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L’Homme

Revue française d’anthropologie

194 | 2010
Des maisons et des pierres

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22354
DOI : 10.4000/lhomme.22354
ISSN : 1953-8103

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 10 mai 2010
ISSN : 0439-4216

Référence électronique
L’Homme, 194 | 2010, « Des maisons et des pierres » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 28 octobre
2020. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22354 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.
22354

Ce document a été généré automatiquement le 28 octobre 2020.

© École des hautes études en sciences sociales


1

SOMMAIRE

Études & essais

La maison en perspective
Un modèle spatial de l’alliance
Klaus Hamberger

De l’ethnographie à l’ethnologie : changer de nom ou changer de paradigme ?


L’école russe d’ethnologie, 1989-2008
Elena Filippova

La tribu comme champ social semi-autonome


Yazid Ben Hounet

Poésie courtoise et rivalité amoureuse


Dominique Casajus

Folklore urbain dans le Moscou contemporain


Les pierres cultuelles de Kolomenskoie
Marina Emelyanova-Griva

À propos

Le retour de l’indigène
Jean-Loup Amselle

L’identité au miroir de Tahiti


Jean-François Baré

Troubles de l’intestin
Corps et pouvoir dans les Grassfields du Cameroun
Julien Bonhomme

Comptes rendus

Comptes rendus

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Études & essais

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3

La maison en perspective
Un modèle spatial de l’alliance
The House in Perspective. A Spatial Model of Alliance

Klaus Hamberger

Ce texte se fonde sur une communication donnée le 12 mai 2009 au séminaire « Les débats
contemporains de la parenté » à l’Ehess. Je remercie les participants du débat (Laurent Barry,
Anne Cadoret, Michael Houseman, Stephen Hugh-Jones et Françoise Zonabend) pour leurs
commentaires, ainsi que Cécile Barraud, Dimitri Karadimas, Marie Mauzé et Enric Porqueres
pour avoir lu et commenté des versions préliminaires de cet article.
1 LORSQUE Claude Lévi-Strauss (1979, 1984 et 1991) introduisit la notion de « maison »
dans les études de parenté, il s’agissait avant tout de répondre à un problème posé par
la théorie des groupes de filiation. La notion était destinée à appréhender des groupes
sociaux qui, tout en se présentant morphologiquement comme des clans ou des
lignages, échappaient à la grille classificatoire habituelle, leur mode de recrutement
n’étant ni unilinéaire, ni bilinéaire, ni strictement indifférencié, ni même contraint à la
seule filiation, voire à la parenté généalogique en tant que telle. Reprenant une idée de
Franz Boas, qui, jugeant inadéquats tous les concepts classiques pour caractériser le
groupe de parenté kwakiutl, avait fini par le comparer au majorat européen, Lévi-
Strauss entendait généraliser le modèle de la « maison » aristocratique pour en faire un
nouveau concept de groupe de filiation, voire la marque d’un nouveau type
d’organisation sociale, la « société à maisons ». Rappelons sa définition de « maison » :
« […] personne morale détentrice d’un domaine composé à la fois de biens matériels
et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de
ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que
cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et,
le plus souvent, des deux ensemble ».(1979 : 177)
2 On en retiendra deux traits caractéristiques centraux : d’une part, l’importance cruciale
d’un substrat matériel ou immatériel de biens transmissibles (dont la maison au sens
physique) et, d’autre part, l’ambiguïté profonde quant à la règle de transmission – due
au fait que les principes de celle-ci, tout en restant formulés dans le langage de la
parenté, relèvent en réalité de stratégies politiques et économiques. Cette idée d’un

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symbolisme de la parenté parasité par un contenu nouveau s’applique non seulement


aux règles de filiation ou de transmission de biens, mais également aux règles de
mariage et de résidence, bref à tous les domaines classiques de la parenté.
3 Caractérisée, voire définie par sa capacité à fusionner des principes antagonistes, la
« maison » a son mode opératoire propre dans la production d’ambiguïtés et de
contradictions. Définition problématique, en ce qu’elle risque d’aboutir à une notion
fourre-tout capable de s’appliquer à tout et son contraire. Pourtant, la notion de
« maison » n’est pas seulement un asile à l’ignorance. Si elle a été définie par un
ensemble de contradictions et d’ambiguïtés, c’est qu’elle devait servir à les expliquer
comme résultats d’un conflit entre les partenaires d’alliance, donneurs et preneurs de
femmes, parents paternels et maternels des enfants. Né d’un antagonisme au sujet de
celle des deux familles que le nouveau couple, selon son affiliation viri- ou uxorilocale,
aura la charge de perpétuer, le schéma de la maison permettrait, de par son ambiguïté
fondamentale, à chacune des deux de s’affilier le couple et sa progéniture. C’est sous cet
angle que Lévi-Strauss (1984 : 198) propose une autre conception de la maison, assez
différente de la définition canonique citée plus haut. Plutôt que de la définir par un
quelconque substrat matériel ou immatériel, il faudrait, dit-il, la considérer comme
l’hypostase d’une relation entre les alliés, dont elle réconcilie les vues opposées sous
l’apparence de l’unité retrouvée. La maison se constitue ainsi « à l’intersection des
perspectives antithétiques » (Lévi-Strauss 1979 : 190). Si, toutefois, cette conception de
la maison à partir de l’alliance (plutôt que de la filiation) est restée lettre morte, sans
application empirique tangible, c’est que la notion de « perspective » n’y figure qu’au
sens métaphorique, tout comme la notion de « maison » elle-même : jamais Lévi-
Strauss ne l’a considérée comme une véritable structure spatiale.
4 Cette absence flagrante de l’architecture dans le modèle lévi-straussien a été le point de
départ de son renouvellement par un groupe de chercheurs réunis autour de Janet
Carsten et Stephen Hugh-Jones (1995), dont le programme consistait en un sens à
remettre sur ses pieds la notion de « maison ». Tenant compte du fait que les modèles
« émiques » de la morphologie sociale adoptent bien plus le symbolisme de la maison
que celui de la généalogie, le groupe se mit, à travers une étude approfondie des
maisons empiriques, à s’approprier ces modèles concrets en tant qu’outils d’analyse,
quelle que fût par ailleurs la classification (unilinéaire ou non) de la société en
question. Au lieu de distinguer une certaine catégorie de société, la « maison »
caractérise ici une certaine méthodologie anthropologique, empruntée aux sociétés
étudiées, et dont les concepts de base, matérialisés dans des structures spatiales,
s’articulent par les mouvements du corps et les directions du regard aussi bien que par
le discours. Rendant ainsi une réalité empirique à la maison en tant que structure
relationnelle (et pas seulement en tant que substrat d’une personne morale), ces
recherches ont posé les fondements permettant de dépasser Lévi-Strauss et de
considérer la maison non seulement comme résultat d’une fusion de principes opposés,
mais comme lieu de leur articulation (McKinnon 1995 : 188). Or, cette articulation
s’opère essentiellement par l’alternance entre les différentes perspectives que permet
la maison.
5 Cette conception de la maison remonte à la célèbre étude de Pierre Bourdieu (1970) sur
la maison kabyle. Celle-ci fut en effet la première à être analysée comme articulation de
plusieurs systèmes d’oppositions, transformables l’un en l’autre en fonction du
changement de point de vue. Selon que l’on se place à l’extérieur ou à l’intérieur, toutes

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les valences symboliques s’inversent : est devient ouest, clair devient sombre, vie
devient mort, etc. Ces perspectives sont sexuées : des deux systèmes de coordonnées
opposés, l’un ou l’autre se trouve porté au premier plan selon qu’on adopte un point de
vue masculin (de l’extérieur) ou féminin (de l’intérieur). Or, ces transformations sont
loin de constituer un trait spécifique propre à la maison kabyle. Elles représentent une
caractéristique universelle de la maison en tant que schéma génératif d’un espace
social – la notion d’« espace » étant essentiellement celle d’un groupe de
transformations de perspectives1.
6 Bien plus qu’une simple projection d’oppositions sociales (hommes/ femmes,
consanguins/affins, aînés/cadets, etc.) en oppositions spatiales (extérieur/intérieur,
gauche/droite, devant/derrière, etc.), l’importance de la maison consiste précisément
en sa capacité de représenter une même structure sociale simultanément ou
successivement de plusieurs points de vue. Grâce à cette structure transformationnelle,
le schéma de la maison inscrit le point de vue de l’autre dans la constitution du groupe
même ; et elle peut alors servir, ainsi que l’a proposé Lévi-Strauss, comme
objectification d’une relation. L’alliance matrimoniale constitue le cas paradigmatique
de cette intégration de la perspective étrangère au sein du groupe, le conjoint
« donné » ne pouvant médiatiser un lien entre son groupe marital et son groupe natal
que dans la mesure où, tout en résidant dans l’un, il reste affilié à l’autre. Si l’axe
fondamental de la transformation de perspectives oppose donc le point de vue
masculin au point de vue féminin, ce n’est pas en tant qu’opposition abstraite entre les
genres, mais sous la forme concrète de la relation conjugale, relation qui constitue la
maison à l’intérieur, en même temps qu’elle la lie à l’extérieur. Toutefois, Bourdieu n’a
jamais considéré cette relation sous l’aspect de l’alliance (dont la conception
structuraliste de l’époque correspondait en effet mal au régime matrimonial kabyle), de
sorte que le système de transformations qu’il a décrit si magistralement est finalement
resté sans interprétation2. De l’autre côté, Lévi-Strauss n’a jamais concrétisé sa
conception de la maison comme objectivation de la relation d’alliance, bien que le
modèle bourdieusien eût pu lui donner un sens empirique, d’autant que Bourdieu lui-
même a caractérisé les mouvements entraînant l’inversion des perspectives comme la
concrétisation corporelle du concept de transformation. Ainsi, la théorie de l’alliance et
celle de la maison sont restées des domaines séparés, alors que leur intégration aurait
permis de rendre les études de la parenté accessibles à une analyse proprement
structurale, c’est-à-dire transformationnelle. Or nous pensons – et nous voulons le
montrer dans cet article – qu’une analyse de la « maison » à travers ses
transformations, non seulement verra l’alliance au cœur de sa structure, mais ouvrira
aussi une nouvelle perspective pour la conceptualiser en tant que telle.
La théorie classique de l’alliance repose sur l’idée que des groupes de filiation
communiquent entre eux en échangeant certains de leurs membres. Au fondement de
ce modèle se situe la conception maussienne du don : qu’il s’agisse de choses ou de
personnes échangées, celles-ci ne parviennent à représenter une relation entre les
groupes échangistes que parce qu’elles conservent, après leur passage de l’un à l’autre,
un certain statut de double appartenance. Ce statut se clarifie si l’on reformule la
situation en termes spatiaux, de sorte que les groupes échangistes apparaissent comme
des lieux, l’échange comme un déplacement et la double appartenance comme une
double perspective, permettant aux personnes « échangées » de se considérer, selon
l’angle ou selon le contexte, comme résidant aussi bien « chez eux » que « chez les
autres »3. Cette transformation de perspective répond non seulement à un problème

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« subjectif » devant lequel l’échange matrimonial met les personnes déplacées. Elle
peut être considérée comme l’opération constitutive de l’échange matrimonial, qui ne
se réduit en effet pas à un simple changement de position, mais entraîne une véritable
transformation de l’espace. La maison fournit le schème de cet espace. Selon cette
conception, le régime matrimonial prévalant dans une société donnée devrait alors être
lié à la forme spécifique que prend cette transformation, et, partant, à la topologie de la
maison. Si cette hypothèse se confirme, la « maison », loin de n’être qu’un substitut aux
groupes de filiation, s’érigerait au centre d’une théorie spatiale de l’alliance, qui
dépasse l’ancienne théorie de l’échange sans pour autant sacrifier son idée centrale : la
conception de l’alliance comme une façon de se mettre à la place de l’autre.
Dans les trois sections suivantes, nous allons présenter les perspectives d’une telle
analyse à travers les exemples de trois maisons : la maison atoni (Timor), la maison
tukano (Amazonie occidentale) et la maison kwakiutl (Côte Nord-Ouest). Toutes trois
ont joué un rôle dans l’élaboration du concept de « maison », et certaines de leurs
analyses sont devenues des classiques. Notre objectif n’est pas de les mettre en cause,
mais de les considérer sous un nouvel angle, qui nous permettra d’en tirer des leçons
d’importance générale pour la théorie de la parenté.

Timor
7 L’espace social atoni4 est construit autour de plusieurs axes principaux qui se
présentent tous comme des manifestations, dans différentes dimensions, d’une
opposition fondamentale entre extérieur et intérieur, invariablement mise en
équivalence avec celle qui existe entre hommes et femmes (cf. la figure 1). Cet axe se
situe, d’abord, entre la véranda, où mangent les hommes et dorment les garçons
célibataires, et le fond de la maison, où mangent et dorment les femmes et les filles.
Chez les Tetum septentrionaux, il met en opposition la porte de devant, réservée aux
hommes et considérée comme l’œil de la maison, et la porte de derrière, considérée
comme son vagin et utilisée par les femmes5. À l’intérieur de la maison atoni, cette
opposition se manifeste entre le côté droit (masculin) et le côté gauche (féminin), vus
de l’intérieur face à la porte de devant. À droite se trouve la « grande plateforme » où
sont stockées les céréales crues, et qui sert de siège aux hommes. À gauche se trouvent
le foyer ainsi que les plateformes où l’on expose la nourriture cuite, et où les femmes
accouchent. Cette correspondance entre l’opposition cru/cuit et l’opposition extérieur/
intérieur s’explique par la conception du foyer comme un feu intérieur qui s’oppose au
soleil en tant que feu extérieur. Conception qui s’exprime aussi à travers l’orientation
de la maison vers le sud, dans le dessein explicite de « bloquer le chemin du Soleil ».
Situé sur un axe principal sud-nord, l’espace intérieur de la maison s’oppose dans son
ensemble à l’espace extérieur, organisé par l’axe est-ouest. Cette opposition est conçue
comme une transformation : la porte, bien que située au sud lorsqu’on la considère de
l’extérieur, représente néanmoins l’est (origine de la lumière) à l’intérieur de la maison,
de sorte que le système de coordonnées subit une rotation à 90° lorsqu’on franchit le
seuil. En conséquence, l’opposition entre extérieur et intérieur, avant et arrière, droite
et gauche, reste toujours associée à la polarité sud/nord. Enfin, elle se manifeste aussi
dans la troisième dimension, comme une opposition verticale entre le haut (le ciel
ouvert) et le bas (sous le toit). De la même manière que l’orientation vers le sud doit
empêcher le feu céleste (le soleil) d’entrer dans la maison, les chéneaux sont censés
bloquer l’eau céleste (la pluie). Leur montage (au cours du rituel de « refroidissement

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de la maison ») accomplit rituellement sa construction. Les connotations sexuelles


restent inchangées : le ciel masculin s’oppose à la terre féminine.
Si l’opposition entre extérieur et intérieur se manifeste donc sous une forme
diamétrale dans les trois dimensions de l’espace domestique, elle prend une forme
concentrique dans l’espace plus englobant du hameau, du village et du royaume. Cet
espace est toujours, idéalement, divisé en quatre parties qui en entourent une
cinquième, au centre. Ainsi le royaume est-il constitué de quatre quartiers, chacun
dirigé par un chef séculaire appelé monef atonif (« homme masculin », mais aussi
« homme de l’extérieur »), alors que le centre abrite un prince sacré appelé feto
(« femelle »)6. Le même schéma se retrouve dans l’architecture du grenier communal au
centre du hameau dont il symbolise l’unité : il est constitué de quatre poteaux et d’une
plateforme sur laquelle repose un cinquième poteau, dit « poteau maternel ». Ce même
schéma permet enfin de mettre en équivalence la structure concentrique du village ou
du royaume et la structure diamétrale de la maison : le centre rituel de la maison est
constitué par le « poteau maternel » situé dans la section gauche (féminine) de la
maison. L’autel domestique se trouve à ses pieds et il conduit aux combles, lieu intime
auquel seuls les membres du groupe de culte domestique ont accès ; on y stocke, à part
les céréales crues, le patrimoine sacré de la maison.

Figure 1. Maison atoni (d’après Cunningham 1964 : 38)

8 Quel que soit le niveau d’organisation considéré, le pôle « féminin » se caractérise


toujours par deux traits. D’une part, il représente le centre immobile et unique qui
s’oppose à une périphérie mobile et segmentée (le prince, symbole de l’unité du
royaume, est considéré comme une femme qui ne bouge pas)7. D’autre part, il accomplit
une fonction médiatrice en liant deux sphères opposées, soit physiquement (sous la
forme d’un poteau qui relie le haut et le bas), soit symboliquement (sous la forme d’un
lieu sacré qui relie les vivants et les ancêtres). Les deux fonctions peuvent être

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identifiées : le culte des ancêtres communs donne l’unité au groupe de culte, qui
correspond au groupe local, symbolisé par le grenier communal, et qui se considère
comme une seule « maison » (même si la maison au sens physique n’abrite qu’une
famille élémentaire).
9 Une telle organisation spatiale – les femmes immobiles au centre, assurant le lien aux
ancêtres, les hommes, éléments mobiles, à la périphérie – apparaîtrait parfaitement
cohérente dans un système où les femmes mariées resteraient associées au groupe
cultuel et résidentiel dans lequel elles sont nées, et où les enfants seraient affiliés au
groupe de la mère. De fait, elle ne pose aucun problème chez les Tetum méridionaux, où
les femmes sont effectivement propriétaires de la maison, alors que les hommes,
venant de l’extérieur, trouvent leur place naturelle sur la plateforme externe. Mais si
cette situation est également le point de départ chez les Tetum septentrionaux et les
Atoni, la dynamique sociale y opère toutefois dans le sens inverse. La résidence étant
uxorilocale pendant une certaine période après le mariage, elle devient graduellement
virilocale dans la mesure où l’accomplissement du prix des fiançailles transfère les
droits sur la femme et ses enfants à la maison du père, et permet de les initier au
groupe de culte de celui-ci. L’intégration de l’épouse et des enfants au groupe du mari
est donc fonction d’un flux continu de prestations versées au groupe de l’épouse, qui
n’est, en général, jamais totalement achevé. La femme garde toujours des obligations
dans son groupe natal et au moins un enfant – parfois tous sauf un – reste dans le
groupe de la mère ou lui est attribué comme une partie du prix de fiançailles 8.
10 Ainsi, patri- et matrilinéarité se présentent au Timor comme deux pôles d’un
continuum plutôt que comme deux types d’organisation distincts. Entre le cas extrême
d’Amfoan où la totalité du prix des fiançailles est versée en bloc et la patri-virilocalité
s’établit d’un coup, et celui des Tetum méridionaux qui ne versent pas de prix de
fiançailles et résident en permanence de façon uxorilocale, on trouve toutes sortes de
variations intermédiaires, qui toutes néanmoins relèvent d’une seule et même logique.
Plutôt que de s’inscrire dans un régime virilocal accompli, le système des prestations
versées des preneurs aux donneurs de femmes établit une orientation virilocale qu’il
empêche en même temps d’aboutir. Les « maisons » constituent donc en réalité des
groupes cognatiques – comme le note Cunningham (1967b : 9), il y a des maisons dont
aucun membre n’est lié à l’ancêtre par une chaîne ininterrompue de mâles –, alors que
le système de prestations cherche en permanence à les rapprocher d’un idéal
agnatique. Il existe de fait un continuum entre une affiliation purement agnatique et un
rattachement par des chaînes plus ou moins cognatiques voire totalement utérines.
Toutefois, les Atoni comprennent cette polarité comme une dichotomie : selon leur
modèle, chaque « maison » consiste en une « maison mâle » composée des descendants
supposés agnatiques et une « maison femelle » qui comprend les enfants des femmes et
leurs descendants agnatiques. Les membres de cette section « féminine » sont eux-
mêmes considérés comme « féminins » ; et la relation entre « enfants mâles » et
« enfants femelles » d’une même « maison » est exactement la même, dans les attitudes,
les appellations et les statuts matrimoniaux, que celle entre donneurs et preneurs de
femmes. Relation demeurant stable en vertu d’un système matrimonial qui préconise
de choisir l’épouse dans une maison établie de « donneurs » 9.
11 La relation entre une maison de preneurs et une maison de donneurs est donc
conceptuellement mise en équivalence avec la relation entre les parties « féminine » et
« masculine » d’une même maison. Si cette équivalence n’est pas aussi explicite que,

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par exemple, à Tanimbar, où les maisons des preneurs sont considérées comme partie
du patrimoine agnatique (McKinnon 1995 et 2000), elle n’en est pas moins nettement
repérable : le mariage préféré (avec la cousine croisée matrilatérale) s’appelle
« mariage dans la maison ». La relation preneur/donneur (ou enfant de femme/ enfant
d’homme) se présente ainsi comme une relation entre la part et le tout ; et cette
équation, qui est le principe organisateur des systèmes matrimoniaux en Indonésie
orientale, s’exprime conceptuellement par une division de l’espace selon l’opposition
masculin/féminin.
12 En effet, la dichotomie entre les parties féminine et masculine de la maison correspond
à la dichotomie entre preneurs et donneurs. Si les preneurs de femmes visitent une
maison, ils sont placés du côté gauche de la véranda, alors que les donneurs de femmes
prennent place du côté droit10. Alternativement, les donneurs peuvent être placés sur la
« grande plateforme » de la section intérieure où l’on stocke les céréales crues, alors
que les habitants, preneurs relativement à leurs invités, occupent la moitié gauche où
se situent le foyer familial et le lit du couple. La dichotomie entre le cru et le cuit se
retrouve dans les prestations matrimoniales : les preneurs de femmes versent à leurs
donneurs du riz cru et des animaux vivants, associés au ciel ouvert, à l’extérieur et aux
hommes, alors que les donneurs apportent à leurs preneurs de la nourriture cuite,
produits du foyer, associés à l’intérieur et aux femmes.
Toutefois, l’architecture de la maison atoni comporte un élément d’apparence
paradoxal : le centre sacré de la maison, le poteau qui mène au sanctuaire et établit le
lien avec les ancêtres paternels, est appelé poteau « maternel » et se trouve dans la
section « féminine » de la maison. En fait, cette féminisation du centre agnatique n’est
que la conséquence la plus extrême de ce que l’intérieur de la maison est considéré
comme le domaine des femmes, tout en étant réservé aux agnats. On n’y reçoit pas de
visiteurs – sauf éventuellement les donneurs de femmes – et l’épouse même ne peut y
accéder qu’à partir de son initiation au groupe rituel du mari. Mais, bien que la femme
reste étrangère à la maison, surtout lors des cérémonies où elle porte le nom clanique
de son groupe natal, c’est pourtant elle qui gère la maison en tant que temple sacré du
culte ancestral, et qui médiatise la relation entre le groupe du mari et ses esprits
tutélaires11. Clark Cunningham et David Hicks ont cherché à expliquer ce paradoxe par
la fonction médiatrice de la femme, qui expliquerait l’association générale du féminin
avec le sacré, et, partant, avec le culte ancestral, en l’occurrence agnatique. Tout
comme l’épouse médiatise entre donneurs et preneurs, elle serait aussi appelée à
médiatiser entre vivants et ancêtres. Cette interprétation peut s’appuyer sur le fait que
les combles qui abritent le sanctuaire des ancêtres sont effectivement utilisés pour
stocker le riz cru, tout comme la grande plateforme dans la section « masculine », et
que l’on sacrifie aux ancêtres les mêmes produits – animaux vivants et céréales crues –
que ceux que l’on offre aux donneurs de femmes. Mais cette équivalence n’est pas la
conséquence d’une analogie abstraite et formelle entre les diverses fonctions
« médiatrices » des femmes. Elle résulte d’une équivalence beaucoup plus concrète
entre le lien de filiation (aux ancêtres agnatiques) et le lien d’alliance (aux donneurs de
femmes).
Cette équivalence se manifeste d’abord dans la terminologie : les donneurs de femmes
ou oncles maternels sont appelés « pères masculins » (atoni anaf) et le groupe cultuel de
la mère s’oppose à celui du père comme « aîné » au « cadet », comme si les véritables
parents agnatiques étaient justement les agnats de la mère. Ce paradoxe se résout si
l’on rappelle que la maison des preneurs est considérée comme part de la maison des

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donneurs. En plaçant le centre et le fondement du groupe agnatique dans sa section


féminine, la maison atoni se met d’emblée dans la perspective des donneurs, face
auxquels les agnats, en tant que preneurs, se situent à gauche, et par rapport auxquels
la maison agnatique tout entière apparaît comme partie féminine d’une maison
englobante. En effet, le rituel de « refroidissement », qui, par une séparation entre le
ciel et la terre, clôt la construction de la maison, doit être accompli par les parents
maternels. La constitution du groupe agnatique présuppose la perspective des alliés. Le
groupe ne peut affirmer son unité qu’en adoptant le point de vue des autres. Ce qui, en
l’occurrence, veut dire qu’il ne peut se constituer comme un tout qu’en se considérant
comme une part.
Ce dernier trait est propre aux systèmes de l’Indonésie orientale, où la relation entre
extérieur et intérieur est conceptualisée comme une relation entre le tout et la part. En
revanche, les deux autres traits que l’exemple atoni a rendus manifestes nous semblent
plus généraux, voire universels : la fonction de l’alliance comme axe principal de
l’organisation interne de la maison, et le rôle fondamental qui incombe, dans la
constitution même de la maison, au changement de perspective par rapport à cet axe
principal. La forme concrète que prend cette transformation caractérise la géométrie
particulière de la structure de parenté. Considérons maintenant un exemple où cette
géométrie prend une tout autre forme, alors que les principes généraux évoqués se
confirment.

Amazonie occidentale
13 La maloca du Vaupès 12 (cf. la figure 2), une grande maison communale située en relatif
isolement au bord d’une rivière, est organisée, elle aussi, selon un axe qui oppose le
front et le fond sous des signes sexués : il mène d’une porte de devant (dite « des
hommes ») vers une porte de derrière (dite « des femmes »), et coïncide idéalement
avec l’axe est-ouest, représenté à la fois par le « chemin du soleil » 13 et par le cours des
rivières. La porte masculine est conceptuellement sinon réellement située vers l’aval, la
porte féminine vers l’amont. En tout cas, la première se trouve toujours plus près de
l’eau, tandis que la seconde mène vers le jardin de manioc et, plus loin, vers la forêt.

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Figure 2. Maison barasana

(d’après Stephen Hugh-Jones 1979 : 50 et Christine Hugh-Jones 1979 : 47)

14 Cette opposition recoupe une dichotomie plus large entre la rivière et la forêt, la
première étant associée à la culture et à l’origine des ancêtres, la seconde à la nature
sauvage et au domicile des mauvais génies. Selon les récits d’origine, les ancêtres
auraient remonté les rivières sous forme d’anacondas – chaque rivière étant propre à
un groupe linguistique exogame – avant de donner naissance aux différents sous-
groupes lors d’arrêts successifs aux cataractes. Alors que la différenciation du système
fluvial en branches distinctes correspond ainsi à la différenciation des affins,
l’articulation de chaque rivière équivaut à la hiérarchisation interne des consanguins :
les groupes aînés, sortis d’abord, se trouvent plus vers l’aval, les groupes cadets
davantage vers l’amont. Ainsi, la même dichotomie qui organise l’espace intérieur de la
maison sous la forme d’une opposition hommes/femmes, organise aussi, sous la forme
d’une opposition aîné/cadet, l’espace territorial d’un groupe linguistique entier.
Caractérisé par une même langue et un même ancêtre anaconda, chaque groupe est
divisé de l’intérieur en groupes hiérarchisés dont les différents dialectes sont
considérés comme différents niveaux de compétence linguistique et, plus
généralement, comme différents niveaux de civilisation, les aînés étant plus proches de
la culture, les cadets plus proches de la nature. Cette hiérarchie caractérise aussi l’axe
intérieur de la maison : la place devant la porte frontale, associée à la « bouche » de la
maison, est toujours bien nettoyée, image de l’ordre et de la culture, menant vers le
bord du fleuve où l’on garde les flûtes sacrées ; en revanche, l’endroit situé devant la
porte arrière, considérée comme « anus » de la maison, est chaotique et désordonné, et
mène vers les jardins, lieu privilégié des accouchements et des rapports sexuels.
15 L’isomorphie entre l’architecture de la maison et la généalogie mythique qui s’exprime
dans le système fluvial se manifeste sous un autre aspect. De même que le chemin des

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ancêtres conduit d’une origine commune, l’embouchure à l’est, vers des


embranchements de plus en plus différenciés, la maison, qui dans sa partie frontale se
présente comme une place publique indivisée, se divise en compartiments familiaux
dans sa partie postérieure. La première sert aux rassemblements nocturnes des
hommes et comme dortoir aux visiteurs masculins et aux jeunes hommes célibataires
initiés. Il s’agit donc, tout au moins la nuit, d’un espace purement masculin, tandis que
les compartiments familiaux, qui abritent les couples et leurs enfants et se prolongent
vers les jardins de manioc, gérés par les mères et leurs filles, impliquent la présence des
femmes. En fait, la différenciation de la fratrie correspond à l’introduction de la
différence sexuelle, dans la mesure où les mariages divisent le groupe de frères,
jusqu’alors réuni dans la section frontale, en pères de familles séparées. Le groupe étant
exogame et virilocal, cette différenciation, induite par l’introduction d’épouses venues
de l’extérieur, n’implique pas la dispersion de la fratrie. Contrairement à d’autres
espaces sociaux en Amazonie qui manifestent la même dichotomie entre un centre
masculin unisexué et une périphérie féminine divisée, les deux secteurs sont ici
continus entre eux, l’un pouvant être considéré comme l’évolution de l’autre,
conformément à l’image du système fluvial qui prend alors la forme d’un arbre
généalogique agnatique. L’axe est-ouest correspond ainsi non seulement aux
oppositions aîné/cadet et homme/femme, mais aussi à une opposition entre unité et
différence, en associant l’origine du groupe à un stade indifférencié et unisexué. Ce
stade est représenté, dans l’imaginaire mythique, par les ancêtres agnatiques dans le
ventre de l’anaconda et, dans la réalité sociale, par les jeunes hommes initiés et
célibataires dans la section frontale de la maison.
16 Cette section frontale abrite aussi les visiteurs. Les maisons tukano connaissent un
échange de personnes considérable : les visites réciproques sont fréquentes et il y a
toujours une proportion significative de résidents externes, parfois de longue durée –
dont les beaux-fils résidant chez leurs affins. Ces visiteurs dormant à proximité de la
porte des hommes avec les jeunes hommes de la maison, ces derniers se trouvent, à
leur tour, assimilés aux « étrangers ». En effet, les jeunes célibataires sont les visiteurs
par excellence. Nomadisant dans toute la région, ils participent au maximum de rites
dans les malocas voisines, aussi afin de trouver une femme. La section frontale de la
maison qu’ils habitent est donc de préférence la section frontale d’une autre maison. Si
le rite d’initiation consiste à les séparer des femmes (mères et sœurs) de leur maison
natale, il prépare en même temps leur mise en contact avec les femmes (épouses
possibles) des maisons alliées.
17 Ainsi les sections frontales des maisons alliées, partagées par des beaux frères
potentiels, constituent en un sens un lieu de passage unique entre les différentes
maisons, variante pluri-localisée de la maison des hommes (qui n’existe pas en tant que
telle dans le Vaupès). Comme l’a souligné Stephen Hugh-Jones (1985 et 1995), la porte
frontale change alors de signification selon la perspective dans laquelle on la
considère : vue de l’intérieur, elle constitue la « bouche » de la maison ancestrale, où les
hommes se rendent pour se séparer des femmes, vue de l’extérieur, elle se présente
comme le « vagin » de la maison alliée, où les hommes entrent pour s’unir aux femmes.
À travers une inversion diamétrale de l’orientation de la maison, le passage entre
l’extérieur et l’intérieur entraîne donc une inversion du code sexuel de l’architecture :
la maison est « homme » si les hommes se trouvent dedans, « femme » s’ils se trouvent
dehors14. La relation entre ces deux perspectives – une vue interne et unisexuée du
groupe agnatique, et une vue externe et hétérosexuelle du groupe allié – se clarifie si

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l’on considère les deux rituels principaux où elles se manifestent de façon la plus pure :
d’un côté, le rite d’initiation masculin appelé « maison de Yurupari », de l’autre, le rite
d’échange « maison de don de nourriture »15. Les deux rites sont opposés l’un à l’autre :
le premier réduit la maison à un groupe purement agnatique et masculin ; le second
célèbre la réunion des alliés et des sexes. Si chacun des deux rituels confronte deux
groupes, situés respectivement dans les secteurs frontal et postérieur de la maison, la
signification de cette confrontation n’est pas la même : dans un cas, elle correspond à
un lien de filiation, dans l’autre, à un lien d’alliance.
18 Le noyau du rite d’initiation masculine consiste à confronter les novices aux flûtes
sacrées, effectuant ainsi une double renaissance des ancêtres : d’un côté, les ancêtres
sont identifiés aux flûtes, considérées comme les os dispersés de l’anaconda dont le
rituel réunifie le corps, de l’autre, les novices eux-mêmes sont assimilés aux ancêtres au
stade quasi embryonnaire dans le ventre de l’anaconda ancestral qui précède la
naissance du groupe local. Cette naissance, qui selon les variantes est considérée
comme un débarquement, une métamorphose (comparable à la mue d’un serpent) ou,
enfin, un vomissement (c’est-à-dire un accouchement par la bouche), représente en fait
le modèle de la reproduction unisexuée qui était le secret des ancêtres, et dont les
flûtes sacrées conservent le pouvoir. En re-transformant la maison en canoë, voire en
anaconda qui avale les novices pour les régurgiter en tant qu’hommes initiés (S. Hugh-
Jones 1979 : 218), le rite implique en particulier un effacement de la différence des
sexes. Pendant sa durée, les femmes sont évacuées de la maison ou maintenues derrière
un écran dans sa partie postérieure. La section purement masculine s’étend ainsi
temporairement sur la maison entière. Celle-ci n’en reste pas moins divisée en deux
parties : les hommes adultes dorment désormais près de la « porte des femmes », alors
que l’espace attenant à la « porte des hommes » est réservé aux ancêtres (sous forme de
flûtes), puis, après la disparition des flûtes, aux nouveaux initiés qui y seront reclus
pendant deux mois.
19 De façon tout à fait contraire, le rite du « don de nourriture » célèbre la
complémentarité des sexes. Il consiste en un échange de nourriture « mâle » (viande et
poisson), apportée par les invités, contre de la nourriture « femelle » (bière et pain de
manioc), offerte par les hôtes. Tout en reproduisant un échange mythique entre un
ancêtre et son beau-père, le rite met ainsi en scène l’échange quotidien entre mari et
femme. En rapprochant de plus en plus les deux partenaires qui se trouvent d’abord à
l’extérieur et à l’intérieur, puis au front et au fond de la maison, pour enfin se mélanger
indifféremment, il transforme progressivement la maison tout entière en
compartiment familial.
20 La maison sert ainsi, selon la perspective intérieure ou extérieure adoptée, de schéma
pour deux relations diamétralement opposées et dont l’opposition correspond à celle
qui organise la maison. Ce basculement entre un modèle de filiation unisexuée et un
modèle d’alliance hétérosexuelle représente en effet une transformation constitutive
pour le fonctionnement de la maloca en tant que schéma de l’espace social. Pour saisir
cette transformation, notons d’abord que ni l’échange de nourriture ni le rapport
hommes-femmes ne sont vraiment absents du rite d’initiation. Les ancêtres qui
débarquent de la rivière sont considérés comme des visiteurs apportant de la nourriture
de leur maison d’origine (c’est-à-dire du poisson de l’embouchure du fleuve). Cette
nourriture s’avérerait toutefois mortelle si les humains cédaient à cet échange, raison
pour laquelle, au lieu de se mélanger avec les visiteurs, ils se retirent le plus possible

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dans le fond de la maison, vers la porte des femmes. En revanche, les initiés, reclus à
côté de la porte des hommes, se voient assimilés à des femmes en période menstruelle.
On les désigne d’un terme homologue, l’enclos où on les enferme correspond à l’alcôve
que l’on construit au même endroit pour les filles ayant leurs premières règles, et
l’attitude qu’on leur impose – faible, molle et immobile – est à tous égards considérée
comme « féminine ». L’échange de nourriture entre les sexes est donc évoqué de façon
négative – sous le signe de la séparation et non de l’union –, alors que les positions
sexuelles s’inversent : au moment même où la maison, par l’évacuation des femmes,
devient un espace exclusivement masculin, sa section frontale, d’habitude réservée aux
hommes, se transforme symboliquement en espace féminin, comme si l’accès des
novices à la masculinité pure entraînait leur transformation en femmes 16.
Or, cette inversion des rôles des sexes correspond précisément à ce que décrit le mythe
d’origine du rite de Yurupari17 : à l’origine, les femmes détenaient le secret de la
reproduction unisexuée (matérialisé par la possession des flûtes sacrées) et occupaient
la maison communale, alors espace exclusivement féminin, tandis que les hommes se
comportaient comme les femmes d’aujourd’hui – y compris la menstruation. Les
hommes étaient des êtres « ouverts » (donc féminins), alors que les femmes restaient
« fermées » (donc masculines) et refusaient en particulier de donner naissance aux
enfants. Ce n’est qu’en arrachant les flûtes aux femmes pour les « ouvrir » (en
enfonçant les flûtes dans leur vagin et les faisant saigner) que les hommes parvinrent à
établir l’ordre actuel. C’est donc à travers la féminisation que les initiés s’identifient
aux ancêtres et que la porte des hommes devient, en un sens, la porte des femmes.
Cette inversion de l’orientation symbolique de la maison correspond à une opération
spatiale que les mythes décrivent explicitement : les anacondas ayant remonté les
rivières, leurs bouches (correspondant à la porte des hommes) étaient orientées vers
l’amont, et il leur faillait faire demi-tour pour se transformer en maisons orientées vers
l’aval, donc vers l’origine18. Ce demi-tour, par ailleurs réactualisé dans la chorégraphie
de la parade des flûtes lors du rite de Yurupari, répond certes au fait paradoxal que les
aînés, plus proches des origines en termes d’âge, en apparaissent toutefois comme les
plus éloignés puisque partis les premiers (C. Hugh-Jones 1979 : 243) 19, ce qui transparaît
aussi dans le fait que les compartiments des aînés se situent vers la « porte des
femmes »20. Toutefois, l’inversion n’est pas seulement l’expression d’une contradiction,
mais d’un passage à l’état prénatal du groupe, état dans lequel les plus vieux (les
ancêtres) étaient encore des enfants à naître, et où la « bouche » (de l’anaconda)
fonctionnait comme un « vagin » (en tant qu’organe d’accouchement), l’ouverture du
corps féminin étant encore inexistant. Ce n’est qu’après avoir envahi la maison des
femmes et s’être emparés des flûtes sacrées, que les hommes, au lieu de simplement se
substituer aux femmes, les réintégrèrent en les « ouvrant », instaurant ainsi la
reproduction sexuée (cf. Karadimas 2008). Dans cette perspective, le rite d’échange
entre les sexes semble presque la suite logique du rite d’initiation masculine 21, et le
rapport d’inversion entre les deux rites se présente comme une transformation d’un
rapport de substitution entre les sexes en un rapport de contiguïté. Les visiteurs mâles
entrent dans la maison de Yurupari pour remplacer les femmes dans la section frontale ;
ils entrent dans la maison de « don de nourriture » pour se mêler aux femmes dans la
section postérieure.
Dans les deux cas, cette relation entre les sexes est considérée en même temps comme
une relation entre deux maisons d’orientation mutuellement inversée : soit, sur le
mode de la substitution, comme une relation entre une « maison des femmes » évoquée

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dans le mythe et une « maison des hommes » restituée dans le rite, soit, sur le mode de
la contiguïté, comme une relation entre une maison « féminine » de donneurs de
femmes et une maison « masculine » de preneurs. Si l’on considère que la reproduction
unisexuée sert dans le rite comme schéma de la filiation unilinéaire, alors que l’échange
de nourriture sert de schéma du rapport conjugal, on saisit la logique qui s’exprime
dans la synthèse de ces deux schémas en un seul modèle, comme deux perspectives
d’une seule et même architecture. Il y a, en effet, en Amazonie des systèmes de parenté
où les deux relations coïncident et où le rapport conjugal relie des espaces qui sont
articulés en groupes unilinéaires composés entièrement d’hommes ou de femmes (le
village mundurucu en fournit un exemple extrême).
Si la maloca, en revanche, parvient à intégrer les femmes dans une structure agnatique
et à rendre foncièrement asymétrique le rapport entre hommes et femmes dans la
filiation, le rapport entre donneurs et preneurs dans l’alliance reste toutefois
totalement symétrique : le rite du « don de nourriture » n’est qu’un premier acte qui
suscite forcément le rite réciproque où la maison « masculine » agit à son tour comme
maison « féminine ». Conformément au même principe, le mode idéal du mariage dans
le Vaupès est l’échange symétrique des sœurs. Un mariage n’impliquant qu’un seul
couple est considéré comme incomplet et entraîne les mêmes conséquences que le non-
versement du prix des fiançailles au Timor, à savoir la résidence uxorilocale.
L’inversion des perspectives entre donneurs et preneurs devient ainsi la condition
même du mariage. Pour pouvoir entrer dans la maison de l’autre, il faut lui ouvrir sa
propre maison, de sorte que l’espace des jeunes hommes célibataires apparaît
effectivement comme zone frontale unique de deux maisons alliées, « maison des
hommes » qui s’établit par alternance au sein de l’une ou de l’autre, alors que les
rapports homosexuels entre les beaux-frères potentiels préfigurent les relations
conjugales que l’échange des sœurs établira des deux côtés22.
Comme le cas atoni, l’exemple de la maloca tukano montre que la maison ne peut se
constituer sans évoquer la perspective d’une autre maison, la filiation étant
conditionnée par l’alliance. Considérons enfin un dernier exemple, où la différence
entre filiation et alliance devient elle-même une question de perspective – ce qui ne
veut pas pour autant dire qu’elle devient arbitraire. Cette nuance importante nous
permettra de réévaluer le modèle de la « maison » lévi-straussienne : la maison
kwakiutl.

