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La famille en grec ancien

Aperçu lexical

par Julien du Bouchet

La famille est dans toutes les sociétés la cellule sociale de base et les structures
de parenté, très variables d’une société à l’autre, sont en général particulièrement
stables. Bien que la stabilité des structures n’entraîne pas nécessairement celle du
vocabulaire les décrivant, il est remarquable que les termes père, mère, frère et
sœur soient les descendants directs, à travers une série d’évolutions phonétiques,
des termes reconstruits pour l’indo-européen. De fait, dès le XIXe siècle, les compa-
ratistes ont étudié la terminologie de la parenté dans les langues indo-européennes
dans le but de reconstituer les structures de parenté préhistoriques, et Émile Ben-
veniste a consacré à la question une partie de son ouvrage sur Le vocabulaire des
institutions indo-européennes 1 .
La famille ne se réduit pas aux relations de parenté, mais est liée à un lieu,
un foyer où résident notamment, dans l’Antiquité, des esclaves, qui peuvent donc
entrer dans la définition de la famille. Nous nous proposons d’étudier, d’une part
les désignations de la famille, d’autre part les termes de parenté, en grec ancien
et, moins systématiquement, en latin.
Il ne s’agira que de poser quelques jalons et non d’épuiser le sujet, bien trop
vaste et complexe, même si l’on ne considère que l’aspect lexical. Les termes en-
visagés sont presque toujours polysémiques et il n’est pas possible de décrire à
chaque fois l’ensemble des significations, même liées au thème de la famille. Une
bibliographie très sommaire à la fin de l’article fournit quelques pistes.

La désignation de la famille
Le mot famille 2 désigne aujourd’hui couramment soit l’ensemble de la paren-
tèle, quel que soit le lieu de résidence de ses différents membres, soit l’ensemble
1. Benveniste 1969, t. I, livre 2, « Le vocabulaire de la parenté », p. 203-276, étude classique
quoiqu’aujourd’hui contestée sur plusieurs points.
2. Damet 2012, p. 33-42, résume les problématiques associées aux termes en question. Bretin-
Chabrol 2012 étudie en profondeur le sémantisme de stirps et d’autres termes.
4 Première partie – Quelle famille ?

des parents vivant sous un même toit, en particulier sous la forme de la famille nu-
cléaire, constituée d’un couple et de ses enfants ainsi que d’un ou deux ascendants,
le cas échéant, ayant le statut d’hôtes. Le lien de parenté repose sur deux types
de relations, la consanguinité et l’alliance, la première elle-même subdivisée
en filiation, c’est-à-dire relation entre ascendants et descendants, et germanité,
c’est-à-dire relation entre frères et sœurs 3 . La famille repose donc sur la parenté
et, dans une certaine mesure, sur la résidence. On verra qu’elle peut aussi inclure
dans l’Antiquité, comme d’ailleurs aujourd’hui aussi (métaphoriquement), des in-
dividus corésidents sans lien de parenté. La parenté et la résidence sont présentes
dans les développements d’Aristote sur ce point dans les Politiques, au livre I. Ce
texte présente la théorisation du philosophe et non l’usage ordinaire de l’époque,
mais constitue un bon point de départ :

o k–a d‡ tËleioc ‚k do‘lwn ka» ‚leujËrwn [...] La famille accomplie est constituée d’esclaves
pr¿ta d‡ ka» ‚làqista mËrh o k–ac despÏthc et d’hommes libres [...] les parties premières
ka» do‹loc, ka» pÏsic ka» äloqoc, ka» patòr et les plus infimes d’une famille sont le maître
ka» tËkna. et l’esclave, l’époux et l’épouse, le père et les
enfants.

