Vous êtes sur la page 1sur 7

L'Information Grammaticale

La langue arabe dans le monde arabe


Taïeb Baccouche

Citer ce document / Cite this document :

Baccouche Taïeb. La langue arabe dans le monde arabe. In: L'Information Grammaticale, N. 2, 1998. Numéro spécial Tunisie.
pp. 49-54.

doi : 10.3406/igram.1998.3700

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1998_hos_2_1_3700

Document généré le 27/09/2015


LA LANGUE ARABE DANS LE MONDE ARABE

Taïeb BACCOUCHE

L'arabe est la langue des populations arabes qui firent leur tiques et serait de ce fait la langue vivante la plus proche
entrée dans l'histoire depuis 3 millénaires environ et qui du sémitique ancien.
occupaient les zones septentrionales de TArabie.
1-1-2- Les inscriptions arabes les plus anciennes
Cette langue connut un destin extraordinaire et même remontent au Ville siècle avant J.C. Mais l'arabe ancien
prodigieux avec l'avènement de l'Islam il y a 14 siècles. Elle proprement dit tel qu'on le connaît à travers certaines inscriptions
est actuellement la langue officielle de 22 pays arabes (le et surtout à travers la littérature préislamique de la "3ahi-
critère de leur arabicité étant l'appartenance à la ligue liyya" ne remonte pas à plus de trois siècles avant l'Islam
arabe), sans compter Malte, dont l'idiome est d'origine (lllè-Vlè s. J.C). Cette littérature est essentiellement orale
arabe, les communautés non musulmanes de langue (poèmes, chroniques, proverbes, etc.).
arabe et les pays musulmans qui utilisent l'arabe comme
langue de religion. 1-1-3- L'arabe ancien, considéré à travers cette littérature,
vu son degré d'élaboration remarquable, semble être le
Les populations dont l'arabe est la langue officielle fruit d'une longue tradition et d'une période de maturation
comptent aujourd'hui environ 250 millions et s'étendent sur une dont on ne connaît pas l'étendue exacte. Mais les contours
aire géographique immense allant du golfe arabo-persique de la langue qui véhicule cette littérature sont assez nets :
à l'Atlantique, donc essentiellement le Moyen-Orient et structures morpho-syntaxiques relativement bien
l'Afrique du Nord. délimitées et un vocabulaire particulièrement riche. Cette langue
semble par ailleurs plus proche du groupe ouest-arabique
Nous examinerons dans ce qui suit : que la tradition philologique arabe oppose au groupe est-
1- L'histoire de la langue arabe (avant et après arabique.
l'avènement de l'Islam)
2- Les structures de la langue arabe (classique et Il est cependant probable que cette langue représente un
moderne avec ses dialectes) niveau standard essentiellement littéraire, sorte de "Koinè"
3- La situation et le développement actuels de la langue dont l'élaboration aurait été favorisée par certains centres
arabe (statut socio-culturel, diglossie, bilinguisme, etc.). comme les cours royales ou la grande foire de " ?ukâd" à
l'occasion du pèlerinage à la Mecque. C'est dans cette
1 - Histoire de la langue arabe langue de synthèse dont le noyau serait le parler de
Quraych que le Coran fut révélé au début du Vllè s.-J.C.
1-1- Avant l'avènement de l'Islam au Prophète Muhammad, originaire de cette même tribu
hiSazienne de l'Ouest.
1-1-1- La langue arabe fait partie de la grande famille des
langues sémitiques, au même titre que l'akkadien, le 1-2- Après l'avènement de l'islam
phénicien, l'hébreu, etc. Mais elle se classe dans le sous-groupe
qu'on appelle le sémitique méridional dont l'espace 1-2-1- C'est de cet arabe ancien qu'est né après
géographique fut l'Arabie, nom tiré de celui des tribus arabes qui l'avènement de l'islam l'arabe classique dont les sources étaient
la peuplaient. L'arabe partageait cet espace avec le sud- considérablement enrichies grâce à l'immense apport
arabique dont notamment le sabéen hadramitique du coranique qui fut de surcroît un remarquable facteur de
Yémen. Occupant la zone septentrionale de l'Arabie, cohésion linguistique au niveau littéraire. La langue
l'arabe faisait le joint entre les langues du sémitique coranique devint ainsi la norme immuable à partir de laquelle
septentrional et celles du sémitique méridional qui lui étaient plus les philologues arabes ont élaboré leurs traités de
proches par un ensemble de caractéristiques dont : grammaire et leurs dictionnaires. On ne peut s'empêcher de
remarquer que les toutes premières uvres (la grammaire
- Un système phonologique proche du sémitique ancien de Sîbawayhi et le dictionnaire d'AI Xalîl) étaient de
avec un taux élevé de gutturales. véritables chefs-d'uvre et continuent d'être des sources
fondamentales.
- Un système morphologique dérivationnel comprenant en
particulier des verbes affixes et des pluriels internes. Mais Cependant, malgré cette nouvelle norme, les particularités
l'arabe partageait avec les langue du Nord d'autres traits dialectales n'ont pas pour autant disparu ; certaines ont
comme la suffixation nasalisée du pluriel masculin, le même été conservées grâce à la tradition de lecture
passif interne, le diminutif, etc. coranique (Qirâ?ât) qui limitait les bonnes lectures à sept, se
référant ainsi à un "hadîe" du Prophète qui par ailleurs,
L'arabe semble ainsi faire la synthèse des langues exhortait ses fidèles à s'adresser aux gens dans la langue
qu'ils comprenaient.