Côte Nord-Ouest
21 La maison kwakiutl23 (cf. la figure 3), toujours située au bord de la mer, est une
construction carrée qui s’ouvre conceptuellement vers l’« aval », ici considéré comme
le « nord ». Contrairement à l’exemple amazonien, ce n’est pas la façade mais le mur du
fond qui est considéré comme son « front », et la hiérarchie entre la porte et le fond est
inversée. Les habitants, regroupés en plusieurs familles élémentaires, se disposent
selon leur rang sur une plateforme qui entoure l’excavation centrale, chacune dans son
propre compartiment sous forme de maison en miniature. La place la plus valorisée, au
milieu et au fond, est réservée à la famille du chef de la maison ; viennent ensuite les
places du côté droit, puis du côté gauche (vus de la porte en entrant) ; enfin, la place
pour les membres de rangs inférieurs se trouve près de la porte, où dorment aussi les

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esclaves. Lors des cérémonies, les invités sont placés selon ce même modèle, à
l’exception près que la place à proximité de la porte est ici assignée aux hôtes.
22 La maison se présente ainsi comme un système de coordonnées qui fournit le cadre
d’un espace social parfaitement hiérarchisé. La société kwakiutl est organisée sur la
base d’un ensemble de titres de noblesse auxquels correspondent des droits et
privilèges, des rangs et des noms, mais surtout des positions ou « sièges » qui, lors des
distributions cérémonielles de biens (les potlatchs), déterminent l’agencement spatial
de leurs détenteurs et l’ordre dans lequel ceux-ci reçoivent des dons. Ces positions
existent en nombre limité, et ne peuvent, à un moment donné, être occupées que par
une seule personne (en revanche, une personne peut occuper plusieurs positions en
même temps). L’ensemble des positions est articulé dans plusieurs sous-ensembles qui
constituent les unités sociales fondamentales de la société kwakiutl : les numaym (litt. :
« de la même sorte »). C’est cette unité, essentiellement une « communauté de maison »
(Boas 1966 : 42), que Boas, après plusieurs tentatives vaines pour la définir comme
patri- ou matrilinéaire, a fini par comparer avec les institutions de la noblesse
européenne, amalgame dont Lévi-Strauss va forger sa notion de « maison ». Chaque
numaym consiste en un ensemble de « sièges » hiérarchisés, où la hiérarchie correspond
à l’agencement spatial des places dans la maison du groupe 24. En tant que groupe social,
il comprend les occupants des sièges (les « nobles ») avec leurs dépendants (« gens du
commun » et esclaves)25 ; mais comme nous venons de le noter, ses membres peuvent
occuper plusieurs sièges dans plusieurs numaym et ne constituent donc pas de groupes
discrets.

Figure 3. Maison kwakiutl (selon Boas 1909 : 415)

23 Les sièges se transmettent en principe par primogéniture, indépendamment du sexe ;


toutefois, un biais agnatique se manifeste dans le fait qu’une fille héritière est traitée

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socialement comme un fils et que la résidence, à l’exception du cas évoqué d’une fille
héritière, est virilocale. Bien qu’une considération strictement généalogique pousse
donc à le classifier comme ambilinéaire (Rosman & Rubel 1971 ; Goldman 1975), la
conception « émique » du numaym est clairement fondée sur un principe de filiation
agnatique formel, aussi illusoire soit-il26.
24 La naissance ne confère pas en soi des positions, mais seulement le droit de les
acquérir. Chaque transmission de position implique le remplacement de l’occupant
sortant par son successeur et exige obligatoirement la validation par un potlatch, c’est-
à-dire une distribution de biens à des tiers invités pour témoigner du transfert. Ces
invités ne sont pas les membres du numaym auquel appartient la position en question,
mais d’autres numaym, dont celui de rang suprême occupera la place d’honneur au
milieu du fond, par ailleurs réservée au chef de la maison. Les hôtes prenant place à
côté de la porte, les invités en face, le rapport des regards (vers l’intérieur ou
l’extérieur) s’inverse ; et cette inversion des perspectives est la condition pour qu’un
siège de la maison (notamment du chef ) puisse être transféré. La maison ne peut se
perpétuer qu’en devenant, pour la durée du rite, la maison des autres.
25 Or, ces numaym invités, auxquels il incombe de valider la filiation au sein du numaym
invitant, sont notamment ses partenaires d’alliance (cf. Mauzé 1986). En effet, comme
l’ont souligné Abraham Rosman et Paula Rubel (1971), la relation entre hôte et invité au
fondement du potlatch est calquée sur le modèle de l’affinité, le don de propriété
obéissant à la même logique que le don d’épouse. Inversement, le don d’une épouse
implique à son tour un potlatch particulier et s’inscrit dans toute une série de
transferts de biens réciproques. Le mariage est d’abord validé par un premier potlatch
donné par le gendre au beau-père, qui prend ainsi la forme d’un prix de fiançailles. En
fait, il est immédiatement réciproqué par le don, non seulement de l’épouse, mais aussi
d’une dot dont la valeur dépasse souvent celle des dons du gendre. Toutefois, ces
derniers restent conçus comme une dette du beau-père, que celui-ci remboursera
quelques années plus tard, quand le couple aura des enfants, sous forme de biens dont
la valeur excède de loin celle du prix des fiançailles. Ce second potlatch entraîne en
principe la dissolution du mariage, même si, d’habitude, celui-ci est immédiatement re-
confirmé par un versement renouvelé d’un prix de fiançailles, cette fois symbolique et
non remboursable. Cela dit, la femme peut effectivement retourner chez son père et, de
la sorte, être remariée jusqu’à quatre fois, chaque mariage augmentant son « poids »
social – le mari, quant à lui, peut se remarier jusqu’à l’infini.
26 L’épouse n’agit donc pas tant comme un bien transféré, que comme vecteur d’une
transmission de biens d’un genre tout autre : le mariage noble vise surtout le transfert
effectué lors du « rachat » de l’épouse par son père. À la limite, ce transfert ne nécessite
même pas le concours d’une femme : qui souhaite transférer les biens liés au mariage
peut aussi déclarer une part de son propre corps ou un meuble de sa maison comme
fille et la marier au bénéficiaire. Or, l’importance de ce transfert consiste en ce que les
biens en question comportent, entre toutes sortes de biens matériels et immatériels,
aussi des positions sociales comparables – mais pas identiques – aux « sièges »
composant le numaym. Il s’agit notamment des « danses », c’est-à-dire des noms et
titres sacrés associés au droit d’effectuer des danses spécifiques lors de la « cérémonie
d’hiver », à laquelle le « remboursement de la dette de mariage » est par ailleurs
souvent intégré. Ces titres constituent des positions sociales hiérarchisées comme les
« sièges » et déterminent, eux aussi, l’agencement spatial de leurs détenteurs au sein de

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la maison cérémonielle. Toutefois, leur ordre est différent de celui des « sièges » et les
confréries rituelles regroupant les danseurs – les « sociétés secrètes » dans la
terminologie de Boas – ne recoupent pas les numaym.
27 Il s’agit en fait de deux organisations sociales distinctes, dont chacune se reproduit par
un mode de filiation différent : alors que les « sièges » s’héritent par règle de
primogéniture (et conceptuellement par filiation agnatique), les « danses » se
transmettent de façon paradigmatique du beau-père au beau-fils27. Qui plus est, seuls
peuvent être transmis au beaufils des privilèges que le donneur a lui-même obtenus de
son beau-père, de sorte que les privilèges de danse se transfèrent à travers de véritables
lignées d’épouses, ce que Boas (1920 : 120, 124 et 1897 : 334) considère explicitement
comme une variante de filiation utérine. Cette interprétation s’impose d’autant plus
que le gendre n’utilise pas lui-même les privilèges obtenus du beau-père, mais les
conserve pour son propre fils28, tout en restant en possession de la danse, qu’il peut
retirer à son fils au moment du mariage de sa fille, afin de la transmettre au mari de
celle-ci. Au niveau des danseurs eux-mêmes, on a donc effectivement à voir avec une
transmission d’oncle maternel en neveu utérin29.
28 D’un fond de filiation apparemment indifférenciée, se dégagent donc les contours d’un
système de double filiation, correspondant à la double articulation de la société
kwakiutl en numaym et en « sociétés secrètes » : l’affiliation aux premiers se transmet
en ligne conceptuellement agnatique (bien que les bénéficiaires puissent être des filles
masculinisées), l’affiliation aux seconds en ligne utérine de fait (bien que la
transmission s’effectue entre affins, pères des détenteurs). Cette logique « bilinéaire »
ressort sans ambiguïté des témoignages des Kwakiutl, qui ne cessent de marteler la
différence entre les types de biens transmis respectivement de père en fils ou de beau-
père en beau-fils30. N’ayant pas reconnu cette distinction dans ses premiers travaux,
Boas en prend acte vers la fin de sa vie (Boas 1920), mais seulement pour la réfuter
comme « intenable » et relevant d’une « contradiction insurmontable », avant de
proposer, contre le modèle « émique » kwakiutl, celui du majorat européen sur lequel
Lévi-Strauss construira sa théorie des « sociétés à maisons ». Ainsi, la notion lévi-
straussienne de « maison » a sa racine historique dans un effort à vouloir représenter
comme une organisation indifférenciée, ambiguë et contradictoire ce qui est de fait une
organisation double, de sorte que la « maison » apparaît comme une machine à
confondre des types de structure opposés, là où elle sert justement à les articuler. Cette
fonction d’articulation entre deux structures sociales différentes se manifeste de la
façon la plus claire lors du rite de « remboursement de la dette de mariage » au cours
de la cérémonie d’hiver.
29 Reproduits par deux modes de filiation différents, l’ordre des numaym et celui des
« sociétés secrètes » constituent deux types d’organisation sociale homologues mais
alternés. Les premiers prévalent en été, période profane lors de laquelle les familles se
dispersent sur les territoires de chasse et de pêche, les secondes en hiver, période dite
« des secrets », consacrée à la « cérémonie d’hiver ». Pendant cette période,
l’organisation en numaym est supprimée au profit de l’organisation en sociétés secrètes,
les titres liés aux « sièges » perdent leur valeur au profit des titres liés aux « danses »,
et la dichotomie entre nobles et roturiers est remplacée par celle entre initiés et laïcs.
En fait, cette suppression ne saurait être totale, le village d’hiver étant organisé en
sections appartenant aux numaym. Mais elle s’applique pleinement à l’ordre au sein de
la maison qui accueille la cérémonie, maison appelée « vide » puisque débarrassée de

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tout ustensile profane et de toute trace de l’ordre des « sièges ». Alors que la famille de
l’hôte – père du novice du rang suprême (de « cannibale », hamatsa) et toujours du rang
(estival) de chef31 – se tient près de la porte comme lors d’un potlatch, les autres places
de la maison sont réservées, non pas aux autres numaym, mais aux sociétés secrètes, la
société des « cannibales » occupant la place d’honneur au fond.
30 La période secrète commence avec la disparition des novices, supposément enlevés par
des esprits venus au village des humains. L’objectif de la cérémonie d’hiver consiste à
re-capturer les enlevés – dont en particulier le fils de l’hôte, victime de l’esprit
suprême, du « grand cannibale du nord » – et à les apprivoiser, les esprits les ayant
imprégnés de leur nature non humaine. C’est cette nature d’esprit qui se manifeste à
travers la danse caractéristique de chaque société, danse dont le transfert constitue,
rappelons-le, l’élément central du remboursement de la dette de mariage, lui-même
partie intégrale du rite. D’abord reclus en forêt, puis faisant une entrée spectaculaire
par le toit, le novice « cannibale » se tient à la fin de la cérémonie dans une chambre
cérémonielle séparée du reste de la maison par un écran de planches recouvert du
visage peint de l’esprit qui le possède. En sortant de cette chambre, il apparaît comme
régurgité par l’esprit (dont la bouche correspond à la porte de la paroi).
31 Devant cette chambre cérémonielle, on a érigé un poteau de cèdre cérémoniel
surmontant le toit, au bout duquel est attachée une effigie du grand cannibale. Avec sa
façade peinte et le poteau sacré devant sa porte, la chambre cérémonielle se présente
comme une maison dans la maison, demeure du « grand cannibale du Nord », dans
laquelle seuls les membres de la société des cannibales peuvent pénétrer – on les
appelle laxsa, « qui sont passés [par la porte de la maison] » (Boas 1930 : 183, note 2).
32 À travers cette reconstruction d’une maison au sein d’une maison, l’opposition entre
l’intérieur et l’extérieur s’établit donc, à l’intérieur même, sous la forme d’une
opposition entre section de derrière et section de devant, opposition caractéristique de
la relation entre invités et hôtes, en l’occurrence donc entre l’esprit qui a enlevé le
novice et le père qui cherche à le libérer.
33 Or, en mettant symboliquement l’invité à l’intérieur et l’hôte à l’extérieur, le rituel dans
la maison cérémonielle reproduit, sous des signes inversés, la configuration d’un autre
rituel qui confronte, devant cette même maison, les hôtes à l’intérieur aux invités à
l’extérieur, à savoir le remboursement de la dette de mariage par le numaym du beau-
père32. Ce potlatch consiste notamment à étaler, selon un arrangement appelé
« catamaran », les biens apportés par le beau-père pour « rédimer » sa fille. En effet, ces
biens sont apportés sur un catamaran censé ramener l’épouse à la maison, et dont le
« mât » consiste en une plaque de cuivre (exemple suprême des richesses apportées au
beau-fils). Si l’on considère que le mât cérémoniel érigé à l’intérieur de la maison,
auquel on attachera le novice possédé par l’esprit, représente le pilier du monde,
poteau de cuivre menant au ciel, et que le mariage kwakiutl est rituellement mis en
scène comme un acte belliqueux visant à enlever la femme du toit de sa maison
(considéré comme sommet d’une montagne et domaine des esprits) 33, l’homologie entre
les situations à l’intérieur et à l’extérieur de la maison cérémonielle se précise. Dans les
deux cas, un père (invité ou hôte) cherche à récupérer son enfant (fille mariée ou fils
initié) à travers un rite (potlatch ou danse) devant la maison de celui qui l’a enlevé
(mari ou esprit). Les deux situations ne sont pas seulement homologues mais
articulées : l’annonce du rachat de l’épouse déclenche la disparition du fils, comme s’il
s’agissait, à l’intérieur comme à l’extérieur, de deux manifestations d’un seul et même

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rapport entre un homme et son adversaire : une fois sous sa forme « estivale » de beau-
père à la tête de son numaym, l’autre fois sous sa forme « hivernale » de grand
cannibale, entouré par la société des esprits34.
Demeure d’un numaym de l’extérieur, village de sociétés secrètes de l’intérieur, la
maison cérémonielle articule les deux modes d’organisation de la société kwakiutl à
travers une inversion des perspectives : le numaym du beau-père est reçu devant la
maison, la société des cannibales se trouve derrière la façade de la « maison »
intérieure. Toutefois, les deux adversaires cérémoniels du père – les parents de l’épouse
dans l’ordre profane de l’extérieur, les esprits cannibales dans l’ordre sacré de
l’intérieur – sont considérés comme des étrangers hostiles d’outre-mer (c’est-à-dire du
Nord)35. Si ces deux positions étaient non seulement homologues mais identiques,
l’initiation du fils correspondrait effectivement à son recrutement, non par la société
des esprits, mais par le groupe des parents maternels, et on se retrouverait avec le
modèle avunculocal des Tlingit, voisins septentrionaux des Kwakiutl. Comme chez
ceux-ci, on a affaire à un conflit entre deux modes de filiation opposés ; mais alors que
les Tlingit, dont le mariage ne comporte aucun potlatch et aucune transmission de
privilèges au beau-fils, répondent à cet antagonisme par un recours à la résidence
avunculocale et au mariage avec la cousine croisée patrilatérale, les Kwakiutl le laissent
aboutir à une double organisation de l’espace social en fonction de la variation
saisonnière. Cependant, ces deux organisations ne sont pas simplement juxtaposées
mais imbriquées : la maison kwakiutl s’inscrit dans les deux structures à la fois,
transformant l’une en l’autre par une inversion qui affecte la relation entre extérieur et
intérieur en tant que telle : vus de l’extérieur, père et fils se trouvent à l’intérieur de la
même maison agnatique, vu de l’intérieur, le père se trouve à l’extérieur d’une maison
utérine à laquelle seul son fils a accès. Tout l’enjeu du mariage consiste à assurer aux
enfants les positions supérieures dans ce double espace constitué par les sièges et les
danses36. L’architecture de la maison cérémonielle est le modèle du damier sur lequel
les nobles kwakiutl dessinent leurs stratégies matrimoniales.
Tirés d’aires culturelles très différentes, ces trois exemples confirment le même
constat : la maison ne se présente jamais comme la simple projection d’un groupe de
parenté, mais toujours aussi selon une forme transformée qui inscrit le point de vue de
l’autre dans les fondements mêmes de son architecture. Un groupe de parenté ne peut
se penser sans se représenter à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, et les apparentes
contradictions et ambiguïtés qui caractérisent la maison en tant que représentation du
groupe relèvent en fait de sa fonction de schéma génératif de l’espace social. Axe
central de cet espace, la relation d’alliance s’avère indispensable à sa compréhension,
non seulement quant à l’agencement des maisons au sein d’unités plus englobantes,
mais aussi par rapport à leur structure interne.
L’architecture domestique renvoie aux mêmes principes topologiques que le régime
matrimonial. Ainsi l’organisation de la maison atoni est-elle caractérisée par le fait que
l’extérieur englobe l’intérieur de la même façon que le groupe des donneurs englobe
celui des preneurs (comme sa « partie féminine ») – conceptualisation qui résout
l’apparent paradoxe du centre du groupe agnatique considéré comme féminin. En
revanche, l’architecture de la maloca tukano est fondée sur un rapport d’ inversion
diamétrale entre les perspectives extérieure et intérieure, correspondant à un régime
d’échange bilatéral sur l’arrière-fond (réel ou mythique) d’un système de filiation
parallèle – en conséquence, la porte frontale de la maison peut être considérée soit
comme sa « bouche », soit comme son « vagin », selon le contexte rituel qui détermine

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la perspective appropriée. Dans le cas kwakiutl enfin, le passage de l’extérieur à


l’intérieur entraîne une permutation de toutes les positions, analogue au changement
d’organisation sociale en fonction de la variation saisonnière et suivant les principes
d’une structure de parenté bilinéaire. Partout, l’espace domestique traduit la logique de
l’alliance et inversement. L’asymétrie structurelle de la maison atoni exprime la même
inflexion de l’espace social que le flux infini de prestations matrimoniales ; les
multiples inversions de la maloca tukano font écho à l’échange des sœurs ; la double
face de la « maison vide » kwakiutl se révèle à travers le remboursement de la dette de
mariage. Quelles que soient les dichotomies sur lesquelles opèrent les transformations
de la maison – entre le tout et la partie, entre l’avant et l’arrière, ou entre l’intérieur et
l’extérieur –, elles impliquent toujours la relation conjugale qui constitue la maison de
l’intérieur (en tant que polarité entre hommes et femmes) et de l’extérieur (en tant
qu’opposition entre preneurs et donneurs).
Cette relation étant foncièrement un rapport de forces, l’opposition constitutive entre
intérieur et extérieur reste elle-même marquée par une relativité essentielle. Comme le
montrent tous les exemples, le rôle de chaque sexe comme vecteur de l’alliance ou de la
filiation n’est jamais assuré d’emblée ; réellement ou symboliquement, il reste
hypothétique et conflictuel, sujet de combats ou de négociations, d’efforts économiques
ou rituels, opposant les partenaires d’alliance dans un antagonisme constitutif. En un
sens, les différentes manières de modeler les transformations de perspective entre
l’extérieur et l’intérieur représentent autant de tentatives pour contrôler cet
antagonisme ; et les structures qui en résultent témoignent chacune d’un compromis
transitoire.
L’étude comparative des maisons permet de saisir ces structures à partir des
transformations qu’elles rendent possibles, plutôt que par la classification des
configurations (clans, lignages, moitiés ou cycles d’échange) qui s’en dégagent,
méthode préconisée de l’approche généalogique. Le tournant de la géométrie du XIXe
siècle, où, au lieu de se contenter d’une classification des figures spatiales (cercles,
ellipses, hyperboles, etc.), l’on s’est attelé à une véritable analyse de l’espace à partir de
ses transformations, peut servir d’exemple à l’anthropologie – et ce, non au sens
métaphorique, mais en reconnaissance du fait que les sociétés les plus diverses ont
modélisé leur morphologie sociale sous une forme spatiale et transformationnelle. Il
nous reste à prendre ces modèles au sérieux et à apprécier les maisons non seulement
en tant qu’objets, mais aussi en tant qu’outils de la pensée anthropologique, pour
parvenir à une compréhension plus adéquate des systèmes de parenté.

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NOTES
1. Pour une élaboration de cette conception de l’espace, cf. Hamberger (2004).
2. L’interprétation de la double orientation de l’espace comme « maximisation du
bénéfice magique » puisqu’on y entre face à la lumière et en sort face à la lumière
(Bourdieu 1970 : 757) ne peut guère satisfaire.

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3. Dans un article antérieur (Hamberger 2005), nous avons proposé de considérer cette
double perspective comme le problème fondamental de tout système de parenté,
problème auquel structures matrimoniales et structures architectoniques ne
présentent que des solutions alternatives. Soit un groupe inclut un segment de l’autre,
comme dans le cas de l’échange généralisé où les conjoints d’un même groupe natal
forment une sorte de « colonie » au sein de leur groupe marital. Soit les conjoints
oscillent entre deux groupes, ce qui est facilité par une segmentation sexuelle de
l’espace qui permet aux hommes et aux femmes de se regrouper de façon différente.
Soit l’espace reste unique mais change périodiquement d’organisation, comme c’est le
cas dans des systèmes à variation saisonnière qui regroupent chaque individu tantôt
avec ses alliés, tantôt avec ses consanguins.
4. Je m’appuierai par la suite essentiellement sur les analyses de la maison atoni
proposées par Cunningham (1964, 1965, 1967a et b) et Schulte-Nordholt (1971, 1980),
tout en les complétant par les études que Hicks (1976, 1985, 1990) et Francillon (1968,
1989) ont effectuées chez les Tetum voisins (du Nord et du Sud, respectivement).
5. Chez les Tetum du Sud, uxorilocaux, la « porte des femmes » est une porte latérale
qui s’ouvre vers le couchant, direction associée aux alliés, donc aux maris,
conformément à l’association de l’ouest à l’étranger dans tout le Timor. Contrairement
aux Atoni, les Tetum méridionaux, dont les maisons sont disposées en cercle autour
d’une place centrale, n’accordent pas de valeur symbolique à l’opposition entre gauche
et droite.
6. Cf. Cunningham (1964 : 53). Ce centre est à son tour divisé par un dualisme diamétral
qui oppose le palais du prince à l’ouest, femelle et réservé à sa famille, à celui de son
chef de palais à l’est, mâle et servant à recevoir des visiteurs (Ibid. 1965 : 367 ; voir aussi
Schulte-Nordholt 1980 : 245-246).
7. Cette conceptualisation du prince comme une femme immobile qui « ne peut que
dormir et manger » est commune aux Atoni « patrilinéaires » et aux Tetum
« matrilinéaires ».
8. Cf. aussi Van Wouden (1968). L’enfant en question peut être un fils destiné à
perpétuer la lignée des donneurs, surtout si ceux-ci n’ont pas d’héritier, mais aussi une
fille, censée se marier dans la maison des donneurs, et ce, qu’il s’agisse de donneurs de
femmes ou de donneurs d’hommes. Ce glissement entre alliance et filiation fut l’une des
raisons pour lesquelles Claude Lévi-Strauss considèrait les Atoni comme une « société à
maisons ».
9. Les Atoni évitent le mariage avec la cousine croisée patrilatérale et désapprouvent
l’échange de sœurs, bien que dans certaines régions il reste possible. Les Tetum
septentrionaux préconisent également l’alliance asymétrique, tout en autorisant
l’échange des sœurs, alors que chez les Tetum de Sud, l’échange bilatéral devient
l’idéal.
10. Le même principe détermine, dans le contexte uxorilocal des Tetum méridionaux,
la position des maris (à l’ouest) et des frères (à l’est) sur la plateforme frontale de la
maison.
11. Ce rôle de la femme est en accord avec un schème général de la mythologie
timoraise qui assigne aux étrangers (venus de l’ouest, donc du côté « féminin ») le
contrôle des puissances spirituelles.

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12. Si les analyses suivantes se réfèrent avant tout au modèle barasana étudié par
Christine Hugh-Jones (1979) et Stephen Hugh-Jones (1979, 1985, 1993, 1995), elles
s’appuient également sur les matériaux bara (Jackson 1983a et b, 1992), cubeo (Goldman
1963), desana (Reichel-Dolmatoff 1971, 1972, 1996), makuna (Århem 1981 et 1987) et
tatuyo (Bidou 1972). Par abréviation, nous désignons tous ces groupes de l’ensemble
« tukanoen » par le terme « tukano ». En fait, aucune de ces sociétés ne saurait être
analysée isolément. L’exogamie linguistique fait du Vaupès un réseau ouvert de
groupes interconnectés dont chacun représente le même monde symbolique d’un autre
point de vue. Ce système de perspectives étant explicitement inscrit dans l’espace
géographique, mythique et rituel, beaucoup de chercheurs y travaillant (voir, par
exemple, Bidou 1972 ou Jackson 1983a) ont été naturellement amenés à une approche
« perspectiviste », bien avant que ce terme ne soit devenu la marque de la cosmologie
amazonienne.
13. C’est aussi l’appellation de la poutre faîtière.
14. Dans une analyse de la maison mirana (également localisée dans le Vaupès), Dimitri
Karadimas (2005) montre que ces deux perspectives opposées comportent aussi un
aspect « vertical » : alors que la vue de l’intérieur correspond au regard vers le ciel où
se déplacent les astres, la vue de l’extérieur correspond au regard imaginaire sur le
territoire où se déplacent les personnes en bateau. La correspondance entre le chemin
du soleil (en haut) et le système fluvial (en bas) se trouve à son tour inscrite dans
l’architecture de la maison, le premier étant représenté par la poutre faîtière, colonne
vertébrale d’un ciel masculin surplombant le corps d’une terre féminine.
15. Pour une comparaison détaillée des deux rituels voir surtout Stephen Hugh-Jones
(1995). Le terme « maison » (wii) désigne également le rituel.
16. Cette féminisation de l’espace purement masculin se manifeste aussi dans les détails
du rituel : au summum du rite, le chamane brûle une gourde de cire d’abeilles, symbole
de féminité par excellence, remplissant la maison d’une odeur fortement associée au
sexe féminin ; cette odeur est par ailleurs aussi attribuée aux flûtes sacrées, que les
mythes desana comparent au clitoris.
17. Le mythe existe dans de nombreuses versions (cf., par exemple, Bidou 1972 : 67 ; C.
Hugh-Jones 1979 : 137 ; S. Hugh-Jones 1979 : 130 sqq. ; Jackson 1983a : 188 ; Reichel-
Dolmatoff 1971 : 169 sq.). Pour une discussion générale, cf. Bolens (1967) et, plus
récemment, Karadimas (2008).
18. Si l’on adopte l’hypothèse de Dimitri Karadimas selon laquelle le modèle de
l’anaconda-canoë serait une chenille portant dans son ventre des larves de guêpes
parasitaires, cette inversion peut encore s’appuyer sur une réelle ambiguïté
anatomique : la queue de la chenille apparaît effectivement comme sa tête et ressemble
à la proue du canoë mythique tel qu’il est représenté par les Desana (cf. Karadimas
2008 : 163, et communication personnelle).
19. Paradoxe susceptible d’être exploité à des fins idéologiques : si, par exemple, les
Pamwa (un clan tatuyo) sont généralement reconnus comme suprêmes puisqu’arrivés
les premiers, cette antériorité n’est due, selon les Huna (autre clan tatuyo), qu’au fait
qu’ils n’ont jamais fait le voyage, étant directement sortis de la forêt, ce qui
correspondrait à la position infime… (Bidou 1972 : 77).

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20. Les compartiments sont disposés selon la hiérarchie de l’aînesse, la famille du chef
occupant soit le fond, comme chez les Makuna et Barasana, soit la section centrale,
comme chez les Cubeo et Desana.
21. Dans la version desana décrite par Reichel-Dolmatoff (1971), les deux rites
constituent deux phases consécutives d’un seul et même rituel.
22. Cf. Sorensen (1984). Les relations homosexuelles entre jeunes hommes célibataires
trouvent par ailleurs un équivalent mythique dans l’homosexualité que les femmes
auraient pratiquée dans la maison communale avant l’invasion des hommes (cf.
Karadimas 2008).
23. Je me réfère surtout aux Kwakiutl proprement dits, c’est-à-dire aux habitants de
l’île Vancouver étudiés par Boas (1888, 1897, 1909, 1920, 1921, 1925, 1930, 1966, 1969
[1934]) et Ford (1941), tout en prenant en compte les études d’Olson (1954, 1955) sur les
Kwakiutl septentrionaux (Wikeno et Heiltsuk). Pour la cérémonie d’hiver, je m’appuie,
en outre, sur les analyses de Drucker (1940) et Holm (1977, 1990).
24. Les numaym sont également hiérarchisés entre eux, leurs membres partageant, lors
des grandes cérémonies, une même place dans la maison de l’hôte. Quant à l’ordre des
dons, la hiérarchie des numaym prime sur celle des positions individuelles au sein de
chaque numaym. Cela dit, la hiérarchie globale des positions individuelles n’est pas
toujours en cohérence avec celle des numaym.
25. La différence entre « nobles » et « gens du commun » se définit en termes
d’occupation de sièges à un moment donné et ne constitue donc pas une frontière
permanente et imperméable ; en outre, la hiérarchisation des sièges rend la distinction
graduelle et relative (cf. Codere 1957 et Mauzé 1989).
26. Cf. Boas (1920 : 118) et Ford (1941 : 13). Toutes ces considérations se réfèrent aux
Kwakiutl proprement dits (i. e. méridionaux). Plus au nord, la filiation est utérine, la
transmission de père en fils n’étant possible qu’après adoption.
27. Selon certains auteurs, les danses passeraient même exclusivement de beau-père en
beau-fils et ne pourraient être transmises aux enfants (Rosman & Rubel 1971 ; cf. aussi,
pour une position contraire, Olson 1954 et Rosman & Rubel 1990). En revanche, les
« sièges » ne se transmettent pratiquement jamais aux affins ; comme l’a souligné
Goldman (1975), le seul cas reporté (Boas 1897 : 336 sq.) concerne un titre secondaire.
28. À la différence des « sièges », les danses supérieures ne peuvent être transmises aux
femmes.
29. Chez les Kwakiutl septentrionaux, et quelle que soit par ailleurs leur morphologie
sociale, les prérogatives de danse se transmettent exclusivement en ligne utérine
(d’oncle en neveu et de mère en fille), aucune ne pouvant passer directement de père
en fils. Au sud également, les danseuses de la cérémonie d’hiver sont appelées « les
mères de ma tribu » (Boas 1966 : 208). On notera toutefois que l’émergence des lignées
utérines chez les Kwakiutl méridionaux n’est pas une conséquence inévitable de la
transmission répétée de beau-père en beau-fils : en raison de mariages multiples, la fille
du prédécesseur peut être différente de la mère du successeur (cf. Boas 1920 : 118).
30. Cf. Boas (1921 : 786, 824, 1351, 1358).
31. Seuls les fils de chefs peuvent accéder aux rangs supérieurs des sociétés secrètes,
conformément à l’isogamie des nobles qui tend à reproduire la hiérarchie des sièges
dans celle des danses.

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32. Le rite du remboursement de la dette de mariage constitue l’unique mobilisation de


l’ordre estival des numaym au sein de la cérémonie d’hiver (Boas 1897 : 518).
33. Cf. Boas (1897 : 359 et 492, 1966 : 53, 1921 : 1022 et 1054 sqq.) et Boas & Hunt (1905 :
401).
34. Cette homologie entre les alliés et les êtres surnaturels qui confèrent leurs
puissances aux humains a été soulignée par Goldman (1975 : 70).
35. L’épouse est toujours représentée comme une étrangère venant de loin ; toute
cérémonie de mariage implique un voyage en canoë, aussi proches que soient en réalité
les conjoints.
36. D’où surtout une tendance à l’isogamie, mais aussi une tentation endogame
contraire à l’idéal exogame affiché.

RÉSUMÉS
Résumé
Cet article vise une réévaluation de la maison en tant que schème génératif de l’espace social. Au
lieu de l’interpréter comme simple projection d’une structure sociale dans l’espace physique,
nous proposons de la considérer comme un outil pour représenter une même structure sociale de
plusieurs points de vue. Bien plus que de fournir le substrat ou l’image d’un groupe (selon le
modèle des groupes de filiation), la maison inscrit le point de vue de l’autre dans la constitution
du groupe même et se présente ainsi comme objectification d’une relation, dont le cas
paradigmatique est l’alliance matrimoniale. Partant de cette conceptualisation de l’alliance en
tant qu’axe d’une transformation de perspectives, l’architecture domestique peut servir d’outil
d’analyse pour étudier les systèmes de parenté. Cet article cherche à le montrer à travers trois
exemples tirés de régions différentes (Timor, Amazonie occidentale et Côte Nord-Ouest).

Abstract
This article aims to reconsider the house as a generative scheme of social space. Instead of
interpreting it as a simple projection of a social structure into physical space, the author
proposes to treat it as a tool for representing one and the same social structure from several
different points of view. Rather than supplying the substrate or image of a group (according to
the descent group model), the house integrates the other’s point of view into the constitution of
the group as such, thus presenting itself as the objectification of a relationship, the paradigmatic
case being that of matrimonial alliance. Starting from this conceptualization of alliance as an axis
around which perspectives are transformed, domestic architecture can serve as an analytical tool
for studying kinship systems. This article tries to show this by drawing on three examples taken
from different regions of the world (Timor, Western Amazonia and the American Northwest
Coast).

INDEX
Keywords : House, Kinship, Social Space, Alliance, Atoni, Tukano, Kwakiutl
Mots-clés : maison, parenté, espace social, alliance, Atoni, Tukano, Kwakiutl

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AUTEUR
KLAUS HAMBERGER
École des hautes études en sciences sociales, Paris

L’Homme, 194 | 2010


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De l’ethnographie à l’ethnologie :
changer de nom ou changer de
paradigme ?
L’école russe d’ethnologie, 1989-2008
From Ethnography to Ethnology : A Change of Name or a Change of Paradigm ?.
The Russian School of Ethnology, 1989-2008

Elena Filippova

1 LORS DU rassemblement de la section des sciences sociales au Présidium de l’Académie


de sciences de l’URSS, le 1er novembre 1989, Valery Tichkov a prononcé un discours
intitulé « Que change mon credo », avec pour sous-titre : « À propos des nouvelles
approches de la théorie et de la pratique des relations interethniques ». À cette époque,
Valery Tichkov, historien de formation et américaniste par son parcours de chercheur,
venait de succéder, au poste de directeur de l’Institut d’ethnographie, à Ûlian Bromlej,
qui l’avait dirigé depuis 1966 et dont l’autorité en tant que théoricien de l’ethnos avait
été absolue en URSS. Prenant le relais, en plein mouvement de « perestroïka », le
nouveau chef des ethnographes a voulu rompre avec l’héritage marxiste et proclamer
un changement d’orientation.
2 Le discours, publié aussitôt par l’Institut de l’information en sciences humaines ( INION),
contient 50 pages divisées en sept chapitres. Deux d’entre eux méritent l’attention : une
introduction qui dresse un état des lieux de la théorie et des définitions, et une
conclusion qui traite du statut de l’ethnographie, discipline définie comme une
« science des peuples ». En postulant d’emblée la nécessité urgente du renouvellement
théorique, en critiquant la « théorie marxiste de la nation » et en qualifiant les
« acquis » de ses adeptes de « fausse-science », Tichkov affirme que « la théorie de la
question nationale dans son état actuel déstabilise les relations interethniques car elle
est fondée sur des postulats qui ne sont plus à jour, et sur des utopies sociales ».
3 Paradoxalement, sa critique, juste et assez novatrice après de longues années
d’unanimité conceptuelle, s’appuie elle-même sur des arguments essentialistes. Ainsi,
tout en refusant d’assimiler la nation à la communauté ethnique propre à l’époque

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capitaliste, et d’attribuer à chaque groupe ethnique « son » territoire aux frontières


délimitées, il avance comme argument le fait que « d’après cette logique, 80% des
Tatars en URSS (résidant en dehors de la République de Tatarstan) ne font pas partie de
la nation tatare ». Or, ladite « nation tatare » n’est rien d’autre qu’une communauté
d’appartenance fondée sur les critères considérés traditionnellement comme
« ethniques ».
4 En citant la célèbre formule d’Ernest Renan « la nation est un plébiscite de tous les
jours », il affirme néanmoins que « l’idée de la nation naît au creux d’un peuple et
aboutit à l’obtention de la souveraineté nationale », posant ainsi le « peuple » comme
une substance à l’origine de la nation, dont l’État serait l’incarnation d’une volonté
collective. En dénonçant le principe de la souveraineté, proclamé au nom d’un groupe
ethnique dominant, comme contradictoire avec le système démocratique et les valeurs
de la société civile, il invite les « peuples » à se définir librement en tant que
« nations », s’ils le souhaitent, sans que cela implique des conséquences politiques et
constitutionnelles. Insistons spécialement sur le flou dans l’emploi des notions : les
termes « nation », « peuple », « ethnos » sont utilisés comme des concepts
interchangeables.
5 Dans la partie finale de son discours, Tichkov s’interroge sur le rôle politique qui est
réservé à la science et, notamment, à l’ethnographie. Il est sceptique à l’idée d’une
gestion « scientifique » de la société. La vocation de la science n’est pas d’élaborer une
conception intégrale, cohérente et unique censée guider les politiques et les dirigeants
du pays. Il faudrait privilégier, au contraire, le pluralisme conceptuel et la diversité des
approches. L’ouverture vers le monde extérieur, la prise en compte des méthodologies
développées au sein d’autres écoles de pensée sont déclarées non seulement légitimes,
mais indispensables.
6 C’est dans ce contexte que Tichkov insiste sur un changement de nom de la discipline :
« […] née au XIXe siècle en tant que discipline qui s’est occupée de la description des
objets matériels et des pratiques sociales des peuples, l’ethnographie en Urss,
comme dans le reste du monde, était en train, dans les années 1920-1930, de se
transformer en ethnologie (la racine “logos” – le savoir – étant révélateur de la
dimension analytique de la discipline, contrairement à celle de “graphos” » – la
description). En raison des accusations de cosmopolitisme suivies de répressions
contre les chercheurs, les ethnologues soviétiques ont été contraints de se
contenter de l’ethnographie traditionnelle, au statut d’une science historique
auxiliaire ».(ma traduction, ainsi que pour les citations suivantes)
7 En cette même année 1989, le conseil scientifique de l’Institut d’ethnographie s’est
prononcé pour qu’il porte désormais le nom de l’Institut d’ethnologie et
d’anthropologie.
Ce discours inaugural a déclenché un débat autour des fondements théoriques de la
discipline. Assez vite le marxisme dogmatique, qui avait en URSS le monopole des
théories sociologiques, est tombé en désuétude. La théorie de l’ethnos, liée avant tout au
nom de Ûlian Bromlej, perçue auparavant comme « un acquis majeur de l’ethnographie
soviétique contemporaine », fut remise en cause. D’autres noms, relégués durant
l’époque soviétique à la marge de la science officielle et du coup exclus du discours
savant, sont sortis de l’ombre. La chute du rideau de fer a mis fin à l’isolement de l’école
soviétique d’ethnologie et a entrouvert la porte à un échange intellectuel avec d’autres
courants de pensée.

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Qu’en est-il de l’ethnologie en Russie aujourd’hui, plus de vingt ans après ? A-t-elle
réussi à redéfinir ses fondements théoriques ?