Aristote, Politiques, I, 3, 1, 1253b4-7

En termes modernes, il s’agit de la famille nucléaire ainsi que des esclaves. Le


terme employé est o k–a, dérivé d’o⁄koc qui apparaît ailleurs dans les Politiques
avec le même sens de famille 4 . O⁄koc est lui-même dérivé d’une racine signifiant
« entrer, s’installer » et est apparenté au latin uı̄cus, « bourg, quartier de ville » 5 . Il
renvoie donc originellement à un habitat, et, de fait, désigne aussi souvent la maison
comme édifice, voire une pièce dans la maison, que, par métonymie, la famille
l’habitant, la maisonnée 6 . Dans le dérivé o k–a, le sens de maison est d’ailleurs
nettement plus fréquent. Quand Aristote établit une séquence dans laquelle la
famille, o k–a, est antérieure au village, k∏mh, lui-même antérieur à la cité, pÏlic, il
emploie donc trois termes qui, commodément, renvoient aussi bien à des habitats

3. Sur les structures de parenté et leur étude anthropologique, voir par exemple Ghasarian
1996.
4. Par exemple en I, 7, 1, 1255b19.
5. Beekes 2010, s. u.
6. MacDowell 1989 date cette signification secondaire du Ve siècle. Un autre sens est celui de
patrimoine.
La famille en grec ancien 5

d’étendue croissante qu’aux hommes y vivant. Quoi qu’il en soit, cette première
désignation de la famille repose sur la résidence commune de ses membres. On
ajoutera que l’o⁄koc Írhmoc souvent évoqué par les orateurs attiques n’est pas
une maison déserte, mais une lignée menacée de disparition faute de descendance
masculine propre à la perpétuer, dans le cadre de la filiation patrilinéaire, c’est-à-
dire de la transmission de la parenté par le père et non par la mère.

L’inclusion des esclaves dans l’o⁄koc/o k–a-famille n’est pas habituelle, mais elle
a un parallèle dans le terme latin familia. Selon une hypothèse récente 7 , familia
serait dérivé, avec le sens de « foyer, propriété », d’un terme désignant les fon-
dations d’un édifice, et famulus « esclave » serait un dérivé inverse de familia.
On aurait, dans cette hypothèse, un développement sémantique semblable à ce-
lui ayant conduit o⁄koc du sens de « maison » à celui de « maisonnée, famille ».
Quoi qu’il en soit, si, dans son sens le plus fréquent, familia désigne l’ensemble
d’un lignage en filiation patrilinéaire, il est certain qu’il atteste aussi l’inclusion
des esclaves dans la famille au sens d’une corésidence et d’une dépendance juri-
dique commune à l’égard du pater familiās 8 . Dans certains contextes, familia peut
même renvoyer aux seuls esclaves. Le syntagme figé pater familiās, avec un génitif
archaïque, désigne l’ascendant mâle le plus âgé en filiation patrilinéaire, exerçant
sur la famille, y compris les hommes adultes, la patria potestas dont les textes
se plaisent à souligner la singularité et le caractère absolu, allant théoriquement
jusqu’au droit de vie ou de mort, mais les études modernes ont montré que ce
pouvoir était limité en pratique par l’espérance de vie (probablement 25-30 ans en
moyenne) et le régime matrimonial le plus fréquent à partir de l’époque classique
(sine manu, c’est-à-dire que la femme n’entrait pas dans la manus, littéralement
la « main », de son mari, mais restait rattachée à la familia de son père jusqu’à la
mort de celui-ci) : dans la plupart des foyers, le pater familiās était le père (et non
un ascendant mâle plus reculé) et son épouse jouissait d’une certaine indépendance
juridique.

7. De Vaan 2008, s.u. famulus, et Wodtko-Irslinger-Schneider 2008, s.u. *dh eh1 -, p. 103, re-
prenant tous deux une analyse d’H. Rix. Cf. cependant Chronique d’étymologie latine 1 (Revue
de philologie, 77, 2003, p. 313-340), s.u. familia, famulus (J.-P. Brachet).
8. Saller 1984, p. 337-342.
6 Première partie – Quelle famille ?

Domus, issu d’une racine signifiant « agencer, construire », et désignant donc


originellement un habitat comme o⁄koc et o k–a, a une acception similaire 9 . Tous
ces termes peuvent désigner la famille comme lignage, c’est-à-dire comme ensemble
des descendants d’un même ancêtre, proche ou non, historique ou non, et non
seulement comme parents réunis sous un même toit, le lien de parenté prenant ici
le pas sur la notion de corésidence.
C’est précisément la valeur ordinaire de gËnoc, employé une fois par Aristote,
toujours dans les Politiques, comme o⁄koc et o k–a dans le cadre de la définition de
la cité :

pÏlic d‡ ô gen¿n ka» kwm¿n koinwn–a zw®c La cité est la communauté des familles et des
tele–ac ka» aŒtàrkouc. villages dans une vie accomplie et autosuffi-
sante.

