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194 | 2010
Des maisons et des pierres
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22354
DOI : 10.4000/lhomme.22354
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 10 mai 2010
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
L’Homme, 194 | 2010, « Des maisons et des pierres » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 28 octobre
2020. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22354 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.
22354
SOMMAIRE
La maison en perspective
Un modèle spatial de l’alliance
Klaus Hamberger
À propos
Le retour de l’indigène
Jean-Loup Amselle
Troubles de l’intestin
Corps et pouvoir dans les Grassfields du Cameroun
Julien Bonhomme
Comptes rendus
Comptes rendus
La maison en perspective
Un modèle spatial de l’alliance
The House in Perspective. A Spatial Model of Alliance
Klaus Hamberger
Ce texte se fonde sur une communication donnée le 12 mai 2009 au séminaire « Les débats
contemporains de la parenté » à l’Ehess. Je remercie les participants du débat (Laurent Barry,
Anne Cadoret, Michael Houseman, Stephen Hugh-Jones et Françoise Zonabend) pour leurs
commentaires, ainsi que Cécile Barraud, Dimitri Karadimas, Marie Mauzé et Enric Porqueres
pour avoir lu et commenté des versions préliminaires de cet article.
1 LORSQUE Claude Lévi-Strauss (1979, 1984 et 1991) introduisit la notion de « maison »
dans les études de parenté, il s’agissait avant tout de répondre à un problème posé par
la théorie des groupes de filiation. La notion était destinée à appréhender des groupes
sociaux qui, tout en se présentant morphologiquement comme des clans ou des
lignages, échappaient à la grille classificatoire habituelle, leur mode de recrutement
n’étant ni unilinéaire, ni bilinéaire, ni strictement indifférencié, ni même contraint à la
seule filiation, voire à la parenté généalogique en tant que telle. Reprenant une idée de
Franz Boas, qui, jugeant inadéquats tous les concepts classiques pour caractériser le
groupe de parenté kwakiutl, avait fini par le comparer au majorat européen, Lévi-
Strauss entendait généraliser le modèle de la « maison » aristocratique pour en faire un
nouveau concept de groupe de filiation, voire la marque d’un nouveau type
d’organisation sociale, la « société à maisons ». Rappelons sa définition de « maison » :
« […] personne morale détentrice d’un domaine composé à la fois de biens matériels
et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de
ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que
cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et,
le plus souvent, des deux ensemble ».(1979 : 177)
2 On en retiendra deux traits caractéristiques centraux : d’une part, l’importance cruciale
d’un substrat matériel ou immatériel de biens transmissibles (dont la maison au sens
physique) et, d’autre part, l’ambiguïté profonde quant à la règle de transmission – due
au fait que les principes de celle-ci, tout en restant formulés dans le langage de la
parenté, relèvent en réalité de stratégies politiques et économiques. Cette idée d’un
les valences symboliques s’inversent : est devient ouest, clair devient sombre, vie
devient mort, etc. Ces perspectives sont sexuées : des deux systèmes de coordonnées
opposés, l’un ou l’autre se trouve porté au premier plan selon qu’on adopte un point de
vue masculin (de l’extérieur) ou féminin (de l’intérieur). Or, ces transformations sont
loin de constituer un trait spécifique propre à la maison kabyle. Elles représentent une
caractéristique universelle de la maison en tant que schéma génératif d’un espace
social – la notion d’« espace » étant essentiellement celle d’un groupe de
transformations de perspectives1.
6 Bien plus qu’une simple projection d’oppositions sociales (hommes/ femmes,
consanguins/affins, aînés/cadets, etc.) en oppositions spatiales (extérieur/intérieur,
gauche/droite, devant/derrière, etc.), l’importance de la maison consiste précisément
en sa capacité de représenter une même structure sociale simultanément ou
successivement de plusieurs points de vue. Grâce à cette structure transformationnelle,
le schéma de la maison inscrit le point de vue de l’autre dans la constitution du groupe
même ; et elle peut alors servir, ainsi que l’a proposé Lévi-Strauss, comme
objectification d’une relation. L’alliance matrimoniale constitue le cas paradigmatique
de cette intégration de la perspective étrangère au sein du groupe, le conjoint
« donné » ne pouvant médiatiser un lien entre son groupe marital et son groupe natal
que dans la mesure où, tout en résidant dans l’un, il reste affilié à l’autre. Si l’axe
fondamental de la transformation de perspectives oppose donc le point de vue
masculin au point de vue féminin, ce n’est pas en tant qu’opposition abstraite entre les
genres, mais sous la forme concrète de la relation conjugale, relation qui constitue la
maison à l’intérieur, en même temps qu’elle la lie à l’extérieur. Toutefois, Bourdieu n’a
jamais considéré cette relation sous l’aspect de l’alliance (dont la conception
structuraliste de l’époque correspondait en effet mal au régime matrimonial kabyle), de
sorte que le système de transformations qu’il a décrit si magistralement est finalement
resté sans interprétation2. De l’autre côté, Lévi-Strauss n’a jamais concrétisé sa
conception de la maison comme objectivation de la relation d’alliance, bien que le
modèle bourdieusien eût pu lui donner un sens empirique, d’autant que Bourdieu lui-
même a caractérisé les mouvements entraînant l’inversion des perspectives comme la
concrétisation corporelle du concept de transformation. Ainsi, la théorie de l’alliance et
celle de la maison sont restées des domaines séparés, alors que leur intégration aurait
permis de rendre les études de la parenté accessibles à une analyse proprement
structurale, c’est-à-dire transformationnelle. Or nous pensons – et nous voulons le
montrer dans cet article – qu’une analyse de la « maison » à travers ses
transformations, non seulement verra l’alliance au cœur de sa structure, mais ouvrira
aussi une nouvelle perspective pour la conceptualiser en tant que telle.
La théorie classique de l’alliance repose sur l’idée que des groupes de filiation
communiquent entre eux en échangeant certains de leurs membres. Au fondement de
ce modèle se situe la conception maussienne du don : qu’il s’agisse de choses ou de
personnes échangées, celles-ci ne parviennent à représenter une relation entre les
groupes échangistes que parce qu’elles conservent, après leur passage de l’un à l’autre,
un certain statut de double appartenance. Ce statut se clarifie si l’on reformule la
situation en termes spatiaux, de sorte que les groupes échangistes apparaissent comme
des lieux, l’échange comme un déplacement et la double appartenance comme une
double perspective, permettant aux personnes « échangées » de se considérer, selon
l’angle ou selon le contexte, comme résidant aussi bien « chez eux » que « chez les
autres »3. Cette transformation de perspective répond non seulement à un problème
« subjectif » devant lequel l’échange matrimonial met les personnes déplacées. Elle
peut être considérée comme l’opération constitutive de l’échange matrimonial, qui ne
se réduit en effet pas à un simple changement de position, mais entraîne une véritable
transformation de l’espace. La maison fournit le schème de cet espace. Selon cette
conception, le régime matrimonial prévalant dans une société donnée devrait alors être
lié à la forme spécifique que prend cette transformation, et, partant, à la topologie de la
maison. Si cette hypothèse se confirme, la « maison », loin de n’être qu’un substitut aux
groupes de filiation, s’érigerait au centre d’une théorie spatiale de l’alliance, qui
dépasse l’ancienne théorie de l’échange sans pour autant sacrifier son idée centrale : la
conception de l’alliance comme une façon de se mettre à la place de l’autre.
Dans les trois sections suivantes, nous allons présenter les perspectives d’une telle
analyse à travers les exemples de trois maisons : la maison atoni (Timor), la maison
tukano (Amazonie occidentale) et la maison kwakiutl (Côte Nord-Ouest). Toutes trois
ont joué un rôle dans l’élaboration du concept de « maison », et certaines de leurs
analyses sont devenues des classiques. Notre objectif n’est pas de les mettre en cause,
mais de les considérer sous un nouvel angle, qui nous permettra d’en tirer des leçons
d’importance générale pour la théorie de la parenté.
Timor
7 L’espace social atoni4 est construit autour de plusieurs axes principaux qui se
présentent tous comme des manifestations, dans différentes dimensions, d’une
opposition fondamentale entre extérieur et intérieur, invariablement mise en
équivalence avec celle qui existe entre hommes et femmes (cf. la figure 1). Cet axe se
situe, d’abord, entre la véranda, où mangent les hommes et dorment les garçons
célibataires, et le fond de la maison, où mangent et dorment les femmes et les filles.
Chez les Tetum septentrionaux, il met en opposition la porte de devant, réservée aux
hommes et considérée comme l’œil de la maison, et la porte de derrière, considérée
comme son vagin et utilisée par les femmes5. À l’intérieur de la maison atoni, cette
opposition se manifeste entre le côté droit (masculin) et le côté gauche (féminin), vus
de l’intérieur face à la porte de devant. À droite se trouve la « grande plateforme » où
sont stockées les céréales crues, et qui sert de siège aux hommes. À gauche se trouvent
le foyer ainsi que les plateformes où l’on expose la nourriture cuite, et où les femmes
accouchent. Cette correspondance entre l’opposition cru/cuit et l’opposition extérieur/
intérieur s’explique par la conception du foyer comme un feu intérieur qui s’oppose au
soleil en tant que feu extérieur. Conception qui s’exprime aussi à travers l’orientation
de la maison vers le sud, dans le dessein explicite de « bloquer le chemin du Soleil ».
Situé sur un axe principal sud-nord, l’espace intérieur de la maison s’oppose dans son
ensemble à l’espace extérieur, organisé par l’axe est-ouest. Cette opposition est conçue
comme une transformation : la porte, bien que située au sud lorsqu’on la considère de
l’extérieur, représente néanmoins l’est (origine de la lumière) à l’intérieur de la maison,
de sorte que le système de coordonnées subit une rotation à 90° lorsqu’on franchit le
seuil. En conséquence, l’opposition entre extérieur et intérieur, avant et arrière, droite
et gauche, reste toujours associée à la polarité sud/nord. Enfin, elle se manifeste aussi
dans la troisième dimension, comme une opposition verticale entre le haut (le ciel
ouvert) et le bas (sous le toit). De la même manière que l’orientation vers le sud doit
empêcher le feu céleste (le soleil) d’entrer dans la maison, les chéneaux sont censés
bloquer l’eau céleste (la pluie). Leur montage (au cours du rituel de « refroidissement
identifiées : le culte des ancêtres communs donne l’unité au groupe de culte, qui
correspond au groupe local, symbolisé par le grenier communal, et qui se considère
comme une seule « maison » (même si la maison au sens physique n’abrite qu’une
famille élémentaire).
9 Une telle organisation spatiale – les femmes immobiles au centre, assurant le lien aux
ancêtres, les hommes, éléments mobiles, à la périphérie – apparaîtrait parfaitement
cohérente dans un système où les femmes mariées resteraient associées au groupe
cultuel et résidentiel dans lequel elles sont nées, et où les enfants seraient affiliés au
groupe de la mère. De fait, elle ne pose aucun problème chez les Tetum méridionaux, où
les femmes sont effectivement propriétaires de la maison, alors que les hommes,
venant de l’extérieur, trouvent leur place naturelle sur la plateforme externe. Mais si
cette situation est également le point de départ chez les Tetum septentrionaux et les
Atoni, la dynamique sociale y opère toutefois dans le sens inverse. La résidence étant
uxorilocale pendant une certaine période après le mariage, elle devient graduellement
virilocale dans la mesure où l’accomplissement du prix des fiançailles transfère les
droits sur la femme et ses enfants à la maison du père, et permet de les initier au
groupe de culte de celui-ci. L’intégration de l’épouse et des enfants au groupe du mari
est donc fonction d’un flux continu de prestations versées au groupe de l’épouse, qui
n’est, en général, jamais totalement achevé. La femme garde toujours des obligations
dans son groupe natal et au moins un enfant – parfois tous sauf un – reste dans le
groupe de la mère ou lui est attribué comme une partie du prix de fiançailles 8.
10 Ainsi, patri- et matrilinéarité se présentent au Timor comme deux pôles d’un
continuum plutôt que comme deux types d’organisation distincts. Entre le cas extrême
d’Amfoan où la totalité du prix des fiançailles est versée en bloc et la patri-virilocalité
s’établit d’un coup, et celui des Tetum méridionaux qui ne versent pas de prix de
fiançailles et résident en permanence de façon uxorilocale, on trouve toutes sortes de
variations intermédiaires, qui toutes néanmoins relèvent d’une seule et même logique.
Plutôt que de s’inscrire dans un régime virilocal accompli, le système des prestations
versées des preneurs aux donneurs de femmes établit une orientation virilocale qu’il
empêche en même temps d’aboutir. Les « maisons » constituent donc en réalité des
groupes cognatiques – comme le note Cunningham (1967b : 9), il y a des maisons dont
aucun membre n’est lié à l’ancêtre par une chaîne ininterrompue de mâles –, alors que
le système de prestations cherche en permanence à les rapprocher d’un idéal
agnatique. Il existe de fait un continuum entre une affiliation purement agnatique et un
rattachement par des chaînes plus ou moins cognatiques voire totalement utérines.
Toutefois, les Atoni comprennent cette polarité comme une dichotomie : selon leur
modèle, chaque « maison » consiste en une « maison mâle » composée des descendants
supposés agnatiques et une « maison femelle » qui comprend les enfants des femmes et
leurs descendants agnatiques. Les membres de cette section « féminine » sont eux-
mêmes considérés comme « féminins » ; et la relation entre « enfants mâles » et
« enfants femelles » d’une même « maison » est exactement la même, dans les attitudes,
les appellations et les statuts matrimoniaux, que celle entre donneurs et preneurs de
femmes. Relation demeurant stable en vertu d’un système matrimonial qui préconise
de choisir l’épouse dans une maison établie de « donneurs » 9.
11 La relation entre une maison de preneurs et une maison de donneurs est donc
conceptuellement mise en équivalence avec la relation entre les parties « féminine » et
« masculine » d’une même maison. Si cette équivalence n’est pas aussi explicite que,
par exemple, à Tanimbar, où les maisons des preneurs sont considérées comme partie
du patrimoine agnatique (McKinnon 1995 et 2000), elle n’en est pas moins nettement
repérable : le mariage préféré (avec la cousine croisée matrilatérale) s’appelle
« mariage dans la maison ». La relation preneur/donneur (ou enfant de femme/ enfant
d’homme) se présente ainsi comme une relation entre la part et le tout ; et cette
équation, qui est le principe organisateur des systèmes matrimoniaux en Indonésie
orientale, s’exprime conceptuellement par une division de l’espace selon l’opposition
masculin/féminin.
12 En effet, la dichotomie entre les parties féminine et masculine de la maison correspond
à la dichotomie entre preneurs et donneurs. Si les preneurs de femmes visitent une
maison, ils sont placés du côté gauche de la véranda, alors que les donneurs de femmes
prennent place du côté droit10. Alternativement, les donneurs peuvent être placés sur la
« grande plateforme » de la section intérieure où l’on stocke les céréales crues, alors
que les habitants, preneurs relativement à leurs invités, occupent la moitié gauche où
se situent le foyer familial et le lit du couple. La dichotomie entre le cru et le cuit se
retrouve dans les prestations matrimoniales : les preneurs de femmes versent à leurs
donneurs du riz cru et des animaux vivants, associés au ciel ouvert, à l’extérieur et aux
hommes, alors que les donneurs apportent à leurs preneurs de la nourriture cuite,
produits du foyer, associés à l’intérieur et aux femmes.
Toutefois, l’architecture de la maison atoni comporte un élément d’apparence
paradoxal : le centre sacré de la maison, le poteau qui mène au sanctuaire et établit le
lien avec les ancêtres paternels, est appelé poteau « maternel » et se trouve dans la
section « féminine » de la maison. En fait, cette féminisation du centre agnatique n’est
que la conséquence la plus extrême de ce que l’intérieur de la maison est considéré
comme le domaine des femmes, tout en étant réservé aux agnats. On n’y reçoit pas de
visiteurs – sauf éventuellement les donneurs de femmes – et l’épouse même ne peut y
accéder qu’à partir de son initiation au groupe rituel du mari. Mais, bien que la femme
reste étrangère à la maison, surtout lors des cérémonies où elle porte le nom clanique
de son groupe natal, c’est pourtant elle qui gère la maison en tant que temple sacré du
culte ancestral, et qui médiatise la relation entre le groupe du mari et ses esprits
tutélaires11. Clark Cunningham et David Hicks ont cherché à expliquer ce paradoxe par
la fonction médiatrice de la femme, qui expliquerait l’association générale du féminin
avec le sacré, et, partant, avec le culte ancestral, en l’occurrence agnatique. Tout
comme l’épouse médiatise entre donneurs et preneurs, elle serait aussi appelée à
médiatiser entre vivants et ancêtres. Cette interprétation peut s’appuyer sur le fait que
les combles qui abritent le sanctuaire des ancêtres sont effectivement utilisés pour
stocker le riz cru, tout comme la grande plateforme dans la section « masculine », et
que l’on sacrifie aux ancêtres les mêmes produits – animaux vivants et céréales crues –
que ceux que l’on offre aux donneurs de femmes. Mais cette équivalence n’est pas la
conséquence d’une analogie abstraite et formelle entre les diverses fonctions
« médiatrices » des femmes. Elle résulte d’une équivalence beaucoup plus concrète
entre le lien de filiation (aux ancêtres agnatiques) et le lien d’alliance (aux donneurs de
femmes).
Cette équivalence se manifeste d’abord dans la terminologie : les donneurs de femmes
ou oncles maternels sont appelés « pères masculins » (atoni anaf) et le groupe cultuel de
la mère s’oppose à celui du père comme « aîné » au « cadet », comme si les véritables
parents agnatiques étaient justement les agnats de la mère. Ce paradoxe se résout si
l’on rappelle que la maison des preneurs est considérée comme part de la maison des
Amazonie occidentale
13 La maloca du Vaupès 12 (cf. la figure 2), une grande maison communale située en relatif
isolement au bord d’une rivière, est organisée, elle aussi, selon un axe qui oppose le
front et le fond sous des signes sexués : il mène d’une porte de devant (dite « des
hommes ») vers une porte de derrière (dite « des femmes »), et coïncide idéalement
avec l’axe est-ouest, représenté à la fois par le « chemin du soleil » 13 et par le cours des
rivières. La porte masculine est conceptuellement sinon réellement située vers l’aval, la
porte féminine vers l’amont. En tout cas, la première se trouve toujours plus près de
l’eau, tandis que la seconde mène vers le jardin de manioc et, plus loin, vers la forêt.
14 Cette opposition recoupe une dichotomie plus large entre la rivière et la forêt, la
première étant associée à la culture et à l’origine des ancêtres, la seconde à la nature
sauvage et au domicile des mauvais génies. Selon les récits d’origine, les ancêtres
auraient remonté les rivières sous forme d’anacondas – chaque rivière étant propre à
un groupe linguistique exogame – avant de donner naissance aux différents sous-
groupes lors d’arrêts successifs aux cataractes. Alors que la différenciation du système
fluvial en branches distinctes correspond ainsi à la différenciation des affins,
l’articulation de chaque rivière équivaut à la hiérarchisation interne des consanguins :
les groupes aînés, sortis d’abord, se trouvent plus vers l’aval, les groupes cadets
davantage vers l’amont. Ainsi, la même dichotomie qui organise l’espace intérieur de la
maison sous la forme d’une opposition hommes/femmes, organise aussi, sous la forme
d’une opposition aîné/cadet, l’espace territorial d’un groupe linguistique entier.
Caractérisé par une même langue et un même ancêtre anaconda, chaque groupe est
divisé de l’intérieur en groupes hiérarchisés dont les différents dialectes sont
considérés comme différents niveaux de compétence linguistique et, plus
généralement, comme différents niveaux de civilisation, les aînés étant plus proches de
la culture, les cadets plus proches de la nature. Cette hiérarchie caractérise aussi l’axe
intérieur de la maison : la place devant la porte frontale, associée à la « bouche » de la
maison, est toujours bien nettoyée, image de l’ordre et de la culture, menant vers le
bord du fleuve où l’on garde les flûtes sacrées ; en revanche, l’endroit situé devant la
porte arrière, considérée comme « anus » de la maison, est chaotique et désordonné, et
mène vers les jardins, lieu privilégié des accouchements et des rapports sexuels.
15 L’isomorphie entre l’architecture de la maison et la généalogie mythique qui s’exprime
dans le système fluvial se manifeste sous un autre aspect. De même que le chemin des
l’on considère les deux rituels principaux où elles se manifestent de façon la plus pure :
d’un côté, le rite d’initiation masculin appelé « maison de Yurupari », de l’autre, le rite
d’échange « maison de don de nourriture »15. Les deux rites sont opposés l’un à l’autre :
le premier réduit la maison à un groupe purement agnatique et masculin ; le second
célèbre la réunion des alliés et des sexes. Si chacun des deux rituels confronte deux
groupes, situés respectivement dans les secteurs frontal et postérieur de la maison, la
signification de cette confrontation n’est pas la même : dans un cas, elle correspond à
un lien de filiation, dans l’autre, à un lien d’alliance.
18 Le noyau du rite d’initiation masculine consiste à confronter les novices aux flûtes
sacrées, effectuant ainsi une double renaissance des ancêtres : d’un côté, les ancêtres
sont identifiés aux flûtes, considérées comme les os dispersés de l’anaconda dont le
rituel réunifie le corps, de l’autre, les novices eux-mêmes sont assimilés aux ancêtres au
stade quasi embryonnaire dans le ventre de l’anaconda ancestral qui précède la
naissance du groupe local. Cette naissance, qui selon les variantes est considérée
comme un débarquement, une métamorphose (comparable à la mue d’un serpent) ou,
enfin, un vomissement (c’est-à-dire un accouchement par la bouche), représente en fait
le modèle de la reproduction unisexuée qui était le secret des ancêtres, et dont les
flûtes sacrées conservent le pouvoir. En re-transformant la maison en canoë, voire en
anaconda qui avale les novices pour les régurgiter en tant qu’hommes initiés (S. Hugh-
Jones 1979 : 218), le rite implique en particulier un effacement de la différence des
sexes. Pendant sa durée, les femmes sont évacuées de la maison ou maintenues derrière
un écran dans sa partie postérieure. La section purement masculine s’étend ainsi
temporairement sur la maison entière. Celle-ci n’en reste pas moins divisée en deux
parties : les hommes adultes dorment désormais près de la « porte des femmes », alors
que l’espace attenant à la « porte des hommes » est réservé aux ancêtres (sous forme de
flûtes), puis, après la disparition des flûtes, aux nouveaux initiés qui y seront reclus
pendant deux mois.
19 De façon tout à fait contraire, le rite du « don de nourriture » célèbre la
complémentarité des sexes. Il consiste en un échange de nourriture « mâle » (viande et
poisson), apportée par les invités, contre de la nourriture « femelle » (bière et pain de
manioc), offerte par les hôtes. Tout en reproduisant un échange mythique entre un
ancêtre et son beau-père, le rite met ainsi en scène l’échange quotidien entre mari et
femme. En rapprochant de plus en plus les deux partenaires qui se trouvent d’abord à
l’extérieur et à l’intérieur, puis au front et au fond de la maison, pour enfin se mélanger
indifféremment, il transforme progressivement la maison tout entière en
compartiment familial.
20 La maison sert ainsi, selon la perspective intérieure ou extérieure adoptée, de schéma
pour deux relations diamétralement opposées et dont l’opposition correspond à celle
qui organise la maison. Ce basculement entre un modèle de filiation unisexuée et un
modèle d’alliance hétérosexuelle représente en effet une transformation constitutive
pour le fonctionnement de la maloca en tant que schéma de l’espace social. Pour saisir
cette transformation, notons d’abord que ni l’échange de nourriture ni le rapport
hommes-femmes ne sont vraiment absents du rite d’initiation. Les ancêtres qui
débarquent de la rivière sont considérés comme des visiteurs apportant de la nourriture
de leur maison d’origine (c’est-à-dire du poisson de l’embouchure du fleuve). Cette
nourriture s’avérerait toutefois mortelle si les humains cédaient à cet échange, raison
pour laquelle, au lieu de se mélanger avec les visiteurs, ils se retirent le plus possible
dans le fond de la maison, vers la porte des femmes. En revanche, les initiés, reclus à
côté de la porte des hommes, se voient assimilés à des femmes en période menstruelle.
On les désigne d’un terme homologue, l’enclos où on les enferme correspond à l’alcôve
que l’on construit au même endroit pour les filles ayant leurs premières règles, et
l’attitude qu’on leur impose – faible, molle et immobile – est à tous égards considérée
comme « féminine ». L’échange de nourriture entre les sexes est donc évoqué de façon
négative – sous le signe de la séparation et non de l’union –, alors que les positions
sexuelles s’inversent : au moment même où la maison, par l’évacuation des femmes,
devient un espace exclusivement masculin, sa section frontale, d’habitude réservée aux
hommes, se transforme symboliquement en espace féminin, comme si l’accès des
novices à la masculinité pure entraînait leur transformation en femmes 16.
Or, cette inversion des rôles des sexes correspond précisément à ce que décrit le mythe
d’origine du rite de Yurupari17 : à l’origine, les femmes détenaient le secret de la
reproduction unisexuée (matérialisé par la possession des flûtes sacrées) et occupaient
la maison communale, alors espace exclusivement féminin, tandis que les hommes se
comportaient comme les femmes d’aujourd’hui – y compris la menstruation. Les
hommes étaient des êtres « ouverts » (donc féminins), alors que les femmes restaient
« fermées » (donc masculines) et refusaient en particulier de donner naissance aux
enfants. Ce n’est qu’en arrachant les flûtes aux femmes pour les « ouvrir » (en
enfonçant les flûtes dans leur vagin et les faisant saigner) que les hommes parvinrent à
établir l’ordre actuel. C’est donc à travers la féminisation que les initiés s’identifient
aux ancêtres et que la porte des hommes devient, en un sens, la porte des femmes.
Cette inversion de l’orientation symbolique de la maison correspond à une opération
spatiale que les mythes décrivent explicitement : les anacondas ayant remonté les
rivières, leurs bouches (correspondant à la porte des hommes) étaient orientées vers
l’amont, et il leur faillait faire demi-tour pour se transformer en maisons orientées vers
l’aval, donc vers l’origine18. Ce demi-tour, par ailleurs réactualisé dans la chorégraphie
de la parade des flûtes lors du rite de Yurupari, répond certes au fait paradoxal que les
aînés, plus proches des origines en termes d’âge, en apparaissent toutefois comme les
plus éloignés puisque partis les premiers (C. Hugh-Jones 1979 : 243) 19, ce qui transparaît
aussi dans le fait que les compartiments des aînés se situent vers la « porte des
femmes »20. Toutefois, l’inversion n’est pas seulement l’expression d’une contradiction,
mais d’un passage à l’état prénatal du groupe, état dans lequel les plus vieux (les
ancêtres) étaient encore des enfants à naître, et où la « bouche » (de l’anaconda)
fonctionnait comme un « vagin » (en tant qu’organe d’accouchement), l’ouverture du
corps féminin étant encore inexistant. Ce n’est qu’après avoir envahi la maison des
femmes et s’être emparés des flûtes sacrées, que les hommes, au lieu de simplement se
substituer aux femmes, les réintégrèrent en les « ouvrant », instaurant ainsi la
reproduction sexuée (cf. Karadimas 2008). Dans cette perspective, le rite d’échange
entre les sexes semble presque la suite logique du rite d’initiation masculine 21, et le
rapport d’inversion entre les deux rites se présente comme une transformation d’un
rapport de substitution entre les sexes en un rapport de contiguïté. Les visiteurs mâles
entrent dans la maison de Yurupari pour remplacer les femmes dans la section frontale ;
ils entrent dans la maison de « don de nourriture » pour se mêler aux femmes dans la
section postérieure.
Dans les deux cas, cette relation entre les sexes est considérée en même temps comme
une relation entre deux maisons d’orientation mutuellement inversée : soit, sur le
mode de la substitution, comme une relation entre une « maison des femmes » évoquée
dans le mythe et une « maison des hommes » restituée dans le rite, soit, sur le mode de
la contiguïté, comme une relation entre une maison « féminine » de donneurs de
femmes et une maison « masculine » de preneurs. Si l’on considère que la reproduction
unisexuée sert dans le rite comme schéma de la filiation unilinéaire, alors que l’échange
de nourriture sert de schéma du rapport conjugal, on saisit la logique qui s’exprime
dans la synthèse de ces deux schémas en un seul modèle, comme deux perspectives
d’une seule et même architecture. Il y a, en effet, en Amazonie des systèmes de parenté
où les deux relations coïncident et où le rapport conjugal relie des espaces qui sont
articulés en groupes unilinéaires composés entièrement d’hommes ou de femmes (le
village mundurucu en fournit un exemple extrême).
Si la maloca, en revanche, parvient à intégrer les femmes dans une structure agnatique
et à rendre foncièrement asymétrique le rapport entre hommes et femmes dans la
filiation, le rapport entre donneurs et preneurs dans l’alliance reste toutefois
totalement symétrique : le rite du « don de nourriture » n’est qu’un premier acte qui
suscite forcément le rite réciproque où la maison « masculine » agit à son tour comme
maison « féminine ». Conformément au même principe, le mode idéal du mariage dans
le Vaupès est l’échange symétrique des sœurs. Un mariage n’impliquant qu’un seul
couple est considéré comme incomplet et entraîne les mêmes conséquences que le non-
versement du prix des fiançailles au Timor, à savoir la résidence uxorilocale.
L’inversion des perspectives entre donneurs et preneurs devient ainsi la condition
même du mariage. Pour pouvoir entrer dans la maison de l’autre, il faut lui ouvrir sa
propre maison, de sorte que l’espace des jeunes hommes célibataires apparaît
effectivement comme zone frontale unique de deux maisons alliées, « maison des
hommes » qui s’établit par alternance au sein de l’une ou de l’autre, alors que les
rapports homosexuels entre les beaux-frères potentiels préfigurent les relations
conjugales que l’échange des sœurs établira des deux côtés22.
Comme le cas atoni, l’exemple de la maloca tukano montre que la maison ne peut se
constituer sans évoquer la perspective d’une autre maison, la filiation étant
conditionnée par l’alliance. Considérons enfin un dernier exemple, où la différence
entre filiation et alliance devient elle-même une question de perspective – ce qui ne
veut pas pour autant dire qu’elle devient arbitraire. Cette nuance importante nous
permettra de réévaluer le modèle de la « maison » lévi-straussienne : la maison
kwakiutl.
Côte Nord-Ouest
21 La maison kwakiutl23 (cf. la figure 3), toujours située au bord de la mer, est une
construction carrée qui s’ouvre conceptuellement vers l’« aval », ici considéré comme
le « nord ». Contrairement à l’exemple amazonien, ce n’est pas la façade mais le mur du
fond qui est considéré comme son « front », et la hiérarchie entre la porte et le fond est
inversée. Les habitants, regroupés en plusieurs familles élémentaires, se disposent
selon leur rang sur une plateforme qui entoure l’excavation centrale, chacune dans son
propre compartiment sous forme de maison en miniature. La place la plus valorisée, au
milieu et au fond, est réservée à la famille du chef de la maison ; viennent ensuite les
places du côté droit, puis du côté gauche (vus de la porte en entrant) ; enfin, la place
pour les membres de rangs inférieurs se trouve près de la porte, où dorment aussi les
esclaves. Lors des cérémonies, les invités sont placés selon ce même modèle, à
l’exception près que la place à proximité de la porte est ici assignée aux hôtes.
22 La maison se présente ainsi comme un système de coordonnées qui fournit le cadre
d’un espace social parfaitement hiérarchisé. La société kwakiutl est organisée sur la
base d’un ensemble de titres de noblesse auxquels correspondent des droits et
privilèges, des rangs et des noms, mais surtout des positions ou « sièges » qui, lors des
distributions cérémonielles de biens (les potlatchs), déterminent l’agencement spatial
de leurs détenteurs et l’ordre dans lequel ceux-ci reçoivent des dons. Ces positions
existent en nombre limité, et ne peuvent, à un moment donné, être occupées que par
une seule personne (en revanche, une personne peut occuper plusieurs positions en
même temps). L’ensemble des positions est articulé dans plusieurs sous-ensembles qui
constituent les unités sociales fondamentales de la société kwakiutl : les numaym (litt. :
« de la même sorte »). C’est cette unité, essentiellement une « communauté de maison »
(Boas 1966 : 42), que Boas, après plusieurs tentatives vaines pour la définir comme
patri- ou matrilinéaire, a fini par comparer avec les institutions de la noblesse
européenne, amalgame dont Lévi-Strauss va forger sa notion de « maison ». Chaque
numaym consiste en un ensemble de « sièges » hiérarchisés, où la hiérarchie correspond
à l’agencement spatial des places dans la maison du groupe 24. En tant que groupe social,
il comprend les occupants des sièges (les « nobles ») avec leurs dépendants (« gens du
commun » et esclaves)25 ; mais comme nous venons de le noter, ses membres peuvent
occuper plusieurs sièges dans plusieurs numaym et ne constituent donc pas de groupes
discrets.
socialement comme un fils et que la résidence, à l’exception du cas évoqué d’une fille
héritière, est virilocale. Bien qu’une considération strictement généalogique pousse
donc à le classifier comme ambilinéaire (Rosman & Rubel 1971 ; Goldman 1975), la
conception « émique » du numaym est clairement fondée sur un principe de filiation
agnatique formel, aussi illusoire soit-il26.
24 La naissance ne confère pas en soi des positions, mais seulement le droit de les
acquérir. Chaque transmission de position implique le remplacement de l’occupant
sortant par son successeur et exige obligatoirement la validation par un potlatch, c’est-
à-dire une distribution de biens à des tiers invités pour témoigner du transfert. Ces
invités ne sont pas les membres du numaym auquel appartient la position en question,
mais d’autres numaym, dont celui de rang suprême occupera la place d’honneur au
milieu du fond, par ailleurs réservée au chef de la maison. Les hôtes prenant place à
côté de la porte, les invités en face, le rapport des regards (vers l’intérieur ou
l’extérieur) s’inverse ; et cette inversion des perspectives est la condition pour qu’un
siège de la maison (notamment du chef ) puisse être transféré. La maison ne peut se
perpétuer qu’en devenant, pour la durée du rite, la maison des autres.
25 Or, ces numaym invités, auxquels il incombe de valider la filiation au sein du numaym
invitant, sont notamment ses partenaires d’alliance (cf. Mauzé 1986). En effet, comme
l’ont souligné Abraham Rosman et Paula Rubel (1971), la relation entre hôte et invité au
fondement du potlatch est calquée sur le modèle de l’affinité, le don de propriété
obéissant à la même logique que le don d’épouse. Inversement, le don d’une épouse
implique à son tour un potlatch particulier et s’inscrit dans toute une série de
transferts de biens réciproques. Le mariage est d’abord validé par un premier potlatch
donné par le gendre au beau-père, qui prend ainsi la forme d’un prix de fiançailles. En
fait, il est immédiatement réciproqué par le don, non seulement de l’épouse, mais aussi
d’une dot dont la valeur dépasse souvent celle des dons du gendre. Toutefois, ces
derniers restent conçus comme une dette du beau-père, que celui-ci remboursera
quelques années plus tard, quand le couple aura des enfants, sous forme de biens dont
la valeur excède de loin celle du prix des fiançailles. Ce second potlatch entraîne en
principe la dissolution du mariage, même si, d’habitude, celui-ci est immédiatement re-
confirmé par un versement renouvelé d’un prix de fiançailles, cette fois symbolique et
non remboursable. Cela dit, la femme peut effectivement retourner chez son père et, de
la sorte, être remariée jusqu’à quatre fois, chaque mariage augmentant son « poids »
social – le mari, quant à lui, peut se remarier jusqu’à l’infini.
26 L’épouse n’agit donc pas tant comme un bien transféré, que comme vecteur d’une
transmission de biens d’un genre tout autre : le mariage noble vise surtout le transfert
effectué lors du « rachat » de l’épouse par son père. À la limite, ce transfert ne nécessite
même pas le concours d’une femme : qui souhaite transférer les biens liés au mariage
peut aussi déclarer une part de son propre corps ou un meuble de sa maison comme
fille et la marier au bénéficiaire. Or, l’importance de ce transfert consiste en ce que les
biens en question comportent, entre toutes sortes de biens matériels et immatériels,
aussi des positions sociales comparables – mais pas identiques – aux « sièges »
composant le numaym. Il s’agit notamment des « danses », c’est-à-dire des noms et
titres sacrés associés au droit d’effectuer des danses spécifiques lors de la « cérémonie
d’hiver », à laquelle le « remboursement de la dette de mariage » est par ailleurs
souvent intégré. Ces titres constituent des positions sociales hiérarchisées comme les
« sièges » et déterminent, eux aussi, l’agencement spatial de leurs détenteurs au sein de
la maison cérémonielle. Toutefois, leur ordre est différent de celui des « sièges » et les
confréries rituelles regroupant les danseurs – les « sociétés secrètes » dans la
terminologie de Boas – ne recoupent pas les numaym.
27 Il s’agit en fait de deux organisations sociales distinctes, dont chacune se reproduit par
un mode de filiation différent : alors que les « sièges » s’héritent par règle de
primogéniture (et conceptuellement par filiation agnatique), les « danses » se
transmettent de façon paradigmatique du beau-père au beau-fils27. Qui plus est, seuls
peuvent être transmis au beaufils des privilèges que le donneur a lui-même obtenus de
son beau-père, de sorte que les privilèges de danse se transfèrent à travers de véritables
lignées d’épouses, ce que Boas (1920 : 120, 124 et 1897 : 334) considère explicitement
comme une variante de filiation utérine. Cette interprétation s’impose d’autant plus
que le gendre n’utilise pas lui-même les privilèges obtenus du beau-père, mais les
conserve pour son propre fils28, tout en restant en possession de la danse, qu’il peut
retirer à son fils au moment du mariage de sa fille, afin de la transmettre au mari de
celle-ci. Au niveau des danseurs eux-mêmes, on a donc effectivement à voir avec une
transmission d’oncle maternel en neveu utérin29.
28 D’un fond de filiation apparemment indifférenciée, se dégagent donc les contours d’un
système de double filiation, correspondant à la double articulation de la société
kwakiutl en numaym et en « sociétés secrètes » : l’affiliation aux premiers se transmet
en ligne conceptuellement agnatique (bien que les bénéficiaires puissent être des filles
masculinisées), l’affiliation aux seconds en ligne utérine de fait (bien que la
transmission s’effectue entre affins, pères des détenteurs). Cette logique « bilinéaire »
ressort sans ambiguïté des témoignages des Kwakiutl, qui ne cessent de marteler la
différence entre les types de biens transmis respectivement de père en fils ou de beau-
père en beau-fils30. N’ayant pas reconnu cette distinction dans ses premiers travaux,
Boas en prend acte vers la fin de sa vie (Boas 1920), mais seulement pour la réfuter
comme « intenable » et relevant d’une « contradiction insurmontable », avant de
proposer, contre le modèle « émique » kwakiutl, celui du majorat européen sur lequel
Lévi-Strauss construira sa théorie des « sociétés à maisons ». Ainsi, la notion lévi-
straussienne de « maison » a sa racine historique dans un effort à vouloir représenter
comme une organisation indifférenciée, ambiguë et contradictoire ce qui est de fait une
organisation double, de sorte que la « maison » apparaît comme une machine à
confondre des types de structure opposés, là où elle sert justement à les articuler. Cette
fonction d’articulation entre deux structures sociales différentes se manifeste de la
façon la plus claire lors du rite de « remboursement de la dette de mariage » au cours
de la cérémonie d’hiver.
29 Reproduits par deux modes de filiation différents, l’ordre des numaym et celui des
« sociétés secrètes » constituent deux types d’organisation sociale homologues mais
alternés. Les premiers prévalent en été, période profane lors de laquelle les familles se
dispersent sur les territoires de chasse et de pêche, les secondes en hiver, période dite
« des secrets », consacrée à la « cérémonie d’hiver ». Pendant cette période,
l’organisation en numaym est supprimée au profit de l’organisation en sociétés secrètes,
les titres liés aux « sièges » perdent leur valeur au profit des titres liés aux « danses »,
et la dichotomie entre nobles et roturiers est remplacée par celle entre initiés et laïcs.
En fait, cette suppression ne saurait être totale, le village d’hiver étant organisé en
sections appartenant aux numaym. Mais elle s’applique pleinement à l’ordre au sein de
la maison qui accueille la cérémonie, maison appelée « vide » puisque débarrassée de
tout ustensile profane et de toute trace de l’ordre des « sièges ». Alors que la famille de
l’hôte – père du novice du rang suprême (de « cannibale », hamatsa) et toujours du rang
(estival) de chef31 – se tient près de la porte comme lors d’un potlatch, les autres places
de la maison sont réservées, non pas aux autres numaym, mais aux sociétés secrètes, la
société des « cannibales » occupant la place d’honneur au fond.
30 La période secrète commence avec la disparition des novices, supposément enlevés par
des esprits venus au village des humains. L’objectif de la cérémonie d’hiver consiste à
re-capturer les enlevés – dont en particulier le fils de l’hôte, victime de l’esprit
suprême, du « grand cannibale du nord » – et à les apprivoiser, les esprits les ayant
imprégnés de leur nature non humaine. C’est cette nature d’esprit qui se manifeste à
travers la danse caractéristique de chaque société, danse dont le transfert constitue,
rappelons-le, l’élément central du remboursement de la dette de mariage, lui-même
partie intégrale du rite. D’abord reclus en forêt, puis faisant une entrée spectaculaire
par le toit, le novice « cannibale » se tient à la fin de la cérémonie dans une chambre
cérémonielle séparée du reste de la maison par un écran de planches recouvert du
visage peint de l’esprit qui le possède. En sortant de cette chambre, il apparaît comme
régurgité par l’esprit (dont la bouche correspond à la porte de la paroi).
31 Devant cette chambre cérémonielle, on a érigé un poteau de cèdre cérémoniel
surmontant le toit, au bout duquel est attachée une effigie du grand cannibale. Avec sa
façade peinte et le poteau sacré devant sa porte, la chambre cérémonielle se présente
comme une maison dans la maison, demeure du « grand cannibale du Nord », dans
laquelle seuls les membres de la société des cannibales peuvent pénétrer – on les
appelle laxsa, « qui sont passés [par la porte de la maison] » (Boas 1930 : 183, note 2).
32 À travers cette reconstruction d’une maison au sein d’une maison, l’opposition entre
l’intérieur et l’extérieur s’établit donc, à l’intérieur même, sous la forme d’une
opposition entre section de derrière et section de devant, opposition caractéristique de
la relation entre invités et hôtes, en l’occurrence donc entre l’esprit qui a enlevé le
novice et le père qui cherche à le libérer.
33 Or, en mettant symboliquement l’invité à l’intérieur et l’hôte à l’extérieur, le rituel dans
la maison cérémonielle reproduit, sous des signes inversés, la configuration d’un autre
rituel qui confronte, devant cette même maison, les hôtes à l’intérieur aux invités à
l’extérieur, à savoir le remboursement de la dette de mariage par le numaym du beau-
père32. Ce potlatch consiste notamment à étaler, selon un arrangement appelé
« catamaran », les biens apportés par le beau-père pour « rédimer » sa fille. En effet, ces
biens sont apportés sur un catamaran censé ramener l’épouse à la maison, et dont le
« mât » consiste en une plaque de cuivre (exemple suprême des richesses apportées au
beau-fils). Si l’on considère que le mât cérémoniel érigé à l’intérieur de la maison,
auquel on attachera le novice possédé par l’esprit, représente le pilier du monde,
poteau de cuivre menant au ciel, et que le mariage kwakiutl est rituellement mis en
scène comme un acte belliqueux visant à enlever la femme du toit de sa maison
(considéré comme sommet d’une montagne et domaine des esprits) 33, l’homologie entre
les situations à l’intérieur et à l’extérieur de la maison cérémonielle se précise. Dans les
deux cas, un père (invité ou hôte) cherche à récupérer son enfant (fille mariée ou fils
initié) à travers un rite (potlatch ou danse) devant la maison de celui qui l’a enlevé
(mari ou esprit). Les deux situations ne sont pas seulement homologues mais
articulées : l’annonce du rachat de l’épouse déclenche la disparition du fils, comme s’il
s’agissait, à l’intérieur comme à l’extérieur, de deux manifestations d’un seul et même
rapport entre un homme et son adversaire : une fois sous sa forme « estivale » de beau-
père à la tête de son numaym, l’autre fois sous sa forme « hivernale » de grand
cannibale, entouré par la société des esprits34.
Demeure d’un numaym de l’extérieur, village de sociétés secrètes de l’intérieur, la
maison cérémonielle articule les deux modes d’organisation de la société kwakiutl à
travers une inversion des perspectives : le numaym du beau-père est reçu devant la
maison, la société des cannibales se trouve derrière la façade de la « maison »
intérieure. Toutefois, les deux adversaires cérémoniels du père – les parents de l’épouse
dans l’ordre profane de l’extérieur, les esprits cannibales dans l’ordre sacré de
l’intérieur – sont considérés comme des étrangers hostiles d’outre-mer (c’est-à-dire du
Nord)35. Si ces deux positions étaient non seulement homologues mais identiques,
l’initiation du fils correspondrait effectivement à son recrutement, non par la société
des esprits, mais par le groupe des parents maternels, et on se retrouverait avec le
modèle avunculocal des Tlingit, voisins septentrionaux des Kwakiutl. Comme chez
ceux-ci, on a affaire à un conflit entre deux modes de filiation opposés ; mais alors que
les Tlingit, dont le mariage ne comporte aucun potlatch et aucune transmission de
privilèges au beau-fils, répondent à cet antagonisme par un recours à la résidence
avunculocale et au mariage avec la cousine croisée patrilatérale, les Kwakiutl le laissent
aboutir à une double organisation de l’espace social en fonction de la variation
saisonnière. Cependant, ces deux organisations ne sont pas simplement juxtaposées
mais imbriquées : la maison kwakiutl s’inscrit dans les deux structures à la fois,
transformant l’une en l’autre par une inversion qui affecte la relation entre extérieur et
intérieur en tant que telle : vus de l’extérieur, père et fils se trouvent à l’intérieur de la
même maison agnatique, vu de l’intérieur, le père se trouve à l’extérieur d’une maison
utérine à laquelle seul son fils a accès. Tout l’enjeu du mariage consiste à assurer aux
enfants les positions supérieures dans ce double espace constitué par les sièges et les
danses36. L’architecture de la maison cérémonielle est le modèle du damier sur lequel
les nobles kwakiutl dessinent leurs stratégies matrimoniales.
Tirés d’aires culturelles très différentes, ces trois exemples confirment le même
constat : la maison ne se présente jamais comme la simple projection d’un groupe de
parenté, mais toujours aussi selon une forme transformée qui inscrit le point de vue de
l’autre dans les fondements mêmes de son architecture. Un groupe de parenté ne peut
se penser sans se représenter à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, et les apparentes
contradictions et ambiguïtés qui caractérisent la maison en tant que représentation du
groupe relèvent en fait de sa fonction de schéma génératif de l’espace social. Axe
central de cet espace, la relation d’alliance s’avère indispensable à sa compréhension,
non seulement quant à l’agencement des maisons au sein d’unités plus englobantes,
mais aussi par rapport à leur structure interne.
L’architecture domestique renvoie aux mêmes principes topologiques que le régime
matrimonial. Ainsi l’organisation de la maison atoni est-elle caractérisée par le fait que
l’extérieur englobe l’intérieur de la même façon que le groupe des donneurs englobe
celui des preneurs (comme sa « partie féminine ») – conceptualisation qui résout
l’apparent paradoxe du centre du groupe agnatique considéré comme féminin. En
revanche, l’architecture de la maloca tukano est fondée sur un rapport d’ inversion
diamétrale entre les perspectives extérieure et intérieure, correspondant à un régime
d’échange bilatéral sur l’arrière-fond (réel ou mythique) d’un système de filiation
parallèle – en conséquence, la porte frontale de la maison peut être considérée soit
comme sa « bouche », soit comme son « vagin », selon le contexte rituel qui détermine
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Needham. The Hague, Nijhoff. [1re éd. : Sociale Structuurtypen in de Groote Oost, Leiden, J. Ginsberg,
1935.]
NOTES
1. Pour une élaboration de cette conception de l’espace, cf. Hamberger (2004).
2. L’interprétation de la double orientation de l’espace comme « maximisation du
bénéfice magique » puisqu’on y entre face à la lumière et en sort face à la lumière
(Bourdieu 1970 : 757) ne peut guère satisfaire.
3. Dans un article antérieur (Hamberger 2005), nous avons proposé de considérer cette
double perspective comme le problème fondamental de tout système de parenté,
problème auquel structures matrimoniales et structures architectoniques ne
présentent que des solutions alternatives. Soit un groupe inclut un segment de l’autre,
comme dans le cas de l’échange généralisé où les conjoints d’un même groupe natal
forment une sorte de « colonie » au sein de leur groupe marital. Soit les conjoints
oscillent entre deux groupes, ce qui est facilité par une segmentation sexuelle de
l’espace qui permet aux hommes et aux femmes de se regrouper de façon différente.
Soit l’espace reste unique mais change périodiquement d’organisation, comme c’est le
cas dans des systèmes à variation saisonnière qui regroupent chaque individu tantôt
avec ses alliés, tantôt avec ses consanguins.
