à l'effort de perfectionnement moral ? Aussi
peu que l'acceptation de la souffrance et de la mort implique
un affaiblissement du soin d'augmenter la joie.
L'idée considérée comme montaignienne par excellence,
celle de l'inconstance et de la volubilité de l'homme, se rat
tache étroitement à la même vision du monde : l'homme est
ondoyant et divers parce qu'il fait partie de l'ordre cosmique,
à la nécessité duquel il ne peut se soustraire : « Nous n'allons
pas ; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores
doucement, ores avecques violence selon que l'eau est ireuse
ou bonasse » (II, 1, 3). « L'air même et la sérénité du ciel
nous apporte quelque mutation » (II, 12, 314). « Ce ne sont
que mousches et atomes qui promeinent ma volonté » (III,
2, 34). La coutume nous saisit « de telle sorte qu'à peine soit-il
en nous de nous r'avoir de sa prinse et de r'entrer en nous,
pour discourir et raisonner de ses ordonnances ».
Hâtons-nous de préciser qu'il ne s'agit pas là de ce déte
rminisme purement mécanique que le XVIIIe siècle a extrait
de la pensée de ses prédécesseurs en y négligeant très souvent
le reste. Pour Montaigne, l'unité intérieure du monde est
plus réelle que les objets et les mouvements qui frappent nos
sens. Le sentiment de l'irréalité de l'existence semble lui
être familier : « Ceux qui ont apparié notre vie à un songe,
ont eu de la raison, à l'avanture plus qu'ils ne pensoyent »,
écrit-il dans Y Apologie de Raimond Sebond (360) ; dans la
suite du chapitre il justifie ce sentiment par l'idée de l'écoul
ement universel : « ce qui souffre mutation ne demeure pas
un mesme, il n'est donc pas aussi » (369). Il choisit souvent,
pour désigner le concret, des images suggérant l'inconsis
tance et l'insubstantialité. Dans les Essais, les images de l'eau
« reviennent jusqu'au vertige », remarque Marcel Raymond ;
celles du vent n'y sont pas moins fréquentes ; elles servent
à décrire tant les choses extérieures (« le vent des occasions »,
« le vent des accidens »), que la vie psychique elle-même :
« moi qui me vente d'embrasser si curieusement les commo-
ditez de la vie... n'y trouve... à peu près que du vent. Mais
quoy, nous sommes partout vent » (417). Et réciproquement,
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les épithètes solide et massif caractérisent presque toujours


des réalités constantes à travers le changement : ainsi, la vérité
est une « viande plus massive et plus ferme » que « les gent
illesses » de la rhétorique.
Conçue comme réalité ultime, la passivité de l'homme à
l'égard du déterminisme universel serait sans doute acca
blante — elle l'est, par exemple, dans Candide. Elle ne l'est
pas pour Montaigne, parce qu'il l'éprouve comme quasi
irréelle. Cette existence passive, il la regarde plutôt comme un
jeu, auquel on se plaît, mais qu'on évite de prendre au sérieux.
D'autre part, il convient d'observer qu'il n'affirme presque
jamais la versatilité de l'homme dans l'absolu, mais par rap
port à un niveau plus profond de l'être, celui de la sagesse,
dont le propre est justement la solidité. Ainsi, les réflexions
qui constituent le contenu du chapitre De V Inconstance de
nos actions (II, i), découlent de la constatation que la plu
part des hommes sont loin de l'idéal réalisé par les quelques
sages véritables : « en toute l'ancienneté, il est malaisé de
choisir une douzaine d'hommes qui ayent dressé leur vie
à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la
sagesse » (2). Dans la suite, la volubilité et les contrariétés de
l'homme sont définies par contraste à « l'équalité de meurs »,
à « l'ordre », à Г « harmonie » (4), à « la vie dressée à une cer
taine fin » (8), — c'est-à-dire au niveau atteint par les sages.
Pour la plupart des hommes, la sagesse solide est donc un
système de référence idéal ; pour quelques-uns, elle est, dans
une certaine mesure, une expérience concrète.
On ne peut éviter de rapprocher les passages où Montaigne
parle de la loi du mouvement, constante, nécessaire, univers
elle,de ceux où il décrit la sagesse, à laquelle il attribue les
mêmes qualités. « La loy generále du monde » et « la nécessité
naturelle » ne sont pas pour lui de simples vues de l'esprit ;
il en parle sur un ton proche de la ferveur, lui, qui est ordi
nairement si méfiant à l'égard des abstractions. La loi du
mouvement n'aurait pas une si grande importance pour lui,
s'il la considérait comme un moyen de mieux connaître la
nature ; on sait que cette préoccupation lui est indifférente.
Si nous réussissons à nous débarrasser tant soit peu des habi-
LE SENTIMENT DE L'UNITÉ COSMIQUE CHEZ MONTAIGNE 215