Aristote, Politiques, III, 9, 14, 1280b40-1281a1

GËnoc est issu de la racine *genh1 - « engendrer » et désigne originellement « ce


qui est né », puis par métonymie, dans le sens qui nous intéresse, l’ensemble des pa-
rents liés par la naissance. En attique classique, il ne renvoie pas seulement, comme
on l’a souvent compris, à une famille aristocratique comme les Alcméonides ou
les Eumolpides descendant de l’ancêtre mythique Eumolpe et administrant, avec
d’autres, les Mystères d’Éleusis, mais plus généralement à divers lignages ayant
parfois une assise géographique et souvent réunis autour d’un culte commun 10 .
Geneà est tiré de la même racine à l’aide d’un suffixe différent, mais incertain. Il
est plus rare, surtout en prose, mais a donné un composé intéressant, le verbe ge-
nealogËw, « décrire le lignage », attesté depuis Hérodote, dont le dérivé genealog–a
a fourni le titre d’un des premiers ouvrages historiques en prose, les Généalogies
d’Hécatée, ouvrage prenant pour objet les mythes généalogiques faisant remonter
l’origine d’une famille (comme la sienne, selon Hérodote, II, 143, 1) à un ancêtre
divin 11 .
Le latin gens est issu de la même racine, quoiqu’avec un autre suffixe, et a subi
une évolution sémantique similaire. Il est lié dans l’anthroponymie romaine au no-
men, c’est-à-dire celui des tria nomina se rapportant à la gens, le gentilice (nomen

9. Saller 1984, p. 342-349.


10. Lambert 1999, p. 484-487.
11. Polybe, IX, 2, 1, emploie le mot dans le même contexte.
La famille en grec ancien 7

gentilicium chez Varron), par exemple Tullius dans le nom de Cicéron, après le
praenomen personnel Marcus et avant le cognomen renvoyant à une subdivision de
la gens, Cicero en l’occurrence. Les gentes sont souvent liées à un culte commun,
comme les gËnh 12 . On mentionnera en passant stirps, à l’origine « souche, tronc »,
puis « lignée », auquel un livre récent a consacré une analyse approfondie 13 , et
qui a pour correspondant en grec ˚–za (d’abord « racine »), cependant beaucoup
plus rare en ce sens.
La famille grecque et la famille romaine, comme c’était déjà sans doute le
cas dans la préhistoire indo-européenne 14 , sont, sinon strictement patrilinéaires,
du moins à forte inflexion patrilinéaire. Il n’est donc pas surprenant que deux
désignations aient été dérivées de pat†r, pàtra et patrià, renvoyant au lignage
plutôt qu’à la famille.
Pour désigner la famille, le grec comme le latin pouvaient aussi recourir à des
pluriels collectifs. Ainsi, sur les deux radicaux déjà considérés, o… o keÿoi, littérale-
ment « ceux de la maisonnée », et o… suggeneÿc, « ceux qui partagent la naissance »
(cf. aussi sur la même racine cognati et, pour la filiation patrilinéaire, agnati en
latin). On trouve aussi souvent l’idée générale de proximité : en latin propinqui,
adfines (pour la parenté par alliance), en grec o… pros†kontec, de pros†kw « être
arrivé auprès, être présent » (d’où « concerner » métaphoriquement, cf. le français
toucher), et à partir du superlatif ägqistoc « très proche, le plus proche » tiré de
l’adverbe ägqi « près » o… Çgqisteÿc et surtout l’abstrait ô Çgqiste–a « parenté la
plus proche », terme de droit attique désignant les parents, consanguins ou par
alliance, allant jusqu’aux enfants des cousins, susceptibles de recevoir un héritage
en l’absence d’enfants, de petits-enfants ou de fils adoptif — l’Çgqiste–a s’oppose
donc à la fois à la famille nucléaire et à une parenté plus éloignée.
Un dernier terme, original, mérite mention : k®doc. Ce mot désigne originelle-
ment, semble-t-il 15 , un sentiment (souci, chagrin, voire haine en germanique) ou
une action associée à ce sentiment, le soin que l’on donne à autrui. En grec, il
désigne dès les poèmes homériques le souci et le soin, mais aussi plus précisément
le deuil, les rites funéraires, et à partir de l’époque classique il peut désigner la