L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998 49


La transcription du Coran, recensé et uniformisé 1-2-5- Le fossé entre le littéral et le dialectal, base du
officiel ement au 1 er s. H., a été par ailleurs un facteur déterminant phénomène de diglossie, fut à l'origine de la fameuse querelle
dans révolution de l'écriture arabe (d'origine nabatéenne), entre défenseurs du littéral et partisans de l'usage du
parallèlement au renforcement de la normalisation de la dialectal même dans la production littéraire.
langue (introduction des voyelles, du signe "hamza", des
diacritiques, etc.). Cependant, l'observation du développement de la
diglos ie dans le monde arabe d'aujourd'hui nous pousse à
L'activité linguistique intense liée au Coran, à son exégèse et croire qu'elle ne s'oriente plus dans le sens d'une plus grande
à son éloquence relevant du miracle par son caractère opposition littéral/dialectal, mais plutôt dans le sens du
inimitable (?i 'TSâz), contribua au développement rapide et rapprochement et de la complémentarité, le littéral épuré,
spectaculaire des sciences linguistiques et de l'arabe classique. simplifié et modernisé étant perçu comme un facteur
déterminant d'unité à l'échelle du monde arabe.
1-2-2- L'expansion de l'Islam vers l'Asie et l'Afrique
favorisa l'extension rapide de l'arabe qui influença les diverses 1-2-6- Si les dialectes arabes anciens étaient distingués
langues locales (persan, turc, berbère, etc.), allant jusqu'à selon un critère géographique (Est-Ouest arabiques), les
supplanter certaines d'entre elles comme le copte en dialectes arabes modernes, couvrant un espace immense,
Egypte ; mais l'arabe en subit également l'influence grâce sont aujourd'hui distingués selon un double critère :
aux contacts intenses qui favorisaient les interférences
linguistiques, particulièrement lexicales. Ces interférences a- géographique ou horizontal : groupes orientaux et
n'ont pas affecté seulement l'arabe littéraire mais ont groupes occidentaux séparés approximativement par l'Est
touché en particulier l'arabe parlé, par les nouveaux islamisés. libyen (du Sallûm au Tchad) et présentant plusieurs traits
Ce phénomène serait à l'origine des nouveaux dialectes distinctifs morpho-phonologiques et lexico-sémantiques.
arabes qui ont évolué vers les formes que connaissent
aujourd'hui les pays arabes. Ces dialectes ont en commun b- social ou vertical : groupes citadins et groupes bédouins
la perte des flexions casuelles, perte probablement avec des niveaux intermédiaires (bédouins sédentarisés
amorcée dès avant l'Islam. dans les villages, les campagnes et même dans de
grandes villes comme Bagdad en Irak, Gafsa et Gabès en
1-2-3- C'est ainsi que la langue classique, après quelques Tunisie, etc.).
siècles de rayonnement sans précédent, finit par se limiter