tudes de pensée de notre temps, nous admettrons qu'il a pu


voir cette loi sous l'angle de l'être plutôt que sous celui de la
connaissance : elle est pour lui le principe unique de l'infinie
variété de l'univers et, à la fois, une des sources de la stabilité
intérieure que confère la sagesse.
On peut distinguer chez Montaigne deux niveaux de l'être,
caractérisés par des visions différentes de la nature en mouve
ment. Ainsi, au niveau inférieur, celui qu'il oppose à la
sagesse, la nature apparaît comme un enchaînement matériel
de mouvements, dont l'homme n'est qu'un jouet. A un niveau
supérieur, c'est l'unité du mouvement qui s'impose avec le
plus de force à la conscience et l'on entrevoit que l'infinie
diversité mouvante découle de cette unité, qu'on ne saurait
concevoir que comme spirituelle. D'autres affirmations aussi
nous permettent de conclure que, vue par un certain biais,
la nature apparaît à Montaigne comme une réalité spirituelle.
On pourrait signaler d'abord qu'il reprend la très vieille idée
de l'harmonie cosmique 5 ; il assimile l'univers tantôt à une
œuvre musicale (III, 13, 393), tantôt à un tableau (1, 26, 224)
ou à un poème : « ay je pas veu en Platon ce divin mot, que
nature n'est rien qu'une poésie œnigmatique ?» (II, 12, 275).
L'appellation « notre mère nature », véritable leitmotiv des
Essais, semble exprimer la même tendance à regarder la
nature sous son aspect spirituel. La recherche si constante
de l'accord avec la nécessité naturelle se rattache visiblement
à la même tendance : si la nécessité était conçue comme
extérieure et comme pure contrainte, un tel accord serait
très difficilement concevable.
Il faut rappeler à ce propos les considérations sur l'égalité
des êtres, qui occupent plus d'un cinquième de V Apologie
de Raimond Sebond (p. 156-204). « La nature a embrassé uni
versellement toutes ses créatures », y lit-on, « et n'en est au
cune qu'elle n'ait bien plainement fourny de tous moyens
nécessaires à la conservation de son estre » (II, 12, 163). Le
but de ce développement n'est pas de prouver l'égalité des

S. Voir à ce sujet notre article « Sur la structure d'un essai de Mont


aigne », Bibl. d'Humanisme et Renaissance, 1961.
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hommes et des animaux, malgré les nombreuses anecdotes