12. Cf. Bretin-Chabrol 2012, p. 247-256, sur les gentes comme clans.
13. Bretin-Chabrol 2012.
14. Voir Hettrich 1985, mise au point prudente.
15. Beekes 2010, s.u., et Lexikon des frühgriechischen Epos, s.u.
8 Première partie – Quelle famille ?

parenté par mariage, produisant plusieurs dérivés, dont, avec le suffixe classifica-
toire -thc (cf. pol–thc, etc.), khdest†c « parent par alliance ». Le cheminement
sémantique n’est pas évident. Peut-être faut-il partir de l’idée des soins donnés à
quelqu’un sous la forme de rites, à travers l’idée des rites nuptiaux.

Les termes de parenté

Les termes de parenté attestés dans les diverses langues indo-européennes sont
nombreux 16 et ont fait l’objet dès le XIXe siècle de maintes études, visant notam-
ment à reconstituer pour la préhistoire indo-européenne une structure de parenté
conforme aux enseignements de l’anthropologie.
Heinrich Hettrich, dans un article apparemment peu connu de 1985 17 , a proba-
blement fait justice de ces tentatives, en montrant que le vocabulaire reconstruit
avec un certain degré de certitude touche surtout, quoique pas uniquement, les
trois relations fondamentales que sont la filiation (parents-enfants), la germanité
(frères-sœurs) et l’alliance (mari-femme), ce qui n’est guère surprenant, et ne per-
met donc pas de classer la parenté indo-européenne dans un des systèmes reconnus
actuellement par les anthropologues 18 . Tout au plus peut-on dire que, comme plus
tard encore dans l’Antiquité, la filiation était patrilinéaire 19 .
Jérôme Wilgaux, dans un article de 2006 20 , s’est quant à lui attaché à suivre ce
vocabulaire, dans une perspective anthropologique, dans l’histoire du grec, depuis
les poèmes homériques jusqu’au grec moderne. Il a mis en valeur la stabilité, peu
surprenante, de la désignation des parents les plus proches par opposition aux
consanguins éloignés et aux parents par alliance (sauf les époux), la progression
dans la terminologie d’une classification par lignes plutôt que par collatéralité et
le passage à un système générationnel et égocentré, la période charnière se situant
vers les IIe – IIIe siècles de notre ère, avant la christianisation de la société.

16. Une trentaine de sections chez Buck 1949.


17. Hettrich 1985.
18. Voir aussi Clackson 2007, p. 200-206.
19. Cf. Hettrich 1985, p. 464-467.
20. « Les évolutions du vocabulaire grec de la parenté », dans Bresson-Masson-Perentidis-
Wilgaux 2006, p. 209-234. Il s’appuie entre autres sur une thèse de doctorat, Vartigian 1978, que
nous n’avons pas vue.
La famille en grec ancien 9

Nous ne reprendrons pas la totalité des termes reconstruits pour l’indo-euro-


péen, ni tous ceux envisagés par Wilgaux 21 . Nous nous contenterons de passer
en revue les termes relatifs aux trois relations fondamentales indiquées plus haut,
ainsi que quelques autres particulièrement dignes d’intérêt, sans entrer dans le
détail. Trois remarques préalables :

– la plupart des termes de parenté centraux sont des substantifs de type sup-
plétif, c’est-à-dire construits sur des radicaux différents selon le sexe (par
exemple pat†r/m†thr), et non des substantifs dits mobiles, c’est-à-dire ne
différant que par le genre (par exemple fı̄lius/fı̄lia) ;

– la plupart d’entre eux ne sont pas dérivés d’une base à laquelle on puisse
attribuer une signification, malgré les tentatives de certains comparatistes,
mais on trouve dans un certain nombre 22 un élément *-ter- qui fonctionne
comme un suffixe de parenté, sans rapport probable avec le suffixe de nom
d’agent bien connu par ailleurs ;

– enfin, les vieux termes classificatoires indo-européens coexistent souvent avec


des termes d’adresse à tonalité affective, en général probablement issus du
langage enfantin, qui les ont parfois remplacés et que l’on étudiera en bloc à
la fin.