à l'expression littéraire. Le sens populaire attribue son La prononciation du phonème /q/ semble avoir été depuis
usage pédant dans la vie courante aux juris consultes plusieurs siècles (voir les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn), le
(faqîh) ; d'où l'expression péjorative en Tunisie "fuqhiy" trait le plus pertinent de différenciation de ces deux
qualifiant le langage affecté et pédant, rappelant celui des groupes; tous les citadins prononcent une occlusive vélai-
juristes, archaïque ou hermétique. re sourde et tous les bédouins, nomades ou sédentarisés,
prononcent une occlusive palatale ou post-palatale sonore,
Cette nouvelle situation n'est pas sans rapport avec la probablement plus proche de la réalisation ancienne.
désintégration de l'Empire ?abbaside à partir du IV / Xe s.
2 - Structures de la langue arabe
Parmi les conséquences linguistiques de cette évolution, il faut
noter la résurgence d'anciennes langues submergées par Pour mieux saisir les spécificités des différents niveaux de
l'arabe, comme le persan avec les Samanides, et l'arabe, du classique au moderne avec ses divers
l'élargis ement du fossé séparant l'arabe classique et ses dialectes. dialectes, il convient d'en décrire les principales structures et
l'évolution en partant de l'arabe littéral classique tel qu'il a
1-2-4- C'est l'évolution de cette situation qui aboutit à été décrit par les grammairiens anciens.
l'émergence graduelle de l'arabe moderne qui, suite au
choc européen, eut lieu à la faveur de la Renaissance 2-1- Arabe classique
arabe (nahda). 2-1- 1- Phonologie :
Le consonantisme de l'arabe est beaucoup plus riche que
La renaissance linguistique s'est réalisée à la fois par le son vocalisme: 28 consonnes(l) (dont deux semi-
retour aux sources classiques et par l'ouverture sur consonnes) contre 3 voyelles ( i - a - u ).
l'Occident européen (traductions, calques et emprunts, de
signifiants et de signifiés). TABLEAU DES PHONEMES DE L'ARABE *

C'est en particulier, l'arabe de la presse qui, subissant les \ P.A. labiales Intsrdentales Dentales Sifflantes Palato- Palatales Vélaires Pharyn- Laryngales
contraintes des informations à traduire instantanément arvéoWree gales
avec les moyens du bord, porte le plus nettement les Voisement + + + . + + + . + + +
marques de cette évolution rapide sous l'influence Occlusive* b t d k g q î
conjuguée du français et de l'anglais, tant sur le plan syntactico- » Fricatives r e S s z I 3 x y Il V h
ï Emphatiques i 1 i 1
morphologique que sur le plan lexico-sémantique. On y s Nasales m n
o Latérales
observe en effet un développement des constructions Vibrantes r
1

analytiques et un foisonnement des calques, des emprunts et Semi voyelles » J <»>


J Fermées (ul »
des néologismes. Mais cette évolution s'est faite aussi î ouvertes »
i

sous l'influence du dialectal.