qu'on y trouve sur l'intelligence des bêtes. Une telle égalité
serait trop restreinte : ce ne serait que déplacer les barrières
qui cachent la profonde unité de toutes choses ; au lieu de
séparer du reste de la nature une seule espèce, l'homme, on
en séparerait plusieurs. Une pensée plus hardie se dégage du
texte cité : tous les êtres sont égaux parce que la nature est
égale à elle-même partout et toujours. Voici un autre texte,
plus significatif encore :
« Nous ne sommes ny au dessus, ny au-dessous du reste :
tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et for
tune pareille... Il y a quelques difference, il y a des ordres et
des degrez ; mais c'est soubs le visage d'une mesme nature »
(II, 12, l68).
L'homme est donc égal à tout le reste de la nature. Y comp
ris ce qui apparaît comme inanimé ? Il semble que Mont
aigne ne se soit pas posé cette question ; sa conclusion ne
découle pas d'une étude des ressemblances et des différences
entre des objets concrets, mais d'une intuition globale, celle
de l'identité de la nature dans toutes ses manifestations ; il en
est absorbé au point de regarder comme insignifiantes les
différences d'ordre et de degré entre les choses. D'une façon
générale, l'attitude que nous sommes en train d'analyser est
étrangère à ceux qui considèrent la multiplicité des choses
comme réalité ultime. En effet, tant que l'on pense de cette
façon, il n'est aucune représentation qui s'impose avec plus
de force à l'esprit que celle de la supériorité de l'homme et de
la hiérarchie des êtres ; songeons qu'elle occupe dans la
pensée matérialiste moderne une place non moins import
ante que dans la théologie médiévale. Il n'y a qu'une seule
conviction qui puisse prévaloir contre l'évidence des sens et
de l'intelligence : celle de l'unité intérieure de tout ce qui
existe. Il faut être profondément convaincu que la nature est
la même et entière dans chaque chose pour s'opposer à l'idée
de la hiérarchie des êtres avec une passion aussi intense et
aussi véhémente que celle dont témoigne V Apologie de Rai-
mond Sebond.
Dans le chapitre De la Cruauté, au terme d'une autre médi-
LE SENTIMENT DE L'UNITÉ COSMIQUE CHEZ MONTAIGNE 317

tation sur la confraternité des êtres, on trouve une phrase


qui permet de saisir le côté affectif de l'attitude que nous
nous efforçons de définir :
«... (Je) me démets volontiers de cette royauté imaginaire
qu'on nous donne sur les autres créatures.
« Quand tout cela en seroit à dire, si y a- il un certain
respect qui nous attache, et un general devoir d'humanité,
non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux
arbres mesmes et aux plantes » (II, n, 139).
Le respect à l'égard des choses qui semblent dépourvues
de vie est à peine concevable sans le sentiment de l'unité
cosmique.
D'ailleurs, la démarche de la pensée qui permet de voir
la nature entière dans chacune de ses créations est assez famil
ière à Montaigne : « Et si vous avez vescu un jour, vous avez
tout veu. Un jour est égal à tous jours » (I, 20, 116). C'est
par une démarche analogue de la pensée qu'il découvre que
l'être entier de l'homme est présent dans chaque individu :
« chaque homme porte la forme entière de l'humaine condi
tion» (III, 2, 21). Il s'ensuit de là que chaque chose, fût-elle
la plus ordinaire et la plus insignifiante en apparence, est
dans le fond non moins admirable que ce à quoi l'opinion
commune attribue une valeur exceptionnelle. Il en est ainsi
dans la sphère de l'humain : « des plus ordinaires choses et
plus communes et cogneues... se peuvent former les plus
grands miracles de nature et les plus merveilleux exemples,
notamment sur le subject des actions humaines » (III, 13,
383). Il n'en est pas autrement en dehors du monde humain :
« qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinair
ement des animaux qui vivent parmy nous, il y a dequoy y
trouver des effects autant admirables que ceux qu'on va re
cueil ant es pays et siècles estrangers » (II, 12, 179), Cette
phrase est suivie (dans l'exemplaire de Bordeaux) d'une
affirmation particulièrement saisissante de l'unité cosmique :
« C'est une mesme nature qui roule son cours. Qui en
aroit suffisamment jugé le present estât, en pourroit seure-
ment conclurre et tout l'advenir et tout le passé. »
Dans les deux passages que nous venons de citer, la nature
21 8 MICHAEL BARAZ