Les trois relations fondamentales

Les parents 23 sont dits globalement goneÿc en grec, parentes en latin, deux
mots dérivés de radicaux signifiant l’engendrement (le verbe pario pour parentes).
Les noms du père et de la mère prolongent dans les deux langues, comme d’ailleurs
en français et en grec moderne, les termes indo-européens : pat†r, pater et m†thr,
māter. Pour les enfants, on a des termes génériques comme paÿc (d’un radical
signifiant « petit »), tËknon (cf. t–ktw « enfanter »), etc., et les vieux termes clas-

21. Il propose p. 209-234 quatre listes d’une vingtaine de termes chacune correspondant aux
quatre états de langue envisagés, les épopées homériques, l’époque classique, l’époque byzantine
et l’époque contemporaine.
22. Les noms du père et de la mère, de la fille, du frère, et de la belle-sœur, ‚nàthr (sous la
forme du pluriel e nàterec dans les poèmes homériques.
23. Voir Chantraine 1946-1947.
10 Première partie – Quelle famille ?

sificatoires sont préservés en grec : u…‘c (forme ancienne remplacée par la forme
thématisée u…Ïc) et jugàthr, mais pas en latin, où ils ont été remplacés par deux
substantifs mobiles dérivés de la racine signifiant « têter », fı̄lius et fı̄lia, qui dési-
gnent donc en propre, à l’origine, des nourrissons.
Pour la relation de germanité, c’est le latin qui préserve la dénomination indo-
européenne, dans frāter et soror, tandis que le grec l’a remplacée par des substantifs
mobiles : kas–gnhtoc/kasign†th chez Homère et dans les dialectes éoliens et arcado-
cypriotes ; ÇdelfÏc/Çdelf† dès Homère également (sous la forme plus ancienne
ÇdelfËoc) et en attique classique. Les termes anciens subsistent, à dire vrai, en grec,
mais sous la forme d’un reliquat isolé (Íor) ou avec un nouveau sens, politique,
dans le cas de fràthr, « membre d’une phratrie ». La phratrie est une subdivision
du corps civique sans lien de parenté entre les membres, devant laquelle, à Athènes,
un citoyen devait présenter son fils afin qu’il soit reconnu comme enfant légitime
et futur citoyen. Jean-Louis Perpillou 24 a fait justice de l’hypothèse, défendue en
particulier par Benveniste, selon laquelle le sens de fràthr représente celui du
terme ancien, dans le cadre d’un système de parenté élargie. Ce sens est bien une
innovation par métaphore, postérieure à l’époque mycénienne. Les deux nouveaux
termes sont directement motivés par le rapport de germanité : le kas–-gnhtoc est
« celui qui est né avec » 25 et l’Ç-delfËoc le frère « né du même ventre ».
C’est ici le lieu d’évoquer rapidement l’emploi de termes de parenté dans un
sens métaphorique : ainsi pour le vieux nom du frère en grec, mais aussi en latin
(cf. les frères arvales) ; ainsi surtout pour la désignation du « père ». Zeus est dit
« père des hommes et des dieux », patòr Çndr¿n te je¿n te, dans l’Iliade (I 544), et
une vieille formule indo-européenne est à l’origine de son nom latin, le syntagme
au vocatif figé en nominatif Iū-piter. Cela ne signifie pas qu’un lien de parenté
effectif attache le dieu souverain aux autres dieux et aux hommes, bien qu’il ait
réellement engendré nombre d’entre eux, mais qu’il y a une analogie d’autorité : il
exerce sur les autres dieux et les hommes la même autorité que celle qu’exerce un
père sur son épouse et ses enfants.
Pour la relation d’alliance entre époux, les deux termes fondamentaux en grec
sont les vieux termes génériques Çn†r et gun†, mais on trouve aussi une série de

24. Perpillou 1996, p. 137-151.


25. Beekes 2010, s.u., et Lexikon des frühgriechischen Epos, s.u. (M. Schmidt, qui réfute l’in-
terprétation du mot comme terme classificatoire désignant les frères et les cousins).
La famille en grec ancien 11

termes essentiellement poétiques renvoyant en particulier au statut de maître de


maison, dans le cas de l’époux (pÏsic, cf. des-pÏthc, littéralement « maître de
maison »), ou bien à la fonction procréatrice du couple, à travers l’image de la
couche partagée (Ç-ko–thc pour l’homme, ä-koitic, ä-loqoc pour la femme).