“Du passé faisons table rase”


Critiques du “paradigme bromleïen”

8 L’analyse critique de la théorie de Ûlian Bromlej commence par sa définition, devenue


classique, de l’ethnos :
« […] une communauté humaine stable, intergénérationnelle, historiquement
constituée sur un territoire donné, possédant en commun des traits culturels (y
compris la langue) et psychiques singuliers, mais aussi consciente de son unité et de
sa différence par rapport à d’autres entités équivalentes (une conscience de soi
figée dans un ethnonyme) ».(1983 : 58)
9 Deux questions se posent le plus souvent : « comment distinguer l’ethnos dans
l’ensemble des liens sociaux » et « qu’est-ce qu’une substance ethnique » ?
10 Il est évident, en effet, qu’aucun critère qui sert ici à définir l’ethnos ne peut être
considéré comme spécifique, propre uniquement aux communautés dites « ethniques »,
ni comme universel pour toute communauté de ce genre (Belkov 1993). À partir du
moment où les caractéristiques d’un objet ne sont ni discriminatoires ni universelles,
elles ne sont pas substantielles. Ce constat est à l’origine des tentatives pour
différencier communauté ethnique et communauté sociale, car « mélanger ces deux types
d’organisme entraîne l’attribution des caractéristiques d’une communauté sociale à
une communauté ethnique » (Kouznetsov 1989 : 21)1.
11 Privilégier une conscience de soi en tant que caractéristique substantielle de l’ethnos –
ce que fait implicitement Ûlian Bromlej lorsqu’il écrit : « seule une communauté
culturelle consciente de son unité et se distinguant des autres communautés
équivalentes peut être considérée comme un ethnos » (1981 : 24) –, c’est contredire les
principes matérialistes, un inconvénient non négligeable pour un chercheur qui se veut
marxiste, remarque un des participants au débat organisé par la principale revue
académique de la discipline. De surcroît, cette réduction de la « substance » ethnique à
un seul critère ne résout pas le problème : à en croire Ûlian Bromlej, l’ethnos n’est rien
d’autre qu’une « communauté culturelle ». À quoi sert, dans ce cas-là, l’introduction
d’un terme spécifique ?
Un autre objet qui a suscité la critique était une typologie des communautés ethniques,
la fameuse triade plemja-narodnost’-nacia (« tribupeuplade-nation »), faisant référence à
une conception marxiste des formations sociales et économiques. Chacune de ces
formations était associée à un type de l’ethnos, ce qui a permis de distinguer les tribus
de la société primitive, les peuplades de la société féodale et les nations capitalistes et
socialistes. Cette continuité présumée a mis la notion d’ethnogenèse au cœur de la
théorie de l’ethnos et amène inévitablement à considérer une nation comme
l’aboutissement de l’évolution d’un ethnos. Il est toutefois légitime de mettre en doute
le bien-fondé d’une telle typologie : elle repose sur des critères économiques, sociaux et
politiques qui caractérisent une forme d’organisation sociale, et rien ne justifie qu’il y
ait une différence spécialement « ethnique » entre une « nation capitaliste » et une
« nation socialiste ». Pour certains, l’ethnos serait un phénomène propre à une période
historique bien délimitée : celle qui succède à une société de clan (pré-ethnique, fondée

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sur la parenté consanguine) mais précède un État-nation (postethnique, fondée sur


l’appartenance politique) : il s’ensuit que seule la narodnost’ peut être assimilée à l’
ethnos. Pour d’autres, le terme narodnost’ ne désignerait pas un type de communauté
ethnique, mais une qualité immanente à une telle communauté et à chaque individu qui
en fait partie ; son sens ne serait donc pas « peuple/peuplade », mais « ethnicité ».

De l’unanimité vers le pluralisme conceptuel ?


12 Le début des années 1990 a vu le triomphe de l’œuvre de Lev Gumilev, dont la pensée
biologiste et naturaliste a trouvé un large écho dans le public et dont les concepts tels
que « superethnos » et « passionarité »2 ont été vite récupérés par les militants et les
porte-parole des mouvements qui se voulaient « nationalistes ». Dans les milieux
universitaires, les idées de Gumilev se sont surtout imposées parmi les néophytes de la
discipline, convertis en ethnologues à la suite de l’introduction des cursus d’ethnologie
et d’« anthropologie culturelle » dans les facultés de province. Les ethnologues « de
longue date », à quelques exceptions près, sont restés plutôt réticents vis-à-vis de ces
théories qui assimilent l’ethnos à une espèce biologique, et le processus d’ethnogenèse à
un processus d’évolution au sein de l’espèce3. Lev Gumilev, tout en reconnaissant que l’
ethnos est le pur produit du développement historique, ce qui lui confère une
singularité culturelle, affirme par ailleurs qu’il n’existe pas (et qu’il n’a jamais existé)
une personne dans le monde n’appartenant pas à un ethnos quelconque (1990 : 21-48).
13 Quelques années plus tard, une autre théorie de l’ethnos, antérieure à celles de Bromlej
et de Gumilev, mais tombée dans l’oubli, a fait sa réapparition. Il s’agit d’une œuvre de
Serguey Širokogorov, Êtnos, publiée en Chine en 1923. À la lecture de ce texte, ne
comptant qu’une centaine de pages, on voit bien qu’il contient déjà les thèses
principales de ses successeurs. L’ethnos, selon Širokogorov, représente « une
communauté humaine dotée d’une même langue, assumant une origine commune,
partageant des coutumes et un mode de vie similaires, maintenus et consacrés par la
tradition ; une communauté consciente de sa différence par rapport aux autres groupes
de même nature » (1923 : 13). Une coutume endogamique peut être considérée comme
immanente à un ethnos particulier.
14 Force est de reconnaître que les deux définitions, encore plus que celle de Bromlej, sont
marquées par une vision naturaliste du phénomène. Il n’y a rien d’étonnant alors à ce
que ce « pluralisme conceptuel », venu remplacer l’unanimité de la théorie de l’ethnos,
n’ait rien changé sur le fond. Il a été remarqué à juste titre que :
« […] la théorie soviétique de l’ethnos s’inscrit, plus que dans la tradition marxiste,
dans une tradition est-européenne (notamment allemande) qui met une réalité
substantielle sous la notion d’ethnie (exprimée en particulier par le vocable de
“peuple”, Volk ). Cette tradition n’est évidemment pas sans rapport avec une pensée
romantique dont Herder constitue la figure emblématique […]. À certains égards,
Širokogorov et les Soviétiques représentent l’aile active de la tradition est-
européenne, en introduisant dans l’approche fondamentalement réifiante de
l’ethnographie substantialiste un élément de dynamisme et un souci de clarification
théorique n’excluant pas une interrogation sur son objet même ».(Gossiaux 2002 :
10)
15 Il est vrai aussi que la pensée herderienne est plus culturaliste que naturaliste, assez
contradictoire et peu rigoureuse, et c’est cette « ambivalence conceptuelle et
rhétorique » qui a poussé ses épigones à la préciser : « c’est en Europe centrale et

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orientale […] que la notion de Volk fut associée progressivement à celle de


descendance » (Conte, Giordano & Hertz 2002 : 11). Et c’est cette association, nous le
verrons, qui s’est avérée la plus difficile à rompre.

“Le monde va-t-il changer de base” ?


16 Malgré la révision critique de l’héritage soviétique en matière d’ethnologie, l’illusion
qu’il était possible de construire une nouvelle, une vraie théorie de l’ethnos, puissante
et harmonieuse, non contradictoire et convaincante, n’a pas été abandonnée. Pour ce
faire, il a fallu d’abord décortiquer le phénomène de tout ce qui lui est étranger ; la
réalité du phénomène en soi n’est pas remise en question. La revue académique des
ethnologues, Etnograficheskoe obozrenie (anciennement Sovetskaya etnografia ), a consacré
une rubrique spéciale à cette réflexion, rubrique à laquelle des chercheurs –
ethnologues, mais aussi extérieurs à la discipline, comme, par exemple, des philosophes
–, ont contribué. Ce débat figure désormais dans les bibliographies recommandées par
de nombreuses facultés d’ethnologie et d’anthropologie sociale russes. Nous
présenterons ici brièvement des arguments qui ont été avancés.
17 Si l’on admet, à la suite de Alexander Kouznetsov4, que « l’homme a toujours une
appartenance ethnique, quelle que soit sa communauté sociale d’appartenance »
(1989 : 21), il en résulte que « le rapport entre société et communauté ethnique, aussi
bien qu’entre l’individu et son appartenance ethnique, est le même que le rapport entre
un tout et ses parties »(ibid. : 22). Comme traits proprement dits « ethniques », l’auteur
met en avant la conscience ethnique (c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à une
communauté ethnique), la langue et la culture – lesquels traits caractériseraient, selon
lui, n’importe quel individu appartenant à une même communauté ethnique. Ainsi,
précise-t-il, « un individu qui a perdu sa langue maternelle ne fait plus partie de sa
communauté ethnique d’origine, mais est considéré comme étant en voie
d’assimilation, en situation transitoire » (ibid. : 24). En revanche, poursuit Kouznetsov,
d’autres caractéristiques, telles que, par exemple, le territoire et la parenté
consanguine, ne sont pas propres aux communautés ethniques, mais, respectivement,
aux États et aux tribus. En même temps, la tribu, issue de la coïncidence des
communautés sociale et ethnique, est considérée comme un cas particulier. Ce qui
distinguerait une tribu d’un peuple, en tant que deux types de communautés ethniques,
c’est une forme de conscience ethnique, médiatisée par une appartenance aux
structures claniques pour la première, individuelle pour le second. Non seulement la
conscience jouerait, toujours selon Kouznetsov, le rôle discriminatoire permettant de
distinguer la tribu de l’ethnos-peuple, elle serait, en plus de cela, primordiale à
l’existence même d’une communauté ethnique : l’émergence d’une conscience ethnique
serait le point d’origine de l’ethnogenèse.
18 Pour Evguenyi Kolpakov5, une communauté ethnique n’est pas une partie d’une société,
mais plutôt la trace d’une communauté sociale antérieure qui n’est plus d’actualité
mais dont la conscience collective garde encore le souvenir. Autrement dit, une
conscience ethnique ne reflète aucune unité réelle, mais devient elle-même le seul
facteur d’une telle unité. L’ethnos est donc « un groupe d’individus qui gardent une
conscience de leur unité malgré le fait qu’ils ne forment plus une communauté dans le
cadre de laquelle cette conscience a été forgée » (1995 : 19) 6. Une conscience de soi dite
« ethnique » serait ainsi le vide susceptible d’être rempli par n’importe quel contenu

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selon la volonté politique. Nous retiendrons du raisonnement de Kolpakov le constat


suivant : « Les États modernes, notamment les États africains et américains, dont les
frontières résultent moins des frontières ethniques que des anciennes divisions
coloniales, œuvrent pour la création des nouveaux peuples » (ibid. : 21). En résumant : l’
ethnos n’est pas antérieur, mais ultérieur à une communauté sociale dont il est le
produit.
19 Pavel Belkov7, posant au préalable que « les Ukrainiens, les Russes, les Anglais, les
Français, les Polonais » peuvent tous être désignés comme « des ethnos » [sic !]
différents, s’interroge : « par quelle procédure logique une sensibilité des différences
entre les ethnos pourrait se transformer en un entendement de l’ethnos » (1993 : 59) ?
Autrement dit, comment passer d’une « représentation de l’ethnos » à une « notion de l’
ethnos » ? Selon l’auteur, la vérification scientifique repose non pas sur la concrétisation
de la représentation, mais sur « la montée vers la complexité du phénomène à partir
des abstractions simples » (ibid. : 60) – en pleine conformité avec Marx. Ce n’est donc
pas la réalité sociale de l’ethnos qui est remise en cause, mais la pertinence des
conceptions explicatives censées le définir.
En ce qui concerne Serguey Rybakov8, répondre à la question « l’ethnos existe-t-il en
tant qu’un phénomène social à part entière ? », c’est trouver une substance ethnique. À la
recherche de cette substance, il adhère à l’approche ontologique et s’oppose au
constructivisme, en avançant les arguments suivants :
1. Personne ne peut exister hors d’une communauté ethnique ; toute l’humanité est partagée
en peuples-ethnos.
2. Un individu peut changer son appartenance sociale, nationale (au sens d’allégeance
étatique), mais il est impossible qu’il change à sa guise son appartenance ethnique.
3. L’intensité d’un sentiment ethnique qui ne se réduit pas à l’instrumentalisation
fonctionnelle incite à en trouver une explication irrationnelle.
4. L’essence de l’ethnicité réside dans l’unité fondée sur la parenté consanguine maintenue par
l’endogamie, chaque individu étant porteur d’une substance ethnique. L’altérité, la division,
l’établissement des frontières ne sont que secondaires. Cependant, « l’ethnicité n’est pas
transmise par des gènes », mais par des « mécanismes d’hérédité des signaux », qui sont
fonction d’un « champ ethnique » (1998 : 4-6).

20 À partir de ces assertions non prouvées, Rybakov propose sa définition de l’ethnos,


lequel serait « une communauté humaine fondée sur des valeurs communes
maintenues par l’endogamie et l’unité linguistique et se manifestant symboliquement
par la culture et le mode de vie » (ibid. : 13).
21 Une autre approche privilégie un mécanisme d’adaptation à un environnement naturel
en tant que facteur constitutif d’un ethnos. Ce mécanisme, transmis et reproduit à
travers la culture, la tradition, les normes et les valeurs « ethniquement spécifiques »,
est apte aux changements, eux-mêmes induits par des changements de
l’environnement. C’est cette variabilité, fluidité qui rendent vaines et impertinentes
toutes tentatives de saisir la substance de l’ethnos à l’aide de l’énumération des traits
disparates. Le seul principe qui resterait immuable serait l’existence et la reproduction
de l’humanité sous la forme d’appartenance aux communautés ethniques (Karlov 2000).
22 Barasbi Bgajnokov9, quant à lui, croit en la valeur heuristique du concept d’ethnicité qui
permettrait de surmonter les imperfections des définitions énumératives de l’ethnos. Il
suffirait pour cela de le considérer comme « un socium qui se forme, se maintient et se
reproduit grâce à l’ethnicité » (2000 : 15). Ladite « ethnicité » s’avère, pourtant, aussi

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éternelle et omniprésente que l’ethnos : elle serait un « fait établi » et une


« valeur absolue », une notion indispensable pour penser l’Humanité dans la longue
durée de son existence. L’auteur introduit ensuite toute une constellation de termes :
« besoin ethnique », « droit ethnique », « devoir ethnique » (à titre d’exemple, il
propose une formulation du « devoir ethnique » : « je suis français et cela m’oblige… »),
« idéologie ethnique », « inquiétude ethnique », « tension ethnique ».

De l’ethnos à l’ethnicité
23 L’idée de remplacer l’ethnos, le concept central de l’ethnographie soviétique, par
l’« ethnicité », une catégorie de l’anthropologie culturelle « occidentale » (en réalité,
surtout anglo-saxonne), ayant suscité au début un certain enthousiasme, a trompé
l’attente, justement à cause de ce transfert de l’« essence » d’une notion à l’autre. En
effet, l’ethnicité a été largement comprise comme une qualité immanente à un
individu-« ethnophore », porteur des traits ethniques. Une grande partie des
ethnologues continuait, et continue toujours, à examiner l’homme à travers un prisme
ethnique. Ainsi, Serguey Che s ko10, ayant publié en 1994 un article intitulé « L’homme
et l’ethnicité », ne renie pas l’existence réelle des communautés ethniques mais
s’oppose à une vision de l’ethnicité comme un répertoire unique des caractéristiques
culturelles. Il invite les ethnologues à la recherche d’une « substance » de l’ethnicité
(1995 : 12).
24 Boris Vinner11 tente de trouver un équilibre entre les approches essentialiste et
constructiviste de l’ethnicité. Selon lui, l’application du concept d’habitus de Pierre
Bourdieu à l’ethnicité serait particulièrement fructueuse. L’« habitus ethnique » (un
terme introduit par Vinner), produit par des structures objectives du monde social,
englobe les « sens pratiques » des générations précédentes et de celle d’aujourd’hui.
C’est une sorte de programme que chaque individu varie et modifie au cours de sa
propre pratique. L’élément le plus conservatif d’un habitus ethnique serait une auto-
identification ethnique, transmise de génération en génération invariablement (un
ethnonyme figé) tandis que son contenu subit des changements importants. Le recours
à un concept d’habitus ethnique permettrait, toujours d’après Vinner, de conjuguer une
théorie de la conscience ethnique, partie intégrante de la théorie soviétique de l’ethnos,
et une théorie de l’identité sociale, élaborée au sein de l’école sociologique de Bristol.
25 Boris Vinner confronte ensuite le concept d’habitus à ceux d’identité ethnique et de
conscience ethnique. Une clé pour comprendre le mécanisme de l’identification
ethnique serait l’idée que l’action des individus est produite dans le cadre des
structures objectives du monde dans lequel ils vivent, ce monde façonne ainsi en eux
un ensemble de dispositions structurant leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.
Cette « habitualisation », pour reprendre le terme utilisé par Vinner, ou la prise
d’habitude, serait particulièrement efficace lors d’une socialisation primaire, en bas
âge, puisqu’elle n’est pas seulement cognitive, mais aussi émotionnelle. Cela rend
difficile voire impossible tout changement des identifications initiales d’un individu
(sexuée, ethnique, raciale ou de caste – selon Vinner). La théorie de l’habitus offre donc
une réponse « à la question cruciale de l’anthropologie » : pourquoi l’humanité se
divise-t-elle en communautés ethniques et qu’est-ce qui maintient de nos jours les
différences entre ces communautés ? Nos habitus prescrivent nos motivations et nos
comportements en conformité aux dispositions durables ; l’ethnicité apparaît par la

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suite comme une habitude transmise de génération en génération que nous ne sommes
pas libres d’abandonner mais qui est susceptible de modifications (Vinner 1989 : 3-25).
26 Le concept d’ethnicité occupe également une place importante dans les travaux de
Valery Tichkov, et notamment dans son ouvrage Requiem pour ethnos (2003) : pour lui, le
passage de l’ethnos vu comme un archétype fondamental (une notion renvoyant à un
groupe, à une culture, à une substance collective) à l’« ethnicité » perçue comme une
catégorie identitaire, comme une « forme d’organisation sociale des diversités
culturelles » (ibid. : 60), signifie la déconstruction des liens « entre ethnicité et
territoire, ethnicité et pouvoir, ethnicité et État » et la dépolitisation de l’ethnicité. Il
convient, dans cette perspective, d’étudier plutôt les constructions, les changements et
les glissements de l’identité individuelle et collective que les « processus ethniques ».
Ce manifeste ne l’empêche pas toutefois de recourir systématiquement à une notion de
« communauté ethnique » (ou bien « communauté ethnoculturelle »), ni d’assimiler
l’« appartenance ethnique » à la « similitude culturelle », de même que l’« identité
ethnique » à l’« ethnicité ».
27 Dans sa conception de l’ethnicité, Tichkov se réfère aux définitions proposées par Max
Weber et Fredrik Barth, et introduit sa propre définition d’un « peuple au sens d’une
communauté ethnique » : « un groupe d’individus qui partagent un nom, des éléments
culturels, un mythe d’origine commune et une mémoire historique commune, qui
s’associent à un territoire donné et ont le sens de la solidarité » (ibid.). On reconnaît ici
les caractéristiques classiques de l’ethnos, mais transposées du domaine du réel au
domaine de l’imaginaire. Selon la même logique, Tichkov ne rejette pas le concept de
l’ethnogenèse mais le comprend comme la genèse d’une conscience ethnique (ibid. : 69).
28 Pertinent dans sa critique de l’essentialisme, qu’il s’agisse de sa version sociobiologique
ou psychologique et culturelle, Tichkov adhère explicitement au paradigme
constructiviste. Il relativise une dichotomie « Nous/Autres » en remettant en cause
l’homogénéité culturelle d’un groupe tout comme la différence entre les groupes. Il
souligne le caractère variable et multiple de l’identité d’un individu contemporain,
l’importance de la liberté personnelle et de la dissociation du groupe. Cependant, son
raisonnement bascule souvent dans une certitude des anciens clichés hérités de
l’époque précédente. Malgré la volonté d’en finir avec l’ethnos, de renouveler la
discipline en la faisant sortir au-delà de l’ethnicité, il se contredit lui-même quand il
écrit, par exemple : « des groupes fondés sur une ressemblance culturelle ont existé
dans toutes les époques historiques et partout dans le monde entier » (ibid. : 96) ; « si les
membres de ces groupes ont été conscients de leur appartenance collective, nous avons
de bonnes raisons de considérer de tels groupes comme […] des communautés
ethniques » (ibid. : 97) ; ou encore « l’essentiel du phénomène de l’ethnicité est
l’identité dont le sens se rapproche de la “conscience ethnique” dans la littérature de
langue russe » (ibid. : 116). On peut en déduire, premièrement, que la propriété
caractéristique d’une communauté ethnique est une conscience ethnique (ce qui est vu
traditionnellement comme un point faible de la théorie bromlejienne), deuxièmement,
que n’importe quel groupe conscient de son unité est une communauté ethnique (ce qui
est évidemment faux).
29 Un élément crucial de la genèse de l’ethnicité – donc, de l’émergence d’un groupe –,
serait, selon Tichkov, la frontière : « La frontière construit l’identité, mais cette
dernière n’est pas forcément une identité ethnique […]. L’ethnicité a tout d’abord à voir
avec la culture, et inversement, elle fait partie de la culture » (ibid. : 117). Alors, on

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privilégie de nouveau la culture au détriment de la conscience = identité, qui n’est pas


toujours l’identité ethnique.
30 Afin qu’un groupe existe, il est indispensable, poursuit Tichkov, que les individus se
mettent d’accord sur le contenu de leur identité partagée (ibid. : 117-118). Dans ce sens,
l’identité ethnique apparaît comme une lutte pour pouvoir contrôler des
représentations, définir des caractéristiques et des valeurs d’un groupe. Rappelons-
nous une formule bourdieusienne : « faire le groupe en lui imposant […] une vision
unique de son identité et une vision identique de son unité » (Bourdieu 1980 : 66).
Généralement, pourtant, des représentations individuelles sur « son » groupe
d’appartenance sont loin d’être identiques chez tous les membres. À certains égards,
conclut Tichkov, « une communauté ethnique n’est qu’un ensemble d’individus dont
chacun reproduit sa propre ethnicité à lui » (2003 : 118). D’où encore une définition :
« […] l’identité ethnique ou l’appartenance à un ethnos est un choix arbitraire (mais
pas forcément libre) ou une imposition extérieure d’une des substances
hiérarchiques étant fonction de ce qu’on entend à un moment donné sous l’ethnos/
peuple/nationalité/ nation/(au sens ethnique) ».(ibid. : 121 ; mes italiques)
31 De ces constats abstraits, Tichkov passe aux déclarations politiques. Il affirme,
notamment (ibid. : 125) :
• qu’il n’existe pas d’ethnos comme archétypes collectifs, auxquels les individus auraient une
appartenance primordiale ;
• que les frontières et le contenu culturel des groupes ethniques sont hétérogènes et
mouvants, qu’un répertoire de leurs valeurs communément partagées n’est pas défini une
fois pour toutes ;
• que les membres de ces groupes n’agissent pas toujours solidairement face à un « danger »
extérieur, et ne peuvent pas avoir des « droits » ou des « intérêts » collectifs ;
• que le remède contre les tendances séparatistes peut être soit un pouvoir central fort, soit
des négociations permanentes et une délégation des compétences.
32 Cependant, toujours dans le même ouvrage, on peut lire que « les communautés
ethniques ont existé en Russie bien avant les “nations socialistes” et elles persisteront
dans l’avenir », tandis qu’« une catégorie d’État-nation n’a pas de sens théorique ni de
validité juridique et politique » (2003 : 167). Une catégorie de nation, poursuit Tichkov,
est encore moins pertinente quand elle est appliquée aux communautés ethniques – et
on se range volontiers à ses côtés sur ce point. Mais la déduction qu’il en fait ne peut
que surprendre : « soit on appelle “nation” toute communauté ethnique, soit aucune ».
Et, pour en finir avec ce « phénomène n’ayant pas d’existence réelle », il lance un
appel : « abandonner les “nations” au profit des “peuples”, “États” et “cultures”, même
si ces dernières définitions peuvent aussi être un jour remises en cause » (ibid. : 171).
Alors, le « Requiem pour l’ethnos » s’avère t-il être en fin de compte un « Requiem pour
la nation » ? On pourrait multiplier les exemples de contradictions dans les
raisonnements de Tichkov, mais telle n’est pas notre intention. La question est la
suivante : dans quelle mesure la révision théorique dont il a été le promoteur a-t-elle
abouti à un changement du paradigme disciplinaire ?

***

33 De toute évidence, un simple remplacement du terme « ethnos » par celui de « groupe


(ou communauté) ethnique » ne résout pas le problème du fond : l’ambiguïté

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substantielle d’un adjectif qui ne peut pas être défini par un substantif. Si l’on ne sait
pas ce qu’est un ethnos, comment pourrait-on savoir ce qu’est l’« ethnique » ? Pourquoi
recourir à cette notion vague afin de caractériser un groupe ou une communauté ?
Qu’en restet-il si l’on fait abstraction des autres critères discriminants, tels que la
langue, la culture, la religion, la position sociale, etc. ? Le fameux « sentiment
d’appartenance » tout à fait irrationnel, une identification à un nom qui ne signifie rien
ou, du moins, ne signifie plus rien ? Nous revoilà dans une impasse, et nous n’en
sortirons pas si nous restons fidèles à un terme qui n’aurait qu’une seule raison d’être,
à savoir justifier l’existence de la discipline dont il est l’objet : l’ethnologie.
Sans avoir peur de me tromper, je dirai que le passage de l’ethnographie à l’ethnologie
ne représente qu’un passage du pareil au même : que l’on veuille simplement
« décrire », ou « comprendre » un fantôme, cette aventure est vouée d’emblée à l’échec.
Contrairement à une idée partagée par un grand nombre d’ethnologues mais aussi
répandue dans le public « éclairé », dans la Russie contemporaine comme dans l’espace
postsoviétique, l’ethnologie n’est pas un synonyme de l’anthropologie sociale ni de
l’anthropologie culturelle. Le choix d’un nom de discipline n’est pas neutre, puisque, en
faisant référence à un objet d’études, il les oriente dans une certaine direction. C’est
principalement pour cette raison que les travaux de Tichkov, en particulier son
ouvrage Requiem de l’ethnos abondamment cité ci-dessus, ont suscité des critiques
farouches de ses collègues : ils ont été indignés par cette remise en question de ce qu’ils
ont eu pour habitude de croire « l’objet d’étude non seulement le plus important, mais
unique » (Pimenov 2003 : 17) de l’ethnographie et, implicitement, comme la remise en
cause de la discipline elle-même. Aujourd’hui encore, nonobstant les « ressources
administratives » dont il dispose en tant que directeur de l’Institut, Tichkov est souvent
confronté à l’opposition du milieu scientifique et subit les attaques des « nationalistes »
de tous poils. Une affaire récente l’a mis en évidence, quand le conseil scientifique de
l’Institut n’est pas parvenu à fournir un avis consolidé sur les catégories « ethniques »
et linguistiques à la veille du recensement de population.
Il suffit de consulter les programmes des cursus universitaires et postuniversitaires en
ethnologie (mais aussi en prétendue « anthropologie culturelle » ou/et « sociale ») ou
des manuels recommandés, pour s’apercevoir à quel point les anciennes approches et
les schèmes dépassés restent vivaces. S’il y a une nouvelle tendance par rapport à
l’époque soviétique, c’est plutôt la prolifération des conceptions biologistes inspirées
par l’œuvre de Gumilev et de ses épigones, et perçues comme une marque de révolte
contre le « matérialisme historique »12.
Cependant, la situation évolue progressivement, et avant tout grâce aux chercheurs qui
ont su franchir les frontières disciplinaires, qui ont abandonné les débats stériles sur la
« substance ethnique », qui préfèrent à l’étude des « peuples » et des ethnos l’analyse
des phénomènes culturels et sociaux, qui s’interrogent sur les problèmes d’identité
plutôt que d’identité « ethnique », qui se méfient des réifications simplistes. Ceux, peut-
être, qui ont échappé à une formation historico-marxiste ?

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NOTES
1. Cf. aussi Kolpakov (1995).
2. En russe : superetnos (??????????) et passionarnost’ (??????????????).
3. Voir le débat « Les leçons de Gumilev : splendeurs et misères de la théorie de
l’ethnogenèse », Etnograficheskoe obozrenie, 2006, 3. Et aussi : Chnirelman & Panarine
(2000).
4. À l’époque, directeur de recherche à l’Institut d’ethnologie de Moscou, disparu
depuis lors.
5. Chercheur à l’Institut de l’histoire de la culture matérielle de l’Académie de sciences
de St-Pétersbourg.
6. Cette idée a été reprise par Vladimir Arseniev (2006 : 27).
7. Directeur de recherche à l’Institut d’ethnologie de St-Pétersbourg.
8. Philosophe, professeur à l’Université Lomonossov, auteur, entre autres, de La
Philosophie de l’ethnos.
9. Professeur en ethnologie, spécialiste de la culture des Adygués.
10. À l’époque, vice-directeur de l’Institut d’ethnologie de Moscou.
11. Directeur de recherche à l’Institut de sociologie de l’Académie de sciences de St-
Pétersbourg.
12. Cf., par exemple : Lourjé (1997), Rybakov (2001) et Soloveji (2005).

RÉSUMÉS
Résumé
Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, un débat agite la discipline, baptisée ethnographie,
autour des fondements théoriques. La théorie de l’ethnos, liée avant tout au nom de Ûlian
Bromlej, est soumise à la révision critique. D’autres doctrines, reléguées durant l’époque
soviétique à la marge de la science officielle et, du coup, exclues du discours savant, sortent de

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l’ombre. L’ouverture vers le monde extérieur, la prise en compte des méthodologies développées
au sein d’autres écoles deviennent non seulement légitimes, mais indispensables. Cependant, la
réalité du phénomène de l’ethnos n’est remise en question que par une petite minorité des
chercheurs. L’abandon d’un paradigme essentialiste s’avère particulièrement difficile.

Abstract
Following the collapse of the USSR, the discipline called ethnography was stirred by a debate
about its theoretical underpinnings. The ethnos theory, linked above all to Ulian Bromlej’s name,
was critically reviewed. Other doctrines came out of hiding that had, during the Soviet era, been
pushed into the margins of official science and thus out of intellectual discussions. Opening
toward the outside world and taking into account methodologies developed by other schools of
thought have become legitimate and, moreover, indispensable. However, only a small minority of
researchers has questioned the reality of the ethnos phenomenon. It has turned out to be very
hard to give up an essentialistic paradigm.

INDEX
Mots-clés : ethnologie, discipline, Russie postsoviétique
Keywords : Ethnology, Discipline, Post-Soviet Russia

AUTEUR
ELENA FILIPPOVA
Académie de sciences de RussieInstitut d’ethnologie et d’anthropologie, Moscou

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La tribu comme champ social semi-


autonome
The Tribe as a Semiautonomous Social Field

Yazid Ben Hounet

1 “TRIBU” appartient indubitablement à cette catégorie de concepts que Paul Veyne


appelle sublunaires : usuels, généralistes, englobants, mais aussi de ce fait flous et faux 1.
Cette réalité transparaît notamment dans la manière dont les anthropologues (pour ne
citer que ceux-ci) ont abondamment usé et abusé du concept. Il fut ainsi utilisé pour les
sociétés autrefois appelées primitives (comme le fait Max Gluckman) 2, les sociétés sans
État, les groupes segmentaires (Evans-Pritchard 1940), les groupes et sociétés nomades
et pastoraux… De fait, et comme le remarquent Ronald Cohen et John Middleton :
« tribes are the most numerous and the most varied of political systems in the range of
societies studied by anthropologists » (1967 : XII). Appliqué pour définir un large pan
d’entités sociopolitiques distinctes, ce concept finit par perdre de sa substance et de sa
portée analytiques3. Apparaissant comme une notion « fourre-tout », il fit alors l’objet
d’un processus de déconstruction légitime et fort utile (Godelier 1977 ; Béteille 1980 ;
Amselle & M’Bokolo 1999).
2 L’un des dangers de cette utilisation abusive du concept était qu’il participait du
processus de réification, de « chosification », des dites « entités tribales ». Conscient de
ce fait, Edmund R. Leach affirmait déjà en 1954 :
« I would claim that it is largely an academic fiction to suppose in a “normal”
ethnographic situation one ordinarily finds distinct “tribes” distributed about the
map in orderly fashion with clear-cut boundaries between them… My own view is
that the ethnographer has often only managed to discern the existence of a tribe
because he took it as axiomatic that this kind of cultural entity must exist » 4.
3 Faut-il pour autant s’interdire d’utiliser ce concept ? Et, surtout, que fautil faire ou dire
lorsque des sociétés ou des groupes sociaux usent de termes dont la traduction la plus
commune, mais aussi la plus correcte, est « tribu » pour se définir eux-mêmes ? Pierre
Bonte (1987) a ainsi signalé ce dilemme concernant l’aire arabo-musulmane, où, en
certains endroits, la tribu (qabîla) est une entité identifiable et identifiée, non pas
simplement par les anthropologues, mais par les sociétés elles-mêmes. Doit-on

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vraiment se refuser à investir l’analyse des diverses réalités sociales qui revêtent et
parfois revendiquent un aspect tribal, sous prétexte que le concept « tribu » évoque
une certaine anthropologie invariablement qualifiée de « classique », de « désuète » ou
encore de « coloniale » ? Faut-il définitivement renoncer à utiliser ce terme – tant il
semble recouvrir nombre de stigmates – et inventer des néologismes pour contourner
le problème ? C’est plutôt, nous semble-t-il, à une application raisonnée – c’est-à-dire
valablement expliquée – du concept qu’il faut se livrer avant toute investigation plus
poussée. Plus encore, le travail de l’anthropologue est d’éclairer les réalités chaque fois
spécifiques qui se cachent derrière le qualificatif de « tribu ». Nous irons même un peu
plus loin, dans cet article, en faisant une proposition : l’étude actuelle des « tribus » se
doit de montrer en quoi celles-ci sont des entités, non seulement en soi, mais aussi et
surtout pour soi, c’est-à-dire conscientes d’elles-mêmes et élaborant un ensemble de
règles à partir de leurs représentations de ce que sont ou devraient être la « tribu » et
le fonctionnement en son sein.
4 Partons ici d’une première définition assez simple. Maurice Godelier écrivait très
pertinemment dans un article récent que : « appartenir à une ethnie vous donne une
identité culturelle et linguistique […], mais ne vous donne ni terre ni femme ni pain.
C’est seulement l’appartenance à une tribu qui vous les donne » (2004 : 291). La tribu est
donc un « groupe de solidarité » – ou tout au moins un groupe se représentant comme
« solidaire » – et au sein duquel l’idéologie de la commune appartenance (bien souvent
il s’agit de la commune ascendance) joue un rôle majeur 5. Dans cette perspective, la
proposition devient la suivante : l’approche du « phénomène tribal » se doit de montrer
en quoi la tribu est une entité consciente d’elle-même et élaborant un ensemble de
règles en vue de maintenir une solidarité, une cohésion en son sein. Plus encore, et en
nous inspirant ici des travaux de Sally Falk Moore (1973), il nous faut montrer en quoi
la tribu fonctionne comme un champ social semi-autonome, c’est-à-dire comme un
espace relationnel en rapport avec d’autres et/ou inscrit dans d’autres champs plus
conséquents (le champ de l’État-nation, par exemple), au sein duquel s’élaborent des
règles spécifiques mais qui prennent compte de celles des autres champs sociaux. On
est donc là dans une approche dynamique de la tribu. Celle-ci est particulièrement
pertinente concernant les tribus dans le monde contemporain, puisqu’elles s’inscrivent
essentiellement dans un cadre étatique dont on ne peut faire l’économie, mais aussi
dans une perspective historique (à moins de considérer les tribus comme des entités
autarciques).
Nous illustrerons cette proposition à partir de recherches menées en Algérie, pays où la
question tribale est réapparue ces dernières années. Partant de l’étude de deux
ensembles tribaux, les cAmûr et les Awlâd Sid A?mad Majdûb, dont l’existence est
attestée avant la colonisation, nous expliquerons comment ceux-ci existent
actuellement comme champs sociaux semi-autonomes (et non pas comme des
abstractions théoriques d’anthropologue ou d’administrateur), comme des espaces
relationnels créant des règles dont la finalité est de maintenir une forme de solidarité,
de cohésion en leur sein. Cet article prolongera une démonstration déjà engagée
ailleurs. Nous avons en effet montré, en nous appuyant sur une recherche menée sur
ces deux ensembles tribaux, pourquoi l’organisation tribale fut maintenue durant la
période coloniale dans les Territoires du Sud (sous administration militaire) et
comment ces tribus furent réorganisées et réifiées par les administrateurs coloniaux
(Ben Hounet 2007). Nous avons ensuite expliqué comment l’État indépendant durant la
période du parti unique FLN (1962-1989) a dû gérer cette réalité tribale léguée et en

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partie transformée par la colonisation (Ben Hounet 2008a). Comme nous l’avons exposé,
ces tribus, et probablement celles de l’ensemble des Territoires du Sud, ont été
préservées de toute destruction volontaire, mais elles ont été en même temps
remaniées pour diverses raisons, notamment administratives. Dire cela ne nous permet
pas de conclure à la mort de la tribu – comme on pourrait le prétendre –, mais
simplement que la tribu dans cette région est une réalité sociale largement redéfinie
par l’État colonial, mais aussi par l’État indépendant. Il ne faut pas oublier par ailleurs
que les tribus sont des entités sociales soumises à l’histoire. Elles n’ont pas toujours été
ce qu’elles sont, elles n’ont pas toujours eu la même forme 6. C’est notamment pour
cette raison que les concepts de néotribalisme et de retribalisation peuvent parfois
induire en erreur, s’apparenter à des leurres conceptuels. Ils rendent compte bien
souvent d’un truisme : celui de l’historicité, du mouvement et des processus de
redéfinition et de redéploiement des liens tribaux.
Dans cet article, nous exposerons le cas d’un système assez singulier de réconciliation
et de compensation instauré au sein des cAmûr au lendemain de l’Indépendance et
s’étant établi sous sa forme actuelle en particulier à partir de la décennie 1980. On
montrera aussi comment les Awlâd Sid A?mad Majdûb ont réorganisé et
institutionnalisé (en particulier à partir des années 1980) leur univers tribal autour de
la zawiya7 de leur ancêtre fondateur. Ces deux exemples, qui jusqu’à présent
fonctionnent encore, illustrent assez bien la manière dont les tribus peuvent agir
comme des entités en soi et pour soi, comme des champs sociaux semiautonomes, et ce
dans le cadre de l’État-nation contemporain, algérien en l’occurrence.

Les cAmûr et les Awlâd Sid A?mad Majdûb, brève


présentation
5 cAmûr (pluriel du nom propre cAmr) est le nom d’une des tribus de l’invasion hilalienne
(confédération provenant d’Arabie). Ses fractions se sont dispersées dans le Zab (ou
Ziban) de Constantine8, dans la zone montagneuse de la région d’Aflou à laquelle la
tribu hilalienne a donné son nom (djebel Amour, anciennement djebel Rached). À la fin
du XIVe siècle, dépassant le djebel Amour, elle poussait déjà une partie des siens vers
l’ouest (Lacroix & Poisson de La Martinière 1896 : 255-256). La confédération des cAmûr
de la région du Haut Sud-Ouest, objet de notre étude, se serait ainsi constituée
progressivement, entre le milieu du XVIe et la fin du XVIIIe siècle, à partir de familles
provenant de cette tribu hilalienne à laquelle se sont agrégés d’autres éléments
d’origines diverses. On trouve encore des cAmûr dans la région d’Aflou, mais la
confédération du Haut Sud-Ouest est largement autonome par rapport aux groupes
issus de la tribu hilalienne et installés dans le Zab de Constantine et la région du djebel
Amour. En effet, elle constituait, à l’aube de la colonisation, une entité indépendante
avec son propre territoire qui, par ailleurs, est assez distant du djebel Amour (plus de
300 km). La confédération des cAmûr pratiquait, avant la colonisation, un nomadisme
altitudinal d’est en ouest le long des monts des Ksour.
6 Elle comprend trois grandes tribus : les Swala, les Awlâd Salim et les Awlâd Bûbkar. En
1957, les Swala comptaient 3765 personnes, les Awlâd Bûbkar 3908, et les Awlâd Salim
1500 (Bison 1957 : 16). Depuis lors, il n’y a pas eu à notre connaissance de
dénombrement selon la tribu d’appartenance. Il est donc difficile de quantifier le
nombre de personnes appartenant actuellement à la confédération des cAmûr.