est conçue de la même façon : comme constante et identique


à elle-même dans chacun de ses moments, dans chacune de
ses créations ; dans les actions des bêtes elle n'est pas moins
entière, ni moins parfaite que dans « les effects ... qu'on va
recueillant es pays et siècles estrangers ».
Après cette réduction si hardie du divers à l'unité, il n'y a
plus qu'un pas à faire pour que s'effacent les dernières dis
tinctions entre les choses et que seul reste l'Être éternel,
immuable, identique à lui-même — le Dieu des penseurs
grecs et des grands mystiques de tous les temps. L1'Apologie
de Redmond Sebond contient, paraît-il, l'ébauche d'un sem
blable chemin de la multiplicité à l'unité et du devenir à
l'être. Il est impossible d'analyser ici cet essai si complexe ;
il suffira d'attirer l'attention sur quelques développements où
la présence des idées et des sentiments qui nous préoccupent
est particulièrement frappante. Celui sur l'égalité des êtres
(156-204) en prépare un autre, consacré à la critique de l'
image anthropomorphe de Dieu (221-2 et 247-272). Une
phrase ajoutée après 1588 dans la conclusion du premier,
rend leur continuité très évidente : « Enfin, tout ce qui n'est
pas comme nous sommes, n'est rien qui vaille. Et Dieu mesme,
pour se faire valoir, il faut qu'il y retire, comme nous dirons
tantost » (204).
Si l'homme ose prêter à Dieu ses propres qualités, c'est
parce qu'il s'arroge une place privilégiée par rapport au reste
de la nature. Mais en réalité il n'est ni au-dessus, ni au-des
sous du reste et son image de la divinité n'est pas plus vraie
que celle que se forgeraient les bêtes : « Si les animaux se
forgent des dieus... ils les forgent certainement de mesme
eux, et se glorifient, comme nous » (270). Pour la même rai
son, il est absurde de vouloir expliquer le monde par des
éléments propres à notre conscience ; voici un exemple :
« comme il se void au mouvement des pianettes, auquel d'au
tant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa natur
elle conduite, nous leur prestons, du nostre, des ressorts
matériels, lourds et corporels » (274).
Plus loin (313-331), des observations assez nombreuses
sur l'un des aspects les plus importants de l'idée d'unité
LE SENTIMENT DE L'UNITÉ COSMIQUE CHEZ MONTAIGNE 219

cosmique : la dépendance de nos facultés psychiques à l'


égard de l'enchaînement universel des mouvements ; en voici
une : « Si nature enserre dans les termes de son progrez
ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les créances,
les jugemens et opinions des hommes ; si elles ont leur revo
lution, leur raison, leur naissance, leur mort, comme les chous ;
si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale
authorité et permanente leur allons nous attribuant ? » (329).
On peut remarquer à propos de ce texte que dans Y Apolo
gie la critique de la connaissance est étroitement liée à l'idée
de l'unité du monde.
Jusqu'ici le lecteur pouvait peut-être garder encore l'ill
usion d'un Montaigne qui, sceptique au sens ordinaire du
mot, s'en prend à la seule raison et laisse subsister intacte
la croyance à un monde extérieur réel. La dernière partie du
chapitre (360-fin) ne laisse pas de doute à ce sujet : c'est
la réalité même de l'univers humain qu'il veut mettre en
cause. Dans l'édition de 1588, cette partie commence par
l'assimilation déjà mentionnée de la vie au rêve ; un assez
long passage, ajouté après coup, insiste et enchérit : les rêve
ries des veillants sont encore « pires que songes » (360). Ici
également, l'argumentation est fondée dans une grande mesure
sur l'idée de l'égalité des êtres : « Si les sens sont nos premiers
juges, ce ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeler au
conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus
de droit que nous... Or, entre les effects de leurs sens et les
nostres, la difference est extreme » (361). Aussi y a-t-il d'i
nnombrables images différentes du monde — autant de songes
différents qu'il y a d'espèces dans la nature 6.
Tout cela a amené avec nécessité la conclusion du chapitre,
le long passage (emprunté en partie à Plutarque) où l'idée
du perpétuel écoulement, suivie jusqu'à ses dernières consé
quences, aboutit à nier à la fois la possibilité de la connais
sance et la réalité de l'existence. « Finalement, il n'y a aucune