Les autres termes de parenté consanguine

Quand on s’éloigne d’un degré de parenté vers les grands-parents et les petits-
enfants, le vocabulaire subit des variations plus importantes. Le latin a préservé
dans auus le terme ancien pour « grand-père » (d’où auia « grand-mère »), mais
le grec homérique atteste un composé, mhtropàtwr, pour le grand-père maternel,
et à partir de l’époque classique on a un terme issu d’une onomatopée enfantine
dont nous reparlerons, pàppoc 26 , ainsi qu’une série de composés pour désigner les
différents degrés d’éloignement : prÏpappoc « arrière-grand-père » (cf. en latin
proauus), etc. Le nom de la grand-mère, t†jh, avec un redoublement expressif, est
également issu du vocabulaire enfantin. Pour les petits-enfants, là encore, le latin
a gardé le terme ancien, dans nepōs « petit-fils » (féminin neptis), qui n’acquiert
le sens de « neveu » que tardivement 27 , tandis que le grec l’a remplacé, d’abord
par des termes plus spécifiques, des dérivés du nom du fils ou de la fille selon que
le petit-enfant est issu de l’un ou de l’autre (u…wnÏc/u…wn† à partir des poèmes
homériques, mais u…do‹c/u…d® et jugatrido‹c/jugatrid® en attique, avec un suffixe
complexe -idËoc >-ido‹c signifiant « fils de »), puis, à partir de l’époque romaine,
par un composé à nouveau formé sur la base du verbe « naître », Íkgonoc ou
Íggonoc/‚ggÏnh 28 , littéralement « celui qui est né de », c’est-à-dire « descendant »
en général, puis « petit-fils/petite-fille » en particulier, par métonymie. C’est ce
dernier terme qui est resté en grec moderne.
Nous passerons rapidement sur la désignation de l’oncle et de la tante (en
grec jeÿoc 29 et thj–c, en latin plus spécifiquement patruus et amita pour le côté

26. Dès la même époque, pàppoc peut désigner par métaphore le duvet recouvrant certaines
graines.
27. Hettrich 1985, p. 458-459.
28. ^Eggonoc est sans doute une variante phonétique de Íkgonoc, car le sens de « celui qui est
né dans » n’est guère satisfaisant dans ce contexte.
29. Sans rapport avec l’adjectif dérivé de jeÏc. On a aussi spécifiquement pàtrwc pour l’oncle
paternel et m†trwc pour l’oncle maternel.
12 Première partie – Quelle famille ?

paternel, auunculus et mātertera pour le côté maternel) pour nous intéresser à la


désignation du neveu. En effet, nous avons vu que le vieux nom du petit-fils en latin
commence à désigner le neveu à partir de la fin du IIe siècle de notre ère. Il faut
mettre ce déplacement en rapport avec l’étymologie du nom de l’oncle maternel,
auunculus, diminutif dérivé d’auus « grand-père ». En effet, dans de nombreuses
sociétés les rapports entre l’oncle maternel et son neveu ainsi qu’entre le grand-
père et son petit-fils partagent une liberté et une familiarité qui contrastent avec
la sévérité caractérisant le rapport père-fils 30 . C’est cette homologie qui a motivé,
à des dates très éloignées, la dérivation d’auunculus et le déplacement de nepōs
vers le sens de « neveu » 31 . Par ailleurs, sans doute à peu près à la même époque
que nepōs, le terme grec classique pour « cousin », ÇneyiÏc 32 , commence aussi
à prendre le sens de « neveu », qui est le sien en grec moderne, tandis qu’il est
remplacé par ‚xàdelfoc au sens de « cousin » 33 . Cette évolution représente un
simple décalage de génération, puisqu’on passe du « fils du frère/de la sœur du
père/de la mère » au « fils du frère/de la sœur » 34 .