50 L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998


* nous avons utilisé pour l'essentiel de la transcription le Ces sous-systèmes se ramènent essentiellement à
système de l'API. quatre=
- type w/y R2 R3 (mi 9 âl)
- Tous les phonèmes arabes peuvent être géminés par une type R1 w/y R3 (?a3waf)
tenue plus longue. type R1 R2w/y (nâqis)
- Les articulations vélaires sont relativement mombreuses type w/y R2 w/y (lafîf mafrûq).
(le quart).
- La deuxième radicale est l'élément le plus stable
- La corrélation de sonorité comprend chacune deux séries (élément central); sa voyelle, variable, a quelquefois une
de huit phonèmes: b Ô d z 3 y ? h fonction distinctive; mais sa fonction principale étant contrasti-
f e t s I y h ? ve, elle se traduit par l'alternance fondamentale de a et i
au niveau de l'opposition accompli/inaccompli.
- Six phonèmes de cette corrélation forment un faisceau
avec une troisième série d'emphatiques : - Le système verbal arabe est fondé sur la distinction
8 d z aspectuelle (accompli/inaccompli) et modale (à
9 t s l'inac ompli : indicatif, subjonctif et jussif).
ô i s
- L'arabe peut dériver du thème verbal de base, plusieurs
- L'emphatique / d / qui aurait été une interdentale latérale thèmes exprimant diverses nuances, grâce à des
hors-système a totalement disparu en tant que telle, bien morphèmes affixes ou au redoublement d'un phonème (qatala "il
qu'elle soit toujours considérée comme le signe distinctif a tué" ---> qattala "il a massacré" ; qâtala "il a combattu").
de l'arabe (remplacée par d, ô, I ...).
- Les deux phonèmes / î / et / q / ayant en arabe littéral 2-1-2-3- Caractéristiques diverses
classique une réalisation sonore, semblent avoir évolué, - Le féminin est le genre marqué (notamment par t ).
puisque leur réalisation actuelle est sourde.
- La combinaison des phonèmes est très restrictive : le mot - L'arabe connaît le duel dont le morphème suffixe est : an / ayn.
doit commencer par une consonne suivie nécessairement
d'une voyelle. Ces restrictions donnent un système sylla- - La détermination se réalise par l'article préfixé ou par
bique très réduit ( C V (V) et C V (V) C ). l'annexion. L'indétermination est marquée par un n suffixe.
- La durée vocalique commande la place de l'accent qui n'a
pas été relevé par les anciens philologues. D'après notre - Les noms et les adjectifs sont soumis à la flexion casuelle.
lecture actuelle de l'arabe littéral, l'accent porte sur (sujet (marque u), objet direct (a), objet indirect (i)).
l'antépénultième ou sur la pénultième, si elle est longue.
- La flexion confère à la phrase arabe une grande liberté
2-1-2 -Morpho-syntaxe distributionnelle.

2-1-2-1- La morphologie de l'arabe a une structure 2-2- Les structures dialectales


essentiellement dérivationnelle ; elle fonctionne avec un système
paradigmatique de schemes, complexe mais rigoureux. Les structures dialectales sont très diverses et complexes;
Ces shèmes se réalisent par l'amalgamation d'une racine presque chaque parler local a ses propres structures. Mais
(squelette consonantique) et d'un/des afixes. les dialectes gardent un fonds commun qui permet l'inter-
compréhension avec un effort d'adaptation. Ils ont
scheme Ra Ra R-v > accompli kataba "il a écrit" également en commun un certain nombre de traits qui les
scheme ca - R R u R - v > inaccompli yaktubWW écrit"
1

racine ma-R Ra R > maktab "heu ou l'on écrit" distinguent du classique :


{K-T-B} + j SChème
scnème ma - R a a R R > makâtib pluriel de maktab.
|

I scheme Raa R R > kâtib "celui qui écrit" - En phonologie(3), on note la disparition généralisée du
i

scheme ma - R R u u R > maktûb "ce qui est écrit"