6. Il y a des rapports étroits entre cette idée et celle du mouvement


universel. Constantin В runner les a étudiés dans Die Lehre von den Geis-
tigen und vont Volky l'un des livres les plus prodigieux de notre temps
(IIe édition à Postdam, 1927).
22О MICHAEL BARAZ

constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des obj


ects... Ainsin, il ne se peut establir rien de certain de l'un à
l'autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutat
ionet branle... » (366-367).
Le moment est venu de poser la question suprême : « Mais
qu'est-ce donc qui est véritablement ? » (369). La réponse,
préparée de longue main, est formulée avec toute la rigueur
souhaitable : « Ce qui est éternel, c'est-à-dire qui n'a jamais
eu de naissance, ny aura jamais fin ; à qui le temps n'apporte
jamais aucune mutation... Dieu seul est, non point selon
aucune mesure du temps, mais selon une éternité immuable
et immobile, non mesurée par temps ny subjecte à aucune
déclinaison ; devant lequel rien n'est, ny ne sera après, ny
plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui,
par un seul maintenant emplit le toujours » (369).
Dieu seul est, il est l'être même de ce dont les choses péris
sables ne sont que l'apparence — voilà le dernier mot de la
sagesse de Montaigne. Maintes de ses pensées les plus famil
ières tendent vers ce point extrême ; c'est là qu'elles about
iraient, si elles étaient suivies chaque fois jusqu'au bout.
C'est presque un hasard que Montaigne soit redevable
justement à Plutarque de ce passage si important. Il aurait
pu trouver des affirmations presque identiques chez des pré
socratiques, chez des platoniciens, chez Nicolas de Cues et
même chez des penseurs de l'Orient, car cette façon de con
cevoir l'être est constante à travers l'histoire et constitue,
comme Га démontré Brunner, la tradition spirituelle majeure
de l'humanité. Mais bien qu'il reprenne une idée très vieille,
Fauteur des Essais est profondément original ; avant tout
par la recherche d'un chemin naturel et rationnel vers l'unité.
Sa pensée se meut entre les deux extrémités de ce chemin :
lorsqu'il descend, son attention est attirée par la diversité
et la mobilité ; à mesure qu'il monte, la diversité mouvante
s'unifie : elle lui apparaît d'abord comme unité extérieure —
comme « encheinure de causes » — ensuite comme développe
ment organique, enfin comme unité spirituelle (« armonie
du monde », « poésie œnigmatique »). Il donne ainsi au sent
iment de l'unité cosmique une expression plus moderne que
LE SENTIMENT DE L'UNITÉ COSMIQUE CHEZ MONTAIGNE 221

celle — souvent trouble et fantastique — qu'on trouve chez


ses contemporains ; l'idée même des affinités universelles
amène ceux-ci à attribuer des qualités humaines à la nature
et à la divinité : ils se représentent l'univers comme un im
mense organisme semblable à celui de l'homme ; ils croient
à la magie, qui suppose une âme du monde faite à la ressem
blance de celle de l'homme 7.
Il est peu probable qu'après avoir écrit Y Apologie Mont
aigne ne se soit plus soucié de ce qu'il avait affirmé être
l'unique réalité. La sagesse solide et constante, la fortune
« non plus flottante et roulante », le calme « que nul doute ne
trouble » — tout cela participe de l'être, dans une certaine
mesure. Il est vrai qu'il a écrit dans le chapitre Du Repentir :
« Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage » (20). Mais il a
eu soin d'ajouter dans le même chapitre : « II n'est personne,
s'il s'escoute, qui ne découvre en soy une forme sienne, une
forme maistresse » (29). La forme maîtresse est donc ce qui
reste constant à travers le « passage » 8. Il ne serait pas ha
sardé d'admettre que la forme maîtresse est, sinon l'expé
rience directe de l'être, du moins l'être entrevu comme but
idéal et qui fait naître dans l'âme l'aspiration vers un état
aussi voisin que possible de la constance et du calme des
passions. Dans le même chapitre les expressions être chez soi
et être dans sa naïve assiette désignent un état idéal, dont on
peut tout au plus approcher :
« II... faut doncq juger (les âmes) par leur estât rassis,
quand elles sont chez elles, si quelque fois elles y sont ; ou