La parenté par alliance

Les termes indo-européens de parenté par alliance les plus proches des conjoints
sont également bien préservés en grec et en latin : beaux-parents (·kurÏc/·kurà et
socer/socrus 35 ), beau-frère/belle-sœur (da†r/gàlwc et lēuir/glōs) et beau-fils/belle-
fille (gambrÏc/nuÏc et gener/nurus 36 ).

30. Pour l’Antiquité, cf. Bremmer 1983.


31. Hettrich 1985, p. 462-464.
32. Sans doute dérivé du même radical que nepōs avec un suffixe copulatif, au sens de « co-
petit-fils (d’un grand-parent commun) », cf. Hettrich 1985, p. 457, n. 16 [p. 473].
33. Composé déterminatif « frère éloigné, au second degré [‚x-] ».
34. Wilgaux 2006, p. 220-226, développe une interprétation fondée sur une modification du
système de parenté.
35. Le grec a développé une désignation spécifique des beaux-parents de l’épouse, penje-
rÏc/penjerà, dérivée d’une racine signifiant « lier ».
36. Dans les deux langues, le nom du gendre a aussi pu servir à désigner le beau-frère ou le
fiancé (inversement, n‘mfh est passé de la fiancée à la belle-fille à partir de l’époque hellénistique),
voire, en grec, le beau-père. Le lien avec le radical de gamËw « épouser » est toutefois sans doute
secondaire, cf. Viredaz 2002.
La famille en grec ancien 13

Les hypocoristiques

Nous terminerons en examinant, pour le grec, les termes hypocoristiques, à


tonalité affective qui ont concurrencé, voire remplacé les désignations anciennes.
Ces termes sont souvent construits à partir d’une onomatopée enfantine marquée
par la voyelle a et au moyen des procédés expressifs de la gémination ou du redou-
blement 37 . Ils sont souvent d’application vague quant au lien de parenté, pouvant
renvoyer à diverses personnes plus âgées que le locuteur : c’est la tonalité affective
qui prédomine. Enfin, ils sont souvent rares dans nos sources, mais ne l’étaient
sans doute pas dans la langue courante. On a d’abord deux séries de termes pour
« papa », surtout au vocatif : pàppa (nominatif pàppac), d’où sont dérivés papp–ac
avec le même sens et pàppoc pour le grand-père, et äppa, qui peut aussi désigner
le père nourricier ou le prêtre 38 . On a aussi chez Théocrite Çpf‹c, dérivé d’un
radical äpfa apparemment utilisé entre frères et sœurs 39 . Pour « maman », on a
màmmh (mamm–a, mamm–dion, etc.) qui peut aussi s’appliquer à la grand-mère à partir
de l’époque hellénistique (notamment sous la variante m†mh), maÿa pour la mère, la
grand-mère, la nourrice et surtout la sage-femme, et Çmmà pour la mère et surtout
la nourrice. Pour le grand-père, on a aussi dès Homère ätta (et variantes) 40 , qui
a pu aussi désigner le père nourricier comme äppa, et pour la grand-mère Çnn–c
(et variantes). Les termes relatifs aux grands-parents sont parfois liés à la dési-
gnation des parents, comme on l’a vu, mais aussi à celle des oncles et tantes : non
seulement thj–c « tante » avec le même redoublement expressif que t†jh « grand-
mère », mais aussi le rare nËnnoc (et variantes) « oncle paternel » à côté de n–nnh
« grand-mère » 41 .

37. Chantraine 1946-1947, p. 241-245.


38. Chantraine 2009, s.u.
39. Chantraine 2009, s.u.
40. Cf. Chronique d’étymologie grecque 12, s.u. (M. Sève), dans Revue de philologie, 83, 2009,
p. 285-325.
41. Voir respectivement Bremmer 1983, p. 184-186, et Chronique d’étymologie grecque 12, s.u.
n–nnh (M. Sève).
14 Première partie – Quelle famille ?

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