i

phonème / d /, l'extension de la corrélation d'emphase, le


développement d'un système vocalique et syllabique
R = consonne radicale. nettement plus riche et l'existence d'un accent variant d'un
c= consonne affixale variable (m, n, t, s, ?). dialecte à l'autre.
v= voyelle affixale variable (i, a, u, 0).
- En morphosyntaxe, le trait le plus significatif est la
Les racines forment, comme tous les lexemes d'une disparition des désinences flexionnelles qui a eu pour
langue, un système ouvert alors que les schemes forment, conséquence une grande restriction sur l'ordre et la distribution
comme tous les morphèmes, un système plutôt fermé. des éléments de la phrase.
2-1-2-2- - Le système verbal : - Du duel, il ne reste plus que quelques vestiges.
L'essentiel du système verbal arabe(2) est constitué de
verbes trilitères dont 60% forment le système de base à - Le système verbal a beaucoup changé, notamment sur le
consonnes normalisées (Sâlim) et 40% forment des sous- plan de l'alternance vocalique. En effet, si le système
systèmes (dus à la présence de consonnes instables : w, y classique favorisait l'alternance a/i (accompli/inaccompli) dans
et quelquefois ?). les deux sens, le système dialectal(4) semble, au contrai-

L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998 51


re, favoriser la similitude vocalique entre l'accompli et férentes, bien qu'elles soient structurellement
l'inaccompli (en particulier i / i et a / a). apparentées, constituent de fait et de plus en plus, deux pôles
apparentés à deux niveaux d'une même langue dont les
- Les structures dialectales ont nettement affecté l'usage registres possèdent un champ de dispersion très vaste.
du littéral moderne qui porte dans chaque pays arabe la
marque indélébile des dialectes locaux, tant au niveau 3-1-2- Répartition Socio-Culturelle
morphophonologique qu'au niveau lexico-sémantique.
3-1-2-1- Il va de soi que les analphabètes n'utilisent que le
- Mais les différentes variantes du littéral moderne, malgré dialectal bien que beaucoup d'entre eux apprennent un
les nombreuses divergences à tous les niveaux, tant soit peu de Coran pour des besoins religieux.
permettent l'intercompréhension entre arabes, surtout lettrés. Le
développement des mass-media et des moyens culturels En revanche, aucun locuteur arabe n'utilise aujourd'hui
(cinéma, Radio et Télévision en particulier) joue un rôle exclusivement le littéral parce que, ce faisant, il serait
fondamental dans le renforcement des facteurs de ridiculisé. Le lettré arabe procède donc à une distribution
rapprochement et de convergence. complémentaire de ces registres. Ces différents registres
n'ont fait que très rarement l'objet de descriptions
socio-linguistiques^).
3 - Situation et développement actuels de la langue arabe
On peut donc affirmer que le dialectal est beaucoup plus
3-1- La dualité littéral/dialectal utilisé que le littéral dont l'emploi est plus conditionné. Il est
d'ailleurs significatif de noter que même les prônes du
Nous avons évoqué plus haut la querelle entre partisans vendredi, exprimés en arabe très classique, ont commencé
du littéral et ceux du dialectal. Cette querelle n'est pas ces dernières années en Tunisie à être commentés en