4. Je m’appuierai par la suite essentiellement sur les analyses de la maison atoni
proposées par Cunningham (1964, 1965, 1967a et b) et Schulte-Nordholt (1971, 1980),
tout en les complétant par les études que Hicks (1976, 1985, 1990) et Francillon (1968,
1989) ont effectuées chez les Tetum voisins (du Nord et du Sud, respectivement).
5. Chez les Tetum du Sud, uxorilocaux, la « porte des femmes » est une porte latérale
qui s’ouvre vers le couchant, direction associée aux alliés, donc aux maris,
conformément à l’association de l’ouest à l’étranger dans tout le Timor. Contrairement
aux Atoni, les Tetum méridionaux, dont les maisons sont disposées en cercle autour
d’une place centrale, n’accordent pas de valeur symbolique à l’opposition entre gauche
et droite.
6. Cf. Cunningham (1964 : 53). Ce centre est à son tour divisé par un dualisme diamétral
qui oppose le palais du prince à l’ouest, femelle et réservé à sa famille, à celui de son
chef de palais à l’est, mâle et servant à recevoir des visiteurs (Ibid. 1965 : 367 ; voir aussi
Schulte-Nordholt 1980 : 245-246).
7. Cette conceptualisation du prince comme une femme immobile qui « ne peut que
dormir et manger » est commune aux Atoni « patrilinéaires » et aux Tetum
« matrilinéaires ».
8. Cf. aussi Van Wouden (1968). L’enfant en question peut être un fils destiné à
perpétuer la lignée des donneurs, surtout si ceux-ci n’ont pas d’héritier, mais aussi une
fille, censée se marier dans la maison des donneurs, et ce, qu’il s’agisse de donneurs de
femmes ou de donneurs d’hommes. Ce glissement entre alliance et filiation fut l’une des
raisons pour lesquelles Claude Lévi-Strauss considèrait les Atoni comme une « société à
maisons ».
9. Les Atoni évitent le mariage avec la cousine croisée patrilatérale et désapprouvent
l’échange de sœurs, bien que dans certaines régions il reste possible. Les Tetum
septentrionaux préconisent également l’alliance asymétrique, tout en autorisant
l’échange des sœurs, alors que chez les Tetum de Sud, l’échange bilatéral devient
l’idéal.
10. Le même principe détermine, dans le contexte uxorilocal des Tetum méridionaux,
la position des maris (à l’ouest) et des frères (à l’est) sur la plateforme frontale de la
maison.
11. Ce rôle de la femme est en accord avec un schème général de la mythologie
timoraise qui assigne aux étrangers (venus de l’ouest, donc du côté « féminin ») le
contrôle des puissances spirituelles.
12. Si les analyses suivantes se réfèrent avant tout au modèle barasana étudié par
Christine Hugh-Jones (1979) et Stephen Hugh-Jones (1979, 1985, 1993, 1995), elles
s’appuient également sur les matériaux bara (Jackson 1983a et b, 1992), cubeo (Goldman
1963), desana (Reichel-Dolmatoff 1971, 1972, 1996), makuna (Århem 1981 et 1987) et
tatuyo (Bidou 1972). Par abréviation, nous désignons tous ces groupes de l’ensemble
« tukanoen » par le terme « tukano ». En fait, aucune de ces sociétés ne saurait être
analysée isolément. L’exogamie linguistique fait du Vaupès un réseau ouvert de
groupes interconnectés dont chacun représente le même monde symbolique d’un autre
point de vue. Ce système de perspectives étant explicitement inscrit dans l’espace
géographique, mythique et rituel, beaucoup de chercheurs y travaillant (voir, par
exemple, Bidou 1972 ou Jackson 1983a) ont été naturellement amenés à une approche
« perspectiviste », bien avant que ce terme ne soit devenu la marque de la cosmologie
amazonienne.
13. C’est aussi l’appellation de la poutre faîtière.
14. Dans une analyse de la maison mirana (également localisée dans le Vaupès), Dimitri
Karadimas (2005) montre que ces deux perspectives opposées comportent aussi un
aspect « vertical » : alors que la vue de l’intérieur correspond au regard vers le ciel où
se déplacent les astres, la vue de l’extérieur correspond au regard imaginaire sur le
territoire où se déplacent les personnes en bateau. La correspondance entre le chemin
du soleil (en haut) et le système fluvial (en bas) se trouve à son tour inscrite dans
l’architecture de la maison, le premier étant représenté par la poutre faîtière, colonne
vertébrale d’un ciel masculin surplombant le corps d’une terre féminine.
15. Pour une comparaison détaillée des deux rituels voir surtout Stephen Hugh-Jones
(1995). Le terme « maison » (wii) désigne également le rituel.
16. Cette féminisation de l’espace purement masculin se manifeste aussi dans les détails
du rituel : au summum du rite, le chamane brûle une gourde de cire d’abeilles, symbole
de féminité par excellence, remplissant la maison d’une odeur fortement associée au
sexe féminin ; cette odeur est par ailleurs aussi attribuée aux flûtes sacrées, que les
mythes desana comparent au clitoris.
17. Le mythe existe dans de nombreuses versions (cf., par exemple, Bidou 1972 : 67 ; C.
Hugh-Jones 1979 : 137 ; S. Hugh-Jones 1979 : 130 sqq. ; Jackson 1983a : 188 ; Reichel-
Dolmatoff 1971 : 169 sq.). Pour une discussion générale, cf. Bolens (1967) et, plus
récemment, Karadimas (2008).
18. Si l’on adopte l’hypothèse de Dimitri Karadimas selon laquelle le modèle de
l’anaconda-canoë serait une chenille portant dans son ventre des larves de guêpes
parasitaires, cette inversion peut encore s’appuyer sur une réelle ambiguïté
anatomique : la queue de la chenille apparaît effectivement comme sa tête et ressemble
à la proue du canoë mythique tel qu’il est représenté par les Desana (cf. Karadimas
2008 : 163, et communication personnelle).
19. Paradoxe susceptible d’être exploité à des fins idéologiques : si, par exemple, les
Pamwa (un clan tatuyo) sont généralement reconnus comme suprêmes puisqu’arrivés
les premiers, cette antériorité n’est due, selon les Huna (autre clan tatuyo), qu’au fait
qu’ils n’ont jamais fait le voyage, étant directement sortis de la forêt, ce qui
correspondrait à la position infime… (Bidou 1972 : 77).
20. Les compartiments sont disposés selon la hiérarchie de l’aînesse, la famille du chef
occupant soit le fond, comme chez les Makuna et Barasana, soit la section centrale,
comme chez les Cubeo et Desana.
21. Dans la version desana décrite par Reichel-Dolmatoff (1971), les deux rites
constituent deux phases consécutives d’un seul et même rituel.
22. Cf. Sorensen (1984). Les relations homosexuelles entre jeunes hommes célibataires
trouvent par ailleurs un équivalent mythique dans l’homosexualité que les femmes
auraient pratiquée dans la maison communale avant l’invasion des hommes (cf.
Karadimas 2008).
23. Je me réfère surtout aux Kwakiutl proprement dits, c’est-à-dire aux habitants de
l’île Vancouver étudiés par Boas (1888, 1897, 1909, 1920, 1921, 1925, 1930, 1966, 1969
[1934]) et Ford (1941), tout en prenant en compte les études d’Olson (1954, 1955) sur les
Kwakiutl septentrionaux (Wikeno et Heiltsuk). Pour la cérémonie d’hiver, je m’appuie,
en outre, sur les analyses de Drucker (1940) et Holm (1977, 1990).
24. Les numaym sont également hiérarchisés entre eux, leurs membres partageant, lors
des grandes cérémonies, une même place dans la maison de l’hôte. Quant à l’ordre des
dons, la hiérarchie des numaym prime sur celle des positions individuelles au sein de
chaque numaym. Cela dit, la hiérarchie globale des positions individuelles n’est pas
toujours en cohérence avec celle des numaym.
25. La différence entre « nobles » et « gens du commun » se définit en termes
d’occupation de sièges à un moment donné et ne constitue donc pas une frontière
permanente et imperméable ; en outre, la hiérarchisation des sièges rend la distinction
graduelle et relative (cf. Codere 1957 et Mauzé 1989).
26. Cf. Boas (1920 : 118) et Ford (1941 : 13). Toutes ces considérations se réfèrent aux
Kwakiutl proprement dits (i. e. méridionaux). Plus au nord, la filiation est utérine, la
transmission de père en fils n’étant possible qu’après adoption.
27. Selon certains auteurs, les danses passeraient même exclusivement de beau-père en
beau-fils et ne pourraient être transmises aux enfants (Rosman & Rubel 1971 ; cf. aussi,
pour une position contraire, Olson 1954 et Rosman & Rubel 1990). En revanche, les
« sièges » ne se transmettent pratiquement jamais aux affins ; comme l’a souligné
Goldman (1975), le seul cas reporté (Boas 1897 : 336 sq.) concerne un titre secondaire.
28. À la différence des « sièges », les danses supérieures ne peuvent être transmises aux
femmes.
29. Chez les Kwakiutl septentrionaux, et quelle que soit par ailleurs leur morphologie
sociale, les prérogatives de danse se transmettent exclusivement en ligne utérine
(d’oncle en neveu et de mère en fille), aucune ne pouvant passer directement de père
en fils. Au sud également, les danseuses de la cérémonie d’hiver sont appelées « les
mères de ma tribu » (Boas 1966 : 208). On notera toutefois que l’émergence des lignées
utérines chez les Kwakiutl méridionaux n’est pas une conséquence inévitable de la
transmission répétée de beau-père en beau-fils : en raison de mariages multiples, la fille
du prédécesseur peut être différente de la mère du successeur (cf. Boas 1920 : 118).
30. Cf. Boas (1921 : 786, 824, 1351, 1358).
31. Seuls les fils de chefs peuvent accéder aux rangs supérieurs des sociétés secrètes,
conformément à l’isogamie des nobles qui tend à reproduire la hiérarchie des sièges
dans celle des danses.
RÉSUMÉS
Résumé
Cet article vise une réévaluation de la maison en tant que schème génératif de l’espace social. Au
lieu de l’interpréter comme simple projection d’une structure sociale dans l’espace physique,
nous proposons de la considérer comme un outil pour représenter une même structure sociale de
plusieurs points de vue. Bien plus que de fournir le substrat ou l’image d’un groupe (selon le
modèle des groupes de filiation), la maison inscrit le point de vue de l’autre dans la constitution
du groupe même et se présente ainsi comme objectification d’une relation, dont le cas
paradigmatique est l’alliance matrimoniale. Partant de cette conceptualisation de l’alliance en
tant qu’axe d’une transformation de perspectives, l’architecture domestique peut servir d’outil
d’analyse pour étudier les systèmes de parenté. Cet article cherche à le montrer à travers trois
exemples tirés de régions différentes (Timor, Amazonie occidentale et Côte Nord-Ouest).
Abstract
This article aims to reconsider the house as a generative scheme of social space. Instead of
interpreting it as a simple projection of a social structure into physical space, the author
proposes to treat it as a tool for representing one and the same social structure from several
different points of view. Rather than supplying the substrate or image of a group (according to
the descent group model), the house integrates the other’s point of view into the constitution of
the group as such, thus presenting itself as the objectification of a relationship, the paradigmatic
case being that of matrimonial alliance. Starting from this conceptualization of alliance as an axis
around which perspectives are transformed, domestic architecture can serve as an analytical tool
for studying kinship systems. This article tries to show this by drawing on three examples taken
from different regions of the world (Timor, Western Amazonia and the American Northwest
Coast).
INDEX
Keywords : House, Kinship, Social Space, Alliance, Atoni, Tukano, Kwakiutl
Mots-clés : maison, parenté, espace social, alliance, Atoni, Tukano, Kwakiutl
AUTEUR
KLAUS HAMBERGER
École des hautes études en sciences sociales, Paris
De l’ethnographie à l’ethnologie :
changer de nom ou changer de
paradigme ?
L’école russe d’ethnologie, 1989-2008
From Ethnography to Ethnology : A Change of Name or a Change of Paradigm ?.
The Russian School of Ethnology, 1989-2008
Elena Filippova
Qu’en est-il de l’ethnologie en Russie aujourd’hui, plus de vingt ans après ? A-t-elle
réussi à redéfinir ses fondements théoriques ?
De l’ethnos à l’ethnicité
23 L’idée de remplacer l’ethnos, le concept central de l’ethnographie soviétique, par
l’« ethnicité », une catégorie de l’anthropologie culturelle « occidentale » (en réalité,
surtout anglo-saxonne), ayant suscité au début un certain enthousiasme, a trompé
l’attente, justement à cause de ce transfert de l’« essence » d’une notion à l’autre. En
effet, l’ethnicité a été largement comprise comme une qualité immanente à un
individu-« ethnophore », porteur des traits ethniques. Une grande partie des
ethnologues continuait, et continue toujours, à examiner l’homme à travers un prisme
ethnique. Ainsi, Serguey Che s ko10, ayant publié en 1994 un article intitulé « L’homme
et l’ethnicité », ne renie pas l’existence réelle des communautés ethniques mais
s’oppose à une vision de l’ethnicité comme un répertoire unique des caractéristiques
culturelles. Il invite les ethnologues à la recherche d’une « substance » de l’ethnicité
(1995 : 12).
24 Boris Vinner11 tente de trouver un équilibre entre les approches essentialiste et
constructiviste de l’ethnicité. Selon lui, l’application du concept d’habitus de Pierre
Bourdieu à l’ethnicité serait particulièrement fructueuse. L’« habitus ethnique » (un
terme introduit par Vinner), produit par des structures objectives du monde social,
englobe les « sens pratiques » des générations précédentes et de celle d’aujourd’hui.
C’est une sorte de programme que chaque individu varie et modifie au cours de sa
propre pratique. L’élément le plus conservatif d’un habitus ethnique serait une auto-
identification ethnique, transmise de génération en génération invariablement (un
ethnonyme figé) tandis que son contenu subit des changements importants. Le recours
à un concept d’habitus ethnique permettrait, toujours d’après Vinner, de conjuguer une
théorie de la conscience ethnique, partie intégrante de la théorie soviétique de l’ethnos,
et une théorie de l’identité sociale, élaborée au sein de l’école sociologique de Bristol.
25 Boris Vinner confronte ensuite le concept d’habitus à ceux d’identité ethnique et de
conscience ethnique. Une clé pour comprendre le mécanisme de l’identification
ethnique serait l’idée que l’action des individus est produite dans le cadre des
structures objectives du monde dans lequel ils vivent, ce monde façonne ainsi en eux
un ensemble de dispositions structurant leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.
Cette « habitualisation », pour reprendre le terme utilisé par Vinner, ou la prise
d’habitude, serait particulièrement efficace lors d’une socialisation primaire, en bas
âge, puisqu’elle n’est pas seulement cognitive, mais aussi émotionnelle. Cela rend
difficile voire impossible tout changement des identifications initiales d’un individu
(sexuée, ethnique, raciale ou de caste – selon Vinner). La théorie de l’habitus offre donc
une réponse « à la question cruciale de l’anthropologie » : pourquoi l’humanité se
divise-t-elle en communautés ethniques et qu’est-ce qui maintient de nos jours les
différences entre ces communautés ? Nos habitus prescrivent nos motivations et nos
comportements en conformité aux dispositions durables ; l’ethnicité apparaît par la
suite comme une habitude transmise de génération en génération que nous ne sommes
pas libres d’abandonner mais qui est susceptible de modifications (Vinner 1989 : 3-25).
26 Le concept d’ethnicité occupe également une place importante dans les travaux de
Valery Tichkov, et notamment dans son ouvrage Requiem pour ethnos (2003) : pour lui, le
passage de l’ethnos vu comme un archétype fondamental (une notion renvoyant à un
groupe, à une culture, à une substance collective) à l’« ethnicité » perçue comme une
catégorie identitaire, comme une « forme d’organisation sociale des diversités
culturelles » (ibid. : 60), signifie la déconstruction des liens « entre ethnicité et
territoire, ethnicité et pouvoir, ethnicité et État » et la dépolitisation de l’ethnicité. Il
convient, dans cette perspective, d’étudier plutôt les constructions, les changements et
les glissements de l’identité individuelle et collective que les « processus ethniques ».
Ce manifeste ne l’empêche pas toutefois de recourir systématiquement à une notion de
« communauté ethnique » (ou bien « communauté ethnoculturelle »), ni d’assimiler
l’« appartenance ethnique » à la « similitude culturelle », de même que l’« identité
ethnique » à l’« ethnicité ».
27 Dans sa conception de l’ethnicité, Tichkov se réfère aux définitions proposées par Max
Weber et Fredrik Barth, et introduit sa propre définition d’un « peuple au sens d’une
communauté ethnique » : « un groupe d’individus qui partagent un nom, des éléments
culturels, un mythe d’origine commune et une mémoire historique commune, qui
s’associent à un territoire donné et ont le sens de la solidarité » (ibid.). On reconnaît ici
les caractéristiques classiques de l’ethnos, mais transposées du domaine du réel au
domaine de l’imaginaire. Selon la même logique, Tichkov ne rejette pas le concept de
l’ethnogenèse mais le comprend comme la genèse d’une conscience ethnique (ibid. : 69).
28 Pertinent dans sa critique de l’essentialisme, qu’il s’agisse de sa version sociobiologique
ou psychologique et culturelle, Tichkov adhère explicitement au paradigme
constructiviste. Il relativise une dichotomie « Nous/Autres » en remettant en cause
l’homogénéité culturelle d’un groupe tout comme la différence entre les groupes. Il
souligne le caractère variable et multiple de l’identité d’un individu contemporain,
l’importance de la liberté personnelle et de la dissociation du groupe. Cependant, son
raisonnement bascule souvent dans une certitude des anciens clichés hérités de
l’époque précédente. Malgré la volonté d’en finir avec l’ethnos, de renouveler la
discipline en la faisant sortir au-delà de l’ethnicité, il se contredit lui-même quand il
écrit, par exemple : « des groupes fondés sur une ressemblance culturelle ont existé
dans toutes les époques historiques et partout dans le monde entier » (ibid. : 96) ; « si les
membres de ces groupes ont été conscients de leur appartenance collective, nous avons
de bonnes raisons de considérer de tels groupes comme […] des communautés
ethniques » (ibid. : 97) ; ou encore « l’essentiel du phénomène de l’ethnicité est
l’identité dont le sens se rapproche de la “conscience ethnique” dans la littérature de
langue russe » (ibid. : 116). On peut en déduire, premièrement, que la propriété
caractéristique d’une communauté ethnique est une conscience ethnique (ce qui est vu
traditionnellement comme un point faible de la théorie bromlejienne), deuxièmement,
que n’importe quel groupe conscient de son unité est une communauté ethnique (ce qui
est évidemment faux).
29 Un élément crucial de la genèse de l’ethnicité – donc, de l’émergence d’un groupe –,
serait, selon Tichkov, la frontière : « La frontière construit l’identité, mais cette
dernière n’est pas forcément une identité ethnique […]. L’ethnicité a tout d’abord à voir
avec la culture, et inversement, elle fait partie de la culture » (ibid. : 117). Alors, on
***
substantielle d’un adjectif qui ne peut pas être défini par un substantif. Si l’on ne sait
pas ce qu’est un ethnos, comment pourrait-on savoir ce qu’est l’« ethnique » ? Pourquoi
recourir à cette notion vague afin de caractériser un groupe ou une communauté ?
Qu’en restet-il si l’on fait abstraction des autres critères discriminants, tels que la
langue, la culture, la religion, la position sociale, etc. ? Le fameux « sentiment
d’appartenance » tout à fait irrationnel, une identification à un nom qui ne signifie rien
ou, du moins, ne signifie plus rien ? Nous revoilà dans une impasse, et nous n’en
sortirons pas si nous restons fidèles à un terme qui n’aurait qu’une seule raison d’être,
à savoir justifier l’existence de la discipline dont il est l’objet : l’ethnologie.
Sans avoir peur de me tromper, je dirai que le passage de l’ethnographie à l’ethnologie
ne représente qu’un passage du pareil au même : que l’on veuille simplement
« décrire », ou « comprendre » un fantôme, cette aventure est vouée d’emblée à l’échec.
Contrairement à une idée partagée par un grand nombre d’ethnologues mais aussi
répandue dans le public « éclairé », dans la Russie contemporaine comme dans l’espace
postsoviétique, l’ethnologie n’est pas un synonyme de l’anthropologie sociale ni de
l’anthropologie culturelle. Le choix d’un nom de discipline n’est pas neutre, puisque, en
faisant référence à un objet d’études, il les oriente dans une certaine direction. C’est
principalement pour cette raison que les travaux de Tichkov, en particulier son
ouvrage Requiem de l’ethnos abondamment cité ci-dessus, ont suscité des critiques
farouches de ses collègues : ils ont été indignés par cette remise en question de ce qu’ils
ont eu pour habitude de croire « l’objet d’étude non seulement le plus important, mais
unique » (Pimenov 2003 : 17) de l’ethnographie et, implicitement, comme la remise en
cause de la discipline elle-même. Aujourd’hui encore, nonobstant les « ressources
administratives » dont il dispose en tant que directeur de l’Institut, Tichkov est souvent
confronté à l’opposition du milieu scientifique et subit les attaques des « nationalistes »
de tous poils. Une affaire récente l’a mis en évidence, quand le conseil scientifique de
l’Institut n’est pas parvenu à fournir un avis consolidé sur les catégories « ethniques »
et linguistiques à la veille du recensement de population.
Il suffit de consulter les programmes des cursus universitaires et postuniversitaires en
ethnologie (mais aussi en prétendue « anthropologie culturelle » ou/et « sociale ») ou
des manuels recommandés, pour s’apercevoir à quel point les anciennes approches et
les schèmes dépassés restent vivaces. S’il y a une nouvelle tendance par rapport à
l’époque soviétique, c’est plutôt la prolifération des conceptions biologistes inspirées
par l’œuvre de Gumilev et de ses épigones, et perçues comme une marque de révolte
contre le « matérialisme historique »12.
Cependant, la situation évolue progressivement, et avant tout grâce aux chercheurs qui
ont su franchir les frontières disciplinaires, qui ont abandonné les débats stériles sur la
« substance ethnique », qui préfèrent à l’étude des « peuples » et des ethnos l’analyse
des phénomènes culturels et sociaux, qui s’interrogent sur les problèmes d’identité
plutôt que d’identité « ethnique », qui se méfient des réifications simplistes. Ceux, peut-
être, qui ont échappé à une formation historico-marxiste ?
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Cf. aussi Kolpakov (1995).
2. En russe : superetnos (??????????) et passionarnost’ (??????????????).
3. Voir le débat « Les leçons de Gumilev : splendeurs et misères de la théorie de
l’ethnogenèse », Etnograficheskoe obozrenie, 2006, 3. Et aussi : Chnirelman & Panarine
(2000).
4. À l’époque, directeur de recherche à l’Institut d’ethnologie de Moscou, disparu
depuis lors.
5. Chercheur à l’Institut de l’histoire de la culture matérielle de l’Académie de sciences
de St-Pétersbourg.
6. Cette idée a été reprise par Vladimir Arseniev (2006 : 27).
7. Directeur de recherche à l’Institut d’ethnologie de St-Pétersbourg.
8. Philosophe, professeur à l’Université Lomonossov, auteur, entre autres, de La
Philosophie de l’ethnos.
9. Professeur en ethnologie, spécialiste de la culture des Adygués.
10. À l’époque, vice-directeur de l’Institut d’ethnologie de Moscou.
11. Directeur de recherche à l’Institut de sociologie de l’Académie de sciences de St-
Pétersbourg.
12. Cf., par exemple : Lourjé (1997), Rybakov (2001) et Soloveji (2005).
RÉSUMÉS
Résumé
Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, un débat agite la discipline, baptisée ethnographie,
autour des fondements théoriques. La théorie de l’ethnos, liée avant tout au nom de Ûlian
Bromlej, est soumise à la révision critique. D’autres doctrines, reléguées durant l’époque
soviétique à la marge de la science officielle et, du coup, exclues du discours savant, sortent de
l’ombre. L’ouverture vers le monde extérieur, la prise en compte des méthodologies développées
au sein d’autres écoles deviennent non seulement légitimes, mais indispensables. Cependant, la
réalité du phénomène de l’ethnos n’est remise en question que par une petite minorité des
chercheurs. L’abandon d’un paradigme essentialiste s’avère particulièrement difficile.
Abstract
Following the collapse of the USSR, the discipline called ethnography was stirred by a debate
about its theoretical underpinnings. The ethnos theory, linked above all to Ulian Bromlej’s name,
was critically reviewed. Other doctrines came out of hiding that had, during the Soviet era, been
pushed into the margins of official science and thus out of intellectual discussions. Opening
toward the outside world and taking into account methodologies developed by other schools of
thought have become legitimate and, moreover, indispensable. However, only a small minority of
researchers has questioned the reality of the ethnos phenomenon. It has turned out to be very
hard to give up an essentialistic paradigm.
INDEX
Mots-clés : ethnologie, discipline, Russie postsoviétique
Keywords : Ethnology, Discipline, Post-Soviet Russia
AUTEUR
ELENA FILIPPOVA
Académie de sciences de RussieInstitut d’ethnologie et d’anthropologie, Moscou
vraiment se refuser à investir l’analyse des diverses réalités sociales qui revêtent et
parfois revendiquent un aspect tribal, sous prétexte que le concept « tribu » évoque
une certaine anthropologie invariablement qualifiée de « classique », de « désuète » ou
encore de « coloniale » ? Faut-il définitivement renoncer à utiliser ce terme – tant il
semble recouvrir nombre de stigmates – et inventer des néologismes pour contourner
le problème ? C’est plutôt, nous semble-t-il, à une application raisonnée – c’est-à-dire
valablement expliquée – du concept qu’il faut se livrer avant toute investigation plus
poussée. Plus encore, le travail de l’anthropologue est d’éclairer les réalités chaque fois
spécifiques qui se cachent derrière le qualificatif de « tribu ». Nous irons même un peu
plus loin, dans cet article, en faisant une proposition : l’étude actuelle des « tribus » se
doit de montrer en quoi celles-ci sont des entités, non seulement en soi, mais aussi et
surtout pour soi, c’est-à-dire conscientes d’elles-mêmes et élaborant un ensemble de
règles à partir de leurs représentations de ce que sont ou devraient être la « tribu » et
le fonctionnement en son sein.
4 Partons ici d’une première définition assez simple. Maurice Godelier écrivait très
pertinemment dans un article récent que : « appartenir à une ethnie vous donne une
identité culturelle et linguistique […], mais ne vous donne ni terre ni femme ni pain.
C’est seulement l’appartenance à une tribu qui vous les donne » (2004 : 291). La tribu est
donc un « groupe de solidarité » – ou tout au moins un groupe se représentant comme
« solidaire » – et au sein duquel l’idéologie de la commune appartenance (bien souvent
il s’agit de la commune ascendance) joue un rôle majeur 5. Dans cette perspective, la
proposition devient la suivante : l’approche du « phénomène tribal » se doit de montrer
en quoi la tribu est une entité consciente d’elle-même et élaborant un ensemble de
règles en vue de maintenir une solidarité, une cohésion en son sein. Plus encore, et en
nous inspirant ici des travaux de Sally Falk Moore (1973), il nous faut montrer en quoi
la tribu fonctionne comme un champ social semi-autonome, c’est-à-dire comme un
espace relationnel en rapport avec d’autres et/ou inscrit dans d’autres champs plus
conséquents (le champ de l’État-nation, par exemple), au sein duquel s’élaborent des
règles spécifiques mais qui prennent compte de celles des autres champs sociaux. On
est donc là dans une approche dynamique de la tribu. Celle-ci est particulièrement
pertinente concernant les tribus dans le monde contemporain, puisqu’elles s’inscrivent
essentiellement dans un cadre étatique dont on ne peut faire l’économie, mais aussi
dans une perspective historique (à moins de considérer les tribus comme des entités
autarciques).
Nous illustrerons cette proposition à partir de recherches menées en Algérie, pays où la
question tribale est réapparue ces dernières années. Partant de l’étude de deux
ensembles tribaux, les cAmûr et les Awlâd Sid A?mad Majdûb, dont l’existence est
attestée avant la colonisation, nous expliquerons comment ceux-ci existent
actuellement comme champs sociaux semi-autonomes (et non pas comme des
abstractions théoriques d’anthropologue ou d’administrateur), comme des espaces
relationnels créant des règles dont la finalité est de maintenir une forme de solidarité,
de cohésion en leur sein. Cet article prolongera une démonstration déjà engagée
ailleurs. Nous avons en effet montré, en nous appuyant sur une recherche menée sur
ces deux ensembles tribaux, pourquoi l’organisation tribale fut maintenue durant la
période coloniale dans les Territoires du Sud (sous administration militaire) et
comment ces tribus furent réorganisées et réifiées par les administrateurs coloniaux
(Ben Hounet 2007). Nous avons ensuite expliqué comment l’État indépendant durant la
période du parti unique FLN (1962-1989) a dû gérer cette réalité tribale léguée et en
partie transformée par la colonisation (Ben Hounet 2008a). Comme nous l’avons exposé,
ces tribus, et probablement celles de l’ensemble des Territoires du Sud, ont été
préservées de toute destruction volontaire, mais elles ont été en même temps
remaniées pour diverses raisons, notamment administratives. Dire cela ne nous permet
pas de conclure à la mort de la tribu – comme on pourrait le prétendre –, mais
simplement que la tribu dans cette région est une réalité sociale largement redéfinie
par l’État colonial, mais aussi par l’État indépendant. Il ne faut pas oublier par ailleurs
que les tribus sont des entités sociales soumises à l’histoire. Elles n’ont pas toujours été
ce qu’elles sont, elles n’ont pas toujours eu la même forme 6. C’est notamment pour
cette raison que les concepts de néotribalisme et de retribalisation peuvent parfois
induire en erreur, s’apparenter à des leurres conceptuels. Ils rendent compte bien
souvent d’un truisme : celui de l’historicité, du mouvement et des processus de
redéfinition et de redéploiement des liens tribaux.
Dans cet article, nous exposerons le cas d’un système assez singulier de réconciliation
et de compensation instauré au sein des cAmûr au lendemain de l’Indépendance et
s’étant établi sous sa forme actuelle en particulier à partir de la décennie 1980. On
montrera aussi comment les Awlâd Sid A?mad Majdûb ont réorganisé et
institutionnalisé (en particulier à partir des années 1980) leur univers tribal autour de
la zawiya7 de leur ancêtre fondateur. Ces deux exemples, qui jusqu’à présent
fonctionnent encore, illustrent assez bien la manière dont les tribus peuvent agir
comme des entités en soi et pour soi, comme des champs sociaux semiautonomes, et ce
dans le cadre de l’État-nation contemporain, algérien en l’occurrence.
Toutefois, en tenant compte de la proportion des cAmûr par rapport aux autres
populations, on peut estimer à environ 40000 le nombre de personnes appartenant à
cette confédération tribale et habitant le Haut Sud-Ouest. Il s’agit de la population la
plus importante en nombre de la partie sud de la wilaya (« département ») de Naama.
Selon toute vraisemblance et en comptant le retour de tentes qui ont fui au Maroc
durant la guerre d’indépendance, les Awlâd Bûbkar formeraient, à l’heure actuelle, la
tribu la plus importante en nombre. La tribu des Swala serait numériquement
légèrement inférieure à celle des Awlâd Bûbkar. Enfin, la tribu des Awlâd Salim est la
moins importante en nombre. On peut estimer entre 20 % et 30 % le nombre de
membres des cAmûr vivant actuellement sous la tente (khayma). Les semi-nomades
appartenant à cette confédération seraient donc entre 8000 et 12000. Jusqu’à la fin des
années 1980, des statistiques faisaient apparaître les tailles des groupes nomades selon
les tribus. Depuis, les autorités se refusent à effectuer des recensements d’après ce
critère9. Les autres membres de la confédération vivent pour l’essentiel dans les
localités d’Ain Sefra, Tiout, Sfissifa et Moghrar. C’est surtout à Ain Sefra que l’on trouve
un nombre important de membres de ces tribus. Cette ville qui abrite près de 40 000
habitants se situe aux pieds des djebels Mekter et Aissa. Elle est bordée à l’ouest par une
large dune et à l’est par la route nationale qui relie Naama à Bechar.
Les Awlâd Sid A?mad Majdûb, appelés plus communément Mjadba ou Majdûbî, forment
une tribu mrabtin, c’est-à-dire qui possède un certain prestige d’essence religieuse.
Dans l’imaginaire collectif, elle bénéficie, par voie d’héritage, de la baraka (bénédiction
divine) de l’ancêtre fondateur, un saint ayant vécu au XVIe siècle. Elle est localisée
traditionnellement du côté d’Asla. Cette tribu s’organise, sur le plan de la généalogie et
des segmentations, en neuf fractions se rattachant toutes à Sid A?mad Majdûb.
La tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb compterait environ 9000 personnes, selon nos
estimations. Leur territoire correspond à peu de chose près à celui de la daïra d’Asla.
C’est d’ailleurs au sein de cette localité que se regroupent la plupart des Awlâd Sid A?
mad Majdûb. Elle est située à environ 70 km à l’est d’Ain Sefra, sur la route d’El Bayadh ;
elle comprend un ksar (qsar) inhabité. Quelques familles habitent à Ain Sefra et à
Chellala Dahrania (petite commune située à environ 15 km d’Asla mais appartenant à la
wilaya d’El Bayadh). En dehors de la localité d’Asla, les Awlâd Sid A?mad Majdûb
sédentaires sont répartis dans des petits douars environnants. Enfin, près de la moitié
de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb vit actuellement sous la tente (khayma),
partiellement ou tout au long de l’année. Ils évoluent pour la plupart sur le territoire de
la commune/daïra d’Asla.
qui est la plus courante en droit, la diya désigne la compensation due pour l’homicide,
les compensations pour les autres délits de sang étant appelées plus spécialement arsh »
(Tyan 1965 : 350). La pratique de la diya remonte à l’époque préislamique et est à lier
avec l’organisation sociale de l’Arabie à cette époque : organisation tribale, inexistence
d’une autorité politique, même à l’intérieur de la tribu, importance de la justice privée,
modérée toutefois par la pratique de la médiation et de l’arbitrage 11. La diya est un fait
coutumier mais qui a des racines juridiques et théologiques puisque l’origine en est
rapportée dans la tradition islamique au rachat du sacrifice du père du Prophète
(Chelhod 1986a : 141). Dans le Coran, la diya est présentée comme un adoucissement,
« une faveur de la miséricorde de Dieu », à la loi du talion (Sourate II « la vache »,
versets 178-179). Elle est expressément recommandée en ce qui concerne les homicides
involontaires. Les conditions de la compensation sont même fixées dans ces cas-là
(Sourate IV « les femmes », verset 92). La diya fut par ailleurs intégrée au fiqh (droit
islamique) et notamment au fiqh malékite (cf. al-Muwatta de l’Imam Malik) utilisé entre
autres en Afrique du Nord. La diya a également été intégrée aux droits étatiques de
quelques pays ayant adopté la loi coranique, tels l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Soudan…
La diya n’existait pas originellement en Afrique du Nord. Dans l’ensemble, l’application
du principe de la compensation (diya) est due à l’influence de l’islam et marque le
progrès de l’arabisation des cultures maghrébines (Encyclopédie berbère, vol XV :
2367-2369)12.
9 Les membres des cAmûr impliqués dans les processus de réconciliation indiquent qu’il
ne s’agit plus de diya à proprement parler (cf. infra). Pour définir cette pratique de
compensation, le terme diya est bien entendu employé, mais certains préfèrent parler
de mu?alaha ou sul? (« réconciliation »), ou mieux encore de diya mu?alaha (« diya de
réconciliation »). Ce système de diya de réconciliation a été mis en place après
l’Indépendance chez les cAmûr, et c’est dans les années 1980 que les habitants du qsar
de Sfissifa et les familles des Awlâd Ziad l’ont intégré. Il répondait à la volonté de
renouer avec les procédures « traditionnelles » de justice, lesquelles semblaient plus
efficaces pour mettre fin aux conflits entre les parties et préserver ainsi la cohésion
tribale et la paix communautaire.
10 Chaque fraction a un ou deux responsables (mas?ûl) chargés de collecter la somme qui
sera donnée à la famille de la victime. Cette somme s’élevait à 80000 Da pour l’homicide
involontaire d’un enfant, 100000 Da pour une femme et 120000 Da pour un homme ; elle
a récemment (début 2008) été fixée à 100 000 Da quels que soient le genre et l’âge de la
victime. Dans le droit malékite et dans la coutume bédouine ( cûrf badawy), la
compensation de la diya est normalement de 100 dromadaires pour un homicide
involontaire. Or, les montants des compensations telles que pratiquées chez les cAmûr
sont nettement inférieurs : environ 100000 Da13, soit le prix de 10 moutons, pour un
homicide involontaire. Les raisons invoquées sont, d’une part, la cherté de la vie et,
d’autre part, le fait que le coupable ou son assurance lorsqu’il s’agit d’accidents – et il
s’agit là des cas les plus fréquents – doit encore payer à la famille de la victime les frais
relatifs aux dommages et intérêts prononcés lors du jugement civil, ainsi que l’amende
qui aura été fixée lors du jugement pénal. L’objectif de la compensation de la diya est
donc bien localement d’aboutir à la réconciliation des parties et non pas de compenser
réellement la perte d’une personne.
11 La diya existe depuis longtemps parmi ces tribus, mais pas exactement sous cette forme.
Auparavant, le prix du sang n’impliquait que les fractions, c’est-à-dire les familles
agnatiques concernées, et ne faisait pas l’objet d’une organisation aussi bien rodée avec
des sommes préétablies et des responsables de la compensation (mas?ûl) pré-désignés.
Le choix de l’arrangement, de la somme, des médiateurs et arbitres dans les cas de prix
du sang suivait une logique moins formelle.
12 Lorsqu’il s’agit d’homicide volontaire, le système de la diya de réconciliation ne
fonctionne plus et lorsque le principe de la compensation est accepté par la famille de
la victime, il appartient seulement à la famille agnatique 14 du coupable de réunir la
somme qui est souvent plus importante (entre 100000 et 400000 Da). C’est cette
pratique qui existait avant la colonisation (pour les homicides involontaires et
volontaires). Bien sûr, dans les cas d’homicides (involontaires ou volontaires), la justice
étatique suit son cours et le coupable est jugé suivant les critères de la loi algérienne.
Bien que localement il soit fait référence à la fois au droit islamique et à la coutume ( c
ûrf ) pour justifier l’application de la diya, on remarquera, d’une part, que les sommes
ne sont plus les mêmes et, d’autre part, l’absence des autorités chargées de leur
application – il n’existe en effet pas ou plus localement de juges musulmans (cadi) ou
tribaux. La pratique de la diya – sans être l’application formelle du droit islamique ou
du cûrf – s’inspire néanmoins de leurs principes 15. Elle prend aussi appui sur un
ensemble de personnes qui ont pour charge la médiation entre les familles et/ou la
collecte de l’argent pour la compensation. En effet, des shaykh 16 et/ou kbar (« grands »)
sont sollicités pour faire office de médiateurs et d’arbitres, et nous avons déjà parlé des
personnes responsables de la collecte de l’argent. On a donc bien l’existence d’un
système à caractère juridique parallèle à l’État, lequel repose notamment sur une
représentation tribale de l’organisation sociale. Il est intéressant de noter que ce
système de compensation organisé et formalisé suggère une prise de conscience de
l’ensemble tribal et qu’il suit la conception que l’on se fait de la solidarité tribale :
toutes les tribus et fractions cotisent lorsqu’il s’agit d’un homicide involontaire. Les
responsables de la compensation (mas?ûl) sont organisés par fraction.
On a donc bien là un dispositif à caractère juridique, donc un ensemble de règles
spécifiques ayant un aspect contraignant, s’appuyant sur des membres des fractions
composant la confédération tribale des cAmûr et choisis en fonction de ce critère (deux
mas?ûl par fraction). Mais nous sommes aussi en présence d’un système qui s’adapte au
droit étatique et qui vient en un sens le compléter. Ce système témoigne du fait que la
confédération des cAmûr, et en particulier les tribus et fractions qui la composent,
agissent encore comme des champs sociaux semi-autonomes, qu’elles élaborent des
règles spécifiques mais qui prennent compte de celles de l’État.
choisit, parmi ses membres et pour une période de deux ans, un bû’ab (l’« homme de la
porte ») ayant pour mission de veiller sur la zawiya. Ce roulement a été institué en 1983
(cf. le tableau 1). On peut analyser ces changements comme une forme de ré-
appropriation de l’emblème principal de la tribu, la zawiya, au profit de l’ensemble des
fractions.
14 Au début de la décennie 1990, période marquée par l’ouverture du régime au
pluripartisme, les Awlâd Sid A?mad Majdûb ont décidé de créer l’association de la
madrasa de Sid A?mad Majdûb (1992), devenue par la suite l’association de la zawiya
(1998). Cette création a été un événement important dans la structuration politique de
la tribu, notamment vis-à-vis de l’extérieur. En effet, en créant l’association, la tribu
s’affirme et affirme ses valeurs au grand jour et, en premier, envers les autorités
étatiques auxquelles elle remet les statuts associatifs (daïra, wilaya). Il faut ici indiquer
que les membres les plus influents du bureau ont été maires de la commune d’Asla et
ont été rodés aux divers procédés administratifs. Ils ont, en fait, importé certains
éléments relatifs aux structures administratives, en l’occurrence ici la mairie d’Asla, au
sein des structures religieuses traditionnelles, la zawiya de Sid A?mad Majdûb. Ils ont,
en quelque sorte, bureaucratisé la zawiya. C’est d’ailleurs Shaykh Taïbawi, président
actuel de l’association et shaykh de la fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad, qui a proposé
de créer l’association, et il fut le maire d’Asla de 1971 à 1979.
(* Maire élu d’Asla de 1971 à 1979 ; ** Fils du 2e maire d’Asla ; *** Fils du 3e maire d’Asla ; **** Premier
maire élu d’Asla ; ***** Fils du 1er maire d’Asla)
L’association de la zawiya est aussi un espace de pouvoir en face des autres espaces que
sont l’APC, la daïra, la wilaya, institutions politiques plus formelles. Elle constitue un
pouvoir local important, un espace de pouvoir en interaction, souvent en bonne
entente, avec les pouvoirs étatiques. Comme il a été dit, de nombreux shaykh de
l’association de la zawiya et plus généralement de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb
ont eu des mandats politiques : ils ont été maires, membres de l’ APC d’Asla ou membres
de l’Assemblée populaire de la wilaya de Saida, puis de Naama. De fait, rodés à la
politique, ils constituent souvent des intermédiaires entre leur fraction (et leur tribu)
et les autorités étatiques. Les shaykh et l’association de la zawiya en particulier sont
ainsi les meilleurs garants de leur fraction ou tribu vis-à-vis de l’État.
***
Ces deux exemples (diya et zawiya) suggèrent que la tribu n’est pas tout le temps une
catégorie assignée. Elle peut aussi être, pour reprendre Pierre Bourdieu (1972), une
représentation mais aussi et surtout une volonté de la part des populations qui
revendiquent partager cette identité. De fait, elle est, lorsqu’elle existe réellement, une
entité en soi et pour soi. Dès lors, il s’agit de voir quelles sont les implications concrètes
de cette représentation de soi22. Jacques Berque (1954) définissait la tribu nord-
africaine comme un « emblème onomastique ». Sa démonstration conduit
inévitablement à considérer davantage les conséquences sociopolitiques de cette
représentation et volonté, et non pas à abandonner l’étude du fait tribal. L’approche, ici
proposée et illustrée, est que l’analyse actuelle du phénomène tribal se doit de
considérer plus encore la tribu comme un champ social semi-autonome et de définir et
expliquer les adaptations et redéfinitions du cadre tribal et des règles tribales en
fonction des autres cadres (sociaux, étatiques, internationaux) interagissant.
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NOTES
1. « Les concepts sublunaires sont perpétuellement faux parce qu’ils sont flous et ils
sont flous parce que leur objet lui-même bouge sans cesse » (Veyne 1978 : 187).
2. « By “tribal society” I mean the kind of community which was once described by the
term “primitive society”, a term now rightly rejected » (Gluckman 1967 : XV).
3. Il est même, par effet de mode, employé pour rendre compte des groupes constitués
autour d’affinités électives dans les sociétés postmodernes (Maffesoli 1991).
4. Repris in Tapper (1990 : 51).
5. Nous utilisons le terme « idéologie » parce que cette commune appartenance (ou
ascendance) peut bien sûr être fictive – Jacques Berque (1954) parle quant à lui
d’emblème onomastique –, mais elle a néanmoins des effets sociopolitiques bien réels.
son article sur les fondements de la sociologie juridique de l’Afrique du Nord, attirait
l’attention sur l’hétérogénéité des sources juridiques utilisées au Maghreb (coutumes
arabes, systèmes berbères, fiqh citadin, initiative des légistes locaux) et sur le caractère
syncrétique des droits (systèmes juridiques cohérents) qui prévalaient en cette région.
16. Le terme shaykh (pl. : shûyûkh – pour des raisons de commodités de lecture, on
gardera shaykh au singulier et au pluriel) peut être rapproché des mots français
« saint » ou « sage ». Il désigne étymologiquement une personne dont l’âge paraît
avancé et dont les cheveux ont blanchi. Depuis l’époque préislamique, l’idée d’autorité
et de respectabilité est attachée à ce terme qui est aussi utilisé pour désigner tout chef
de groupe humain (famille, tribu, corporation, etc.). Cf. Geoffroy (1998).
17. Entre l’Indépendance et le début des années 1980, la zawiya fut gérée par un
segment des Awlâd Sidi Mu?ammad, la famille Hidar. La reprise en main de la zawiya
par l’ensemble de la tribu ne fut pas sans soulever certains conflits, comme en
témoignent les propos de A?mad Hidar, qui fut maire d’Asla de 1997 à 2002 : «Mes
parents (les Hidar) avaient envie que la gestion de la zawiya reste entre leurs mains, de
père en fils. Les autres fractions de la tribu ont voulu créer une association (avec un
nouveau bû’âb tous les deux ans). Du coup, ils n’ont pas voulu entrer dans
l’association ».
18. La fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad, étant numériquement deux fois plus
importante que les autres, choisit deux bû’ab qui effectuent deux années chacun, donc
quatre années à eux deux.
19. Sur la wacda de Sid A?mad Majdûb, cf. Ben Hounet (2008b).
20. La réalité n’est cependant pas aussi simple. Il existe, en effet, des shaykh de fraction
ayant plus d’autorité que ceux qui sont membres de l’association de la zawiya (cela est
valable pour les Awlâd Sidi Ban cAbdallah et les Awlâd Sidi Bûbkar). Cependant, si ceux-
ci ne sont pas membres de l’association, ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est,
qu’étant nomades, ils ont jugé préférable qu’un autre shaykh, habitant Asla et
généralement second au niveau de l’autorité, en soit membre pour mieux représenter
la fraction.
21. De manière générale, on en appelle souvent au mrabtin, plus spécifiquement aux
shaykh issus des lignages mrabtin, pour faciliter et garantir le règlement des litiges
entre les tribus ou entre des personnes. Ainsi les shaykh des Awlâd Sid A?mad Majdûb
et, en particulier, les shaykh de l’association de la zawiya peuvent être sollicités dans le
cadre de ces affaires, mais aussi en d’autres circonstances : décès, circoncision, etc. Le
rôle des zawiya et des lignages maraboutiques dans la médiation tribale a été analysé en
d’autres endroits du Maghreb (Gellner 1969). C’est là l’une des fonctions importantes
des zawiya et notamment de la zawiya de Sid A?mad Majdûb. C’est aussi en raison de sa
capacité à maintenir l’ordre tribal dans la région que se justifie le prestige de la zawiya.
À cette fin, la wacda (la fête en l’honneur du saint) peut être analysée comme un
instrument puissant de prévention des conflits au sein de la tribu des Awlâd Sid A?mad
Majdûb, mais aussi entre les tribus de la région, car il s’agit d’une plateforme
communicationnelle importante.
22. Cette représentation de soi peut parfois être la reprise d’une identité assignée.
RÉSUMÉS
Résumé
Partant de l’analyse comparée de deux entités tribales qui évoluent dans le Haut Sud-Ouest
algérien (région d’Ain Sefra), cet article suggère quelques pistes pour appréhender les
phénomènes tribaux dans les États contemporains, en particulier ceux du monde musulman.
L’approche, ici proposée et illustrée, est que l’analyse actuelle du phénomène tribal se doit de
considérer plus encore la tribu comme un champ social semi-autonome et ainsi de définir et
expliquer les adaptations et redéfinitions du cadre tribal et des règles tribales en fonction des
autres cadres (sociaux, étatiques, internationaux) interagissant.
Abstract
This comparative analysis of two « tribes » in the Ain Sefra area, southwestern Algeria, suggests a
few ways of understanding tribal phenomena in contemporary nation-states, in particular those
in the Muslim world. Given the approach proposed and illustrated herein, current analyses of
this phenomenon must consider the tribe to be a semiautonomous social field. They can thus
define and explain how tribes and tribal rules are adapted and redefined as a function of other
(social, state, international), interacting environments.