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Toutefois, en tenant compte de la proportion des cAmûr par rapport aux autres
populations, on peut estimer à environ 40000 le nombre de personnes appartenant à
cette confédération tribale et habitant le Haut Sud-Ouest. Il s’agit de la population la
plus importante en nombre de la partie sud de la wilaya (« département ») de Naama.
Selon toute vraisemblance et en comptant le retour de tentes qui ont fui au Maroc
durant la guerre d’indépendance, les Awlâd Bûbkar formeraient, à l’heure actuelle, la
tribu la plus importante en nombre. La tribu des Swala serait numériquement
légèrement inférieure à celle des Awlâd Bûbkar. Enfin, la tribu des Awlâd Salim est la
moins importante en nombre. On peut estimer entre 20 % et 30 % le nombre de
membres des cAmûr vivant actuellement sous la tente (khayma). Les semi-nomades
appartenant à cette confédération seraient donc entre 8000 et 12000. Jusqu’à la fin des
années 1980, des statistiques faisaient apparaître les tailles des groupes nomades selon
les tribus. Depuis, les autorités se refusent à effectuer des recensements d’après ce
critère9. Les autres membres de la confédération vivent pour l’essentiel dans les
localités d’Ain Sefra, Tiout, Sfissifa et Moghrar. C’est surtout à Ain Sefra que l’on trouve
un nombre important de membres de ces tribus. Cette ville qui abrite près de 40 000
habitants se situe aux pieds des djebels Mekter et Aissa. Elle est bordée à l’ouest par une
large dune et à l’est par la route nationale qui relie Naama à Bechar.
Les Awlâd Sid A?mad Majdûb, appelés plus communément Mjadba ou Majdûbî, forment
une tribu mrabtin, c’est-à-dire qui possède un certain prestige d’essence religieuse.
Dans l’imaginaire collectif, elle bénéficie, par voie d’héritage, de la baraka (bénédiction
divine) de l’ancêtre fondateur, un saint ayant vécu au XVIe siècle. Elle est localisée
traditionnellement du côté d’Asla. Cette tribu s’organise, sur le plan de la généalogie et
des segmentations, en neuf fractions se rattachant toutes à Sid A?mad Majdûb.
La tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb compterait environ 9000 personnes, selon nos
estimations. Leur territoire correspond à peu de chose près à celui de la daïra d’Asla.
C’est d’ailleurs au sein de cette localité que se regroupent la plupart des Awlâd Sid A?
mad Majdûb. Elle est située à environ 70 km à l’est d’Ain Sefra, sur la route d’El Bayadh ;
elle comprend un ksar (qsar) inhabité. Quelques familles habitent à Ain Sefra et à
Chellala Dahrania (petite commune située à environ 15 km d’Asla mais appartenant à la
wilaya d’El Bayadh). En dehors de la localité d’Asla, les Awlâd Sid A?mad Majdûb
sédentaires sont répartis dans des petits douars environnants. Enfin, près de la moitié
de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb vit actuellement sous la tente (khayma),
partiellement ou tout au long de l’année. Ils évoluent pour la plupart sur le territoire de
la commune/daïra d’Asla.

Les cAmûr : la formalisation d’un système de


réconciliation au sein de la confédération
7 Au lendemain de l’Indépendance, les cAmûr ont organisé et formalisé un système de
réconciliation et de compensation pour homicide et atteinte à l’intégrité physique :
toutes les fractions de la confédération, mais aussi avec elles les habitants du qsar de
Sfissifa (l’un des villages traditionnels de la région) et les familles des Awlâd Ziad (un
lignage implanté dans la région depuis peu), contribuent au « prix du sang » (diya) 10.
8 La diya correspond à une « quantité déterminée de biens due pour cause d’homicide ou
autres atteintes à l’intégrité physique, commis injustement sur la personne d’autrui.
Elle est un substitut du droit de vengeance privée […]. Dans une acception restreinte,

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qui est la plus courante en droit, la diya désigne la compensation due pour l’homicide,
les compensations pour les autres délits de sang étant appelées plus spécialement arsh »
(Tyan 1965 : 350). La pratique de la diya remonte à l’époque préislamique et est à lier
avec l’organisation sociale de l’Arabie à cette époque : organisation tribale, inexistence
d’une autorité politique, même à l’intérieur de la tribu, importance de la justice privée,
modérée toutefois par la pratique de la médiation et de l’arbitrage 11. La diya est un fait
coutumier mais qui a des racines juridiques et théologiques puisque l’origine en est
rapportée dans la tradition islamique au rachat du sacrifice du père du Prophète
(Chelhod 1986a : 141). Dans le Coran, la diya est présentée comme un adoucissement,
« une faveur de la miséricorde de Dieu », à la loi du talion (Sourate II « la vache »,
versets 178-179). Elle est expressément recommandée en ce qui concerne les homicides
involontaires. Les conditions de la compensation sont même fixées dans ces cas-là
(Sourate IV « les femmes », verset 92). La diya fut par ailleurs intégrée au fiqh (droit
islamique) et notamment au fiqh malékite (cf. al-Muwatta de l’Imam Malik) utilisé entre
autres en Afrique du Nord. La diya a également été intégrée aux droits étatiques de
quelques pays ayant adopté la loi coranique, tels l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Soudan…
La diya n’existait pas originellement en Afrique du Nord. Dans l’ensemble, l’application
du principe de la compensation (diya) est due à l’influence de l’islam et marque le
progrès de l’arabisation des cultures maghrébines (Encyclopédie berbère, vol XV :
2367-2369)12.
9 Les membres des cAmûr impliqués dans les processus de réconciliation indiquent qu’il
ne s’agit plus de diya à proprement parler (cf. infra). Pour définir cette pratique de
compensation, le terme diya est bien entendu employé, mais certains préfèrent parler
de mu?alaha ou sul? (« réconciliation »), ou mieux encore de diya mu?alaha (« diya de
réconciliation »). Ce système de diya de réconciliation a été mis en place après
l’Indépendance chez les cAmûr, et c’est dans les années 1980 que les habitants du qsar
de Sfissifa et les familles des Awlâd Ziad l’ont intégré. Il répondait à la volonté de
renouer avec les procédures « traditionnelles » de justice, lesquelles semblaient plus
efficaces pour mettre fin aux conflits entre les parties et préserver ainsi la cohésion
tribale et la paix communautaire.
10 Chaque fraction a un ou deux responsables (mas?ûl) chargés de collecter la somme qui
sera donnée à la famille de la victime. Cette somme s’élevait à 80000 Da pour l’homicide
involontaire d’un enfant, 100000 Da pour une femme et 120000 Da pour un homme ; elle
a récemment (début 2008) été fixée à 100 000 Da quels que soient le genre et l’âge de la
victime. Dans le droit malékite et dans la coutume bédouine ( cûrf badawy), la
compensation de la diya est normalement de 100 dromadaires pour un homicide
involontaire. Or, les montants des compensations telles que pratiquées chez les cAmûr
sont nettement inférieurs : environ 100000 Da13, soit le prix de 10 moutons, pour un
homicide involontaire. Les raisons invoquées sont, d’une part, la cherté de la vie et,
d’autre part, le fait que le coupable ou son assurance lorsqu’il s’agit d’accidents – et il
s’agit là des cas les plus fréquents – doit encore payer à la famille de la victime les frais
relatifs aux dommages et intérêts prononcés lors du jugement civil, ainsi que l’amende
qui aura été fixée lors du jugement pénal. L’objectif de la compensation de la diya est
donc bien localement d’aboutir à la réconciliation des parties et non pas de compenser
réellement la perte d’une personne.
11 La diya existe depuis longtemps parmi ces tribus, mais pas exactement sous cette forme.
Auparavant, le prix du sang n’impliquait que les fractions, c’est-à-dire les familles

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agnatiques concernées, et ne faisait pas l’objet d’une organisation aussi bien rodée avec
des sommes préétablies et des responsables de la compensation (mas?ûl) pré-désignés.
Le choix de l’arrangement, de la somme, des médiateurs et arbitres dans les cas de prix
du sang suivait une logique moins formelle.
12 Lorsqu’il s’agit d’homicide volontaire, le système de la diya de réconciliation ne
fonctionne plus et lorsque le principe de la compensation est accepté par la famille de
la victime, il appartient seulement à la famille agnatique 14 du coupable de réunir la
somme qui est souvent plus importante (entre 100000 et 400000 Da). C’est cette
pratique qui existait avant la colonisation (pour les homicides involontaires et
volontaires). Bien sûr, dans les cas d’homicides (involontaires ou volontaires), la justice
étatique suit son cours et le coupable est jugé suivant les critères de la loi algérienne.
Bien que localement il soit fait référence à la fois au droit islamique et à la coutume ( c
ûrf ) pour justifier l’application de la diya, on remarquera, d’une part, que les sommes
ne sont plus les mêmes et, d’autre part, l’absence des autorités chargées de leur
application – il n’existe en effet pas ou plus localement de juges musulmans (cadi) ou
tribaux. La pratique de la diya – sans être l’application formelle du droit islamique ou
du cûrf – s’inspire néanmoins de leurs principes 15. Elle prend aussi appui sur un
ensemble de personnes qui ont pour charge la médiation entre les familles et/ou la
collecte de l’argent pour la compensation. En effet, des shaykh 16 et/ou kbar (« grands »)
sont sollicités pour faire office de médiateurs et d’arbitres, et nous avons déjà parlé des
personnes responsables de la collecte de l’argent. On a donc bien l’existence d’un
système à caractère juridique parallèle à l’État, lequel repose notamment sur une
représentation tribale de l’organisation sociale. Il est intéressant de noter que ce
système de compensation organisé et formalisé suggère une prise de conscience de
l’ensemble tribal et qu’il suit la conception que l’on se fait de la solidarité tribale :
toutes les tribus et fractions cotisent lorsqu’il s’agit d’un homicide involontaire. Les
responsables de la compensation (mas?ûl) sont organisés par fraction.
On a donc bien là un dispositif à caractère juridique, donc un ensemble de règles
spécifiques ayant un aspect contraignant, s’appuyant sur des membres des fractions
composant la confédération tribale des cAmûr et choisis en fonction de ce critère (deux
mas?ûl par fraction). Mais nous sommes aussi en présence d’un système qui s’adapte au
droit étatique et qui vient en un sens le compléter. Ce système témoigne du fait que la
confédération des cAmûr, et en particulier les tribus et fractions qui la composent,
agissent encore comme des champs sociaux semi-autonomes, qu’elles élaborent des
règles spécifiques mais qui prennent compte de celles de l’État.

Les Awlâd Sid A?mad Majdûb. La zawiya comme lieu


nodal de la cohésion tribale
13 Avec la sédentarisation d’un nombre important d’Awlâd Sid A?mad Majdûb au
lendemain de l’Indépendance, la zawiya de l’ancêtre fondateur a été réinvestie par
l’ensemble des fractions composant la tribu. Auparavant, la zawiya était entretenue
uniquement par les rares familles sédentaires, son monopole n’étant alors détenu que
par quelques personnes17. Depuis la sédentarisation (c’est-à-dire principalement depuis
l’Indépendance), cet état de fait a été remis en cause. La zawiya de Sid A?mad Majdûb a
été reconstruite au début des années 1980, l’ancienne étant tombée en ruine, et, depuis
lors, l’entretien et la garde de la zawiya incombent à toutes les fractions. Chacune

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choisit, parmi ses membres et pour une période de deux ans, un bû’ab (l’« homme de la
porte ») ayant pour mission de veiller sur la zawiya. Ce roulement a été institué en 1983
(cf. le tableau 1). On peut analyser ces changements comme une forme de ré-
appropriation de l’emblème principal de la tribu, la zawiya, au profit de l’ensemble des
fractions.
14 Au début de la décennie 1990, période marquée par l’ouverture du régime au
pluripartisme, les Awlâd Sid A?mad Majdûb ont décidé de créer l’association de la
madrasa de Sid A?mad Majdûb (1992), devenue par la suite l’association de la zawiya
(1998). Cette création a été un événement important dans la structuration politique de
la tribu, notamment vis-à-vis de l’extérieur. En effet, en créant l’association, la tribu
s’affirme et affirme ses valeurs au grand jour et, en premier, envers les autorités
étatiques auxquelles elle remet les statuts associatifs (daïra, wilaya). Il faut ici indiquer
que les membres les plus influents du bureau ont été maires de la commune d’Asla et
ont été rodés aux divers procédés administratifs. Ils ont, en fait, importé certains
éléments relatifs aux structures administratives, en l’occurrence ici la mairie d’Asla, au
sein des structures religieuses traditionnelles, la zawiya de Sid A?mad Majdûb. Ils ont,
en quelque sorte, bureaucratisé la zawiya. C’est d’ailleurs Shaykh Taïbawi, président
actuel de l’association et shaykh de la fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad, qui a proposé
de créer l’association, et il fut le maire d’Asla de 1971 à 1979.

Tableau 1. Choix du bû’ab, gardien de la zawiya, en fonction de la fraction et de la période 18

La zawiya, l’association de la zawiya et l’espace tribal


15 Le rôle de l’association est officiellement de promouvoir la zawiya de Sid A?mad Majdûb
et les activités s’y déroulant, tel l’enseignement du Coran et de l’histoire du saint

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patron de la zawiya, ainsi que d’organiser et de veiller au bon déroulement de la wa cda


(la fête en l’honneur du saint se déroulant chaque année au mois d’octobre) 19.
Toutefois, en regardant la composition de l’association (cf. le tableau 2), on observe
aussi qu’elle a pour objectif de représenter la tribu dans son ensemble, tout en
associant, fait remarquable, des représentants de la communauté Ahl Asla (d’origine
berbère) et des familles shûrfa (dits descendants du prophète Muhammad par sa fille)
de la localité d’Asla. En effet, l’association est composée de onze personnes : chaque
fraction de la tribu est représentée par un shaykh, les Awlâd Sidi Mu?ammad en ont
deux. Les shûrfa et les Ahl Asla ont aussi un représentant chacun.
16 Le lieu nodal de la tribu et de sa structuration politique se réforme en
s’institutionnalisant, en se bureaucratisant et en intégrant des éléments extérieurs à la
tribu. Cependant, les Awlâd Sid A?mad Majdûb, à l’instar de leur supériorité
démographique, gardent l’emprise sur la direction de la zawiya. Il faut d’ailleurs
indiquer qu’il est déjà arrivé auparavant, compte tenu du nomadisme des Awlâd Sid A?
mad Majdûb, que l’entretien de la zawiya soit laissé à des familles Ahl Asla.

Tableau 2. Composition de l’association de la zawiya de Sid A?mad Majdûb, selon la fraction et le


mode de vie

(* Maire élu d’Asla de 1971 à 1979 ; ** Fils du 2e maire d’Asla ; *** Fils du 3e maire d’Asla ; **** Premier
maire élu d’Asla ; ***** Fils du 1er maire d’Asla)

17 L’institutionnalisation de la zawiya a éclairci la donne en ce qui concerne les


représentants de la tribu. Elle a entraîné l’« officialisation » d’un shaykh pour chaque
fraction (deux pour les Awlâd Sidi Mu?ammad, Shaykh Taïbawi, président de
l’association pouvant faire figure de shaykh principal). Les shaykh, membres de
l’association de la zawiya, apparaissent donc maintenant comme les représentants
officiels de la tribu et des fractions20. Il faut aussi souligner que presque tous les shaykh
de l’association sont d’anciens combattants de la guerre de libération nationale. Le fait
d’y avoir participé peut être vu comme une condition majeure de l’attribution du titre
de shaykh.
Du point de vue des autorités locales, l’association de la zawiya apparaît comme un

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interlocuteur fiable. Le chef de la daïra d’Asla (sous-préfecture) m’indiquait d’ailleurs


qu’il préférait avoir un tel interlocuteur car cela lui permettait d’élaborer des projets
en ayant face à lui un noyau de personnes représentatif de la population locale et ayant
une légitimité et une autorité incontestables. Toutefois, et toujours selon ses dires,
l’association de la zawiya de Sid A?mad Majdûb constitue parfois un partenaire ayant
trop de poids et qu’il faut savoir ménager. De manière générale, il est certain que les
politiques locales tentent de s’accaparer, ou d’allier à leur cause, l’association de la
zawiya. Celle-ci garde néanmoins une réelle autonomie. Soutenue par la majorité de la
population locale, elle porte en retour ses revendications, surtout celles des Awlâd Sid
A?mad Majdûb. Elle possède une légitimité de type traditionnel. Elle arbitre les
différends au sein de la population, organise la vie locale avec l’aide de la mairie,
investie elle aussi par la population locale, majoritairement par les Awlâd Sid A?mad
Majdûb.

La zawiya, l’association de la zawiya et l’espace


politique
18 En se penchant sur la liste des différents maires d’Asla et la composition de
l’association de la zawiya, on observe plusieurs convergences. Mu?ammad Tolba, shaykh
de la fraction des Awlâd Sidi al-?asin fut le premier maire élu d’Asla de 1967 à 1971.
Shaykh Taibawi, shaykh de la fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad et président de
l’association de la zawiya, fut le deuxième maire élu d’Asla, de 1971 à 1979 (il fut élu à
deux reprises). A?mad Rasmâl (shaykh de la fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad), Tayab
c
Shifa (shaykh de la fraction des Awlâd Sidi Mûqran), Tayab Hîtala (shaykh de la fraction
des Awlâd Sidi Ban cAbdallah), sont respectivement les fils des premier, deuxième et
troisième maires d’Asla (maires désignés par la section locale du FLN). Excepté les
shaykh des fractions des Awlâd Sidi Bûbkar, Awlâd Sid al-Ma?î, Awlâd Sid al-?ûsin,
Awlâd Sidi Abû Shaykh (fractions les moins importantes du point de vue de l’effectif ),
les shaykh de la tribu ont été maires ou sont fils d’anciens maires. Les relations entre le
statut de shaykh et celui de maire sont donc importantes. Les premiers maires d’Asla
étaient des shaykh et si certains n’étaient pas morts, nul doute qu’on les retrouverait
actuellement au sein de l’association de la zawiya, à la place de leur fils.
19 Le fait d’avoir été maire ou membre de l’Assemblée populaire communale ( APC) peut
donc être vu, entre autres, comme un rite de popularité auquel chaque shaykh des
principales fractions doit se soumettre pour asseoir son autorité. Il est fort probable
que cela a, en retour, augmenté leur notoriété vis-à-vis de leur fraction comme de la
tribu tout entière et il n’est pas exclu de penser que les maires actuels d’Asla pourront
devenir shaykh de fraction s’ils arrivent à s’illustrer par cette fonction. Toutefois, ce
statut semble encore dans une large mesure se transmettre par voie héréditaire.
20 Les fonctions politiques de la zawiya de Sid A?mad Majdûb relèvent de deux ordres
articulés entre eux : maintenir l’unité de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb et régler
les affaires intra- ou intertribales.
21 Nous avons déjà remarqué que l’association de la zawiya était composée de membres
appartenant à chacune des fractions de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb. La zawiya
et l’association de la zawiya servent ainsi d’espace autour duquel se structure l’unité
tribale, ainsi que de plateforme communicationnelle pour les fractions de la tribu, par

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l’entremise de leurs shaykh. Les rencontres des membres de l’association de la zawiya se


font souvent dans l’enceinte de celle-ci, dans l’espace dévolu à l’accueil des étrangers.
C’est à ce moment-là que sont débattues les affaires intéressant la tribu. Nous
évoquerons ici une réunion des shaykh de l’association de la zawiya à laquelle nous
avons assisté. Les shaykh n’étaient pas tous présents et les représentants des shûrfa et
des Ahl qsûr étaient absents. Cette réunion portait sur la préparation de la wa cda et avait
lieu dans la zawiya. Il s’agissait de savoir comment allait être organisé l’accueil des
invités et en particulier des officiels ; si chaque fraction s’était organisée pour disposer
de tentes pour les repas collectifs ; s’il fallait en solliciter à la mairie, à la daïra ou à la
wilaya… La discussion terminée, les membres de l’association se dirigèrent vers la qûbba
(« mausolée ») de Sid A?mad Majdûb, distante de cent mètres environ de la zawiya, y
pénétrèrent, se mirent en rond autour de la tombe présumée du saint et récitèrent des
sourates du Coran. Cette prière clôturait la réunion, mais surtout sacralisait le moment
et contribuait à rappeler le lien sacré qui unissait les shaykh et les fractions de la tribu :
le saint Sid A?mad Majdûb, l’ancêtre présumé de la tribu.
22 La zawiya est aussi un espace sacré (?aram) où peuvent être réglés les litiges et où
peuvent être accueillies les personnes demandant une protection ou plus simplement
l’hospitalité et/ou des conseils. Par ailleurs, les shaykh de l’association de la zawiya de
Sid A?mad Majdûb ont des fonctions politiques dans les affaires relevant du cûrf, tel que
la diya, et dans les rituels tribaux, tels que la wa cda. C’est bien souvent à ce moment-là
que sont aplanies par les shaykh les discordes au sein des différentes fractions 21.

L’association de la zawiya est aussi un espace de pouvoir en face des autres espaces que
sont l’APC, la daïra, la wilaya, institutions politiques plus formelles. Elle constitue un
pouvoir local important, un espace de pouvoir en interaction, souvent en bonne
entente, avec les pouvoirs étatiques. Comme il a été dit, de nombreux shaykh de
l’association de la zawiya et plus généralement de la tribu des Awlâd Sid A?mad Majdûb
ont eu des mandats politiques : ils ont été maires, membres de l’ APC d’Asla ou membres
de l’Assemblée populaire de la wilaya de Saida, puis de Naama. De fait, rodés à la
politique, ils constituent souvent des intermédiaires entre leur fraction (et leur tribu)
et les autorités étatiques. Les shaykh et l’association de la zawiya en particulier sont
ainsi les meilleurs garants de leur fraction ou tribu vis-à-vis de l’État.
***
Ces deux exemples (diya et zawiya) suggèrent que la tribu n’est pas tout le temps une
catégorie assignée. Elle peut aussi être, pour reprendre Pierre Bourdieu (1972), une
représentation mais aussi et surtout une volonté de la part des populations qui
revendiquent partager cette identité. De fait, elle est, lorsqu’elle existe réellement, une
entité en soi et pour soi. Dès lors, il s’agit de voir quelles sont les implications concrètes
de cette représentation de soi22. Jacques Berque (1954) définissait la tribu nord-
africaine comme un « emblème onomastique ». Sa démonstration conduit
inévitablement à considérer davantage les conséquences sociopolitiques de cette
représentation et volonté, et non pas à abandonner l’étude du fait tribal. L’approche, ici
proposée et illustrée, est que l’analyse actuelle du phénomène tribal se doit de
considérer plus encore la tribu comme un champ social semi-autonome et de définir et
expliquer les adaptations et redéfinitions du cadre tribal et des règles tribales en
fonction des autres cadres (sociaux, étatiques, internationaux) interagissant.

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NOTES
1. « Les concepts sublunaires sont perpétuellement faux parce qu’ils sont flous et ils
sont flous parce que leur objet lui-même bouge sans cesse » (Veyne 1978 : 187).
2. « By “tribal society” I mean the kind of community which was once described by the
term “primitive society”, a term now rightly rejected » (Gluckman 1967 : XV).
3. Il est même, par effet de mode, employé pour rendre compte des groupes constitués
autour d’affinités électives dans les sociétés postmodernes (Maffesoli 1991).
4. Repris in Tapper (1990 : 51).
5. Nous utilisons le terme « idéologie » parce que cette commune appartenance (ou
ascendance) peut bien sûr être fictive – Jacques Berque (1954) parle quant à lui
d’emblème onomastique –, mais elle a néanmoins des effets sociopolitiques bien réels.

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6. Cf. notamment Barbara Casciarri (2001) à propos des transformations et adaptations


tribales au Soudan.
7. Une zawiya est un établissement à caractère religieux lié à un personnage saint. Cet
établissement a de multiples fonctions : accueil, enseignement, lieu d’hospitalité, etc.
8. Massifs de l’Est algérien, appartenant à la chaîne de l’Atlas saharien.
9. Notamment le Plan d’aménagement de la wilaya de Naama (rapport d’orientations),
effectué par l’Agence nationale pour l’aménagement du territoire en 1988. On y trouve
un effectif des nomades selon les tribus (dernier recensement 1987), pp. 11-15. Ce
recensement était établi pour encadrer les mouvements estivaux des nomades vers le
Tell (plaines du nord). Depuis 1986-1987, ceux-ci ne font plus réellement l’objet d’un
encadrement étatique et ne se font plus collectivement. En effet, depuis l’instauration
de la loi d’Attribution de la propriété foncière agricole de 1984, les éleveurs négocient
directement l’utilisation de pâturage avec les nouveaux propriétaires fonciers.
10. Les autres tribus et lignages de la région, tels les Awlâd Bûtkhill (habitants du qsar
d’Ain Sefra) et les Awlâd Sid Tadj, ne participent pas à ce système. Ils contribuent à la
diya de manière indépendante.
11. On trouve des pratiques similaires en d’autres contextes géographiques et
historiques. Bronislaw Malinowski (1926) aborde brièvement la lula (compensation en
cas d’homicide ou de blessures) dans son étude sur les crimes et coutumes chez les
Trobriandais. Edward E. Evans-Pritchard (1994 [1940] : 146-147 et 180 sqq.) traite du cut
(« prix du sang ») chez les Nuer et en fait un critère de définition des entités tribales
nuer. La tradition du wergild (« prix du sang ») qui existait chez les Francs, les Celtes et
les Vikings présente les mêmes caractéristiques.
12. Divers anthropologues spécialistes des sociétés nord-africaines ont déjà fait état de
cas de diya autant chez des groupes berbérophones qu’arabophones du Maghreb. Dans
son ouvrage sur les rituels et croyances au Maroc, Edward Westermarck (1926 : 525-526)
traite de cas de diya (appelée aussi diyith au Maroc) dans le cadre plus global de son
analyse du ‘ar (litt. : « opprobre », mais le terme définit plus exactement les demandes
ou injonctions, notamment de protection, sous peine de malédiction). Raymond Jamous
analyse plus longuement le cas de la diya dans son étude sur les Berbères du Rif. Il la
définit comme le prix de l’honneur et de la baraka, puisqu’il ne s’agit en aucun cas d’une
compensation pour la perte d’une personne (1981 : 87-97).
13. Le salaire minimum est de 12000 Da (environ 120 €) en Algérie.
14. Localement, on parle de ceux qui portent le même nom que le coupable et non pas
nécessairement de la famille agnatique jusqu’au 5e degré, les khamsa mis en valeur par
Joseph Chelhod (1971) pour les Bédouins du Moyen Orient.
15. On sait que le droit islamique (fiqh) primitif a intégré des éléments du cûrf (Chelhod
1986b). Mais, on observe que localement pour justifier la diya, les médiateurs font
référence à la fois à la coutume et au droit islamique, ce dernier apparaissant comme le
droit le plus légitime et universel. C’est comme si l’existence de la diya dans le droit
islamique, et en particulier dans le Coran, rendait cette pratique plus noble et plus
recommandable. Toutefois, ces médiateurs ne sont pas des imams ou des culama
(« savants religieux »), mais plutôt des membres de tribus, de sorte qu’il s’agit plus
d’une pratique qui s’inspire de la coutume tribale que du système juridique islamique.
Par ailleurs, ce bricolage entre la coutume et le fiqh, mais aussi dans une certaine
mesure avec le droit étatique, n’est pas un fait singulier. Jacques Berque (1953), dans

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son article sur les fondements de la sociologie juridique de l’Afrique du Nord, attirait
l’attention sur l’hétérogénéité des sources juridiques utilisées au Maghreb (coutumes
arabes, systèmes berbères, fiqh citadin, initiative des légistes locaux) et sur le caractère
syncrétique des droits (systèmes juridiques cohérents) qui prévalaient en cette région.
16. Le terme shaykh (pl. : shûyûkh – pour des raisons de commodités de lecture, on
gardera shaykh au singulier et au pluriel) peut être rapproché des mots français
« saint » ou « sage ». Il désigne étymologiquement une personne dont l’âge paraît
avancé et dont les cheveux ont blanchi. Depuis l’époque préislamique, l’idée d’autorité
et de respectabilité est attachée à ce terme qui est aussi utilisé pour désigner tout chef
de groupe humain (famille, tribu, corporation, etc.). Cf. Geoffroy (1998).
17. Entre l’Indépendance et le début des années 1980, la zawiya fut gérée par un
segment des Awlâd Sidi Mu?ammad, la famille Hidar. La reprise en main de la zawiya
par l’ensemble de la tribu ne fut pas sans soulever certains conflits, comme en
témoignent les propos de A?mad Hidar, qui fut maire d’Asla de 1997 à 2002 : «Mes
parents (les Hidar) avaient envie que la gestion de la zawiya reste entre leurs mains, de
père en fils. Les autres fractions de la tribu ont voulu créer une association (avec un
nouveau bû’âb tous les deux ans). Du coup, ils n’ont pas voulu entrer dans
l’association ».
18. La fraction des Awlâd Sidi Mu?ammad, étant numériquement deux fois plus
importante que les autres, choisit deux bû’ab qui effectuent deux années chacun, donc
quatre années à eux deux.
19. Sur la wacda de Sid A?mad Majdûb, cf. Ben Hounet (2008b).
20. La réalité n’est cependant pas aussi simple. Il existe, en effet, des shaykh de fraction
ayant plus d’autorité que ceux qui sont membres de l’association de la zawiya (cela est
valable pour les Awlâd Sidi Ban cAbdallah et les Awlâd Sidi Bûbkar). Cependant, si ceux-
ci ne sont pas membres de l’association, ce n’est pas qu’ils ne le veulent pas, mais c’est,
qu’étant nomades, ils ont jugé préférable qu’un autre shaykh, habitant Asla et
généralement second au niveau de l’autorité, en soit membre pour mieux représenter
la fraction.
21. De manière générale, on en appelle souvent au mrabtin, plus spécifiquement aux
shaykh issus des lignages mrabtin, pour faciliter et garantir le règlement des litiges
entre les tribus ou entre des personnes. Ainsi les shaykh des Awlâd Sid A?mad Majdûb
et, en particulier, les shaykh de l’association de la zawiya peuvent être sollicités dans le
cadre de ces affaires, mais aussi en d’autres circonstances : décès, circoncision, etc. Le
rôle des zawiya et des lignages maraboutiques dans la médiation tribale a été analysé en
d’autres endroits du Maghreb (Gellner 1969). C’est là l’une des fonctions importantes
des zawiya et notamment de la zawiya de Sid A?mad Majdûb. C’est aussi en raison de sa
capacité à maintenir l’ordre tribal dans la région que se justifie le prestige de la zawiya.
À cette fin, la wacda (la fête en l’honneur du saint) peut être analysée comme un
instrument puissant de prévention des conflits au sein de la tribu des Awlâd Sid A?mad
Majdûb, mais aussi entre les tribus de la région, car il s’agit d’une plateforme
communicationnelle importante.
22. Cette représentation de soi peut parfois être la reprise d’une identité assignée.

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RÉSUMÉS
Résumé
Partant de l’analyse comparée de deux entités tribales qui évoluent dans le Haut Sud-Ouest
algérien (région d’Ain Sefra), cet article suggère quelques pistes pour appréhender les
phénomènes tribaux dans les États contemporains, en particulier ceux du monde musulman.
L’approche, ici proposée et illustrée, est que l’analyse actuelle du phénomène tribal se doit de
considérer plus encore la tribu comme un champ social semi-autonome et ainsi de définir et
expliquer les adaptations et redéfinitions du cadre tribal et des règles tribales en fonction des
autres cadres (sociaux, étatiques, internationaux) interagissant.

Abstract
This comparative analysis of two « tribes » in the Ain Sefra area, southwestern Algeria, suggests a
few ways of understanding tribal phenomena in contemporary nation-states, in particular those
in the Muslim world. Given the approach proposed and illustrated herein, current analyses of
this phenomenon must consider the tribe to be a semiautonomous social field. They can thus
define and explain how tribes and tribal rules are adapted and redefined as a function of other
(social, state, international), interacting environments.

INDEX
Mots-clés : tribu, droit islamique, Algérie, monde musulman
Keywords : Tribe, Islamic Laws, Algeria, Muslim World

AUTEUR
YAZID BEN HOUNET
Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris

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Poésie courtoise et rivalité


amoureuse
Courtly Poetry and Love Rivalry

Dominique Casajus

NOTE DE L'AUTEUR
Une première esquisse du présent article avait fait l’objet d’un exposé donné le 31 mars
2005 dans le séminaire « Figures de la rivalité » animé par Marianne Lemaire (Centre
d’études des mondes africains, Ivry-sur-Seine).

1 LA POÉSIE ÉLÉGIAQUE des Touaregs contemporains met en scène un narrateur solitaire, en


marche vers l’aimée lointaine dont il espère les faveurs, ou gémissant sur le site déserté
où elle campa autrefois. Ces déplorations n’appartiennent qu’à l’univers poétique, car
les Touaregs sont bien plus discrets dans l’expression de leurs peines. Pourtant, à en
juger par leurs exclamations apitoyées, les auditeurs semblent parfois penser que c’est
le poète lui-même qui s’exprime par la voix du narrateur. Bien sûr, ils n’ignorent pas
que ce narrateur indéfiniment éploré est seulement un être fictif, chargé poème après
poème de dire des peines dont, en général, peu leur importe que l’auteur les ait
réellement éprouvées ou non ; mais ils l’oublient parfois quand des vers les émeuvent
particulièrement, comme si, l’espace d’un instant, la beauté de ce qu’ils entendent
brouillait leur jugement. Je crois cependant qu’ils ne s’égareraient pas ainsi s’ils étaient
en présence de l’auteur. Un grand poète, tels ceux justement dont l’œuvre est
susceptible de susciter la compassion des auditeurs, récite rarement ses compositions
en public. C’est là une tâche qu’il laisse à ses rhapsodes. Ainsi transmises, elles finissent
par être entendues fort loin de son lieu de résidence et parfois après sa mort. Les
cercles dans lesquels on les entend sont si larges que seuls quelques auditeurs en
connaissent l’auteur ; pour tous les autres, il n’est qu’un nom. Comment, alors, ne pas
lui attribuer une souffrance parcourant des vers qui sont tout, hormis son nom, ce
qu’on connaît de lui ? Le contenu des poèmes touaregs, ou du moins la perception qu’en
a le public, ne serait donc pas sans relation avec les modalités de leur production et de

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leur réception.
Ce motif du narrateur solitaire est sans doute un emprunt à la poésie arabe archaïque,
venue jusqu’aux Touaregs par l’intermédiaire de ceux qui les ont autrefois convertis à
l’islam. Il rappelle également le thème de la fin’amor, l’« amour parfait » que les
troubadours ont célébré et dont ils ont débattu deux siècles durant. C’est pourquoi j’ai
décidé il y a quelques années d’entreprendre une comparaison entre la poésie des
Touaregs et celle des anciens Arabes, puis d’adjoindre le corpus troubadouresque à mon
éventail comparatif. L’assemblage peut paraître hétéroclite mais il me semble que les
premiers résultats de ma recherche en ont montré a posteriori la pertinence. Dans les
trois cas, en effet, le contenu des poèmes se rapporte aux conditions dans lesquelles ils
ont été composés, transmis et reçus ; dans les trois cas, l’auteur est généralement
absent du lieu de leur profération, ce qui porte le public à imaginer que le narrateur
est, non sa création, mais son porte-parole. Pensons par exemple au Roman de Majnûn, la
triste et célèbre histoire de ce bédouin devenu fou par amour. Les anthologues
abbassides qui composèrent le divan de Majnûn n’auraient pas imaginé cette tragique
histoire si d’aventure ils avaient connu l’identité et la biographie réelles de l’auteur (ou
des auteurs) des vers qui circulaient sous son nom. La propension du public à imputer
au poète absent les souffrances dont gémit son narrateur, qui ne se traduit chez les
Touaregs que par des interjections apitoyées ou des rumeurs éparses, a donné corps ici
à un roman peu à peu enrichi par les siècles. De la même manière, dans les trente ou
quarante chansonniers par lesquels la poésie des troubadours nous a été transmise, les
« chansons » (cansos ou chansos) sont en général précédées de la biographie de leur
auteur putatif – sa vida – et alternent avec des razos, commentaires également
biographiques qui rendent « raison » de tel ou tel vers. Vidas et razos attribuent aux
poètes eux-mêmes les souffrances dont gémit le narrateur de leurs chansons, ce qui
témoigne d’une démarche semblable à celle des auditeurs touaregs ou des anciens
compilateurs arabes. Autre point de similitude, les chansonniers ont commencé à se
répandre alors que l’art troubadouresque – le trobar – entrait en décadence et allait
bientôt s’éteindre, de la même manière que le roman de Majnûn est né de la disparition
progressive du monde qui avait vu naître la poésie bédouine, et que la figure du poète
touareg s’affirme à mesure que sa parole s’éloigne de lui 1.

Amants sincères et rivaux médisants


2 Je voudrais ici faire un pas de plus dans mon entreprise comparative. Le motif du
narrateur aimant et désaimé est inséparable d’un autre motif, attesté lui aussi dans nos
trois corpus : l’évocation des obstacles qui se dressent sur le chemin conduisant à la
femme aimée. L’étude de ce second motif est l’objet du présent article. Je vais la
commencer par la poésie troubadouresque, où il a déjà été beaucoup étudié. Je passerai
ensuite aux Touaregs, et ne parlerai que très peu de la poésie arabe archaïque, car je l’ai
déjà fait plus amplement ailleurs (Casajus 2002 et 2005). Dans les cansos des
troubadours, le premier obstacle sur le chemin du narrateur est l’attitude de l’aimée.
Silencieuse, hautaine, capricieuse, elle semble indifférente à ses supplications. Est-ce,
comme l’ont supposé les tenants d’une thèse que je discuterai plus loin, parce qu’elle
est de plus haut rang que lui ? Disons que les gestes et les propos de son suppliant
portent parfois à le croire. Il l’appelle « ma dame » (ma domna ou ma dona) ou, d’une
locution accolant un adjectif féminin à un nom masculin : « ma seigneur » (midons)
(Roubaud 1971 : 20-21). À genoux devant elle comme le vassal devant son suzerain, il

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s’engage à la servir et à chanter sa gloire, son « prix » (pretz). Le deuxième obstacle est
constitué par le « jaloux » (gelos) et l’« observateur » (gardador), personnages un peu
énigmatiques dans lesquels une interprétation aujourd’hui contestée croyait voir
respectivement le mari de la dame et un espion chargé de la surveiller (Press 1970 ;
Paden et al. 1975). Viennent enfin les beaux parleurs, les médisants, les imposteurs, les
faux soupirants qui épient le narrateur et conspirent contre lui, abusant la dame et le
diffamant devant elle. On leur applique le terme générique de lauzengier, mais les
qualificatifs qu’ils sont susceptibles de recevoir sont aussi nombreux que les facettes de
leur vilenie : enveios, « envieux » ; trichador, « tricheurs » ; lengua de colobra, « langue de
couleuvre » ; avols gens et mal vezis, « viles gens et mauvais voisins » ; malvaza gens savaya
« mauvaise et méchante gent »… (certains commentateurs modernes semblent même
penser que le gardador et le gelos ne sont jamais que des lauzengiers parmi d’autres) 2.
Troupe multiforme et honnie, les invectives que leur adresse le narrateur et les plaintes
qu’ils lui inspirent tiennent dans la poésie occitane autant de place que la célébration
de la dame. Tout simplement parce qu’ils ne sont rien d’autre que ses rivaux. Le nom
même qui les désigne montre d’ailleurs, si du moins on se fie à une étymologie assez
largement acceptée3, qu’ils se livrent à la même activité que lui : la « louange » (lauz) de
la dame.
3 Comme plusieurs commentateurs l’ont relevé4, cette ubiquitaire et obsessive présence
des rivaux dans la poésie des troubadours est inhérente à la nature même de l’amour
qu’elle célèbre. Le narrateur attend de sa dame qu’elle offre spontanément son amour ;
or être libre de se donner, c’est aussi être libre de se refuser ou de se donner à d’autres,
de sorte que le seul amour dont il accepte d’être aimé le met inévitablement en
présence d’une foule innombrable de rivaux. De plus, en raison même de sa
spontanéité, un tel amour ne peut être qu’indifférent aux valeurs habituellement
reconnues par le monde (étant tout de même entendu que le vilain ne saurait y
prétendre). C’est ainsi qu’on voit tel troubadour proclamer que les puissants n’ont pas
véritablement part à la fin’amor, peu habitués qu’ils sont à accepter qu’on leur dise non
(Köhler 1964 : 31-32 ; Schnell 1992 : 356). À l’inverse, le narrateur proclame volontiers
que les faveurs de sa dame ont plus de prix à ses yeux que toutes les richesses et tous
les honneurs dont s’enorgueillissent les grands de ce monde (Appel 1990 [1915] : 107).
On peut dire que l’amour chanté par les troubadours refuse de faire acception des
valeurs du monde, seule condition à laquelle les amants puissent s’y adonner dans toute
la liberté de leur cœur. On verra plus loin ce qu’il en est de la rivalité amoureuse dans le
corpus touareg ; mais on peut remarquer dès maintenant combien cet amour
ultramondain rappelle ce que, dans un article auquel le présent travail doit l’essentiel
de son inspiration, Marianne Lemaire a écrit de certaines formes d’amitié en Afrique de
l’Ouest. Même institutionnalisée, l’amitié, nous dit-elle, « y apparaît toujours comme
une relation privilégiée et préférée dans la mesure où, par opposition aux relations de
parenté et aux relations entre classes d’âge, elle se fonde non seulement sur l’égalité
mais aussi, et surtout, sur la liberté et le libre choix » (2009 : 68). On trouve dans les
deux cas la même indifférence aux hiérarchies mondaines, qu’elles soient politiques ou
familiales, mais n’oublions pas malgré tout, différence de taille, que la fin’amor n’est
jusqu’à preuve du contraire qu’une « utopie littéraire » (Schnell 1992 : 91) 5.
4 Il est cependant une qualité dont le narrateur demande qu’il soit fait acception : sa
sincérité. Il ne cesse dans tout le corpus troubadouresque de proclamer qu’il a pour sa
domna un amour vrai (verais), loyal (leyal), venant du cœur (coraus), en même temps qu’il

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accuse les lauzengiers de ne pas mettre leur cœur dans ce qu’ils disent. Mais comment
distinguer l’amant sincère des menteurs ? Là est son drame. Souvent la dame se laisse
abuser par ces beaux diseurs au cœur faux, tandis qu’elle méconnaît la vérité de
l’amour qu’il lui porte. Ainsi chez Guilhem de Montanhagol 6 :
Elle crée son mal
la dame qui s’emplit d’arrogance
quand un homme d’amour
la prie et qu’elle s’irrite
trouvant plus beau que souffre son suppliant
plutôt qu’un autre
dont les fautes sont perverses.
5 Ou chez Bernard de Ventadour7 :
Des dames il me semble
qu’elles font grande faute
en cela que ne sont guère
aimés les vrais amants ;
je ne devrais rien dire
sinon ce qu’elles veulent
mais il m’est dur qu’un tricheur
ait d’amour par tromperie
ou plus ou tout autant
que n’a un vrai amant.
6 Ou bien encore, chez le même Bernard8 :
Une fausse perfide
traîtresse de mauvais lignage
m’a trahi et se trahit elle-même,
coupant la branche avec laquelle elle se frappe,
et quand un autre la sermonne
elle m’accuse de ses propres torts.
Les derniers venus reçoivent d’elle
plus que moi qui ai fait longue attente.
7 Encore ce narrateur-là finit-il dans une strophe ultérieure par pardonner à l’aimée de
s’être laissée égarer, mais on en voit de plus vindicatifs maudire ceux qui les ont perdus
dans le cœur de leur dame et qui pourraient bien faire disparaître l’amour de la surface
de la terre. Ainsi, dans un autre poème du même Bernard9 :
Ils me font peur les mauvais conseils,
eux par qui le siècle meurt et déchoit
car maintenant s’assemblent les méchants
donnant l’un à l’autre conseil
pour faire déchoir le vrai amour.
Ah ! gens mauvaises et méchants
que celui qui vous prête foi, à vous et vos conseils
perde Dieu et perde la foi.
8 Ou dans celui-ci, d’Arnaut Daniel10 :
Lauzengiers faux, que le feu vous brûle la langue
que vous perdiez les deux yeux d’un mauvais chancre
car pour vous sont mis en discord chevaux et marques11 ;
vous enlevez l’amour que pour peu il ne s’évanouisse ;
Dieu vous confonde sans que vous sachiez comment
vous qui médites des amants et les tenez pour vils !
Un mauvais astre vous tient sans que vous le sachiez
et plus on vous admoneste, plus vous empirez.