simplement linguistique, elle est également idéologique, bien dialectal pour le commun des auditeurs.
qu'elle soit actuellement dépassée à notre avis ou plus
exactement intégrée sous une autre forme dans la On pourrait donc classer les domaines respectifs de ces
polémique entre modernistes et intégristes. registres de la manière schématique suivante malgré la
rareté des études et des enquêtes à ce sujet :
3-1-1- Une ou deux langues
3-1-2-2- Dans les établissements d'enseignement, du
Si nous examinons de près d'une manière comparative les primaire au supérieur, les directives officelles en Tunisie
structures du littéral et du dialectal, à tous les niveaux, exigent depuis 1948 l'usage exclusif du littéral. A notre
nous concluons qu'il s'agit typologiquement de deux connaissance, cet usage continue d'être de rigueur d'une
langues différentes bien que nettement apparentées. manière générale.
Cependant, ces deux langues sont bien vivantes et Par contre, en Egypte, certaines études vont jusqu'à
connaissent une dynamique certaine qui les fait évoluer et affirmer "l'incapacité de la majorité écrasante des intellectuels
s'influencer sensiblement. Elles sont soumises en même en Egypte à improviser le littéral. Les professeurs
temps à des facteurs de divergence consacrant la diglos- d'université eux-mêmes écrivent en littéral mais font leurs cours et
sie (tels que l'étanchéité relative des frontières entre les leurs conférences dans le dialectal des lettrés, et dans le
pays arabes, la préférence affective du littéral considéré meilleurs des cas, dans un littéral à mi-chemin entre le
comme plus noble, etc.) et à des facteurs de convergence littéral et le dialectal"(6).
de plus en plus importants (tels que l'enseignement, les
moyens de culture et d'information, les mouvements et les 3-1-2-3- Dans l'administration, la situation n'est pas
contacts sociaux, etc.). différente de la vie courante où le littéral est réservé à l'écrit et
le dialectal, au discours oral.
Ces facteurs sont à la base d'un nouvel équilibre qui se
manifeste sous la forme de mélanges et de registres - Mais c'est le domaine des mass-media qui mériterait des
intermédiaires, chez les lettrés en particulier. Deux de ces enquêtes systématiques, étant donné leur impact sur les
registres sont particulièrement remarquables : usages linguistiques, qui semble même dépasser celui de
- Un dialectal littéralisé empruntant au littéral son lexique et l'enseignement.
certaines expressions et tournures.
- Les journaux utilisent un littéral moderne très ouvert sur
- Un littéral moderne simplifié, surtout syntaxiquement. les calques syntaxiques et sémantiques. Tous les journaux
qui utilisaient le dialectal en Tunisie ont disparu de la
C'est la synthèse de ces deux registres intermédiaires qui circulation, alors qu'ils étaient spécialisés dans le journalisme
forme, à notre avis, ce qu'on pourrait appeler tout humouristique.
simplement l'arabe moderne qui présente un niveau littéral,
pouvant toucher les confins du classique, et un niveau - La Radio et la Télévision utilisent simultanément tous les
dialectal, allant jusqu'à l'idiome des analphabètes. niveaux linguistiques possibles selon la nature des émissions.