INDEX
Mots-clés : tribu, droit islamique, Algérie, monde musulman
Keywords : Tribe, Islamic Laws, Algeria, Muslim World
AUTEUR
YAZID BEN HOUNET
Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris
Dominique Casajus
NOTE DE L'AUTEUR
Une première esquisse du présent article avait fait l’objet d’un exposé donné le 31 mars
2005 dans le séminaire « Figures de la rivalité » animé par Marianne Lemaire (Centre
d’études des mondes africains, Ivry-sur-Seine).
leur réception.
Ce motif du narrateur solitaire est sans doute un emprunt à la poésie arabe archaïque,
venue jusqu’aux Touaregs par l’intermédiaire de ceux qui les ont autrefois convertis à
l’islam. Il rappelle également le thème de la fin’amor, l’« amour parfait » que les
troubadours ont célébré et dont ils ont débattu deux siècles durant. C’est pourquoi j’ai
décidé il y a quelques années d’entreprendre une comparaison entre la poésie des
Touaregs et celle des anciens Arabes, puis d’adjoindre le corpus troubadouresque à mon
éventail comparatif. L’assemblage peut paraître hétéroclite mais il me semble que les
premiers résultats de ma recherche en ont montré a posteriori la pertinence. Dans les
trois cas, en effet, le contenu des poèmes se rapporte aux conditions dans lesquelles ils
ont été composés, transmis et reçus ; dans les trois cas, l’auteur est généralement
absent du lieu de leur profération, ce qui porte le public à imaginer que le narrateur
est, non sa création, mais son porte-parole. Pensons par exemple au Roman de Majnûn, la
triste et célèbre histoire de ce bédouin devenu fou par amour. Les anthologues
abbassides qui composèrent le divan de Majnûn n’auraient pas imaginé cette tragique
histoire si d’aventure ils avaient connu l’identité et la biographie réelles de l’auteur (ou
des auteurs) des vers qui circulaient sous son nom. La propension du public à imputer
au poète absent les souffrances dont gémit son narrateur, qui ne se traduit chez les
Touaregs que par des interjections apitoyées ou des rumeurs éparses, a donné corps ici
à un roman peu à peu enrichi par les siècles. De la même manière, dans les trente ou
quarante chansonniers par lesquels la poésie des troubadours nous a été transmise, les
« chansons » (cansos ou chansos) sont en général précédées de la biographie de leur
auteur putatif – sa vida – et alternent avec des razos, commentaires également
biographiques qui rendent « raison » de tel ou tel vers. Vidas et razos attribuent aux
poètes eux-mêmes les souffrances dont gémit le narrateur de leurs chansons, ce qui
témoigne d’une démarche semblable à celle des auditeurs touaregs ou des anciens
compilateurs arabes. Autre point de similitude, les chansonniers ont commencé à se
répandre alors que l’art troubadouresque – le trobar – entrait en décadence et allait
bientôt s’éteindre, de la même manière que le roman de Majnûn est né de la disparition
progressive du monde qui avait vu naître la poésie bédouine, et que la figure du poète
touareg s’affirme à mesure que sa parole s’éloigne de lui 1.
s’engage à la servir et à chanter sa gloire, son « prix » (pretz). Le deuxième obstacle est
constitué par le « jaloux » (gelos) et l’« observateur » (gardador), personnages un peu
énigmatiques dans lesquels une interprétation aujourd’hui contestée croyait voir
respectivement le mari de la dame et un espion chargé de la surveiller (Press 1970 ;
Paden et al. 1975). Viennent enfin les beaux parleurs, les médisants, les imposteurs, les
faux soupirants qui épient le narrateur et conspirent contre lui, abusant la dame et le
diffamant devant elle. On leur applique le terme générique de lauzengier, mais les
qualificatifs qu’ils sont susceptibles de recevoir sont aussi nombreux que les facettes de
leur vilenie : enveios, « envieux » ; trichador, « tricheurs » ; lengua de colobra, « langue de
couleuvre » ; avols gens et mal vezis, « viles gens et mauvais voisins » ; malvaza gens savaya
« mauvaise et méchante gent »… (certains commentateurs modernes semblent même
penser que le gardador et le gelos ne sont jamais que des lauzengiers parmi d’autres) 2.
Troupe multiforme et honnie, les invectives que leur adresse le narrateur et les plaintes
qu’ils lui inspirent tiennent dans la poésie occitane autant de place que la célébration
de la dame. Tout simplement parce qu’ils ne sont rien d’autre que ses rivaux. Le nom
même qui les désigne montre d’ailleurs, si du moins on se fie à une étymologie assez
largement acceptée3, qu’ils se livrent à la même activité que lui : la « louange » (lauz) de
la dame.
3 Comme plusieurs commentateurs l’ont relevé4, cette ubiquitaire et obsessive présence
des rivaux dans la poésie des troubadours est inhérente à la nature même de l’amour
qu’elle célèbre. Le narrateur attend de sa dame qu’elle offre spontanément son amour ;
or être libre de se donner, c’est aussi être libre de se refuser ou de se donner à d’autres,
de sorte que le seul amour dont il accepte d’être aimé le met inévitablement en
présence d’une foule innombrable de rivaux. De plus, en raison même de sa
spontanéité, un tel amour ne peut être qu’indifférent aux valeurs habituellement
reconnues par le monde (étant tout de même entendu que le vilain ne saurait y
prétendre). C’est ainsi qu’on voit tel troubadour proclamer que les puissants n’ont pas
véritablement part à la fin’amor, peu habitués qu’ils sont à accepter qu’on leur dise non
(Köhler 1964 : 31-32 ; Schnell 1992 : 356). À l’inverse, le narrateur proclame volontiers
que les faveurs de sa dame ont plus de prix à ses yeux que toutes les richesses et tous
les honneurs dont s’enorgueillissent les grands de ce monde (Appel 1990 [1915] : 107).
On peut dire que l’amour chanté par les troubadours refuse de faire acception des
valeurs du monde, seule condition à laquelle les amants puissent s’y adonner dans toute
la liberté de leur cœur. On verra plus loin ce qu’il en est de la rivalité amoureuse dans le
corpus touareg ; mais on peut remarquer dès maintenant combien cet amour
ultramondain rappelle ce que, dans un article auquel le présent travail doit l’essentiel
de son inspiration, Marianne Lemaire a écrit de certaines formes d’amitié en Afrique de
l’Ouest. Même institutionnalisée, l’amitié, nous dit-elle, « y apparaît toujours comme
une relation privilégiée et préférée dans la mesure où, par opposition aux relations de
parenté et aux relations entre classes d’âge, elle se fonde non seulement sur l’égalité
mais aussi, et surtout, sur la liberté et le libre choix » (2009 : 68). On trouve dans les
deux cas la même indifférence aux hiérarchies mondaines, qu’elles soient politiques ou
familiales, mais n’oublions pas malgré tout, différence de taille, que la fin’amor n’est
jusqu’à preuve du contraire qu’une « utopie littéraire » (Schnell 1992 : 91) 5.
4 Il est cependant une qualité dont le narrateur demande qu’il soit fait acception : sa
sincérité. Il ne cesse dans tout le corpus troubadouresque de proclamer qu’il a pour sa
domna un amour vrai (verais), loyal (leyal), venant du cœur (coraus), en même temps qu’il
accuse les lauzengiers de ne pas mettre leur cœur dans ce qu’ils disent. Mais comment
distinguer l’amant sincère des menteurs ? Là est son drame. Souvent la dame se laisse
abuser par ces beaux diseurs au cœur faux, tandis qu’elle méconnaît la vérité de
l’amour qu’il lui porte. Ainsi chez Guilhem de Montanhagol 6 :
Elle crée son mal
la dame qui s’emplit d’arrogance
quand un homme d’amour
la prie et qu’elle s’irrite
trouvant plus beau que souffre son suppliant
plutôt qu’un autre
dont les fautes sont perverses.
5 Ou chez Bernard de Ventadour7 :
Des dames il me semble
qu’elles font grande faute
en cela que ne sont guère
aimés les vrais amants ;
je ne devrais rien dire
sinon ce qu’elles veulent
mais il m’est dur qu’un tricheur
ait d’amour par tromperie
ou plus ou tout autant
que n’a un vrai amant.
6 Ou bien encore, chez le même Bernard8 :
Une fausse perfide
traîtresse de mauvais lignage
m’a trahi et se trahit elle-même,
coupant la branche avec laquelle elle se frappe,
et quand un autre la sermonne
elle m’accuse de ses propres torts.
Les derniers venus reçoivent d’elle
plus que moi qui ai fait longue attente.
7 Encore ce narrateur-là finit-il dans une strophe ultérieure par pardonner à l’aimée de
s’être laissée égarer, mais on en voit de plus vindicatifs maudire ceux qui les ont perdus
dans le cœur de leur dame et qui pourraient bien faire disparaître l’amour de la surface
de la terre. Ainsi, dans un autre poème du même Bernard9 :
Ils me font peur les mauvais conseils,
eux par qui le siècle meurt et déchoit
car maintenant s’assemblent les méchants
donnant l’un à l’autre conseil
pour faire déchoir le vrai amour.
Ah ! gens mauvaises et méchants
que celui qui vous prête foi, à vous et vos conseils
perde Dieu et perde la foi.
8 Ou dans celui-ci, d’Arnaut Daniel10 :
Lauzengiers faux, que le feu vous brûle la langue
que vous perdiez les deux yeux d’un mauvais chancre
car pour vous sont mis en discord chevaux et marques11 ;
vous enlevez l’amour que pour peu il ne s’évanouisse ;
Dieu vous confonde sans que vous sachiez comment
vous qui médites des amants et les tenez pour vils !
Un mauvais astre vous tient sans que vous le sachiez
et plus on vous admoneste, plus vous empirez.
9 Et quand même, ce qui arrive parfois, le narrateur atteint la joie, le jauzimen, cette joie
est encore menacée par la présence en arrière-plan des lauzengiers. Ainsi chez Arnaut
Daniel12 :
Je fus bien accueilli
et mes paroles reçues
parce qu’à choisir je n’ai pas été idiot :
j’ai préféré l’or fin au cuivre
le jour où moi et ma seigneur (midons) nous nous donnâmes un baiser ;
de son beau manteau bleu elle m’a fait un bouclier ;
que les lauzengiers faux, langues de couleuvre,
ne le voient pas, eux dont tant de mauvaises paroles s’échappent.
10 Ou chez Raimbaut d’Orange13 :
Je suis allé comme chose inverse
cherchant par crevasses vaux et collines
tourmenté comme un que la glace
bouscule torture tranche ;
ne me vainquirent ni chants ni sifflets ;
plus qu’écolier battu de branches ;
enfin par Dieu m’héberge joie
malgré les faux lauzengiers corbeaux.
11 Le danger, on le voit, est omniprésent, et le narrateur ne saurait l’écarter, à moins,
peut-être, de se faire magicien, comme un Bernard de Ventadour se prend une fois à en
rêver14 :
Si je savais ensorceler les gens,
mes ennemis deviendraient des enfants
et aucun d’eux ne saurait entreprendre
ni rien dire qui puisse nous venir à mal ;
alors je sais que je verrais la plus belle
et ses beaux yeux et sa fraîche couleur
et lui baiserais la bouche en tous sens
au point qu’un mois durant en paraîtra la marque.
12 Bernard en vient même, plus invraisemblable encore, à espérer un monde où Dieu
aurait permis que soient visibles au-dehors la vérité ou la fausseté des sentiments 15 :
Ah ! Dieu si on pouvait trier
d’entre les faux les vrais amants,
si les lauzengiers et les tricheurs
portaient des cornes sur le front,
tout l’or du monde tout l’argent
je donnerais si je les avais
pour que ma dame sache seulement
comme je l’aime avec vérité.
13 Mais un tel monde n’est qu’une fantasmagorie. Le narrateur sait bien que rien en
réalité ne le distingue des lauzengiers, lui qui parfois dit vouloir agir comme eux. Ainsi
dans cette strophe où Bernard réclame le droit de guerroyer contre eux comme eux-
mêmes guerroient contre lui16 :
De ceux-là je me rancœure et me lamente
qui me causent colère, dol et tristesse
et à qui pèse la joie que j’ai.
Et puisque chacun se lamente
de la joie d’autrui et s’attriste
je ne veux avoir d’autre droit
La thèse Köhler-Duby
23 Tout cela invite à interroger les rapports entre la fiction poétique et la réalité qui l’a
fait naître. Des rapports entre le narrateur et le poète, j’ai parlé naguère 26, mais que
dire des lauzengiers, ces rivaux malveillants qui peuplent tous les poèmes ? De la dame
elle-même, et de l’impossible amour qu’elle inspire au narrateur ? Ces questions, Erich
Köhler puis Georges Duby ont entrepris d’y répondre il y a maintenant quatre
décennies. Dans l’article fameux où il jetait les bases de ce qui deviendrait la thèse
Köhler-Duby, le premier donnait en ces termes le ton de sa tentative : « en présence
d’une puissante floraison d’idées, n’hésitons pas à en chercher la cause dans les
rapports qui unissent la superstructure poétique à l’infrastructure sociale et aux
révolutions de celle-ci » (Köhler 1964 : 29). Selon lui, une couche sociale nouvelle avait
commencé au cours du Xe et du XIe siècle à se glisser entre la paysannerie et une vieille
noblesse dont l’origine remontait aux temps carolingiens. Acquis de fait à la fin du XIe
siècle, alors que naissait la poésie des troubadours, l’anoblissement de ces chevaliers
pauvres n’était pas encore pleinement entré dans les consciences. Dans leur recherche
anxieuse d’une reconnaissance bien lente à venir, ils cultivaient la mesure et le
raffinement qui devaient prouver, pensaient-ils, combien ils la méritaient (Ibid. : 38).
Ainsi a pu se répandre cet idéal de comportement qui, s’imposant d’abord dans les
cours féodales, est resté dans l’histoire sous le nom de « courtoisie » – l’humilité et la
patience du narrateur troubadouresque n’étant que la version littéraire de cet idéal
politique et mondain. Guillaume d’Aquitaine, dont on aura à reparler, en a donné en
quelque sorte la charte, dans un poème où idéal amoureux et idéal politique sont
effectivement indiscernables27 :
Jamais nul ne sera bien fidèle
à l’amour s’il ne se soumet à lui
et, aux étrangers et aux voisins,
s’il n’est complaisant
et, à tous ceux de ce séjour,
obéissant.
Obéissance doit porter
à maintes gens, celui qui veut aimer,
et il convient qu’il sache faire
des faits avenants
et qu’il se garde en cour de parler
comme un vilain.
24 Duby, pour sa part, pense moins à une couche sociale qu’à une classe d’âge. Entre le
sortir de l’adolescence et le moment où ils prenaient épouse, devenant alors ce que les
textes appellent des seniores, les fils de l’aristocratie connaissaient comme jovenes une
longue période de turbulent célibat, vouée à la guerre et aux aventures. Le jeune
« parcourt provinces et pays ; il “erre par toutes les terres”. Pour lui, la “très belle vie”,
c’est “se mouvoir en maintes terres et aventures quérir”, “pour prix et honneur
conquérir” » (Duby 1964 : 836-837). Ces jeunes gens distingués de leurs puînés par un
rituel à caractère initiatique – l’adoubement – et de leurs aînés par une étape
socialement marquée – le mariage – rappellent un peu la strate de jeunes guerriers
qu’on connaît dans les sociétés à classe d’âge en Afrique ou ailleurs.
25 Je ne crois pas que Köhler et Duby parlent exactement de la même chose, à moins qu’ils
aient supposé que les chevaliers pauvres étaient le plus souvent des cadets jetés dans
les aventures guerrières tandis que leurs aînés se voyaient plus tôt pourvus d’un fief et
d’une épouse28. Quoi qu’il en soit, les deux auteurs s’accordent pour penser que les
seniores (les « seigneurs »), les hommes mariés et installés (« chasés » ou « casés »
comme on disait alors), étaient entourés d’une foule de clients qui quêtaient auprès
d’eux faveurs et prébendes. Tous deux relèvent combien les rivaux poétiques qui
recherchent les faveurs de la domna ressemblent à ces jeunes gens encore dans l’attente
d’une épouse et d’une place qui ne pouvaient leur venir que des grands dont ils se
disputaient les bonnes grâces. Analogie qui s’accuse encore si l’on se rappelle que la
domna est parfois appelée « ma seigneur », et que le narrateur a pour elle les mêmes
mots et les mêmes gestes qu’un vassal pour son suzerain. Les deux historiens font plus
que relever cette incontestable analogie. S’il faut les en croire, les troubadours s’étaient
faits les porte-parole des chevaliers pauvres ou des jovenes, dont ils sublimaient les
impatiences et les aspirations. La rivalité dans la quête amoureuse n’était que la
transfiguration poétique de la rivalité dans la quête des places. Quant à la véhémence
de troubadours comme Marcabru, Alegret ou Guiraut de Borneuil, qui ne cessèrent de
vitupérer un monde dominé par l’avarice et la cupidité, un monde où Jeunesse et
Prouesse n’avaient plus leur place, où les grands se montraient incapables de largesse,
elle faisait écho à l’impatience des jovenes selon Duby, aux revendications des chevaliers
pauvres selon Köhler (1964 : 30). Et ces chants où, hormis les vilains, tous les hommes
étaient égaux devant l’amour – puisque la liberté reconnue à la domna les y mettait à
égalité –, affirmaient l’homogénéité foncière d’une catégorie sociale où ceux dont les
troubadours portaient la parole avaient en réalité bien du mal à se faire admettre (ibid. :
31). Rivalités, ambitions, rancœurs, la poésie magnifiait tout cela en le redisant dans le
langage de l’amour.
26 Ces hypothèses n’étaient pas nées du néant. Nos deux auteurs semblent avoir puisé une
partie de leurs idées dans les travaux d’une essayiste anglaise du XIXe siècle dont je
parlerai plus loin. Plus proche d’eux, Herbert Moller avait lui aussi fait jouer un rôle
aux mouvements sociaux invoqués par Köhler, mais il s’y était pris d’une manière assez
différente (cf. Moller 1959). Gens de guerre ou ministeriales de toutes sortes, les anoblis
du XIe siècle étaient uniquement des hommes, ce qui entraînait au sein de l’aristocratie
un soudain accroissement de la proportion des hommes mariables. D’autant plus que,
soucieux d’assurer le statut de leur descendance, ces nouveaux venus recherchaient des
épouses au rang mieux établi que le leur. Les troubadours n’auraient donc eu qu’à
décrire ce qu’ils avaient sous les yeux. Comme on le voit, la thèse de Moller est très
proche de celle de ces deux émules29, mais elle en diffère sur deux points. Tout d’abord
Moller n’était pas obligé d’imaginer que la rivalité amoureuse mise en scène par le
trobar transposait une rivalité avant tout politique : les rivaux poétiques qui se pressent
autour d’une domna hautaine et inaccessible étaient l’image fidèle de parvenus en quête
d’une épouse de haut rang. De plus, il remarquait que, dans l’Andalousie du Xe siècle
tout comme dans l’Allemagne méridionale des XIe et XIIe siècles, les mêmes causes
avaient produit les mêmes effets. L’essor de la poésie amoureuse dans l’Espagne arabe
lui paraissait lié à la modification du sex-ratio provoquée par l’afflux de mercenaires
berbères et de captifs de guerre à la fin du Xe siècle. Et le minnesang était apparu à
l’époque où des ministeriales jusque-là à demi-serviles s’étaient constitués en une classe
juridiquement séparée. Concédant cependant que des faits démographiques de cet
ordre ne pouvaient suffire à rendre compte de tous les traits de la poésie courtoise,
Moller s’orienta plus tard vers des interprétations d’ordre psychanalytique qu’il n’y a
pas lieu de reprendre ici (cf. Moller 1960).
27 Les modifications qu’ils avaient fait subir aux idées de Moller mettaient Köhler et Duby
face à une question qu’ils n’ont d’ailleurs pas esquivée : pourquoi faut-il qu’un idéal
social et politique se soit exprimé dans le langage de l’amour ? Après tout, Köhler doit
bien le reconnaître, « l’idéal chevaleresque qui l’avait précédé, celui dont nous
trouvons l’expression dans les chansons de geste, n’avait pas eu recours à cette
passion » (1964 : 39). C’est que, nous dit-il, la basse noblesse était représentée à la cour
du seigneur par une cohorte de jeunes célibataires (c’est par là qu’il rejoint Duby), et
tout ce petit monde vivait dans une promiscuité d’où les femmes étaient à peu près
absentes, si l’on excepte, sublime et inaccessible, la figure de la châtelaine, celle qu’en
pays d’Oc on appelle la domna. Duby reprend la même évocation, presque dans les
mêmes termes, et nous verrons qu’elle a une vieille histoire dans les études
médiévistes, car nos graves historiens semblent avoir été fascinés par cette image d’une
serre chaude où un essaim de jeunes célibataires bourdonnerait autour de quelques
dames hautaines et interdites. Et on veut bien les croire quand ils nous disent que la
« vie quotidienne en commun » dans une telle atmosphère « devait engendrer une
tension érotique particulièrement élevée, qui se déchargeait dans la plupart des cas, à
défaut d’autres possibilités, sous la forme sublimée de l’amour courtois » (Hauser, cité
in ibid.). Si l’on résume donc, le XIe siècle finissant voit émerger une classe de hobereaux
pauvres et ambitieux, et la conformation assez singulière du milieu où ils se pressaient
dans la quête des places aurait favorisé l’éclosion d’une poésie dédiée à un nouvel idéal
amoureux.
Cette thèse a reçu depuis plusieurs objections. La première, Köhler se l’est opposée à
lui-même, et elle est de taille. Le personnage auquel on attribue les plus anciennes
cansos connues était tout sauf un nobliau de second rang ; appelé Guillaume d’Aquitaine
par les médiévistes et coms de Peitau par les chroniqueurs du temps, il était le septième
comte du Poitou et le neuvième duc d’Aquitaine, et sa puissance valait bien celle du roi
de France pourtant son suzerain nominal. La réponse de Köhler est simple : les grands
féodaux auraient choisi de reprendre à leur compte l’idéologie des parvenus qui
faisaient leur siège, car ils comprirent vite qu’elle était un facteur d’ordre. Un peu de la
même manière, Duby (1988) a suggéré que les seniores auraient favorisé les jeux subtils
d’un amour courtois censé avoir une influence pacifiante et éducative sur les turbulents
jovenes. Ce n’est pas à moi d’évaluer la plausibilité de cette argumentation. De toute
façon, la haute naissance du premier troubadour supposé n’est pas une objection
insurmontable. Tout d’abord, rien n’assure que Guillaume d’Aquitaine ait effectivement
été l’auteur des textes qu’une tradition ultérieure lui a attribué (Dragonetti 1982 ;
Harvey 1993) ; et quand ce serait le cas, il est encore possible qu’il ait en réalité été
précédé par d’autres troubadours de trop basse extraction pour que leurs œuvres,
jugées indignes d’être mises par écrit, soient passées à la postérité (Moller 1959 : 143).
On peut aussi tirer argument du fait que les onze pièces qui lui sont traditionnellement
attribuées ne sont pas toutes des pièces courtoises. Si quatre d’entre elles développent
effectivement le thème de la fin’amor, sous une forme il est vrai rudimentaire encore,
six autres sont au contraire très lestes, presque des chansons de corps de garde ; quant
à la dernière, elle est l’adieu au monde d’un homme qui s’apprête à faire face au juge
suprême. On a supposé que le duc d’Aquitaine, après s’être adonné à la composition de
chansons libertines, se serait converti sur le tard à l’idéal courtois avant de se retirer du
monde. Une provençaliste a naguère risqué une hypothèse plus originale (cf.
Dumitrescu 1969). Mettant à part la onzième pièce, qui pourrait effectivement avoir été
composée à la fin de sa vie par un Guillaume mélancolique et désabusé, elle a jugé les
dix autres trop dissemblables pour provenir d’un auteur unique : les six pièces
libertines seraient bien de Guillaume, tandis que les quatre pièces courtoises auraient
été composées par son vassal Eble de Ventadour, poète dont aucune composition ne
nous est parvenue mais qui apparaît dans plusieurs chroniques sous le nom de Ebolus
Cantator. L’hypothèse reviendrait à mettre à l’origine de la poésie courtoise un seigneur
moins considérable que Guillaume. L’objection perd du coup de son acuité, sans
disparaître pour autant puisque le vicomte de Ventadour était tout de même lui aussi
de noblesse fort ancienne.
Alan Press a émis une objection plus profonde, en remarquant que la situation des
jovenes n’était en rien l’état de frustration sexuelle postulé par Köhler et Duby (cf. Press
1970)30. Déjà présente chez les provençalistes Joseph Anglade et Alfred Jeanroy, cette
étrange évocation remonterait selon lui plus loin encore car on la trouve presque mot
pour mot dans l’œuvre d’une vulgarisatrice du XIXe siècle, Miss Violet Paget 31. Or, sans
parler de ce qu’elle emprunte à sa seule imagination, cette auteure n’appuie son
argumentation que sur des textes très postérieurs à la période considérée, et qu’elle
sollicite sans mesure. Peut-être doit-on ajouter que la comparaison ethnographique
rend quelque peu invraisemblables ces meutes de jeunes guerriers condamnés à la
chasteté. Christine Henry parle certes chez les Añaki de Guinée-Bissau d’une classe
d’âge dont les membres sont astreints au célibat, mais elle ajoute que la chasteté forcée
de ces jeunes gens est une dégénérescence tardive du système des classes d’âge (Henry
1994). Naguère, ils guerroyaient au loin tout comme leurs homologues médiévaux, et
n’étaient certainement pas très courtois envers les femmes rencontrées dans leurs
courses. D’ailleurs, Duby lui-même attribue à ses jovenes des mœurs fort libres et même
si dépravées qu’une chronique du temps invoque à leur sujet les flammes de Sodome
(1964 : 838). Et quand il cite les chants prisés par ces jeunes gens, il s’agit toujours de
poèmes épiques et jamais de poèmes courtois. Rien assurément n’interdit de leur
concéder quelques moments de mélancolie où ils se seraient complu à l’audition de
chansons courtoises, mais ce n’est pas une raison pour en déduire que le narrateur
chaste et dolent de la poésie troubadouresque leur ressemblait trait pour trait. Si l’on
veut vraiment que des cansos aient été inspirées par leur vie amoureuse, il faut plutôt
penser à celles de Guillaume d’Aquitaine première manière, allègres vantardises d’un
jeune mâle contant ses faciles conquêtes à ceux qu’il appelle ses « compagnons ».
Je n’ai fait jusqu’ici qu’exposer l’état d’un débat entre médiévistes, sans trop y
intervenir, ce qui eût été outrecuidant de ma part. Je vais maintenant m’y introduire,
non comme le médiéviste que je ne suis pas, mais comme anthropologue – et mon outil
de travail sera, comme il se doit pour un anthropologue, la comparaison. Je vais
cependant laisser la parole aux médiévistes pour un paragraphe encore, car il convient
de dire quelques mots sur une tradition poétique dont les thèmes ont un air de parenté
avec ceux du trobar : la poésie andalouse du XIe siècle. Comme on l’a vu, cet air de
parenté a porté Moller à penser que les mêmes causes démographiques avaient agi en
deçà comme au-delà des Pyrénées ; d’autres spécialistes ont supposé que les
troubadours avaient subi l’influence des poètes hispano-arabes. Ces thèses ne sont plus
très en faveur aujourd’hui, mais on doit reconnaître que le narrateur andalou
ressemble beaucoup à son homologue troubadouresque. En même temps qu’il souffre, il
éprouve à l’idée de revoir l’aimée une joie (tarab) et une exaltation qui ne sont pas sans
évoquer le joi occitan. Il se considère comme le serviteur de l’aimée, poussant « même
l’image de la vassalité jusqu’à appeler celle qu’il aime du nom de sayyidi : “mon
seigneur” ou de mawlâya : “mon maître” » (Pérès 1953 : 416). Par ailleurs, les poètes
andalous évoquent aussi avec insistance le personnage d’un « observateur » (raqîb) qui
rappelle le gelos ou le gardador occitan et surtout celui du « détracteur » (wâshî) qui,
semblable en cela au lauzengier, « cherche à séparer les amants en desservant l’homme
auprès de la femme » (Ibid. : 420). On retrouve aussi l’idée que l’amour anoblit, efface les
différences de rang et élève le plébéien au rang du patricien. À quelle réalité sociale
correspondaient ces thèmes, il est difficile de le dire. Quand la destinatrice du poème
est une affranchie, ou quand le poète est un calife, il est évident qu’ils ne sont que de la
rhétorique littéraire. Ce qui, par comparaison, fait un peu douter que l’usage du vocable
midons et les protestations de soumission aient été chez les troubadours l’indice d’une
réelle différence de rang entre le narrateur et son interlocutrice comme Köhler et Duby
l’ont pensé. En revanche, nos deux auteurs se seraient sans doute réjouis des termes
dans lesquels le poète Ibn Zaidûn parle de son amour pour la fille du calife omayyade
al-Mustakfî : « Il ne nous a point nui que nous n’ayons pas été son égal en noblesse, car
dans l’affection il y a des raisons suffisantes d’égalité réciproque » (Ibid. : 427). Si l’on
voulait utiliser cette tradition littéraire pour éprouver la thèse Köhler-Duby, le bilan
serait donc indécis.
mine de prendre à la lettre une locution familière. Ici, le procédé est appliqué à
« manger la chair de quelqu’un », qui signifie en touareg « médire de quelqu’un en son
absence »33 :
Les galants, ce tantôt, étaient tous anxieux
de médire sur toi – aucun ne s’en privait.
On croyait des lions avides de ta chair ;
voyant le sang perler, ils perdaient tout scrupule ;
leurs propos t’accablaient, rivalisant de haine.
31 Il reprend le même jeu dans cet autre passage, où « manger la chair de quelqu’un »
voisine avec la locution synonyme « baver sur la trace de quelqu’un » 34 :
À l’heure, ô ma Kéji ! où j’irai à ta tente,
tu tireras pour moi sur l’archet de ta vièle ;
ignore les galants qui marchent sur mes traces,
y répandant leur bave en salissant mon nom.
Ils sont dans leur fureur comme si, à l’envi,
Ils dévoraient ma chair en un joyeux festin
et regardaient mon sang se répandre à grands flots.
32 Ces médisants que des locutions prises au pied de la lettre métamorphosent en lions
sanguinaires rappellent les lauzengiers dont Raimbaut d’Orange faisait des corbeaux à la
langue qui tranche35 :
… ainsi ferme enlacé en joie
je ne vois plus rien des corbeaux
sinon l’espèce des fadas inverses
qui furent nourris en collines
et me sont pires que la glace,
chacun avec sa langue qui tranche ;
ils parlent bas et bas sifflent
rien n’y fait ni bâtons ni branches
ni menaces car c’est leur joie
d’agir de sorte qu’on les dise corbeaux.
33 Il arrive aussi – ce qui n’est pas sans évoquer le fragment de Gui d’Ussel cité plus haut –
que l’amant considère les bontés reçues de l’aimée comme l’occasion de triompher de
ses rivaux. On va le voir dans des vers du poète nigérien contemporain Adam ag-
Khanzar, où le narrateur survient dans la tente de celle qu’il courtise. Ce fragment
demande quelques commentaires préalables car il faut pour le comprendre avoir en
tête la conformation des tentes chez les Touaregs de cette région. Devant l’entrée,
toujours située à l’ouest, il est d’usage que l’hôtesse étende des nattes sur lesquelles les
visiteurs pourront s’accroupir. Elle range son linge et ses draps sur un support (l’égéd )
installé à l’est du lit, dans la partie la plus profonde de sa tente (Casajus 1987 et 2007).
Elle peut marquer sa faveur à un visiteur en le laissant s’asseoir sur le rebord de son lit,
au pied de l’égéd, à moins qu’il n’aille de lui-même s’installer là s’il sent qu’elle n’en
prendra pas ombrage. Par ailleurs, le poète joue de la locution « recevoir du sel (ou du
natron) », qui signifie « avoir dû céder le pas à un rival » : lorsqu’on chique du tabac, on
croque en même temps un petit morceau de natron pour en atténuer l’acidité ; dans la
chique, le tabac seul a de la saveur, le natron n’étant qu’un complément indispensable
mais peu sapide ; n’avoir que du natron, ou du sel, tandis qu’un autre reçoit du tabac,
c’est donc se retrouver avec bien peu en partage tandis que l’autre reçoit un don plus
appréciable. Ici le sel est comiquement emballé dans de la paille comme on le fait des
barres de sel que les caravanes rapportent de l’oasis de Fachi 36 :
verbe ikniw signifiant « être jumeau », « être coépouse », « former une paire » (Taifi
1991 : 341). On voit donc que ces langues associent les notions de gémellité, de
similitude, de parité et de rivalité, ce qui semble indiquer que leurs usagers sont
sensibles à l’idée que des rivaux sont avant tout des semblables.
38 « Envieux » traduit anemmenzegh, pour lequel le Dictionnaire de Prasse propose la
rubrique : « h[omme] jaloux, rival (en amour), ennemi ; pl[uriel] les prétendants/
soupirants (d’une jeune fille) » (Prasse, Alojaly & Mohamed 2003 : II, 548). C’est le nom
d’agent du verbe mänzägh : « être jaloux de, être chagrin contre, envier (quelqu’un)
parce qu’il possède un bien matériel ou moral qu’on voudrait pour soi ». Au Hoggar, ces
deux mots deviennent respectivement änemeñhegh et muñhegh, qui ont les mêmes
significations que leurs répondants nigériens (cf. Foucauld 1951-1952 : III, 1211). Un
anemmenzegh est donc comme l’akna un rival, mais un rival que son infortune rend
jaloux et malveillant. Au fond, les aknawän sont les rivaux tels qu’ils apparaissent à un
observateur extérieur, jumeaux indiscernables et symétriques ; l’anemmenzegh est mon
rival, ce double honni dont j’oublie que sa malveillance ne fait que répondre à mes
propres sentiments à son égard. Ce n’est pas pour rien que le narrateur emploie
anemmenzegh lorsqu’il se souvient du temps où il aimait encore, et akna lorsqu’il pose à
l’homme revenu de tout : le cynisme ne va pas sans lucidité.
39 Cet anemmenzegh médisant et chagrin est très proche du lauzengier occitan, et ce
d’autant plus qu’il se fait volontiers louangeur. Les Touaregs considèrent en effet que
les louanges ne font le plus souvent qu’exprimer une jalousie rentrée. C’est pourquoi ils
ne les accueillent qu’avec effroi, craignant ce qu’elles pourraient cacher d’envie et de
secrète rancœur (Casajus 2000 : chap. III). Elles sont d’ailleurs réputées porter le
guignon (togershit) à celui qui en est l’objet, lointain effet peut-être de la malveillance
qui les dicte le plus souvent. Les pays où l’on tient le louangeur pour un envieux dont
les paroles portent malheur sont si nombreux qu’on ne serait pas étonné que l’ancien
pays d’Oc en ait fait partie39. Sans doute l’amegerghi touareg, celui dont les louanges
portent le guignon à ses semblables, n’est-il pas nécessairement un envieux, car son
intempérance verbale n’est parfois que de la maladresse, mais il est facilement
soupçonné d’en être un. Et qu’en est-il du poète, lui qui célèbre dans ses vers la beauté
de femmes qu’il nomme et que tous connaissent ? Bien sûr, c’est en principe le
narrateur qui est censé s’exprimer dans le poème, mais, comme je l’ai rappelé dans
l’introduction, les auditeurs voient volontiers en lui le porte-parole du poète –
notamment lorsqu’il loue des femmes connues. Il m’est arrivé de les entendre s’écrier à
l’audition d’un passage particulier élogieux : « O amegershi ! » (« Oh, quel porteur de
guignon ! »). Et c’était bien du poète lui-même qu’ils parlaient, et non de son narrateur.
Le narrateur troubadouresque admettait à l’occasion qu’il était semblable aux
lauzengiers dont il ne cessait de se plaindre. Pour les Touaregs, le poète lui-même
devient par moments semblable aux envieux dont son narrateur a tant à souffrir.
40 Dans quelques cas, il est d’ailleurs clair que ces rivaux sont bel et bien ceux du poète,
tout simplement parce que c’est en poètes qu’ils rivalisent avec lui et non plus
seulement en séducteurs. Ainsi, dans l’exorde d’un poème de Ghabidin ag Sidi
Mohammed (1850-1928). Désireux de se consacrer désormais à l’unique louange de celle
qu’il aime, il invite les autres femmes à prier pour qu’apparaisse un autre poète capable
de le remplacer auprès d’elles. La longue énumération des qualités que devrait avoir ce
double a l’apparence blasphématoire d’un défi au Créateur, mais elle est en réalité un
défi aux rivaux qui prétendraient l’égaler40 :
arabe local très comparable à ce qui a été recueilli chez les Touaregs. Or les conditions
dans lesquelles cette poésie est composée présente quelques similitudes avec ce qu’on
vient d’évoquer. La rivalité amoureuse n’y est pas seulement une création poétique, elle
préside à l’activité poétique elle-même. Dans les longues veillées où les jeunes gens
s’assemblent à l’écart des campements, les garçons pour plaire à leurs compagnes
s’affrontent dans des joutes poétiques où ils font leur louange. Les filles les plus prisées
sont celles qui savent susciter de tels duels poétiques, et certaines parmi elles verront
leur renom porté au loin par les poètes. De vieux poèmes reçus des générations passées
ont ainsi gardé le nom de femmes autrefois glorifiées. Tout comme le narrateur de la
poésie occitane, le jeune Maure s’astreint à un long service d’amour pour gagner les
faveurs de celle qu’il loue dans ses poèmes. Il doit se dépenser en assiduités, en
présents, en compositions poétiques, avant qu’elle se donne à lui – un don réservé
puisque la conclusion de ces amours n’est jamais que le coït intercrural ; c’est que, s’ils
tolèrent leur participation à ces rites adolescents, les Maures entendent que leurs filles
arrivent vierges au mariage. Les divorces sont devenus très fréquents aujourd’hui, et
les jeunes gens courtisent aussi des divorcées dont certaines ont leur âge car les filles
sont mariées plus tôt que les garçons. Comme le droit musulman attribue la grossesse
d’une femme à son ancien mari jusqu’à sept ans après leur séparation, ces jeunes
divorcées ne sont pas tenues à la même réserve que leurs sœurs non encore mariées. On
pourrait à leur sujet parler de liberté comme pour les Touarègues si leur situation
n’était pas le plus souvent très misérable41.
Voilà donc des sociétés qui produisent une poésie comparable par plusieurs traits à
l’ancienne poésie occitane, mais dans des conditions sociales qui ne se rapprochent
aucunement de celles que Köhler et Duby ont mises à l’origine de la poésie des
troubadours. Il n’y a rien dans les sociétés contemporaines du Sahel et du Sahara qui
évoque les parvenus de la France des XIe et XIIe siècles. Sans doute les bouleversements
qui ont accompagné la colonisation ont-ils vu les roturiers touaregs s’élever et les
nobles perdre leurs prérogatives sinon leur prestige, mais la poésie touarègue telle
qu’on la connaît est bien antérieure et, si l’on en croit le Père de Foucauld, elle était
dans le monde touareg précolonial une activité propre avant tout à la noblesse. On
réalise du coup combien l’argumentation de Köhler et Duby était étrange. À les en
croire, la similitude formelle entre la rivalité des chevaliers pauvres et la rivalité des
amants troubadouresques était une raison suffisante pour affirmer que l’une s’était
inspirée de l’autre. C’est ce que ce détour par des traditions poétiques lointaines rend
douteux, tout simplement parce que la rivalité est partout semblable à elle-même,
quelle que soit la situation dans laquelle elle apparaît : elle est ce que Simmel aurait
appelé une forme, reconnaissable dans toutes les interactions où elle est à l’œuvre. Cette
forme, notons-le, est complexe. Comme l’a remarqué Marianne Lemaire dans des
travaux auxquels j’ai déjà fait allusion, la rivalité ne se réduit pas à la juxtaposition de
protagonistes envieux et plus semblables les uns aux autres qu’ils ne veulent bien
l’admettre. S’y ajoute une dimension de liberté qui est la condition de leur similitude :
c’est la liberté reconnue à la domna occitane, aux divorcées touarègues ou aux
demoiselles maures qui met leurs soupirants à égalité. Seraient-elles contraintes dans
leurs choix, seraient-elles portées à préférer a priori telle ou telle qualité sociale, que les
dés seraient pipés, et que les chances ne seraient pas les mêmes pour tous les joueurs.
Mis à égalité par celle qui dans ce jeu est à la fois juge et enjeu, les concurrents sont
plongés dans l’incertitude, les vaincus jamais résignés à leur défaite et les vainqueurs
jamais assurés de leur victoire. Le narrateur occitan le sait bien, dont la joie, même
lorsqu’il l’atteint, est menacée par les lauzengiers. Bernard de Ventadour se dit dans un
de ses poèmes « en balance comme navire sur l’onde »42. Les rivaux, en effet, ne savent
jamais de quel côté va pencher le fléau de la balance.
Parler de balance ou de dés revient à dire que le jeu de la rivalité a quelque chose
d’inexorable et de mécanique. Mais ceux qui sont pris dans le jeu ne le voient pas
toujours ainsi. D’abord, comme on l’a dit plus haut, parce qu’ils n’ont pas
nécessairement conscience d’être semblables à leurs concurrents. Ensuite parce que
l’incertitude du jeu est vécue par eux dans la souffrance, une souffrance que ces
traditions poétiques appellent l’amour. La liberté du jeu a également quelque chose à
voir avec l’amour puisqu’elle procède du droit reconnu à la dame d’aimer selon son gré.
Les mêmes choses peuvent ailleurs porter d’autres noms. Marianne Lemaire nous
apprend que les champions sénoufo qui rivalisent dans les concours de culture
souffrent eux aussi, d’une souffrance qui s’appelle la rage de vaincre. De plus, lorsque
deux grands champions renoncent à se départager, ils instituent entre eux une amitié
rituelle qui est un peu la variante sénoufo des amitiés ouest-africaines dont elle a traité
par ailleurs (1995, 1999, 2005 et 2009). Cette amitié rituelle ne fait pas acception des
déterminations sociales : j’ai de l’amitié pour le rival avec qui je renonce à lutter,
indépendamment de ce qu’il est. L’amitié ici transcende la rivalité, mais on pourrait
dire aussi bien que c’est parce qu’ils sont susceptibles de devenir amis que les
champions sénoufos s’acceptent rivaux. Lorsque la rivalité cesse de s’exprimer comme
telle, reste, pareille à la grève que la mer découvre en se retirant, cette similitude sur
quoi elle se fondait. Amitié ici, amour là, les noms changent mais se ressemblent un
peu.
dogons, serbo-croates sont de ceux-là. Qu’ils se pensent ou non comme rivaux, le public
les voit tels et les compare les uns aux autres. Mais dans aucun de ces genres le
narrateur ne s’exprime à la première personne : point chez eux de ces amants éplorés
que le public se complaît à rapprocher du poète. On conçoit du coup que le climat y soit
moins intensément agonistique.
43 De tout cela, les anciens poètes arabes semblent avoir eu conscience, ce qui m’impose
de rappeler en quelques mots les études que je leur ai déjà consacrées. Considérons en
effet ce distique de ‘Antar, poète à demi légendaire de l’antéislam 46 :
Les poètes ont-ils encore laissé quelque chose à dire ?
Et as-tu enfin reconnu l’endroit où séjournait l’aimée ?
44 Le narrateur et le poète mêlent indiscernablement leur voix. Le premier s’apprête à
gémir sur le campement abandonné par l’aimée ; le second s’inquiète de sa capacité à
composer ces lamentations avec des mots nouveaux, inquiétude inévitable dès lors
qu’on compose dans un genre dont on ne prétend pas bouleverser les lois. Une double
rivalité se dit dans ces vers : le poète songe à ses devanciers, le narrateur songe à ceux
avec qui l’aimée s’en est allée, le laissant seul sur l’aire d’un campement désert. On peut
également invoquer le Livre des Chansons (Kitâb al-Aghâni), écrit à Bagdad durant le
second quart du IXe siècle, où Abû’l Faraj al-Açfahânî fait des poètes Imrû’l-Qays et
‘Alqama des rivaux tout à la fois poétiques et amoureux. Ou bien encore le Roman de
‘Antar (Sîrat ‘Antar)47, récit épique attesté depuis au moins le XIIe siècle et resté populaire
jusqu’à nos jours en Égypte et en Syrie : avant d’admettre ‘Antar dans leur cercle, ses
confrères en poésie l’y soumettent à une sorte d’examen de passage où il doit prouver
non son originalité mais sa maîtrise d’un savoir-faire partagé 48.
Il y a là, présente dans les trois traditions poétiques que j’ai examinées, une rivalité
inhérente au travail même de la composition poétique. Par le fait même qu’il envisage
de composer des vers, le poète s’y retrouve rival d’une foule de devanciers et de
concurrents. Dans le cas particulier du trobar – et là nous nous rapprocherions de la
thèse Köhler-Duby –, cette rivalité originelle a fort bien pu se doubler d’une rivalité
tenant au milieu social dans lequel les poètes se mouvaient. On le perçoit bien à la
lecture d’un troubadour qui a beaucoup parlé de lui-même, Guiraut Riquier. En 1278, il
déplore dans sa Supplique à Alphonse le Sage que les faveurs aillent non pas aux
meilleurs troubadours, mais aux plus hardis. Les grands seigneurs, se lamente-t-il,
aiment entendre dire du mal de leurs ennemis, et pour cela préfèrent s’entourer de
mauvais troubadours, artisans de médisance et de calomnie (cf. Anglade 1905 : 159-160).
Comme Don Alfred Monson (1994) l’a remarqué, ce sont exactement là les termes dans
lesquels le narrateur courtois se plaint des lauzengiers et de tous ceux qui l’empêchent
d’accéder à la domna. Guiraut Riquier est certes un auteur tardif mais on trouve déjà les
mêmes plaintes au milieu du XIIe siècle. Un des chants de Marcabru garde la trace
probable de sa rivalité avec le troubadour Alegret, qui l’aurait remplacé dans la faveur
d’Alfonse VII de Castille-Léon (cf. Harvey 1988 et Riquer 1992 : I, 236-237). Le même
Marcabru a aussi de longues récriminations contre les intendants ou autres
administrateurs, « qui passent leur temps au coin du feu », demandant sans cesse les
saluts qui leur paraissent dus, et empêchant les autres membres de la maisonnée
d’avoir accès aux largesses du seigneur (Harvey 1988 : 58-59). Voilà des plaintes qui
annoncent étrangement celles d’un Jean-Jacques Rousseau, lui aussi dépendant de la
faveur des grands et lui aussi exposé à la morgue de domestiques dont il faut
« nécessairement capter les bonnes grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir » (cf.
1976 : 514). C’est que la situation de l’homme de plume au XVIIIe siècle rappelle un peu
ce qu’elle était au XIIe, et que les mêmes misères causent les mêmes gémissements. Cela
étant dit, je ne crois cependant pas qu’on puisse faire état de faits comparables chez les
Touaregs ou les anciens Arabes, tout simplement parce que la poésie n’est pas chez eux
un gagne-pain. Si l’on veut retenir une rivalité commune aux trois univers qui nous
occupent, il s’agira donc de celle qui naît de l’acte même de poétiser dans une tradition
poétique où l’originalité n’est pas recherchée : quand tous les poètes développent les
mêmes thèmes, et s’expriment de surcroît à la première personne, ils sont d’emblée
rivaux. Que cette rivalité primordiale se double par ailleurs d’autres rivalités tenant à la
situation sociale ou politique dans laquelle elle se déploie, c’est à l’historien ou au
sociologue de l’établir pour chaque cas.
Envoi
45 Reste évidemment à se demander ce qu’ont pu éprouver ceux qui, parce qu’ils créaient
un genre nouveau, n’avaient pas de devanciers. La question est sans réponse pour les
poésies arabe ou touarègue, dont la commune origine se perd dans l’antéislam arabe,
mais on peut se la poser pour le trobar, et ce sera l’objet de ces quelques lignes, données
ici en manière d’annexe. Comment Guillaume d’Aquitaine – si nous donnons par
convention ce nom au premier troubadour car il a bien dû y en avoir un – a-t-il vécu
son expérience de poète ? Mais est-il sûr que ce premier troubadour ait été seul de son
espèce ? Je crois qu’il faut prendre au sérieux l’hypothèse, évoquée plus haut, selon
laquelle les poèmes traditionnellement attribués à Guillaume sont en réalité l’œuvre de
deux poètes différents. La médiéviste à qui nous la devons croit de plus que ces deux
poètes furent rivaux. Il semblerait que certains de ces poèmes se répondent les uns aux
autres, comme si une longue joute poétique avait opposé leurs auteurs respectifs,
quelque nom qu’ils aient porté. Ses arguments sont à vrai dire d’une valeur inégale, et
Martin de Riquer les juge inspirés par una lógica tal vez demasiado elemental (1992 : I, 146)
Il n’en est pas moins vrai qu’un chroniqueur a parlé de la rivalité poétique qui opposait
Guillaume d’Aquitaine et Èble de Ventadour : « Èble […], par son habilité à tourner la
chanson, s’était rendu très agréable à Guillaume, fils de Gui. Cependant, ils étaient
jaloux l’un de l’autre, chacun craignant que l’autre ne portât atteinte à sa renommée,
en l’accusant de manquer de courtoisie » (cf. Dumitrescu 1969 : 384). Le geste inaugural
du trobar aurait donc été accompli simultanément par deux poètes, et deux poètes
rivaux.