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9 Et quand même, ce qui arrive parfois, le narrateur atteint la joie, le jauzimen, cette joie
est encore menacée par la présence en arrière-plan des lauzengiers. Ainsi chez Arnaut
Daniel12 :
Je fus bien accueilli
et mes paroles reçues
parce qu’à choisir je n’ai pas été idiot :
j’ai préféré l’or fin au cuivre
le jour où moi et ma seigneur (midons) nous nous donnâmes un baiser ;
de son beau manteau bleu elle m’a fait un bouclier ;
que les lauzengiers faux, langues de couleuvre,
ne le voient pas, eux dont tant de mauvaises paroles s’échappent.
10 Ou chez Raimbaut d’Orange13 :
Je suis allé comme chose inverse
cherchant par crevasses vaux et collines
tourmenté comme un que la glace
bouscule torture tranche ;
ne me vainquirent ni chants ni sifflets ;
plus qu’écolier battu de branches ;
enfin par Dieu m’héberge joie
malgré les faux lauzengiers corbeaux.
11 Le danger, on le voit, est omniprésent, et le narrateur ne saurait l’écarter, à moins,
peut-être, de se faire magicien, comme un Bernard de Ventadour se prend une fois à en
rêver14 :
Si je savais ensorceler les gens,
mes ennemis deviendraient des enfants
et aucun d’eux ne saurait entreprendre
ni rien dire qui puisse nous venir à mal ;
alors je sais que je verrais la plus belle
et ses beaux yeux et sa fraîche couleur
et lui baiserais la bouche en tous sens
au point qu’un mois durant en paraîtra la marque.
12 Bernard en vient même, plus invraisemblable encore, à espérer un monde où Dieu
aurait permis que soient visibles au-dehors la vérité ou la fausseté des sentiments 15 :
Ah ! Dieu si on pouvait trier
d’entre les faux les vrais amants,
si les lauzengiers et les tricheurs
portaient des cornes sur le front,
tout l’or du monde tout l’argent
je donnerais si je les avais
pour que ma dame sache seulement
comme je l’aime avec vérité.
13 Mais un tel monde n’est qu’une fantasmagorie. Le narrateur sait bien que rien en
réalité ne le distingue des lauzengiers, lui qui parfois dit vouloir agir comme eux. Ainsi
dans cette strophe où Bernard réclame le droit de guerroyer contre eux comme eux-
mêmes guerroient contre lui16 :
De ceux-là je me rancœure et me lamente
qui me causent colère, dol et tristesse
et à qui pèse la joie que j’ai.
Et puisque chacun se lamente
de la joie d’autrui et s’attriste
je ne veux avoir d’autre droit

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que de guerroyer et vaincre par mon bonheur


celui qui me fait la plus forte guerre.
14 Ou dans cette autre, où il ment comme eux17 :
Aux lauzengiers je n’ai rien à dire
car jamais par eux ne fut riche joie cachée
et je vous dis seulement que par mes dénégations
et par mentir je leur ai changé les dés.
Bien est toute joie destinée à se perdre
dès qu’elle est perdue par leur devinaille.
15 Ou bien dans ce passage de Guilhem de Saint Disdier, où le narrateur se plaint de ce que
les « envieux » (c’est-à-dire, bien sûr, les lauzengiers) l’accusent de ce dont précisément
tous les narrateurs troubadouresques les accusent, l’insincérité 18 :
Les envieux ont pris un fol engagement
contre l’amour, et font grande vilenie ;
si vous louez une noble dame
ils clameront, selon leur usage, que vous feignez.
Moi je ne feins pas, mais depuis que je l’ai vue
je veux maintenir son honneur et son mérite.
16 Plus encore, ces rivaux dont il se plaint que le regard insistant soit un obstacle à son
amour, c’est sous leur regard qu’il veut triompher. Ainsi, Gui d’Ussel demande à la
dame de l’aimer pour que les « ennuyeux » prennent ombrage de son succès 19 :
Dame, avec un baiser seulement
j’aurais tout ce que je veux et désire
promettez-le moi, sans qu’il vous fâche,
rien que pour le mal des ennuyeux
qui auraient dol s’ils me voyaient
et pour l’amour des amants sincères à qui cela plaira
car la courtoisie à la fois exige
qu’on fasse ennui aux ennuyeux qui le font
et qu’aux amants sincères on fasse tout ce qu’ils voudront.
17 Ce n’est plus par amour pour la dame qu’on demande une faveur, mais pour « faire
ennui aux ennuyeux ». On songe à Rousseau, quand il écrit dans l’Émile : « Dans la
plupart des liaisons de galanterie, l’amant hait bien plus ses rivaux qu’il n’aime sa
maîtresse » (cf. 1969 : 798)20. La rivalité est devenue ici le moteur du jeu et non plus l’un
de ses entours. Comment avec cela espérer être distingué d’aussi indispensables
rivaux ? Autant de signes que le narrateur sait bien, au fond, qu’il est pris lui-même
dans le jeu universel de la rivalité. Et s’il peut se croire différent des autres joueurs, la
dame, qui, elle, voit le jeu de l’extérieur, n’a aucune raison de distinguer entre les
joueurs qui se pressent autour d’elle.
18 Toutefois, après avoir un instant rêvé d’un monde où les lauzengiers porteraient sur le
front le signe de leur fausseté, le narrateur de Bernard de Ventadour parle d’un autre
signe, bien moins fantastique celui-là, qui montrerait à la dame combien il est sincère 21
:
Quand je la vois c’est évident
à mes yeux mon visage ma couleur
car je tremble de peur
comme fait la feuille contre le vent,
je n’ai pas plus de sens qu’un enfant
tant je suis d’amour entrepris ;

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d’un homme qui est ainsi conquis


une dame peut avoir grande aumône
19 Même figure chez Cercamon22 :
Quand je suis avec elle, je suis si ravi
que je ne sais lui dire mon désir
et quand je m’en vais il me semble
que je perds le sens et le savoir.
20 Quant au narrateur de Rigaut de Barbezieux, il est gauche et muet comme Perceval
devant le Graal – car les troubadours ont parfois employé la matière de Bretagne 23 :
Je suis comme Perlesvaus
au temps où il vivait
si ravi en son regard
qu’il ne sut pas demander
à quoi servait
la lance ni le graal ;
et moi je suis pareil
Miels de Domna24 quand je vois votre beau corps
puisque semblablement
je m’oublie quand je vous contemple
je vous veux prier et je ne le fais mais pense.
21 Mais quelle dame se laisserait séduire par ce soupirant maladroit, pensif et muet ? Ce
qui montre au-dehors la sincérité de l’amant est aussi ce qui ne peut que le faire
dédaigner. Il est vrai que le début d’un des poèmes déjà cités de Bernard de Ventadour
faisait état d’une autre marque de sincérité, dont la dame pourrait bien cette fois
« avoir grande aumône »25 :
Ce n’est pas merveille que je chante
mieux qu’aucun autre chanteur :
plus me tire le cœur vers l’amour
et mieux suis fait à ses commandements.
Cœur et corps et sens et savoir
et force et pouvoir j’y ai mis
tant me tire vers l’amour le frein
que je ne me soucie de rien d’autre.
22 Là nous sortons de la fiction poétique. Car si c’est le narrateur qui est entrepris
d’amour, c’est le poète qui compose le chant dont l’excellence atteste qu’il est mieux
que tous fait aux commandements de l’amour. Le poète fait évoluer son narrateur dans
un monde où amants sincères et tricheurs habiles se pressent autour d’une dame
souvent bien aveugle dans ses préférences ; lui vit dans un monde, réel celui-là, où il
dispute à ses confrères la faveur des grands personnages, seigneurs ou châtelaines,
auxquels il dédie ses poèmes. Ces deux mondes sont distincts, mais les troubadours
n’ont pas dédaigné d’en brouiller un peu les frontières. Dans les vers qu’on vient de
citer, le poète se distingue à peine du narrateur. Lorsqu’un poète, par galanterie, invite
sa dédicataire à prendre pour ellemême une part des louanges que le narrateur adresse
à sa domna, les deux mondes s’entremêlent encore (cf. Harvey 1999 : 19). Les
provençalistes – et avant eux les auteurs de vidas – s’y sont parfois laissés prendre,
croyant un peu vite que la narrataire se confondait avec la dédicataire. Méprise
d’autant plus excusable que l’une et l’autre sont en général désignées par un faux nom,
le senhal.

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La thèse Köhler-Duby
23 Tout cela invite à interroger les rapports entre la fiction poétique et la réalité qui l’a
fait naître. Des rapports entre le narrateur et le poète, j’ai parlé naguère 26, mais que
dire des lauzengiers, ces rivaux malveillants qui peuplent tous les poèmes ? De la dame
elle-même, et de l’impossible amour qu’elle inspire au narrateur ? Ces questions, Erich
Köhler puis Georges Duby ont entrepris d’y répondre il y a maintenant quatre
décennies. Dans l’article fameux où il jetait les bases de ce qui deviendrait la thèse
Köhler-Duby, le premier donnait en ces termes le ton de sa tentative : « en présence
d’une puissante floraison d’idées, n’hésitons pas à en chercher la cause dans les
rapports qui unissent la superstructure poétique à l’infrastructure sociale et aux
révolutions de celle-ci » (Köhler 1964 : 29). Selon lui, une couche sociale nouvelle avait
commencé au cours du Xe et du XIe siècle à se glisser entre la paysannerie et une vieille
noblesse dont l’origine remontait aux temps carolingiens. Acquis de fait à la fin du XIe
siècle, alors que naissait la poésie des troubadours, l’anoblissement de ces chevaliers
pauvres n’était pas encore pleinement entré dans les consciences. Dans leur recherche
anxieuse d’une reconnaissance bien lente à venir, ils cultivaient la mesure et le
raffinement qui devaient prouver, pensaient-ils, combien ils la méritaient (Ibid. : 38).
Ainsi a pu se répandre cet idéal de comportement qui, s’imposant d’abord dans les
cours féodales, est resté dans l’histoire sous le nom de « courtoisie » – l’humilité et la
patience du narrateur troubadouresque n’étant que la version littéraire de cet idéal
politique et mondain. Guillaume d’Aquitaine, dont on aura à reparler, en a donné en
quelque sorte la charte, dans un poème où idéal amoureux et idéal politique sont
effectivement indiscernables27 :
Jamais nul ne sera bien fidèle
à l’amour s’il ne se soumet à lui
et, aux étrangers et aux voisins,
s’il n’est complaisant
et, à tous ceux de ce séjour,
obéissant.
Obéissance doit porter
à maintes gens, celui qui veut aimer,
et il convient qu’il sache faire
des faits avenants
et qu’il se garde en cour de parler
comme un vilain.
24 Duby, pour sa part, pense moins à une couche sociale qu’à une classe d’âge. Entre le
sortir de l’adolescence et le moment où ils prenaient épouse, devenant alors ce que les
textes appellent des seniores, les fils de l’aristocratie connaissaient comme jovenes une
longue période de turbulent célibat, vouée à la guerre et aux aventures. Le jeune
« parcourt provinces et pays ; il “erre par toutes les terres”. Pour lui, la “très belle vie”,
c’est “se mouvoir en maintes terres et aventures quérir”, “pour prix et honneur
conquérir” » (Duby 1964 : 836-837). Ces jeunes gens distingués de leurs puînés par un
rituel à caractère initiatique – l’adoubement – et de leurs aînés par une étape
socialement marquée – le mariage – rappellent un peu la strate de jeunes guerriers
qu’on connaît dans les sociétés à classe d’âge en Afrique ou ailleurs.
25 Je ne crois pas que Köhler et Duby parlent exactement de la même chose, à moins qu’ils
aient supposé que les chevaliers pauvres étaient le plus souvent des cadets jetés dans
les aventures guerrières tandis que leurs aînés se voyaient plus tôt pourvus d’un fief et

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d’une épouse28. Quoi qu’il en soit, les deux auteurs s’accordent pour penser que les
seniores (les « seigneurs »), les hommes mariés et installés (« chasés » ou « casés »
comme on disait alors), étaient entourés d’une foule de clients qui quêtaient auprès
d’eux faveurs et prébendes. Tous deux relèvent combien les rivaux poétiques qui
recherchent les faveurs de la domna ressemblent à ces jeunes gens encore dans l’attente
d’une épouse et d’une place qui ne pouvaient leur venir que des grands dont ils se
disputaient les bonnes grâces. Analogie qui s’accuse encore si l’on se rappelle que la
domna est parfois appelée « ma seigneur », et que le narrateur a pour elle les mêmes
mots et les mêmes gestes qu’un vassal pour son suzerain. Les deux historiens font plus
que relever cette incontestable analogie. S’il faut les en croire, les troubadours s’étaient
faits les porte-parole des chevaliers pauvres ou des jovenes, dont ils sublimaient les
impatiences et les aspirations. La rivalité dans la quête amoureuse n’était que la
transfiguration poétique de la rivalité dans la quête des places. Quant à la véhémence
de troubadours comme Marcabru, Alegret ou Guiraut de Borneuil, qui ne cessèrent de
vitupérer un monde dominé par l’avarice et la cupidité, un monde où Jeunesse et
Prouesse n’avaient plus leur place, où les grands se montraient incapables de largesse,
elle faisait écho à l’impatience des jovenes selon Duby, aux revendications des chevaliers
pauvres selon Köhler (1964 : 30). Et ces chants où, hormis les vilains, tous les hommes
étaient égaux devant l’amour – puisque la liberté reconnue à la domna les y mettait à
égalité –, affirmaient l’homogénéité foncière d’une catégorie sociale où ceux dont les
troubadours portaient la parole avaient en réalité bien du mal à se faire admettre (ibid. :
31). Rivalités, ambitions, rancœurs, la poésie magnifiait tout cela en le redisant dans le
langage de l’amour.
26 Ces hypothèses n’étaient pas nées du néant. Nos deux auteurs semblent avoir puisé une
partie de leurs idées dans les travaux d’une essayiste anglaise du XIXe siècle dont je
parlerai plus loin. Plus proche d’eux, Herbert Moller avait lui aussi fait jouer un rôle
aux mouvements sociaux invoqués par Köhler, mais il s’y était pris d’une manière assez
différente (cf. Moller 1959). Gens de guerre ou ministeriales de toutes sortes, les anoblis
du XIe siècle étaient uniquement des hommes, ce qui entraînait au sein de l’aristocratie
un soudain accroissement de la proportion des hommes mariables. D’autant plus que,
soucieux d’assurer le statut de leur descendance, ces nouveaux venus recherchaient des
épouses au rang mieux établi que le leur. Les troubadours n’auraient donc eu qu’à
décrire ce qu’ils avaient sous les yeux. Comme on le voit, la thèse de Moller est très
proche de celle de ces deux émules29, mais elle en diffère sur deux points. Tout d’abord
Moller n’était pas obligé d’imaginer que la rivalité amoureuse mise en scène par le
trobar transposait une rivalité avant tout politique : les rivaux poétiques qui se pressent
autour d’une domna hautaine et inaccessible étaient l’image fidèle de parvenus en quête
d’une épouse de haut rang. De plus, il remarquait que, dans l’Andalousie du Xe siècle
tout comme dans l’Allemagne méridionale des XIe et XIIe siècles, les mêmes causes
avaient produit les mêmes effets. L’essor de la poésie amoureuse dans l’Espagne arabe
lui paraissait lié à la modification du sex-ratio provoquée par l’afflux de mercenaires
berbères et de captifs de guerre à la fin du Xe siècle. Et le minnesang était apparu à
l’époque où des ministeriales jusque-là à demi-serviles s’étaient constitués en une classe
juridiquement séparée. Concédant cependant que des faits démographiques de cet
ordre ne pouvaient suffire à rendre compte de tous les traits de la poésie courtoise,
Moller s’orienta plus tard vers des interprétations d’ordre psychanalytique qu’il n’y a
pas lieu de reprendre ici (cf. Moller 1960).

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27 Les modifications qu’ils avaient fait subir aux idées de Moller mettaient Köhler et Duby
face à une question qu’ils n’ont d’ailleurs pas esquivée : pourquoi faut-il qu’un idéal
social et politique se soit exprimé dans le langage de l’amour ? Après tout, Köhler doit
bien le reconnaître, « l’idéal chevaleresque qui l’avait précédé, celui dont nous
trouvons l’expression dans les chansons de geste, n’avait pas eu recours à cette
passion » (1964 : 39). C’est que, nous dit-il, la basse noblesse était représentée à la cour
du seigneur par une cohorte de jeunes célibataires (c’est par là qu’il rejoint Duby), et
tout ce petit monde vivait dans une promiscuité d’où les femmes étaient à peu près
absentes, si l’on excepte, sublime et inaccessible, la figure de la châtelaine, celle qu’en
pays d’Oc on appelle la domna. Duby reprend la même évocation, presque dans les
mêmes termes, et nous verrons qu’elle a une vieille histoire dans les études
médiévistes, car nos graves historiens semblent avoir été fascinés par cette image d’une
serre chaude où un essaim de jeunes célibataires bourdonnerait autour de quelques
dames hautaines et interdites. Et on veut bien les croire quand ils nous disent que la
« vie quotidienne en commun » dans une telle atmosphère « devait engendrer une
tension érotique particulièrement élevée, qui se déchargeait dans la plupart des cas, à
défaut d’autres possibilités, sous la forme sublimée de l’amour courtois » (Hauser, cité
in ibid.). Si l’on résume donc, le XIe siècle finissant voit émerger une classe de hobereaux
pauvres et ambitieux, et la conformation assez singulière du milieu où ils se pressaient
dans la quête des places aurait favorisé l’éclosion d’une poésie dédiée à un nouvel idéal
amoureux.
Cette thèse a reçu depuis plusieurs objections. La première, Köhler se l’est opposée à
lui-même, et elle est de taille. Le personnage auquel on attribue les plus anciennes
cansos connues était tout sauf un nobliau de second rang ; appelé Guillaume d’Aquitaine
par les médiévistes et coms de Peitau par les chroniqueurs du temps, il était le septième
comte du Poitou et le neuvième duc d’Aquitaine, et sa puissance valait bien celle du roi
de France pourtant son suzerain nominal. La réponse de Köhler est simple : les grands
féodaux auraient choisi de reprendre à leur compte l’idéologie des parvenus qui
faisaient leur siège, car ils comprirent vite qu’elle était un facteur d’ordre. Un peu de la
même manière, Duby (1988) a suggéré que les seniores auraient favorisé les jeux subtils
d’un amour courtois censé avoir une influence pacifiante et éducative sur les turbulents
jovenes. Ce n’est pas à moi d’évaluer la plausibilité de cette argumentation. De toute
façon, la haute naissance du premier troubadour supposé n’est pas une objection
insurmontable. Tout d’abord, rien n’assure que Guillaume d’Aquitaine ait effectivement
été l’auteur des textes qu’une tradition ultérieure lui a attribué (Dragonetti 1982 ;
Harvey 1993) ; et quand ce serait le cas, il est encore possible qu’il ait en réalité été
précédé par d’autres troubadours de trop basse extraction pour que leurs œuvres,
jugées indignes d’être mises par écrit, soient passées à la postérité (Moller 1959 : 143).
On peut aussi tirer argument du fait que les onze pièces qui lui sont traditionnellement
attribuées ne sont pas toutes des pièces courtoises. Si quatre d’entre elles développent
effectivement le thème de la fin’amor, sous une forme il est vrai rudimentaire encore,
six autres sont au contraire très lestes, presque des chansons de corps de garde ; quant
à la dernière, elle est l’adieu au monde d’un homme qui s’apprête à faire face au juge
suprême. On a supposé que le duc d’Aquitaine, après s’être adonné à la composition de
chansons libertines, se serait converti sur le tard à l’idéal courtois avant de se retirer du
monde. Une provençaliste a naguère risqué une hypothèse plus originale (cf.
Dumitrescu 1969). Mettant à part la onzième pièce, qui pourrait effectivement avoir été
composée à la fin de sa vie par un Guillaume mélancolique et désabusé, elle a jugé les

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dix autres trop dissemblables pour provenir d’un auteur unique : les six pièces
libertines seraient bien de Guillaume, tandis que les quatre pièces courtoises auraient
été composées par son vassal Eble de Ventadour, poète dont aucune composition ne
nous est parvenue mais qui apparaît dans plusieurs chroniques sous le nom de Ebolus
Cantator. L’hypothèse reviendrait à mettre à l’origine de la poésie courtoise un seigneur
moins considérable que Guillaume. L’objection perd du coup de son acuité, sans
disparaître pour autant puisque le vicomte de Ventadour était tout de même lui aussi
de noblesse fort ancienne.
Alan Press a émis une objection plus profonde, en remarquant que la situation des
jovenes n’était en rien l’état de frustration sexuelle postulé par Köhler et Duby (cf. Press
1970)30. Déjà présente chez les provençalistes Joseph Anglade et Alfred Jeanroy, cette
étrange évocation remonterait selon lui plus loin encore car on la trouve presque mot
pour mot dans l’œuvre d’une vulgarisatrice du XIXe siècle, Miss Violet Paget 31. Or, sans
parler de ce qu’elle emprunte à sa seule imagination, cette auteure n’appuie son
argumentation que sur des textes très postérieurs à la période considérée, et qu’elle
sollicite sans mesure. Peut-être doit-on ajouter que la comparaison ethnographique
rend quelque peu invraisemblables ces meutes de jeunes guerriers condamnés à la
chasteté. Christine Henry parle certes chez les Añaki de Guinée-Bissau d’une classe
d’âge dont les membres sont astreints au célibat, mais elle ajoute que la chasteté forcée
de ces jeunes gens est une dégénérescence tardive du système des classes d’âge (Henry
1994). Naguère, ils guerroyaient au loin tout comme leurs homologues médiévaux, et
n’étaient certainement pas très courtois envers les femmes rencontrées dans leurs
courses. D’ailleurs, Duby lui-même attribue à ses jovenes des mœurs fort libres et même
si dépravées qu’une chronique du temps invoque à leur sujet les flammes de Sodome
(1964 : 838). Et quand il cite les chants prisés par ces jeunes gens, il s’agit toujours de
poèmes épiques et jamais de poèmes courtois. Rien assurément n’interdit de leur
concéder quelques moments de mélancolie où ils se seraient complu à l’audition de
chansons courtoises, mais ce n’est pas une raison pour en déduire que le narrateur
chaste et dolent de la poésie troubadouresque leur ressemblait trait pour trait. Si l’on
veut vraiment que des cansos aient été inspirées par leur vie amoureuse, il faut plutôt
penser à celles de Guillaume d’Aquitaine première manière, allègres vantardises d’un
jeune mâle contant ses faciles conquêtes à ceux qu’il appelle ses « compagnons ».
Je n’ai fait jusqu’ici qu’exposer l’état d’un débat entre médiévistes, sans trop y
intervenir, ce qui eût été outrecuidant de ma part. Je vais maintenant m’y introduire,
non comme le médiéviste que je ne suis pas, mais comme anthropologue – et mon outil
de travail sera, comme il se doit pour un anthropologue, la comparaison. Je vais
cependant laisser la parole aux médiévistes pour un paragraphe encore, car il convient
de dire quelques mots sur une tradition poétique dont les thèmes ont un air de parenté
avec ceux du trobar : la poésie andalouse du XIe siècle. Comme on l’a vu, cet air de
parenté a porté Moller à penser que les mêmes causes démographiques avaient agi en
deçà comme au-delà des Pyrénées ; d’autres spécialistes ont supposé que les
troubadours avaient subi l’influence des poètes hispano-arabes. Ces thèses ne sont plus
très en faveur aujourd’hui, mais on doit reconnaître que le narrateur andalou
ressemble beaucoup à son homologue troubadouresque. En même temps qu’il souffre, il
éprouve à l’idée de revoir l’aimée une joie (tarab) et une exaltation qui ne sont pas sans
évoquer le joi occitan. Il se considère comme le serviteur de l’aimée, poussant « même
l’image de la vassalité jusqu’à appeler celle qu’il aime du nom de sayyidi : “mon
seigneur” ou de mawlâya : “mon maître” » (Pérès 1953 : 416). Par ailleurs, les poètes

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andalous évoquent aussi avec insistance le personnage d’un « observateur » (raqîb) qui
rappelle le gelos ou le gardador occitan et surtout celui du « détracteur » (wâshî) qui,
semblable en cela au lauzengier, « cherche à séparer les amants en desservant l’homme
auprès de la femme » (Ibid. : 420). On retrouve aussi l’idée que l’amour anoblit, efface les
différences de rang et élève le plébéien au rang du patricien. À quelle réalité sociale
correspondaient ces thèmes, il est difficile de le dire. Quand la destinatrice du poème
est une affranchie, ou quand le poète est un calife, il est évident qu’ils ne sont que de la
rhétorique littéraire. Ce qui, par comparaison, fait un peu douter que l’usage du vocable
midons et les protestations de soumission aient été chez les troubadours l’indice d’une
réelle différence de rang entre le narrateur et son interlocutrice comme Köhler et Duby
l’ont pensé. En revanche, nos deux auteurs se seraient sans doute réjouis des termes
dans lesquels le poète Ibn Zaidûn parle de son amour pour la fille du calife omayyade
al-Mustakfî : « Il ne nous a point nui que nous n’ayons pas été son égal en noblesse, car
dans l’affection il y a des raisons suffisantes d’égalité réciproque » (Ibid. : 427). Si l’on
voulait utiliser cette tradition littéraire pour éprouver la thèse Köhler-Duby, le bilan
serait donc indécis.

Des lauzengiers touaregs


28 Venons-en maintenant aux poèmes amoureux des Touaregs contemporains. Ils ont eux
aussi leurs lauzengiers, appliqués à ruiner la réputation du narrateur auprès des filles
qu’il courtise et qu’il chante. On le voit dans le fragment qui suit, dû à Kourman agg-
Elsilissu (1912-1989). Le narrateur s’y plaint d’être entouré de rivaux bavards et
malveillants32 :
Filles qui m’écoutez, quelqu’un peut-il vous dire
pourquoi je suis haï de mes compagnons d’âge ?
Qu’ai-je à me reprocher ? On me sait prompt au don,
généreux envers l’hôte et d’une humeur facile […].
Non, je ne te mens pas quand je te dis cela,
je t’en fais le serment par tous les livres saints,
qu’écrivent les lettrés, ô toi [qui est pareille
à la] jeune chamelle au pelage doré !
Quant à celui qui dit que je suis un menteur,
qu’il vienne donc, dès que j’aurai quitté les tentes,
se mettre à ma recherche et me suivre à la trace,
moi qui ne cherche pas l’abri des gommiers-nains :
est-ce en le calomniant qu’on défait un rival ?
Malheureux qui médit, crois-tu faire autre chose
qu’épuiser ta salive en de vaines paroles ?
29 Comme souvent dans la poésie touarègue, plusieurs adressataires se sont succédé dans
ces vers : apostrophant d’abord l’ensemble anonyme des jeunes filles du voisinage, le
narrateur déplore la haine que lui portent ses compagnons d’âge ; puis il se tourne vers
l’une d’entre elles, qu’il désigne d’une épithète rappelant un peu le senhal occitan
(tawraq : « la dorée » = « la chamelle au pelage doré ») ; il lance ensuite des paroles de
défi à la masse des médisants, et finit par des conseils de morale amoureuse adressés
fictivement à l’un d’entre eux. Dans ce monde d’universelle médisance, lui seul serait
véridique.
30 Voici maintenant, du même auteur, des vers où l’aimée rapporte au narrateur les
médisances de ses rivaux. Comme souvent dans la poésie touarègue, Kourman y fait

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mine de prendre à la lettre une locution familière. Ici, le procédé est appliqué à
« manger la chair de quelqu’un », qui signifie en touareg « médire de quelqu’un en son
absence »33 :
Les galants, ce tantôt, étaient tous anxieux
de médire sur toi – aucun ne s’en privait.
On croyait des lions avides de ta chair ;
voyant le sang perler, ils perdaient tout scrupule ;
leurs propos t’accablaient, rivalisant de haine.
31 Il reprend le même jeu dans cet autre passage, où « manger la chair de quelqu’un »
voisine avec la locution synonyme « baver sur la trace de quelqu’un » 34 :
À l’heure, ô ma Kéji ! où j’irai à ta tente,
tu tireras pour moi sur l’archet de ta vièle ;
ignore les galants qui marchent sur mes traces,
y répandant leur bave en salissant mon nom.
Ils sont dans leur fureur comme si, à l’envi,
Ils dévoraient ma chair en un joyeux festin
et regardaient mon sang se répandre à grands flots.
32 Ces médisants que des locutions prises au pied de la lettre métamorphosent en lions
sanguinaires rappellent les lauzengiers dont Raimbaut d’Orange faisait des corbeaux à la
langue qui tranche35 :
… ainsi ferme enlacé en joie
je ne vois plus rien des corbeaux
sinon l’espèce des fadas inverses
qui furent nourris en collines
et me sont pires que la glace,
chacun avec sa langue qui tranche ;
ils parlent bas et bas sifflent
rien n’y fait ni bâtons ni branches
ni menaces car c’est leur joie
d’agir de sorte qu’on les dise corbeaux.
33 Il arrive aussi – ce qui n’est pas sans évoquer le fragment de Gui d’Ussel cité plus haut –
que l’amant considère les bontés reçues de l’aimée comme l’occasion de triompher de
ses rivaux. On va le voir dans des vers du poète nigérien contemporain Adam ag-
Khanzar, où le narrateur survient dans la tente de celle qu’il courtise. Ce fragment
demande quelques commentaires préalables car il faut pour le comprendre avoir en
tête la conformation des tentes chez les Touaregs de cette région. Devant l’entrée,
toujours située à l’ouest, il est d’usage que l’hôtesse étende des nattes sur lesquelles les
visiteurs pourront s’accroupir. Elle range son linge et ses draps sur un support (l’égéd )
installé à l’est du lit, dans la partie la plus profonde de sa tente (Casajus 1987 et 2007).
Elle peut marquer sa faveur à un visiteur en le laissant s’asseoir sur le rebord de son lit,
au pied de l’égéd, à moins qu’il n’aille de lui-même s’installer là s’il sent qu’elle n’en
prendra pas ombrage. Par ailleurs, le poète joue de la locution « recevoir du sel (ou du
natron) », qui signifie « avoir dû céder le pas à un rival » : lorsqu’on chique du tabac, on
croque en même temps un petit morceau de natron pour en atténuer l’acidité ; dans la
chique, le tabac seul a de la saveur, le natron n’étant qu’un complément indispensable
mais peu sapide ; n’avoir que du natron, ou du sel, tandis qu’un autre reçoit du tabac,
c’est donc se retrouver avec bien peu en partage tandis que l’autre reçoit un don plus
appréciable. Ici le sel est comiquement emballé dans de la paille comme on le fait des
barres de sel que les caravanes rapportent de l’oasis de Fachi 36 :

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Je n’ai pas pris la peine de m’asseoir sur les nattes de sa tente.


Me voyant, ils sont tous tombés à genoux, faisant cercle autour d’elle
comme font les vaches quand l’été est sans ombre.
Dès qu’elle reconnut ma voix, elle changea d’attitude,
et ses paroles volèrent vers moi.
Je la conduisis devant moi jusqu’à l’égéd, et nous nous assîmes là à l’écart des autres.
Je les ai chargés de sel de Fachi,
non pas seulement de paille mais de ces lourdes barres qui font blatérer les
chameaux de bât.
34 D’autres vers de Kourman vont nous permettre de préciser la figure du rival. Le
narrateur s’y adresse en pensée à une femme qui lui fut infidèle 37 :
Souviens-toi de ce jour où tu m’as laissé seul,
raillé par les envieux, sur le site abandonné d’un campement désert.
Nos rivaux sont nombreux comme gouttes de pluie :
tes rivales, les voici ! Mes rivaux se tiennent à côté.
35 Très concis dans l’original touareg, ces deux distiques juxtaposent un souvenir
douloureux et un constat désabusé. Le premier distique rappelle un peu un fragment où
Guilhem de Cabestanh met lui aussi en scène un narrateur abandonné dont les
malheurs réjouissent les lauzengiers, avec la différence que la scène y est anticipée alors
qu’elle est pour Kourman un souvenir38 :
En autre terre j’irai prendre langage
pour ne jamais revenir en celle-ci
et les lauzengiers qui m’auront tué par envie
auront grande joie quand ils me verront sauvage
et je m’en irai comme un pauvre pèlerin
et le désir m’aura tué.
36 Mais, chez Kourman, le ton change avec le deuxième distique. L’amant autrefois trahi y
fait sien le cynisme de ceux qui riaient de lui, comme s’il avait compris avec le temps la
banalité de son infortune : les rivaux qui se pressent en foule autour des amants
finissent toujours par faire mourir l’amour. Il a été trahi hier, il pourrait bien trahir
demain à son tour – car c’est ce qu’il sous-entend lorsqu’il parle des rivales de son
interlocutrice. Il ne cherche pas à se faire plaindre comme chez Guilhem ; on pense
plutôt aux cansos où l’amant malmené menace de quitter sa domna pour des amours
plus faciles.
37 Il faut s’arrêter sur les mots employés par Kourman. Dans ma traduction, « rival » rend
le touareg akna (pl. : aknawän ; f. : taknat, taknawin). Au Niger, l’akna d’un homme peut
être son rival en amour, le mari de son ex-femme ou l’ex-mari de sa femme ; taknat a les
mêmes significations en version féminine, et y ajoute celle de « coépouse ». Le champ
sémantique du mot est plus large encore puisque le Dictionnaire de Karl Prasse et ses
collaborateurs le traduit aussi par « un pendant, réplique, pareil » (Prasse, Alojaly &
Mohamed 2003 : I, 392). Les Touaregs du Hoggar utilisent le mot êkné, que le Dictionnaire
du Père de Foucauld traduit par « jumeau » et au féminin par « coépouse » (Foucauld
1951-1952 : II, 831). Ékné (ou êkné) existe aussi au Niger où il désigne un « jumeau »,
encore que la notion de rivalité ne lui soit pas étrangère puisque la locution yahâ ékné
(mot à mot : « il est dans un jumeau ») y signifie « il est jaloux » (Prasse, Alojaly &
Mohamed 2003 : I, 392). Akna et êkné semblent en tout cas se rattacher tous deux à une
racine KNW dont dérivent également les verbes seknew, « accoucher de jumeaux »,
« assembler par paires », « avoir des coépouses », et kanaw, « être le rival de », « être
jaloux de ». Cette racine est pan-berbère puisqu’on trouve dans le Sud marocain un

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verbe ikniw signifiant « être jumeau », « être coépouse », « former une paire » (Taifi
1991 : 341). On voit donc que ces langues associent les notions de gémellité, de
similitude, de parité et de rivalité, ce qui semble indiquer que leurs usagers sont
sensibles à l’idée que des rivaux sont avant tout des semblables.
38 « Envieux » traduit anemmenzegh, pour lequel le Dictionnaire de Prasse propose la
rubrique : « h[omme] jaloux, rival (en amour), ennemi ; pl[uriel] les prétendants/
soupirants (d’une jeune fille) » (Prasse, Alojaly & Mohamed 2003 : II, 548). C’est le nom
d’agent du verbe mänzägh : « être jaloux de, être chagrin contre, envier (quelqu’un)
parce qu’il possède un bien matériel ou moral qu’on voudrait pour soi ». Au Hoggar, ces
deux mots deviennent respectivement änemeñhegh et muñhegh, qui ont les mêmes
significations que leurs répondants nigériens (cf. Foucauld 1951-1952 : III, 1211). Un
anemmenzegh est donc comme l’akna un rival, mais un rival que son infortune rend
jaloux et malveillant. Au fond, les aknawän sont les rivaux tels qu’ils apparaissent à un
observateur extérieur, jumeaux indiscernables et symétriques ; l’anemmenzegh est mon
rival, ce double honni dont j’oublie que sa malveillance ne fait que répondre à mes
propres sentiments à son égard. Ce n’est pas pour rien que le narrateur emploie
anemmenzegh lorsqu’il se souvient du temps où il aimait encore, et akna lorsqu’il pose à
l’homme revenu de tout : le cynisme ne va pas sans lucidité.
39 Cet anemmenzegh médisant et chagrin est très proche du lauzengier occitan, et ce
d’autant plus qu’il se fait volontiers louangeur. Les Touaregs considèrent en effet que
les louanges ne font le plus souvent qu’exprimer une jalousie rentrée. C’est pourquoi ils
ne les accueillent qu’avec effroi, craignant ce qu’elles pourraient cacher d’envie et de
secrète rancœur (Casajus 2000 : chap. III). Elles sont d’ailleurs réputées porter le
guignon (togershit) à celui qui en est l’objet, lointain effet peut-être de la malveillance
qui les dicte le plus souvent. Les pays où l’on tient le louangeur pour un envieux dont
les paroles portent malheur sont si nombreux qu’on ne serait pas étonné que l’ancien
pays d’Oc en ait fait partie39. Sans doute l’amegerghi touareg, celui dont les louanges
portent le guignon à ses semblables, n’est-il pas nécessairement un envieux, car son
intempérance verbale n’est parfois que de la maladresse, mais il est facilement
soupçonné d’en être un. Et qu’en est-il du poète, lui qui célèbre dans ses vers la beauté
de femmes qu’il nomme et que tous connaissent ? Bien sûr, c’est en principe le
narrateur qui est censé s’exprimer dans le poème, mais, comme je l’ai rappelé dans
l’introduction, les auditeurs voient volontiers en lui le porte-parole du poète –
notamment lorsqu’il loue des femmes connues. Il m’est arrivé de les entendre s’écrier à
l’audition d’un passage particulier élogieux : « O amegershi ! » (« Oh, quel porteur de
guignon ! »). Et c’était bien du poète lui-même qu’ils parlaient, et non de son narrateur.
Le narrateur troubadouresque admettait à l’occasion qu’il était semblable aux
lauzengiers dont il ne cessait de se plaindre. Pour les Touaregs, le poète lui-même
devient par moments semblable aux envieux dont son narrateur a tant à souffrir.
40 Dans quelques cas, il est d’ailleurs clair que ces rivaux sont bel et bien ceux du poète,
tout simplement parce que c’est en poètes qu’ils rivalisent avec lui et non plus
seulement en séducteurs. Ainsi, dans l’exorde d’un poème de Ghabidin ag Sidi
Mohammed (1850-1928). Désireux de se consacrer désormais à l’unique louange de celle
qu’il aime, il invite les autres femmes à prier pour qu’apparaisse un autre poète capable
de le remplacer auprès d’elles. La longue énumération des qualités que devrait avoir ce
double a l’apparence blasphématoire d’un défi au Créateur, mais elle est en réalité un
défi aux rivaux qui prétendraient l’égaler40 :

