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La mort, les morts dans les sociétés anciennes
| Gherardo Gnoli, Jean-Pierre VernantFermer
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18/03/2019 La mort, les morts dans les sociétés anciennes - La belle mort et le cadavre outragé - Éditions de la Maison des sc…
La belle mort et le
cadavre outragé
Jean-Pierre Vernant
p. 45-76
Texte intégral
Il meurt jeune, celui que les dieux aiment.
(Ménandre)
1 Au pied des murs de Troie qui l’ont vu fuir, éperdu, devant
Achille, Hector est maintenant arrêté. Il sait qu’il va périr. Athéna
l’a joué ; tous les dieux l’ont abandonné. Le destin de mort (moira)
déjà a mis la main sur lui. Mais s’il n’est plus en son pouvoir de
vaincre et de survivre, il dépend de lui d’accomplir ce que
commande, à ses yeux comme à ceux de ses pairs, sa condition de
guerrier : transformer sa mort en gloire impérissable, faire du lot
commun à toutes les créatures sujettes au trépas un bien qui lui soit
propre et dont l’éclat lui appartienne à jamais. « Non, je n’entends
pas mourir sans lutte ni sans gloire (akleiôs) ni sans quelque haut
fait dont le récit parvienne aux hommes à venir (essomenoisi
pythesthai). »1
2 Pour ceux que l’Iliade appelle aneres (andres) : les hommes dans
la plénitude de leur nature virile, à la fois mâles et courageux, il est
une façon de mourir au combat, dans la fleur de l’âge, qui confère
au guerrier défunt, comme le ferait une initiation, cet ensemble de
qualités, de prestiges, de valeurs, pour lesquels, tout au long de
leur vie, l’élite des aristoi, des meilleurs, entrent en compétition.
Cette « belle mort » (kalos thanatos) pour lui donner le nom dont
la désignent les oraisons funèbres athéniennes,2 fait apparaître, à la
façon d’un révélateur, sur la personne du guerrier tombé dans la
bataille l’éminente qualité d’anêr agathos3 d’homme valeureux,
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d’homme de cœur. A celui qui a payé de sa vie son refus du
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déshonneur au combat, de la honteuse lâcheté, elle assure un
le 25 juin 2018).
indéfectible renom. La
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glorieuse (eukleês thanatos). Pour toute la durée des temps à venir
elle fait accéder le guerrier disparu Fermer à l’état de gloire ; et l’éclat de
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que rien au monde ne saurait plus équivaloir (ou gar emoi psychés
antaxion)25 dès lors qu’en la risquant sans crainte en chacune de
ces rencontres dont Agamemnon se garde comme de la mort, il l’a
vouée par avance au kleos, à la gloire suscitée par l’exploit.
8 Après Ulysse, le vieux Phénix aura beau plaider devant Achille
que, s’il cède aux présents suivant l’usage et la raison, s’il rejoint
le combat, les Achéens « lui en paieront reconnaissance comme à
un dieu », mais que, s’il refuse, il n’obtiendra plus jamais d’eux
égal honneur (ouketh’homôs timês eseai),26 devrait-il, en rentrant
aux derniers jours dans la bataille, les libérer enfin du fardeau de la
guerre. Peine perdue. La coupure est maintenant bien nette dans
l’esprit d’Achille entre deux gloires, deux honneurs : il y a la timê
ordinaire, cette louange de l’opinion publique, prête à le célébrer, à
le récompenser princièrement, comme elle le fait du roi, à
condition qu’il cède ; il y a cette autre timê, cette gloire
impérissable que lui réserve son destin s’il demeure le même qu’il
a toujours été. Pour la première fois, Achille rejette clairement
l’hommage des Achéens, qu’il paraissait rechercher plus que tout.
De cette timê, répond-il à Phénix, il n’a pas le besoin (ou ti me
tautês chreô timês),27 pas plus qu’il ne fait cas d’Agamemnon et de
ses offres ; il s’en soucie comme d’un cheveu !28 Il ne se préoccupe
d’être honoré que par le destin de Zeus (Dios aisa)29 ce destin de
prompte mort (ôkymoros),30 que sa mère Thétis avait auparavant
évoqué en ces termes : « Ton destin (aisa) au lieu de longs jours ne
t’accorde qu’une vie brève. » Mais la prompte mort, quand elle est
assumée, possède sa contrepartie : la gloire immortelle, celle que
chante la geste héroïque.
9 Cette tension, que le refus d’Achille met en pleine lumière, entre le
besoin d’être socialement reconnu pour se sentir exister —
l’honneur ordinaire — et les exigences plus hautes de l’honneur
héroïque (on veut aussi être reconnu, mais comme un être à part,
situé sur un autre plan, et que célébreront les « hommes à venir »),
apparaît en filigrane dans les contextes où les deux types
d’honneur sont pourtant rapprochés au point de sembler
confondus.
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10 PourIl plus
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estprécisions,
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chantnotre
depolitique
l’IliadedeSarpédon
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tient à Glaukos pour l’exhorter àleprendre 25 juin 2018).
la tête des Lyciens dans
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l’attaque du mur édifié par les Grecs. Pourquoi, lui demande-t-il,
nous fait-on hommage, chez nous, en Lycie, de tous les privilèges
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et de tous les honneurs qui reviennent à un roi, pourquoi nous
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haute idée de l’honneur qu’il va, en son nom, rejeter avec les
présents du roi la timê de ses compagnons d’armes, est aussi celui
que la grande geste épique figure, en ce moment décisif de sa
carrière, chantant lui-même la geste des héros. Artifice littéraire,
procédé « en abyme », bien sûr !41 Mais la leçon de l’épisode est
claire : les exploits d’Achille, célébrés par Homère dans l’Iliade,
pour exister pleinement aux yeux du héros qui les veut accomplir,
doivent se refléter, se prolonger dans un chant qui consacre leur
gloire. En tant que personnage héroïque, Achille n’a d’existence
pour lui-même que dans le miroir du chant qui lui renvoie sa
propre image, et qui la lui renvoie sous forme de klea, de ces
exploits auxquels il a choisi de sacrifier sa vie pour devenir à
jamais cet Achille que chante Homère dans l’Iliade, et que tous les
Grecs chanteront après lui.