46 Puis quand les troubadours ont eu des devanciers, ils ont éprouvé la crainte de ne pas
pouvoir les égaler. Ainsi chez Gui d’Ussel, dont la période d’activité semble située à la
fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, c’est-à-dire un siècle après Guillaume d’Aquitaine.
Tout comme ‘Antar, il s’inquiète de savoir s’il saura de ses misères faire un chant
nouveau49 :
Je chanterai bien plus souvent
mais il m’ennuie de toujours dire
que je me plains par amour et soupire
car cela tous savent le dire ;
c’est pourquoi je voudrais des mots nouveaux sur un air plaisant
mais je ne trouve rien qui n’ait déjà été dit.
En quelle guise vous prierai-je donc, amie ?
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NOTES
1. Ce qui précède résume à grands traits Casajus (2002, 2004 et 2005).
2. Cf. Huchet (1987), sed contra Kay (1996).
3. Voir, tout de même, les nuances apportées par Monson dans un article essentiel ; le
lauzengier serait, déjà dans les chansons de geste, le louangeur au cœur faux et
intéressé, c’est-à-dire le flatteur (Monson 1994). De fait, en italien, un lusinghiero est un
flatteur.
4. Cf. Köhler (1964, 1970), Camproux (1965 : 181), Roubaud (1994) et Schnell (1992).
5. Cf. aussi Gaunt (1995 : chap. III). Sur la succession des théories soutenues à propos
des troubadours, voir Boase (1977).
6. Traduction de Roubaud (1971 : 409), un peu modifiée d’après Riquer (1992 : III, 1436).
7. Cf. Roubaud (1971 : 119).
8. Retraduit d’après Lazar (1966 : 190).
9. Ibid. : 78.
10. Traduit d’après Riquer (1992 : II, 642).
11. Allusion selon l’éditeur (Riquer, ibid.) aux émoluments en nature et en argent que
recevaient les chanteurs.
12. Traduction de Roubaud (1971 : 233) légèrement retouchée.
13. Ibid. : 145, légèrement modifiée.
14. Retraduit d’après Lazar (1966 : 136).
15. Traduction de Roubaud (1971 : 117) légèrement modifiée.
16. Retraduit d’après Lazar (1966 : 78).
17. Retraduit d’après Lazar (1966 : 142).
18. Cité in Appel (1990 [1915] : 41).
19. Retraduit d’après Lavaud & Nelli (2000 [1966] : 121).
20. Voir sur ce point le beau livre de Claude Habib (2006).
21. Cf. Roubaud (1971 : 117).
22. Retraduit d’après Lavaud & Nelli (2000 [1966] : 40-41). Le thème se retrouve chez
Guiraut de Bornelh (cf. Ibid. : 92, strophe 5).
23. Cf. Roubaud (1971 : 139).
24. Il s’agit de la dame, désignée par un faux nom, le senhal (voir plus loin sur le senhal ).
25. Traduction de Roubaud (1971 : 115) légèrement retouchée. Sur ce passage, voir
Gaunt (1990 : 319 sqq. et 1995 : 140-141). Ce chant semble avoir été très connu dès le
Moyen Âge puisqu’on le trouve dans vingt et un manuscrits (Lazar 1966 : 48).
26. Cf. Casajus (2005) et, supra, l’introduction.
27. Retraduit d’après Jeanroy (1964 : 18).
28. Ils semblent effectivement avoir fait cette supposition (cf. Köhler 1964 : 36 et Duby
1964 : 842).
29. Köhler ne cite pas Moller dans son article de 1964, mais ses remarques agacées sur
une « sociologie de surface, qui se borne à utiliser des statistiques » (1964 : 27),
pourraient être une allusion au travail de son devancier.
30. Voir aussi Paden et al. (1975) et Kay (1990 : chap. III et 1996). Les vues de Paden et
Press ont été critiquées par Don Monson, qui n’est cependant pas revenu à celle de
Köhler et Duby (Monson 1995).
31. La similitude de détail entre l’exposé de Violet Paget (qui écrit sous le pseudonyme
de Vernon Lee) et ce qui a suivi jusqu’à Duby est troublante (cf. Lee 1884 : 136 sqq.).
Henri-Irénée Marrou avait, bien avant Press et même avant Köhler, attiré l’attention
sur la thèse « marxiste » de cette auteure (Marrou 1971 [1961] : 135).
32. Cf. Albaka & Casajus (1992 : 46).
33. Cf. Albaka & Casajus (1992 : 27).
34. Ibid. : 48.
35. Traduction de Roubaud (1971 : 145), modifiée en tenant compte du commentaire de
Patrick Sauzet (1992).
36. Retraduit d’après Mohamed (1989-1990 : I, 224 et II, 343).
37. Retraduit d’après Albaka & Casajus (1992 : 32). La traduction donnée ici est plus
proche du mot à mot touareg.
38. Retraduit sur le texte cité par Roubaud (1971 : 24-25).
39. Toutes ces croyances vont généralement de pair avec celles relatives au mauvais
œil. Sur un lien possible entre amour courtois et mauvais œil, cf. Spence (1996).
Mentionnons, dans une région voisine, ce que les Corses disent du mazzeru, sorcier
réputé porter le mauvais œil parce qu’il jalouse ses semblables (Pesteil 2001). Plus près
des troubadours, il faut aussi parler du catalan Enrique de Villena, auteur d’un Arte de
trovar, ainsi que d’un Tratado de fascinación o de aojamiento (« Traité du mauvais œil et de
la fascination »), où il présente comme un fait admis en son temps que les louanges
adressées à quelqu’un peuvent avoir le même effet nocif que le mauvais œil (Villena
1994 : 330-331). Sur le fait que de telles croyances étaient courantes au Moyen Âge et à
la Renaissance, cf. Burke (2000 : 64).
40. Retraduit d’après Mohamed (1989-1990 : I, 101 et II, 117).
41. Dans tout ce paragraphe, j’ai suivi Fortier (2000, 2003 et 2004) et Schinz (2009 : 175
sqq).
42. Cf. Roubaud (1971 : 121) et Lazar (1966 : 74).
43. Bien que ses travaux apportent à la thèse de Köhler des objections qui me
paraissent rédhibitoires, Don A. Monson semble lui accorder encore un certain crédit
(1994). De plus, beaucoup de critiques récents de la thèse se contentent de la remplacer
par tout un discours où ils se font un devoir de reprocher aux troubadours leurs
sentiments supposés (jugés misogynes, machistes, homophobes, etc.). Je ne crois pas
utile de discuter ici ce genre d’anachronismes.
44. Je crains que les chercheurs qui plaquent sur le corpus troubadouresque le lourd
appareil de la rhétorique lacanienne n’aient oublié de relire ce texte pourtant
fondateur.
RÉSUMÉS
Résumé
Les chansons des troubadours et les poésies touarègues contemporaines mettent toutes en scène
un narrateur disant sa souffrance d’être séparé de l’aimée. Ce motif du narrateur solitaire est
inséparable d’un autre motif, attesté lui aussi dans les deux corpus : l’évocation des obstacles qui
se dressent sur le chemin conduisant à l’aimée. Le principal de ces obstacles est constitué par les
rivaux du narrateur, qui dans la poésie des troubadours s’appelaient les lauzengiers. Erich Köhler
et Georges Duby ont cru voir dans le thème des lauzengiers une traduction poétique de la situation
des hobereaux qui, au cours du Xe et du XIe siècle, prétendaient rivaliser avec une vieille noblesse
dont l’origine remontait aux temps carolingiens. C’est cette thèse qu’on veut ici mettre à
l’épreuve en confrontant les données relatives aux troubadours à celles recueillies en pays
touareg et en pays maure.
Abstract
The songs of troubadours and contemporary poetry among the Tuareg both present a narrator
who tells about how he is suffering from being separated from his beloved. This motif of the
lonely poet is always paired with another, also present in both corpuses, namely : the narrator
mentions the obstacles lying on the path leading to the loved one. The main obstacle is the
narrator’s rivals, called lauzengiers in troubadour poetry. Erich Köhler and Georges Duby saw the
theme of lauzengiers as a poetic translation of the condition of small landowners who, during the
10th and 11 th centuries, sought to rival the old nobility whose origins went back to the time of
Charlemagne. This idea is tested by comparing information about the troubadours to data
gathered in the lands of the Tuareg and Moors.
INDEX
Keywords : Poetry, Medieval Literature, Courtly Love, Troubadours, Rivalry, Tuareg, Niger,
Mauritanie
Mots-clés : poésie, littérature médiévale, amour courtois, troubadours, rivalité, Touaregs, Niger,
Mauritanie
AUTEUR
DOMINIQUE CASAJUS
Centre national de la recherche scientifiqueCentre d’études des mondes africains ( CEMAf ), Ivry-
sur-Seine
Marina Emelyanova-Griva
Je remercie les professeurs Philippe Boutry et Andrej Toporkov, ainsi que Alexandre ?igrin et
Dmitrij Šlepnev pour leur aide précieuse dans la réalisation de mon travail et la rédaction de cet
article.
1 À MOSCOU , sur le territoire du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », dans le ravin
Golosov qui se trouve entre l’église de la Décollation de Saint-Jean-Baptiste et le
territoire principal du musée1, on peut voir deux grandes pierres aux formes étranges
(figures 1-5). Ces pierres reposent sur la pente du ravin non loin de la partie centrale du
parc. Mais il est presque impossible de les trouver si l’on ne connaît pas leurs
emplacements exacts. Les pierres ne sont pas indiquées sur les plans de Kolomenskoie
affichés à l’entrée ou à l’intérieur du parc. Si l’on descend au fond du ravin et qu’on
décide de s’y promener du côté de la chaussée Ka irskoe, on voit d’abord des sources
d’eau et, peu après, la première pierre, qui couvre une surface d’environ deux mètres
carrés et a une forme extraordinaire et mamelonnée. À côté de cette pierre, on voit un
grand nombre de rubans noués sur les branches des buissons ou dans l’herbe. Si l’on
parcourt encore une quinzaine de mètres, on peut voir la seconde pierre qui mesure
pour sa part 2 × 1,5 mètres, avec quelques cavités sur sa surface. Près de la pierre, il y a
un sentier et un arbre sur les branches duquel les gens nouent également des rubans,
des mouchoirs, etc. (figure 5). Les pierres sont à une cinquantaine de mètres l’une de
l’autre : l’une est située presque au sommet de la pente du ravin, l’autre, en bas, à son
pied. Un sentier monte de la pierre « inférieure » à la pierre « supérieure ». Mais il est
difficile de monter vers la pierre supérieure en empruntant ce sentier car la pente est
très escarpée.
2 Les gens croient aux propriétés extraordinaires de ces pierres et, tous les jours, ils
s’approchent d’elles, chacun avec son désir, sa demande, son problème ou sa maladie,
espérant en recevoir de l’aide. D’après une convention tacite, l’une représente la
que dans les années 1930, beaucoup de nouveaux venus se sont installés dans les
villages situés sur le territoire actuel du musée.
10 À la fin des années 1980, Alexandre ?igrin s’est intéressé à l’énigme des pierres se
trouvant sur l’aire protégée. Dès 1985, il travaille comme guide. Parallèlement, il
poursuit ses études à l’Institut pédagogique de Moscou, à la faculté d’histoire, où il
soutient, en 1990, un mémoire de fin d’études sur Le Sanctuaire païen de Kolomenskoie.
Dans ce travail pionnier, ?igrin s’appuie, dans une large mesure, sur la conception du
prétendu « mythe fondamental », formulée par les linguistes Vja?eslav Ivanov et
Vladimir Toporov dans leur livre Les Recherches dans le domaine des antiquités slaves
(1974) ainsi que dans plusieurs autres ouvrages. Il nous faut rappeler brièvement le
contenu de cette conception.
11 Ivanov et Toporov reconstruisent le « mythe fondamental indo-européen » qui se
transforme dans le temps et dans l’espace de façon à donner naissance à d’autres
mythes analogues. On peut décrire succinctement le canevas du mythe reconstruit : le
dieu de l’orage, ou un autre personnage, se querelle avec son adversaire et veut le tuer.
Celui-ci se cache sous divers objets animés et inanimés, y compris les pierres. Le dieu
casse la pierre qui servait d’abri et ainsi triomphe de son adversaire. Cette victoire se
manifeste par un jaillissement de l’eau. Dans les différentes versions du mythe, on
trouve à la place du dieu de l’orage tantôt Pérun, tantôt le prophète Élie ou encore saint
Georges. Le plus souvent, son adversaire est une créature du monde souterrain (un
dragon, un serpent, mais aussi le dieu du bétail Volos /Veles). Ici, il faut remarquer que
les auteurs identifient dans leurs raisonnements le dieu païen Volos au saint chrétien
nommé Vlasij : ils considèrent qu’avec le temps Vlasij a remplacé Volos. Dans la scène
centrale du mythe reconstruit, le dieu de l’orage, au cours du duel avec son ennemi,
possède les attributs du combat : un cheval (le plus souvent blanc) et des armes (le plus
souvent des pierres).
12 Pour en revenir au mémoire d’Alexandre ?igrin, rappelons que le but que le chercheur
s’était fixé était « de prouver que les objets de culte sur le territoire de Kolomenskoie,
d’origine à la fois païenne et chrétienne, constituent un ensemble » 7.
13 L’auteur en arrive à la conclusion que « les pierres sacrées de Kolomenskoie constituent
la partie la plus ancienne de ce complexe historique et architectural et que les racines
de ce phénomène remontent au passé païen éloigné. Les noms des saints chrétiens et
les noms païens liés aux pierres représentaient les reflets d’un culte ancien – celui de la
déesse de fertilité et de son fils solaire (le dieu de l’orage), mais aussi de quelque
divinité souterraine »8. ?igrin est même persuadé qu’autrefois le ravin Golosov a porté
le nom de Volosov.
14 Ces idées ont été diffusées par l’auteur au cours des excursions vers les pierres qu’il a
commencé à effectuer à partir de l’année 1989. À la fin des années 1990, il a publié
plusieurs articles dans des périodiques à grand tirage, ce qui a contribué à la
vulgarisation des résultats de ses recherches et a attiré un nouveau public aux pierres
dites sacrées : « l’ancien lieu de vénération païenne » est devenu un centre autour
duquel se sont mis à graviter les païens modernes. L’étude de ces textes donne à penser
que la position de ?igrin est fondée sur les légendes existant autour des pierres et sur la
conception de Ivanov et Toporov. ?igrin a superposé la conception du « mythe
fondamental » aux légendes existant autour des pierres. C’est sans doute pour cette
raison que certains motifs de la légende, qui se faisaient vaguement sentir dans les
renseignements fragmentaires des autochtones, apparaissent dans les travaux de ?igrin
nettement formulés et placés dans le contexte des mythes et des légendes de peuples
différents.
Ainsi on voit bien que les historiens, en l’occurrence Alexandre ?igrin, ont joué un
grand rôle dans la formation des représentations actuelles des pierres de Kolomenskoie
et ont beaucoup contribué à leur popularité. Auparavant, les pierres de Kolomenskoie
avaient été révérées par un nombre de « croyants » assez limité. En outre, elles étaient
considérées en tant qu’objets sacrés au sein de la religion orthodoxe. À la fin des années
1990, le cercle des « fidèles » visitant cette place s’est élargi ; les païens modernes ont
commencé à vénérer les pierres.
Cette vieille dame est venue vénérer les pierres après avoir assisté à la messe dans l’église de la
Décollation de Saint-Jean-Baptiste ; elle a apporté des cierges et, sur la photographie, au centre, on
peut voir un cierge allumé (le jour de Saint-Georges, 6 mai 2005, cl. Dmitrij Šlepnev).
“pour que la fatigue les laisse et pour se nettoyer” (septembre 2003, cl. d’Andrej Toporkov).
On lui a apporté des gâteaux et donné à boire du vin (septembre 2003, cl. d’Andrej Toporkov).
Le groupe principal
20 Ce groupe est le plus nombreux. Ce sont des personnes des deux sexes et de tous les
âges, qui viennent vers les pierres avec leurs désirs, leurs problèmes et leurs maladies.
Chez les personnes de cette catégorie, à la différence des deux autres, il n’y a pas
d’opinion bien définie en ce qui concerne l’origine des pierres, leurs propriétés, leurs
noms ou les rites correspondants, bien qu’on puisse relever des récits et des
comportements typiques.
21 Selon le but de leur visite et leur âge, on peut diviser ce groupe en trois catégories,
chacune avec ses espoirs et ses attentes.
22 La première catégorie est constituée de jeunes gens âgés de 11 à 25 ans, qui viennent
vers les pierres pour formuler des vœux. Leurs vœux sont très variés : « réussir les
examens pour entrer à l’université » ; « se marier avec un Moscovite » ; « pour que la
mère me laisse partir en vacances avec ma copine » ; « demander de la chance », etc.
23 La deuxième se compose d’individus, entre 25 et 40 ans. Pour ceux-ci, les principaux
problèmes et désirs sont propres à cet âge : performance sexuelle, quête du mariage,
stérilité, prochain accouchement, etc. Ces gens viennent souvent en couple.
24 Le groupe des individus âgés de plus de 40 ans vient avec des problèmes spécifiques, où
les questions de santé figurent au premier plan. Ces gens croient, par conséquent, que
les pierres peuvent les aider, quelles que soient leurs maladies.
Par ailleurs, toutes ces personnes font remarquer dans leurs réponses qu’elles ne sont
pas attirées uniquement par les propriétés extraordinaires des pierres, mais aussi par le
25 Assez souvent, parmi ceux qui visitent vers les pierres, on peut rencontrer des gens
passionnés par les religions orientales qui expliquent l’apparition des pierres et leurs
propriétés singulières par le fait que, dans cette partie de Moscou, il y aurait un
agencement énergétique spécifique. En outre, cet endroit attire des gens d’orientation
plutôt ésotérique, mais aussi des membres de diverses sectes, y compris celle d’Aum
Shinrikyo. C’est pour cela que je propose de les rassembler dans une deuxième
catégorie – les « occultistes ». Ils croient tous que le ravin Golosov possède un champ
énergétique très fort, surtout à proximité des pierres. Dans leur langage, on peut
déceler des mots et des notions qui attestent leur intérêt pour le monde de l’au-delà et
le surnaturel, à savoir chakra, médium, champ ou potentiel énergétique, aura et autres.
Les individus que j’ai classés parmi les occultistes ne se rassemblent pas autour d’une
légende commune ou d’un rite typique, mais ils n’en forment pas moins un groupe à
part, notamment par le recours à ces notions et ces idées fondamentales. Ils sont de
même unis par le but de leur visite et le sens des rites qu’ils y pratiquent. Ces gens, tout
comme les représentants du groupe dit « principal », s’assoient, se couchent ou restent
debout sur les pierres ; mais en le faisant, ils croient que les pierres retiennent d’eux de
l’énergie mauvaise tout en leur communiquant de l’énergie positive (figure 3).
Tableau 110
30 Si l’on range les noms présentés par ordre chronologique, on voit que les premiers
témoignages donnent un nom pour les deux pierres : « pierres sauvages » (années
1940) ; « pierres saintes » (années 1950). Dans les années 1960-1970, les noms de la
pierre supérieure comme « pierre aux fille » ou « pierre aux vierges » sont apparus.
Dans les années 1980, on trouve les mentions de « pierre au grand-père » pour la pierre
supérieure, et « pierre-oie » pour l’inférieure. Au début des années 1990, les noms
« saint Georges », « archange Michel », « saint Nicolas », « Vierge Marie et Jésus-
Christ » apparaissent dans les travaux d’Alexandre ?igrin et ne sont présents nulle part
ailleurs. Tous les autres noms se manifestent au cours des années 2000. À mon avis, il
est très significatif que les pierres « miraculeuses », les pierres « magiques »
d’aujourd’hui n’ont été que des « pierres sauvages » pour les habitants des villages
voisins, dans les années 1940.
5. Version païenne
Autrefois, les pierres étaient des idoles païennes, alors que le ravin Golosov se nommait
Volosov. Cet endroit était une place d’adoration du dieu païen Veles.
***
37 Ainsi les actions accomplies autour des pierres de Kolomenskoie sont, pour les gens qui
les effectuent, une forme de communication avec le monde du sacré. Ils s’adressent aux
pierres comme à des choses animées, pour résoudre leurs problèmes personnels ou
collectifs, pour passer leur temps libre, pour nouer des relations avec des gens qui ont
les mêmes intérêts qu’eux, pour maintenir la solidarité d’un petit groupe auquel ils
appartiennent. Chacune des catégories relevées entretient des relations avec les pierres
à un niveau qui lui est propre, en conformité, notamment, avec ses représentations des
origines des pierres. Les différents groupes de pèlerins effectuent des actions rituelles
définies et ont des attentes spécifiques. Les païens viennent vers les pierres comme s’ils
se rendaient à un temple d’autrefois pour y accomplir des rites. Les « occultistes » y
trouvent un centre d’accumulation d’énergie positive, pour y « nettoyer » leur champ
énergétique et se recharger d’énergie nouvelle. Les représentants du groupe
« principal » s’adressent aux pierres comme ultime recours dans des situations
critiques, ou les visitent à titre de distraction. Le plus souvent, ce sont des jeunes gens
qui viennent vers les pierres pour se distraire. Ils ne croient pas du tout aux propriétés
extraordinaires des pierres, à moins qu’ils ne veuillent les éprouver. Ceux qui
s’adressent aux pierres pour trouver de l’aide, le font souvent parce qu’ils n’ont plus
aucun espoir ou ne peuvent pas trouver un autre moyen pour résoudre leurs
problèmes. En somme, les pierres de Kolomenskoie sont des objets de vénération qui
peuvent convenir à tout le monde. À considérer l’ensemble des représentations liées
aux pierres, on peut en conclure que chacun y cherche des éléments qui lui
conviennent.
38 Ce qui est important de noter, c’est que la vénération des pierres de Kolomenskoie
revêt des formes rituelles qui sont traditionnelles pour un culte d’objets naturels. En
comparant les actions rituelles sur les pierres de Kolomenskoie avec les
renseignements tirés de la littérature scientifique, on peut constater qu’elles
présentent des analogies directes avec la culture traditionnelle. Par exemple, les
admirateurs des pierres de Kolomenskoie boivent l’eau accumulée dans les cavités des
pierres et se lavent avec elle. Tatiana Š?epanskaja a travaillé sur les pierres de culte
avec cavités sur le territoire des provinces de Pskov, Novgorod, Tver, Moscou, Saint-
Petersbourg, Vologda, Iaroslavl, Toula, etc. ; elle pense que, par ce rite, les gens
« désignent leur initiation aux forces surnaturelles détenues dans la pierre » (2003 :
287). Alexandre Pan?enko, qui étudiait les objets sacrés ruraux du Nord-Ouest de la
Russie, remarque que, traditionnellement, « la vénération d’un lieu de culte était liée à
un jour de fête » (1998 : 70-71). En ce qui concerne les pierres de Kolomenskoie, c’est
bien le jour de la saint Georges, le 6 mai. Le même auteur, parmi les rites liés aux lieux
de culte ruraux, relève des « ex-voto ». Les plus répandus sont les pièces de monnaie.
Mais on trouve également « des morceaux de tissu (ou de produits tissés : rubans,
ceintures, foulards, serviettes, draps, etc.). Les produits alimentaires peuvent
constituer une autre sorte d’offrandes : pain, pâtisserie, bonbons, pommes, tomates,
œufs » (ibid. : 101). Or, nous pouvons observer toutes ces actions rituelles à
Kolomenskoie.
39 Il est intéressant de faire l’inventaire des maladies qui, traditionnellement, poussaient
les gens à fréquenter les lieux de culte ruraux : « En principe, on sait qu’il existe des cas
où une pierre cultuelle ou une source peut, dans l’esprit des croyants, guérir “toutes les
maladies”, mais le plus souvent ce sont les maladies des yeux et de la peau, ou encore la
stérilité féminine » (ibid. : 107). Ici, de nouveau, on peut facilement établir un parallèle
avec les fonctions attribuées aux pierres de Kolomenskoie. Ainsi, force est de constater
que presque tous les rites pratiqués à Kolomenskoie ont des analogies avec la dévotion
traditionnelle aux objets naturels. De l’avis de certains chercheurs comme, par
exemple, Alexandre ?igrin, c’est la preuve de l’origine ancienne du culte des pierres.
étonnant que, sur cette vague trouble, les pierres de Kolomenskoie soient devenues
célèbres et aient commencé à attirer des personnes tentées par des courants spirituels,
par le néopaganisme, mais aussi des gens désespérés par leurs problèmes quotidiens,
qui consentent désormais à admettre le surnaturel dans leur vie par un moyen à la fois
original et traditionnel. Comme le constate Edgar Morin :
« […] il existe au sein de la vie urbaine, déséquilibrée et instable, une tendance
profonde, permanente, à reconstituer le contenu préhistorique selon d’autres
formes, mais à partir d’un même fond. Les fakirs, voyants, guérisseurs,
thaumaturges, astrologues dont le rôle considérable et trop peu connu s’étend dans
toutes les couches de la société industrielle, nous révèlent l’importance de ce
folklore urbain ».(1970 : 157)
44 De l’avis de l’anthropologue russe Kirill ?istov, l’apparition, dans la vie quotidienne et la
culture de sociétés modernes, de traditions – nouvelles d’après leur contenu, mais
archaïques d’après leur forme –, est un fait attesté. Il distingue « des formes
“primaires” (traditionnelles, issues directement ou avec quelques modifications de la
tradition archaïque) et des formes “réitérées” (dont les relations avec la tradition sont
plus complexes ou même nulles, mais qui ressemblent en apparence aux formes
“primaires”) » (1986 : 45).
Il me semble que la vénération des pierres de Kolomenskoie, comme beaucoup d’autres
néotraditions cachées derrière l’apparence de l’ancienneté, relève bien du second type.
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route dans la tradition rituelle russe des XIXe-XXe siècles). Moscou, Indrik.
Schnapper, Dominique, 2005 « Renouveau ethnique et renouveau religieux dans les “démocraties
providentielles” », Archives de sciences sociales des religions 131-132 : 2-14.
Soboleva, Nadezda, 2000 Gerb Moskvy (= Les Armes de Moscou). Moscou, Labirint.
NOTES
1. Le musée Kolomenskoie se trouve à 10 km au sud-est du centre de Moscou, sur le
territoire d’une ancienne propriété des tsars qui comprenait tout autour plusieurs
villages.
2. Archives scientifiques du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », Archives
municipales de la ville de Moscou, archives personnelles d’Alexandre ?igrin, base de
données créée au cours du travail de terrain par les étudiants du Centre
d’anthropologie historique Marc Bloch de la RGGU (Université d’État en sciences
humaines).
3. Cf. Alexandre ?igrin, Le Sanctuaire païen de Kolomenskoie, Moscou, 1990 : 4. [Travail
inédit, aimablement mis à notre disposition par l’auteur.]
4. Travail non publié ; j’ai pu consulter le manuscrit grâce à l’obligeance de l’auteur.
5. C’est ce même village de D’jakovo qui a donné son nom à la culture archéologique
« d’jakovskaja » (VIIIe siècle avant l’ère nouvelle – VIIe siècle de l’ère nouvelle).
6. Archives du musée à ciel ouvert Kolomensmkoie, inventaire 1, dossier 777.
7. Alexandre ?igrin, op. cit. : 1.
8. Ibid.: 80.
9. Cf. par exemple : www.orden.ru ; www.paganism.ru ; www.slavia.ru et beaucoup
d’autres.
10. Ce nom ne signifie rien en russe ; il n’est utilisé que par des spirites.
RÉSUMÉS
Résumé
À Moscou, sur le territoire du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », dans le ravin Golosov, on
peut voir deux grandes pierres aux formes étranges qui sont l’objet d’un véritable culte. Les gens
croient aux propriétés extraordinaires de ces pierres et, tous les jours, ils s’approchent d’elles,
chacun avec son désir, sa demande, son problème ou sa maladie, espérant en recevoir de l’aide.
D’après une convention tacite, l’une représente la masculinité et l’autre, la féminité. On raconte
beaucoup de légendes à propos de ces pierres, tout en les qualifiant de « pierre masculine » et de
« pierre féminine ». Ce pèlerinage extraordinaire en milieu urbain, rassemblant des gens de
différents âges et de divers milieux socioculturels, a donné lieu à une enquête dont les résultats
constituent la base de cet article. Nous analyserons l’ensemble des représentations et des rites
liés aux pierres de Kolomenskoie ; nous essaierons de repérer les origines du phénomène,
généralement perçu comme archaïque dans une mégalopole moderne, et nous tenterons de
comprendre quelles en sont les fonctions sociales pour le présent.
Abstract
In the Golosov Gully on the site of Kolomenskoie, an open air museum in Moscow, two big,
strangely shaped rocks are at the center of a cult. People believe that these rocks have
extraordinary properties, and come there, each with his wishes, requests, problems or illness, in
the hope of receiving help. There is an unspoken understanding that one of the stones represents
masculinity and the other femininity ; several stories are told about them, referring to the
« masculine » and « feminine rock ». People of various ages and from different sociocultural
backgrounds visit these rocks. The findings of research on this pilgrimage, unusual in an urban
area, are used to analyze the conceptions and rites related to these rocks. The effort is made to
detect the roots of this phenomenon, which is generally seen as archaic in a modern megalopolis,
and understand its social functions.
INDEX
Keywords : Worship, Fertility, Urban Folklore, Paganism, Stones of Worship
Mots-clés : culte, fécondité, folklore urbain, paganisme, pierres cultuelles
AUTEUR
MARINA EMELYANOVA-GRIVA
Université d’État en sciences humaines (RGGU), MoscouÉcole des hautes études en sciences
sociales, ParisCentre d’anthropologie religieuse européenne
À propos
Le retour de l’indigène
Jean-Loup Amselle
1 LE SUJET DE CE LIVRE COLLECTIF édité par Carmen Salazar-Soler et Valérie Robin Azevedo se
situe dans le prolongement du volume édité précédemment par Valérie Robin Azevedo,
dont il reprend d’ailleurs certains textes1. Il est important puisqu’il traite de l’ensemble
des Amériques (cf. la contribution de Jean-Pierre Lavaud et de Françoise Lestage) mais
aussi parce qu’il concerne, en fait, plus largement l’ensemble du monde.
2 Le monde post-guerre froide n’est-il pas entré dans une phase de conflits verticaux
ethniques ou religieux, situation qui avait été thématisée par Samuel Huntington dans
son livre célèbre Le Choc des civilisations ? La réalité est évidemment moins simple et
c’est tout le mérite du présent ouvrage d’apporter, grâce à des études de cas
circonstanciées, sinon une réponse à cette question d’ailleurs mal posée, du moins des
éléments d’information permettant d’éclairer le lecteur.
3 On ne peut manquer, en effet, d’être frappé par la montée et la diffusion, depuis une
quinzaine d’années, dans les pays d’Amérique centrale et du Sud, de politiques
multiculturalistes d’inspiration anglo-saxonne et onusienne, c’est-à-dire de politiques
de reconnaissance, de « visibilisation » et de renforcement (empowerment) de peuples
labellisés, à tort ou à raison, comme autochtones, originaires ou indigènes. Ces
politiques, relayées par les associations et ONG locales, s’adressent bien sûr aux
populations catégorisées comme amérindiennes, mais aussi à toutes les populations
que l’on peut nommer, pour aller vite « afro-latino-américaines ».
4 Quand on parle de populations amérindiennes, on veut se référer aux populations qui
revendiquent en partie ou en totalité une origine amérindienne, la question étant, dès
lors, de savoir ce qui fonde, de façon légitime ou non, cette « amérindianité ».
5 Il faut d’ailleurs mentionner que cette question, pour la majeure partie de
l’anthropologie américaniste ou de l’anthropologie tout court, n’en est pas une, à la
différence de la position adoptée par la plupart des contributeurs de ce livre. En effet,
pour l’anthropologie dominante, les Indiens existent puisque l’anthropologie les a
rencontrés ! Ainsi, dans une perspective indigéniste nouvelle manière ou plutôt
« indianiste », il existe des ethnies amérindiennes dont l’existence est attestée par des
ethnonymes sans que l’on s’interroge un seul instant sur le mode d’existence de ces
catégories ethniques, leur mode d’apparition, leur historicité, leur champ sémantique,
leur performativité, etc. En outre, la perpétuation ou la survie de certaines de ces
ethnies ou de ces populations amérindiennes, en particulier celles d’Amazonie, étant
menacée par la globalisation et ses différents avatars (exploitation pétrolière,
extension de l’agriculture et de l’élevage, déforestation, etc.), certains anthropologues
ont été amenés à prendre, dans une perspective indigéniste, indianiste ou
« préservationniste », la défense de ces communautés sans s’interroger une seule
seconde sur les tenants et les aboutissants de leurs revendications. À une phase de mise
entre parenthèses des organisations indigènes ou des ONG locales, phase destinée à
permettre à l’anthropologue d’accéder à ses « vrais » objets – la parenté, la religion – a
succédé une phase dans laquelle l’anthropologue appréhende son objet en s’identifiant
à lui ou plutôt à la cause qu’il défend. C’est ce qu’on peut nommer une posture
primitiviste, posture qui est celle de nombreux anthropologues américanistes ou pas et
qui s’accorde dans bien des cas avec des positions postcoloniales puisque, à l’évidence,
il existe un lien très étroit entre primitivisme et postcolonialisme.
6 Le livre dirigé par Valérie Robin Azevedo et Carmen Salazar-Soler se situe aux
antipodes de cette conception : il s’attache au contraire à en définir la généalogie. De
fait, il prend sens au sein de tout un courant d’études sur les sociétés d’Amérique
centrale et du Sud consacré à la production de l’autochtone et de l’indigène.
7 Cet ouvrage s’emploie donc à montrer quels sont les tenants et les aboutissants du
processus d’ethnicisation affectant actuellement les Amériques, processus qui ne
concerne d’ailleurs pas seulement, comme on l’a déjà dit, les Amérindiens et les Inuits,
mais également ceux que l’on appelle, de façon très significative, dans une perspective
racialiste, les « Afro-descendants », c’est-à-dire les populations qui revendiquent une
origine africaine et qui voient dans certains cas leur « africanité » rechargée par des
intervenants extérieurs, des Africains-Américains venus des États-Unis par exemple,
comme c’est le cas en Bolivie.
8 À l’encontre d’une vision primitiviste ou primordialiste de l’identité, les contributeurs
de cet ouvrage entendent analyser l’ethnicité amérindienne comme une production
sociohistorique s’inscrivant, à ce titre, dans un panorama ou une scène à la fois
nationale et globale, à l’intérieur duquel interviennent plusieurs acteurs et notamment
les acteurs internationaux, étatiques nationaux, ainsi que les ONG de toute sorte. En
effet, plutôt que de commencer par le bas, comme le font en général les
anthropologues, Valérie Robin et Carmen Salazar partent du haut, c’est-à-dire des
différentes agences de l’ONU, le BIT notamment, mais aussi l’Unesco.
9 Au sein de ce dernier organisme, il faut mentionner le rôle capital joué par des
anthropologues américanistes comme Alfred Métraux et Claude Lévi-Strauss en faveur
de l’émergence et de la reconnaissance, pour le meilleur et pour le pire, de la notion de
« peuple autochtone » en liaison avec le thème de la diversité culturelle, lié lui-même à
celui de la biodiversité. On a assisté là à une véritable essentialisation et fétichisation de
la notion de culture (cf. Race et histoire et surtout « Race et culture » de Claude Lévi-
Strauss) dont on peut pleinement observer les effets actuellement. Ce discours anti-
universaliste, primitiviste et herdérien des organisations internationales a été repris
par les ONG (quand elles n’en étaient pas elles-mêmes à l’origine comme le montre Henri
Favre dans sa contribution) et les associations locales qui ont tout de suite perçu le
profit économique qu’elles pouvaient tirer de la mise en forme collective des
revendications identitaires, qu’il s’agisse de droits portant sur le sol ou sur le sous-sol.
néo-aztèques de Mexico tout en exprimant des interrogations sur leur livre Les Néo-
Indiens, une religion du IIIe millénaire paru en 2006 2. Cet ouvrage passionnant est en effet
non dénué d’ambiguïté dans la mesure où la notion de « néo-Indien » dessine en creux
celle d’un Indien authentique, rétif aux changements historiques. Ce déni d’historicité
est également pointé, en matière linguistique, par César Itier dans sa contribution sur
le « Dictionnaire quecha-espagnol-quecha ».
15 On peut étendre, me semble-t-il, cette remarque sur la notion de « néoindien » à celle
de néo-chamanisme qui exprime elle aussi une sorte de rejet des anthropologues à
l’égard des formes urbaines et contemporaines du chamanisme, dessinant ainsi en
pointillé un chamanisme traditionnel préservé de la modernité et de ses affres, et pour
cette raison objet légitime de l’anthropologie.
16 Le néo-indianisme, le néo-chamanisme et l’ethnicisation des populations
amérindiennes ou afro-latino-américaines forment donc un tout, un réservoir de
thèmes intellectuels, idéologiques et politiques à l’intérieur duquel peuvent puiser
aussi bien les élites des pays latino-américains à la recherche de primitivisme que les
Occidentaux en quête de solutions à leur mal-être. Aux objectifs de subversion sociale
ont en effet succédé des objectifs de repli individuel orientés vers la spiritualité
mystique exotique (cela n’est pas propre bien évidemment au continent latino-
américain) de sorte que les peuples autochtones, premiers ou indigènes en sont venus à
représenter l’espoir de l’humanité. Tous les peuples censés être proches de l’origine, et
donc au premier chef, ceux des forêts tropicales (Amazonie, Afrique centrale
[Pygmées]) sont vus désormais comme possédant les solutions aptes à calmer notre
inquiétude et notre stress, selon une conception qui récuse l’idée même de progrès
scientifique. Tout est déjà donné, dans une perspective qui voit l’histoire de l’humanité
comme celle d’une lente dégradation. Inutile de dire que cette conception s’articule
merveilleusement à celle de l’écologie, et en particulier à celle de la deep ecology,
laquelle n’est pas éloignée de l’anarcho-primitivisme, ce courant politique et
intellectuel prenant lui-même appui sur une anthropologie que l’on connaît bien, celle
qui met en avant l’idée de « sociétés contre l’État », « contre l’histoire », « contre
l’écriture » (Clastres, Jaulin, Sahlins, etc.).
17 Il existe donc une articulation parfaite entre l’ethnicisation des Amériques et le
primitivisme du Nord, de l’Occident. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les
révolutions indigénistes d’Amérique centrale et du Sud (zapatisme, Evo Morales)
fascinent à ce point le public occidental. On peut d’ailleurs se demander si
l’indigénisme ou l’indianisme constitue bien la panacée à tous les maux qui affectent les
Amériques. Est-ce bien le moyen idéal de parvenir à la décolonisation, à l’émancipation
par rapport aux États-Unis ? Certaines des contributions présentées dans ce volume
montrent bien les limites de ces politiques de reconnaissance des ethnicités indiennes
ou indigènes. Il apparaît en premier lieu que, dans certains pays comme la Bolivie, les
recensements effectués, en contraignant les sondés à opter entre la case « indigène » et
la case « blanche », occultent les catégories intermédiaires comme celles de mestizo,
criollo ou cholo, ce qui permet d’établir que plus de 60% de la population bolivienne est
composée d’indigènes. À son tour, cette imputation d’indigénéité ou de culture
indigène permet de fonder l’idée d’une justice indigène appropriée aux populations
rurales, obligeant celles-ci à se situer dans un cadre unique et les empêchant de
recourir concurremment à la justice étatique. On a pu observer les dégâts qu’exerce
cette politique avec le lynchage des voleurs tel qu’il se pratique en Bolivie ou au Pérou,
ainsi que dans d’autres pays d’Amérique latine, et l’exonération des coupables au nom
de la culture résultant d’une telle attitude (cf. la contribution de Valérie Robin).
Cette imputation d’indigénéité ou d’indianité pose à son tour la question du feed back
anthropologique et du degré d’autonomie d’expression des « subalternes ». Même si les
paysans ont parfaitement le droit de s’approprier le savoir anthropologique qui les
constitue et les fige souvent à l’intérieur de catégories ethniques intangibles, on ne
peut pas ne pas se demander si l’indigénisme représente véritablement une forme
d’expression spontanée des ruraux. « Les subalternes peuvent-ils s’exprimer ? » pour
reprendre la formule de Gayatri Spivak ou ne doit-on pas plutôt se demander : « Qui
parle au nom des subalternes ? » Le cas d’Evo Morales, en Bolivie, semble à cet égard
particulièrement révélateur. Ayant débuté sa carrière politique comme dirigeant
politique cocalero, il se souciait alors comme d’une guigne de ses origines aymara. Ce
n’est qu’à la suite de sa rencontre avec le katarisme, en la personne d’Alvaro Garcia
Linera, luimême membre de la bourgeoisie blanche de Cochabamba, qu’il a
« découvert » ses origines indigènes. Sans aller jusqu’à prétendre que l’indigénisme est
une affaire concernant au premier chef les élites blanches, il convient néanmoins de
s’interroger sur l’instauration d’un arc-en-ciel curieux rassemblant anthropologues,
organisations internationales, ONG et membres des élites locales.
Enfin, ce processus d’ethnicisation à l’œuvre en Amérique latine incite à s’intéresser au
phénomène de « concurrence des mémoires » qu’une telle démarche induit. Carmen
Salazar montre dans sa contribution comment les communautés rurales luttent de plus
en plus contre les entreprises minières en s’appuyant sur un discours ethno-écologique
élaboré en liaison avec les ONG. Au Pérou, mais aussi en Bolivie, ce processus se traduit
souvent par une « incaïsation » des identités locales, qui conduit à son tour à opérer
une hiérarchisation des cultures à l’intérieur de l’Altiplano entre le centre cuscénien et
les zones rurales d’une part, et entre l’Altiplano vu comme le berceau des grandes
civilisations quechua ou aymara et les sociétés des basses terres amazoniennes,
considérées comme « sauvages », d’autre part. Ce discours repris par le pouvoir,
notamment par le président Alan Garcia, à l’occasion du soulèvement récent de
populations amazoniennes contre les entreprises pétrolières, est sans doute lourd de
conflits à venir. En effet, l’ethnicisation des sociétés latino-américaines ne se traduit
pas seulement par la projection d’un tissu discontinu de poches ethniques sur des
cartes, elle implique également l’instauration d’une hiérarchie des races qui recourt à
une anthropologie évolutionniste archaïque venant en droite ligne du XIXe siècle
(sauvages, barbares, civilisés).
Pour terminer, on voudrait signaler deux points qui mériteraient d’être approfondis
dans la continuité de ce livre. Tout d’abord ce que l’on pourrait nommer le phénomène
des chassés-croisés identitaires. On peut observer, ainsi, souvent, tant en Afrique qu’en
Amérique latine, à l’encontre du primitivisme ou de l’ethnicisation imputés par les
organisations internationales, les ONG et les élites politiques et culturelles locales en
direction des catégories populaires, qu’il existe sinon une réaction de ces catégories à
cette imputation, du moins des formes d’expression culturelle qui entrent en
contradiction avec ces projections venues d’en haut. En ce sens, les phénomènes
d’ethnicisation ne peuvent être correctement analysés que s’ils sont replacés dans un
cadre englobant à la fois national et global et uniquement s’ils sont vus comme un
instrument de pouvoir au service des dominants dans le cadre d’un processus visant à
la fragmentation des sociétés.
En second lieu, on peut estimer que cet ouvrage pourrait être enrichi par une réflexion
portant sur la notion de métissage et des ambiguïtés attachées à cette notion. En effet,
si l’anthropologie et l’histoire ont fait leur miel de la notion de métissage, celle-ci est en
général vigoureusement rejetée par les mouvements indigénistes et indianistes. S’il
n’existe plus de populations amérindiennes ou inuits qui ne soient métissées – si tant
est qu’il y en ait jamais eu – il reste que, pour revendiquer la légitimité de droits
fonciers notamment, les organisations indigènes ou indianistes considèrent, à juste
titre, qu’il est nécessaire d’affirmer la pureté de leur origine, et donc de refuser
catégoriquement la notion de métissage. Une seule exception me semble être fournie
par le cas des communautés du Québec qui fondent la légitimité de leurs revendications
foncières sur leur caractère non-blanc et amérindien, c’est-à-dire « metis ». Alors que,
en général, le métissage est synonyme de mélange, voire d’abâtardissement, il est ici
synonyme de pureté ancestrale. Cela prouvant, s’il en était besoin, que l’on ne peut
décider a priori de la signification d’un terme et que celui-ci est fonction de son
contexte d’utilisation.
NOTES
1. Valérie Robin Azevedo, ed., L’Ordinaire latino-américain, 2006, 204 : (Des)illusions des
politiques multiculturelles.
2. Paris, Odile Jacob.
INDEX
Mots-clés : ethnie, indigénisme, indianisme, primitivisme, Amériques
Keywords : Ethnie, Indigenism, Indianism, Privitism, America
AUTEUR
JEAN-LOUP AMSELLE
École des hautes études en sciences sociales, LAHIC, Paris
n’oserait appeler des chapelles. Parmi les multiples exemples évoqués par Bruno Saura,
on peut citer l’interprétation par un « poète traditionaliste » proche de l’Église
protestante, cofondateur d’un ancien mouvement « indépendantiste », du terme même
de « m’aohi » comme dissociable en ma (tout à la fois « propre » et « libre ») et ‘ohi
(« pousse de végétal ») ; alors que, pour deux membres autochtones de l’Académie
tahitienne (création contemporaine du statut de Territoire d’outre-mer de la France), le
terme désigne simplement « ce qui est propre à la Polynésie » (p. 157). Encore faudrait-
il préciser alors, me permettrais-je d’ajouter, ce qu’est au juste cette Polynésie-là : est-
ce la Polynésie « française » (mais sans y compter les Marquises – henua ‘enata, « terre
des hommes » –, où le mot « ma’ohi » n’est pas spontanément utilisé ?), ou est-ce la
Polynésie du géographe français Charles de Brosses, inventeur du terme au XVIIIe
siècle ? Nous sommes déjà, avec ce nom même, emportés par une série abyssale
d’interprétations à l’œuvre.
7 Bruno Saura a eu l’excellente idée (p. 154) de se référer à une base de données, créée
par les linguistes Bruce Biggs et Ross Clark de l’Université d’Auckland 1, sur les racines
proto-polynésiennes, base donnant maqoli comme la racine productrice de ma’ohi (ce
qui explique la notation d’une glottale qui m’a longtemps laissé perplexe, remplaçant le
/q/). Cette racine est également productrice, par exemple, du maoli hawaiien ou du
maori néo-zélandais, tous ces lexèmes ayant en commun de se référer à ce qui est
autochtone, au sens d’une certaine relation entretenue par tout un chacun avec la
« terre ». Évidemment, cette relation demande à être spécifiée dans le cas du Pacifique
insulaire (Baré ed. 1992), sous peine de tomber dans de grandes et vides généralités. Il
est possible que ce genre de controverses tienne pour partie à la persistance de très
anciennes dispositions tahitiennes (ou ma’ohi, les termes me manquent…), d’autant plus
promptes au jeu de mots que le nombre de phonèmes en tahitien (ou en re’o ma’ohi ?)
compte parmi les plus faibles des langues du monde, et que cette propension au
calembour peut vite se transformer en une sorte de linguistique sauvage, au sens de la
pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss2.
Les riches case studies évoquées concernent tout d’abord les « Prémices et précurseurs »
du renouveau identitaire (chap. III). Parmi ces derniers, on compte un bon nombre de
proches voire de cadres de l’ancienne Église évangélique protestante, devenus en
quelque sorte des angry young men à la mode polynésienne. L’Église évangélique devint
par la suite Église protestante de Polynésie française, puis, plus récemment, Église
protestante ma’ohi, pour cette raison sans doute que l’« Église » tout court (te etaretia)
constitua historiquement pendant des siècles une sorte de métaphore de la société
tahitienne tout entière, au moins dans l’archipel central des îles de la Société 3. On lira,
par exemple, la description reconstruite des spectaculaires funérailles « à la
polynésienne » de l’un de ces leaders d’opinion à Huahine, une des îles Sous-le-Vent.
S’ensuivent des commentaires sur ce que l’auteur appelle l’« idéologie ma’ohi » (chap.
IV), les rapports entre « culture, identité et tradition » (chap. V), la critique de ce qu’il
croit repérer comme une variante d’une « pensée culturaliste » (chap. VI) ou, en
contrepoint, celle d’une « idéologie polynésienne » (chap. VII). L’un des chapitres les
plus riches est certainement celui consacré à « L’expression identitaire et artistique
ma’ohi contemporaine » (chap. VIII), en ce qu’il laisse discerner hic et nunc, à nouveau
sans prendre parti, les difficultés de construire, forcément dans l’abstrait, ce que serait
une identité ma’ohi, bien que contemporaine.
l’Académie tahitienne, natif de Tahiti, y vit une « dérive économique » (p. 358) au point
que le « Conseil économique, social et culturel de Polynésie française a adopté […] en
novembre 2005 un projet de mise en place d’une politique de protection de l’artisanat
traditionnel (concurrencé par des contrefaçons venues d’Asie) et de lutte contre
l’utilisation abusive de motifs traditionnels ma’ohi » (p. 359).