C'est pour ces raisons que nous ne voyons pas de 3-1-2-4- Un autre domaine important mérite d'être
contradiction dans le fait que deux langues typologiquement étudié sous cet angle ; il s'agit de la production littéraire et

52 L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998


culturelle. La plupart des publications sont en littéral, niveau linguistique dans les deux langues. Il faut
mais la littérature populaire fait rarement l'objet de cependant noter que ce mélange n'a aucune chance d'accéder
publications, sauf peut-être, des anthologies de la au rang d'un sabir et reste un phénomène conjoncturel et
poésie en Tunisie "malhûn". marginal(9).
Il faut mentionner cependant une exception qui concerne 3-3- L'arabisation de l'enseignement et de la recherche
le théâtre, où le dialectal est d'un usage courant, et
certains romans qui consacrent le dialectal aux dialogues. L'arabisation de l'enseignement dans le monde arabe
Notons à cet égard les expériences menées il y a une reste un problème qui se pose encore avec acuité
quarantaine d'années par des dramaturges comme Tawfiq el- notamment au Maghreb. Il n'existe pas d'études
hakîm ou Mahmûd Taymûr tendant à concilier littéral et précises couvrant l'ensemble du monde arabe, mais il est
dialectal en doublant le texte, chez ce dernier, ou en possible, à partir des éléments dont nous disposons,
élaborant une "troisième langue intermédiaire", chez le d'avoir une idée approximative qui pourrait nous
premier. Mais ces expériences sont restées isolées et ont été permettre d'affirmer que des progrès certains sont
dépassées, vu leur caractère artificiel. Le nouveau théâtre enregistrés, y compris au Maghreb.
en Tunisie, par exemple, utilise aujourd'hui un dialectal à
texture littéraire très élaborée. - La Tunisie par exemple a arabisé tout le primaire et
partiellement le secondaire (sauf les disciplines scientifiques)
La même situation prévaut dans le cinéma arabe où le et le supérieur (où le français est encore prépondérant).
dialectal l'emporte de loin.
- La situation au Maroc n'est pas très différente(IO)
On peut donc dire d'une manière générale que le problème contrairement à l'Algérie qui a théoriquement généralisé
de la cxistence du littéral et du dialectal ne se pose plus l'arabisation à tous les cycles. Au niveau universitaire,
en terme d'opposition ou de concurrence mais plutôt en l'enseignement de certaines disciplines ou questions, dispensé
terme de distribution complémentaire de spécialisation, en arabe ou dans une langue étrangère, présente des taux
avec d'immenses zones d'interférence féconde pour les bien différents selon qu'on est au Machreq ou au Maghreb
deux pôles linguistiques déjà mentionnés. (la prédominance de l'arabe pour le premier est plus nette).
3-2- Les rapports de l'arabe avec les langues étrangères. Illustrons ceci par une comparaison des publications
universitaires dans une université du Maghreb (Tunis) et une
Les pays arabes où le rapport entre la langue nationale et université du Machreq (Mawsil en Iraq).
une langue étrangère pose des problèmes sérieux sont les
pays maghrébins. Il nous semble plus commode de -A Mawsil, les recherches programmées pour 1988-1989
prendre la Tunisie comme modèle vivant un véritable se présentent ainsi:
bilinguisme arabe-français, sans être compliqué davantage par . Sciences exactes, un quart en arabe et trois quarts en
le bilinguisme arabe-berbère que connaissent l'Algérie ou langue étrangère.
le Maroc (La Tunisie compte à peine 0,5% de berbéro- . Sciences humaines et sociales, presque entièrement en
phones qui sont tous bilingues et dont la langue arabe.(11)
maternel e, le berbère, est pratiquement en voie d'extinction).
- A Tunis, les thèses et les mémoires soutenus jusqu'à
- En Tunisie, l'indépendance (1956) n'a pas diminué 1987:
l'influence et l'impact du français. Il y a une vingtaine . Sciences exactes, presque entièrement en langue étrangère.
d'années, les jeunes qui n'avaient pas connu le . Sciences humaines et sociales : 64% en français et 36%
complexe de la colonisation et l'hostilité nationaliste pour la en arabe. (12)
langue de la prépondérance, voyaient le français
comme source de privilèges politiques et Cependant on remarque que le taux est progressif en
socio-économiques, et donc facteur de promotion sociale(7). Le arabe ; ce qui tend à confirmer que l'arabisation gagne du
français continuait à tenir la première place dans terrain dans l'enseignement malgré l'absence de
l'administration et l'enseignement. planification rigoureuse.

Bien que le français ait perdu du terrain depuis, grâce à


une arabisation progressive, mais lente et non planifiée, il CONCLUSION
continue à concurrencer l'arabe dans tous les domaines ;
l'administration, l'enseignement et l'information sont en Il ressort de ce qui précède que la langue arabe est l'une
effet toujours bilingues. des plus anciennes langues vivantes du monde; elle
connut un développement fulgurant grâce à l'Islam et
- Presque la moitié des quotidiens sont en français ; les continue, malgré des périodes de stagnation, à manifester une
productions littéraires en français n'ont pas cessé. vitalité et une dynamique évolutive remarquables.

- Le français a tellement marqué le pays qu'on y entend Le monde arabe qui la vénère, la considère comme le
souvent une sorte de "francarabe" conséquence de ce symbole de son unité et place la barre de son ambition à un
bilinguisme particulier^) qui ne profite en fin de compte ni niveau international.
au français ni à l'arabe, car il contribue à faire baisser le