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Filles de ma tribu, priez que le Très-Haut,


suscite mon égal en beauté et en gloire ;
du poème rétif, qu’il se fasse obéir,
qu’en son âme, il le tourne et retourne,
qu’il impose à ses vers sa mesure et sa loi ;
du parler touareg, qu’il endigue le flot,
qu’en abondance, il y puise ses vers,
l’un à l’autre liés, rangée après rangée,
les serrant plus que des anneaux dans une chaîne,
car mes soucis désormais sont ailleurs.
41 L’histoire a également gardé le souvenir de poètes qui rivalisèrent entre eux à la fois
dans le pourchas des filles et dans l’excellence poétique. Ses interlocuteurs ont
rapporté en 1907 au Père de Foucauld que Khamid agg Afiser et Elghalem agg Amedjour
n’avaient cessé d’entretenir à la fin du XIXe siècle une rivalité poétique qui, quoique
toujours amicale, semble s’être doublée de rivalité amoureuse (cf. Foucauld 1925-1930 :
I, 45).
De plus, tout comme la domna de la littérature occitane, la narrataire des poèmes
touaregs est libre de donner ou de refuser son amour, libre aussi de choisir celui à qui
elle le donnera. Un détail est un signe incontestable de cette liberté : elle possède sa
propre tente et est libre d’en user à sa guise, ce qui signifie qu’elle est divorcée. Dans la
région où j’ai recueilli des poèmes, une femme n’acquiert une tente que lorsqu’elle se
marie. Elle la garde toute sa vie, serait-elle veuve ou divorcée. Tant qu’elle a un époux,
celui-ci est le maître de la tente (messhi-sh n’ahan), même s’il n’y est qu’un hôte dont
quelques usages lui rappellent qu’il n’y est pas tout à fait chez lui. Mais de la tente
d’une divorcée, on dit qu’elle n’a pas de maître (éhan wa wer ila messhi-sh), ce qui signifie
que sa propriétaire est libre d’en user à sa guise. De fait, les femmes divorcées reçoivent
qui elles veulent dans leurs tentes et sont probablement dans cette société les individus
les plus libres qui soient. Les jeunes filles non encore mariées sont sous l’autorité de
leur père, les femmes mariées doivent composer avec le respect censément dû à leur
époux. Les hommes non mariés sont sans tente, et leur statut social en souffre. Tandis
que, sauf si sa pauvreté la met dans l’obligation de rechercher rapidement un mari, une
divorcée jeune encore a tous les avantages que procure la possession d’une tente, sans
les inconvénients que doit supporter celle dont la tente a un maître. Le mot qui la
désigne, tamesroyt, a pu non sans quelque raison être traduit dans le Dictionnaire de
Charles de Foucauld par « femme vivant dans la liberté de mœurs » (1951-1952 : IV,
1854). Si on enlève à cette traduction ce que l’auteur y mettait de réprobation morale,
elle rend bien la réalité : la tamesroyt est libre d’elle-même, du moins dès que la nuit
recouvre la steppe du manteau de la discrétion. Or ce sont ces femmes-là qui sont
chantées par les poètes. L’amour qu’on peut espérer recevoir d’elles est nécessairement
un amour où l’on doit côtoyer des rivaux. Si l’on ne sait pas vraiment à quelle réalité
renvoyait l’ancienne poésie occitane, et si l’amour qu’elle chantait n’était peut-être
qu’un idéal, ou même une simple construction littéraire, pour les Touaregs l’idéal est
en partie réalisé ; certaines femmes parmi eux sont libres d’aimer et d’être aimées
comme elles l’entendent.
Pour les poésies de l’Arabie archaïque, j’ai commenté ailleurs le peu que nous savons de
l’univers social où elles sont apparues, et je reviendrai brièvement là-dessus en fin
d’article. Nous pouvons cependant, pour ne pas nous limiter ici aux Touaregs, dire un
mot de leurs voisins mauritaniens. Les lettrés mauritaniens composent encore en arabe
classique des poèmes imités des odes antéislamiques. À quoi s’ajoute une poésie en

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arabe local très comparable à ce qui a été recueilli chez les Touaregs. Or les conditions
dans lesquelles cette poésie est composée présente quelques similitudes avec ce qu’on
vient d’évoquer. La rivalité amoureuse n’y est pas seulement une création poétique, elle
préside à l’activité poétique elle-même. Dans les longues veillées où les jeunes gens
s’assemblent à l’écart des campements, les garçons pour plaire à leurs compagnes
s’affrontent dans des joutes poétiques où ils font leur louange. Les filles les plus prisées
sont celles qui savent susciter de tels duels poétiques, et certaines parmi elles verront
leur renom porté au loin par les poètes. De vieux poèmes reçus des générations passées
ont ainsi gardé le nom de femmes autrefois glorifiées. Tout comme le narrateur de la
poésie occitane, le jeune Maure s’astreint à un long service d’amour pour gagner les
faveurs de celle qu’il loue dans ses poèmes. Il doit se dépenser en assiduités, en
présents, en compositions poétiques, avant qu’elle se donne à lui – un don réservé
puisque la conclusion de ces amours n’est jamais que le coït intercrural ; c’est que, s’ils
tolèrent leur participation à ces rites adolescents, les Maures entendent que leurs filles
arrivent vierges au mariage. Les divorces sont devenus très fréquents aujourd’hui, et
les jeunes gens courtisent aussi des divorcées dont certaines ont leur âge car les filles
sont mariées plus tôt que les garçons. Comme le droit musulman attribue la grossesse
d’une femme à son ancien mari jusqu’à sept ans après leur séparation, ces jeunes
divorcées ne sont pas tenues à la même réserve que leurs sœurs non encore mariées. On
pourrait à leur sujet parler de liberté comme pour les Touarègues si leur situation
n’était pas le plus souvent très misérable41.
Voilà donc des sociétés qui produisent une poésie comparable par plusieurs traits à
l’ancienne poésie occitane, mais dans des conditions sociales qui ne se rapprochent
aucunement de celles que Köhler et Duby ont mises à l’origine de la poésie des
troubadours. Il n’y a rien dans les sociétés contemporaines du Sahel et du Sahara qui
évoque les parvenus de la France des XIe et XIIe siècles. Sans doute les bouleversements
qui ont accompagné la colonisation ont-ils vu les roturiers touaregs s’élever et les
nobles perdre leurs prérogatives sinon leur prestige, mais la poésie touarègue telle
qu’on la connaît est bien antérieure et, si l’on en croit le Père de Foucauld, elle était
dans le monde touareg précolonial une activité propre avant tout à la noblesse. On
réalise du coup combien l’argumentation de Köhler et Duby était étrange. À les en
croire, la similitude formelle entre la rivalité des chevaliers pauvres et la rivalité des
amants troubadouresques était une raison suffisante pour affirmer que l’une s’était
inspirée de l’autre. C’est ce que ce détour par des traditions poétiques lointaines rend
douteux, tout simplement parce que la rivalité est partout semblable à elle-même,
quelle que soit la situation dans laquelle elle apparaît : elle est ce que Simmel aurait
appelé une forme, reconnaissable dans toutes les interactions où elle est à l’œuvre. Cette
forme, notons-le, est complexe. Comme l’a remarqué Marianne Lemaire dans des
travaux auxquels j’ai déjà fait allusion, la rivalité ne se réduit pas à la juxtaposition de
protagonistes envieux et plus semblables les uns aux autres qu’ils ne veulent bien
l’admettre. S’y ajoute une dimension de liberté qui est la condition de leur similitude :
c’est la liberté reconnue à la domna occitane, aux divorcées touarègues ou aux
demoiselles maures qui met leurs soupirants à égalité. Seraient-elles contraintes dans
leurs choix, seraient-elles portées à préférer a priori telle ou telle qualité sociale, que les
dés seraient pipés, et que les chances ne seraient pas les mêmes pour tous les joueurs.
Mis à égalité par celle qui dans ce jeu est à la fois juge et enjeu, les concurrents sont
plongés dans l’incertitude, les vaincus jamais résignés à leur défaite et les vainqueurs
jamais assurés de leur victoire. Le narrateur occitan le sait bien, dont la joie, même

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lorsqu’il l’atteint, est menacée par les lauzengiers. Bernard de Ventadour se dit dans un
de ses poèmes « en balance comme navire sur l’onde »42. Les rivaux, en effet, ne savent
jamais de quel côté va pencher le fléau de la balance.
Parler de balance ou de dés revient à dire que le jeu de la rivalité a quelque chose
d’inexorable et de mécanique. Mais ceux qui sont pris dans le jeu ne le voient pas
toujours ainsi. D’abord, comme on l’a dit plus haut, parce qu’ils n’ont pas
nécessairement conscience d’être semblables à leurs concurrents. Ensuite parce que
l’incertitude du jeu est vécue par eux dans la souffrance, une souffrance que ces
traditions poétiques appellent l’amour. La liberté du jeu a également quelque chose à
voir avec l’amour puisqu’elle procède du droit reconnu à la dame d’aimer selon son gré.
Les mêmes choses peuvent ailleurs porter d’autres noms. Marianne Lemaire nous
apprend que les champions sénoufo qui rivalisent dans les concours de culture
souffrent eux aussi, d’une souffrance qui s’appelle la rage de vaincre. De plus, lorsque
deux grands champions renoncent à se départager, ils instituent entre eux une amitié
rituelle qui est un peu la variante sénoufo des amitiés ouest-africaines dont elle a traité
par ailleurs (1995, 1999, 2005 et 2009). Cette amitié rituelle ne fait pas acception des
déterminations sociales : j’ai de l’amitié pour le rival avec qui je renonce à lutter,
indépendamment de ce qu’il est. L’amitié ici transcende la rivalité, mais on pourrait
dire aussi bien que c’est parce qu’ils sont susceptibles de devenir amis que les
champions sénoufos s’acceptent rivaux. Lorsque la rivalité cesse de s’exprimer comme
telle, reste, pareille à la grève que la mer découvre en se retirant, cette similitude sur
quoi elle se fondait. Amitié ici, amour là, les noms changent mais se ressemblent un
peu.

Conclusion : parler à la première personne


42 Pourquoi alors, me dira-t-on, avoir détaillé aussi longuement la thèse de Köhler et
Duby, puisque leur argumentation ne me satisfait pas ? Eh bien !, répondrai-je, pour
deux raisons. Tout d’abord, n’étant pas médiéviste, je n’ai pas cru devoir trancher dans
le débat qu’ils ont ouvert et qui se poursuit encore43. Mes objections ont porté sur la
forme plutôt que sur le fond de cette argumentation. Après tout, l’histoire n’est pas
obligée de suivre partout le même chemin : rien n’interdit de penser que, suscité au XIIe
siècle par la rivalité entre chevaliers pauvres, le thème poétique de la rivalité
amoureuse se sera nourri ailleurs d’autres causes. Simplement, la chaîne des causalités
a sans doute été plus contournée que nos deux auteurs ne le croyaient. De plus, il me
paraît possible de conserver le meilleur de leur thèse, en rapportant le thème poétique
de la rivalité amoureuse à des faits de rivalité inhérents à l’activité poétique elle-même.
Comme on l’a rappelé en début d’article, le narrateur des cansos occitanes, des odes
antéislamiques ou des poésies touarègues passe aux yeux du public pour un porte-
parole du poète. Pourtant, ces poètes censés chanter leurs sentiments personnels ne
prétendent pas à l’originalité. Au contraire de nos poètes romantiques, aucun n’excipe
de la singularité de son expérience pour faire valoir l’excellence du chant qu’elle lui
aurait inspiré (cf. Guiette 1972)44 : ils varient tous sur les mêmes thèmes, respectent les
mêmes canons, aspirent au même idéal, cherchant simplement à se distinguer dans la
manière d’y parvenir. Condamnée à s’exercer dans le champ clos d’un cadre intangible
et assez exigu, cette recherche de l’excellence fait nécessairement d’eux des rivaux 45.
Rivalité d’autant plus âpre qu’ils sont supposés parler d’eux-mêmes. Il est d’autres
genres où les poètes rivalisent dans la réalisation d’un idéal intangible. Les bardes fang,

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dogons, serbo-croates sont de ceux-là. Qu’ils se pensent ou non comme rivaux, le public
les voit tels et les compare les uns aux autres. Mais dans aucun de ces genres le
narrateur ne s’exprime à la première personne : point chez eux de ces amants éplorés
que le public se complaît à rapprocher du poète. On conçoit du coup que le climat y soit
moins intensément agonistique.
43 De tout cela, les anciens poètes arabes semblent avoir eu conscience, ce qui m’impose
de rappeler en quelques mots les études que je leur ai déjà consacrées. Considérons en
effet ce distique de ‘Antar, poète à demi légendaire de l’antéislam 46 :
Les poètes ont-ils encore laissé quelque chose à dire ?
Et as-tu enfin reconnu l’endroit où séjournait l’aimée ?
44 Le narrateur et le poète mêlent indiscernablement leur voix. Le premier s’apprête à
gémir sur le campement abandonné par l’aimée ; le second s’inquiète de sa capacité à
composer ces lamentations avec des mots nouveaux, inquiétude inévitable dès lors
qu’on compose dans un genre dont on ne prétend pas bouleverser les lois. Une double
rivalité se dit dans ces vers : le poète songe à ses devanciers, le narrateur songe à ceux
avec qui l’aimée s’en est allée, le laissant seul sur l’aire d’un campement désert. On peut
également invoquer le Livre des Chansons (Kitâb al-Aghâni), écrit à Bagdad durant le
second quart du IXe siècle, où Abû’l Faraj al-Açfahânî fait des poètes Imrû’l-Qays et
‘Alqama des rivaux tout à la fois poétiques et amoureux. Ou bien encore le Roman de
‘Antar (Sîrat ‘Antar)47, récit épique attesté depuis au moins le XIIe siècle et resté populaire
jusqu’à nos jours en Égypte et en Syrie : avant d’admettre ‘Antar dans leur cercle, ses
confrères en poésie l’y soumettent à une sorte d’examen de passage où il doit prouver
non son originalité mais sa maîtrise d’un savoir-faire partagé 48.
Il y a là, présente dans les trois traditions poétiques que j’ai examinées, une rivalité
inhérente au travail même de la composition poétique. Par le fait même qu’il envisage
de composer des vers, le poète s’y retrouve rival d’une foule de devanciers et de
concurrents. Dans le cas particulier du trobar – et là nous nous rapprocherions de la
thèse Köhler-Duby –, cette rivalité originelle a fort bien pu se doubler d’une rivalité
tenant au milieu social dans lequel les poètes se mouvaient. On le perçoit bien à la
lecture d’un troubadour qui a beaucoup parlé de lui-même, Guiraut Riquier. En 1278, il
déplore dans sa Supplique à Alphonse le Sage que les faveurs aillent non pas aux
meilleurs troubadours, mais aux plus hardis. Les grands seigneurs, se lamente-t-il,
aiment entendre dire du mal de leurs ennemis, et pour cela préfèrent s’entourer de
mauvais troubadours, artisans de médisance et de calomnie (cf. Anglade 1905 : 159-160).
Comme Don Alfred Monson (1994) l’a remarqué, ce sont exactement là les termes dans
lesquels le narrateur courtois se plaint des lauzengiers et de tous ceux qui l’empêchent
d’accéder à la domna. Guiraut Riquier est certes un auteur tardif mais on trouve déjà les
mêmes plaintes au milieu du XIIe siècle. Un des chants de Marcabru garde la trace
probable de sa rivalité avec le troubadour Alegret, qui l’aurait remplacé dans la faveur
d’Alfonse VII de Castille-Léon (cf. Harvey 1988 et Riquer 1992 : I, 236-237). Le même
Marcabru a aussi de longues récriminations contre les intendants ou autres
administrateurs, « qui passent leur temps au coin du feu », demandant sans cesse les
saluts qui leur paraissent dus, et empêchant les autres membres de la maisonnée
d’avoir accès aux largesses du seigneur (Harvey 1988 : 58-59). Voilà des plaintes qui
annoncent étrangement celles d’un Jean-Jacques Rousseau, lui aussi dépendant de la
faveur des grands et lui aussi exposé à la morgue de domestiques dont il faut
« nécessairement capter les bonnes grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir » (cf.

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1976 : 514). C’est que la situation de l’homme de plume au XVIIIe siècle rappelle un peu
ce qu’elle était au XIIe, et que les mêmes misères causent les mêmes gémissements. Cela
étant dit, je ne crois cependant pas qu’on puisse faire état de faits comparables chez les
Touaregs ou les anciens Arabes, tout simplement parce que la poésie n’est pas chez eux
un gagne-pain. Si l’on veut retenir une rivalité commune aux trois univers qui nous
occupent, il s’agira donc de celle qui naît de l’acte même de poétiser dans une tradition
poétique où l’originalité n’est pas recherchée : quand tous les poètes développent les
mêmes thèmes, et s’expriment de surcroît à la première personne, ils sont d’emblée
rivaux. Que cette rivalité primordiale se double par ailleurs d’autres rivalités tenant à la
situation sociale ou politique dans laquelle elle se déploie, c’est à l’historien ou au
sociologue de l’établir pour chaque cas.

Envoi
45 Reste évidemment à se demander ce qu’ont pu éprouver ceux qui, parce qu’ils créaient
un genre nouveau, n’avaient pas de devanciers. La question est sans réponse pour les
poésies arabe ou touarègue, dont la commune origine se perd dans l’antéislam arabe,
mais on peut se la poser pour le trobar, et ce sera l’objet de ces quelques lignes, données
ici en manière d’annexe. Comment Guillaume d’Aquitaine – si nous donnons par
convention ce nom au premier troubadour car il a bien dû y en avoir un – a-t-il vécu
son expérience de poète ? Mais est-il sûr que ce premier troubadour ait été seul de son
espèce ? Je crois qu’il faut prendre au sérieux l’hypothèse, évoquée plus haut, selon
laquelle les poèmes traditionnellement attribués à Guillaume sont en réalité l’œuvre de
deux poètes différents. La médiéviste à qui nous la devons croit de plus que ces deux
poètes furent rivaux. Il semblerait que certains de ces poèmes se répondent les uns aux
autres, comme si une longue joute poétique avait opposé leurs auteurs respectifs,
quelque nom qu’ils aient porté. Ses arguments sont à vrai dire d’une valeur inégale, et
Martin de Riquer les juge inspirés par una lógica tal vez demasiado elemental (1992 : I, 146)
Il n’en est pas moins vrai qu’un chroniqueur a parlé de la rivalité poétique qui opposait
Guillaume d’Aquitaine et Èble de Ventadour : « Èble […], par son habilité à tourner la
chanson, s’était rendu très agréable à Guillaume, fils de Gui. Cependant, ils étaient
jaloux l’un de l’autre, chacun craignant que l’autre ne portât atteinte à sa renommée,
en l’accusant de manquer de courtoisie » (cf. Dumitrescu 1969 : 384). Le geste inaugural
du trobar aurait donc été accompli simultanément par deux poètes, et deux poètes
rivaux.
46 Puis quand les troubadours ont eu des devanciers, ils ont éprouvé la crainte de ne pas
pouvoir les égaler. Ainsi chez Gui d’Ussel, dont la période d’activité semble située à la
fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, c’est-à-dire un siècle après Guillaume d’Aquitaine.
Tout comme ‘Antar, il s’inquiète de savoir s’il saura de ses misères faire un chant
nouveau49 :
Je chanterai bien plus souvent
mais il m’ennuie de toujours dire
que je me plains par amour et soupire
car cela tous savent le dire ;
c’est pourquoi je voudrais des mots nouveaux sur un air plaisant
mais je ne trouve rien qui n’ait déjà été dit.
En quelle guise vous prierai-je donc, amie ?

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Je dirai pareil d’une autre manière


et ferai ainsi paraître mon chant nouveau.
47 Soixante-dix ans plus tard, Guilhem de Montanhagol sent plus lourd encore le poids des
devanciers. Son souci est le même que celui de Gui d’Ussel, et il s’est peut-être souvenu
de lui car il reprend certaines de ses expressions, mais le ton est plus anxieux et le
sentiment que les devanciers l’emportent sur les contemporains commence à poindre 50
:
Ils n’ont pas tant dit les premiers troubadours
ni tant parlé de l’amour
en un temps qui était gai
que maintenant nous ne puissions faire après eux
des chants de valeur,
nouveaux, plaisants et vrais
car on peut dire ce qui n’a pas été dit.
Autrement un troubadour n’est ni bon ni parfait
s’il ne fait chants gais, nouveaux bien composés
de paroles neuves de neuve maîtrise ;
mais en chantant les débutants disent
tant sur l’amour
que le nouveau dire devient poids
mais il est neuf quand disent les docteurs
ce qu’ailleurs
en chantant on n’a jamais dit
et neuf, quand il dit ce qu’on n’entendit jamais,
neuf si je dis des choses qu’on n’a jamais dites
car amour m’a donné un savoir qui m’a élevé
et si on n’avait trouvé, je trouverai.
48 Et plus le temps a passé, plus lourd a été le poids du passé. En 1292, dans l’exorde de ce
qui fut probablement son dernier poème – et partant l’une des dernières lueurs d’un
genre à son crépuscule –, Guiraut Riquier se montre écrasé par le poids des générations
précédentes51 :
Je devrais me garder de chanter
car au chant convient l’allégresse
et tant m’étreint le souci
qu’il me fait de toute part douleur ;
me souvenant du dur passé,
regardant le présent étriqué
et me tourmentant de l’avenir
j’ai partout des raisons de pleurer.
Il ne peut avoir de saveur
mon chant car il est sans allégresse
mais Dieu m’a donné un tel savoir
qu’en chantant je trace ma folie
ma sagesse ma joie mon déplaisir
mon mal et mon bien avec vérité
c’est à peine si je dis autre chose
mais je suis venu trop tard parmi les derniers.
49 L’optimisme dont Gui d’Ussel et Guilhem de Montanhagol étaient encore capables,
Guiraut au soir de sa vie, qui est aussi le soir du trobar, ne l’a plus. Le jour avait fini par
advenir où les poètes n’auraient plus la force de rivaliser avec la foule de leurs
devanciers. Voilà de quoi le trobar est mort : non pas de la croisade des Albigeois, mais
de la rivalité qui l’avait d’abord fait vivre.

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NOTES
1. Ce qui précède résume à grands traits Casajus (2002, 2004 et 2005).
2. Cf. Huchet (1987), sed contra Kay (1996).
3. Voir, tout de même, les nuances apportées par Monson dans un article essentiel ; le
lauzengier serait, déjà dans les chansons de geste, le louangeur au cœur faux et
intéressé, c’est-à-dire le flatteur (Monson 1994). De fait, en italien, un lusinghiero est un
flatteur.
4. Cf. Köhler (1964, 1970), Camproux (1965 : 181), Roubaud (1994) et Schnell (1992).
5. Cf. aussi Gaunt (1995 : chap. III). Sur la succession des théories soutenues à propos
des troubadours, voir Boase (1977).
6. Traduction de Roubaud (1971 : 409), un peu modifiée d’après Riquer (1992 : III, 1436).
7. Cf. Roubaud (1971 : 119).
8. Retraduit d’après Lazar (1966 : 190).
9. Ibid. : 78.
10. Traduit d’après Riquer (1992 : II, 642).
11. Allusion selon l’éditeur (Riquer, ibid.) aux émoluments en nature et en argent que
recevaient les chanteurs.
12. Traduction de Roubaud (1971 : 233) légèrement retouchée.
13. Ibid. : 145, légèrement modifiée.
14. Retraduit d’après Lazar (1966 : 136).
15. Traduction de Roubaud (1971 : 117) légèrement modifiée.
16. Retraduit d’après Lazar (1966 : 78).
17. Retraduit d’après Lazar (1966 : 142).
18. Cité in Appel (1990 [1915] : 41).
19. Retraduit d’après Lavaud & Nelli (2000 [1966] : 121).
20. Voir sur ce point le beau livre de Claude Habib (2006).
21. Cf. Roubaud (1971 : 117).
22. Retraduit d’après Lavaud & Nelli (2000 [1966] : 40-41). Le thème se retrouve chez
Guiraut de Bornelh (cf. Ibid. : 92, strophe 5).
23. Cf. Roubaud (1971 : 139).
24. Il s’agit de la dame, désignée par un faux nom, le senhal (voir plus loin sur le senhal ).
25. Traduction de Roubaud (1971 : 115) légèrement retouchée. Sur ce passage, voir
Gaunt (1990 : 319 sqq. et 1995 : 140-141). Ce chant semble avoir été très connu dès le
Moyen Âge puisqu’on le trouve dans vingt et un manuscrits (Lazar 1966 : 48).
26. Cf. Casajus (2005) et, supra, l’introduction.
27. Retraduit d’après Jeanroy (1964 : 18).

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28. Ils semblent effectivement avoir fait cette supposition (cf. Köhler 1964 : 36 et Duby
1964 : 842).
29. Köhler ne cite pas Moller dans son article de 1964, mais ses remarques agacées sur
une « sociologie de surface, qui se borne à utiliser des statistiques » (1964 : 27),
pourraient être une allusion au travail de son devancier.
30. Voir aussi Paden et al. (1975) et Kay (1990 : chap. III et 1996). Les vues de Paden et
Press ont été critiquées par Don Monson, qui n’est cependant pas revenu à celle de
Köhler et Duby (Monson 1995).
31. La similitude de détail entre l’exposé de Violet Paget (qui écrit sous le pseudonyme
de Vernon Lee) et ce qui a suivi jusqu’à Duby est troublante (cf. Lee 1884 : 136 sqq.).
Henri-Irénée Marrou avait, bien avant Press et même avant Köhler, attiré l’attention
sur la thèse « marxiste » de cette auteure (Marrou 1971 [1961] : 135).
32. Cf. Albaka & Casajus (1992 : 46).
33. Cf. Albaka & Casajus (1992 : 27).
34. Ibid. : 48.
35. Traduction de Roubaud (1971 : 145), modifiée en tenant compte du commentaire de
Patrick Sauzet (1992).
36. Retraduit d’après Mohamed (1989-1990 : I, 224 et II, 343).
37. Retraduit d’après Albaka & Casajus (1992 : 32). La traduction donnée ici est plus
proche du mot à mot touareg.
38. Retraduit sur le texte cité par Roubaud (1971 : 24-25).
39. Toutes ces croyances vont généralement de pair avec celles relatives au mauvais
œil. Sur un lien possible entre amour courtois et mauvais œil, cf. Spence (1996).
Mentionnons, dans une région voisine, ce que les Corses disent du mazzeru, sorcier
réputé porter le mauvais œil parce qu’il jalouse ses semblables (Pesteil 2001). Plus près
des troubadours, il faut aussi parler du catalan Enrique de Villena, auteur d’un Arte de
trovar, ainsi que d’un Tratado de fascinación o de aojamiento (« Traité du mauvais œil et de
la fascination »), où il présente comme un fait admis en son temps que les louanges
adressées à quelqu’un peuvent avoir le même effet nocif que le mauvais œil (Villena
1994 : 330-331). Sur le fait que de telles croyances étaient courantes au Moyen Âge et à
la Renaissance, cf. Burke (2000 : 64).
40. Retraduit d’après Mohamed (1989-1990 : I, 101 et II, 117).
41. Dans tout ce paragraphe, j’ai suivi Fortier (2000, 2003 et 2004) et Schinz (2009 : 175
sqq).
42. Cf. Roubaud (1971 : 121) et Lazar (1966 : 74).
43. Bien que ses travaux apportent à la thèse de Köhler des objections qui me
paraissent rédhibitoires, Don A. Monson semble lui accorder encore un certain crédit
(1994). De plus, beaucoup de critiques récents de la thèse se contentent de la remplacer
par tout un discours où ils se font un devoir de reprocher aux troubadours leurs
sentiments supposés (jugés misogynes, machistes, homophobes, etc.). Je ne crois pas
utile de discuter ici ce genre d’anachronismes.
44. Je crains que les chercheurs qui plaquent sur le corpus troubadouresque le lourd
appareil de la rhétorique lacanienne n’aient oublié de relire ce texte pourtant
fondateur.

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45. Köhler l’avait dûment relevé (cf. 1964 : 46).


46. Traduction de Schmidt (1978 : 161). Voir aussi la traduction de ces vers par Jacques
Berque et son commentaire (1995b) ; ainsi que le beau livre de Kilito (1985), qui n’est au
fond rien d’autre qu’un commentaire de ces mystérieux vers.
47. Cf. Heller (1960 : 533-537), Rouger (1977) et Cherkaoui (1997).
48. D’après Berque (1995a : 205-206) et Caussin de Perceval (1847-1848 : II, 314-316). Sur
cette joute poétique, cf. Montgomery (1997). Ces deux épisodes, aussi bien l’examen de
‘Antar que la rivalité entre Imrû’l-Qays et ‘Alqama, sont reconnaissables dans certaines
histoires touarègues (cf. Casajus 2002).
49. Retraduit d’après Lavaud & Nelli (2000 [1966]).
50. Traduction de Roubaud (1971 : 407) un peu modifiée d’après Riquer (1992 : III,
1434-1435).
51. Retraduit d’après Roubaud (1971 : 437).

RÉSUMÉS
Résumé
Les chansons des troubadours et les poésies touarègues contemporaines mettent toutes en scène
un narrateur disant sa souffrance d’être séparé de l’aimée. Ce motif du narrateur solitaire est
inséparable d’un autre motif, attesté lui aussi dans les deux corpus : l’évocation des obstacles qui
se dressent sur le chemin conduisant à l’aimée. Le principal de ces obstacles est constitué par les
rivaux du narrateur, qui dans la poésie des troubadours s’appelaient les lauzengiers. Erich Köhler
et Georges Duby ont cru voir dans le thème des lauzengiers une traduction poétique de la situation
des hobereaux qui, au cours du Xe et du XIe siècle, prétendaient rivaliser avec une vieille noblesse
dont l’origine remontait aux temps carolingiens. C’est cette thèse qu’on veut ici mettre à
l’épreuve en confrontant les données relatives aux troubadours à celles recueillies en pays
touareg et en pays maure.

Abstract
The songs of troubadours and contemporary poetry among the Tuareg both present a narrator
who tells about how he is suffering from being separated from his beloved. This motif of the
lonely poet is always paired with another, also present in both corpuses, namely : the narrator
mentions the obstacles lying on the path leading to the loved one. The main obstacle is the
narrator’s rivals, called lauzengiers in troubadour poetry. Erich Köhler and Georges Duby saw the
theme of lauzengiers as a poetic translation of the condition of small landowners who, during the
10th and 11 th centuries, sought to rival the old nobility whose origins went back to the time of
Charlemagne. This idea is tested by comparing information about the troubadours to data
gathered in the lands of the Tuareg and Moors.

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INDEX
Keywords : Poetry, Medieval Literature, Courtly Love, Troubadours, Rivalry, Tuareg, Niger,
Mauritanie
Mots-clés : poésie, littérature médiévale, amour courtois, troubadours, rivalité, Touaregs, Niger,
Mauritanie

AUTEUR
DOMINIQUE CASAJUS
Centre national de la recherche scientifiqueCentre d’études des mondes africains ( CEMAf ), Ivry-
sur-Seine

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Folklore urbain dans le Moscou


contemporain
Les pierres cultuelles de Kolomenskoie
Urban Folklore in Contemporary Moscow : The Kolomenskoie Rocks

Marina Emelyanova-Griva

Je remercie les professeurs Philippe Boutry et Andrej Toporkov, ainsi que Alexandre ?igrin et
Dmitrij Šlepnev pour leur aide précieuse dans la réalisation de mon travail et la rédaction de cet
article.
1 À MOSCOU , sur le territoire du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », dans le ravin
Golosov qui se trouve entre l’église de la Décollation de Saint-Jean-Baptiste et le
territoire principal du musée1, on peut voir deux grandes pierres aux formes étranges
(figures 1-5). Ces pierres reposent sur la pente du ravin non loin de la partie centrale du
parc. Mais il est presque impossible de les trouver si l’on ne connaît pas leurs
emplacements exacts. Les pierres ne sont pas indiquées sur les plans de Kolomenskoie
affichés à l’entrée ou à l’intérieur du parc. Si l’on descend au fond du ravin et qu’on
décide de s’y promener du côté de la chaussée Ka irskoe, on voit d’abord des sources
d’eau et, peu après, la première pierre, qui couvre une surface d’environ deux mètres
carrés et a une forme extraordinaire et mamelonnée. À côté de cette pierre, on voit un
grand nombre de rubans noués sur les branches des buissons ou dans l’herbe. Si l’on
parcourt encore une quinzaine de mètres, on peut voir la seconde pierre qui mesure
pour sa part 2 × 1,5 mètres, avec quelques cavités sur sa surface. Près de la pierre, il y a
un sentier et un arbre sur les branches duquel les gens nouent également des rubans,
des mouchoirs, etc. (figure 5). Les pierres sont à une cinquantaine de mètres l’une de
l’autre : l’une est située presque au sommet de la pente du ravin, l’autre, en bas, à son
pied. Un sentier monte de la pierre « inférieure » à la pierre « supérieure ». Mais il est
difficile de monter vers la pierre supérieure en empruntant ce sentier car la pente est
très escarpée.
2 Les gens croient aux propriétés extraordinaires de ces pierres et, tous les jours, ils
s’approchent d’elles, chacun avec son désir, sa demande, son problème ou sa maladie,
espérant en recevoir de l’aide. D’après une convention tacite, l’une représente la

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masculinité, l’autre la féminité. On raconte beaucoup de légendes à propos de ces


pierres, tout en les appelant « pierre masculine » et « pierre féminine », mais il
n’empêche que d’autres noms sont aussi utilisés. Le canevas de la légende la plus
répandue est le suivant : là où se trouvent actuellement les pierres, saint Georges avait
combattu le dragon et l’avait poursuivi. Sur la place où rampait le dragon (selon une
autre version, sur la place où il avait été atteint par la lance de saint Georges), il s’est
formé un ravin. Et à l’endroit où le cheval de saint Georges a frappé le sol de ses sabots,
ont surgi des sources. Saint Georges a ensuite rattrapé le dragon et l’a tué. Les pierres
seraient ainsi, ou bien les restes du dragon ou bien ceux du cheval de saint Georges, ou
bien les deux à la fois.
3 Ce pèlerinage peu ordinaire, de plus en plus populaire, rassemblant des gens de
différents âges et de diverses couches sociales, a suscité un vif intérêt et a donné lieu à
une enquête, dont les résultats constituent la base de ce travail.
4 Le but de ces recherches a été d’étudier et d’expliquer l’ensemble des représentations
et rites liés aux pierres de Kolomenskoie, de repérer les racines de ce phénomène,
généralement perçu comme archaïque dans une mégalopole moderne, et enfin, de
comprendre leurs fonctions sociales aujourd’hui. Il s’agit d’une étude se situant au
carrefour de l’histoire et de l’anthropologie sociale et culturelle. Je me réfère ici à
l’analyse de Nataliya Kozlova :
« Le regard d’un anthropologue aide à saisir ce qui, dans la société du chercheur, est
perçu comme évident, allant de soi, et qui, de ce fait, reste inaperçu : coutumes,
modèles de sensation, habitudes mentales […]. Pour les historiens de ce courant,
l’objet de leur analyse dépasse les représentations seules, pour inclure les normes et
les stratégies de conduite des groupes entiers. La symbolique, les rites, les systèmes
de gestes – tout cela attire l’attention des chercheurs. Ainsi, l’objet de
l’anthropologie historique comprend l’analyse des corrélations du monde de
l’imagination, les préférences implicites des gens et les stéréotypes de leurs
comportements ».(1999 : 18-20 ; ma traduction, ainsi que pour les citations
suivantes)
5 Les sources principales sur lesquelles se fonde ce travail sont les entretiens et enquêtes
effectués à Kolomenskoie par l’auteure de cet article, son directeur de recherche, le
professeur Andrej Toporkov, et les étudiants de l’Université d’État en sciences
humaines de Moscou, ainsi que les documents d’archives2. Lors des enquêtes de terrain
ont été utilisées les méthodes du sondage, de l’entretien sociologique et surtout de
l’observation participante. Comme l’a justement remarqué Yves Delaporte, « combinée
souplement avec les autres méthodes, l’observation participante est avant tout un
puissant moyen d’investigation scientifique » (1993 : 340). Et l’on pourrait également
ajouter le commentaire de Jacques Gutwirth et Colette Pétonnet :
« L’unité de l’ethnologie ou, mieux alors, l’anthropologie résulte de sa méthode
unique où le regard joue un rôle aussi important que l’écoute en psychanalyse :
regard de l’observation regard de l’attention, regard de la considération et du
respect. Il n’y a pas loin, étymologiquement parlant, du regard à l’égard ».(1987 : 1)

Deux points de vue opposés sur l’apparition de la


vénération des pierres à Kolomenskoie
6 En ce qui concerne le phénomène des pierres de Kolomenskoie et ses origines, il existe
deux points de vue différents. Le premier s’en tient à une apparition ancienne du culte

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des pierres. Le directeur de recherches scientifiques du musée à ciel ouvert


Kolomenskoie, Vladimir Suzdalev écrit à ce propos :
« La pierre a été apportée de la Scandinavie par les glaciers. Chez les anciennes
tribus finno-ougriennes, et, plus tard, chez les Slaves, elle aurait représenté une
divinité qui pouvait remédier à la stérilité. Le christianisme n’a pas pu exterminer
le culte de la pierre “Devi?ij” de la conscience populaire ».(1991 : 28)
7 Alexandre ?igrin, guide au musée, confirme, pour sa part, l’ancienneté du culte des
pierres de Kolomenskoie. Il estime que « les racines de ce phénomène appartiennent à
un passé païen éloigné »3. Le chercheur lituanien Lajmutis Vasiljavi?us, auteur d’un
travail sur « Les pierres cultuelles de Kolomenskoie », pense, quant à lui, que « les gens
venaient vers ces pierres depuis des temps immémoriaux » 4.
8 Elena Nafëdova, chercheur rattaché au musée Kolomenskoie, a une position différente.
Malheureusement, son opinion n’est exprimée que très brièvement dans son article
«Microtoponymes du village de D’jakovo et ses alentours » :
« Les légendes de la pierre dans le ravin sont, à mon avis, d’apparition récente. Tous
les autochtones questionnés, en racontant les légendes du cheval de “Egorij
Pobedonosec” (la pierre de saint Egorij, appellation populaire de saint Georges le
Triomphateur) ou de la femme enceinte d’Ivan le Terrible (la pierre Devi?ij),
affirment qu’il y a encore dix ans, il n’y avait pas d’adoration ni de pierres ni de
sources dans le ravin ».(1993 : 33)
9 Il est difficile de dire à coup sûr quel était le rôle des pierres de Kolomenskoie à
l’époque des tribus finno-ougriennes « D’iakovcy », puis des premiers Slaves qui les ont
remplacées sur ce territoire. Mais les recherches effectuées permettent d’affirmer que
la vénération des pierres de Kolomenskoie sous sa forme présente est apparue assez
récemment. Les sources examinées donnent à penser que les croyances et les rites liés à
ces pierres ne sont pas d’origine ancienne. Les renseignements authentiques que l’on a
pu recueillir sont peu nombreux et assez contradictoires mais ils ne sont pas antérieurs
à la fin des années 1950 ou au début des années 1960. Ce sont des renseignements
fragmentaires qui permettent seulement d’attester des formes de vénération des
pierres, mais non pas de tirer des conclusions. En 1980, une source plus probante est
apparue. C’est le rapport d’une enquête ethnographique effectuée parmi les habitants
des villages se trouvant sur le territoire actuel du musée. En 1980, les villages de
D’jakovo5 et Sadovniki sont devenus parties de la zone conservée. Cette année-là, on a
procédé à l’expulsion des habitants, qui s’est achevée vers 1987 et s’est accompagnée
d’une mission ethnographique. Le compte rendu se trouve aux archives du musée à ciel
ouvert Kolomenskoie6 et il nous a révélé certains traits de la vénération des pierres.
C’est dans ce fonds que l’on trouve, pour la première fois, les témoignages relatifs à la
légende de la bataille de saint Georges avec le dragon dans le ravin Golosov. Cependant,
la plupart des informateurs liaient ce récit à l’apparition des sources d’eau dans le ravin
et non pas à celle des pierres ellesmêmes. Dans deux témoignages seulement, le récit
est rattaché aux pierres. Ce qui est très intéressant de souligner, c’est que
l’accomplissement des actions rituelles est attribué aux « gens d’ailleurs », aux
« habitants de Moscou », aux « étrangers de quelques sectes de Moscou », etc. Il semble
fort probable que la vénération des pierres de Kolomenskoie ne soit pas d’origine
locale, mais qu’elle ait été diffusée ultérieurement auprès des habitants du village de
D’iakovo et partiellement empruntée par eux. Il est difficile de dire qui étaient ces
« étrangers » qui ont commencé à vénérer les pierres de Kolomenskoie. Mais on sait

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que dans les années 1930, beaucoup de nouveaux venus se sont installés dans les
villages situés sur le territoire actuel du musée.
10 À la fin des années 1980, Alexandre ?igrin s’est intéressé à l’énigme des pierres se
trouvant sur l’aire protégée. Dès 1985, il travaille comme guide. Parallèlement, il
poursuit ses études à l’Institut pédagogique de Moscou, à la faculté d’histoire, où il
soutient, en 1990, un mémoire de fin d’études sur Le Sanctuaire païen de Kolomenskoie.
Dans ce travail pionnier, ?igrin s’appuie, dans une large mesure, sur la conception du
prétendu « mythe fondamental », formulée par les linguistes Vja?eslav Ivanov et
Vladimir Toporov dans leur livre Les Recherches dans le domaine des antiquités slaves
(1974) ainsi que dans plusieurs autres ouvrages. Il nous faut rappeler brièvement le
contenu de cette conception.
11 Ivanov et Toporov reconstruisent le « mythe fondamental indo-européen » qui se
transforme dans le temps et dans l’espace de façon à donner naissance à d’autres
mythes analogues. On peut décrire succinctement le canevas du mythe reconstruit : le
dieu de l’orage, ou un autre personnage, se querelle avec son adversaire et veut le tuer.
Celui-ci se cache sous divers objets animés et inanimés, y compris les pierres. Le dieu
casse la pierre qui servait d’abri et ainsi triomphe de son adversaire. Cette victoire se
manifeste par un jaillissement de l’eau. Dans les différentes versions du mythe, on
trouve à la place du dieu de l’orage tantôt Pérun, tantôt le prophète Élie ou encore saint
Georges. Le plus souvent, son adversaire est une créature du monde souterrain (un
dragon, un serpent, mais aussi le dieu du bétail Volos /Veles). Ici, il faut remarquer que
les auteurs identifient dans leurs raisonnements le dieu païen Volos au saint chrétien
nommé Vlasij : ils considèrent qu’avec le temps Vlasij a remplacé Volos. Dans la scène
centrale du mythe reconstruit, le dieu de l’orage, au cours du duel avec son ennemi,
possède les attributs du combat : un cheval (le plus souvent blanc) et des armes (le plus
souvent des pierres).
12 Pour en revenir au mémoire d’Alexandre ?igrin, rappelons que le but que le chercheur
s’était fixé était « de prouver que les objets de culte sur le territoire de Kolomenskoie,
d’origine à la fois païenne et chrétienne, constituent un ensemble » 7.
13 L’auteur en arrive à la conclusion que « les pierres sacrées de Kolomenskoie constituent
la partie la plus ancienne de ce complexe historique et architectural et que les racines
de ce phénomène remontent au passé païen éloigné. Les noms des saints chrétiens et
les noms païens liés aux pierres représentaient les reflets d’un culte ancien – celui de la
déesse de fertilité et de son fils solaire (le dieu de l’orage), mais aussi de quelque
divinité souterraine »8. ?igrin est même persuadé qu’autrefois le ravin Golosov a porté
le nom de Volosov.
14 Ces idées ont été diffusées par l’auteur au cours des excursions vers les pierres qu’il a
commencé à effectuer à partir de l’année 1989. À la fin des années 1990, il a publié
plusieurs articles dans des périodiques à grand tirage, ce qui a contribué à la
vulgarisation des résultats de ses recherches et a attiré un nouveau public aux pierres
dites sacrées : « l’ancien lieu de vénération païenne » est devenu un centre autour
duquel se sont mis à graviter les païens modernes. L’étude de ces textes donne à penser
que la position de ?igrin est fondée sur les légendes existant autour des pierres et sur la
conception de Ivanov et Toporov. ?igrin a superposé la conception du « mythe
fondamental » aux légendes existant autour des pierres. C’est sans doute pour cette
raison que certains motifs de la légende, qui se faisaient vaguement sentir dans les
renseignements fragmentaires des autochtones, apparaissent dans les travaux de ?igrin

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nettement formulés et placés dans le contexte des mythes et des légendes de peuples
différents.
Ainsi on voit bien que les historiens, en l’occurrence Alexandre ?igrin, ont joué un
grand rôle dans la formation des représentations actuelles des pierres de Kolomenskoie
et ont beaucoup contribué à leur popularité. Auparavant, les pierres de Kolomenskoie
avaient été révérées par un nombre de « croyants » assez limité. En outre, elles étaient
considérées en tant qu’objets sacrés au sein de la religion orthodoxe. À la fin des années
1990, le cercle des « fidèles » visitant cette place s’est élargi ; les païens modernes ont
commencé à vénérer les pierres.