10 Évidemment, parler du tatouage comme d’un « artisanat » – et non comme un élément
somme toute banal de la vie quotidienne – revient à défaire d’une main ce que l’on
poursuit de l’autre. Mais aussi la question, d’ailleurs commentée par Bruno Saura, de ce
qui est « traditionnel » ou non se pose-t-elle dès l’abord (Lenclud 1987). Dans ce cas,
comme dans beaucoup d’autres évoqués par l’auteur, la référence historique vise sans
autre forme de procès une période autour des trois dernières décennies du XVIIIe siècle,
qualifiée par Douglas Oliver de « late indigenous era » dans son œuvre monumentale
(1974), mais dont je ne suis pas certain que le peuple tahitien se souvienne en détail (en
fait je suis sûr du contraire, sinon par le biais des sommes publiées). L’« artisanat »
comprenant « traditionnellement » la fabrication d’objets, je ne peux éviter de citer les
observations de George Vancouver, ancien officier de James Cook, dès sa relâche de
1791 à bord du H.M.S. Discovery :
« Les diverses commodités d’Europe, maintenant utilisées pour le confort et le
bonheur de ces insulaires, sont si variées que je ne peux m’empêcher de réfléchir, à
la suite du capitaine Cook, à la condition déplorable à laquelle ils seraient réduits si
leurs communications avec les Européens venaient à s’interrompre […]. Nous en
eûmes une preuve convaincante en constatant le très faible nombre d’outils de
pierre et d’os qui subsistaient ; ceux offerts à la vente étaient d’une facture
grossière et d’une qualité inférieure, destinés uniquement à notre marché, et
vendus comme curiosités ».(1967 [1798] : 14, ma traduction)
11 Ainsi l’« art d’aéroport » dans le Pacifique ne date-t-il pas des avions, bien loin de là.
Les curios de Vancouver seraient-ils alors fondateurs de cette identité ma’ohi
qu’entendent retrouver nos « reconstructeurs » du XXIe siècle ? À la même époque
lointaine, on trouve des ventes de curios ailleurs dans le Pacifique, dans l’Australie
aborigène des premiers contacts de 1789, par exemple (Clendinnen 2004 : 87). Le
catastrophisme intéressé de Vancouver visait essentiellement les outils et, notamment,
les herminettes de pierre dont l’assemblage du manche par une ligature de fibre de
cocotier tressée faisait en ces périodes reculées l’objet d’une sorte de rituel : on mettait,
semble-t-il, l’herminette à « dormir » (fa’amo’e), puis on demandait aux dieux de la
« réveiller » (fa’a’ara) (d’après Teuira Henry en 1928, cité par Oliver 1974 : 117, 119), ce
qui fait sens pour ce que l’on peut reconstituer de l’appareil culturel ma’ohi du XVIIIe
siècle8 ; si bien qu’à parler d’une herminette c’est déjà d’autre chose qu’on parlait. La
majeure partie de ces objets fut remplacée par des adaptations d’outils en fer, forgés ou
réparés par les bateaux de passage (pour de multiples témoignages, cf. Ferdon 1981 et
Baré 2001), lesquelles furent elles-mêmes oubliées9.
12 Ainsi, l’artisanat ma’ohi à la mode du Tahiti contemporain, ce serait l’addition un peu
arbitraire du tatouage, de la fabrication de pirogues de compétition et de répliques des
pirogues doubles du XVIIIe siècle, de la fabrication de pagnes de danse (more) et,
essentiellement à destination des touristes, de curios répliquant, par exemple, avec plus
ou moins de talent, les ti’i (ou tiki ) 10, et j’en oublie certainement. Remarquons,
cependant, que cet artisanat-là ne comprend aucunement, à ma connaissance, la
fabrication d’outils, que l’on peut pourtant considérer comme le summum de l’artisanat,
par certains côtés ; pour cette bonne raison que plus personne n’utilise d’herminettes à
Tahiti depuis belle lurette… Mais, remarquons aussi que l’« artisanat » cairote, par
exemple, qui reproduit les admirables statues funéraires de l’Égypte antique, est
fabriqué pour sa majeure partie en Chine, ce qui place le Conseil économique et social
de Polynésie française devant une situation on ne peut plus banale : celle du marché
mondial traitant économiquement de ce qui serait « la culture », comme le souligne
Babadzan (2009), et, donc, devant le dilemme non moins banal en politique
économique, du « protectionnisme » et du « laisser-faire ». Tout ces phénomènes sont
certainement bien connus d’un grand nombre d’anthropologues contemporains 11.
13 Les difficultés et sans doute les espoirs du mouvement de renouveau identitaire décrit
par Bruno Saura nous renvoient à des interrogations plus générales, qui le tourmentent
comme d’autres et le déterminent au moins implicitement comme entreprise
fondamentalement intellectuelle, mais peut-être de manière plus illustrative s’agissant
de Tahiti (ou de la Polynésie française ? ou du peuple ma’ohi ? encore une fois, les mots
me manquent…).
14 En ces matières, l’un des problèmes majeurs, pragmatique si l’on peut dire, est de
« diviser la difficulté en autant de parties nécessaires pour ne pas la résoudre », pour
paraphraser Marshall Sahlins à propos, en l’occurrence, des anthropologues et de la
notion de culture (1976). En effet, à provoquer de grands rassemblements de pirogues
doubles sur le site de l’ancien lieu de culte Taputapuatea, c’est forcément d’autre chose
que de pirogues doubles qu’on parle – et encore faudrait-il savoir en quelle langue – ; à
convoquer des danses et donc le Heiva, il en va de même – y compris de ces tamure
rappelant le très ancien hula de Hawai’i, d’un érotisme fondateur puisque mimant les
copulations des dieux euxmêmes –, etc., etc. En d’autres termes, aucun de ces aspects
ne traite en lui-même de la « reconstruction identitaire » qu’il est pourtant censé
incarner, et qui ne se révèle qu’au travers de ce tertium quid qu’est forcément la langue,
productrice de « schèmes symboliques déterminés mais qui ne sont jamais les seuls
possibles » (ibid. : VIII, ma traduction), donc d’interprétation, et donc d’« identité » au
sens de la différenciation virtuelle avec l’ensemble des cultures du monde. Pourtant,
après les rassemblements de Ra’iatea de 1995, ou après les fêtes de l’ex-Tiurai désormais
Heiva, on peut sans forcer la vraisemblance imaginer chacun s’en revenir chez lui,
fonctionnaire des douanes, cultivateur de pastèque ou militant indépendantiste, se
parlant de plus en plus en français de questions moins identitaires, ou bien (de plus en
plus rarement d’après Bruno Saura) en une « voix ma’ohi » peu accoutumée à l’exégèse
des concepts fondateurs (matamua) mais parfois rompue au commentaire biblique
(tu’aroi), ou bien encore, regardant la télévision.
15 Dans l’avant-propos inhabituellement courroucé qu’il consacra à la notion d’identité au
cours d’un séminaire du même nom, Claude Lévi-Strauss notait, il y a une trentaine
d’années, à peu près la même chose :
« En dépit de leur éloignement dans l’espace et de leurs contenus culturels
profondément hétérogènes, aucune des sociétés constituant un échantillon fortuit
ne semble tenir pour acquise une identité substantielle : elles la morcellent en une
multitude d’éléments dont, pour chaque culture bien qu’en termes différents, la
synthèse pose un problème ».(1983 : 11)
16 Pour ce qui concerne l’archipel tahitien, une difficulté essentielle tient en effet, selon
moi, à ce qu’ayant lu des centaines sinon des milliers de pages de sources inédites du
XVIIIe et du XIXe siècle, ou de ces sommes publiées et étonnantes sur le « Tahiti » des
mêmes époques et de la « dernière ère indigène » – pour m’exprimer comme Douglas
Oliver –, je n’ai trouvé nulle part de « charte », complète et totalisante, de ce que serait
une identité ma’ohi originelle ou une identité ma’ohi tout court. Peut-être est-ce parce
que le peuple ma’ohi de l’époque ne se soucia guère d’exprimer ce projet de manière
totalisante, tant il le portait en lui sans y réfléchir12. Bruno Saura note d’ailleurs que le
mot « ma’ohi » est pratiquement absent de la somme réunie par le missionnaire John
Muggridge Orsmond, entre 1818 et 1850 environ, sur Tahiti aux temps anciens (publiée
par sa petitefille Teuira Henry en 1928 [cf. Henry 1951]), sinon pour qualifier de-ci, de-
là, des espèces végétales ou animales (parfois rapprochées des humains selon des
logiques fort bien attestées quant à elles). Les sources abondent par exemple de
«Otahitians » (un néologisme formé par les « découvreurs » anglais et parfois repris,
semble-t-il, par les Tahitiens qui parlaient un peu d’anglais) 13, de « Raiateans »
(toujours selon les sources anglaises), ou bien en tahitien de hau Ra’iatea, hau Huahine
(du « pouvoir originant » de l’île de Ra’iatea ou de l’île de Huahine), de « gens » de
Ra’iatea par exemple (ta’ata Ra’iatea) comme le note souvent Bruno Saura, ou bien
encore de groupes territoriaux comme les anciens Mataeina’a généralement désignés
par leur nom propre ; mais de Ma’ohi, point. C’est bien pourquoi mon propre travail
s’est trouvé embarrassé d’une gêne et donc d’une maladresse analogues à celles que
décrit Bruno Saura : Ma’ohi, sans doute, dès qu’il s’agissait de la « dernière ère
indigène » en suivant ainsi l’usage de Douglas Oliver (Baré 2002) ; « Polynésiens »
ailleurs, en ce que j’entendais souligner la pratique historique propre d’autochtones de
« Polynésie française » certes, mais qui se définissaient avant tout comme « d’ici » ou
« de là » (Baré 1987).
On se doit de noter cependant que cette absence apparente de désignation ferme
n’emportait pas pour autant l’absence d’une conscience collective partagée, dès le XVIIIe
siècle. Nous possédons ainsi l’exemple éloquent du Ra’iatéen Tupaia, « prêtre » de la
confrérie des ari’oi tahitiens, zélateurs du grand dieu ‘Oro, et embarqué par James Cook
lors de sa relâche de 1769 en raison de ses exceptionnelles qualités de navigateur.
Débarqué sur le sol de ce qui sera plus tard la Nouvelle-Zélande, Tupaia montre cet
ethnocentrisme inséparable du sentiment identitaire, qui ne se repère, forcément, que
par la comparaison : il est heureux de pouvoir communiquer avec des gens qui parlent
une langue étonnamment proche ; il confond un village fortifié maori avec un lieu de
culte tahitien (marae) ; il tombe d’accord avec un collègue prêtre maori sur des
questions religieuses, mais milite, missionnaire avant la lettre, contre le cannibalisme
guerrier, endémique à l’époque, qu’il trouve particulièrement répugnant, et qui est
absent d’après lui de « Tahiti » ou du lieu dit Hava’iki (désignant Ra’iatea en langage
formel du temps), un terme connu fort opportunément par les Maori comme leur lieu
d’origine mythico-historique (mais non, remarquons-le, de ce qui serait une terre
ma’ohi ) (Salmond 2003 : 115, 125, 136, commentant Beaglehole 1955) 14.
On ne peut donc nier avec Bruno Saura et d’autres qu’il existe dans les consciences
tahitiennes une référence « identitaire » ma’ohi depuis fort longtemps. Mais comment
la reconstruire de toutes pièces et la faire partager, si elle ne persiste qu’à titre
implicite ?
Tahiti relativement « indépendant », soit bien avant l’University of the South Pacific de
Fiji, ce haut lieu de la revendication identitaire la plus contemporaine.
18 On se souvient sans doute du mouvement dit mamaia des années 1821-1826, dont les
leaders, qui mettent en cause le nouvel ordre protestant, sont… des membres de l’Église
protestante de Tahiti et des diacres au millénarisme avoué, autour desquels on
recommence à se tatouer et « on se rend coupable de fornication et d’adultère ». À
Maupiti, les habitants s’attendent à recevoir une « grande cargaison d’étoffes venant du
ciel »15, à défaut, sans doute, de venir des mains de missionnaires coupables de
« mensonge » et parfois détestés, notamment du fait de l’échec de leurs projets
commerciaux, voire de celles du « roi George » lui-même. Bien que ces événements
soient de nature apparemment identitaire (puisqu’ils renvoient à des croyances ou à
des coutumes antérieures), il n’est pas facile d’y déceler une part ma’ohi authentique,
d’autant que, comme le note Gunson (1963), un discours millénariste était
fréquemment répandu par certains missionnaires eux-mêmes. Si bien que les révoltés
de 1823, en attendant l’arrivée de l’« abondance » (auhune) hic et nunc pouvaient par
certains côtés apparaître comme des protestants encore plus zélés que les pasteurs
britanniques eux-mêmes (pour plus de commentaires, cf. Baré 1987 : 220-224).
19 D’autres mouvements, moins connus mais assez analogues, sont repérables beaucoup
plus tard au XIXe siècle, sous des formes atténuées. Par exemple, dans le contexte de l’île
de Huahine en 1868 (troublée, pour schématiser, par des affrontements entre pro- et
anti-Français), le missionnaire Saville note :
«Des danses païennes furent ressuscitées, l’alcoolisme et ses repoussantes
conséquences omniprésents, et des mariages et divorces illégaux approuvés sur les
routes par des hommes qui, par ambition, s’étaient parés d’une fausse autorité et y
poussaient, pour satisfaire les bas désirs des hors-la-loi ».(South Sea letters 31, 10
octobre 1868, ma traduction)
20 Jusque dans les années 1920, selon la femme du pasteur Brunel (1927 : 54), l’expression
tutae ‘auri (litt. : les « excréments du fer », c’est-à-dire la « rouille ») qui désignait
métaphoriquement un siècle auparavant les révoltés du mouvement mamaia, est
toujours utilisée à Ra’iatea pour désigner les « indigènes qui prennent part aux
danses ».
21 On pourrait donc se demander si la question de l’« identité » ma’ohi ne traverse pas
l’ensemble de l’histoire tahitienne depuis la « découverte » ellemême, référence
emblématique de la référence identitaire contemporaine. Chacun s’oppose déjà à
l’époque, notons-le, pour savoir quelle est la coutume authentique : par exemple, qui
est « le vrai roi » de Tahiti – une pure invention, intellectuellement parlant –, ou quels
sont les rituels convenables pour ‘Oro et dans quel lieu de culte (Taputapuatea à
Ra’iatea, ‘Utuaimahurau à Punaa’uia, Taputapuatea à Tautira, Taraho’i à Pare, etc.) ? La
question de l’identité véritable ne serait-elle pas consubstantielle à l’histoire en train
de se faire, que ce soit à Tahiti ou ailleurs, une histoire dont on peut craindre ou
reconnaître qu’elle n’ait aucun texte prédéterminé par une identité atemporelle – mais
plutôt par une succession de formes culturelles métaphoriques, pour reprendre,
sommairement, une expression de Clifford Geertz à propos de Bali, qui parle de
« paraphrases ». C’est un paradoxe de l’identité, ou bien l’une de ses dimensions
banales, que de « changer » de formulation ; ou plutôt de ne se révéler qu’à partir de
contenus intellectuels hétérogènes, au travers desquels se constitue peut-être une
fragile unicité.
***
26 Le livre de Bruno Saura soulève immédiatement, on le voit, des questions qui dépassent
largement celle de Tahiti/du peuple ma’ohi /de la Polynésie française. C’est un autre de
ses grands apports, que ce texte n’épuise pas. Je reste perplexe, néanmoins, devant ses
analyses critiques d’un « culturalisme » des élites tahitiennes, pour cette raison qu’à
parler d’une identité tahitienne/ma’ohi /polynésienne française on ne voit pas
comment ne pas parler d’une identité culturelle (mais de quoi est-elle faite au juste ?),
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NOTES
1. Austronesian Basic Vocabulary Database ( http://language.psy.auckland.ac.nz/
austronesian).
2. Cf. André-Georges Haudricourt, « Richesses en phonèmes et richesse en locuteurs »,
L’Homme, 1961, 1 (1) : 5-10.
3. D’après des sources bien informées, il semblerait que l’Église protestante de
Polynésie française ait choisi cette nouvelle dénomination, sans doute sous l’effet du
mouvement identitaire évoqué, avant que de savoir comment elle allait au juste s’y
adapter.
4. Précisons que l’archipel de Hawai’i a été très probablement peuplé depuis les
Marquises, relevant désormais de la Polynésie française, environ entre les VIe et VIIIe
siècles de notre ère (par exemple, cf. Kirch 2001), mais que l’entreprise d’Hokule’a n’a
pas eu d’équivalent à partir de compétences tahitiennes contemporaines. L’ensemble
de cette entreprise et de ses considérables difficultés, tant humaines et « culturelles »
que techniques, est remarquablement et rigoureusement décrit, notamment par Ben
Finney lui-même, dans le site internet de la Polynesian Voyaging Society ( http://
pvs.kcc.hawaii.edu/). Je renvoie à une partie de sa propre bibliographie : Finney (1992,
1994 a et b) et Lewis (1978).
5. Voir son témoignage dans « Sin at Awarua » ( http://pvs.kcc.hawaii.edu/
awarua.html).
6. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de
production s’annonce comme une intense accumulation de spectacles. Tout ce qui était
directement vécu s’est éloigné dans une représentation » (Debord 1967 : 7). On peut se
demander, cependant, si toute représentation n’est pas, elle aussi, « directement
vécue ». Il est intéressant de noter que le livre tout récent d’Alain Babadzan sur les
mouvements de « renouveau culturel » sur l’ensemble du Pacifique, que je n’avais pas
lu à l’heure où je commençais ce texte, porte pour titre Spectacle de la culture (2009).
7. D’après Bruno Saura, de nombreux Européens vinrent se faire tatouer à Tahiti ces
dernières années, hommes et femmes « de la rue », humoristes célèbres ou directeurs
de musée.
8. Bruno Saura relate, d’ailleurs, le rituel de l’« endormissement » en 1999 de la place
Vaiete à Pape’ete où se tenaient les fêtes de Juillet (Heiva), à la suite des décès
inexpliqués de groupes de danse et de membres du jury, puis celui de son « réveil »,
avant le « transfert » final du Heiva.
9. Un nombre important d’herminettes en pierre est actuellement conservé au Fare ia
Manaha (musée de Tahiti), provenant de collections privées et de fouilles
archéologiques (notamment aux îles Marquises).
10. Statues monumentales « chercheuses », marquant autrefois des territoires.
11. On se souvient sans doute de l’intéressant travail mené par l’anthropologue Marie
Mauzé (2008), avec la collaboration de la fille d’André Breton, sur le problème de la
restitution aux communautés kwakiutl des œuvres détenues par Breton depuis ses
différents séjours aux États-Unis.
12. Les « préceptes de Tetunae » présentés par la « reine » Marau Ta’aroa et parfois
évoqués par Bruno Saura constituent peut-être un texte apocryphe, mais ne font sens
que dans ce que l’on peut reconstituer de l’appareil culturel ancien. Cela dit, ils
rapportent moins une éventuelle « identité ma’ohi » que, le plus souvent, la conduite à
tenir par un chef.
13. À partir de l’expression O Tahiti, Tahiti au sens nominal, comme on dirait O Edgard
en parlant d’un nommé Edgard.
14. En Polynésie française, la pratique d’un cannibalisme guerrier (« aller au poisson »,
‘e ‘ika) est attestée aux Marquises jusque tard dans le XIXe siècle (cf., par exemple,
Denning 2004 : 60-61). Dans le Tahiti rural contemporain, elle est souvent considérée
comme un « marqueur » du paganisme, alors qu’elle n’est pas attestée avant 1815, c’est-
à-dire dans la période antérieure aux conversions au protestantisme.
15. D’après le missionnaire Samuel Crook, dans une lettre de 1828 citée par Gunson
(1963 : 254).
16. Étienne Balibar, « Introduction », in John Locke, Identité et différence. L’invention de la
conscience, Paris, Le Seuil, 1998.
17. Je remercie Gérard Lenclud d’avoir attiré mon attention sur cette phrase.
INDEX
Mots-clés : identité, culture, nationalisme, Tahiti, Polynésie française
Keywords : Identity, Culture, Nationalism, Tahiti, French Polynesia
AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS BARÉ
Institut de recherche pour le développementUMR 201 “Développement & Sociétés”IRD-Université
Paris I Panthéon-Sorbonne, Nogent-sur-Marne
Troubles de l’intestin
Corps et pouvoir dans les Grassfields du Cameroun
Julien Bonhomme
1 CE N’EST PAS SEULEMENT parce que les livres de Jean-Pierre Warnier et de Nicolas Argenti
portent sur deux sociétés voisines des Grassfields du Cameroun et que les auteurs se
connaissent bien et s’entre-citent abondamment qu’ils méritent une analyse croisée.
C’est d’abord et avant tout parce que ces deux ouvrages partagent une problématique
commune dont l’intérêt anthropologique dépasse largement les particularités
ethnographiques de l’aire culturelle abordée : ils s’intéressent à la façon dont la
domination est intériorisée par les dominés dans une société hiérarchisée et donc très
inégalitaire. Les sociétés des hautes terres de l’Ouest du Cameroun, densément
peuplées, s’organisent en effet en une centaine de chefferies de taille très variable. Si
les chefferies bamiléké, ou le royaume bamoum, sont les plus connues d’entre elles
(Tardits 1960, 1980), les petits royaumes de Mankon et d’Oku dans la partie anglophone
des Grassfields sont l’objet des enquêtes de terrain respectives de Jean-Pierre Warnier
et Nicolas Argenti. Ces chefferies et royaumes reposent sur la domination du roi (fon) et
de l’aristocratie du palais sur les gens du commun. Cette domination politique se
traduit par l’exploitation économique des sujets, mais aussi par la polygamie des élites
qui contraint une part importante des cadets au célibat à vie. Face à une telle inégalité,
comment la royauté peut-elle alors tenir et perdurer ? Comment faire accepter la
domination aux sujets mêmes qui la subissent ? Pour répondre à cette question, Jean-
Pierre Warnier et Nicolas Argenti font appel au concept d’« hégémonie », qui revisite la
notion marxiste d’« idéologie » via Gramsci, Foucault, Bourdieu et les Comaroff. Une
forme de domination s’exerce de manière hégémonique lorsqu’elle ne se traduit pas par
un discours idéologique explicite qui pourrait faire l’objet d’une contestation, mais
qu’elle est intériorisée et incorporée par les dominants eux-mêmes au point d’aller de
soi et de rester largement implicite (Comaroff & Comaroff 1991 : 19-32). La domination
est en effet d’autant plus efficace qu’elle se passe de mots. Jean-Pierre Warnier et
Nicolas Argenti s’intéressent ainsi tout particulièrement aux pratiques non discursives
par lesquelles passent les rapports de pouvoir : actions directes sur les corps (Warnier)
ou danses de masques (Argenti). Étudier les formes d’intériorisation et d’incorporation
de la domination amène alors les auteurs à poser la question de l’adhésion ou de la
résistance des dominés. Jusqu’à quel point les cadets du royaume acceptent-ils une
domination qui échapperait en partie à l’appréhension consciente ? Et dans ces
conditions, quelles sont les formes de résistance à leur portée ? Sur ces questions, les
avis de Jean-Pierre Warnier et de Nicolas Argenti divergent – et c’est bien là ce qui fait
tout l’intérêt d’une analyse croisée de leurs ouvrages.
La gouvernementalité du roi-pot
2 Les rapports entre corps et pouvoir font l’objet de longs développements théoriques
dans le livre de Jean-Pierre Warnier qui propose en effet un nouveau paradigme en
anthropologie politique, creusant un sillon déjà ouvert dans un précédent ouvrage,
Matière à politique. Le pouvoir, les corps et les choses (Bayart & Warnier 2004). S’écartant
aussi bien du paradigme sémiologique que socio-fonctionnaliste, cette approche
« praxéologique » aborde les rapports de pouvoir à partir de la culture matérielle et
sensorimotrice sur laquelle ils s’appuient. Elle procède ainsi d’une critique de ce que
Jean-Pierre Warnier appelle l’« effet Magritte » (allusion à Ceci n’est pas une pipe), biais
typique de l’illusion scolastique qui confond le monde et sa représentation. Contre un
certain logocentrisme de l’anthropologie française, il souligne en effet que le corps
n’est pas tant un signe bon à penser qu’un organisme qui agit et sur lequel on peut agir.
Jean-Pierre Warnier poursuit ainsi l’héritage maussien des travaux sur les techniques
du corps (Mauss 1936), qu’il réactualise par des références au neurobiologiste Alain
Berthoz (1997), au sociologue du sport Pierre Parlebas (1999) ou encore à
l’anthropologie phénoménologique de l’embodiment (Csordas 1994). Mais c’est surtout
l’influence du Michel Foucault de la gouvernementalité, des techniques de pouvoir et
de la discipline des corps qui se fait sentir dans cet ouvrage (Foucault 1975, 2008). Jean-
Pierre Warnier montre ainsi que les relations de pouvoir au principe de la royauté
mankon sont « incorporées » dans des techniques matérielles et corporelles. Reprenant
la distinction classique entre savoir procédural (savoir en acte) et savoir déclaratif
(savoir explicite), il avance que ces techniques de pouvoir reposent sur un savoir
procédural qui relève d’un « inconscient moteur et cognitif » et échappe donc en bonne
partie à la verbalisation : ce sont des « pratiques qui vont sans dire ». Jean-Pierre
Warnier transpose ainsi les arguments avancés par Maurice Bloch dans How We Think
They Think (1998) pour les appliquer aux relations de pouvoir : une part significative du
savoir humain est en réalité non-linguistique. Le savoir ordinaire mobilise en effet des
concepts implicites formés dans et par la pratique et ne prend qu’occasionnellement la
forme du discours explicite.
3 S’attachant à mettre au jour les principes de la royauté mankon, Jean-Pierre Warnier
s’inscrit dans le sillage des travaux sur la royauté sacrée en Afrique, thématique
classique de l’anthropologie politique depuis James Frazer (Frazer 1981 [1935]; De
Heusch 1972, 1982, 2000 ; Adler 1982). Il se démarque cependant des approches
structuralistes et fonctionnalistes qui dominent habituellement ce champ de
recherches. Il montre que c’est avant tout par son corps que le roi est roi. L’exercice du
pouvoir royal dans les Grassfields passe en effet par un imaginaire du corps et des
substances : tout corps humain est perçu comme un récipient. Ces corps-récipients se
distinguent alors par leurs contenus. Le corps du roi est plein des substances vitales des
ancêtres. Celles-ci sont matérialisées dans son souffle, sa salive et son sperme, mais
aussi dans le vin de raphia, l’huile de palme et le fard de padouk contenus dans des
calebasses qui sont comme les prothèses du corps du roi. Le souverain mankon est ainsi
un « roi-pot », une « tirelire vitale »1. Par contraste, les corps de ses sujets sont des
récipients vides qui dépendent des substances vitales dispensées par le roi, notamment
lors du festival de fin de cycle agricole. Ce dernier a ainsi la charge de « nourrir » et
« fortifier » le royaume par le biais de pulvérisations cérémonielles ou encore de la
grande polygamie. La royauté s’enracine en somme dans une véritable « physiologie du
pouvoir ».
4 Cette conception du corps-récipient se traduit par une attention toute particulière aux
enveloppes et à leurs orifices, à ce qui y rentre et ce qui en sort. La peau, signe de santé,
reçoit ainsi des soins méticuleux, depuis la toilette du nourrisson jusqu’aux onctions du
successeur du roi. Les travaux du psychanalyste Didier Anzieu (1985) ont montré que la
peau fait l’objet d’un investissement psychique virtuellement universel. Les Grassfields
se distinguent alors par un surinvestissement politique des enveloppes corporelles : on
passe du «Moi-peau » au « Roi-pot ». Une pertinence politique est en effet conférée à un
vaste ensemble de pratiques portant sur le corps et la peau, les récipients et les
substances. Prolongeant les intuitions séminales d’André-Georges Haudricourt (1962),
Jean-Pierre Warnier montre ainsi comment les techniques de gouvernement propres
aux Grassfields reposent sur une mise en résonance systématique entre les actions sur
la matière et sur les corps d’une part et les actions sur soi et sur autrui d’autre part. La
comparaison entre les royaumes des hautes terres et les sociétés de la zone forestière
du Sud Cameroun est à cet égard révélatrice. Si ces deux aires culturelles partagent la
même attention portée au corps et aux substances, elles s’opposent en revanche sur les
techniques de pouvoir étayées sur ces pratiques. Tandis que dans les hautes terres, les
substances circulent verticalement du roi vers ses sujets, dans le Sud Cameroun, elles
circulent horizontalement entre tous les hommes, dès lors qu’ils sont initiés. Cette
différence se traduira dans des pratiques très concrètes, comme le passage de main en
main d’une calebasse de vin de palme. Les sociétés lignagères de la forêt se
caractérisent en effet par une idéologie égalitaire à l’opposé de la stratification sociale
des chefferies des hautes terres (Laburthe-Tolra 1985). C’est pourquoi on n’y trouve pas
de clôture hiérarchique sur le corps du roi.
5 Le corps du roi est mis en relation fractale avec une série d’autres récipients selon un
principe typiquement analogiste (au sens de Philippe Descola, 2005). En effet, un
système politique comme la royauté sacrée suppose nécessairement une cosmologie
analogiste qui ordonne les êtres selon une chaîne hiérarchique dont le roi est le
sommet. Le royaume mankon se définit par une série d’emboîtements, à l’image des
poupées russes. Les calebasses contenant le fard royal, le palais du souverain, la cité de
Mankon sont autant de répliques du corps du roi, irriguées par ses substances vitales.
Nicolas Argenti note ainsi à propos de la chefferie d’Oku que le palais représente les
« intestins de l’État ». En ce sens, les royautés des Grassfields illustrent exemplairement
la notion de corporate group, chère à l’anthropologie britannique : le collectif humain est
pensé comme un organisme à l’image du corps du roi. À partir d’une comparaison avec
la théorie des « deux corps du roi » dans la théologie politique médiévale (Kantorowicz
1989), Jean-Pierre Warnier montre comment la succession royale constitue alors un
événement particulièrement sensible : le corps de l’héritier doit être refaçonné en un
corps politique englobant qui lui permet d’« avaler » le royaume. Du fait de cet
analogisme fractal, on retrouve la même attention aux limites de l’enveloppe corporelle
à une échelle agrandie : seuil des maisons, enceinte du palais, tranchée entourant la
cité. La circulation des biens et des êtres est alors perçue comme un vaste mouvement
d’incorporation au royaume : le corps de la cité absorbe des biens, accaparés par les
notables du palais, mais aussi des femmes, elles aussi monopolisées par l’aristocratie
polygame, ainsi que des cadets en rupture de ban avec leur chefferie d’origine, qui
viennent se mettre au service de nouveaux maîtres. À l’inverse, la cité expulse chaque
année des sorciers à l’occasion d’une cérémonie d’ordalie du poison : ces fauteurs de
troubles intestins sont les « excréments » du royaume.
Si le souverain est une « tirelire vitale », c’est qu’il détient le monopole des substances
des ancêtres, capital symbolique du royaume. Les royautés sacrées des Grassfields sont
en effet le produit d’un processus d’accumulation économique et de centralisation
politique dont Jean-Pierre Warnier et Nicolas Argenti retracent l’histoire sur la longue
durée. Leur émergence serait bien antérieure à la traite atlantique : les hautes terres
sont en effet un important centre de civilisation bien avant leur intégration comme
périphérie d’un système-monde centré sur l’Europe atlantique (Warnier 1985). Les
sociétés des Grassfields se sont progressivement structurées en cités-États au sein d’un
vaste espace régional caractérisé par un intense brassage de populations. Ce processus
suppose la délimitation de clôtures qui confère une certaine forme d’intériorité et
d’autonomie à des entités politiques en y territorialisant des personnes et des biens
autrement mobiles. On comprend ainsi pourquoi les systèmes politiques des Grassfields
accordent une telle importance aux enveloppes et à leurs limites. C’est alors la
métallurgie, présente depuis plus de deux millénaires dans la région, qui aurait permis
l’accumulation de richesses nécessaire à l’émergence de royaumes. L’importance de la
métallurgie comme fondement matériel et symbolique des royautés sacrées est
d’ailleurs attestée plus au sud en Afrique centrale (Vansina 1990).
La traite atlantique a sans aucun doute favorisé la centralisation politique des
royaumes des Grassfields. L’insertion des cités-États dans une économie globale fondée
sur des réseaux de commerce de longue distance accentue la stratification sociale au
point d’aboutir à une véritable hypertrophie des hiérarchies de palais. Ce n’est pas un
hasard si le trésor royal contient des biens de prestige, le plus souvent d’origine
européenne, qui proviennent du commerce de longue distance. Le commerce d’esclaves
occupe alors une place centrale dans l’économie politique des Grassfields. Les mythes
d’origine racontent comment l’ancêtre fondateur, fuyant des négriers à cheval, s’est
installé dans une nouvelle région pour y fonder le royaume. À l’exception des razzias
peules, bamum ou chamba, la fourniture d’esclaves ne se fait pourtant pas par des raids
armés menés par des étrangers, mais plutôt par la vente de parents ou de voisins. À
partir du XVIIIe siècle, les notables des palais se mettent en effet à vendre en esclavage
les cadets de leur propre lignage, afin d’acquérir en échange des biens de prestige. Il
s’agit ainsi d’un système de « traite sans raids » (Warnier 1989). Cette insidieuse
prédation interne est pensée comme une forme d’endocannibalisme : les aînés
« mangent » les cadets. Bien que la colonisation allemande (à partir de 1884) se fasse au
nom de la lutte contre l’esclavage, celui-ci ne décroît que très lentement dans la région.
Le travail forcé imposé par les colons qui ont besoin de main-d’œuvre pour les
plantations ou le portage caravanier s’inscrit de toute façon dans la continuité de la
période précoloniale. Les élites des palais tirent profit du système du travail forcé
comme auparavant de la traite d’esclaves : elles livrent aux colons des cohortes de
cadets en échange du maintien de leur autorité coutumière. Les mandats français et
anglais après la Première Guerre mondiale ne mettent pas fin à cette situation. Et la
période postcoloniale qui s’ouvre après 1960 perpétue encore cette domination : les
notables des palais, reconvertis dans le parti unique, investissent l’appareil d’État afin
d’en capter les ressources au détriment des cadets (le roi mankon occupe par exemple
des fonctions politiques à l’échelle nationale). La gouvernementalité du roi-pot se
prolonge ainsi à l’échelle nationale dans une « politique du ventre » (Bayart 1990) qui
joue sensiblement sur le même imaginaire du corps. Comme le souligne bien Nicolas
Argenti, l’État colonial et postcolonial a en définitive largement reproduit les inégalités
des gérontocraties locales.
Cette alliance entre les autorités traditionnelles et l’État participe d’une réinvention de
la tradition monarchique au service d’une modernité politiquement conservatrice. Ce
« retour des rois » (Perrot & Fauvelle-Aymar 2003) pose la question de l’insertion des
chefferies des Grassfields dans l’État camerounais. Comblant une lacune de l’édition
anglaise (The Pot-King, 2007), Jean-Pierre Warnier consacre le chapitre conclusif de
l’édition française à la situation contemporaine de la royauté mankon. Dans un
contexte politique où le royaume n’existe plus que comme un sous-ensemble
subordonné de l’État-nation, la royauté peut-elle être autre chose qu’une institution en
voie de folklorisation ? Le roi a toutefois su jouer habilement des principes de
l’analogisme fractal pour adapter la royauté à ce changement d’échelle. Si la tranchée
qui délimitait autrefois les frontières de la cité a perdu sa raison d’être, c’est désormais
le site web de l’association MACUDA (Mankon Cultural Development Association), dont le
roi est le président fondateur, qui représente une enveloppe virtuelle susceptible de
rassembler les élites mondialisées du royaume, désormais expatriées en Europe ou aux
États-Unis. L’inauguration du musée mankon en 2005 résume bien le processus de
patrimonialisation culturelle qui accompagne ces changements. Cette
patrimonialisation muséale, qui participe d’une politique d’autochtonie définie à
l’échelle de l’État camerounais avec l’appui d’ONG internationales, témoigne des
glissements qu’opère la redéfinition contemporaine de la royauté et des tensions
possibles que cela peut susciter. Les regalia exposés dans le musée qui jouxte le palais
sont le patrimoine indivis du royaume : le roi en est le gérant pour le bien de tous.
Fondé sur un régime juridique de la propriété distinct du droit coutumier, l’acte de
création du musée stipule pourtant que le souverain est le propriétaire du trésor royal
en son nom propre, au risque d’exposer sa légitimité à la contestation ouverte de ses
sujets.
affaire de statut. En l’absence de toute initiation masculine, c’est le mariage qui fait
l’homme et non l’inverse. Aussi âgés soient-ils, les cadets célibataires ne sont donc que
des « enfants » et se percevraient eux-mêmes comme tels : ils auraient en effet une
image inconsciente de leur propre corps qui serait complètement asexuée. Le célibat ne
serait donc pas vécu par les cadets comme une privation. Pour étayer empiriquement
ces conjectures, il manque cependant une ethnographie précise de la sexualité, de ses
pratiques ordinaires et des techniques par lesquelles passe son contrôle par le palais.
Mais Jean-Pierre Warnier reconnaît qu’il a dû, malgré lui, arrêter son enquête de
terrain au seuil des chambres à coucher. Si l’hypothèse des cadets asexués paraît tout
de même quelque peu improbable, on peut cependant imaginer un scénario alternatif
qui rende compte du contrôle de la sexualité par les aînés : les hommes célibataires ont
accès, clandestinement, à la sexualité ; mais les élites polygames s’attribuent leur
progéniture, les privant ainsi de descendance. Par ce biais, les aînés confisquent le
potentiel reproducteur des cadets à leur seul profit.
7 Jean-Pierre Warnier souligne que la valeur symbolique associée aux actions portant sur
les substances vitales contribue également à masquer la domination en la travestissant.
Forme typique de la fausse conscience, ce sont en réalité les cadets qui se perçoivent en
dette vis-à-vis de leur souverain, car ils reçoivent de sa part ces biens inestimables que
sont les substances des ancêtres en échange de biens plus ordinaires (du labeur, du
bétail, des femmes). Ils se satisfont donc de cet échange qui n’est pas perçu comme une
transaction de dupes. Le roi est d’ailleurs lui-même assujetti au système dont il est le
sommet, tel Louis XIV au sein de la société de cour (Elias 1985) : alimenter ses sujets en
substances vitales et s’occuper de ses nombreuses femmes est une lourde charge, dans
laquelle n’intervient aucune notion de plaisir, ni d’intérêt personnel. La domination du
palais fait ainsi appel au consentement plus qu’à la contrainte – et c’est en cela qu’elle
s’exerce sur un mode hégémonique. Elle est intériorisée par les cadets au point
d’échapper en bonne partie à la prise de conscience critique et d’être acceptée sans
frustration.
8 L’argumentation de Jean-Pierre Warnier repose toutefois sur une analogie, sans doute
un peu trop rapide pour être pleinement convaincante, entre savoir procédural associé
à des conduites motrices et savoir implicite associé aux relations de pouvoir. Faire du
vélo nécessite assurément un savoir procédural mis en œuvre de manière automatique
et inconsciente sous forme de schèmes moteurs incorporés. Si ce n’était pas le cas, le
cycliste tomberait. Mais peut-on vraiment affirmer que l’exercice des relations de
pouvoir passe par un savoir procédural du même ordre que la maîtrise technique ?
C’est bien la « valeur » prêtée à la salive du souverain qui confère son efficacité à la
pulvérisation royale et, partant, rend possible l’adhésion des cadets. Jean-Pierre
Warnier note d’ailleurs que les techniques de pouvoir s’accompagnent souvent de
paroles dotées d’une valeur performative ; ces performances verbales restent toutefois
trop peu explorées dans l’ouvrage qui n’accorde sans doute pas toute la place qu’elle
mériterait à l’étude de détail de l’enchâssement du langage dans l’action. L’exercice des
relations de pouvoir ne relève donc pas d’une efficacité technique à strictement parler,
même si elle peut être perçue comme telle par les acteurs eux-mêmes (d’où la nécessité
de maintenir la distinction entre les descriptions emic et etic). C’est pourquoi des
expressions comme « technologie de pouvoir » ou « physiologie du pouvoir » sont au
moins partiellement trompeuses si on les prend trop au pied de la lettre. Si on ne peut
qu’être en sympathie avec la charge menée par Jean-Pierre Warnier contre une
Warnier décrit pourtant une rupture brutale dans les années 1980-1990 : refusant de
rester enfermés dans leur condition de cadets asexués, la jeunesse s’émancipe
ouvertement de la gouvernementalité sexuelle du roi-pot. Cette révolution sexuelle qui
menace les principes mêmes de la royauté coïncide avec l’agitation politique menée par
le Social Democratic Front, parti d’opposition au Président Biya au pouvoir depuis
1982 : les partisans du SDF sont en effet des jeunes hommes pour la plupart. Les
Grassfields anglophones, fief du SDF, font alors l’objet d’une violente répression par
l’État, durcissant encore un peu plus les tensions entre les cadets et les élites. Les
années 1990 marquent ainsi un décrochage des cadets par rapport à la royauté qu’ils
semblaient jusque-là soutenir très largement : en 2000, le roi mankon doit installer des
grilles à son palais pour contenir les violences. Mais les cadets ont-ils vraiment attendu
la fin du XXe siècle pour prendre conscience de leur oppression et se révolter ? Jean-
Pierre Warnier soutient cette hypothèse qui l’amène d’ailleurs à réinterpréter ses
précédents travaux (1996) sur les révoltes dans les Grassfields à la lumière des
recherches de Dominique Malaquais (2002) pour montrer que ces mouvements ne
traduisaient en réalité pas une rébellion des cadets contre la royauté. Nicolas Argenti
donne pourtant une autre interprétation de ces mêmes événements et insiste sur
l’importance des révoltes des cadets dans l’histoire des Grassfields.
À l’époque précoloniale, la menace de la vente en esclavage ou du poison d’épreuve a
sans aucun doute contribué à décourager les velléités de rébellion (la coercition n’est
donc pas absente des techniques de pouvoir, même si Jean-Pierre Warnier a tendance à
la minorer). La défection représentait en outre une soupape de sécurité. La
démographie des Grassfields se caractérise historiquement par une importante
population flottante de cadets qui espèrent échapper à leur célibat en migrant d’une
chefferie à l’autre. Ils sont alors intégrés à des lignages locaux comme les « enfants »
classificatoires des nouveaux maîtres pour lesquels ils travaillent, espérant obtenir en
échange la possibilité de se marier un jour. À l’époque coloniale, la défection des cadets
devient une stratégie plus intéressante : les jeunes hommes abandonnent les chefferies
pour rejoindre les écoles missionnaires ou chercher du travail salarié en ville, dans les
plantations ou dans les mines. Ce départ représente une possibilité d’émancipation de
la tutelle des aînés. Partis travailler à l’extérieur du royaume, les free boys refusent ainsi
de reverser leur salaire au roi, comme ils devraient normalement le faire, entrant ainsi
en rébellion ouverte contre le pouvoir. Au tournant du XXe siècle apparaissent les
premières révoltes violentes des cadets contre les chefferies avec le mouvement des
tapenta. Il s’agit d’une troupe de soldats irréguliers, devenus mercenaires à leur propre
compte après avoir rompu les attaches avec leur chefferie d’origine et les autorités
coloniales. Portant uniformes et fusils allemands, ils mettent la région à feu et à sang.
Le terme « tapenta » provient de l’anglais interpreter et désignait à l’origine les
traducteurs au service de l’administration coloniale ; il a ensuite servi à qualifier toute
personne parlant une langue européenne ou, plus largement, maîtrisant le savoir des
Blancs sous quelque forme que ce soit. C’est ainsi en s’appropriant les ressources des
Blancs – leur langue, leurs habits et leurs fusils – que les cadets en rupture de ban
trouvent les moyens de s’affranchir des chefferies. Les révoltes des cadets se répètent
tout au long du XXe siècle dans les Grassfields. Ainsi la rébellion des « maquisards » de
l’Union des populations du Cameroun des années 1950-1960 (Mbembe 1996) : il s’agit à
la fois d’une insurrection anti-coloniale et d’une révolte des cadets contre les élites des
chefferies, alliées du pouvoir colonial. En insistant sur l’importance des révoltes des
cadets, Nicolas Argenti retrace ainsi l’émergence d’une nouvelle force politique : la
« jeunesse ». Il s’agit d’une catégorie liminale, née de l’incapacité de l’État tant colonial
que postcolonial à offrir une alternative à la séniorité traditionnelle, et rassemblant
ceux qui refusent de rester des « enfants » assujettis aux élites, mais qui ne peuvent
pour autant accéder au statut d’« aînés » et se retrouvent ainsi entravés dans leurs
aspirations d’émancipation.
Jean-Pierre Warnier et Nicolas Argenti nous livrent en définitive deux versions très
différentes de la situation des cadets. Certes, chaque micro royaume des Grassfields est
singulier. Oku, plus isolé dans la montagne, offre moins de possibilités d’échappatoire :
les tensions entre aînés et cadets y sont donc plus vives. À Mankon, les querelles
intestines se sont davantage focalisées sur un conflit de succession au sein même de
l’aristocratie du palais (entre 1920 et 1960). Cependant, la divergence entre les deux
auteurs est avant tout une question de perspective. Jean-Pierre Warnier adopte d’une
certaine façon le point de vue du roi3 : il décrit les cadets comme des récipients vides
qui dépendent du pouvoir dispensateur du souverain pour exister. Les notables du
palais sont ainsi les seuls à posséder une véritable capacité d’action. Nicolas Argenti
s’attache à restituer la perspective des cadets de manière plus charitable. Refusant d’en
faire de simples récipients passifs, il leur accorde une plus grande capacité d’action
politique. Il s’inscrit en ce sens dans le récent courant de recherches consacrées aux
enfants et aux adolescents dans l’Afrique postcoloniale, qui insiste sur le fait que ces
derniers représentent une force active qui occupe désormais une place centrale dans
l’espace public (Honwana & de Boeck 2005). Alors que Jean-Pierre Warnier donne une
version finalement très bourdieusienne de la domination et de son intériorisation par
les dominés, Nicolas Argenti en donne une version plus foucaldienne qui laisse la place
à l’analyse des pratiques de résistance qui se logent dans les interstices des rapports de
pouvoir. Les cadets ne sont pas des corps disciplinés au point de ne pouvoir résister. Si
une domination hégémonique pénètre les corps et les esprits au point d’échapper en
bonne partie à la conscience critique, les pratiques de résistance qu’elle suscite peuvent
toutefois se situer elles aussi dans cette même zone grise de la conscience vague,
« espace entre le conscient et l’inconscient » (Comaroff & Comaroff 1991 : 29). En effet,
la rébellion ne passe pas nécessairement par un discours critique clairement articulé,
mais peut également s’exprimer dans des pratiques non discursives plus ambiguës – ce
que James C. Scott (2009) appelle le domaine de « l’infra-politique ». Contre les théories
de l’hégémonie qui dominent la sociologie critique, cet auteur souligne l’importance
des pratiques souterraines de résistance qui se cachent derrière les discours (ou les
silences) publics des groupes subalternes. Attentif à ces « armes des faibles » (pour citer
le titre d’un précédent ouvrage de James Scott paru en 1985), Nicolas Argenti reprend
ainsi la question de l’adhésion ou de la résistance des cadets posée par Jean-Pierre
Warnier, mais propose de décaler le regard en s’intéressant aux danses de masques. Les
mascarades des Grassfields sont en effet le lieu d’une tension persistante entre les aînés
et les cadets.
Mascarades ambiguës
10 Se démarquant de l’approche fonctionnaliste du rituel comme instrument au service de
l’ordre social, Nicolas Argenti insiste sur l’imagination historique que les mascarades
expriment. Il s’inscrit ainsi dans la perspective des Comaroff sur le « rituel comme
pratique historique » (Comaroff 1985 : 194) et s’inspire plus particulièrement de
l’ouvrage de Rosalind Shaw, Memories of the Slave Trade (2002), qui montre comment la
mémoire de la traite négrière au Sierra Leone passe moins par des discours explicites
que par l’imaginaire de la possession par les esprits, de la divination et de la sorcellerie.
De même dans les Grassfields, la violence fondatrice des royaumes, la terreur de
l’esclavage et de la colonisation, la brutalité de l’antagonisme entre les cadets et les
élites ne font aujourd’hui l’objet d’aucun discours explicite. Ce sont en fait les danses de
masques qui témoignent à leur manière de ce passé violent mais silencieux. En effet, la
mémoire sociale des événements passés – surtout lorsqu’ils sont traumatisants – ne
relève pas nécessairement de la mémoire déclarative, mais peut tout aussi bien
mobiliser la mémoire procédurale. Les mascarades offrent ainsi, à qui sait les lire, une
« récapitulation de l’histoire des Grassfields » (p. 242). En envisageant les danses de
masques comme la mémoire incarnée du passé des Grassfields, Nicolas Argenti rejoint
par conséquent l’approche de Jean-Pierre Warnier, centrée sur les pratiques non
discursives et la culture incorporée. À vouloir déchiffrer les significations implicites des
mascarades, il s’expose cependant du même tenant au risque de la surinterprétation
(Olivier de Sardan 1993)4.