7. ^importance de Montaigne comme penseur apparaîtra plus clair


ement, si l'on considère qu'encore au xixe siècle l'idée de l'unité cosmique
est liée à la magie ; il suffit de citer Novalis, Balzac, Baudelaire. A notre
avis, Sainte-Beuve a eu raison de rapprocher Montaigne de Spinoza, le
penseur, qui a trouvé la voie la plus nettement rationnelle vers l'unité ;
mais il a eu tort de lui attribuer le spinozisme antireligieux des xvine et
xixe siècles. Montaigne croit sans feinte et sans double jeu à l'utilité sociale
des religions positives ; et peut-être croit-il aussi que, dans ses sources
les plus profondes, le christianisme est d'accord avec la sagesse antique.
8. Voici ce que W. Traeger, l'auteur d'un ouvrage récent sur Mont
aigne, écrit à propos des deux passages que nous venons de citer : « On
ne se contredit pas sans intention d'une façon aussi flagrante. La forme
maîtresse de l'individu apparaît au regard dirigé vers l'être ; l'ivresse
naturelle au regard qui isole la minute... » (W. Traeger, Aufbau und Gedan-
kenfiihrung in Montaignes Essays, Heidelberg, 1961, page 187).
222 MICHAEL BARAZ

au moins quand elles sont plus voisines du repos et de leur


naïfve assiette » (28). Le mot naïf, au sens de naturely est révé
lateur ici ; la nature profonde de l'homme est le repos et
l'état rassis, donc quelque chose qui participe de l'être ; mais,
dans le meilleur des cas, l'âme n'est que voisine de « sa naïfve
assiette ».
A l'encontre de la plupart des platoniciens, Montaigne ne
pense pas que l'aspiration vers l'être implique le refus de
l'existence terrestre. Il ne pourrait admettre qu'il y ait deux
réalités distinctes, l'une éternelle, l'autre inconstante et vaine
et qu'il soit nécessaire de se détacher de l'une pour entre
voir l'autre. Au contraire, à mesure qu'il avance dans l'âge,
il hait de plus en plus résolument « les humeurs transcen
dantes » (III, 13,430) ; il s'installe de plus en plus conforta
blement dans l'existence humaine ordinaire et se complaît à en
observer les détails, même les plus insignifiants ; ce faisant,
il y surprend des reflets de l'être éternel, non pas malgré cette
acceptation du monde, mais justement grâce à elle. Il est
lucidement conscient de l'inconsistance et de la vanité du
monde qu'il accepte ; il l'accepte pourtant, avec une séré
nité qui naît de la plénitude ; n'est-ce pas parce qu'il sent
que la vanité elle-même est comprise dans l'ordre harmo
nieux de l'univers? « Je m'emploie à faire valoir la vanité
mesme et l'asnerie si elle m'apporte du plaisir, et me laisse
aller après mes inclinations naturelles sans les contreroller
de si pres » (III, 9, 272). L'expression « inclinations natu
relles » n'a pas le sens purement biologique que nos contem
porains lui attribuent involontairement : elle désigne des
tendances proches de la sagesse. La conclusion du chapitre
De la Vanité est moins désabusée qu'elle ne paraît au premier
abord. Elle est, pour l'essentiel, un appel au sens des limites :
Sauf toy, ô homme... chaque chose s'estudie la premiere et a,
selon son besoin, des limites à ses travaux et désirs » (278). Se
limiter (se ranger, se circonscrire) veut dire, avant tout, se
reconnaître partie intégrante de « l'ordre du monde ». Et, au
contraire, la démesure dans les désirs et dans la pensée manif
este la volonté d'opposer le moi à l'univers — un univers
devenu extérieur et étranger.
LE SENTIMENT DE L'UNITE COSMIQUE CHEZ MONTAIGNE 223