15 Dépasser la mort, c’est aussi échapper à la vieillesse. Mort et vieil
âge vont de pair pour les Grecs.42 Devenir vieux, c’est voir peu à
peu le tissu de la vie, en soi, se défaire, se corrompre, rongé par
cette même puissance de destruction, cette kère, qui conduit au
trépas. Hêbês anthos, dit Homère, formule dont on a montré que,
reprise et développée par les poètes élégiaques et lyriques, elle a
inspiré très directement la rédaction des épitaphes funéraires, à la
louange des guerriers ravis dans « la fleur de la jeunesse », c’est-à-
dire morts au combat.43 Comme la fleur se fane, les valeurs à
travers lesquelles la vie se manifeste : vigueur, grâce, agilité,
quand elles ont illuminé un homme de leur éclat durant sa
« brillante jeunesse » (aglaos hêbê), au lieu de demeurer en sa
personne fermes et stables, se flétrissent bientôt et s’évanouissent
dans le néant. La fleur de l’âge — quand on est dans la pleine
maturité de sa force vitale —, c’est cette frondaison printanière
dont, à l’hiver de sa vie, avant même de descendre au tombeau, le
vieillard déjà se trouve dépouillé.44 Tel est le sens du mythe de
Tithôn. A quoi pouvait servir de le rendre immortel si on ne le
préservait aussi du vieillissement ? Plus avisé, Sarpédon
s’adressant à Glaukos rêve d’être soustrait à la fois au vieil âge et à
la mort, deutilise
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le jeu n’en vaut pas la chandelle. leCar 25 juin 2018). Tithôn, s’enfonçant
le pauvre
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chaque jour davantage dans la sénilité n’est plus, au réduit céleste
où Eôs a dû le reléguer, qu’un spectre de vivant, un cadavre
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38 Dans les trois cas le scénario est à peu près le même. Les dieux,
miraculeusement, écartent du héros la honte de sévices qui, en
défigurant, en dénaturant son corps au point qu’on ne puisse plus y
reconnaître ni sa figure, ni un corps humain, ni même un corps, le
réduiraient à n’être plus rien ni personne. Pour le maintenir tel
qu’il est lui-même (keinos), tel que la mort l’a saisi sur le champ
de bataille, les des
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ces drogues d’immortalité préservent le 25 juin 2018). », malgré tous les
« intactes
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sévices, cette beauté et cette jeunesse qui, sur le corps de l’homme
vivant, ne font jamais que passer, mais que la mort au combat
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Notes
1. Iliade, 22, 304-305 ; cf. déjà 22, 110.
2. Nicole Loraux, dans sa thèse intitulée L’invention d’Athènes, Paris, La Haye,
Berlin, 1981, a étudié le thème de la belle mort dans l’oraison funèbre
athénienne.
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Pour articles : « nous
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confidentialité (mise à jour
13-42 ; « Socrate, contre-poison de l’oraison funèbre
le 25 juin 2018).», AC 43, 1974, pp. 112-
211 ; « Ἣβη ἀνδρєία : deux
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AncSoc 6, 1975, pp. 1-31 ; « La ”belle mort” Spartiate », Ktèma 2, 1977, pp.
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7, 91, Hector pense que le sêma d’un ennemi dont il aura triomphé au combat
rappellera cet exploit aux hommes de la postérité : ainsi son kleos jamais ne
périra.
86. Il., 17,434-435.
87. Sur l’emploi de empedos avec menos : Il., 5, 254 ; avec bia : 4, 314 ; 23,
629 ; avec gyia : 23, 627.
88. Il., 18, 346-353 ; Od., 24, 44-46.
89. Il., 24, 21 et 23 ; 187. Dans deux passages, on retrouve le verbe apodryphô.
90. Il., 22, 401-403.
91. Il., 14,638.
92. Il.,.,18, 24.
93. Il., 24, 409. Nous laissons ici de côté les problèmes du maschalismos sur
lesquels on consultera E. Rhode, Psyché (10e édition), tr. fr. A. Reymond, Paris,
1952, appendice 2, pp. 599-603. Ils relèvent d’un autre plan d’analyse que nous
comptons développer dans une prochaine étude.
94. Il., 13, 202.
95. Il., 18, 176-178.
96. Il., 11, 146-147.
97. Pindare, Pythiques, 4, 263-264.
98. Il., 19, 23-27 ; cf. aussi 22, 509 et 24, 414-415.
99. Hésiode, Les Travaux et les Jours, 154 ; Eschyle, Perses, 1003 ; cf. J.-P.
Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (7e édition), Paris, 1980, I, pp. 29 et 62.
100. Il., 16, 545 et 559.
101. Il., 16 ,667-675.
102. Il., 19, 33.
103. Il., 19, 38-39.
104. Il., 23, 185-187.
105. 23, 190-191 et 24, 20-21.
106. Les morts grecs reposent eumorphoi dans le sol troyen : vers 454, qu’on
rapprochera des eumorphoi kolossoi du vers 416.
107. Il., 24, 411-424 ; cf. 757.
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