11 Les danses de masques sont omniprésentes dans les Grassfields. Les plus importantes
d’entre elles sont les mascarades officielles qui ont lieu pendant les festivals royaux. De
nombreux masques s’y donnent en spectacle : Nkok qui représente une bête sauvage,
Mabu le bourreau du palais, etc. Le terme qui signifie « masque » (kekúm) possède un
champ sémantique qui dépasse l’objet lui-même, car il désigne également des
personnages non masqués, comme par exemple les bouffons Nokan. Les porteurs de
masque sont des notables du palais qui payent parfois fort cher pour intégrer une
société secrète de masques. Évocation implicite du passé, les mascarades remémorent
notamment la traite des esclaves. Selon Nicolas Argenti, les cauris qui ornent les
costumes représentent la monnaie qui servait d’unité de valeur pendant la période de
la traite. De même, les épées portées par des masques effrayants qui chargent
l’assistance rappellent les razzias des négriers peuls. Les masques incarnent en réalité
des entités ambiguës : Mabu est à la fois une proie et un prédateur, un autochtone et un
étranger, un esclave et un négrier. Cette ambivalence passe par tout un jeu de
condensations et d’inversions rituelles qui sont d’autant plus ambiguës qu’elles restent
implicites – procédé que Nicolas Argenti appelle « l’indétermination poétique » des
mascarades. La formule n’est sans doute pas très heureuse, dans la mesure où
l’ambivalence des mascarades tient moins à un prétendu flou poétique qu’à une
dynamique interactionnelle aussi précise qu’efficace, comme le montre bien le
comportement des masques à l’égard de l’assistance. Ainsi, les acolytes qui escortent le
masque Aga sollicitent des offrandes avec une insistance muette : une main tendue,
l’autre brandissant une lance, ils sourient énigmatiquement, les yeux écarquillés. Cette
posture paradoxale condense une série d’attitudes antithétiques : la lance contredit la
main tendue et le sourire ; le caractère impérieux de la sollicitation contredit le fait
qu’il s’agisse d’une offrande. Les auxiliaires du masque se placent ainsi dans une
posture qui relève simultanément de la soumission et de la domination vis-à-vis des
spectateurs qu’ils abordent5. Ce comportement déstabilisant (de la part de notables qui
plus est) illustre bien la manière singulière dont les mascarades donnent à voir la
domination du palais.
12 Figures liminales associées à la fois à l’univers de la cité et à l’univers sauvage de la
forêt, les masques sont en effet à l’image du roi lui-même. Les mythes attribuent une
origine étrangère à celui qui est pourtant le fondateur de l’autochtonie du royaume. Le
des cadets envers les mascarades sont, en définitive, les produits émergents d’une
dynamique interactionnelle sous-jacente.
14 Les grandes mascarades du palais ne représentent cependant qu’une fraction des
innombrables danses de masques des Grassfields. Chaque chefferie, chaque lignage,
chaque village possède également ses propres masques. Ces mascarades villageoises
sont subordonnées à celles du palais, qui leur servent de modèle : tout nouveau masque
doit en effet être approuvé par le roi. Cela n’en fait pas pour autant de simples
décalques des danses de masques du palais. Même si elles sont sous le contrôle des
aînés, les mascarades villageoises font l’objet d’une appropriation par les cadets : ce
sont eux qui en sont les membres les plus actifs et qui inventent constamment de
nouveaux masques. Les cadets ne sont donc plus cantonnés dans le rôle de spectateurs,
mais sont des acteurs à part entière des mascarades. Au village, les masques
apparaissent notamment lors des retraits de deuil. Comme souvent en Afrique
subsaharienne, ces secondes funérailles sont vécues sur le mode des réjouissances : il
s’agit en effet de « danser la mort » (alors que lors des funérailles, on « pleure la
mort »). Les mascarades villageoises se révèlent ainsi nettement plus festives que celles
du palais, plus violentes et plus sinistres. Alors que les cérémonies du palais évoquent
l’exclusion des cadets du mariage, les spectacles villageois sont l’occasion de jeux de
séduction entre garçons et filles. Nicolas Argenti montre en outre comment les
mascarades villageoises sont mises au service de rites féminins de fécondité,
s’attachant ainsi à restituer le point de vue des femmes, davantage absentes du livre de
Jean-Pierre Warnier (qui a tendance à rabattre la perspective des femmes sur celle,
dominante, des hommes).
D’autres danses, d’origine récente, expriment plus nettement encore l’autonomie des
dominés vis-à-vis du palais (Argenti 1998, 2001, 2004). Il s’agit de mascarades
organisées par des femmes ou des jeunes hommes, souvent interdites par le palais et
portant des noms évocateurs (tel le groupe «Mondial »). Dans les Grassfields des années
1960-1970, un groupe de danse nommé « Air Youth » remplace ainsi les masques
traditionnels par un accoutrement militaire et une esthétique moderne. En mimant les
« gendarmes » de sinistre réputation qui incarnent la violence de l’État postcolonial,
cette nouvelle danse représente une tentative d’appropriation imaginaire du pouvoir
de l’État par les cadets opprimés.
Les jeunes enfants jouent également à faire des mascarades comme celles des adultes.
Entièrement organisées par des enfants (entre trois et douze ans), ces danses échappent
alors totalement au contrôle des aînés. Ces mascarades enfantines mettent en scène des
militaires, le parti d’opposition du SDF ou encore des Blancs, sur une chorégraphie
inspirée de la musique populaire. Elles permettent aux enfants de s’approprier sur un
mode ludique le monde dans lequel ils vivent, aussi bien la violence politique que la
modernité marchande. Il est d’ailleurs révélateur que, contrairement aux adultes, les
enfants ne fabriquent pas leurs masques avec des éléments provenant du monde de la
forêt, mais avec des « détritus de la modernité » tels que des vieux bidons ou des
cartons.
On pourrait penser que ces imitations des mascarades officielles témoignent de
l’aliénation des dominés incapables de sortir du modèle hégémonique imposé par le
palais. Ce sont en réalité des réappropriations originales qui ne laissent pas indemne le
modèle officiel (sur ces questions, cf. Bonhomme 2010). En faisant référence à Mikhail
Bakhtine (1970), auteur incontournable d’une certaine anthropologie postmoderne,
Nicolas Argenti souligne ainsi que les cadets, les femmes et les enfants n’imitent les
mascarades du palais que pour mieux les détourner de manière carnavalesque : il s’agit
en quelque sorte de mascarades de mascarades, parodies festives qui offrent aux
dominés un espace de contestation possible. Cette transformation mimétique possède
un effet cathartique : le rire carnavalesque crée un décalage réflexif qui permet de
mettre à distance la domination du palais – ce que Jean-Pierre Warnier notait lui aussi
au passage à propos des éclats de rire de ces femmes « au tempérament bien trempé ».
Dans l’Afrique postcoloniale, la dérision grotesque sert en effet souvent d’arme des
faibles : les dominés se moquent du pouvoir en le mimant à l’excès (Mbembe 1992 ;
Toulabor 1981). En définitive, Nicolas Argenti lit dans les mascarades villageoises un
« contre-discours » des cadets face au discours hégémonique du palais. Reste alors en
suspens la question du rapport ambigu entre ces danses de masques et les mouvements
de révolte plus frontaux : les mascarades relèvent-elles d’une résistance « réelle »,
« symbolique » ou « imaginaire » (sur ces questions, cf. Althabe 1969) ? Quelle est en
somme la portée politique du « contre-discours » véhiculé par les masques des cadets ?
On peut d’ailleurs noter que ce terme n’est sans doute pas le plus approprié pour
qualifier des performances rituelles qui ne passent justement pas par un discours
articulé. Tout se passe comme si la métaphore linguistique, chassée par la porte,
revenait par la fenêtre. Ce travers se retrouve d’ailleurs dans l’ouvrage de Jean-Pierre
Warnier lorsqu’il lit dans les corps des sujets la « Constitution écrite » du royaume
mankon (p. 280). Ces lapsus révélateurs témoignent bien de la difficulté qu’une
anthropologie habituée à « entextualiser » la culture éprouve à rendre compte des
pratiques non discursives. Il n’en reste pas moins que les ouvrages de Jean-Pierre
Warnier et de Nicolas Argenti constituent, chacun à leur manière, des contributions
importantes et stimulantes pour saisir comment, à travers des pulvérisations de vin de
palme ou des danses de masques, le pouvoir pénètre les corps aussi bien que les esprits,
mais également pour appréhender les modalités ambiguës de la participation ou de la
résistance des dominés à la domination.
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Smith, Pierre, 1984 « Le “mystère” et ses masques chez les Bedik », L’Homme 24 (3-4) : 5-33.
Stoller, Paul, 1995 Embodying Colonial Memories. Spirit Possession, Power, and the Hauka in West Africa.
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Tardits, Claude, 1960 Contribution à l’étude des populations Bamiléké de l’Ouest Cameroun. Paris,
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Vansina, Jan, 1990 Paths in the Rainforests. Toward a History of Political Tradition in Equatorial Africa.
Madison, University of Wisconsin Press.
NOTES
1. L’expression « tirelire vitale » n’est pas des Mankon eux-mêmes, mais de prêtres
catholiques bamiléké dont la position d’entre-deux leur aurait permis, selon Jean-
Pierre Warnier, de mettre en mots ce que les autres ne peuvent habituellement
formuler.
2. Assimiler célibat et chasteté forcée suppose toutefois un arrimage de la sexualité au
mariage qui est loin d’aller de soi : interdire l’adultère ne le rend pas impossible, cela le
rend clandestin. On ne peut donc faire l’impasse sur la question de l’écart entre les
normes morales et les pratiques réelles.
3. Il est par exemple flagrant qu’il adopte le point de vue des élites polygames sur la
sexualité des cadets, ou plutôt sur leur absence supposée de sexualité. Lorsque les
cadets accèdent de manière ouverte à la sexualité dans les années 1980-1990, les aînés
se lamentent alors de la « dépravation morale » des jeunes générations à laquelle ils
attribuent l’épidémie de VIH/SIDA.
4. Les adeptes du culte Haouka, né dans les années 1920 au Niger, sont possédés par des
esprits liés au monde colonial. Paul Stoller (1995), à la suite de Jean Rouch (1955), y voit
une « comédie horrifique » qui moque avec un humour cruel le pouvoir blanc. La
résistance au colonisateur s’exprimerait ainsi directement dans le spectacle violent des
corps possédés – interprétation politique que Jean-Pierre Olivier de Sardan critique ou,
du moins, nuance.
5. Sur la condensation paradoxale dans le rituel, cf. Houseman & Severi (1994).
6. Max Gluckman voit dans les « rites de rébellion » une soupape de sûreté qui permet
aux tensions sociales de s’exprimer dans un cadre contrôlé.
7. Sur la dynamique relationnelle des mascarades, cf. Bonhomme (2006 : 182-184). Voir
aussi Smith (1984 ) ; Houseman (2002).
INDEX
Mots-clés : pouvoir, corps, domination, roi, royauté, cadet, mascarade, Grassfields, Cameroun
Keywords : Power, Body, Domination, King, Kingship, Youngest Boy, Masquerade, Grassfields,
Cameroon
AUTEUR
JULIEN BONHOMME
Musée du quai BranlyDépartement de la recherche et de l’enseignement, Paris
Comptes rendus
Comptes rendus
1 DANS LES ANNÉES 1960 et 1970, s’est constituée, sans en porter le titre, ce que l’on pourrait
appeler une école africaniste française ou plutôt francophone qui n’a jamais, à
proprement parler, théorisé sa pratique, a rassemblé des personnalités de divers
horizons disciplinaires (de l’ethnologie à l’histoire en passant par la géographie, la
sociologie et l’économie) et peut revendiquer quelques maîtres ou inspirateurs aussi
bien dans la génération qui l’a précédée en France que dans l’école de Manchester en
Grande-Bretagne ou, un peu plus tard, dans la « micro storia » italienne.
2 Ce mouvement, composé de courants divers, s’est exprimé dans des monographies
villageoises ou régionales qui sont en général très riches, très scrupuleuses et
fournissent à qui veut réfléchir sur des thèmes plus larges et transversaux, comme la
religion ou le pouvoir, une inestimable matière première. Ce qui ne signifie pas que,
dans la plupart d’entre elles, cet effort de comparaison ou de réflexion n’ait pas été
largement amorcé, en dépit du caractère local et minutieux de l’étude ; mais, sous
l’influence sans doute de l’anthropologie britannique, le souci de l’observation y est si
respecté qu’on peut le plus souvent y faire une claire distinction entre les éléments
descriptifs et la partie spéculative, en sorte que, à la limite, on pourrait s’appuyer sur
ces mêmes éléments pour en proposer une autre interprétation. C’est bien là, à mon
sens, l’éloge le plus fort qu’on puisse faire d’une monographie.
3 Les remarques précédentes pourraient inspirer une certaine nostalgie. Il y a eu, dans la
vingtaine d’années qui a suivi les indépendances dans l’Afrique francophone, un certain
optimisme qui s’est traduit, non parfois sans difficultés politiques, par une
collaboration ouverte et amicale entre chercheurs français et africains et, sur le plan
intellectuel, par l’éclosion d’un certain nombre d’œuvres majeures comme celles, pour
en rester à la Côte d’Ivoire si chère au cœur de Claude Hélène Perrot, de Harris Memel-
Fotê et d’Henriette Diabaté. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à la fois à l’histoire
tout court et à celle de nos disciplines, on peut craindre que le temps de ces œuvres
ancrées dans l’expérience d’un terrain particulier soit aujourd’hui révolu.
4 Dans ce contexte, le livre de Claude Hélène Perrot a la valeur d’un rappel à l’ordre.
Minutie apportée au recueil des traditions locales, soin mis à donner la parole aux
informateurs, croisement des témoignages oraux avec les sources écrites disponibles
(les plus anciennes remontent au XVIIe siècle), comparaison avec les populations
voisines, tout dans ce subtil démontage et ce savant remontage de l’histoire des Eotilé
contribue au caractère exemplaire de la belle mosaïque régionale que Claude Hélène
Perrot a su élaborer au fil des années.
5 Elle est connue comme la grande spécialiste du royaume anyi du Sanwi, à propos
duquel elle a su mettre en valeur le fonctionnement d’un système monarchique qui fait
une place importante aux esclaves et à leurs descendants. Elle a étudié les grandes
mises en scène symboliques qui assurent la perpétuation du royaume, comme les
rituels d’inversion au cours desquels les descendants de captifs jouent un rôle essentiel.
Ici, l’accent est mis sur la gestion des liens qui, depuis le XVIIe siècle, faisaient
théoriquement du pays éotilé une dépendance du Sanwi, dépendance qui s’est atténuée
dans le courant du XIXe siècle. Les Eotilé, grâce à leur système lignager fort articulé à
une organisation religieuse cohérente, dont l’auteure explore méticuleusement toutes
les subtilités, ont alors acquis une relative autonomie par rapport au pouvoir royal.
6 L’œuvre de Claude Hélène Perrot constitue, certes, un apport majeur à l’histoire de la
Côte d’Ivoire. Elle est également un modèle de travail de terrain, une référence
inévitable non seulement pour les anthropologues et les historiens s’intéressant à
l’Afrique, mais aussi pour tous ceux que passionnent aussi bien la question de l’apport
des traditions orales à la connaissance historique que celle, toujours récurrente dans
des contextes différents, du rapport entre organisation politique et organisation
religieuse.
Marc Augé
Paul Rabinow & George E. Marcus with James D. Faubion & Tobias
Rees, Designs for an Anthropology of the Contemporary, Durham-
London, Duke University Press, 2008, 140 p., notes, index
7 DEPUIS PRÈS de trente ans, l’ethnologie est engagée dans une réflexion critique qui
concerne tout aussi bien ses « méthodes » (le terrain, l’observation participante), que
ses modes narratifs et ses objets traditionnels (les notions de « société » et de
« culture » sont de plus en plus remises en cause du fait des limites et réifications
arbitraires qu’elles imposent). En découle un malaise profond au sein de la profession
qui rejaillit négativement sur son positionnement dans le champ des sciences sociales,
sur la légitimité du travail de terrain, sur un style ethnographique qui peut paraître
plus esthétisant qu’analytique et, en définitive, sur les vocations que l’ethnologie peut
susciter. Le constat vaut pour la France, mais aussi pour la discipline telle qu’elle est
pratiquée dans le monde anglo-saxon. Divers ouvrages ont contribué à ce travail
d’introspection, qui va de pair avec un déni postmoderne de la pertinence des
différents paradigmes théoriques jusqu’alors inculqués. Ces ouvrages sont nombreux,
mais ceux auxquels se réfère le présent recueil d’entretiens sont principalement
Reinventing Anthropology édité par Dell Hymes en 1972, Fieldwork in Morocco de Paul
Rabinow (1977) et Writing Culture édité par James Clifford et George E. Marcus en 1986 1.
8 On a reproché à ces ouvrages de remettre en cause les canons de la discipline, sans
vraiment proposer d’alternative épistémologique et méthodologique. Paul Rabinow et
George Marcus ont, depuis, tenté de combler le vide ainsi créé en proposant, aussi bien
dans leurs cours que dans leurs récents écrits, des formes d’action et des appareillages
conceptuels qui permettraient à l’ethnologie d’assumer une fonction originale dans
l’analyse des faits sociaux et culturels contemporains2. D’où l’idée de Tobias Rees de
réunir ces deux protagonistes d’une refonte de la discipline pour une série d’entretiens,
auxquels participa également James Faubion, un collègue de George Marcus et ami de
Paul Rabinow.
9 Qu’est-ce que l’ethnologie aujourd’hui, dès lors que la discipline n’est plus seulement
l’étude ethnographique du lointain et de l’autre culturel ? Telle est la question au cœur
du débat. Pour aborder le problème, les deux auteurs se rejoignent sur de nombreux
points tout en se réclamant d’orientations sensiblement différentes. D’un côté, Paul
Rabinow mobilise de multiples références philosophiques (Nietzsche, Hegel, Sartre,
Foucault, Derrida) pour rompre radicalement avec les modèles sociaux et culturels du
passé. Selon lui, le présent est un défi conceptuel et logique majeur du fait des
changements complexes dont il est l’expression. Son projet consiste à identifier et
caractériser de tels changements en se référant, dans ses travaux les plus récents, au
point de vue des experts et des élites3. George Marcus privilégie à l’inverse le point de
vue des gens du commun et cherche à établir des passerelles entre les modalités
techniques antérieures et contemporaines du terrain et de l’ethnographie, afin de
maintenir un lien historique sur le plan pédagogique. Il interpelle Rabinow sur la
priorité que ce dernier confère aux prémisses et à l’émergent (untimely), au détriment
des formes et normes culturelles mieux établies et dont la portée sociologique et
symbolique est du même coup plus facile à saisir. Il y a là, selon lui, un risque
dangereux de confusion entre le travail journalistique ou d’expertise qui réagit « à
chaud » aux événements et l’œuvre ethnographique dont l’une des priorités est le
temps donné au « temps du terrain » et dont la propriété distinctive est le recul
analytique. Concernant les formes de partenariat épistémiques qui s’engagent par
l’observation participante, Paul Rabinow s’efforce de créer un espace de contiguïté,
hétérotypique, où plusieurs personnes collaborent dans le respect de leurs différences,
là où George Marcus conçoit ce partenariat dans les termes plus classiques de
l’appropriation mutuelle. L’un et l’autre se rejoignent cependant sur un constat :
l’ethnologie étudie encore aujourd’hui les processus adaptatifs avec des moyens
développés pour des peuples supposés vivre hors du temps. De plus, l’un des
enseignements à tirer de Writing Culture est qu’il faut « déparoissialiser » la discipline,
c’est-à-dire la rendre plus ouverte à des expériences ethnographiques et à des
élaborations intellectuelles neuves, aux objets élargis (l’analyse des milieux financiers,
juridiques, bio-technologiques, par exemple), sans verser dans l’empirisme ni dans des
paradigmes clés qui verrouillent la créativité du chercheur.
10 De la confrontation d’idées constitutive de l’ouvrage résultent deux concepts
programmatiques, objets d’un relatif consensus : celui de design (projet, plan, maquette)
et celui, corrélatif, de design studio qui prend pour modèle le travail coordonné des
cabinets d’architectes. Le terme design recouvre tout à la fois la forme prise par le
terrain et sa présentation textuelle. En amont, il renvoie à l’effort pédagogique pour
apprendre aux étudiants l’art de concevoir leur propre projet selon deux postulats de
départ : 1) il existe des faits culturels susceptibles de se constituer, selon des
trajectoires temporelles variées, en assemblages évolutifs, selon Rabinow, ou en séries
de processus disjoints (contraptions), selon Marcus, mais pas de culture que l’on puisse
clairement circonscrire ; 2) l’ethnographie contemporaine se doit d’être multi-située,
car elle doit combiner le résiduel, l’émergent et le dominant. Partant de là, le design
studio, explique Tobias Rees dans la conclusion, est un espace institutionnel où l’on
transmet ces principes et, plus généralement, l’équipement conceptuel de base de la
discipline et ses techniques. C’est aussi un lieu où l’on présente les prémisses de sa
recherche, où l’on se familiarise avec la littérature pertinente, où l’on se sensibilise à
l’histoire unique qui émerge du rapport au terrain et où l’on discute ce qui en constitue
les données.
11 Finalement, les orientations épistémologiques des quatre contributeurs de l’ouvrage
consacrent un mode de pensée que Paul Rabinow qualifie lui-même de casuistique (p.
102), mode de pensée selon lequel il n’y a pas de systèmes ou de structures, mais des cas
particuliers. L’ethnologie devrait seulement être définie par référence à sa méthode et
un ensemble commun de questions et de problèmes à résoudre. Le hiatus est que lesdits
problèmes et questions ne sont pas abordés dans le présent volume. Paul Rabinow est
sans doute actuellement l’ethnologue américain qui connaît le mieux la France. Il y a
étudié et enseigné. Pourtant, George Marcus et lui ne prennent pas en compte la
tradition durkheimienne et son ambition anthropologique visant à découvrir, par
l’entremise d’une sociologie comparative, des lois de portée générale, applicables à
l’ensemble de l’humanité. Or, la recherche de ces lois fait partie des questions et
problèmes à résoudre. De manière assez simpliste, ils font du « terrain » le facteur
distinctif essentiel de la discipline, alors que celui-ci a toujours été un terme générique
commode recouvrant une grande variété de méthodes et, à ce titre, n’est guère
fédérateur. Quant au design studio, les options pédagogiques qui le caractérisent sont
pour l’essentiel déjà mises en pratique dans nombre de formations doctorales, en
France notamment. Par conséquent, on ne voit pas très bien en quoi, les propositions
qui jalonnent le livre peuvent, en dépit du caractère original et utile de certaines
d’entre elles, permettre de surmonter la crise existentielle que la discipline traverse
actuellement.
Bernard Formoso
12 LE TITRE du dernier ouvrage de Marcel Detienne pourra d’abord laisser perplexe : non
que l’identité nationale soit, pour un lecteur d’Europe occidentale, un sujet exotique a
priori, loin s’en faut ; probablement ne s’étonnera-t-il pas trop non plus d’abord que
cette identité se donne comme un « mystère » : c’est progressivement, au fil de
l’exploration, que le mot prendra tout son sens, révélant sa charge d’étrangeté. Ce qui,
en revanche, piquera d’emblée sa curiosité, c’est que la question soit posée en termes
de lieu.
13 Elle se démarque ainsi d’énoncés plus convenus (Qu’est-ce que le mystère de l’identité
nationale ? ou, plus assertorique : Le mystère de l’identité nationale ) qui promettraient un
questionnement sur la nature – sinon l’essence – de l’Identité, susceptible de se
habiter sinon hanter les vivants ; une connexion qui évoque les oraisons funèbres
d’Athènes quand, au cimetière du Céramique, on enterrait les morts à la guerre en
rappelant les origines autochtones et l’incomparabilité de la cité de Pallas. Pourtant les
morts grecs n’ont pas la présence envahissante des ancêtres de France, comme en
attestent les fondateurs de colonies, peu soucieux, quand il s’agit de s’implanter dans
une terre nouvelle, d’y transporter les restes de leurs défunts.
18 De fait, le christianisme a façonné chez nous de longue date, en délimitant et en
sanctifiant l’espace des cimetières à proximité des églises, l’idée d’une communauté
spirituelle associant morts et vivants, et sur cette tradition vient s’enter un puissant
courant imaginaire qui transmue l’historien en un tuteur des morts, à l’égard desquels
il se sent en dette ; sur les brisées de Michelet, il s’efforce alors de redonner vie aux
trépassés, voire, comme le revendiquent explicitement Michel de Certeau ou Paul
Ricœur, d’assurer par le truchement de l’écriture historienne un nouveau rituel
funéraire. Le devoir de mémoire envers les morts de la nation incombe au reste plus
largement à tous les patriotes, exhortés par Barrès à enraciner leur identité en
éprouvant en eux la présence des ancêtres et la voix de la terre de France, qui hérite
par extension de la sacralité des cimetières. Ramenée à son origine religieuse,
l’affirmation d’une dette envers les morts perd de son évidence, pour ne rien dire d’une
quelconque légitimité scientifique. Elle ne résiste pas au second coup de boutoir que lui
porte le comparatisme : en allant au Japon, en Australie ou en Israël, on se rend compte
que les relations à la terre sont tout autrement agencées, et la conception européenne
trahit derechef par contraste son caractère provincial.
19 Un pas de plus et voici que l’histoire occidentale, comme mode de relation au passé de
la collectivité, révèle aussi son étrangeté ; car d’autres « choix historiographiques » –
non moins cohérents, mais reposant sur des postulats radicalement différents –
peuvent être observés et servir de contrepoint. En Chine, les devinssacrificateurs et
leurs successeurs consignent au service de leur seigneur puis de l’empereur des
événements qu’aucun hasard ni contingence ne menacent, et dont le sens n’est
accessible qu’aux spécialistes des relations entre Ciel et terre (pp. 73-75) ; à Rome, le
pontife jouit certes d’une plus grande marge de manœuvre : il n’en articule pas moins
le temps des hommes avec le temps des dieux aux tournants du calendrier, frayant la
voie dans laquelle vont s’engager les Annalistes (pp. 75-76). En contrepoint de ces
expériences exotiques, Marcel Detienne dessine le parcours de l’« historialité »
heideggérienne. Revisitant l’imaginaire chrétien d’un homme déchu et voué à la mort –
mais libéré en l’occurrence de toute culpabilité –, le philosophe lui assigne un devoir
d’historicité, d’engagement en un choix personnel : celui que lui-même effectue en
s’engageant dans le parti nazi afin de collaborer à la Mission historique et spirituelle de
l’Allemagne du IIIe Reich (pp. 84-89) ? Cet itinéraire singulier illustre comment peuvent
se greffer l’une sur l’autre une conception de la personne soucieuse de trouver le Sens
profond de l’histoire (telle que philosophes et théologiens l’ont élaborée sous les
auspices du christianisme) et une idéologie de la Nation perçue comme le support
Unique et Incomparable de l’Identité. Un cheminement tout à la fois typique et
inquiétant par la logique qu’il révèle…
20 D’un côté à l’autre du Rhin, les représentations et sentiments constitutifs de l’identité
sont en effet renforcés et structurés par la solide armature intellectuelle véhiculée par
les histoires nationales respectives, dont l’œuvre d’Ernest Lavisse est en France le
monumental paradigme. Un genre littéraire homogène se développe, dont le caractère
idéologique, voire mythique, apparaît de plus en plus nettement, depuis les travaux
d’historiens critiques comme Gérard Noiriel, Suzanne Citron ou Claude Billard et Pierre
Guibbert. Retenons une similitude et une différence : ici et là se manifeste la tendance à
projeter l’existence de la nation dans un passé antérieur à sa constitution historique
(comme si elle avait existé de toute éternité) ; en revanche, si la mystique de la Terre
est commune aux deux traditions – qui se forgent l’une par rapport à l’autre et se
reflètent largement en miroir –, l’imaginaire allemand se focalise davantage sur une
fantasmatique du sang en sa pureté, dont on peut mesurer les ultimes conséquences
quand la hantise de la souillure conduit à l’extermination méthodique des étrangers
(pp. 105-109). En France, le thème de l’élection (et de la Mission civilisatrice) le dispute
à celui de la précocité – à s’unifier, se constituer en État et se raconter l’histoire de ses
origines. Comme s’il existait là une prédisposition innée à la mémoire et au national ;
que cette naturalisation de constructions culturelles relève de l’idéologie ressortirait
d’autant mieux si l’on confrontait de telles allégations de précocité à leurs analogues en
d’autres cultures qui se prétendent « primordiales ».
21 L’ouvrage dessine donc quelques mailles des réseaux que tissent les mythidéologies
nationalistes, et incite à les explorer de manière plus approfondie afin de les mieux
exorciser. Car en juxtaposant les traditions, le comparatisme permet de déconstruire
ces assemblages et de montrer au mieux la dimension irrationnelle des relations qui les
sous-tendent. Avec l’espoir, sans doute, que l’on pourra ainsi « amener un groupe de
gens à prendre [un peu] conscience [d’une partie] de la manière dont vit un autre, et,
par là, [d’une part] de la sienne » (p. 18, en guise de définition du programme
anthropologique), mais peut-être aussi que – dès lors qu’elles ne seront plus perçues et
révérées comme des « mystères » impénétrables et indiscutables, mais que l’arbitraire
et l’artificialité des réseaux notionnels qui les organisent auront été étalés au grand
jour – on se gardera mieux des dangers que recèlent ces croyances.
22 Terminons sur deux interrogations : l’une plutôt théorique, l’autre plus historique et de
comparatisme appliqué.
En marge du comparatisme déployé tout au long de l’étude, qui est, nous l’avons dit,
essentiellement contrastif, destiné à faire percevoir l’originalité de chaque univers
culturel, de chaque complexe idéologique en montrant que ce qui nous paraît naturel
devient étrange dès que l’on sort de notre civilisation pour l’observer depuis l’ailleurs
d’un autre groupe, on croit en voir apparaître, beaucoup plus fugacement il est vrai, un
second ; celui-ci procède par rapprochement et utilise l’analogie afin de mettre au jour
une dimension – religieuse en l’occurrence – dans un domaine qui ne semblait pas la
comporter : ainsi en va-t-il de la mobilisation des micropuissances multiples des
polythéismes (romain, africains ou japonais) afin d’appréhender le grouillement de
petits concepts singuliers que les historiens de l’Europe moderne ont imaginés pour
habiter leur terrain (« Celle-qui-fait-être-dans-l’histoire », « Celle-du-passé-ensoi »,
voire « Celle-du-sens-de-l’histoire ») (pp. 69-71 : « Fictions de l’historicité ») ; par ce
rapprochement a priori incongru, ces notions perdent leur évidence et leur sérieux. La
terre « lieu de mémoire » est semblablement affectée quand on la réinscrit dans le
tableau d’une cosmologie élémentaire (« dans la mythologie de l’Occident, la Terre est
une haute figure, elle éclipse et le Ciel et l’Océan… », p. 96) : un comparatisme
« sauvage » donc, plus intuitif et moins fondé théoriquement peut-être, mais non moins
efficace à nous faire éprouver l’étrangeté au cœur même de notre tradition.
Second point en forme de question : l’auteur montre comment, dans la France du XIXe et
du XXe siècle, les procédures de mise en fiche et d’état civil, à destination d’abord des
individus perçus comme suspects voire coupables, marchent la main dans la main avec
la construction d’une identité nationale enracinée dans la Terre et les Morts et étayée
par un enseignement d’histoire ; ce second aspect évoque les oraisons funèbres
athéniennes qui associaient l’hommage rendu aux hoplites tombés au combat à une
archéologie de la Cité exaltant la singularité incomparable des autochtones d’Attique
(Nicole Loraux y a consacré un livre devenu classique)5 ; il n’est peut-être pas
insignifiant que cette institution – de durée limitée – apparaisse dans un contexte qui,
comme l’a abondamment montré Louis Gernet6, voit aussi se développer un système
juridique et pénal d’où émerge (au détriment des anciennes solidarités familiales ou
gentilices) la notion d’une responsabilité individuelle – processus dont la tragédie
contemporaine se fait largement l’écho. On aurait alors, ici et là, la même corrélation
entre une poussée identitaire et nationaliste au niveau collectif (« une poussée
d’hypertrophie du moi en direction d’un “Nous, les Athéniens”», p. 23) et la
singularisation de l’individu en tant que coupable potentiel, criminel justiciable des
tribunaux de la Cité ou des repérages policiers. Une connexion à interroger plus avant,
en tenant compte de l’hétérogénéité des contextes (l’influence de la notion chrétienne
de faute ou le poids relatif des morts et des ancêtres dans les imaginaires respectifs).
Bernard Mezzadri
23 DANS CE COURT ESSAI, l’auteur, spécialiste du Moyen Orient arabe et iranien, s’intéresse à
la question de la diffusion des techniques (principalement les techniques de transport
et de communication) à l’échelle mondiale et à son effet sur les cultures, ainsi que sur la
constitution d’un mode de subjectivation qui serait partagé par un nombre croissant
d’individus. Il plaide pour le développement de ce champ d’études en anthropologie et
principalement dans l’anthropologie des mondes musulmans, maillon faible des études
de cas de diffusions de la Chine vers l’Occident. Bien évidemment, la globalisation
constitue la toile de fond obligée de cette réflexion qui agite le monde des chercheurs
en sciences humaines et sociales, qu’ils soient historiens, sociologues, anthropologues,
géographes, économistes, etc. Didier Gazagnadou rappelle qu’il s’agit d’un « processus
historique de très longue durée » qui doit être « analysé au moins depuis 10000 ans et en
son point de départ : l’Eurasie », et qu’il aboutit « à la diffusion mondiale, depuis les XIXe
et XXe siècles, d’un même système technoscientifique et industriel » (p. 9). L’auteur se
situe dans la filiation d’André Leroi-Gourhan et de Joseph Needham, privilégiant
l’exemple eurasien qu’il connaît bien pour étayer sa démonstration.
24 L’intérêt anthropologique pour le phénomène de la diffusion technique et culturelle ne
date pas d’une trentaine d’années : dès la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, de
nombreux auteurs, rangés sous la dénomination de « diffusionnistes », s’intéressèrent à
une autre façon d’interpréter l’histoire culturelle de l’humanité, en réaction à la
matrice évolutionniste qui classait et rangeait les sociétés humaines sur un axe gradué
et orienté. Ils mirent en avant l’importance quantitative et qualitative de ces
migrations, de ces diffusions d’hommes, d’objets, de techniques, etc. On a
abondamment critiqué ce courant théorique, et les manuels d’histoire de
l’anthropologie ne sont pas tendres pour les diffusionnistes, tous mis dans le même sac
sans beaucoup de nuance. À leur époque, leurs travaux constituèrent pourtant une
réelle avancée scientifique en tentant de circonvenir les excès d’un évolutionnisme
parfois trop rigide. On a oublié que, ce faisant, ils présentèrent une vision du monde
beaucoup plus fluide, et démontrèrent que les sociétés non occidentales étaient elles
aussi soumises au changement historique, qu’ils expliquèrent par les contacts et
emprunts entre civilisations. Didier Gazagnadou s’étonne et se désole avec raison de
constater que « la question des diffusions, qui avait suscité tant de discussions, a
presque complètement disparu du champ de l’anthropologie » et qu’elle a « même été
totalement refoulée » (p. 19) à cause du discrédit jeté sur ce courant théorique.
Souhaitant le réhabiliter en partie, il présente dans son premier chapitre un
récapitulatif des différentes écoles diffusionnistes (allemande, anglaise et américaine,
française), malheureusement trop approximatif et superficiel, ce qui n’aide pas à
comprendre « pourquoi cette question de la diffusion fut immédiatement un thème
polémique dans l’anthropologie [ni] les raisons de sa disparition » (id.), faute d’une
contextualisation fine de cette école de pensée anthropologique et des enjeux qui
présidèrent à sa mise en pratique. Malgré cette présentation allusive, on le rejoindra
pourtant sur son analyse finale. Ce qui est en jeu dans le diffusionnisme, c’est bien la
« question des causes de la transformation des sociétés humaines, donc celle des
rapports entre histoire et anthropologie », mais aussi la détermination de ce qui
caractérise l’identité d’une culture dans un contexte qui voit l’affirmation des
nationalismes : « accepter pleinement les faits de diffusion entre alors en contradiction
avec deux des thèmes centraux des idées du XIXe et du début du XXe siècle : l’idée
d’évolution et de stades évolutifs donc de sociétés plus évoluées que d’autres et celle de
la nature de l’identité de l’Europe » (p. 33). C’est sans doute l’une des idées les plus
subversives véhiculées par certains diffusionnistes et que l’on a totalement passée sous
silence lorsque le courant fut liquidé : la conviction qu’un même continuum
civilisationnel unissait toutes les sociétés humaines parce qu’elles se devaient toutes
quelque chose. Le diffusionnisme complexifiait le monde et l’histoire de l’humanité, il
estompait les lignes de partage entre primitifs et civilisés. En France, ce fut l’un des
apports décisifs de Paul Rivet et de Marcel Mauss que de marteler cette certitude et de
refuser de croire dans le caractère exceptionnel du monde indo-européen qui aurait
seul accompli la civilisation. Aux États-Unis, Franz Boas se servit du diffusionnisme
pour disqualifier l’idéologie racialiste et son obsession de la pureté.
25 Dans le deuxième chapitre, Didier Gazagnadou s’intéresse plus spécifiquement aux
anthropologues qui ont promu les études de diffusion des techniques (Mauss, Tylor,
Haudricourt, Cresswell, etc.), en développant surtout les travaux d’André Leroi-
Gourhan et son concept de tendance technique. Il s’arrête sur plusieurs cas fascinants
d’agnosie technologique, c’est-à-dire des cas de non-emprunt ou de refus de l’emprunt,
en citant des exemples qu’il connaît bien (le chariot, dont l’utilisation est
progressivement délaissée au Moyen Orient à partir du Ve siècle av. J.-C. au profit du
transport par animaux de bât ; la brouette, inventée en Chine, apparue en Europe au
XIIIe siècle, mais qui resta inconnue au Moyen Orient jusqu’au XXe siècle ; non-emprunt
de l’étrier aux nomades turcs par la cavalerie perse sassanide). L’auteur se livre dans le
troisième chapitre de son essai à une analyse des causes qui ont « contribué à
marginaliser les recherches en matière de diffusions en Eurasie » (p. 58). De fait,
l’histoire des diffusions des techniques contrevient en grande partie à l’essentialisation
de deux catégories qui ont fait florès : l’Orient et l’Occident. Enfin, dans un dernier
chapitre, il se penche sur la relation entre la diffusion des techniques et la
sont bouleversées et l’horizon paradigmatique même des relations entre les sexes nous
paraît singulièrement ébranlé.
29 L’interrogation va tout d’abord s’adresser aux enjeux terminologiques du
« dimorphisme sexuel » et à l’idée de perfection10 sous-jacente aux théories de
l’évolution.
30 Les mécanismes et les termes de la génétique (hérédité, assimilation génétique,
variants, caractères, etc.) sont relevés, nous renvoyant utilement à l’examen des
pionniers, Darwin, Wallace, et aux controverses, puis à l’avènement de la génétique. Le
détour est un peu long parfois11, mais il permet d’aboutir à cet « écheveau de
problématiques » relatif aux dimorphismes sexuels de taille corporelle et à leurs
transmissions. Le dimorphisme ne signifie pas nécessairement qu’il y ait une hérédité
relative au sexe, et c’est la thèse qui sous-tend l’ouvrage : lorsque les femelles sont plus
petites que les mâles, ce peut être du fait qu’elles n’ont pas bénéficié des mêmes
conditions nutritionnelles que les mâles : « Dans cette hypothèse, on est là devant un
phénomène qui imite un dimorphisme sexuel » (p. 53).
31 L’ouvrage se divise en trois parties. La première discute les différents points de vue
concernant l’adaptation, qui est à la fois la survie et le succès reproductif. Selon Darwin,
dans les espèces où les mâles se combattent, ce sont les variants les plus grands qui
vont être sélectionnés : c’est le fameux « modèle de la compétition entre les mâles »,
pour l’accès aux femelles. L’auteure décrit les distinctions théoriques nécessaires entre
sélection naturelle et sélection sexuelle : « Si la taille des mâles de certaines espèces a
augmenté par rapport à celle des femelles, c’est qu’en premier lieu ont évolué des
comportements qui poussaient certains individus à se combattre pour avoir le
monopole des copulations » (p. 72). Il convient donc, écrit Priscille Touraille, de
comprendre comment des caractères qui ne sont ni nécessaires à la survie ni
nécessaires à la reproduction sont, eux, sélectionnés.
32 Pour cela, il faut revenir à la théorie de l’évolution et de la sélection sexuelle. Ainsi, le
mâle « qui copule avec plus d’une femelle laisse, dans la majorité des espèces, plus de
descendants pour hériter de ses caractères que celui qui copule avec une seule femelle.
En revanche, une femelle qui copule avec plus d’un mâle ne laissera, dans la majorité
des espèces, pas plus de descendants que si elle avait copulé avec un seul mâle » (p. 74).
L’idée qui est aujourd’hui défendue par la biologie évolutive n’est plus celle de
« coopération et d’harmonie entre les sexes », mais celle des intérêts divergents dans la
reproduction. Et c’est un des premiers questionnements de l’auteure. Si la biologie
évolutive des intérêts divergents entre les sexes permet de comprendre le combat des
mâles, « elle n’explique pas pourquoi le combat des mâles produit une augmentation de
la taille corporelle de ceux-ci » (p. 79). Sont-ce les variants les plus grands qui laissent
le plus de descendants ? La question n’est pas tranchée et demeure 12.
33 On aboutit au fil de la lecture à l’affirmation selon laquelle la sélection sexuelle
(reproduction) favoriserait bien les variants les plus grands alors que la sélection
naturelle (survie) favoriserait les variants les plus petits. C’est ensuite la théorie
moderne de l’évolution du passage de « la lutte pour l’existence » à la « lutte pour la
diffusion de ses propres gènes (la lutte pour la vie étant désormais subsumée sous la
seconde) » (pp. 95-96). Et l’on revient à la question initiale de l’intérêt pour les mâles à
diffuser leurs gènes, leur « intérêt » à laisser plus de descendants. Autre dérapage et
raccourci théorique, celui de laisser penser, relève l’auteure, que l’adaptation est
nécessairement « favorable »13.
esthétique prêté aux animaux). Les femelles auraient choisi de s’accoupler avec « les
plus beaux » (comprendre ceux ayant ce caractère au détriment des autres). Priscille
Touraille précise ce qu’elle nomme « l’évitement par Darwin des hypothèses
logiquement engendrées par son propre modèle [qui] a fait l’objet de rebondissements
récents et inattendus en ce qui concerne ce lien entre modèle de la sélection sexuelle et
dimorphisme de stature dans l’espèce humaine » (p. 152), soulignant l’engouement et le
regain d’intérêt pour Darwin depuis une quarantaine d’années16.
38 On peut se demander si les femmes « les plus faibles et les plus soumises ont été celles
qui ont été sélectionnées, question jusqu’à présent brillamment contournée, et qui
continue d’être contournée » (p. 153). Un des arguments que l’on peut retrouver chez
Darwin, bien qu’il ne l’ait pas explicitement énoncé, consiste en l’hypothèse selon
laquelle « les hommes auraient pu sélectionner les femmes les plus petites [hypothèse
qui demeure très marginale dans les interprétations des disciplines de l’évolution] » (p.
157). Le programme est désormais lancé « la préférence des hommes pour les femmes
petites a-t-elle un coût de survie pour les femmes ? » (p. 158).
39 Dans la seconde partie, l’auteure traite des vues conflictuelles de l’adaptation. Il est
question de « l’avantage reproductif » d’une grande taille pour les femelles. L’auteure
dresse un nombre important d’arguments en faveur de la thèse où les coûts de la
reproduction pour les femelles font « surgir l’hypothèse d’une variabilité du succès
reproductif des femelles en rapport avec les ressources » (p. 182). À propos des
primates, compte tenu des nécessités nutritionnelles dues à la gestation puis à
l’allaitement, en cas de restriction des ressources, ce sont les femelles de petite taille
qui seront sélectionnées. En l’absence de telle restriction, c’est le modèle de la « grande
mère » qui paraît logiquement s’imposer : les femelles devraient atteindre une taille au
moins égale aux mâles et donc se nourrir plus : « Si, dans une espèce donnée, la taille
des femelles n’augmente pas autant que la taille des mâles, c’est que les femelles ne
réussissent pas à trouver dans l’environnement les nutriments nécessaires à satisfaire
les besoins liés à la reproduction » (p. 185). Ainsi l’adaptation des femelles vers une
petite taille devient une « adaptation limite » (p. 186), un compromis entre
reproduction et survie. Ce qui permet à l’auteure de conclure « les femelles plus petites
que les mâles montrent que justement l’évolution ne crée pas le meilleur des mondes
possibles » (p. 187).
40 L’hypothèse sous-jacente à la longue discussion sur les conséquences de la compétition
entre les mâles se formule clairement : « La “limitation” des ressources ne pourrait-elle
pas être créée – en partie – par l’existence de ces grands mâles ? C’est le contre-
exemple illustré par les lémuriens de Madagascar. Chez ces derniers, ce sont les
femelles qui ont un accès privilégié à la nourriture et qui dominent les mâles, leur
permettant de supporter « les coûts reproductifs élevés quand les ressources
énergétiques sont faibles » (p. 191). Ailleurs, les femelles paieraient le prix nutritionnel
de la sélection des grands mâles. L’examen des discours scientifiques recensés par
Priscille Touraille va témoigner, et c’est l’un des nombreux intérêts de son approche, de
la « mise à distance des données susceptibles d’entamer ce que j’appellerais le mythe du
“bon mâle” » (p. 196).
41 La troisième et dernière partie du texte montre que de mauvaises conditions
nutritionnelles entraînent une réduction du dimorphisme sexuel : « dans les
populations où les anthropologues constatent des restrictions alimentaires, ce n’est pas
que les femmes sont moins vulnérables que les hommes au stress nutritionnel, c’est
qu’elles ont atteint les valeurs de taille limites en deçà desquelles elles n’apparaissent
simplement plus dans les distributions statistiques, pour la bonne raison, dirons-nous,
qu’elles n’ont pas survécu » (p. 220). Les nécessités nutritionnelles durant la gestation
et l’allaitement se font au détriment de la mère : on comprend pourquoi ce sont des
femmes plus petites qui ont été favorisées face à des femmes plus grandes dont le
risque de déplétion est plus important lors des restrictions. Et alors ? Et bien : « Si,
comme disent toutes ces données, les femmes les plus grandes produisent une
descendance plus importante, la sélection naturelle aurait dû, au cours du temps,
favoriser une stature plus grande chez les femmes que chez les hommes » (p. 225).
42 Vient ensuite le questionnement sur l’adaptation du bassin féminin à la parturition. On
admet que la bipédie a entraîné une compression du bassin, alors que simultanément
s’opérait une augmentation du cerveau, d’où une augmentation de la taille corporelle
pour rendre possible le passage du fœtus à gros cerveau. L’examen très attentif et
toujours fortement documenté conduit Priscille Touraille à nier le dimorphisme sexuel
du bassin. Or, dire absence de « dimorphisme sexuel » du bassin, c’est se placer en
opposition frontale avec ce que les chercheurs admettent, médecins anatomistes et
anthropologues, même s’ils discutent de ce qui est purement dimorphisme sexuel et jeu
de l’allométrie par exemple. Jusqu’ici, les anthropologues, pour le genre homo en tout
cas, identifient sur un squelette l’appartenance sexuelle notamment à l’aide du bassin
(spécialement à partir de l’os coxal mais pas uniquement). Pour l’ensemble de la
communauté scientifique, le célèbre squelette de Lucy, âgé d’environ trois millions
d’années, est féminin. Pour l’auteure, l’argumentation serait dépendante des
croissances longitudinales et latérales distinctes selon les sexes, les femmes n’auraient
donc pas, proportionnellement, des bassins plus larges. Or, si des bassins fonctionnels
(reproduction) ne peuvent exister, c’est la stature élevée qui devrait être sélectionnée :
« Il est en effet raisonnable, dans la perspective des temps longs, de se demander
pourquoi les femmes n’ont pas poursuivi l’augmentation de leur taille jusqu’à produire
un dimorphisme, comme il est dit dans la littérature, “inversé” » (p. 249).
43 Ce chapitre est le moins convaincant, d’autant qu’une autre problématique classique de
la paléoanthropologie, celle de la diminution de la durée de gestation, n’est pas
évoquée. Ladite réduction serait une interprétation que l’auteure dit dépassée,
notamment par le fait que nous avons, par rapport aux grands singes, la durée de
gestation la plus longue.
44 C’est l’aboutissement de la démonstration par la « tragédie obstétrique », « un des plus
beaux oxymores de la pensée scientifique, à savoir la mortalité maternelle comme effet de
l’adaptation du bassin féminin à la parturition. Le résultat d’un oxymore en sciences a
toutes les chances de tourner en aporie et l’aporie, en déni » (p. 255). Les contraintes de
reproduction s’imposent culturellement. L’intrusion du culturel au sein du biologique
est alors énoncée, telle une quasi-évidence : « Les individus qui auraient normalement
été favorisés par la sélection naturelle – les individus de grande stature, donc – seraient
ici contre-sélectionnés par les pratiques culturelles de contraintes précoces à la
reproduction » (p. 263).