Prétendre à la connaissance des choses extérieures repré


sente la démesure extrême. La phrase sur les limites à impos
er « à ses travaux et désirs » est suivie de cette autre, qui clôt
le chapitre De la Vanité : « II n'est pas (de créature) si vide
et nécessiteuse que toy, qui embrasses l'univers : tu es le scru
tateur sans connaissance, le magistrat sans jurisdiction et
après tout le badin de la farce » (278). Vouloir scruter et em
brasser l'univers, c'est croire, orgueilleusement, qu'on peut
se situer en dehors de lui et parvenir à le dominer. L'acte
même de la connaissance implique une semblable séparation :
tout sujet se conçoit comme séparé de l'objet qu'il s'efforce
de connaître, par le fait même qu'il le considère comme obj
et. Aussi, le sentiment de l'unité s'accompagne-t-il souvent,
au cours de l'histoire, d'une glorification de l'ignorance, con
çue comme un effacement de toutes distinctions dans la
parfaite simplicité de l'être éternel.
L'ignorance montaignienne n'est pas une dissolution dans
l'être ; elle est plutôt une consonance avec ce qui apparaît
comme le reflet ou la manifestation de celui-ci : la nature,
une et simple dans ses profondeurs. Ignorer c'est, avant tout,
retrouver l'accord avec la nécessité naturelle et accepter d'une
âme égale tout ce qu'elle crée : « Nous en valons bien mieux
de nous laisser manier sans inquisition à l'ordre du monde »
(II, 12, 231). « En ceste université je me laisse ignoramment et
négligemment manier à la loy generále du monde... Ma
science ne luy sçauroit faire changer de route ; elle ne se
diversifiera pas pour moi » (III, 13, 371). Ignorer veut donc
dire consentir à la nécessité, tandis que vouloir connaître,
c'est essayer de la plier à ses désirs immodérés.
Montaigne identifie assez souvent l'inscience avec la vie
conforme à la nature. A cet égard, le chapitre De la Phisio-
nomie mérite une attention particulière. Il est un éloge fer
vent des deux espèces d'hommes qui sont proches de Г « igno
rance de nature » : d'une part « la tourbe rustique d'hommes
impolis » qui n'a jamais connu la science (339) et, d'autre part,
les grands philosophes, que la réflexion a amenés à s'en dé
pouiller et à « ravaler » au point originel et naturel. La sagesse
que Montaigne admire chez les « pauvres gens... espandus
224 MICHAEL BARA Z

(à terre) » (327) consiste à souscrire à la nécessité, avec la sim


plicité sereine qui est le propre du parfait héroïsme : « tous...
(attendaient) la mort... d'un visage et d'une voix si peu ef-
froyée qu'il sembloit qu'ils eussent compromis à cette nécess
ité et que ce fut une condamnation universelle et inévitable.
Elle est toujours telle » (338).
Parmi les grands philosophes c'est Socrate qui est le meil
leur interprète de la « simplicité naturelle ». Son discours
devant les juges « représente en une hardiesse inartificielle et
niaise, en une sécurité puérile, la pure et premiere impression
et ignorance de nature. Car il est croyable que nous avons
naturellement craincte de la douleur, mais non de la mort à
cause d'elle mesmes : c'est une partie de nostre estre non
moins essentielle que le vivre » (346).
Dans ces lignes l'ignorance, la constance du sage et la vie
conforme à la nature apparaissent comme parfaitement iden
tiques ; leur fondement est un être plus vaste que le moi,
car il comprend aussi la destruction de celui-ci : « (la mort)
est une partie de nostre estre non moins essentielle que le
vivre » 9.
C'est sur ce passage splendide que je voudrais conclure,
car il montre que des aspects de la pensée de Montaigne qui
semblent hétérogènes à première vue expriment en réalité
une attitude unique ; à cette première étape, j'ai cru pou
voir la définir par le sentiment de l'unité cosmique.

Michaël В ara z.

9 . Dans la suite, l'utilité de la nature entière est identifiée avec celle


de l'individu : « A quoy faire, nous en auroit nature engendré la hayne
et l'horreur, veu (qu'elle luy tient rang de très-grande utilité pour nourrir
la succession et vicissitude de ses ouvrages, et qu'en cette république uni
verselle elle sert plus de naissance et d'augmentation que de perte ou
ruyne? »

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