L’évolution du culte des pierres à Kolomenskoie


15 À la fin des années 1990, la plupart des gens lient déjà l’apparition des pierres au
combat de saint Georges. Ce qui est étonnant, c’est l’apparition d’une version plus
détaillée de la légende avec plusieurs éléments nouveaux qui manquaient auparavant.
On peut supposer que la symbolique liée au nom de saint Georges a été actualisée dans
les années 1990, lorsque, conformément à la loi de Moscou du 1 er février 1995 (« Des
armes et du drapeau de la ville de Moscou »), les armes et le drapeau avec l’image de
saint Georges terrassant le dragon sont redevenus les symboles principaux de la
capitale. Nadezda Soboleva souligne, à ce propos, que « les armes de la ville sont
entrées dans la vie des habitants de Moscou. On peut les voir sur les bâtiments du
Conseil municipal, la mairie et le gouvernement de Moscou, sur les formulaires officiels
et les éditions typographiques de Moscou […], sur les voitures de la milice urbaine »
(2000 : 43-44). D’autre part, saint Georges est très révéré par l’Église orthodoxe. On peut
rencontrer des icônes à son effigie dans presque toutes les églises de Moscou. Dans
l’église Notre-Dame de Kazan à Kolomenskoie, on en dénombre quatre.
16 Il est important de noter que le phénomène examiné est unique en ce sens qu’il
représente la vénération d’objets naturels dans une mégalopole moderne. Cela explique
partiellement le caractère polyvalent et composite du culte. Au début des années 2000,
la vénération des pierres acquiert de nouvelles formes, évoluant sous nos yeux. En
avril-mai 2004, sur les arbres à côté des pierres, il est apparu des bouteilles ; sur
« L’arbre des désirs », quelqu’un a fixé un phallus en bois (un ex-voto) ; la source la plus
proche est décorée d’une construction en bois, etc. Les actions magiques sur les pierres
et leurs explications se transforment et se confondent. Cela se passe non seulement en
fonction des conditions extérieures, mais encore suivant les inclinations personnelles
des visiteurs. Les gens vénérant les pierres viennent vers elles avec leurs propres
motivations mais ces dernières sont caractéristiques selon le groupe d’âge, le sexe et les
centres d’intérêt.

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Fig.1. La pierre supérieure

Cette vieille dame est venue vénérer les pierres après avoir assisté à la messe dans l’église de la
Décollation de Saint-Jean-Baptiste ; elle a apporté des cierges et, sur la photographie, au centre, on
peut voir un cierge allumé (le jour de Saint-Georges, 6 mai 2005, cl. Dmitrij Šlepnev).

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Fig. 2. Vénération de la pierre supérieure

Deux femmes s’adressent au soleil (mai 2004, cl. d’Andrej Toporkov).

Fig. 3. Deux hommes méditent sur la pierre inférieure

“pour que la fatigue les laisse et pour se nettoyer” (septembre 2003, cl. d’Andrej Toporkov).

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Fig. 4. La pierre inférieure

On lui a apporté des gâteaux et donné à boire du vin (septembre 2003, cl. d’Andrej Toporkov).

Fig. 5. L’arbre de désir près de la pierre inférieure

(mai 2003, cl. d’Andrej Toporkov).

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Sources d’information sur les pierres de Kolomenskoie


17 Le mécanisme principal de transmission de l’information sur les pierres est sans doute
oral, de bouche à oreille. Les gens racontent qu’ils ont appris l’existence des pierres de
leurs grands-mères, mères, amies, voisins, collègues, etc. Il faut aussi remarquer que
l’information est diffusée essentiellement par les femmes. Elles sont le plus souvent les
initiatrices des visites aux pierres. Les femmes d’âges différents seraient plus disposées
à la croyance au surnaturel. Comme l’avait écrit Arnold Van Gennep, « le milieu
masculin est moins apte que le milieu féminin à conserver et à transmettre soit le
folklore en entier, soit certaines de ses sections » (1998 : 53). Il y a d’autres sources
d’information sur les pierres, mais elles sont moins répandues. Ce sont internet, la
presse et les ouvrages sur l’histoire de la contrée.

Qui visite les pierres de Kolomenskoie ?


18 On peut répartir l’ensemble des personnes qui viennent à présent vers les pierres, en
trois groupes : un groupe principal et deux groupes marginaux. Dans ce travail, je les
appelle par convention : le groupe « principal » ; le groupe marginal des « occultistes » ;
le groupe marginal des « païens modernes ».
19 Cette répartition est possible étant donné les traits caractéristiques spécifiques que
manifestent ces groupes, y compris dans l’objet de leurs visite, les légendes de
l’apparition des pierres qu’ils racontent, les actions rituelles qu’ils accomplissent.

Le groupe principal

20 Ce groupe est le plus nombreux. Ce sont des personnes des deux sexes et de tous les
âges, qui viennent vers les pierres avec leurs désirs, leurs problèmes et leurs maladies.
Chez les personnes de cette catégorie, à la différence des deux autres, il n’y a pas
d’opinion bien définie en ce qui concerne l’origine des pierres, leurs propriétés, leurs
noms ou les rites correspondants, bien qu’on puisse relever des récits et des
comportements typiques.
21 Selon le but de leur visite et leur âge, on peut diviser ce groupe en trois catégories,
chacune avec ses espoirs et ses attentes.
22 La première catégorie est constituée de jeunes gens âgés de 11 à 25 ans, qui viennent
vers les pierres pour formuler des vœux. Leurs vœux sont très variés : « réussir les
examens pour entrer à l’université » ; « se marier avec un Moscovite » ; « pour que la
mère me laisse partir en vacances avec ma copine » ; « demander de la chance », etc.
23 La deuxième se compose d’individus, entre 25 et 40 ans. Pour ceux-ci, les principaux
problèmes et désirs sont propres à cet âge : performance sexuelle, quête du mariage,
stérilité, prochain accouchement, etc. Ces gens viennent souvent en couple.
24 Le groupe des individus âgés de plus de 40 ans vient avec des problèmes spécifiques, où
les questions de santé figurent au premier plan. Ces gens croient, par conséquent, que
les pierres peuvent les aider, quelles que soient leurs maladies.
Par ailleurs, toutes ces personnes font remarquer dans leurs réponses qu’elles ne sont
pas attirées uniquement par les propriétés extraordinaires des pierres, mais aussi par le

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territoire lui-même, le ravin où elles se trouvent, par la beauté de Kolomenskoie et son


atmosphère particulière. Cela donne à penser qu’on est en présence non seulement de
pierres cultuelles, mais aussi d’un ensemble rituel englobant le ravin, le ruisseau, les
sources, les arbres et les pierres. Le rayonnement du site dépasse le périmètre local car
les gens viennent de tous les quartiers de Moscou, de ses environs et même d’autres
villes.

Le groupe marginal des “occultistes”

25 Assez souvent, parmi ceux qui visitent vers les pierres, on peut rencontrer des gens
passionnés par les religions orientales qui expliquent l’apparition des pierres et leurs
propriétés singulières par le fait que, dans cette partie de Moscou, il y aurait un
agencement énergétique spécifique. En outre, cet endroit attire des gens d’orientation
plutôt ésotérique, mais aussi des membres de diverses sectes, y compris celle d’Aum
Shinrikyo. C’est pour cela que je propose de les rassembler dans une deuxième
catégorie – les « occultistes ». Ils croient tous que le ravin Golosov possède un champ
énergétique très fort, surtout à proximité des pierres. Dans leur langage, on peut
déceler des mots et des notions qui attestent leur intérêt pour le monde de l’au-delà et
le surnaturel, à savoir chakra, médium, champ ou potentiel énergétique, aura et autres.
Les individus que j’ai classés parmi les occultistes ne se rassemblent pas autour d’une
légende commune ou d’un rite typique, mais ils n’en forment pas moins un groupe à
part, notamment par le recours à ces notions et ces idées fondamentales. Ils sont de
même unis par le but de leur visite et le sens des rites qu’ils y pratiquent. Ces gens, tout
comme les représentants du groupe dit « principal », s’assoient, se couchent ou restent
debout sur les pierres ; mais en le faisant, ils croient que les pierres retiennent d’eux de
l’énergie mauvaise tout en leur communiquant de l’énergie positive (figure 3).

Le groupe marginal des “païens modernes”

26 Dans la classification proposée, la catégorie des païens modernes comprend non


seulement ceux qui font partie d’une communauté paganisante, mais aussi des
individus indépendants qui, venus aux pierres, aiment souligner qu’ils sont fascinés par
le paganisme, ou se réclament des païens pour qui ces pierres remplacent en quelque
sorte un ancien temple.
27 Il est très probable que ce sont l’activité et les articles d’Alexandre ?igrin qui ont donné
à voir les pierres de Kolomenskoie sous l’aspect de représentations païennes. En effet,
la reconstruction du nom du ravin Golosov comme « Volosov », qui avait donné
naissance aux hypothèses selon lesquelles les pierres auraient pu être, en leur temps,
un temple païen de Volos ou de la Déesse Mère, a eu des répercussions dans la
conscience collective grâce à la presse et à internet.
28 Même les collaborateurs du musée, sans se soucier beaucoup des références, ont
l’habitude d’appeler le ravin « Volosov ». Il faut noter que, pour les païens modernes,
c’était sans doute une chance et une grande joie que de découvrir à Moscou un endroit
si pittoresque pour pouvoir s’y rencontrer et effectuer leurs rites, et cela d’autant plus
que même les scientifiques sont portés à lier ses origines lointaines au culte païen
d’antan. Malheureusement, les informations plus détaillées sur les rencontres des
communautés païennes autour des pierres de Kolomenskoie et leurs rites nouvellement

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reconstruits font défaut. On se fonde sur les renseignements fragmentaires provenant


des gens qui, n’étant pas païens eux-mêmes, en ont vu et observé au cours de leurs
visites. Les informations accumulées sur les sites internet des organisations païennes
modernes9 ne font que confirmer cet état de choses.

Les noms des pierres


29 Il apparaît que le nom d’une pierre est porteur d’information pouvant éclairer sur son
histoire et sur son sens symbolique. Le nom aide « à lire » les images forgées sur elle en
fournissant au visiteur ou au chercheur des renseignements basiques, à savoir :
comment faut-il se comporter près de la pierre à quoi peut-on s’attendre ?
Les noms des pierres de Kolomenskoie, tels qu’on les connaît aujourd’hui, sont
représentés ci-dessous dans le tableau 1.

Tableau 110

30 Si l’on range les noms présentés par ordre chronologique, on voit que les premiers
témoignages donnent un nom pour les deux pierres : « pierres sauvages » (années
1940) ; « pierres saintes » (années 1950). Dans les années 1960-1970, les noms de la
pierre supérieure comme « pierre aux fille » ou « pierre aux vierges » sont apparus.
Dans les années 1980, on trouve les mentions de « pierre au grand-père » pour la pierre
supérieure, et « pierre-oie » pour l’inférieure. Au début des années 1990, les noms
« saint Georges », « archange Michel », « saint Nicolas », « Vierge Marie et Jésus-
Christ » apparaissent dans les travaux d’Alexandre ?igrin et ne sont présents nulle part
ailleurs. Tous les autres noms se manifestent au cours des années 2000. À mon avis, il
est très significatif que les pierres « miraculeuses », les pierres « magiques »

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d’aujourd’hui n’ont été que des « pierres sauvages » pour les habitants des villages
voisins, dans les années 1940.

Légendes autour de l’origine des pierres


31 En ce qui concerne les légendes portant sur l’origine des pierres, les représentants de
ce que j’ai appelé le groupe principal, décrit plus haut, n’ont pas d’opinion univoque.
Certains les ignorent tout court ; d’autres en racontent plusieurs ; d’autres encore
croient aux unes mais en rejettent d’autres. Suivant leur tonalité générale, ces légendes
peuvent être réparties en plusieurs types : chrétien, historique, géologique, ésotérique
et païen. C’est de cette façon qu’ils sont présentés dans le tableau 2 (cf. p. 122).
32 À la différence des deux groupes marginaux, les représentants du groupe principal ne
sont pas à ce point intéressés de savoir quand et comment les pierres sont apparues
dans le ravin. Ce qui leur importe, c’est le fait même qu’elles soient capables de les
aider. Le plus souvent, ils ne les perçoivent même pas comme des objets d’adoration
cultuelle, à la différence des visiteurs païens. En revanche, ils les considèrent comme
des soutiens pouvant les aider à résoudre leurs problèmes et à soigner leurs maladies.
Toutefois, faut-il le dire, il y a parmi eux des gens, très peu nombreux d’ailleurs, qui, se
voulant orthodoxes, manifestent une vénération pour les pierres comme si celles-ci
étaient des objets consacrés par l’Église. Il n’est pas rare qu’ils y viennent après la
liturgie ou le jour des fêtes chrétiennes (figure 1). La fête privilégiée est le jour de la
saint Georges (le 6 mai). Ces croyants pensent sincèrement que l’apparition des pierres
dans le ravin est liée à la bataille de saint Georges avec le dragon. Dans leurs esprits, les
miraculeuses propriétés des pierres proviennent de leur passé rattaché à l’exploit d’un
saint. La légende qui lie l’apparition des pierres à la lutte de saint Georges contre le
dragon est la plus répandue parmi tous les représentants du groupe principal.
Tableau 2. Versions de l’origine des pierres
1. Version chrétienne
Les pierres sont apparues pendant la bataille de saint Georges avec le dragon.
2. Versions historiques
◦ Les pierres ont été apportées pour la construction du palais du tsar Alexej Mihajlovi.
◦ Les pierres ont été apportées par quelques ecclésiastiques venus des pays baltes (ou des
lieux saints) l’époque d’Ivan le Terrible.
◦ Les pierres sont apparues au XIIe siècle en même temps que la pierre “Borisov”.
◦ C’était des pierres destinées la construction d’une église ; les propriétés curatives qui
leur sont attribuées remontent la légende d’un saint qui les aurait un jour touchées.
3. Versions géologiques
◦ Les pierres se trouvent Kolomenskoie depuis le temps de la fondation de Moscou.
◦ Les pierres sont la partie souterraine du grès ; elles ont reçu leurs noms à cause de leur
forme extraordinaire.
4. Versions ésotériques
◦ Les pierres sont les chakras, qui s’ouvrent dans cette partie de la ville ; à travers elles
jaillit de l’énergie.
◦ Ce sont les pierres du cosmos, elles ont été apportées par des extraterrestres venus
d’une autre galaxie.
◦ Les pierres sont des météorites tombées sur la Terre il y a un million d’années ; elles se
sont longtemps trouvées sous terre, mais en 1900, seraient sorties la surface.

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5. Version païenne
Autrefois, les pierres étaient des idoles païennes, alors que le ravin Golosov se nommait
Volosov. Cet endroit était une place d’adoration du dieu païen Veles.

Actions rituelles autour des pierres de Kolomenskoie


33 En ce qui concerne les pratiques rituelles autour des pierres, elles sont très variées. On
peut relever des rites typiques et des rites singuliers. Parmi les premiers, on trouve le
rite de s’asseoir sur les pierres et la coutume de nouer un ruban à un arbre ou sur
l’herbe. Les gens nouent des rubans soit pour remercier les pierres de les avoir aidés ou
d’avoir comblé leurs désirs, soit pour amadouer les pierres. En réalité, ils le font à titre
d’offrande.
34 La coutume d’être assis sur les pierres peut prendre des formes variées, suivant les
poses et l’ordre qu’adoptent les gens assis. La plus souvent, les gens croient que, comme
l’une des pierres est féminine et l’autre masculine, la personne doit s’asseoir sur « sa
pierre » (les hommes, sur la masculine ; les femmes, sur la féminine). Mais il existe aussi
une représentation selon laquelle « sa pierre » guérit tandis que l’autre aide à résoudre
les problèmes concernant le sexe opposé. La coutume de se coucher ou se tenir debout
sur les pierres est moins répandue ; mais, si elle est adoptée, les gens se déchaussent
avant de mettre le pied sur les pierres (figure 2) et essaient de s’allonger sur les pierres
en les touchant par les parties de leurs corps qui sont malades. Souvent, on peut voir
sur les pierres de l’argent, des fleurs, des bonbons et de la nourriture (figure 4). Tout
comme les rubans dans l’herbe et sur les arbres, ce sont, évidemment, des offrandes.
35 Retenons qu’assez souvent les actions rituelles s’accomplissent spontanément. On
répète les gestes des autres, en les adaptant parfois à sa propre manière. Mais il y a
ceux qui sont guidés par une sorte d’intuition qui leur suggère tel ou tel comportement.
En ce sens, on peut dire que souvent, c’est la forme de la pierre qui dicte le rite, de la
même façon que, dans d’autres cas, « un parement de pierres tendres ne se limite pas à
permettre l’inscription mais souvent la provoque » (Laplantine 1993 : 138). La coutume
de nouer les rubans sur l’arbre à côté des pierres est d’apparition récente. Elle ne figure
pas dans les vidéos d’Alexandre ?igrin tournées en 1996. Cela donne à penser qu’elle est
apparue, au plus tôt, en 1997. Mais cette coutume s’est vite répandue. Maintenant ce
rite est très populaire. On dit qu’en différents endroits, il existe actuellement d’autres
« arbres de désirs », comme on les appelle.
36 Certaines personnes ont fixé pour elles-mêmes quelques règles à partir de leur propre
expérience. Les unes croient qu’il faut venir rarement et ne s’adresser aux pierres qu’en
cas de problème grave. Les autres attirent l’attention sur le fait qu’il ne faut formuler
qu’un seul vœu par visite. La règle selon laquelle, après avoir formulé un vœu, il ne faut
le raconter à personne avant qu’il ne se réalise est très courante, et pas seulement à
propos de l’efficacité des pierres magiques.

***

37 Ainsi les actions accomplies autour des pierres de Kolomenskoie sont, pour les gens qui
les effectuent, une forme de communication avec le monde du sacré. Ils s’adressent aux
pierres comme à des choses animées, pour résoudre leurs problèmes personnels ou
collectifs, pour passer leur temps libre, pour nouer des relations avec des gens qui ont

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les mêmes intérêts qu’eux, pour maintenir la solidarité d’un petit groupe auquel ils
appartiennent. Chacune des catégories relevées entretient des relations avec les pierres
à un niveau qui lui est propre, en conformité, notamment, avec ses représentations des
origines des pierres. Les différents groupes de pèlerins effectuent des actions rituelles
définies et ont des attentes spécifiques. Les païens viennent vers les pierres comme s’ils
se rendaient à un temple d’autrefois pour y accomplir des rites. Les « occultistes » y
trouvent un centre d’accumulation d’énergie positive, pour y « nettoyer » leur champ
énergétique et se recharger d’énergie nouvelle. Les représentants du groupe
« principal » s’adressent aux pierres comme ultime recours dans des situations
critiques, ou les visitent à titre de distraction. Le plus souvent, ce sont des jeunes gens
qui viennent vers les pierres pour se distraire. Ils ne croient pas du tout aux propriétés
extraordinaires des pierres, à moins qu’ils ne veuillent les éprouver. Ceux qui
s’adressent aux pierres pour trouver de l’aide, le font souvent parce qu’ils n’ont plus
aucun espoir ou ne peuvent pas trouver un autre moyen pour résoudre leurs
problèmes. En somme, les pierres de Kolomenskoie sont des objets de vénération qui
peuvent convenir à tout le monde. À considérer l’ensemble des représentations liées
aux pierres, on peut en conclure que chacun y cherche des éléments qui lui
conviennent.
38 Ce qui est important de noter, c’est que la vénération des pierres de Kolomenskoie
revêt des formes rituelles qui sont traditionnelles pour un culte d’objets naturels. En
comparant les actions rituelles sur les pierres de Kolomenskoie avec les
renseignements tirés de la littérature scientifique, on peut constater qu’elles
présentent des analogies directes avec la culture traditionnelle. Par exemple, les
admirateurs des pierres de Kolomenskoie boivent l’eau accumulée dans les cavités des
pierres et se lavent avec elle. Tatiana Š?epanskaja a travaillé sur les pierres de culte
avec cavités sur le territoire des provinces de Pskov, Novgorod, Tver, Moscou, Saint-
Petersbourg, Vologda, Iaroslavl, Toula, etc. ; elle pense que, par ce rite, les gens
« désignent leur initiation aux forces surnaturelles détenues dans la pierre » (2003 :
287). Alexandre Pan?enko, qui étudiait les objets sacrés ruraux du Nord-Ouest de la
Russie, remarque que, traditionnellement, « la vénération d’un lieu de culte était liée à
un jour de fête » (1998 : 70-71). En ce qui concerne les pierres de Kolomenskoie, c’est
bien le jour de la saint Georges, le 6 mai. Le même auteur, parmi les rites liés aux lieux
de culte ruraux, relève des « ex-voto ». Les plus répandus sont les pièces de monnaie.
Mais on trouve également « des morceaux de tissu (ou de produits tissés : rubans,
ceintures, foulards, serviettes, draps, etc.). Les produits alimentaires peuvent
constituer une autre sorte d’offrandes : pain, pâtisserie, bonbons, pommes, tomates,
œufs » (ibid. : 101). Or, nous pouvons observer toutes ces actions rituelles à
Kolomenskoie.
39 Il est intéressant de faire l’inventaire des maladies qui, traditionnellement, poussaient
les gens à fréquenter les lieux de culte ruraux : « En principe, on sait qu’il existe des cas
où une pierre cultuelle ou une source peut, dans l’esprit des croyants, guérir “toutes les
maladies”, mais le plus souvent ce sont les maladies des yeux et de la peau, ou encore la
stérilité féminine » (ibid. : 107). Ici, de nouveau, on peut facilement établir un parallèle
avec les fonctions attribuées aux pierres de Kolomenskoie. Ainsi, force est de constater
que presque tous les rites pratiqués à Kolomenskoie ont des analogies avec la dévotion
traditionnelle aux objets naturels. De l’avis de certains chercheurs comme, par
exemple, Alexandre ?igrin, c’est la preuve de l’origine ancienne du culte des pierres.

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Pourtant, il semble indispensable de considérer, à côté de toutes ces ressemblances, une


différence majeure. C’est que, dans la culture traditionnelle, la forme du culte est
minutieusement élaborée et peut se maintenir durant des siècles sans modifications. Le
plus souvent, il y a une tradition née à partir de n’importe quel objet de culte. En
revanche, dans la vénération des pierres de Kolomenskoie, une tradition bien définie et
commune à tous est absente. La vénération de ces pierres peut revêtir des formes
différentes, comme on a essayé de le montrer. Il suffit de faire attention à la variété de
noms donnés aux pierres. Certains noms, comme on l’a déjà avancé, permettent des
parallèles plus ou moins directs avec la culture traditionnelle. Avec cette nuance que,
dans les cultes traditionnels, les objets naturels ne peuvent pas porter de noms
distincts et sont normalement appelés d’une façon univoque. Tel est le cas également
des légendes concernant l’apparition de l’objet.
40 Soulignons encore une fois le rôle des représentants de la science historique et des
médias modernes (la presse, internet) dans la popularisation des pierres de
Kolomenskoie. La notion de « popularisation » renvoie à la tradition de recherches
folkloriques de Arnold Van Gennep (1911) et de Robert Hertz (1913). Des théories
spéculatives, parfois très douteuses, sont devenues réalité pour plusieurs groupes
sociaux. En fait, les travaux de Alexandre ?igrin, Marina Zenina, Vladimir Suzdalev ont
contribué à la création d’une auréole d’ancienneté autour des pierres de Kolomenskoie.
Cela attirait et attire encore du public à cet endroit. Comme l’écrivait Alexandre Pan?
enko :
« La vision scientifique sur les pierres cultuelles reste jusqu’à présent assez
contradictoire et amorphe. Ainsi la plupart des chercheurs s’occupant de ces
problèmes durant les dernières décennies, trouvent-ils que les pierres cultuelles
sont “des survivances du paganisme” […]. Cette position a engendré des difficultés
majeures dans l’étude des places de culte… ».(1998 : 60)
41 La théorie de la survivance a ses adeptes mais elle est très critiquée suivant la formule
« dans une culture, rien n’est survécu, tout est vécu ». Van Gennep, par exemple, était
persuadé que cette théorie n’avait aucune valeur car « si on isole un rite du contexte
cérémoniel, on est conduit à proposer des schémas d’évolution extérieurs à la réalité et
construits in abstracto » (1909 : 79). Pour Malinowski également, « la magie que l’on
observe dans une société ne doit pas être considérée comme une survivance des
époques antérieures, mais elle doit être analysée à l’intérieur même de cette société,
car toute pratique, toute croyance, toute coutume tend vers un but et prend donc un
sens pour les membres de la société dans laquelle on les observe » (cité in Deliège 2006 :
140). En effet, si l’on suit l’analyse de Dominique Schnapper, « loin d’être de simples
survivances, les renouveaux religieux et ethniques pouvaient être analysés comme des
produits de la modernité elle-même, liés au besoin éternel des hommes de donner un
sens à leur destin face au mal et au malheur » (2005 : 10).
42 Il serait opportun de rappeler ici l’influence de la situation socioculturelle russe sur
l’apparition de la vénération des pierres dans une mégalopole moderne. Après les
événements de la fin des années 1980 et du début des années 1990, la société
postsoviétique a vécu une crise profonde. Dans un moment critique de l’histoire comme
celui-ci, l’actualisation des périodes archaïques, la renaissance de l’intérêt pour
l’Antiquité, y compris le culte des ancêtres, sont fréquemment observables.
43 De surcroît, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, nous avons été
témoins de l’essor extraordinaire de l’intérêt pour tout ce qui a trait à l’au-delà, d’une
véritable passion de la société pour l’occultisme, la magie, la mystique. Il n’est donc pas

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étonnant que, sur cette vague trouble, les pierres de Kolomenskoie soient devenues
célèbres et aient commencé à attirer des personnes tentées par des courants spirituels,
par le néopaganisme, mais aussi des gens désespérés par leurs problèmes quotidiens,
qui consentent désormais à admettre le surnaturel dans leur vie par un moyen à la fois
original et traditionnel. Comme le constate Edgar Morin :
« […] il existe au sein de la vie urbaine, déséquilibrée et instable, une tendance
profonde, permanente, à reconstituer le contenu préhistorique selon d’autres
formes, mais à partir d’un même fond. Les fakirs, voyants, guérisseurs,
thaumaturges, astrologues dont le rôle considérable et trop peu connu s’étend dans
toutes les couches de la société industrielle, nous révèlent l’importance de ce
folklore urbain ».(1970 : 157)
44 De l’avis de l’anthropologue russe Kirill ?istov, l’apparition, dans la vie quotidienne et la
culture de sociétés modernes, de traditions – nouvelles d’après leur contenu, mais
archaïques d’après leur forme –, est un fait attesté. Il distingue « des formes
“primaires” (traditionnelles, issues directement ou avec quelques modifications de la
tradition archaïque) et des formes “réitérées” (dont les relations avec la tradition sont
plus complexes ou même nulles, mais qui ressemblent en apparence aux formes
“primaires”) » (1986 : 45).
Il me semble que la vénération des pierres de Kolomenskoie, comme beaucoup d’autres
néotraditions cachées derrière l’apparence de l’ancienneté, relève bien du second type.

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Schnapper, Dominique, 2005 « Renouveau ethnique et renouveau religieux dans les “démocraties
providentielles” », Archives de sciences sociales des religions 131-132 : 2-14.

Soboleva, Nadezda, 2000 Gerb Moskvy (= Les Armes de Moscou). Moscou, Labirint.

Suzdalev, Vladimir, 1991 « Legendy drevnej usad’by (= Légendes de l’ancienne propriété) »,


Kolomenskoïe : materialy i issledovanija (= Kolomenskoie : Matériaux et recherches) 2 : 27-37.

Van Gennep, Arnold, 1909 Les Rites de passages. Paris, Nourry.


—, 1911 Notice sur les titres et travaux de M. A. Van Gennep. Paris, Renaudie.
—, 1998 Le Folklore français. Paris, Robert Laffont.

NOTES
1. Le musée Kolomenskoie se trouve à 10 km au sud-est du centre de Moscou, sur le
territoire d’une ancienne propriété des tsars qui comprenait tout autour plusieurs
villages.
2. Archives scientifiques du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », Archives
municipales de la ville de Moscou, archives personnelles d’Alexandre ?igrin, base de
données créée au cours du travail de terrain par les étudiants du Centre
d’anthropologie historique Marc Bloch de la RGGU (Université d’État en sciences
humaines).
3. Cf. Alexandre ?igrin, Le Sanctuaire païen de Kolomenskoie, Moscou, 1990 : 4. [Travail
inédit, aimablement mis à notre disposition par l’auteur.]
4. Travail non publié ; j’ai pu consulter le manuscrit grâce à l’obligeance de l’auteur.
5. C’est ce même village de D’jakovo qui a donné son nom à la culture archéologique
« d’jakovskaja » (VIIIe siècle avant l’ère nouvelle – VIIe siècle de l’ère nouvelle).
6. Archives du musée à ciel ouvert Kolomensmkoie, inventaire 1, dossier 777.
7. Alexandre ?igrin, op. cit. : 1.
8. Ibid.: 80.
9. Cf. par exemple : www.orden.ru ; www.paganism.ru ; www.slavia.ru et beaucoup
d’autres.
10. Ce nom ne signifie rien en russe ; il n’est utilisé que par des spirites.

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RÉSUMÉS
Résumé
À Moscou, sur le territoire du musée à ciel ouvert « Kolomenskoie », dans le ravin Golosov, on
peut voir deux grandes pierres aux formes étranges qui sont l’objet d’un véritable culte. Les gens
croient aux propriétés extraordinaires de ces pierres et, tous les jours, ils s’approchent d’elles,
chacun avec son désir, sa demande, son problème ou sa maladie, espérant en recevoir de l’aide.
D’après une convention tacite, l’une représente la masculinité et l’autre, la féminité. On raconte
beaucoup de légendes à propos de ces pierres, tout en les qualifiant de « pierre masculine » et de
« pierre féminine ». Ce pèlerinage extraordinaire en milieu urbain, rassemblant des gens de
différents âges et de divers milieux socioculturels, a donné lieu à une enquête dont les résultats
constituent la base de cet article. Nous analyserons l’ensemble des représentations et des rites
liés aux pierres de Kolomenskoie ; nous essaierons de repérer les origines du phénomène,
généralement perçu comme archaïque dans une mégalopole moderne, et nous tenterons de
comprendre quelles en sont les fonctions sociales pour le présent.

Abstract
In the Golosov Gully on the site of Kolomenskoie, an open air museum in Moscow, two big,
strangely shaped rocks are at the center of a cult. People believe that these rocks have
extraordinary properties, and come there, each with his wishes, requests, problems or illness, in
the hope of receiving help. There is an unspoken understanding that one of the stones represents
masculinity and the other femininity ; several stories are told about them, referring to the
« masculine » and « feminine rock ». People of various ages and from different sociocultural
backgrounds visit these rocks. The findings of research on this pilgrimage, unusual in an urban
area, are used to analyze the conceptions and rites related to these rocks. The effort is made to
detect the roots of this phenomenon, which is generally seen as archaic in a modern megalopolis,
and understand its social functions.

INDEX
Keywords : Worship, Fertility, Urban Folklore, Paganism, Stones of Worship
Mots-clés : culte, fécondité, folklore urbain, paganisme, pierres cultuelles

AUTEUR
MARINA EMELYANOVA-GRIVA
Université d’État en sciences humaines (RGGU), MoscouÉcole des hautes études en sciences
sociales, ParisCentre d’anthropologie religieuse européenne

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À propos

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Le retour de l’indigène
Jean-Loup Amselle

1 LE SUJET DE CE LIVRE COLLECTIF édité par Carmen Salazar-Soler et Valérie Robin Azevedo se
situe dans le prolongement du volume édité précédemment par Valérie Robin Azevedo,
dont il reprend d’ailleurs certains textes1. Il est important puisqu’il traite de l’ensemble
des Amériques (cf. la contribution de Jean-Pierre Lavaud et de Françoise Lestage) mais
aussi parce qu’il concerne, en fait, plus largement l’ensemble du monde.
2 Le monde post-guerre froide n’est-il pas entré dans une phase de conflits verticaux
ethniques ou religieux, situation qui avait été thématisée par Samuel Huntington dans
son livre célèbre Le Choc des civilisations ? La réalité est évidemment moins simple et
c’est tout le mérite du présent ouvrage d’apporter, grâce à des études de cas
circonstanciées, sinon une réponse à cette question d’ailleurs mal posée, du moins des
éléments d’information permettant d’éclairer le lecteur.
3 On ne peut manquer, en effet, d’être frappé par la montée et la diffusion, depuis une
quinzaine d’années, dans les pays d’Amérique centrale et du Sud, de politiques
multiculturalistes d’inspiration anglo-saxonne et onusienne, c’est-à-dire de politiques
de reconnaissance, de « visibilisation » et de renforcement (empowerment) de peuples
labellisés, à tort ou à raison, comme autochtones, originaires ou indigènes. Ces
politiques, relayées par les associations et ONG locales, s’adressent bien sûr aux
populations catégorisées comme amérindiennes, mais aussi à toutes les populations
que l’on peut nommer, pour aller vite « afro-latino-américaines ».
4 Quand on parle de populations amérindiennes, on veut se référer aux populations qui
revendiquent en partie ou en totalité une origine amérindienne, la question étant, dès
lors, de savoir ce qui fonde, de façon légitime ou non, cette « amérindianité ».
5 Il faut d’ailleurs mentionner que cette question, pour la majeure partie de
l’anthropologie américaniste ou de l’anthropologie tout court, n’en est pas une, à la
différence de la position adoptée par la plupart des contributeurs de ce livre. En effet,
pour l’anthropologie dominante, les Indiens existent puisque l’anthropologie les a
rencontrés ! Ainsi, dans une perspective indigéniste nouvelle manière ou plutôt
« indianiste », il existe des ethnies amérindiennes dont l’existence est attestée par des
ethnonymes sans que l’on s’interroge un seul instant sur le mode d’existence de ces

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catégories ethniques, leur mode d’apparition, leur historicité, leur champ sémantique,
leur performativité, etc. En outre, la perpétuation ou la survie de certaines de ces
ethnies ou de ces populations amérindiennes, en particulier celles d’Amazonie, étant
menacée par la globalisation et ses différents avatars (exploitation pétrolière,
extension de l’agriculture et de l’élevage, déforestation, etc.), certains anthropologues
ont été amenés à prendre, dans une perspective indigéniste, indianiste ou
« préservationniste », la défense de ces communautés sans s’interroger une seule
seconde sur les tenants et les aboutissants de leurs revendications. À une phase de mise
entre parenthèses des organisations indigènes ou des ONG locales, phase destinée à
permettre à l’anthropologue d’accéder à ses « vrais » objets – la parenté, la religion – a
succédé une phase dans laquelle l’anthropologue appréhende son objet en s’identifiant
à lui ou plutôt à la cause qu’il défend. C’est ce qu’on peut nommer une posture
primitiviste, posture qui est celle de nombreux anthropologues américanistes ou pas et
qui s’accorde dans bien des cas avec des positions postcoloniales puisque, à l’évidence,
il existe un lien très étroit entre primitivisme et postcolonialisme.
6 Le livre dirigé par Valérie Robin Azevedo et Carmen Salazar-Soler se situe aux
antipodes de cette conception : il s’attache au contraire à en définir la généalogie. De
fait, il prend sens au sein de tout un courant d’études sur les sociétés d’Amérique
centrale et du Sud consacré à la production de l’autochtone et de l’indigène.
7 Cet ouvrage s’emploie donc à montrer quels sont les tenants et les aboutissants du
processus d’ethnicisation affectant actuellement les Amériques, processus qui ne
concerne d’ailleurs pas seulement, comme on l’a déjà dit, les Amérindiens et les Inuits,
mais également ceux que l’on appelle, de façon très significative, dans une perspective
racialiste, les « Afro-descendants », c’est-à-dire les populations qui revendiquent une
origine africaine et qui voient dans certains cas leur « africanité » rechargée par des
intervenants extérieurs, des Africains-Américains venus des États-Unis par exemple,
comme c’est le cas en Bolivie.
8 À l’encontre d’une vision primitiviste ou primordialiste de l’identité, les contributeurs
de cet ouvrage entendent analyser l’ethnicité amérindienne comme une production
sociohistorique s’inscrivant, à ce titre, dans un panorama ou une scène à la fois
nationale et globale, à l’intérieur duquel interviennent plusieurs acteurs et notamment
les acteurs internationaux, étatiques nationaux, ainsi que les ONG de toute sorte. En
effet, plutôt que de commencer par le bas, comme le font en général les
anthropologues, Valérie Robin et Carmen Salazar partent du haut, c’est-à-dire des
différentes agences de l’ONU, le BIT notamment, mais aussi l’Unesco.
9 Au sein de ce dernier organisme, il faut mentionner le rôle capital joué par des
anthropologues américanistes comme Alfred Métraux et Claude Lévi-Strauss en faveur
de l’émergence et de la reconnaissance, pour le meilleur et pour le pire, de la notion de
« peuple autochtone » en liaison avec le thème de la diversité culturelle, lié lui-même à
celui de la biodiversité. On a assisté là à une véritable essentialisation et fétichisation de
la notion de culture (cf. Race et histoire et surtout « Race et culture » de Claude Lévi-
Strauss) dont on peut pleinement observer les effets actuellement. Ce discours anti-
universaliste, primitiviste et herdérien des organisations internationales a été repris
par les ONG (quand elles n’en étaient pas elles-mêmes à l’origine comme le montre Henri
Favre dans sa contribution) et les associations locales qui ont tout de suite perçu le
profit économique qu’elles pouvaient tirer de la mise en forme collective des
revendications identitaires, qu’il s’agisse de droits portant sur le sol ou sur le sous-sol.