45 Bref, si une petite stature est un désavantage pour la parturition en raison des
disproportions fœto-pelviennes, toutes les pressions de sélection en faveur d’une
grande stature pour les femmes ont été contrecarrées par des contraintes
nutritionnelles lesquelles ont entraîné une réduction de la taille des femmes. Ainsi,
partout, les femmes auraient un accès difficile aux protéines dont elles ont un besoin
supérieur aux hommes (gestation et allaitement). L’ouvrage emprunte ici des exemples
à une variété de sociétés contemporaines qui veulent illustrer l’inégalité d’accès des
femmes aux protéines. Or, certains sont mal choisis, c’est le cas dans l’exemple
marocain invoqué par une citation qui frise la caricature culturaliste, la viande n’étant
nullement « au Maroc » une « prérogative » masculine – c’est ignorer la profonde
équité du partage des nourritures carnées en milieu rural (Sahara).
46 « L’idée que les femmes devraient avoir priorité sur les aliments de valeur
nutritionnelle élevée, idée défendue par les sciences de la nutrition, apparaît comme
étant tellement triviale à certains anthropologues qu’il faut chercher toutes les
hypothèses possibles pour tenter d’en contourner la violence et pour pouvoir justifier,
en fin de compte, que les pratiques de restrictions sur les femmes ne peuvent être
qu’“adaptatives” » (pp. 318-319). Les femmes seraient petites et affamées pour éviter
une croissance trop importante du fœtus. « Bien entendu, il s’agirait là de pallier les
aspects négatifs d’une stature maternelle réduite pour l’accouchement » (p. 322). Quant
aux affirmations selon lesquelles la malnutrition des femmes aurait des effets
désastreux sur le fonctionnement neuronal, Priscille Touraille écrit : « on peut se
demander si la “conscience dominée des femmes”, selon l’expression de Nicole-Claude
Mathieu17, n’est pas seulement un effet d’endoctrinement mais aussi d’affaiblissement
réel des capacités de réaction mentale » (p. 329). Ce point de vue paraît très criticable.
Ce chapitre nous paraît moins bien conduit que le reste de l’ouvrage et la forme
anecdotique des descriptions ethnographiques pas toujours très pertinente. C’est le cas
concernant le fait que les hommes se seraient arrogé le pouvoir de la chasse et
l’accaparement immédiat sur place de protéines alors que les femmes partageraient
systématiquement avec les hommes le fruit de leur collecte ? « Les hommes manipulent
les ressources les plus nutritives pour pouvoir, en fin de compte, manipuler les
femmes » (p. 342). L’argument mériterait des développements conséquents et c’est à
ceux-ci que l’ouvrage nous invite car, il est vrai, les inégalités alimentaires dans les
cultures ne sont pas suffisamment renseignées par les études en sciences humaines.
Les régimes de genre seraient « les premières forces sélectives du dimorphisme
sexuel » (p. 344). « Si la mortalité maternelle est, comme on l’a vu, aussi fortement
dépendante de la stature des femmes (problématique que l’on aimerait voir plus
approfondie) et si les pratiques culturelles réduisent l’alimentation des femmes jusqu’à
constituer des pressions de sélection qui réduisent cette stature, l’hécatombe est
assurée » (pp. 344-345). Ce serait la fin du « paradigme qui envisage la culture comme
moyen de l’adaptation biologique » (p. 349).
En définitive, l’interrogation des limites mêmes de la science est tout à fait pertinente
et ouvre une perspective nouvelle à la politique du genre. La science « officielle » doit
être réinterrogée, c’est ce que démontre très clairement Priscille Touraille à propos de
la culture comme moyen de l’adaptation biologique, où le biologique enregistre les
événements du social et les restitue ensuite en nature. Car c’est à l’aveuglement des
discours scientifiques que ce texte veut offrir une alternative. Le débat n’est pas
seulement renouvelé, il est ouvert…
Marie-Luce Gélard
47 CET OUVRAGE se donne pour gageure de proposer une histoire des affaires, scandales et
grandes causes depuis l’Antiquité : issu d’un colloque et d’un séminaire, il regroupe
ainsi de nombreux cas historiques, de la Grèce antique à l’affaire Pinochet, en passant
par le Moyen Âge et les temps modernes. Suivant une trame chronologique et
thématique, il s’ordonne en quatre parties respectivement consacrées aux «Mondes
anciens et médiévaux », à la « Naissance de la forme affaire », aux « Affaires
d’aujourd’hui », à « L’indignation, objet des sciences sociales ». Un questionnaire remis
aux intervenants a permis d’éviter le piège des « fausses analogies » et des
« comparaisons forcées » (p. 7). Les historiens, sociologues et anthropologues
participant à ce travail collectif étaient ainsi invités à interroger l’identité des acteurs,
le début et le déroulement de l’affaire, sa formalisation et la manière dont elle se
termine, ainsi que sa réinscription dans une histoire longue des causes. Car le propre de
la production d’une grande cause « consiste à sortir des espaces confinés de la
controverse technique pour accéder à un public plus vaste » (p. 8). L’affaire suppose
l’engagement d’un médiateur lançant la dénonciation d’une injustice. Elle implique une
prise à témoin, une mobilisation de l’opinion publique et des institutions. Si le scandale
est une mise en accusation unanime conduisant au châtiment reconnu par tous comme
légitime et souhaitable, l’affaire se caractérise par une rupture d’unanimité et la
division du public en deux camps. L’« affaire », telle qu’elle a ainsi été formalisée par
Luc Boltanski et Élisabeth Claverie, trouve avec Voltaire et les affaires Calas
(1761-1763), Sirven (1765-1766) ou du chevalier de la Barre (1766) ses premières
expressions18. Cela ne signifie pas pour autant que la forme affaire pourrait être
strictement délimitée dans le temps (la période allant du milieu du XVIIIe siècle à nos
jours) et l’espace (les sociétés européennes), comme en attestent les exemples de
« proto-affaires » (p. 444) rassemblés dans la première partie de l’ouvrage. La forme
affaire permet ainsi à Pascal Payen de mettre en relation trois séries d’événements
appartenant à l’histoire politique athénienne : le meurtre d’Éphialte, l’institution de
l’ostracisme et le procès de Socrate. Ces trois événements, s’ils échouent à contribuer à
des changements dans la politeia, comportent une forte dimension judiciaire et
illustrent « la prise de conscience, dès les réformes de Clisthène, que les affaires sont
nécessaires à la constitution d’un espace public, qui s’ordonne en suscitant de grandes
controverses » (p. 40). Jean-Marie Pailler, tout en analysant l’impossible basculement
en affaire du « scandale exemplaire » que constituent les Bacchanales, souligne pour sa
part combien Voltaire peut être perçu comme un héritier du « sectaire » chrétien avec
lequel il partagerait plusieurs éléments : « conviction engagée, interpellation des
pouvoirs constitués, appel à une justice idéale transcendant la justice rendue, référence
insistante à la liberté de conscience […], ironie mordante […], exaltation de la puissance
autorévélatrice de la Vérité » (p. 54).
48 Certaines histoires médiévales se présentent particulièrement comme des
« protoaffaires ». Ainsi, l’intrigue Boniface VIII étudiée par Patrick Boucheron se
caractérise par la mobilisation publique de la dénonciation, un appel au sens moral
commun, une indignation unanime face aux crimes d’un pape. Les « affaires de
favoris » présentées par Thierry Dutour se caractérisent, quant à elles, par un
Sociologie
Émile Durkheim, De la division du travail social, Introduction de Serge
Paugam. Paris, Presses universitaires de France, 2007,
416 p. (« Quadrige »)
imitation au sein d’une société regroupant des individus peu différenciés les uns vis-à-
vis des autres, adhérant aux mêmes valeurs et croyances, la solidarité organique
correspond à une solidarité par interdépendance des fonctions conférant à tous les
individus une position sociale précise. Si un fort contrôle social s’exerce sur les
individus dans les sociétés traditionnelles à solidarité mécanique, celui-ci s’affaiblit
dans les sociétés modernes à solidarité organique, qui se caractérisent par une plus
grande marge d’interprétation individuelle des interdits sociaux. La « conscience
collective » ou « commune », i. e. « l’ensemble des croyances et des sentiments
communs à la moyenne des membres d’une même société [formant] un système
déterminé qui a sa vie propre » (p. 46) s’affaiblit, condition même, souligne Serge
Paugam, de la division du travail qui « n’est possible que si l’individu est libre et
capable de se mouvoir avec indépendance par rapport à son groupe » (p. 13). Cet
individualisme a toutefois comme contrepartie un risque de repli sur soi-même, voire
un risque d’« anomie », lorsque la division du travail, poussée trop loin, conduit à la
désintégration sociale. Durkheim, penseur laïc de la IIIe République, propose comme
remède à ces pathologies des sociétés modernes, de promouvoir la morale laïque mais
également la morale professionnelle, comme instances unificatrices permettant de
maintenir un minimum de conscience collective. Il insiste également sur le rôle de
l’État mais aussi des associations et des groupements professionnels pour éviter que
l’individu, abandonné à lui-même, ne s’affranchisse de toute contrainte, morale et
sociale.
63 Dans son introduction, Serge Paugam peut s’interroger sur la possible remise en cause
de la solidarité organique aujourd’hui inhérente aux mutations du monde du travail, à
la précarisation des salariés et à la montée du chômage tandis que la socialisation des
risques est en recul, avec l’érosion de l’État social et la culpabilisation des pauvres ne
trouvant pas un emploi, d’où le développement d’une réflexion sociologique pour
« repenser la solidarité »26.
64 C’est dire la pertinence d’un texte qui, fondateur pour les sciences sociales françaises
mais aussi anglo-saxonnes27, n’a rien perdu de son actualité.
Corinne Delmas
65 CE LIVRE, très dense, synthétise en neuf chapitres plus de vingt ans d’analyses
sociologiques personnelles sur des phénomènes majeurs du monde contemporain, tels
que la fragmentation culturelle et le renforcement des inégalités sociales sous l’effet de
la globalisation, la transfiguration des mouvements sociaux et les nouvelles formes de
violence, de terrorisme et de racisme. L’ouvrage vise plus à mettre en valeur
l’appareillage conceptuel que Michel Wieviorka pense le mieux adapté à l’examen de
ces phénomènes qu’à apporter, selon ses termes, des « connaissances systématiques et
largement documentées sur tel ou tel objet précis » (p. 239). Accessible à un lectorat de
spécialistes et de non-spécialistes, la présente livraison résume et articule en une
démarche sociologique cohérente les nombreuses études plus détaillées que l’auteur a
publiées par le passé sur ces questions sous forme d’ouvrages personnels et de recueils.
66 Les trois premiers chapitres sont consacrés à ladite démarche et à la philosophie de
l’action de l’auteur. L’approche que Michel Wieviorka propose est alors pensée sous le
Croyances
Cyril Isnart, Saints légionnaires des Alpes du Sud. Ethnologie d’une
sainteté locale, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme,
2008, 181 p., bibl., index, ill.
70 MALGRÉ LA CÉLÉBRITÉ acquise par l’un d’eux – saint Besse – objet de la première
monographie de terrain de l’École sociologique française, les saints légionnaires n’ont
guère attiré l’attention des ethnologues. Et, d’abord, qui sont-ils ?
71 Le martyr chrétien, au IVe siècle, d’une légion romaine recrutée à Thèbes, en Haute
Égypte, par l’empereur Maximien fut décrit pour la première fois par l’évêque de Lyon,
Eucher, au Ve siècle. Mais il appartient à Jacques de Voragine d’en fixer les traits, huit
siècles plus tard, dans le récit biographique qu’il composa pour son chef, Maurice. Le
culte des saints thébéens a participé des modes de légitimation du pouvoir politique,
aussi bien pour le royaume des Burgondes que, plus tard, pour la maison de Savoie. Se
mit ainsi en place un modèle narratif et iconographique de sainteté – le saint
légionnaire – dont le succès, au moment de la réforme catholique puis de la
rechristianisation du XIXe siècle, s’est traduit par la prolifération, dans les Alpes du Sud,
de martyrs thébéens ou, du moins, de la surprenante transformation esthétique
d’intercesseurs locaux en légionnaires romains.
72 C’est à l’identification de ce modèle de sainteté qu’est consacrée l’enquête conduite par
Cyril Isnart, dans le cadre d’un doctorat d’anthropologie, pour renouveler l’analyse des
modes de fabrication de la localité, ici saisie à travers « l’ensemble des qualités
narratives, rituelles et iconographiques qui lient le saint légionnaire aux dimensions
géographiques, historiques, mémorielles, sociales de son lieu de culte » (p. 6). Ce
programme est méthodiquement rempli en cinq chapitres qui font varier à la fois les
échelles et les matériaux d’analyse. Le rappel de la construction hagiographique et de
sa déconstruction par la critique historique contextualise le terrain ethnographique –
les deux versants français et italien des Alpes méridionales – dans un beaucoup plus
ample espace culturel (Auvergne, Corse, Sardaigne, Suisse). L’enquête iconographique
pertinente pour commenter des usages, comme les aubades, à première vue peu
susceptibles d’une interprétation renouvelée.
75 Une belle iconographie accompagne ce texte dense, écrit par un jeune chercheur qui
allie, avec maîtrise et conviction, le goût de l’enquête de terrain et celui d’une savante
érudition, pour nous donner à comprendre la vitalité contemporaine, dans ces sociétés
périphériques, d’élaborations symboliques de longue durée.
Giordana Charuty
76 LES Aphorismes sur le Yoga (Yogasûtra) de Patanjali (ca. Ier-IIe siècle apr. J.-C.) accompagnés
du Commentaire (Yogabhâsya) de Vyâsa (ca. VIe-VIIe siècle) sont l’un des monuments de la
tradition hindoue. Cette édition française, aussi savante que pédagogique, s’ouvre sur
une présentation de quelque deux cents pages denses où Michel Angot met cartes sur
table : voici un indianiste aussi cultivé qu’engagé ; voici un érudit en quête d’une
sagesse. Je m’interrogerai sur cet engagement en conclusion de ce compte rendu. Mais
disons d’abord ce qui fait de ce livre un bel instrument de travail, indispensable à ceux
qui étudient la philosophie et l’anthropologie indiennes : une édition des textes
originaux en sanskrit, une translittération permettant au débutant de surmonter les
difficultés du sandhi (les coalescences de syllabes et de mots), une traduction
scrupuleuse, près de deux mille notes explicatives en bas de page, plusieurs index, une
riche bibliographie et, enfin, une quarantaine de notices consacrées aux mots et aux
concepts clés constituant à elles seules un petit ouvrage dans l’ouvrage. J’ai testé au
long cours la maniabilité des textes édités par Michel Angot et la pertinence de ses
traductions ou de ses notices, et je n’ai jamais été déçu, même si les désaccords sont
inévitables et si je ne partage pas ses principes de traduction. Mais avant de mettre en
question la méthode et, en particulier, la propension à multiplier les calques et les
néologismes dans le souci de respecter ce que beaucoup d’indianistes croient être
l’intraduisibilité foncière des textes sanskrits, je voudrais saluer cette traduction, mûrie
pendant des années et justifiée dans le détail ; l’auteur veille sans discontinuer à la
cohérence de l’ensemble. Une brève recension ne peut rendre justice à un livre de cette
ampleur et de cette qualité.
77 Pourquoi un lecteur éclairé d’aujourd’hui fera-t-il son miel du Yogabhâsya ? Essayons de
le dire sur un échantillon choisi entre mille autres possibles. Les doctrines indiennes du
Soi occupent une place importante dans l’actualité philosophique contemporaine et, en
particulier, la doctrine selon laquelle, sous l’effet des illusions de la conscience, le Soi
épouse toutes les infirmités du corps, se laisse entraîner dans les malheurs d’une
histoire personnelle et s’imagine transmigrer de naissance en naissance. La subjectivité
percevante vient s’imprimer en « surimposition » (adhyâsa), comme disent les
philosophes du Vedânta, sur les objets perçus. Voilà ce qu’enseigne le Yogasûtra dont je
propose d’abord ma propre traduction : « Le je suis (asmi-tâ), c’est comme si (iva)
l’instance du sujet qui voit et l’instance de la vue ne faisaient qu’un seul et même Soi
(eka-âtma-tâ) ». La traduction que procure Michel Angot de cet aphorisme et son
commentaire dans le Yogabhâsya ad II.6 (p. 328) est la suivante :
Asie
Yves Goudineau & Michel Lorrillard, eds, Recherches nouvelles sur le
Laos/New Research on Laos, Paris-Vientiane, École française
d’Extrême-Orient, 2008, 678 p., bibl., ill., fig., cartes, plans (« Études
thématiques 18 »)
82 PAYS FERMÉ presque trente ans durant aux enquêtes de terrain du fait de la guerre et de
ses suites politiques, le Laos connaît depuis environ une quinzaine d’années un
renouveau de la recherche en sciences sociales, en anthropologie notamment, dont cet
important (et imposant : près de 700 pages !) ouvrage vient remarquablement
témoigner. Après Études birmanes et Recherches nouvelles sur le Cambodge, c’est le
troisième volume des « Études thématiques » publiées par l’ EFEO à couvrir une aire
culturelle de l’Asie du Sud-Est restée longtemps inaccessible aux chercheurs.
83 On notera que, sur les trente contributeurs, dont beaucoup d’anglophones, plus de la
moitié se situent dans le champ de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Ce volume réunit
ainsi la plupart des spécialistes qui se sont impliqués (ou sont revenus) sur le terrain,
au Laos, depuis les années 1990. Pourtant, comme le soulignent les éditeurs dans leur
introduction, « la référence au contexte national lao et à ses frontières étatiques
modernes ne commandent pas une limite à l’investigation ». Il s’agit au contraire d’une
« ouverture » intégrant dans toutes ses composantes spatiales et temporelles une
dynamique transfrontalière.
84 Le questionnement de la notion de « frontière » – politique et culturelle – apparaît du
reste explicitement dans l’intitulé de plusieurs articles (Andrew Walker, Olivier
Évrard), et il apparaît en filigrane dans l’ensemble des contributions. Mentionnons par
exemple le long texte de Michel Lorrillard consacré à la géographie historique du
bouddhisme au Laos, lequel n’échappe pas, nous montre l’auteur, aux grands courants
d’échanges sud-est asiatiques et à des jeux d’influence très variés. Ce parti pris de
décloisonnement, d’interaction et de considération du changement social et politique
ordonne l’articulation des trois parties dont se compose le volume, apportant ainsi à la
cohérence de l’aire « nationale » un prolongement méthodologique qui fait sens.
85 Le regard croisé porté sur cette aire, politique donc autant que culturelle, est dans un
premier temps orienté vers la problématique l’« Histoire en construction » qui
considère trois grandes périodes historiques : la période protohistorique, l’histoire
ancienne et l’histoire contemporaine. D’emblée, la volonté est clairement affichée : si le
Laos est envisagé dans la longue durée, la dimension diachronique n’est pas dissociée
des dynamiques contemporaines auxquelles est confronté l’État-nation lao. Sont
considérées, dans un second temps, les « Problématiques patrimoniales ». Les
contributions réunies dans cette partie relèvent plus particulièrement de trois
domaines qui vont de la protection de l’environnement (le système hydraulique) et du
cadre de vie, à celle de traditions immatérielles (la danse), en passant par la
préservation de connaissances anciennes consignées dans les manuscrits.
86 Comme il est souligné, à juste titre, la notion même de « patrimoine » renvoie à l’idée
de transmission d’un savoir ancestral et à sa réinterprétation. Relevant autant de la
recherche historique que de la recherche anthropologique ou sociologique,
l’ambivalence du terme apporte un autre éclairage pour la compréhension que nous
la révolution qui embrassa, de 1945 à 1949, le sud du pays par une comparaison de la
microhistoire et de l’historiographie d’État.
90 L’ouvrage a aussi le mérite d’associer plusieurs générations de chercheurs dans le
domaine de l’anthropologie. Il rappelle certaines grandes recherches passées, tels les
travaux de Karl Gustav Izikowitz sur les Lamet, qui annoncent ceux de Leach, ou ceux,
d’une audace théorique rare (et trop méconnue) de Charles Archaimbault sur les Lao. Il
associe certains de ceux ayant entrouvert un terrain malgré la guerre dans le sillage de
Georges Condominas (Richard Pottier, Catherine Choron-Baix, Christian Taillard,
Sophie Clément-Charpentier) ; et, en même temps, il s’impose comme une plate-forme
ouverte à la nouvelle génération de chercheurs porteuse d’outils méthodologiques et de
questionnements renouvelés (surtout conduite depuis le début des années 1990 par
Grant Evans et par Yves Goudineau). On peut suivre avec tous ces auteurs l’évolution
d’un regard réflexif et interactif, souvent provoqué par la question du rapport d’altérité
entre pouvoirs centraux et minorités, et celle de leurs interprétations parfois
divergentes.
L’ambition modestement affichée à maintes reprises est une sorte de bilan des « études
lao », ce qu’est effectivement le volume. Mais le résultat ouvre des perspectives de
recherche nouvelles qui dépassent ce cadre restreint et intéressent plus largement
l’Asie du Sud-Est continentale, voire au-delà. Du reste, la réunion de chapitres rédigés,
tantôt en anglais tantôt en français, illustre bien l’étendue du réseau international des
chercheurs sur le Laos aujourd’hui. Par contraste, de même qu’on peut regretter que les
sources vernaculaires soient marginales dans les références bibliographiques, on ne
peut s’empêcher de remarquer le faible nombre de contributeurs de nationalité ou
d’origine lao. Les responsables du projet sont les premiers à le déplorer, et prônent le
développement d’une recherche nationale, mais ce fait vient souligner l’écart entre la
richesse patrimoniale et la formation à la recherche dans ce pays. Par ailleurs, diviser
ce lourd opus en deux volumes, ou faire le choix d’un papier plus léger, outre d’éviter
de jeter un dernier sort aux poignées de cartables, aurait sans doute permis d’accueillir
d’autres contributions. C’est qu’après avoir fermé ce volume, on en redemande encore.
François Robinne
91 FAISANT SUITE à son premier livre Le Pouvoir en chantant, 1: L’art de fabriquer une musique
chinoise30, consacré à l’analyse des institutions de la musique à l’époque républicaine et
communiste en Chine, Sabine Trebinjac dédie cette nouvelle recherche à l’époque pré-
impériale et impériale (allant du XIIe siècle avant notre ère jusqu’en 1911). Partant de
l’hypothèse « qu’il pouvait peut-être exister une certaine continuité historique entre
l’ancienne Chine et la Chine contemporaine » (p. 8), elle cherche à vérifier si
l’importance du lien constitutif existant en Chine entre musique et pouvoir mis au jour
dans son premier travail se manifeste également dans la Chine prémoderne. À partir de
l’étude de sources écrites, elle aborde les domaines de la philosophie (par l’étude d’un
rescrit ancien confucéen), de l’anthropologie politique (par l’analyse sur dix-sept
siècles des institutions musicales impériales) et de l’acoustique (par l’étude des
changements apportés à l’étalon sonore et des remaniements de musiques effectués par
cependant que ce livre ne s’attache à étudier que des sources « officielles », les livres
canoniques et classiques, et les Histoires dynastiques, un corpus qui oriente évidemment
vers une lecture strictement politique de la musique en Chine. La musique est pourtant
aussi amplement étudiée par des auteurs d’autres tendances, dont notamment les
taoïstes qui mettent l’accent sur son aspect cosmique ; le penseur Mozi (470-391 av. J.-
C.) est également abondamment cité par la tradition ultérieure pour sa critique des
frais inutiles entraînés par la musique rituelle, celle-là même qui est portée aux nues
par les confucianistes. De plus, sur le terrain, de nombreux musiciens « populaires »
œuvrent loin des cercles de pouvoir, en opposition ou en complémentarité avec celui-
ci. De même, on est étonné de la vue systématique de la musique par l’auteure en
termes de « pouvoir » et de la vision d’un totalitarisme chinois qui se déploie depuis les
débuts de l’histoire chinoise jusqu’à nos jours et qui s’attache à « annihiler l’autre »,
l’étranger ou l’homme du peuple, à travers la collecte puis la réécriture de musiques
barbares et populaires. Or, l’auteure montre elle-même que ces transformations restent
somme toute souvent marginales, comme dans son exemple de musique militaire
barbare de l’Ouest dont l’intégration n’affecte pas vraiment sa « structure musicale »
(p. 189) : on entend que ces transformations relèvent plus d’une « mise en forme » que
d’un changement en profondeur. Dans son analyse des transformations opérées sur les
chants du Livre des odes, malgré l’imposition d’une régularité à certaines pièces dans
leur forme musicale, elle indique que, pour les textes, « la réécriture n’a pas supprimé –
du moins pas complètement – les expressions dénonçant les autorités que l’on doit
attribuer au petit peuple » (p. 180). De même, les réajustements effectués par chaque
dynastie sur l’étalon sonore portent uniquement sur les hauteurs et l’on sait que de
telles transpositions « n’obscurcissent pas la reconnaissance de l’identité de la pièce »
(p. 172). Il semble que le caractère « totalitaire » du système impérial chinois soit donc
à nuancer en ce qui concerne le traitement de la musique. L’emploi de concepts
modernes tels que « totalitarisme » et « pouvoir » aurait ainsi gagné à être évité au
profit de notions comme celle d’« autorité » qui n’engage pas un rapport qui soit
uniquement de force et représente plutôt une relation de complémentarité. À ce titre,
cet ouvrage démontre clairement combien la Chine a toujours été tributaire des
apports de sociétés voisines comme de ceux de son « petit peuple ».
En ce qui concerne les aspects éditoriaux du livre, on ne peut que saluer la proposition
d’une nouvelle traduction des Notes sur la musique. On s’étonnera tout de même que le
texte chinois ne se trouve pas en face du texte français, ce qui ne simplifie pas la
comparaison ; plus gênant encore est le fait que les deux textes ne présentent pas tout à
fait la même structuration en paragraphes. La traduction semble bien menée dans
l’ensemble. On se demande cependant pourquoi le terme chinois dao , généralement
traduit par « voie », comme il l’est d’ailleurs page 27 (la « voie royale »), devient
« raison » (musicale) (p. 25), tandis que la « raison » (céleste) (p. 27) est la traduction du
terme li (« ordre, logique, principe »). Les extraits traduits des Histoires dynastiques
et le tableau synthétique des institutions de la musique forment un corpus de données
important qu’il conviendrait d’étudier en profondeur, pour notamment développer
l’analyse des statuts des musiciens qui ont toujours représenté des gens « à part » dans
la société chinoise.
On regrette l’absence de glossaire et d’index. Le résumé des sources occidentales sur
l’évolution de la science acoustique en Chine est le bienvenu. L’analyse mathématique
et acoustique des écarts entre les tubes sonores des dynasties, bien que présentée dans
un langage clair, reste néanmoins très technique pour un non-spécialiste. Par ailleurs,
on ne comprend pas bien comment les changements d’étalons influaient concrètement
sur les pratiques musicales à l’échelle du pays et l’on aimerait bien savoir dans quelle
mesure les musiciens de base adoptaient les morceaux transformés par les bureaux de
la musique.
Pour conclure, ce livre a toute sa place en sinologie et en anthropologie parce qu’il
présente l’« exception musicale chinoise » par l’analyse de l’institution des bureaux de
la musique, qui, sous des formes différentes, traverse toute l’histoire chinoise. On voit
ainsi se développer une image de la continuité et de l’unité de cette civilisation dont les
diversités, par exemple manifestées dans les changements dynastiques des étalons
sonores et la récupération de musiques de sociétés différentes, sont subordonnées
formellement aux valeurs impériales, tout en œuvrant incessamment en leur intérieur
par l’apport continuel de leurs différences.
Catherine Capdeville-Zeng
intitulé « Achema », l’auteure montre que les Nipa s’estiment issus d’une mésalliance
entre le clan des Os noirs et celui des Os blancs, puisque dans le récit un mariage
transgressif entre le lignage du chef territorial et celui du chamane a rompu
violemment l’interdit d’exogamie clanique de la communauté. Partant, elle constate
que la société nipa est caractérisée par la configuration bipartite d’organisations « en
moitiés », avec des chefs religieux occupant la position du haut ou la « tête » de la
société, et des chefs politiques celle du bas ou la « queue », ce qui semble être un trait
commun à de nombreuses sociétés himalayennes. Les chamanes bimo sont ainsi
responsables de la pérennité de la communauté nipa et ils accomplissent des rites à
chacun des stades de la vie des villageois. Ils possèdent des textes manuscrits
employant une écriture syllabique (et non alphabétique), lesquels représentent leur
essence vitale : ils doivent les animer en ayant recours à des psalmodies rituelles et se
les transmettre de maître à disciple au sein de lignées chamaniques. Équivalent de la
transe des femmes médiums nipa (chema), l’écriture des bimo leur confère, dans des
circonstances rituelles, les pouvoirs de voyager librement dans le cosmos et d’entrer en
contact avec les esprits et les ancêtres.
102 Dans un deuxième temps, Aurélie Névot décrit le culte territorial midje, une des fêtes
communautaires les plus importantes dans l’année agricole des Nipa. Ayant lieu à
l’occasion des récoltes d’automne, il implique la présence des ancêtres fondateurs et
primordiaux dont la hiérogamie assure l’ensemencement de l’univers. Le
gouvernement chinois, conscient de l’importance de l’écriture dans les processus
d’unifications et des implications politiques du chamanisme bimo, a d’abord créé une
écriture de synthèse à partir des différentes branches des Yi afin de l’enseigner à
l’école, puis a récupéré le culte midje afin de le transformer en un sacrifice
communautaire nommé Mizhi et, ce faisant, de fédéraliser la société segmentaire des
Nipa. Depuis 1999, cette cérémonie est organisée chaque année à l’échelle du district de
Shilin : les bimo des différents villages y sont invités et ils psalmodient en chœur des
textes officiels choisis par l’État chinois, sous l’autorité officielle d’un bimo particulier.
Ce genre d’initiatives modifie la société nipa à divers degrés.
103 La suite du livre est consacrée à la présentation de la vision que les Nipa ont eux-
mêmes du culte territorial midje, et l’auteure a adopté un style descriptif détaillé centré
sur l’activité rituelle du village de Lava (les séquences successives, l’atmosphère, le
processus rituel, le rôle du bimo, etc.). Elle étudie notamment un manuscrit des bimo,
intitulé midje m’se et réservé à la célébration de la fête éponyme, à partir duquel il est
possible à la fois d’identifier des représentations essentielles de la société nipa et de
trouver les clés pour les analyser. Ainsi, le culte midje a pour thème central l’union des
deux moitiés de l’univers, ying et yang, dont l’accouplement fait renaître les forces
vitales de la nouvelle année agricole, régénérant la terre féconde. À cette fin, les
hommes nipa pénètrent dans un bois sacré proche du village (midjedu), pour y organiser
un rite sacrificiel destiné aux ancêtres ; à leur retour au village se déroule un charivari
et les hommes se lancent dans des luttes, accompagnées par des paroles et des chants
outrageants. C’est par ces actes, comme par le partage d’alcool, de viande et de sang
sacrificiels, que les villageois manifestent cérémoniellement la vitalité régénérée et
renforcent leur lien d’appartenance à la communauté. En outre, un rituel de chasse au
quatrième jour du midje, évoqué dans les textes de bimo mais que l’on ne pratique plus,
révèle des traces du passé de la communauté de Lava : les Nipa, sous l’égide d’une
Europe
Chantal Bordes-Benayoun, Freddy Raphaël & Dominique Schnapper,
La Condition juive en France. La tentation de l’entre-soi, Paris, Presses
universitaires de France, 2009, 142 p., bibl., gloss. (« Le lien social »)
106 CET OUVRAGE, écrit à six mains par des sociologues de la citoyenneté et du judaïsme, est
le prolongement d’enquêtes et d’analyses conduites en France par chacun d’eux
séparément dans les années 1970 à 1980. Ils portent un regard à la fois global sur les
rapports des juifs à l’État et local par une connaissance fine de situations régionales
spécifiques, notamment celles de Strasbourg, Paris et Toulouse.
107 La condition juive aujourd’hui en France, comme le rappellent les auteurs à plusieurs
reprises, ne peut être comprise sans rappeler l’histoire des juifs de France, marquée par
leur accession à la citoyenneté en 1791 à l’issue de la Révolution, par le tournant de
l’affaire Dreyfus qui fut une première prise de conscience que « le combat pour l’égalité
devait se poursuivre » (p. 1) et par Vichy, où l’État priva les juifs de leur statut de
citoyen, puis, les livra à l’extermination par les nazis.
108 Quoi qu’il en soit, au cours de cette histoire, les juifs ont donné l’image de « citoyens
modèles », notamment du fait de leur participation plus forte que la moyenne des
Français à la vie politique, mesurée par le vote. Pour les auteurs, cet « éveil à la chose
publique » est sans doute dû à ce « qu’ils savent que se joue là une partie de leur destin
et qu’ils considèrent que nul ne serait mieux placé qu’eux pour y veiller » (p. 2).
109 Cela dit, l’intérêt de l’ouvrage réside dans le passage d’une présentation extrêmement
riche de faits précis à l’analyse de ces faits dans le contexte politique et religieux de la
France contemporaine. Le regard porté par les auteurs sur la condition juive au cours
de cette vaste enquête est aussi l’occasion d’une analyse des changements de la société
française dans son ensemble, souvent prise entre une conception classique de la
citoyenneté et les tentations communautaristes et ethnicisantes du présent.
110 Cependant, tout au long de ce texte, les auteurs nous invitent à prendre les concepts de
« communauté » et de « communautarisme » avec des pincettes, en les définissant
précisément d’une part, en explicitant leurs usages dans différents contextes d’autre
part. Ainsi les auteurs utilisent-ils le terme « communauté » pour décrire l’activité des
grandes organisations juives dans les domaines du politique et du religieux. En dehors
de cette acception, les juifs de France ne constituent en rien « une communauté » tant,
comme le montre l’enquête, la diversité de leurs modes d’identification au judaïsme est
grande. Les organisations juives (Consistoires, CRIF, FSJU, etc.), qui souvent s’expriment
au nom des juifs de France, n’en sont par pour autant représentatives, en dépit des
discours d’assignation des pouvoirs publics s’adressant çà et là « aux communautés »,
juive ou musulmane, notamment en période de tension israélopalestinienne, pour les
appeler au calme. Cette assignation entre en contradiction avec les principes
républicains et la tradition universaliste de la France.
111 Quant au « communautarisme », il est justement défini comme un « repli exclusif sur
des identités et des institutions spécifiques, par le privilège accordé au particularisme
de la communauté aux dépens des exigences de la citoyenneté » (p. 83). Or,
précisément, la condition des juifs dans les sociétés démocratiques « implique une
tension entre leur fidélité à une histoire et à des traditions religieuses singulières, d’un
côté et la loyauté à l’égard de la nation dont ils sont les citoyens, de l’autre » (p. 9),
c’està-dire en fin de compte entre particularisme et universalisme.
112 Dans un premier chapitre, consacré à leur participation politique, les auteurs montrent
que les juifs de France votent encore majoritairement à gauche et refusent
catégoriquement les extrêmes malgré leur éloignement relatif des partis de gauche
dans la période récente. La droitisation des juifs, tant médiatisée, ne concerne que les
plus pratiquants, les plus militants et les plus jeunes. Le second chapitre est une analyse
des réinterprétations identitaires contemporaines, traversées à la fois par le rapport au
religieux et par le rapport à l’État d’Israël. Le rapport à la culture et à l’histoire juive,
s’il est évoqué, n’est pas exploré dans cette analyse. L’enquête montre que les
réinterprétations en termes religieux sont aujourd’hui majoritaires : 53 % des
personnes interrogées affirment l’importance de la dimension religieuse de leur
identité ; parmi elles, 10% se définissent comme très pratiquantes. À ce constat, il faut
ajouter la visibilité croissante du religieux dans la sphère publique.
113 Les liens spécifiques avec Israël et la conscience de l’antisémitisme continuent de
donner une forme singulière à cette citoyenneté. Les auteurs insistent en effet sur la
centralité d’Israël comme symbole privilégié de la judéité, notamment chez les plus
pratiquants de l’enquête, confirmant les résultats des enquêtes antérieures menées,
d’un côté, par Dominique Schnapper32 et, de l’autre, par Chantal Bordes-Benayoun 33.
Toutes deux avaient alors souligné le rôle joué par la guerre des Six Jours en 1967 dans
le réveil du sentiment d’identité chez les juifs, même chez ceux qui avaient perdu tout
lien avec le judaïsme. Au-delà d’une identification symbolique, les liens avec Israël se
sont resserrés concrètement : beaucoup y ont des proches (60% de l’échantillon), s’y
rendent fréquemment, militent ou expriment une forte solidarité avec le pays (bien
mal nommé « Terre sainte » en page 44 !).
114 L’enquête montre ainsi que le communautarisme est un risque : certains juifs
éprouvent la « tentation de l’entre-soi » dans un contexte de revendication publique
des identités particulières et de montée d’un antisémitisme qui prend aujourd’hui de
nouvelles formes (antisémitisme de certains musulmans tentés par un islamisme
radical et antisémitisme d’extrême gauche, à côté du traditionnel antisémitisme
d’extrême droite). Cette tentation prend diverses modalités : radicalisation religieuse
notamment dans les écoles, montée des tendances piétistes, des croyances dans des
maîtres charismatiques et des pratiques ésotériques, rigorisme accru vis-à-vis des
femmes (accès limité à l’étude des textes talmudiques et aux fonctions administratives
dans les institutions religieuses).
115 À l’inverse, beaucoup se mobilisent contre cette tentation. Les auteurs prennent
comme signe de cette résistance l’élection en 2008 du nouveau grand rabbin de France,
Gilles Bernheim, porteur d’un « nouvel israélitisme » religieux : « Ce dernier se
présentait à la fois comme particulièrement fidèle aux textes de la Tradition et, en
même temps, comme l’héritier du franco-judaïsme. C’est lui qui fut élu » (p. 117). Le
récit pas à pas de cette campagne est extrêmement instructif et se lit presque comme
un thriller politique. Un autre signe du refus de l’entre-soi analysé par les auteurs est
l’émergence d’un « nouvel israélitisme » laïque qui prolongerait l’histoire du franco-
judaïsme historique.
En définitive, cet ouvrage est le résultat d’une enquête bien conduite, fondée sur une
observation fine des événements qui ont marqué la vie publique des juifs au cours de
ces vingt-cinq dernières années. Pourtant, on reste sur l’impression que les auteurs
n’ont pas pris le risque d’aller au bout de leurs analyses ; ils semblent être en difficulté
dès lors qu’il s’agit de penser une configuration inédite de la condition juive en France :
celle de la perte d’un modèle fédérateur rassemblant, jusque dans les années 1970, des
tendances différentes, qui peu ou prou se conciliaient autour d’un fort attachement
républicain et au sein d’institutions ouvertes. Ce modèle, celui de l’israélitisme, semble
avoir disparu du paysage français et, avec lui, les positions médianes que les
sociologues semblent appeler de leurs vœux. Des formes diverses voire opposées
d’identification coexistent mais se recoupent de moins en moins, au risque d’un
affaiblissement du dialogue interne voire de la perte des valeurs communes.
Sophie Nizard
116 CET OUVRAGE retrace l’histoire du « barreau français », de la seconde moitié du XVIIe
siècle au premier tiers du XIXesiècle. Croisant l’histoire sociale et professionnelle, il
détaille la construction d’une profession à un tournant de l’histoire de l’État et de la
nation, et montre les relations étroites qu’entretiennent communauté professionnelle
et unité nationale. Présentant l’institutionnalisation d’un emploi libéral dans un
contexte d’affermissement de l’État national, il éclaire ainsi le passage du statut
120 Abordant une période décisive dans la constitution du barreau français et pourtant peu
étudiée, cet ouvrage complète fort opportunément une historiographie de la profession
d’avocat qui, tout en s’étant considérablement étoffée ces dernières années, était restée
jusqu’alors largement centrée sur le barreau parisien. L’abondance d’informations sur
les représentations et pratiques des avocats pour la période considérée en fait un outil
particulièrement riche et bien documenté sur l’origine de cette profession.
Corinne Delmas
121 PENDANT DIX ANS, grâce à de nombreux entretiens à domicile avec une locutrice âgée,
Josiane Massard-Vincent a recueilli les données nécessaires à une biographie qui est la
description d’une croyance, d’une pratique et d’un mode de vie religieux en Grande-
Bretagne. Comme beaucoup d’ouvrages s’adonnant à ce type d’étude, « l’entretien au
long cours », comme l’intitule l’auteure, a débordé en enquêtes complémentaires sur
l’entourage et l’environnement de l’intéressée. L’auteure ne s’attarde pas à définir le
genre biographique dont elle rappelle les positionnements inégalitaires d’enquêteur à
enquêté, mais aussi les manipulations possibles et les acquis de prestige de ces derniers.
En revanche, dans le chapitre intitulé « Le temps de Edie », est décrit le passé de la ville
dans laquelle celle-ci est née et vit encore. L’évolution de cet endroit, ses changements
de composition sociale cadrent les événements marquants de l’existence d’Edie, dont la
perte de tous ses proches. À ce temps linéaire, l’auteure raccorde le temps cyclique
spécifique de cette personne, temps calendaire de fêtes, d’anniversaires divers et de
célébrations dues aux défunts. Celui-ci est complété par une temporalité hebdomadaire
rythmant l’activité individuelle, dévolue au culte, aux achats, aux travaux bénévoles.
122 Le chapitre suivant porte sur l’Église d’Angleterre dont Josiane Massard-Vincent relate
les changements depuis plusieurs décennies : féminisation de la prêtrise, baisse du
statut des ecclésiastiques quoique ceux-ci soient désormais plus instruits et plus
diplômés, tolérance vis-à-vis des autres cultes, amenuisement des pratiques religieuses.
L’auteure positionne son informatrice par rapport à ces données qu’elle n’a suivies et
n’accepte que partiellement. En outre, d’origine populaire, la parole de Edie paraît à
l’auteure d’autant plus précieuse qu’elle fait partie des gens ordinaires, « c’est-à-dire
ceux qui constituent la majorité anglaise autochtone ». Aussi un chapitre nous détaille
ce qu’entend l’oratrice lorsqu’elle se sert de l’expression fréquente « it’s a matter of
class », examine la manière dont elle perçoit sa propre position dans la stratification
sociale, ainsi que les éléments extérieurs susceptibles de l’y intégrer. S’ensuit une
analyse fine des sens du concept de classe sociale dans l’Angleterre contemporaine, son
pouvoir descriptif et explicatif, et ses ambiguïtés.
123 Cette présentation se clôt par une description de la « culture de la bienfaisance »
pratiquée par les églises. Josiane Massard-Vincent en fait un court historique,
mentionnant l’avancée de l’État anglais à la fin du XIXe siècle vers une solidarité plus
laïque, puis son retrait lors de la période thatchérienne et, depuis, l’importance du
retour de la charité, du bénévolat associé au religieux. Dans le sillage de son héroïne,
aucune réunion, festivité ou sortie n’est complète sans la collecte pour une bonne
cause, nous assure l’auteure.
124 Vient alors Edie « au fil du récit », dans la seconde moitié de l’ouvrage, consacrée à la
biographie proprement dite. Le texte synthétise, quelquefois résume des entretiens et
insiste judicieusement sur certaines expressions de l’enquêtée en langue originale. Sur
le plan du contenu, se déroule d’abord une vie très vite racontée, qui s’avère pauvre sur
le plan familial et professionnel, mais riche d’activités volontaires et de relations
sociales plus ou moins liées à l’église. Et surtout, l’intéressée déborde d’avis et de
jugements concernant son entourage et l’évolution de ses pratiques. Ainsi le personnel
ecclésiastique contemporain fait-il l’objet d’opinions plutôt sèches voire péjoratives.
Edie reproche à l’adjointe du vicaire ses mœurs (elle est homosexuelle), ses opinions
politiques (pacifiste), ainsi que ses formes d’expression de la foi : « elle met la pagaille,
elle vide l’église ». Peut-être suprême grief, Edie l’accuse d’introduire des formes
d’expressions catholiques romaines dans le culte anglican. D’autres personnalités ont
aussi leur part dans ces blâmes ou éloges, bien que celles-ci soient plus jugées sur leurs
qualités de contact – ainsi, leur aptitude à rendre visite à leurs ouailles souffrantes –
que sur celles de leurs offices. Cet inventaire des inconforts et des bonheurs d’une
citoyenne britannique anglicane introduit le lecteur dans une sorte de microcosme
entretenu non seulement par la parole mais par des lettres, des cartes postales, des
mots brefs informant son interlocutrice ethnologue d’événements minuscules et des
sentiments y afférant. Un missel nouvellement rédigé déclenche embarras et hargne ;
des « nourritures étranges », jamais goûtées, menacent de gâter un repas de fête
paroissiale. Le dimanche matin, le fait d’assister à la messe de huit heures plutôt qu’à
celle de dix heures quarante-cinq a l’allure d’une petite révolution. Sa lutte pour
récupérer sa place habituelle sur un banc d’église occupé par d’inconnus malotrus
s’avère vaine sur deux semaines. Mais elle est compensée par ses performances
d’animatrice de tombola ou de vendeuse bénévole dans l’une ou l’autre de la demi-
douzaine d’associations caritatives dont elle est soit cofondatrice, soit membre actif. Le
travail d’anthropologue et le brio d’écriture muent cet ensemble lilliputien de faits et
gestes en univers.
125 Josiane Massard-Vincent, au début de son ouvrage, mentionne la polémique, ouverte
(mais partiellement refermée) par Pierre Bourdieu, sur l’« illusion biographique » 35 : ce
sociologue estime que rendre compte d’une existence de manière linéaire, lui prêter
sens, y voir un processus cohérent et orienté constituent des démarches pour le moins
imprudentes auxquelles s’ajoute la complicité mutuelle de l’enquêté, « idéologue de sa
propre vie », et de l’enquêteur empressé à accepter les auto-interprétations fournies.
De même que le nom propre fixe arbitrairement ce qui est « rhapsodie disparate et
propriétés biologiques et sociales en changement constant », la quête biographique
assignerait artificiellement rigidité là où règne la mouvance, et continuité au
discontinu, éludant la diversité des réponses aux situations et aux temporalités
distinctes de l’individu. Cependant, Pierre Bourdieu finit par concéder aux amateurs
d’histoires de vie la notion de trajectoire, réintroduisant la dimension du collectif, en
proposant que soient construits les états successifs du champ où elle s’est déroulée. Par
rapport à ces perspectives, comment s’est positionnée l’auteure de la biographie ? Il
semble bien que les deux critiques initiales du sociologue puissent l’atteindre. En effet,
l’individu ciblé proclame son adhésion profonde à l’Église anglicane. Mieux, elle dit
d’elle-même quelque chose comme « je suis église » (p. 43) ; on ne peut d’avantage
orienter son propre récit de vie. Et l’auteure lui emboîte le pas, intitulant son second
chapitre « Une femme d’église ». Mais, ce qui pourrait être complaisance en milieu
religieux ne l’est guère dans le cadre d’une ethnographie finalisée pour le représenter.
En outre, la réduction opérée dans les actes et les activités de l’individu décrit est digne
de Procuste : on ne saura jamais si Edie a été une grande amoureuse, ou même si sa
connaissance du piano, qu’elle met parfois encore au service des psaumes, est correcte
ou réellement artistique. Une marée d’informations nous fait certes défaut ; mais elle
est inintéressante dans le projet de l’ethnologue. En revanche, on remarquera que la
moitié de ce travail a consisté justement à cadrer les différents changements qu’ont
connus durant le temps de vie de l’enquêtée, le peuplement de la ville, le personnel
ecclésiastique, les couches sociales, les groupes associatifs, etc. Au moins aux yeux des
sociologues, le contrat est tenu. N’en doutons pas, il l’est aussi largement vis-à-vis
d’autres tenants de sciences humaines qui disposent depuis 1920, selon Claude Lévi-
Strauss, d’« un procédé d’investigation scientifique avec des objectifs bien définis », les
biographies, qui permettent d’approcher « ce que l’ethnologue rêve […] : la restitution
d’une culture par le dedans »36.
Suzanne Lallemand
126 NOMBREUX sont les Français qui connaissent ou ont entendu parler (ne serait-ce que par
la presse) de Beauduc, hameau de pêcheurs de Camargue, sur la plage duquel se sont
établies au fil des ans quelque 450 habitations de loisir (« cabanes »), dont plusieurs
dizaines ont été détruites sur décision du tribunal de Grande instance de Tarascon à
partir de novembre 2004, pour occupation illégale du Domaine public maritime ( DPM),
provoquant une violente polémique qui dure encore. Treize années durant (1993-2006),
à l’instigation d’Annie-Hélène Dufour à qui elle rend hommage 37, Laurence Nicolas a
partagé la vie des Beauducois – 10 vivent sur place toute l’année, entre 1400 et 2000 en
été – pour tenter de saisir les modalités, les significations et les enjeux de ce « mode de
vie cabanier ». L’ouvrage, superbement édité, qu’elle livre aujourd’hui constitue le
résultat et le témoignage de ces treize années d’observation minutieuse, d’enquêtes
méthodiques, mais aussi de profonde empathie.