L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998 53


Malgré le nombre impressionnant d'études qui lui ont été (11)- 3âmi?at -I- Mûsol, programme Scientifique 1988-1989.
réservées durant son histoire, beaucoup de zones d'ombre
existent et les domaines d'investigation sont encore loin (12) Répertoire chronologique. Université Tunis I, 1987.
d'être tous couverts. Notons à cet égard l'absence d'un
dictionnaire historique et étymologique de l'arabe.
Autres sources et choix bibliographiques
La langue arabe est l'une des rares langues au monde qui
tend, nous semble-t-il, à échapper à la tendance générale (13)- L'excellent article de synthèse de David Cohen
à l'éclatement des langues anciennes en plusieurs "Langue arabe" dans Encyclopédie Universalis pp.423-
langues. L'arabe semble manifester au contraire une 430.
cohésion de plus en plus remarquable.
(14) - Encyclopédie de l'Islam, article "Varabiyya" pp.579-
Ses divers niveaux semblent se rapprocher et tendre vers 622.
un pôle de base ou un noyau qu'on pourrait qualifier Ces deux références de base contiennent des notes
d'arabe moderne. bibliographiques fondamentales.
Notes et référecnes (15) - T. BACCOUCHE, Bibliographie critique des études
linguistiques concernant la Tunisie, Revue Tunisienne des
(1) - Les grammairiens anciens ont hésité entre 28 et 29 Sciences Sociales, 20, 1970, pp. 239-286.
car ils hésitaient sur le statut de " ?alif" dont ils ignoraient
l'histoire. (16) - M. H. BAKALLA, Bibliography of Arabie Linguistics,
Londres 1975.
(2) - Voir le détail des statistiques dans Taïeb
BACCOUCHE, at-tasrîf al drably... Tunis, 1973. Une synthèse (17) - R. BLACHERE, Histoire de la Littérature Arabe, T.1,
en a été tirée : "structure morphologique des verbes trili- Paris 1952.
tères en arabe classique" GLECS, Tomes X V 1 1 1 - X X 1 1 1
1973-1979 pp.33-48. (18) - J. CANTINEAU, Etudes de Linguistique Arabe, Paris,
Klincksieck 1960.
(3) - Travaux de phonologie, Cahiers du CERES, série
linguistique 2, Tunis 1969. (19) - D. COHEN, Etude de Linguistique Sémitique et
Arabe, Paris-La Haye, 1 970.
(4) - T. BACCOUCHE, Esquisse d'une étude comparative
des schemes des verbes en arabe classique et en arabe (20) - H. FLEISCH, L'arabe classique, Esquisse d'une
tunisien, Cahiers de Tunisie T.XXII, 1974, n°87-88, structure linguistique, Beyrouth 1 956.
pp. 167-1 76.
(21) - J. FUCK, Arabiyya, Recherches sur l'histoire de la
(5) - S. M. Badawiy, Mustawayât -1- ^arabiyya l-mu oâsira fî langue et du style arabe, trad.fr. C. Denizeau, Paris 1955.
Misr, Dar-I-Macârif, Egypte, 1973.
(22) - C. de Landberg, La langue arabe et ses dialectes,
(6)- Ibid p.50. Leyde 1905.

(7) - Quelques aspects du bilinguisme en Tunisie, Cahiers (23) - V. MONTEIL, L'arabe moderne, Paris 1956.
de CERES, série linguistique 3, 1970.
(24) - C. PELLAT, Langue et Littérature Arabe, Paris 1952.
(8) - Souad JAMOUSSI, A case study in multilingual + Introduction à l'arabe moderne, Paris 1 960.
behavior = code switshing, among educated speekers in
Tunisia, Thèse inédite de 3e Cycle (DRA), Tunis, 1984. (25) - G.GRANDGUILLAUME, Arabisation et politique
linguistique au Maghreb, Maison neuve et Larose, Paris
(9) - T. BACCOUCHE, L'emprunt en arabe moderne, éd. 1983.
Beit El-Hikma, Carthage, et IBLV, Université de Tunis I,
1994,544p. (26)- Dalîl Buhûe Ta ^îm-l-Luôat-l- arabiyya w-l-dîn-l-
Çislâmiy fî l-watan-l- Srabiy, 1 880-1 9D0 (Recueil
(10)- Arab Journal of Education, Pub. Alecso, Vol. 7 n°1 - bibliographique en arabe, édité par l'Alecso, Tunis, 1 983, 264p.
Mars 1987- p. 131 et Suiv.
Taïeb BACCOUCHE

54 L'Information grammaticale n° Spécial Tunisie, mai 1998

Vous aimerez peut-être aussi