127 Il n’est d’ailleurs pas sans signification que le livre commence par un portrait, celui de
Polo. Modeste rapatrié d’Algérie, Polo vit dans un appartement d’une « cité difficile »
de la périphérie d’Arles et vient à Beauduc depuis 1961 ; la destruction des cabanons a
constitué pour lui un véritable traumatisme. Des portraits sensibles et attentionnés de
Beauducois émaillent ainsi le livre du début à la fin, venant avec bonheur compléter et,
en quelque sorte, animer les chapitres thématiques.
128 Après une brève présentation du contexte général des cabanes et des campements
présents sur le littoral camarguais (Beauduc est situé à l’ouest des Saintes-Maries-de-la-
Mer, devant l’étang de Vaccarès, entre les deux bras du Rhône) et un exposé des
principaux éléments de problématique de la recherche – que sont ces habitations faites
de matériaux de récupération ? qui sont leurs occupants ? forment-ils une communauté
et quel est son mode de fonctionnement ? –, vient le récit détaillé de l’historique du
lieu. À l’origine, Beauduc n’était constitué que de quelques cabanes de pêcheurs érigées
au milieu du XVIIIe siècle. S’ensuivit la création du hameau industriel de Salin-de-Giraud
au milieu du XIXe siècle ; le dimanche, les Saliniers pratiquaient sur le littoral
camarguais une pêche populaire de complément et de loisir, alors mal vue par les
pêcheurs de métier, qui les traitaient de « gratte-plage » et de « salopards en
casquette ». Les campeurs, les plaisanciers et les premières cabanes de loisir arrivèrent
à partir de 1950. Les cent premières « cabanes » bénéficièrent d’une tolérance, en vertu
d’un accord de 1968 qui prévoyait un « gel de la cabanisation » (jusqu’en 1972, l’accès
fut limité aux personnes autorisées, munies d’une carte délivrée par la compagnie
salinière, en priorité à son personnel). L’année 1980 marqua le début du succès
populaire et médiatique de Beauduc, avec une évolution vers la « mondanisation, entre
snobisme et populisme » dans les années 1990. La réaction administrative ne tarda pas :
en 1981, le camping sauvage sur les plages des Saintes-Maries fut interdit à des fins de
protection du milieu naturel (les campeurs se rabattent sur Beauduc) ; en 1985, un mini
raz-demarée s’abat sur la Camargue, ajoutant à la protection de l’environnement, un
impératif de sécurité publique ; en 1994, la délimitation du DPM a lieu ; l’année suivante,
les cabaniers sont invités à démolir les cabanes situées sur le DPM ; en 1997, une grande
manifestation de soutien à Beauduc est organisée, à l’issue de laquelle le maire
(communiste) d’Arles proclame « Beauduc est sauvé ! » ; le 30 novembre 2004, les
premières démolitions forcées sont effectuées.
129 Pour rendre compte de la société beauducoise, Laurence Nicolas emprunte
judicieusement à Victor Turner38 le concept de « communitas » qui désigne une confi-
guration sociale particulière, caractérisée comme un regroupement spontané
d’individus, hors « structure » officielle ou traditionnelle, sur la base de modalités de
vie et/ou d’aspirations particulières, ici « vivre à la dure », sans eau, sans électricité,
etc. – modalités que Laurence Nicolas qualifie (improprement, selon le signataire de ces
lignes) de « rituel ». En 1997, année de la grande manifestation à Arles et de
l’intervention des acteurs politiques, la communitas est évincée au profit de la
« structure ».
130 Une longue partie est ensuite consacrée à « L’habitat beauducois », aux différentes
zones d’habitation – réparties en trois quartiers : Beauduc-nord, Beauduc-plage et
Beauduc-village –, à la « typologie cabanière » – le cabanon (fixe, héritier de la cabane
de pêcheur), la caravane (sédentarisée ou à emplacement saisonnier fixe marqué au
sol), la caravane-cabanon (caravane prolongée par un cabanon), le bus (désaffecté et
sédentarisé, à usage d’habitation) –, enfin aux traits communs à l’ensemble : compromis
entre tradition et modernité, habitations serrées et si possible surélevées, fabriquées
« avec ce qu’on a », à l’esthétique très kitsch, reflet d’une « culture du pauvre ».
131 Sont ensuite examinés les « pratiques, dons et échanges » qui caractérisent la vie
beauducoise au jour le jour. La journée type réserve une large place aux activités de
« gratte-plage » (pêche en mer au filet ou à la traîne, pêche en étang, ramassage des
coquillages, en particulier les fameuses tellines), le tout à des fins d’autoconsommation,
de « médiation culinaire » et/ou de dons et de contredons générateurs de lien social,
parfois même d’associations déclarées, plus ou moins rivales, de cabaniers, de
plaisanciers et/ou de défenseurs du « patrimoine » beauducois.
132 C’est que la communitas de Beauduc n’est pas loin d’ériger le mode de vie cabanier en art
de vivre, voire même en une « utopie du rivage », qui se manifestent par une
indifférence quant à l’apparence personnelle – à Beauduc, on est moins « regardants »
envers les gros, les ridés et les pâlots que sur les « vraies plages » –, aux marques de
statut social et de richesse, aux hiérarchies, aux différences entre les sexes et les
générations ; la modestie, la simplicité, la générosité, la désobéissance, la liberté
sexuelle sont valorisées ; en revanche, les références aux forces surnaturelles sont
constantes, notamment à l’occasion d’événements marquants tels que l’échouage d’une
baleine, un naufrage ou les démolitions de novembre 2004. Communitas et liminarité
permettent des « reclassifications périodiques de la réalité et des relations de l’homme
à la société, à la nature et à la culture » (Victor Turner, cité p. 167). La simplicité et le
dépouillement manifestent la distance avec la « structure ».
133 La dernière partie intitulée « Fin d’une utopie » revient plus en détail sur la crise des
années 2000 et le passage de la communitas à la « structure ». L’oscillation permanente
et la liaison dialectique qui, toujours selon Victor Turner, caractérisent les rapports
entre communitas et « structure », se traduisent ici par une tension entre les Beauducois
« hippies prolos », nostalgiques de la communitas originelle, et leurs homologues
militants, fondateurs de l’Association de sauvegarde du patrimoine de Beauduc, en
réaction contre la délimitation du DPM en 1994 – deux extrêmes entre lesquels les
Beauducois peinent à trouver un équilibre et à restaurer leur solidarité : l’« après-
mythe apocalyptique » de 2004 provoque une « guerre de tous contre tous » proche du
« suicide collectif » (p. 405).
134 Sur le tableau de Beauduc et de Beauducois suscitant la sympathie qui se dégage de
l’ouvrage, la conclusion jette un voile quelque peu pessimiste. En effet, à la question de
savoir si Beauduc incarne une véritable communitas, une authentique utopie, une poche
de résistance effective contre le bonheur formaté et imposé, ou bien, au contraire, un
simulacre, une extravagance, Laurence Nicolas explique que se revendiquer
Beauducois, c’est déjà ne plus l’être ; que vouloir faire de Beauduc « quelque chose qui
ait de la gueule », c’est déjà être dans la normalisation ; qu’invoquer un « patrimoine »
beauducois, c’est déjà avoir quitté la communitas pour la « structure ». Bref, l’avenir de
cette communitas paradoxale qui hésite entre utopie sociale et société « sauvage », de ce
modèle sociétal puisé dans la liminarité mais guetté en permanence par la
normalisation, apparaît plus qu’incertain. Lassitude du terrain – treize ans, c’est long –
ou lucidité ? Seuls Laurence Nicolas et le futur de Beauduc détiennent la réponse à cette
ultime interrogation.
135 Last but not least, l’ouvrage, complété par un lexique de 120 termes, par une
bibliographie de 250 références et par une illustration abondante (plus de 200
photographies, dessins, plans, situés dans le texte, mais malheureusement pas recensés
dans une table) et judicieusement choisie, a donné lieu à une édition d’une qualité rare
en ces temps d’économies, ce dont l’éditeur doit être félicité.
136 Les mérites de Laurence Nicolas doivent également être soulignés : son travail sous la
pression de l’actualité et porté par elle, la méfiance qu’elle a suscitée au début (les
Beauducois la soupçonnèrent d’appartenir aux Verts ou d’être une espionne du tribunal
administratif chargé de délimiter le DPM), sa perception comme « médiateur entre eux
et les autres », sa crainte que sa recherche ne nuise aux Beauducois, son souci constant
de la distanciation, les multiples déboires de l’empathie, etc., affleurent à tout instant
dans son texte, en lui donnant une épaisseur humaine sans jamais l’appesantir. Il faut
aussi savoir gré à Laurence Nicolas d’avoir su trouver et maintenir un subtil équilibre
entre empirisme et théorie, grâce à un opportunisme méthodologique de bon aloi.
Enfin, on ne saurait clore ces lignes sans évoquer tout ce que ce beau travail doit à
Beauduc et aux Beauducois, qui ont offert à Laurence Nicolas un sujet à la fois original
et représentatif, à la fois inscrit dans la sphère des loisirs et l’actualité modernes, et
représentatif de transformations sociales plus générales.
Quels que soient les débats qu’il ne manquera pas de susciter, l’ouvrage de Laurence
Nicolas restera donc, tant pour la beauté du livre que pour l’intérêt et la pertinence de
son propos, comme un travail marquant, dont Beauduc et l’ethnologie de la France
pourront s’enorgueillir.
Jean-Pierre Digard
137 CET OUVRAGE COLLECTIFest un hommage posthume rendu à une figure marquante du
département d’ethnologie de l’Université de Provence à Aix, prématurément emportée
par une maladie foudroyante en 2002, à l’âge de cinquantecinq ans.
138 En préface, Christian Bromberger commence par retracer la carrière d’Annie-Hélène
Dufour (1947-2002). Psychologue passée à l’ethnologie en 1976, ses travaux portent sur
« l’espace sauvage », la chasse, la pêche, la gestion de l’eau, la passion populaire du
jardinage, le décor floral des cimetières, etc., en Provence principalement. D’abord
comme conseiller sectoriel pour l’ethnologie à la Direction régionale des affaires
culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur basée à Aix (1988-1994), puis comme maître
de conférences à l’Université de Provence (1994-2002), Annie-Hélène Dufour a laissé le
souvenir d’un chercheur perspicace et rigoureux, d’une enseignante attentionnée et
avisée dans ses conseils aux étudiants, d’une collègue active et amicale.
139 Une première partie intitulée « Dans les pas d’Annie-Hélène Dufour » réunit des articles
traitant de sujets chers à Annie-Hélène Dufour. Du « cabanon » provençal, ‘Ada
Acovitsióti-Hameau et Philippe Hameau décrivent et analysent les multiples fonctions :
bâtiment technique attaché aux champs, point de rendez-vous amoureux, cynégétique
ou festif, voué aux libations masculines, « lieu où peuvent s’inverser les valeurs de la
société » (p. 27), aujourd’hui maison de loisirs dominicaux pour citadins. Dans le
fameux cimetière de Forcalquier, « translaté » à l’emplacement actuel en 1829 et planté
par un talentueux jardinier anonyme sur le modèle du jardin italien de la Renaissance,
Régis Bertrand voit un précurseur du « cimetière-jardin » français. Fort de son
expérience de terrains iranien et français, Christian Bromberger compare deux modes
de sociabilité conviviale : les « ribotes » masculines des cabanons proven-çaux,
« réplique inversée de celui de la maison du village ou de la place du village » (p. 50), et
les pique-niques (piknik en persan) du sizdah bedâr (litt. : « treize dehors », treizième
jour de la nouvelle année qui débute à l’équinoxe de printemps) dont le cadre
traditionnellement champêtre permet des libertés impensables en ville. La bouasque
(forêt méditerranéenne) et la bronde (tombant sous-marin marquant le bord de la plate-
forme littorale provençale) firent l’objet d’un livre d’Annie-Hélène Dufour 39 dont Joël
Candau souligne l’« intuition lumineuse » d’une liaison entre « espace et “grille”
mentale » (p. 67) et l’apport à la « cognition spatiale » chez l’homme. Dans l’invention
d’un espace de loisirs populaires au cœur de Marseille, « Les Pierres Plates », Denis
Chevallier voit une manifestation de « cette incroyable capacité des Marseillais à
s’approprier leur littoral » (p. 86). À partir de l’exemple du Portugal où la pluviométrie
est, en certaines zones de bocage sous influence océanique, aussi pluvieuse que la
Bretagne, et où, paradoxalement, il arrive que le manque accidentel d’eau provoque des
paniques, Jean-Yves Durand dresse un panorama des aspects techniques, économiques,
sociaux et symboliques de l’eau. Analysant les rapports que les Français entretiennent
avec le littoral, Aliette Geistdoerfer déplore que nos compatriotes n’aient, de la mer et
de ceux qui y et en vivent, que des représentations d’imagerie populaire (îles lointaines,
corsaires…), de vacances (plage, voyages) ou de salles de jeu ou de musées. Dans la
chasse au poste et la « fureur » de la chasse aux oiseaux en Provence, au poste ou à la
glu, avec ses championnats de chilet (imitation du chant des oiseaux), Marie-Hélène
Guyonnet reconnaît à la fois la mimicry (art de l’illusion) et l’agôn (la compétition) de
Roger Caillois. Les notions de lieu, de territoire, de terroir, de paysage sont examinées
par Martin de La Soudière à travers l’évocation de l’itinéraire d’un arpenteur. À propos
de l’invasion de la campagne provençale par l’escargot Xeropicta derbentina, espèce
allochtone originaire de Turquie et des Balkans introduite accidentellement lors du
débarquement américain en Provence pendant la Seconde Guerre mondiale, Guillaume
Lebaudy et Frédéric Magnin étudient la place et la perception des escargots en
Provence, depuis la consommation – petits meissounenco en apéritif, mourgueto ou
« nonnain », platello, etc. –, jusqu’aux jeux d’enfants (attelages d’escargots, comptines,
etc.). Du platane, arbre exotique d’introduction noble au XVIIIe siècle, à l’ombre unie et
bienfaisante (à la différence de celle des résineux, chaude et sèche), qui devint, avec
l’olivier, l’un des arbres emblématiques de la Provence et auquel Annie-Hélène Dufour
consacra un livre40, Pierre Lieutaghi dresse un savant portrait. Enfin, le jardin, à la fois
territoire à soi, espace de la détente familiale et lieu de sociabilité, est évoqué par
Catherine Llaty.
140 Dans une deuxième partie, des collègues d’Annie-Hélène Dufour se remémorent des
« Compagnonnages de travail » avec elle : à la Direction régionale des affaires
culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur (1988-1994), par Danièle Dossetto; au musée
de Salagon, près de Forcalquier, créé en 1981, par Danielle Musset ; enfin, Michel
Rautenberg, qui fut l’homologue d’Annie-Hélène Dufour à la DRAC de Rhône-Alpes à
Lyon (1989-1999), décrit la double (et souvent inconfortable) posture des « conseillers
sectoriels pour l’ethnologie » entre recherche et action publique.
141 Dans « Traces et pistes », la troisième et dernière partie, Véronique Ginouvès et Mireille
Meyer décrivent les archives d’Annie-Hélène Dufour déposées à la bibliothèque de la
Maison méditerranéenne des sciences de l’homme. Le volume se termine par la liste des
publications et travaux d’Annie-Hélène Dufour, un cahier d’illustrations et la liste des
contributeurs.
Les contributions, certaines quelque peu impressionnistes et/ou bavardes, ne
paraissent pas toujours à la hauteur des talents et des qualités de celle à qui leurs
auteurs entendent rendre hommage. Du moins ont-elles le mérite de souligner la
diversité et l’originalité de l’œuvre d’Annie-Hélène Dufour. L’ensemble est également
représentatif d’un champ de recherche, l’ethnologie de la Provence, qui était encore
relativement prospère dans les années 1990, mais qui semble aujourd’hui marquer le
pas. Pourquoi ce désintérêt ? Sans aucun doute, avec la disparition d’Annie-Hélène
Dufour, l’ethnologie de la Provence a perdu l’un de ses plus efficaces catalyseurs,
notamment auprès des étudiants et des jeunes chercheurs. Mais il faudrait être aveugle
pour ne pas voir que d’autres facteurs, moins conjoncturels, ont pesé. On me permettra
d’évoquer ici un souvenir personnel. Alors que j’étais président de la section 38 (Unité
de l’homme et diversité des cultures) du Comité national de la recherche scientifique
(1995-2000), l’évaluation d’un dossier soumis par Annie-Hélène Dufour avait suscité une
discussion dont je garde une impression fort désagréable : celle que les travaux
ethnographiques ne sont pas jugés à la même aune selon qu’ils traitent, par exemple,
du binage des ignames ou de la taille des oliviers, comme si, à la différence de la
première action, réputée exotique et sublime, la seconde cumulait un triple handicap :
de geste technique (entendez : dénué de signification symbolique), de « nouvel objet »
(non « primitif ») et de métropolitain (ou, pire, de régional et/ou de folklorique). Ces
préjugés ethnologiques sont connus, à défaut d’être reconnus par tous ; leurs méfaits,
en tout cas, restent sous-estimés. À n’en pas douter, l’ethnologie de la Provence en a
pâti, comme celle de bien d’autres régions de France et même d’Europe. La crise
actuelle de l’ethnologie en général a fait le reste : crise interne, d’une discipline
submergée par les doutes – l’anthropologie définie comme science des sociétés
« primitives » (pour dire bref ) a-t-elle encore sa place ? une ethnologie centrée sur de
« nouveaux objets » est-elle pertinente ? –, et crise exogène, d’une production
scientifique qui a perdu son audience, ainsi qu’en témoigne le rétrécissement comme
peau de chagrin des rayons d’ethnologie dans les grandes librairies. Dans ce contexte,
le présent volume d’hommage rendu à la mémoire d’Annie-Hélène Dufour apparaîtra-t-
il comme un inventaire avant dispersion, ou bien comme un legs à faire fructifier ? La
réponse à cette question est attendue avec impatience et intérêt.
Jean-Pierre Digard
142 LE PASSAGE dans le langage commun de l’expression « lingua franca », au sens de langue
commune de communication minimum (comme l’est aujourd’hui l’anglais au niveau
international), n’a guère contribué à une connaissance exacte de ce que fut
historiquement la lingua franca ou « langue franque » (du nom que les Orientaux
Franguis, Franj, par opposition aux Rûm, donnaient aux Occidentaux, Grecs et Byzantins,
et à leur langue alifranjiyya). C’est justement ce vide que s’emploie à combler le dernier
ouvrage de Jocelyne Dakhlia.
143 D’emblée, l’auteure précise que cette langue métisse de Méditerranée, disparue au
milieu du XIXe siècle, n’est pas née sous le signe du consensus – « parler une même
langue n’est en aucun cas parler d’une même langue » (p. 13) –, mais au contraire sous
celui d’une extrême tension créée par la piraterie, la « guerre de course ». C’est sans
doute cette origine qui explique que la lingua franca, « langue par excellence du contact
avec l’autre » (p. 9), n’ait jamais été une « langue […] de “civilisation” ni même de
prestige » (p. 10).
144 Dans l’introduction de son livre, Jocelyne Dakhlia commence par situer sa
problématique d’historienne par rapport à celles des linguistes : « Dans le domaine de
la linguistique », écrit-elle, « la créolistique, florissante, participe d’un recentrement
plus général, en science sociale, sur l’étude des frontières poreuses et des “métissages”»
(p. 12). « Qu’est-ce alors qu’une langue commune qui, par paradoxe, définirait la
frontière même de l’altérité ? […] “l’autre” n’est-il pas, par essence, celui dont la langue
est incompréhensible ? » (p. 13) (cf. Barbare/Berbère < bar-bar…). La lingua franca peut
s’envisager sous trois sens : celui de lieu/lien consensuel ; celui de « langue nationale »,
véhiculaire, de contact ; celui, enfin, de mixte de langues utilisées entre des locuteurs
que n’unit aucune autre langue commune, mais qui ne se pérennise pas (à la différence
du pidgin) et a fortiori qui ne devient pas langue maternelle (à la différence du créole).
C’est sous ce troisième sens qu’il faut entendre la lingua franca, langue métisse dont
l’usage fut attesté à tous les niveaux de l’échelle sociale en Méditerranée, non toutefois
sans certaines disparités ou inégalités. Les éléments de langues romanes y dominent,
tandis que ceux de l’arabe, du judéo-arabe, du turc et des autres langues du monde
musulman (y compris l’arménien) y sont minoritaires. « Est-ce là une forme de
“dépendance culturelle” préfigurant l’issue coloniale ? », se demande Jocelyne Dakhlia
(p. 17). N’est-ce pas aussi le signe d’une asymétrie du mélange ? On se souvient que
l’historien américain Bernard Lewis stigmatisait le manque d’intérêt de l’Islam pour
une connaissance réciproque avec l’Occident. Jocelyne Dakhlia conteste cette vision
car, écrit-elle, « ces gens d’Islam, les minoritaires, figurent à ce titre parmi les locuteurs
de la lingua franca que les sources font apparaître le plus communément » (p. 20).
145 Se pose en outre la question des métis et du métissage. À cet égard, s’opposent deux
conceptions de la Méditerranée : soit comme d’un socle ou d’une communauté
culturelle – c’est le « postulat méditerranéiste » (p. 22) pour lequel la « question du
métissage n’a plus lieu d’être » – ; soit comme du principal lieu de rencontre entre les
blocs Islam et Occident, suivant deux axes nord-sud et est-ouest de contacts et
d’échanges, avec formation, entre les deux blocs, de « milieux interlopes de contact »
(p. 23). Dans ce contexte, la lingua franca peut-être vue comme une réponse au désir ou
à la nécessité d’échapper aux traducteurs, aux intermédiaires, aux truchements (cf. la
vision du métissage, par Nathan Wachtel, Tzvetan Todorov ou Serge Gruzinski, en tant
que réponse du vaincu, qu’adaptation du colonisé, que « ruse métisse »). La lingua franca
fut une langue de relation entre ennemis, relation qui était « dans ce temps
foncièrement paritaire » (p. 27), en tout cas une « langue bilatérale » (p. 28) ou
« aterritoriale » (p. 29), avant de muter, au XIXe siècle, en sabir, « langue unilatérale,
langue coloniale ».
146 Le premier chapitre s’efforce de remonter aux origines, fort complexes. On note en
effet un « décrochement » entre la lingua franca levantine, relativement marginale, du
temps des Croisades et des royaumes latins de Jérusalem, et la lingua franca moderne,
davantage rattachée à la Méditerranée occidentale. Pour expliquer cette évolution, le
modèle monogénétique et diffusionniste est le plus couramment utilisé, mais pas le
plus vraisemblable car il y eut plusieurs langues franques, plusieurs « mixtes » de
langues regroupées sous la même appellation de lingua franca.
147 La lingua franca faisait partie d’« un système de langues optionnel » (chap. II). Ainsi, à
Alger, on parlait le turc, l’arabe et la lingua franca. Autre exemple : certains milieux
féminins, qui étaient en contact direct constant avec la population, très composite, des
serviteurs, montraient une « familiarité » particulière avec la lingua franca. En tout cas,
celle-ci était « aux antipodes d’une langue savante et de prestige » (p. 97). Les élites qui
la pratiquaient le faisaient par nécessité, et en la méprisant, la qualifiant parfois de
« petit franc » (cf. le « petit nègre » du temps de la colonisation).
148 La lingua franca était moins présente dans le Levant qu’au Maghreb (chap. III), où l’on
pouvait même relever une perméabilité de la langue arabe écrite à la lingua franca
parlée (ou franco), notamment pour le vocabulaire des vêtements, des textiles, des
aliments. En revanche, les voyageurs savants – les futurs « orientalistes » – délaissaient
ostensiblement la lingua franca comme indigne, non « pure » et insuffisamment
exotique. Ailleurs, elle pouvait être utilisée pour railler les Turcs, comme en
témoignent les célèbres strophes en « langue franque » du Bourgeois gentilhomme.
149 En Islam, la lingua franca ne peut en aucun cas figurer comme « une langue de
l’intérieur, une langue à soi » (chap. IV). Pourtant, à en croire les sources occidentales,
elle était d’un usage relativement courant parmi les musulmans (les « Turcs ») pour
leur commerce, leurs échanges, à tel point qu’on leur en attribuait la paternité, ce que
ne confirment pas les sources musulmanes : « Le mutisme, au moins relatif, des sources
islamiques sur ce point est sans aucun doute à replacer dans le cadre beaucoup plus
général d’une certaine élision, dans les écrits, de toutes les formes d’interaction
cordiale ou simplement pacifique avec les Européens, systématiquement passées sous
silence ou traitées de manière implicite. Une ethnographie de la découverte de l’Europe
est, de ce fait, rarement mise en œuvre dans l’historiographie islamique, à l’exception
relative des récits d’ambassade en Europe […]. Comprendre cette asymétrie du rapport
à l’altérité, de part et d’autre de la Méditerranée, s’avère ainsi une condition essentielle
de l’intelligibilité de cette langue pourtant commune, en partage, qu’est la lingua franca
» (p. 148). Ce « faible tropisme occidental » de l’Islam tranche curieusement avec la
« surprenante libéralité » quant aux langues, très diverses (grec, slave, italien, latin,
allemand…), de rédaction des actes officiels sous l’Empire ottoman. En Orient, la lingua
franca était perçue, à l’inverse, comme la langue des « Chrétiens » ( nasâra, au sens
d’« Européens ») et/ou des Roumis. Les musulmans entre eux s’exprimaient en arabe,
en persan ou en turc, mais jamais en franco – « On est encore à mille lieues aussi de ce
modèle francophile du début du XXe siècle, où les élites alexandrines ou cairotes, par
exemple, parlaient français entre elles » (p. 180). Les exceptions les plus notables sont
liées à la présence dans les harems de nombreuses femmes d’origines diverses, qui
apprenaient à leurs enfants des langues étrangères à l’Islam, ou à quelques cas de
notables « renégats » qui ne connaissaient ni l’arabe ni le turc, ou encore aux
Mamelouks dont la langue maternelle était l’osmanlõ, turc mêlé d’arabe et de persan, et
qui ne connaissaient qu’un arabe approximatif. On se trouvait donc en présence
d’« ensembles diffractés », parmi desquels la lingua franca ne constituait qu’un mixte de
plus.
150 L’examen des « territoires de la langue » (chap. V) montre une « existence en creux » de
la lingua franca. Son historiographie, fondée sur des sources abondantes surtout pour le
Maghreb, bouleverse la vision des contacts en Méditerranée – sur terre plus que sur
mer, au cœur des sociétés plus que leurs marges – telle qu’elle ressort des travaux de
Fernand Braudel ou de Maurice Lombard : les frontières entre Europe et Islam, entre
Orient et Occident apparaissent désormais brouillées… Dans ce contexte, la lingua franca
apparaît sous deux modalités (mais sont-elles incompatibles ?) : comme langue que tous
seraient à même de connaître ou d’apprendre ; comme langue « hors de soi », réservée
à une fonction véhiculaire. « La lingua franca figurerait donc au premier chef un sas, un
lieu neutre, une sorte de “no man’s langue”. Il s’agirait d’un espace liminaire, d’une
forme d’espace tampon, mais qui échouerait à se voir circonscrit, délimité à l’instar
d’une “gare de marchandises” [selon l’expression de Braudel] » (p. 207). C’était en outre
une « langue dure à l’oreille » (id.), d’autant plus dure que son apprentissage résultait
souvent d’une capture par quelque pirate, et d’intercompréhension d’autant moins
évidente que ses locuteurs étaient d’origines diverses : Flamands hispanophones,
Anglais italophones des consulats de Barbarie, pirates et esclaves variés, etc. – échanges
interlopes dont Tunis était le centre. « Par elle-même, la lingua franca serait donc
“neutre” socialement, mais n’en dénoterait que mieux, peut-être, l’ubiquité, et donc la
mi-distance » (p. 369). « Ce parler métis, agrégatif, sinon fusionnel, est simultanément
une langue frontière, une langue de la délimitation du soi et de l’autre » (pp. 369-370).
Outre qu’elle n’est pas universellement connue, la lingua franca suscite aussi, pour
divers motifs (religieux, politiques, diplomatiques), des refus de la parler. Les
résistances internes dans les « rituels d’interaction » témoignent bien de cette fonction
démarcative : de même que les pères français s’abstenaient de se déchausser sur le sofa
du bey, certains dignitaires « barbaresques » (ottomans) refusaient de s’adresser
publiquement en lingua franca aux émissaires des puissances chrétiennes. Ces faits
montrent bien que la lingua franca est une « langue partagée plus que commune » (p.
378). « L’espace tampon que définit le recours au parler franc est donc l’inverse d’un
“espace tiers”, third space, au sens où l’entendent aujourd’hui les cultural studies,
notamment, et l’étude des dynamiques diasporiques » (p. 382). Taxée de « jargon », de
« baragouin », de « langue corrompue » – toutes les langues ne le sont-elles pas plus ou
moins, à force d’altérations et d’érosions par brassage et frottement ? –, la lingua franca
aurait pour modèle inconscient celui de la « langue adamique », addition ou mixage
originel de toutes les langues pour n’en faire qu’une seule.
155 Le dixième et dernier chapitre tente de situer la place de la lingua franca à partir de la
colonisation européenne dans laquelle la Méditerranée bascula peu à peu, une fois la
Grèce libérée du joug ottoman (1830). Sous la pression des nationalismes, l’ubiquité de
la lingua franca se trouva progressivement battue en brèche en vertu d’un principe
d’« adéquation d’essence entre langue et nation. La lingua franca, du point de vue des
Européens, bascule ainsi de manière de plus en plus exclusive sur le versant islamique
de l’interlocution. De manière symptomatique, c’est à partir du XVIIIe siècle que se
systématise en Méditerranée occidentale sa caractérisation comme “petit moresque”
[au sens de “petit nègre”], l’expression “petit franc” demeurant en revanche très peu
répandue » (p. 413). Les éléments indigènes (arabes notamment) du mélange vont se
renforcer ou être soulignés de plus en plus. En même temps, la lingua franca cède
toujours plus de terrain au français en Méditerranée occidentale et à l’anglais (ou à un
polyglottisme rudimentaire) en Méditerranée orientale ; mais il ne s’agissait la plupart
du temps que de « sabirs » de français ou d’anglais, de « langue de portefaix » (selon les
mots de Théophile Gautier). Les Européens faisaient-ils, eux, l’effort d’apprendre
l’arabe ? Non, sauf par impérieuse nécessité, comme pour quelques militaires (arabe
dialectal) et savants orientalistes. Révélatrice est à cet égard la géographie linguistique
d’Alger, divisée en une ville française et une ville arabe, avec, entre les deux, un infâme
sabir, signe d’indifférence, voire de mépris. Entre les hommes et les cultures, le
métissage suscite, au mieux le débat, mais le plus souvent le rejet, comme d’une
mésalliance. Le dualisme des langues, la bipolarité du système linguistique et culturel
prévalent désormais. Il n’existe plus de « langue neutre ».
Dans la conclusion de son ouvrage, Jocelyne Dakhlia adopte en quelque sorte le point de
vue de la linguistique politique. De nos jours, constate-t-elle, le rapport à la langue se
pose en termes de dominants et de dominés (cf. le français revendiqué comme une
« conquête » par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, voire même
comme « butin de guerre » par Kateb Yacine), en rupture avec ce qui fit l’essence de la
lingua franca. Objet « incontestablement métis », la lingua franca ne signifie pas pour
autant mixité ou fusion ; elle représente plutôt un « lieu liminal, une forme de sas entre
deux […] ensembles de sociétés », voire une « langue du milieu du gué » (p. 473).
Jocelyne Dakhlia se refuse en tout cas à toute apologie du métissage « parce qu’il n’est
pas en soi une valeur », mais seulement une « réalité historique, inéluctable,
Préhistoire
François R.Valla, L’Homme et l’habitat. L’invention de la maison durant
la préhistoire, Paris, CNRS Éd., 2008, 144 p., bibl., ill., fig. (« Le passé
recomposé »)
156 AVEC CETTE nouvelle collection intitulée « Le passé recomposé », les éditions du CNRS
offrent au lecteur un état des lieux précis et argumenté sur un point particulier de la
préhistoire. Ici, le texte de François Valla, spécialiste du Natoufien (13000 à 10500 av. J.-
C.), illustre de manière claire et captivante la question de l’établissement de la maison,
ou du passage du nomadisme à la sédentarité des peuples de la Palestine.
157 Nous savons que les paléontologues ont depuis plusieurs décennies trouvé des traces
évoquant la possibilité d’abri ou de maison voilà deux millions d’années. Avec la
maîtrise du feu, et du foyer, se serait peu à peu élaboré un processus dynamique qui
contribuera à établir les bases de la maison humaine. Reste que cette notion de maison
doit être définie avec précision, et on comprendra ici à quel point ces critères sont
d’importance.
158 Alors que ces traces restent insuffisantes pour répondre avec certitude aux
interrogations concernant les rapports sociaux ou les conditions effectives de
l’établissement sédentaire, pour autant, « l’apparition de la maison coïncide avec la
mise en place du changement de mode de résidence » (p. 8). La maison renvoie à un
caractère de fixité de l’établissement des peuples et, semble-t-il, à une modification du
système de pensée.
159 Les trois chapitres qui forment le cœur du livre concernent la description méthodique
de fouilles du Natoufien ancien au Natoufien final, une période d’environ 3500 ans qui a
débuté près de 13500 ans avant notre ère. Mais, en amont, l’auteur relève quelques
paradoxes qui lui serviront au fil de son argumentation. La problématique de la
sédentarisation reste bien liée aux traces laissées sur place qui permettent de conclure
à une continuité saisonnière : « Si la présence d’une architecture ne fait aucun doute, il
reste à comprendre à quoi elle servait. Il va de soi que sa fonction ne saurait être
indifférente à la question de la sédentarité » (p. 45). François Valla s’attelle donc à
décrire les différentes fonctions (sociale, technique et symbolique) de la maison, et à
rechercher les indices pouvant valider son hypothèse.
160 L’étude d’infimes détails comme des fragments d’os ouvre la voie d’hypothèses
permettant de conclure à des formes de sédentarité. Par exemple, au Natoufien ancien,
l’étude du commensalisme par l’analyse de la faune présente (chien et souris
domestiques) sous-entend un mode de vie sédentaire. De toutes les fonctions
techniques ou sociales les plus aisées à décortiquer, la fonction symbolique est à nos
yeux la plus captivante. D’autant qu’elle autorise à transposer la réflexion dans notre
monde contemporain. Il s’agit de mettre en évidence des pistes possibles pour instruire
la logique de la présence de tombes à l’intérieur même des habitats. Leur organisation
laisse entrevoir un rapport possible avec la notion de « famille » qu’il faut manier avec
d’infimes précautions. La mort est au centre de la maison, qui se pense dans une
cosmologie particulière.
161 Le Natoufien récent fait état de transformations, notamment dans le dimensionnement
des maisons et dans le stockage des détritus puisque l’on trouve, « pour la première fois
dans le Natoufien, des traces positives du souci de ne pas abandonner sur place les
ordures » (p. 76). Bien avant le préfet Poubelle, voici la mise en place d’une grande fosse
enduite dans laquelle il a été retrouvé « entre autres rebuts, une succession de lentilles
cendreuses accompagnées de terre brûlée et de paquets d’ossements de poisson et de
tortue » (p. 77). L’idée de continuité est liée à la place des sépultures et à des formes
soignées de la mise en terre. Sans utiliser la notion de rite funéraire, l’auteur montre
qu’au Natoufien récent évolue un système de pensée cohérent dans lequel la place des
morts a une grande importance.
162 Au Natoufien final, environ 9900 av. J.-C., l’architecture renvoie à une forme de
« tradition natoufienne ». Les maisons sont de forme circulaire, adossées à un muret, à
l’intérieur desquelles des poteaux sont fixés au sol par un empierrement encore visible.
Leur surface varie de 4 à 8 mètres de diamètre. Toujours à l’intérieur, plusieurs foyers,
dont la fonction semble relever d’une division technique (et sociale ?), attestent d’une
activité. Mais ce sont encore les sépultures qui, vraisemblablement liées à l’orientation
particulière des maisons, posent la dimension symbolique : «Maisons et sépultures
paraissent intégrées dans un système de pensée qui introduit la société dans une vision
cohérente du monde environnant » (p. 105).
163 Ajoutons que ce texte est abondamment pourvu d’avertissements, car beaucoup
d’éléments restent « dans l’ombre » dans une société qui elle-même demeure
« obscure » : « L’ignorance du système de valeur des Natoufiens interdit une véritable
compréhension de l’image symbolique qu’ils projetaient sur les maisons » (p. 122). Pour
autant, l’auteur pense que l’art de bâtir est bien réel et qu’il s’inscrit dans une
« tradition architecturale qui transmet ses repères et ses savoir-faire » (p. 124).
164 Des découvertes récentes et non encore publiées confirmeront ces hypothèses. Bien
entendu, l’auteur met en garde à plusieurs reprises contre les généralisations et les
simplifications trop rapides. Mais l’enquête qui nous conduit sur les traces des premiers
habitants est suffisamment excitante pour laisser, sans gêner, quelque place à notre
imagination.
Noël Jouenne
165 S’IL EST UN SUJETqui a fait couler beaucoup d’encre, c’est bien celui de l’origine des
inégalités. L’auteur commence ce petit livre par une revue des théories existantes,
théories qu’il est obligé de regrouper par genres tant elles sont nombreuses. Il
distingue ainsi des modèles qu’il appelle « culturels », « fonctionnalistes »,
« démographiques », modèles aussi qui portent sur le « contrôle des échanges », ou qui
sont de nature « politique ». Lui-même ne se rattache clairement à aucun desdits
modèles. Empirique, il s’efforce de concilier les données de l’archéologie préhistorique
avec ce que lui-même, ethnologue, a pu apprendre de ses collègues ainsi qu’observer
sur le terrain : notamment chez les Amérindiens de Colombie-Britannique, dans les
montagnes mayas du Mexique, ainsi qu’en Australie. Il coiffe donc la double casquette
du préhistorien et de l’anthropologue social, ce qui lui assure une perspective plus
large qu’à la plupart de ses devanciers. C’est ce qui lui permet, entre autres, de faire
justice de bon nombre de théories douteuses. Il ne laisse rien subsister, par exemple, de
celles qui expliquent l’origine des inégalités par la pression démographique.
166 Il consacre une bonne partie de ce petit ouvrage à des sociétés subactuelles qu’il appelle
« transégalitaires » : celles qui, pratiquant la propriété privée des ressources et des
productions, ne recourent guère au partage, et peuvent comprendre des hiérarchies
fondées sur le rituel, la parenté ou même sur le pouvoir politique. Elles se situent entre
les sociétés de chasseurs-cueilleurs où l’égalitarisme est souvent la règle (règle qui peut
souffrir des exceptions), et les « chefferies clairement stratifiées ». Quelle que soit la
région où on les rencontre, ces sociétés « transégalitaires » présentent nombre de
points communs : densité de population non négligeable, stockage, sédentarité au
moins saisonnière, culte des ancêtres, compétition à base économique, usage de biens
de prestige, festins. Un point essentiel, d’où dérive en bonne partie tout le reste, est la
« production et la transformation d’excédents de nourriture ».
167 C’est à partir de l’existence de surplus qu’il voit se former progressivement l’inégalité
sociale. Le principal agent de cet évolution est, pour lui, un type de personnalités qu’on
rencontre un peu partout dans le monde, heureusement en un petit nombre
d’exemplaires, à savoir le « chef triple A » : « avide, agressif et accumulateur ». L’auteur
passe alors en revue les diverses « stratégies de développement qui fonctionnent ». En
dernier lieu, il aborde la partie proprement historique, ou plus précisément
préhistorique, de son essai. À partir des documents muets livrés par l’archéologie, il
recherche en effet ce qui peut évoquer une évolution des hiérarchies sociales. Ces
vestiges peuvent être des indices de stockage, une manifestation de sédentarité tout au
moins partielle, et surtout la présence de biens de prestige ; ces derniers lui paraissent
reconnaissables soit par leur caractère d’objets exotiques, soit par la qualité de leur
finition – celle-ci évoquant naturellement une certaine spécialisation de l’artisanat. Au
fil du temps apparaissent l’architecture monumentale et les sépultures hors normes, les
unes et les autres se faisant jour timidement dès le Paléolithique supérieur, peut-être
même un peu plus tôt. Il recherche aussi les traces de festins dont sa recherche
ethnologique lui fait présumer l’existence.
168 Sur ce sujet important mais difficile, Brian Hayden a écrit un livre assez complet, et qui
m’a paru aussi convaincant qu’il était possible de l’espérer. Je finirais toutefois par une
question. Le mécanisme décrit par l’auteur est étroitement lié à la sédentarisation :
comment se fait-il alors que nombre d’indices d’inégalités apparaissent dès le
Paléolithique ?
Claude Masset
169 SOUS CE TITRE un peu étrange, Boris Valentin traite du Magdalénien, de la sphère
azilienne (XIIIe-XIIe
millénaires), ainsi que du Mésolithique ; disons plutôt, sous une
présentation qui aurait sa préférence, des derniers chasseurs d’Europe occidentale aux
époques tardiglaciaire et postglaciaire.
170 D’abord, pourquoi ce terme inhabituel de « paléohistoire » ? L’auteur estime qu’entre la
préhistoire et la recherche historique telle qu’elle est souvent pratiquée de nos jours –
celle du moins qui dérive de l’école des Annales –, les différences se sont estompées.
L’une et l’autre mettent l’accent sur des sociétés et sur des comportements, elles se
désintéressent toutes deux, pour une bonne part, des événements – cela par nécessité
en ce qui concerne la préhistoire : c’est la fin de « l’histoire-récit ». Aux confins de l’une
et de l’autre, les textes se font rares ou inexistants, et les documents sont grosso modo de
même nature, issus principalement de l’archéologie. On pourrait donc passer assez
insensiblement de l’une à l’autre, n’était la radicale hétérogénéité des équipes qui s’y
consacrent : les préhistoriens sont des anthropologues, des géologues, etc. ; tandis que
les historiens sont avant tout des littéraires. On voit d’un côté, somme toute, des
« Naturalistes », et de l’autre des « Littéraires ». C’est pour contribuer à l’effacement
d’une limite qu’il juge oiseuse, voire nocive, que Boris Valentin avance ce terme
inhabituel de « paléohistoire ».
171 Les quatre-vingt-dix siècles qu’il aborde dans son étude lui paraissent particulièrement
propices à cette démarche. Avec le Tardiglaciaire, les gisements fouillés se multiplient :
le Magdalénien est bien mieux connu que les périodes antérieures, la relative
amélioration climatique y étant sans doute pour quelque chose ; les sites restent
nombreux jusqu’au Postglaciaire. Ajoutons que les datations 14C gagnent en précision à
partir de -20000 : avant -25 000, elles seraient même pratiquement inexploitables, selon
un spécialiste (Michel Fontugne) que cite l’auteur. À partir de -15000 (c’est-àdire avec
les Magdaléniens), on peut désormais découper le temps en tranches de deux à cinq
siècles, ce qui nous rapproche du « temps long » de Braudel (seuls sont vraiment
gênants les « plateaux 14C » du XIIIe et du Xe millénaire, périodes où l’on voit la
proportion de 14C dans les sites pratiquement cesser de varier avec le temps).
172 Dans cette optique, le terme de « civilisation », longtemps cher aux préhistoriens,
déplaît à l’auteur ; il lui préfère celui de « courant » ; de la même façon il évite le mot
« culture », lui préférant « tradition ». Un ethnologue n’aura, je pense, pas de mal à le
suivre dans cette voie. La technologie s’y trouve complétée et enrichie par une
discipline plus jeune et bien vivante : la tracéologie, à savoir l’étude des traces
d’utilisation dont armes et outils sont porteurs. On parvient par là à remonter, dans
une certaine mesure, jusqu’aux comportements qui jadis ont donné naissance à ces
traces : la paléohistoire rejoint ici l’ethnologie. Dans ce domaine, l’auteur s’est assuré le
concours d’éminents spécialistes. On voit ainsi apparaître que, par rapport aux Aziliens,
les Magdaléniens fabriquaient des outils de plus grande longévité, leur économie ayant
exigé davantage de prévision, les Aziliens se montrant plus expéditifs. Je pourrais citer
d’autres exemples.
173 Après une première partie qui s’écarte un peu des sentiers battus, la suite de l’ouvrage
paraît plus classique pour de la préhistoire. Elle est nourrie par l’examen de nouveaux
sites, apportés par les progrès de l’archéologie préventive. La chronologie du
Magdalénien dans le Bassin Parisien est resserrée, ses rapports avec ses voisines
précisés – notamment avec le Creswellien, qui le prolongeait par-delà une Manche qui
n’existait pas encore. Ce qui nous intéressera sans doute davantage, c’est l’étude du
processus dit d’« azilianisation ». Ce processus, que l’on peut suivre dans les documents
notamment lithiques, suggère des changements dans les techniques de chasse et une
mobilité plus élevée. Entre l’Azilien et le Mésolithique s’intercale un « Belloisien »,
terme d’attente pour une industrie qui présente alors des vraies lames, et qui tranche
par là sur les traditions qui l’encadrent. L’auteur étudie ce que pourrait être le système
économique des porteurs de ce « Belloisien », dont on ne sait pas encore s’il faut le
ranger au même niveau de classification que l’Azilien et le Mésolithique.
174 C’est à ce dernier qu’est consacrée la dernière partie du livre. Cette époque a vu,
comme on sait, un notable réchauffement climatique ; règne alors une forêt primaire,
que hantent les derniers chasseurs. Ensuite intervient la néolithisation, que Boris
Valentin appréhende en nous transportant de l’autre côté de la Méditerranée, dans le
Natoufien de la vallée du Jourdain, région dont il est bon connaisseur. Pourquoi pas ?
Nous sommes dans un ouvrage de « paléohistoire », non dans une monographie.
175 Cette étude des comportements du passé pourra intéresser plus d’un ethnologue, en
dépit du caractère assez dense de l’ouvrage. Ce dernier aurait mérité le fil conducteur
qu’eût été un index… Il s’agit, on le voit, de pistes intéressantes. On aimerait,
éventuellement pour d’autres périodes de ces confins entre histoire et préhistoire, voir
se former des équipes où se mêleraient «Naturalistes » et «Humanistes »…
Claude Masset
NOTES
1. Dell Hymes, ed., Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books, 1972 ; Paul
Rabinow, Reflections on Fieldwork in Morocco, Berkeley, University of California Press,
1977 ; James Clifford & George Marcus, eds, Writing Culture. The Poetics and Politics of
Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
2. On pense notamment à : George Marcus, ed., Ethnography Through Thick and Thin,
Princeton, Princeton University Press, 1998 ; et à Paul Rabinow, Anthropos Today.
Reflections on Modern Equipement, Princeton, Princeton University Press, 2003.
3. Paul Rabinow & Talia Dan-Cohen, A Machine to Make a Future. Biotech Chronicles,
Princeton, Princeton University Press, 2004.
4. Dans le discours de réception de Pierre Nora à l’Académie française, cité p. 11.
5. L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, Paris, Mouton,
1981. [Nouv. éd., abrégée : Payot, 1993.]
6. Cf. notamment sa thèse : Recherches sur le développement de la pensée juridique en Grèce
ancienne, Paris, Leroux, 1917. [Rééd. : Albin Michel, 2001, avec une préface d’Eva
Cantarella.]
7. Compte tenu de la nature très démonstrative de l’ouvrage, j’ai choisi d’en proposer
une lecture critique progressive qui, naturellement, suit la composition du texte.
8. On rappellera que Claude Lévi-Strauss posait la domination des hommes sur les
femmes comme un fait universel, « un fait appartenant à la nature », mais il convient
aussi et surtout de souligner qu’il est revenu longuement et notablement sur cette
affirmation.
33. Les Juifs et la politique. Enquête sur les élections législatives de 1978 à Toulouse, Paris, Éd.
du CNRS, 1984.
34. Sur le mythe de la République des avocats, on pourra consulter, de Laurent
Willemez, « La République des avocats. 1848 : le mythe, le modèle et son endossement »,
in Michel Offerlé, ed., La Profession politique, XIXe-XXe siècles. Paris, Belin, 1999 : 201-229.
35. Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », in Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Paris, Le Seuil, 1994 (« Essais ») : 81-89.
36. Claude Lévi-Strauss, « Préface », in Don C. Talayesva, Soleil Hopi. L’autobiographie d’un
Indien Hopi, Paris, Plon, 1959 (« Terre humaine ») : IX-X.
37. Voir, dans ce même numéro de L’Homme (pp. 234-236), le compte rendu de Christian
Bromberger & Marie-Hélène Guyonnet, eds, De la nature sauvage à la domestication de
l’espace. Enquêtes ethnologiques en Provence et ailleurs. Hommage à Annie-Hélène Dufour, Aix-
en-Provence, Publ. de l’Université de Provence, 2008.
38. Victor Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, Presses
universitaires de France, 1990. [Éd. orig. en anglais : 1969.]
39. Cf. La Bouasque et la Bronde. Étude ethnologique de l’espace dans une commune du littoral
provençal, Paris, Éd. du CNRS, 1985.
40. Cf. L’Arbre familier en Provence. De la vocation du platane et quelques autres arbres, Aix-
en-Provence, Édisud, 2001.