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10 La reconnaissance des peuples autochtones, originaires ou premiers, par les


organisations internationales a eu toutefois comme contrepartie la perception de ces
mêmes peuples comme des espèces menacées à l’égard desquelles il convenait de
pratiquer une anthropologie du sauvetage, en patrimonialisant leurs coutumes, leurs
traditions orales, leurs chants, leurs danses, en un mot en sauvegardant leur
patrimoine culturel immatériel, l’un des axes fondamentaux de la politique actuelle de
l’Unesco. Mais cela a signifié corrélativement le déni d’historicité de ces sociétés, de
leurs capacités d’initiative, de leur agency comme disent les Américains, propageant
ainsi une vision proprement passéiste des sociétés exotiques vues comme des sociétés
primitives rétives au changement, au progrès, à l’État, à l’écriture, etc. C’est cette vision
que l’on retrouve au musée du quai Branly, sorte de pyramide bâtie à partir des
conceptions lévi-straussiennes des sociétés exotiques et dédiée à la gloire de ce grand
« chamane » de l’anthropologie française.
11 Pour en revenir à l’Amérique latine, dans les différents pays où cette politique de
reconnaissance des peuples autochtones a été mise en œuvre, celle-ci s’est soldée par la
mise en sommeil des politiques d’assimilation indigéniste républicaines axées sur le
métissage comme cela fut notamment le cas au Mexique.
12 Comme le montre Enrique Herrera Sarmiento dans sa contribution, certaines
populations déplacées qui avaient disparu comme indigènes ont fait l’objet d’une
reconfiguration ethnique et sont réapparues ultérieurement, comme ethnie en
Amazonie bolivienne à la faveur de la réforme agraire. Toujours à propos de la Bolivie,
Verushka Alvizuri, dans son article, met en relief le rôle des religieux, des intellectuels
et des dirigeants dans le formatage de l’ethnicité aymara, de même que la
« cristallisation » de cette identité résultant de sa biologisation.
13 Un nombre croissant de pays d’Amérique latine mettent en œuvre des politiques
multiculturelles indianistes ou indigénistes nouvelle manière. La distinction entre ces
deux notions est d’ailleurs souvent difficile à établir comme le souligne Henri Favre
dans sa contribution. Certains gouvernements sont même parvenus au pouvoir grâce à
ces mots d’ordre indianistes ou indigénistes (Bolivie, Équateur), et même dans les pays
conservateurs, libéraux, proches des États-Unis tels que le Pérou ou la Colombie, une
large fraction des élites politiques, intellectuelles et universitaires est gagnée à ces
idées. On peut renvoyer ici à la contribution de Jefrey Gamarra Carillo consacrée aux
frères Humala, universitaires et chercheurs péruviens promoteurs de la « race
cuivrée » (raza cobriza), l’un des deux frères, Ollanta, ayant d’ailleurs été un candidat
malheureux à la dernière élection présidentielle péruvienne, en 2006.
14 Cette production de l’indigène ou de l’Indien se fait d’ailleurs en liaison avec la
diffusion croissante des idées postcoloniales. L’heure est donc à l’ethnicité et à
l’indianité en Amérique latine, même si le zapatisme bat de l’aile et si le sous-
commandant Marcos a été transformé par les magazines en icône de mode. Cette
émergence de l’ethnicité se fait aux dépens des schémas classistes insurrectionnels
comme le « foquisme » ou le Sentier lumineux au Pérou, lequel ne possédait aucun
caractère ethniciste. L’horizontalité des conflits sociaux a donc cédé la place à la
verticalité des luttes indigénistes, tout cela se situant dans le cadre d’un changement de
mentalités à l’échelle mondiale se traduisant par la prégnance de l’idéologie new age et
le développement du tourisme mystique en direction des pays du sud ou à l’intérieur de
ceux-ci. On peut se référer ici aux contributions d’Antoinette Molinié sur la résurgence
du mythe de l’Inca à Cuzco, au Pérou et à celle de Jacques Galinier sur les cérémonies

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néo-aztèques de Mexico tout en exprimant des interrogations sur leur livre Les Néo-
Indiens, une religion du IIIe millénaire paru en 2006 2. Cet ouvrage passionnant est en effet
non dénué d’ambiguïté dans la mesure où la notion de « néo-Indien » dessine en creux
celle d’un Indien authentique, rétif aux changements historiques. Ce déni d’historicité
est également pointé, en matière linguistique, par César Itier dans sa contribution sur
le « Dictionnaire quecha-espagnol-quecha ».
15 On peut étendre, me semble-t-il, cette remarque sur la notion de « néoindien » à celle
de néo-chamanisme qui exprime elle aussi une sorte de rejet des anthropologues à
l’égard des formes urbaines et contemporaines du chamanisme, dessinant ainsi en
pointillé un chamanisme traditionnel préservé de la modernité et de ses affres, et pour
cette raison objet légitime de l’anthropologie.
16 Le néo-indianisme, le néo-chamanisme et l’ethnicisation des populations
amérindiennes ou afro-latino-américaines forment donc un tout, un réservoir de
thèmes intellectuels, idéologiques et politiques à l’intérieur duquel peuvent puiser
aussi bien les élites des pays latino-américains à la recherche de primitivisme que les
Occidentaux en quête de solutions à leur mal-être. Aux objectifs de subversion sociale
ont en effet succédé des objectifs de repli individuel orientés vers la spiritualité
mystique exotique (cela n’est pas propre bien évidemment au continent latino-
américain) de sorte que les peuples autochtones, premiers ou indigènes en sont venus à
représenter l’espoir de l’humanité. Tous les peuples censés être proches de l’origine, et
donc au premier chef, ceux des forêts tropicales (Amazonie, Afrique centrale
[Pygmées]) sont vus désormais comme possédant les solutions aptes à calmer notre
inquiétude et notre stress, selon une conception qui récuse l’idée même de progrès
scientifique. Tout est déjà donné, dans une perspective qui voit l’histoire de l’humanité
comme celle d’une lente dégradation. Inutile de dire que cette conception s’articule
merveilleusement à celle de l’écologie, et en particulier à celle de la deep ecology,
laquelle n’est pas éloignée de l’anarcho-primitivisme, ce courant politique et
intellectuel prenant lui-même appui sur une anthropologie que l’on connaît bien, celle
qui met en avant l’idée de « sociétés contre l’État », « contre l’histoire », « contre
l’écriture » (Clastres, Jaulin, Sahlins, etc.).
17 Il existe donc une articulation parfaite entre l’ethnicisation des Amériques et le
primitivisme du Nord, de l’Occident. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les
révolutions indigénistes d’Amérique centrale et du Sud (zapatisme, Evo Morales)
fascinent à ce point le public occidental. On peut d’ailleurs se demander si
l’indigénisme ou l’indianisme constitue bien la panacée à tous les maux qui affectent les
Amériques. Est-ce bien le moyen idéal de parvenir à la décolonisation, à l’émancipation
par rapport aux États-Unis ? Certaines des contributions présentées dans ce volume
montrent bien les limites de ces politiques de reconnaissance des ethnicités indiennes
ou indigènes. Il apparaît en premier lieu que, dans certains pays comme la Bolivie, les
recensements effectués, en contraignant les sondés à opter entre la case « indigène » et
la case « blanche », occultent les catégories intermédiaires comme celles de mestizo,
criollo ou cholo, ce qui permet d’établir que plus de 60% de la population bolivienne est
composée d’indigènes. À son tour, cette imputation d’indigénéité ou de culture
indigène permet de fonder l’idée d’une justice indigène appropriée aux populations
rurales, obligeant celles-ci à se situer dans un cadre unique et les empêchant de
recourir concurremment à la justice étatique. On a pu observer les dégâts qu’exerce
cette politique avec le lynchage des voleurs tel qu’il se pratique en Bolivie ou au Pérou,

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ainsi que dans d’autres pays d’Amérique latine, et l’exonération des coupables au nom
de la culture résultant d’une telle attitude (cf. la contribution de Valérie Robin).
Cette imputation d’indigénéité ou d’indianité pose à son tour la question du feed back
anthropologique et du degré d’autonomie d’expression des « subalternes ». Même si les
paysans ont parfaitement le droit de s’approprier le savoir anthropologique qui les
constitue et les fige souvent à l’intérieur de catégories ethniques intangibles, on ne
peut pas ne pas se demander si l’indigénisme représente véritablement une forme
d’expression spontanée des ruraux. « Les subalternes peuvent-ils s’exprimer ? » pour
reprendre la formule de Gayatri Spivak ou ne doit-on pas plutôt se demander : « Qui
parle au nom des subalternes ? » Le cas d’Evo Morales, en Bolivie, semble à cet égard
particulièrement révélateur. Ayant débuté sa carrière politique comme dirigeant
politique cocalero, il se souciait alors comme d’une guigne de ses origines aymara. Ce
n’est qu’à la suite de sa rencontre avec le katarisme, en la personne d’Alvaro Garcia
Linera, luimême membre de la bourgeoisie blanche de Cochabamba, qu’il a
« découvert » ses origines indigènes. Sans aller jusqu’à prétendre que l’indigénisme est
une affaire concernant au premier chef les élites blanches, il convient néanmoins de
s’interroger sur l’instauration d’un arc-en-ciel curieux rassemblant anthropologues,
organisations internationales, ONG et membres des élites locales.
Enfin, ce processus d’ethnicisation à l’œuvre en Amérique latine incite à s’intéresser au
phénomène de « concurrence des mémoires » qu’une telle démarche induit. Carmen
Salazar montre dans sa contribution comment les communautés rurales luttent de plus
en plus contre les entreprises minières en s’appuyant sur un discours ethno-écologique
élaboré en liaison avec les ONG. Au Pérou, mais aussi en Bolivie, ce processus se traduit
souvent par une « incaïsation » des identités locales, qui conduit à son tour à opérer
une hiérarchisation des cultures à l’intérieur de l’Altiplano entre le centre cuscénien et
les zones rurales d’une part, et entre l’Altiplano vu comme le berceau des grandes
civilisations quechua ou aymara et les sociétés des basses terres amazoniennes,
considérées comme « sauvages », d’autre part. Ce discours repris par le pouvoir,
notamment par le président Alan Garcia, à l’occasion du soulèvement récent de
populations amazoniennes contre les entreprises pétrolières, est sans doute lourd de
conflits à venir. En effet, l’ethnicisation des sociétés latino-américaines ne se traduit
pas seulement par la projection d’un tissu discontinu de poches ethniques sur des
cartes, elle implique également l’instauration d’une hiérarchie des races qui recourt à
une anthropologie évolutionniste archaïque venant en droite ligne du XIXe siècle
(sauvages, barbares, civilisés).
Pour terminer, on voudrait signaler deux points qui mériteraient d’être approfondis
dans la continuité de ce livre. Tout d’abord ce que l’on pourrait nommer le phénomène
des chassés-croisés identitaires. On peut observer, ainsi, souvent, tant en Afrique qu’en
Amérique latine, à l’encontre du primitivisme ou de l’ethnicisation imputés par les
organisations internationales, les ONG et les élites politiques et culturelles locales en
direction des catégories populaires, qu’il existe sinon une réaction de ces catégories à
cette imputation, du moins des formes d’expression culturelle qui entrent en
contradiction avec ces projections venues d’en haut. En ce sens, les phénomènes
d’ethnicisation ne peuvent être correctement analysés que s’ils sont replacés dans un
cadre englobant à la fois national et global et uniquement s’ils sont vus comme un
instrument de pouvoir au service des dominants dans le cadre d’un processus visant à
la fragmentation des sociétés.
En second lieu, on peut estimer que cet ouvrage pourrait être enrichi par une réflexion

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portant sur la notion de métissage et des ambiguïtés attachées à cette notion. En effet,
si l’anthropologie et l’histoire ont fait leur miel de la notion de métissage, celle-ci est en
général vigoureusement rejetée par les mouvements indigénistes et indianistes. S’il
n’existe plus de populations amérindiennes ou inuits qui ne soient métissées – si tant
est qu’il y en ait jamais eu – il reste que, pour revendiquer la légitimité de droits
fonciers notamment, les organisations indigènes ou indianistes considèrent, à juste
titre, qu’il est nécessaire d’affirmer la pureté de leur origine, et donc de refuser
catégoriquement la notion de métissage. Une seule exception me semble être fournie
par le cas des communautés du Québec qui fondent la légitimité de leurs revendications
foncières sur leur caractère non-blanc et amérindien, c’est-à-dire « metis ». Alors que,
en général, le métissage est synonyme de mélange, voire d’abâtardissement, il est ici
synonyme de pureté ancestrale. Cela prouvant, s’il en était besoin, que l’on ne peut
décider a priori de la signification d’un terme et que celui-ci est fonction de son
contexte d’utilisation.

NOTES
1. Valérie Robin Azevedo, ed., L’Ordinaire latino-américain, 2006, 204 : (Des)illusions des
politiques multiculturelles.
2. Paris, Odile Jacob.

INDEX
Mots-clés : ethnie, indigénisme, indianisme, primitivisme, Amériques
Keywords : Ethnie, Indigenism, Indianism, Privitism, America

AUTEUR
JEAN-LOUP AMSELLE
École des hautes études en sciences sociales, LAHIC, Paris

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L’identité au miroir de Tahiti


Jean-François Baré

1 L’extraordinaire produit de l’histoire qu’est l’archipel tahitien contemporain renvoie


une sorte de lumière réfléchie sur la notion d’« identité » d’une collectivité humaine en
général, qui y est actuellement discutée, et donc sur les difficultés de définition propres
à cette notion même. Sans doute pourrait-on faire pareille remarque à propos de ces
autres produits historiques, non moins spécifiques, que sont, par exemple, la France ou
l’Allemagne, ou encore l’Albanie. La question de l’« identité de la France » a parfois
occupé le débat académique (Braudel 1986, par exemple, et, pour la « culture
française », l’admirable texte de Burguière & Revel 1993), mais ce n’était nullement
pour rapporter un nombre déterminé de propriétés à un objet posé comme homogène
et éternel (« Que la France se nomme diversité » chez Braudel, dès le premier chapitre).
Dans notre pays, cette question a occupé et occupe encore le débat public au sens large
selon des modalités souvent des plus rudimentaires, qui montrent à tout le moins
l’embarras où se trouvent même les esprits les plus xénophobes à propos de ce que
serait l’« identité française ». Sauf à considérer sous cet angle les ponctuels
rassemblements du Front national auprès de la statue de Jeanne d’Arc, dans le I er
arrondissement de Paris, ces discussions n’ont pas pour autant suscité à proprement
parler de mouvements de « reconstruction identitaire » tels qu’on en a vu se produire
ces dernières décennies dans le Pacifique insulaire, et notamment, comme nous le dit
Bruno Saura, à Tahiti.

Que s’est-il donc passé ?

2 Le grand intérêt du livre de Bruno Saura est de rassembler un grand nombre de


témoignages et d’observations ethnographiques et historiographiques sur le
mouvement qui, depuis les années 1975-1980, entend construire un « discours
identitaire » tahitien ou plutôt ma’ohi – disons, provisoirement, « autochtone » –, et
défendre ainsi des « racines » ma’ohi. Je ne suis pas certain que, de ce point de vue
descriptif, on trouve un équivalent dans un Pacifique insulaire, y compris anglo-saxon,
pourtant taraudé par la même question et donc producteur d’une quantité considérable
d’écrits de toute nature sur le sujet, de rapports administratifs en œuvres académiques.

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3 Écrit par un familier de longue date de la Polynésie française, locuteur courant du


tahitien (ou de re’o ma’ohi – comme il est maintenant d’usage de le nommer, c’est-à-
dire, littéralement, de la « voix ma’ohi »), on se doit de souligner le ton équanime du
propos – bref, son ton d’ethnographe ! –, même si l’humour n’est souvent pas loin
d’affleurer. C’est, répétons-le, l’un de ses grands intérêts, même si certaines positions
ne manquent pas, comme souvent sur ces sujets, de s’exprimer finalement en un
plaidoyer pour des « identités cumulatives » et non « conflictuelles », Bruno Saura
insistant tout du long sur la réalité des questions posées par le « renouveau
identitaire » ma’ohi. J’y reviendrai.
4 Il faut, en effet, bien de l’attention pour décrire un mouvement par essence baroque et
contradictoire, se référant forcément à une communauté insulaire ancienne, mais qui
fut déjà bouleversée dès le début du XIXe siècle, moment de sa conversion au
protestantisme dans le cadre de ce que j’ai appelé un malentendu productif (à
l’exception des habitants des Marquises et des Gambiers, qui deviendront catholiques
plus tard, mais à leur manière), à partir d’une cosmogonie polythéiste dont je ne
connais guère d’équivalent (Oliver 1974 ; Babadzan 1993). Cette cosmogonie disparaît
pour l’essentiel en quelques décennies, sous l’effet conjoint des appareils politiques
missionnaire et tahitien, dont la branche protestante pensait qu’elle relevait de
l’« Angleterre » (peretane, « Britain »). Ladite communauté (mais est-ce la même, ou
bien une autre ?) devient pour partie protectorat français en 1842 avec l’assentiment de
certains groupes locaux, pour partie colonie française en 1880 (même remarque),
ensuite « Territoire d’outre-mer » de la France depuis 1958, avant d’être désormais
dotée d’un étrange statut d’autonomie interne puis de « pays » d’outre-mer (que l’on
transcrit couramment par pe’i). On y a longtemps parlé minoritairement le français et,
le plus souvent, une langue polynésienne, jusqu’à ce que le français finisse par
s’imposer dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne, ce qu’on peut à certains
égards déplorer avec Bruno Saura. Dans le même temps, une étrange néoculture
tahitienne – ou ma’ohi – n’a jamais cessé de se manifester sous des formes
métaphoriques, dominées ou discrètes ; en tout cas, non « officielles ».
5 Dans cet étonnant ensemble, des personnalités, souvent porteuses d’une double ou
triple culture linguistique (« demies », ‘afa de l’anglais half ), relevant des « élites » au
sens sociologique du terme, ont entendu, depuis environ trois décennies, expliquer à
tout un chacun ce que c’est qu’être ma’ohi, alors que cette question en tant que telle ne
préoccupait guère la masse du « peuple » tahitien (nuna’a), des « gens petits-petits »
(feia ri’i ri’i) qu’elle semblerait pourtant concerner préférentiellement (on trouvera, à ce
propos, l’excellente restitution d’un entretien de l’auteur avec une dame âgée, p. 144).
Bruno Saura note d’ailleurs que la notion de ma’ohi véhicule parfois au sein du peuple
tahitien l’« idée même de salissure » (p. 151), car le mot renvoie à ce qui « sort de la
terre » (comme une plante, par exemple), même si, note-t-il également, « ce qui sort de
la boue peut aussi être associé à l’idée d’élévation » (id.).
6 Cette relative perplexité ne s’apparente pas toujours pour autant à de l’indifférence :
telles ou telles manifestations empiriques de ce qui serait l’« identité » suscitent chez
les mêmes gens du plaisir, de l’amusement, de l’intérêt, voire de la revendication. Une
historiographie de ces phénomènes est d’autant plus malaisée que, comme dans tout
travail de définition des « choses » humaines, la controverse est consubstantielle au
projet, les uns pensant qu’ils savent mieux que les autres ce que c’est au juste qu’être
ma’ohi. Ainsi émerge-t-il immédiatement un enjeu micropolitique pour ce que l’on

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n’oserait appeler des chapelles. Parmi les multiples exemples évoqués par Bruno Saura,
on peut citer l’interprétation par un « poète traditionaliste » proche de l’Église
protestante, cofondateur d’un ancien mouvement « indépendantiste », du terme même
de « m’aohi » comme dissociable en ma (tout à la fois « propre » et « libre ») et ‘ohi
(« pousse de végétal ») ; alors que, pour deux membres autochtones de l’Académie
tahitienne (création contemporaine du statut de Territoire d’outre-mer de la France), le
terme désigne simplement « ce qui est propre à la Polynésie » (p. 157). Encore faudrait-
il préciser alors, me permettrais-je d’ajouter, ce qu’est au juste cette Polynésie-là : est-
ce la Polynésie « française » (mais sans y compter les Marquises – henua ‘enata, « terre
des hommes » –, où le mot « ma’ohi » n’est pas spontanément utilisé ?), ou est-ce la
Polynésie du géographe français Charles de Brosses, inventeur du terme au XVIIIe
siècle ? Nous sommes déjà, avec ce nom même, emportés par une série abyssale
d’interprétations à l’œuvre.
7 Bruno Saura a eu l’excellente idée (p. 154) de se référer à une base de données, créée
par les linguistes Bruce Biggs et Ross Clark de l’Université d’Auckland 1, sur les racines
proto-polynésiennes, base donnant maqoli comme la racine productrice de ma’ohi (ce
qui explique la notation d’une glottale qui m’a longtemps laissé perplexe, remplaçant le
/q/). Cette racine est également productrice, par exemple, du maoli hawaiien ou du
maori néo-zélandais, tous ces lexèmes ayant en commun de se référer à ce qui est
autochtone, au sens d’une certaine relation entretenue par tout un chacun avec la
« terre ». Évidemment, cette relation demande à être spécifiée dans le cas du Pacifique
insulaire (Baré ed. 1992), sous peine de tomber dans de grandes et vides généralités. Il
est possible que ce genre de controverses tienne pour partie à la persistance de très
anciennes dispositions tahitiennes (ou ma’ohi, les termes me manquent…), d’autant plus
promptes au jeu de mots que le nombre de phonèmes en tahitien (ou en re’o ma’ohi ?)
compte parmi les plus faibles des langues du monde, et que cette propension au
calembour peut vite se transformer en une sorte de linguistique sauvage, au sens de la
pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss2.
Les riches case studies évoquées concernent tout d’abord les « Prémices et précurseurs »
du renouveau identitaire (chap. III). Parmi ces derniers, on compte un bon nombre de
proches voire de cadres de l’ancienne Église évangélique protestante, devenus en
quelque sorte des angry young men à la mode polynésienne. L’Église évangélique devint
par la suite Église protestante de Polynésie française, puis, plus récemment, Église
protestante ma’ohi, pour cette raison sans doute que l’« Église » tout court (te etaretia)
constitua historiquement pendant des siècles une sorte de métaphore de la société
tahitienne tout entière, au moins dans l’archipel central des îles de la Société 3. On lira,
par exemple, la description reconstruite des spectaculaires funérailles « à la
polynésienne » de l’un de ces leaders d’opinion à Huahine, une des îles Sous-le-Vent.
S’ensuivent des commentaires sur ce que l’auteur appelle l’« idéologie ma’ohi » (chap.
IV), les rapports entre « culture, identité et tradition » (chap. V), la critique de ce qu’il
croit repérer comme une variante d’une « pensée culturaliste » (chap. VI) ou, en
contrepoint, celle d’une « idéologie polynésienne » (chap. VII). L’un des chapitres les
plus riches est certainement celui consacré à « L’expression identitaire et artistique
ma’ohi contemporaine » (chap. VIII), en ce qu’il laisse discerner hic et nunc, à nouveau
sans prendre parti, les difficultés de construire, forcément dans l’abstrait, ce que serait
une identité ma’ohi, bien que contemporaine.

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Une seule identité, mais en morceaux ?


8 Pour tenter de recomposer ce redoutable projet, il faut inéluctablement, en effet,
parcourir une série de manifestations se référant à tel ou tel de ses aspects
phénoménologiques, en tout cas visibles et perceptibles ; c’est ce à quoi s’est livré
l’auteur. Citons, forcément pêle-mêle : le renouveau de la pratique du tatouage
autrefois interdite par les missionnaires, largement abandonnée jusque récemment,
désormais revendiquée y compris par des Européens habitant à Tahiti ; les tentatives
contestables d’une « réappropriation » de la cérémonie du kava (décoction rituelle
d’une pipéracée, Piper methysticum), cérémonie pourtant jamais attestée à Tahiti où le
‘ava était certes consommé, mais de manière privée et souvent par des chefs de haut
statut, et ladite appropriation trouverait son origine, d’après l’auteur, dans des
contacts entre étudiants tahitiens et fijiens de l’University of South Pacifc à Fiji) ; les
spectacles de danse ou Heiva, terme qui a remplacé l’ancien Tiurai (« Juillet ») désignant
les fêtes du 14 Juillet français et républicain, qui peuvent eux-mêmes donner lieu à des
« minis Heiva » (comme en 2002 à Mo’orea, p. 376) « avant de servir, in fine, de spectacle
pour les clients d’un hôtel ou d’un restaurant » (p. 377) ; ou encore la considérable
popularité des courses de pirogue. S’agissant d’activités maritimes, la place manquerait
pour commenter dans toutes ses dimensions la sensation produite sur la grande masse
des Tahitiens de souche par le voyage depuis Hawai’i, sans instruments modernes (mais
sous la conduite d’un Micronésien des Carolines, Mau Piailug), de la grande pirogue
double Hokule’a, construite en 1976 à partir de bois non hawaiiens sous l’impulsion de
l’anthropologue américain Ben Finney et de la Polynesian Voyaging Society, entreprise
qui n’eut pourtant pas d’équivalent depuis l’archipel tahitien (dans la période
contemporaine en tout cas !)4. La traversée de l’Hokulea (l’équivalent d’Aldébaran en
hawaiien) déclencha par la suite, en 1995, un spectaculaire rassemblement de grandes
pirogues représentant diverses régions polynésiennes, dans la passe ‘ava mo’a (la passe
« sacrée » de Ra’iatea, auprès de l’ancien grand lieu de culte Taputaputea). Puis
plusieurs rassemblements se succédèrent sur ce même lieu de culte, ponctués de visites
d’hommes politiques, de distributions de bouteilles ou de boîtes de sodas du fait de la
chaleur intense, et autres discours au mégaphone, de sorte que Ben Finney luimême,
héros et observateur de cette manifestation, conclut, non sans humour, qu’elle ne
devait pas ressembler exactement à celle que l’on peut reconstituer à partir du célèbre
volume Tahiti aux temps anciens5 (Henry 1951 [1928]). Le voyage maritime était toujours
dans les consciences.
9 Dans l’ensemble des cas patiemment évoqués par Bruno Saura, on se trouve dans une
sorte de dialogue spéculaire – voire « spectaculaire » au sens de Guy Debord 6 – où le
« je » identitaire, qui par définition manifeste sa différence, se trouve lui-même défini
par un autre « je » qu’il désigne, si bien qu’à reconstruire une identité on ne sait plus
très bien qui parle au juste ; en tout cas, ce n’est jamais un « je » tout seul. On en a une
saisissante illustration avec ce dont Bruno Saura témoigne à propos du tatouage (tatau).
Le regain de cet ornement corporel, sa congruence avec la mode qui s’en manifesta bien
ailleurs qu’à Tahiti, notamment en Europe ou dans d’autres régions du Pacifique Sud 7,
finissent par le faire devenir un « artisanat » au sens de la statistique publique
française. Un festival international dénommé Tatoonesia (du tatoo anglo-américain et
du -nesia de Polynesia) fut même créé à Mo’orea, dont le jury comportait un humoriste
français ainsi que le directeur, français également, d’un musée parisien. Le président de

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l’Académie tahitienne, natif de Tahiti, y vit une « dérive économique » (p. 358) au point
que le « Conseil économique, social et culturel de Polynésie française a adopté […] en
novembre 2005 un projet de mise en place d’une politique de protection de l’artisanat
traditionnel (concurrencé par des contrefaçons venues d’Asie) et de lutte contre
l’utilisation abusive de motifs traditionnels ma’ohi » (p. 359).
10 Évidemment, parler du tatouage comme d’un « artisanat » – et non comme un élément
somme toute banal de la vie quotidienne – revient à défaire d’une main ce que l’on
poursuit de l’autre. Mais aussi la question, d’ailleurs commentée par Bruno Saura, de ce
qui est « traditionnel » ou non se pose-t-elle dès l’abord (Lenclud 1987). Dans ce cas,
comme dans beaucoup d’autres évoqués par l’auteur, la référence historique vise sans
autre forme de procès une période autour des trois dernières décennies du XVIIIe siècle,
qualifiée par Douglas Oliver de « late indigenous era » dans son œuvre monumentale
(1974), mais dont je ne suis pas certain que le peuple tahitien se souvienne en détail (en
fait je suis sûr du contraire, sinon par le biais des sommes publiées). L’« artisanat »
comprenant « traditionnellement » la fabrication d’objets, je ne peux éviter de citer les
observations de George Vancouver, ancien officier de James Cook, dès sa relâche de
1791 à bord du H.M.S. Discovery :
« Les diverses commodités d’Europe, maintenant utilisées pour le confort et le
bonheur de ces insulaires, sont si variées que je ne peux m’empêcher de réfléchir, à
la suite du capitaine Cook, à la condition déplorable à laquelle ils seraient réduits si
leurs communications avec les Européens venaient à s’interrompre […]. Nous en
eûmes une preuve convaincante en constatant le très faible nombre d’outils de
pierre et d’os qui subsistaient ; ceux offerts à la vente étaient d’une facture
grossière et d’une qualité inférieure, destinés uniquement à notre marché, et
vendus comme curiosités ».(1967 [1798] : 14, ma traduction)
11 Ainsi l’« art d’aéroport » dans le Pacifique ne date-t-il pas des avions, bien loin de là.
Les curios de Vancouver seraient-ils alors fondateurs de cette identité ma’ohi
qu’entendent retrouver nos « reconstructeurs » du XXIe siècle ? À la même époque
lointaine, on trouve des ventes de curios ailleurs dans le Pacifique, dans l’Australie
aborigène des premiers contacts de 1789, par exemple (Clendinnen 2004 : 87). Le
catastrophisme intéressé de Vancouver visait essentiellement les outils et, notamment,
les herminettes de pierre dont l’assemblage du manche par une ligature de fibre de
cocotier tressée faisait en ces périodes reculées l’objet d’une sorte de rituel : on mettait,
semble-t-il, l’herminette à « dormir » (fa’amo’e), puis on demandait aux dieux de la
« réveiller » (fa’a’ara) (d’après Teuira Henry en 1928, cité par Oliver 1974 : 117, 119), ce
qui fait sens pour ce que l’on peut reconstituer de l’appareil culturel ma’ohi du XVIIIe
siècle8 ; si bien qu’à parler d’une herminette c’est déjà d’autre chose qu’on parlait. La
majeure partie de ces objets fut remplacée par des adaptations d’outils en fer, forgés ou
réparés par les bateaux de passage (pour de multiples témoignages, cf. Ferdon 1981 et
Baré 2001), lesquelles furent elles-mêmes oubliées9.
12 Ainsi, l’artisanat ma’ohi à la mode du Tahiti contemporain, ce serait l’addition un peu
arbitraire du tatouage, de la fabrication de pirogues de compétition et de répliques des
pirogues doubles du XVIIIe siècle, de la fabrication de pagnes de danse (more) et,
essentiellement à destination des touristes, de curios répliquant, par exemple, avec plus
ou moins de talent, les ti’i (ou tiki ) 10, et j’en oublie certainement. Remarquons,
cependant, que cet artisanat-là ne comprend aucunement, à ma connaissance, la
fabrication d’outils, que l’on peut pourtant considérer comme le summum de l’artisanat,
par certains côtés ; pour cette bonne raison que plus personne n’utilise d’herminettes à

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Tahiti depuis belle lurette… Mais, remarquons aussi que l’« artisanat » cairote, par
exemple, qui reproduit les admirables statues funéraires de l’Égypte antique, est
fabriqué pour sa majeure partie en Chine, ce qui place le Conseil économique et social
de Polynésie française devant une situation on ne peut plus banale : celle du marché
mondial traitant économiquement de ce qui serait « la culture », comme le souligne
Babadzan (2009), et, donc, devant le dilemme non moins banal en politique
économique, du « protectionnisme » et du « laisser-faire ». Tout ces phénomènes sont
certainement bien connus d’un grand nombre d’anthropologues contemporains 11.
13 Les difficultés et sans doute les espoirs du mouvement de renouveau identitaire décrit
par Bruno Saura nous renvoient à des interrogations plus générales, qui le tourmentent
comme d’autres et le déterminent au moins implicitement comme entreprise
fondamentalement intellectuelle, mais peut-être de manière plus illustrative s’agissant
de Tahiti (ou de la Polynésie française ? ou du peuple ma’ohi ? encore une fois, les mots
me manquent…).
14 En ces matières, l’un des problèmes majeurs, pragmatique si l’on peut dire, est de
« diviser la difficulté en autant de parties nécessaires pour ne pas la résoudre », pour
paraphraser Marshall Sahlins à propos, en l’occurrence, des anthropologues et de la
notion de culture (1976). En effet, à provoquer de grands rassemblements de pirogues
doubles sur le site de l’ancien lieu de culte Taputapuatea, c’est forcément d’autre chose
que de pirogues doubles qu’on parle – et encore faudrait-il savoir en quelle langue – ; à
convoquer des danses et donc le Heiva, il en va de même – y compris de ces tamure
rappelant le très ancien hula de Hawai’i, d’un érotisme fondateur puisque mimant les
copulations des dieux euxmêmes –, etc., etc. En d’autres termes, aucun de ces aspects
ne traite en lui-même de la « reconstruction identitaire » qu’il est pourtant censé
incarner, et qui ne se révèle qu’au travers de ce tertium quid qu’est forcément la langue,
productrice de « schèmes symboliques déterminés mais qui ne sont jamais les seuls
possibles » (ibid. : VIII, ma traduction), donc d’interprétation, et donc d’« identité » au
sens de la différenciation virtuelle avec l’ensemble des cultures du monde. Pourtant,
après les rassemblements de Ra’iatea de 1995, ou après les fêtes de l’ex-Tiurai désormais
Heiva, on peut sans forcer la vraisemblance imaginer chacun s’en revenir chez lui,
fonctionnaire des douanes, cultivateur de pastèque ou militant indépendantiste, se
parlant de plus en plus en français de questions moins identitaires, ou bien (de plus en
plus rarement d’après Bruno Saura) en une « voix ma’ohi » peu accoutumée à l’exégèse
des concepts fondateurs (matamua) mais parfois rompue au commentaire biblique
(tu’aroi), ou bien encore, regardant la télévision.
15 Dans l’avant-propos inhabituellement courroucé qu’il consacra à la notion d’identité au
cours d’un séminaire du même nom, Claude Lévi-Strauss notait, il y a une trentaine
d’années, à peu près la même chose :
« En dépit de leur éloignement dans l’espace et de leurs contenus culturels
profondément hétérogènes, aucune des sociétés constituant un échantillon fortuit
ne semble tenir pour acquise une identité substantielle : elles la morcellent en une
multitude d’éléments dont, pour chaque culture bien qu’en termes différents, la
synthèse pose un problème ».(1983 : 11)
16 Pour ce qui concerne l’archipel tahitien, une difficulté essentielle tient en effet, selon
moi, à ce qu’ayant lu des centaines sinon des milliers de pages de sources inédites du
XVIIIe et du XIXe siècle, ou de ces sommes publiées et étonnantes sur le « Tahiti » des
mêmes époques et de la « dernière ère indigène » – pour m’exprimer comme Douglas
Oliver –, je n’ai trouvé nulle part de « charte », complète et totalisante, de ce que serait

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une identité ma’ohi originelle ou une identité ma’ohi tout court. Peut-être est-ce parce
que le peuple ma’ohi de l’époque ne se soucia guère d’exprimer ce projet de manière
totalisante, tant il le portait en lui sans y réfléchir12. Bruno Saura note d’ailleurs que le
mot « ma’ohi » est pratiquement absent de la somme réunie par le missionnaire John
Muggridge Orsmond, entre 1818 et 1850 environ, sur Tahiti aux temps anciens (publiée
par sa petitefille Teuira Henry en 1928 [cf. Henry 1951]), sinon pour qualifier de-ci, de-
là, des espèces végétales ou animales (parfois rapprochées des humains selon des
logiques fort bien attestées quant à elles). Les sources abondent par exemple de
«Otahitians » (un néologisme formé par les « découvreurs » anglais et parfois repris,
semble-t-il, par les Tahitiens qui parlaient un peu d’anglais) 13, de « Raiateans »
(toujours selon les sources anglaises), ou bien en tahitien de hau Ra’iatea, hau Huahine
(du « pouvoir originant » de l’île de Ra’iatea ou de l’île de Huahine), de « gens » de
Ra’iatea par exemple (ta’ata Ra’iatea) comme le note souvent Bruno Saura, ou bien
encore de groupes territoriaux comme les anciens Mataeina’a généralement désignés
par leur nom propre ; mais de Ma’ohi, point. C’est bien pourquoi mon propre travail
s’est trouvé embarrassé d’une gêne et donc d’une maladresse analogues à celles que
décrit Bruno Saura : Ma’ohi, sans doute, dès qu’il s’agissait de la « dernière ère
indigène » en suivant ainsi l’usage de Douglas Oliver (Baré 2002) ; « Polynésiens »
ailleurs, en ce que j’entendais souligner la pratique historique propre d’autochtones de
« Polynésie française » certes, mais qui se définissaient avant tout comme « d’ici » ou
« de là » (Baré 1987).
On se doit de noter cependant que cette absence apparente de désignation ferme
n’emportait pas pour autant l’absence d’une conscience collective partagée, dès le XVIIIe
siècle. Nous possédons ainsi l’exemple éloquent du Ra’iatéen Tupaia, « prêtre » de la
confrérie des ari’oi tahitiens, zélateurs du grand dieu ‘Oro, et embarqué par James Cook
lors de sa relâche de 1769 en raison de ses exceptionnelles qualités de navigateur.
Débarqué sur le sol de ce qui sera plus tard la Nouvelle-Zélande, Tupaia montre cet
ethnocentrisme inséparable du sentiment identitaire, qui ne se repère, forcément, que
par la comparaison : il est heureux de pouvoir communiquer avec des gens qui parlent
une langue étonnamment proche ; il confond un village fortifié maori avec un lieu de
culte tahitien (marae) ; il tombe d’accord avec un collègue prêtre maori sur des
questions religieuses, mais milite, missionnaire avant la lettre, contre le cannibalisme
guerrier, endémique à l’époque, qu’il trouve particulièrement répugnant, et qui est
absent d’après lui de « Tahiti » ou du lieu dit Hava’iki (désignant Ra’iatea en langage
formel du temps), un terme connu fort opportunément par les Maori comme leur lieu
d’origine mythico-historique (mais non, remarquons-le, de ce qui serait une terre
ma’ohi ) (Salmond 2003 : 115, 125, 136, commentant Beaglehole 1955) 14.
On ne peut donc nier avec Bruno Saura et d’autres qu’il existe dans les consciences
tahitiennes une référence « identitaire » ma’ohi depuis fort longtemps. Mais comment
la reconstruire de toutes pièces et la faire partager, si elle ne persiste qu’à titre
implicite ?

Une question aussi ancienne que Tahiti elle-même ?


17 À ce point, il me paraît intéressant de noter que des mouvements pouvant sans doute
être qualifiés de « revendication identitaire » sont repérables dès le XIXe siècle, dans un

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Tahiti relativement « indépendant », soit bien avant l’University of the South Pacific de
Fiji, ce haut lieu de la revendication identitaire la plus contemporaine.
18 On se souvient sans doute du mouvement dit mamaia des années 1821-1826, dont les
leaders, qui mettent en cause le nouvel ordre protestant, sont… des membres de l’Église
protestante de Tahiti et des diacres au millénarisme avoué, autour desquels on
recommence à se tatouer et « on se rend coupable de fornication et d’adultère ». À
Maupiti, les habitants s’attendent à recevoir une « grande cargaison d’étoffes venant du
ciel »15, à défaut, sans doute, de venir des mains de missionnaires coupables de
« mensonge » et parfois détestés, notamment du fait de l’échec de leurs projets
commerciaux, voire de celles du « roi George » lui-même. Bien que ces événements
soient de nature apparemment identitaire (puisqu’ils renvoient à des croyances ou à
des coutumes antérieures), il n’est pas facile d’y déceler une part ma’ohi authentique,
d’autant que, comme le note Gunson (1963), un discours millénariste était
fréquemment répandu par certains missionnaires eux-mêmes. Si bien que les révoltés
de 1823, en attendant l’arrivée de l’« abondance » (auhune) hic et nunc pouvaient par
certains côtés apparaître comme des protestants encore plus zélés que les pasteurs
britanniques eux-mêmes (pour plus de commentaires, cf. Baré 1987 : 220-224).
19 D’autres mouvements, moins connus mais assez analogues, sont repérables beaucoup
plus tard au XIXe siècle, sous des formes atténuées. Par exemple, dans le contexte de l’île
de Huahine en 1868 (troublée, pour schématiser, par des affrontements entre pro- et
anti-Français), le missionnaire Saville note :
«Des danses païennes furent ressuscitées, l’alcoolisme et ses repoussantes
conséquences omniprésents, et des mariages et divorces illégaux approuvés sur les
routes par des hommes qui, par ambition, s’étaient parés d’une fausse autorité et y
poussaient, pour satisfaire les bas désirs des hors-la-loi ».(South Sea letters 31, 10
octobre 1868, ma traduction)
20 Jusque dans les années 1920, selon la femme du pasteur Brunel (1927 : 54), l’expression
tutae ‘auri (litt. : les « excréments du fer », c’est-à-dire la « rouille ») qui désignait
métaphoriquement un siècle auparavant les révoltés du mouvement mamaia, est
toujours utilisée à Ra’iatea pour désigner les « indigènes qui prennent part aux
danses ».
21 On pourrait donc se demander si la question de l’« identité » ma’ohi ne traverse pas
l’ensemble de l’histoire tahitienne depuis la « découverte » ellemême, référence
emblématique de la référence identitaire contemporaine. Chacun s’oppose déjà à
l’époque, notons-le, pour savoir quelle est la coutume authentique : par exemple, qui
est « le vrai roi » de Tahiti – une pure invention, intellectuellement parlant –, ou quels
sont les rituels convenables pour ‘Oro et dans quel lieu de culte (Taputapuatea à
Ra’iatea, ‘Utuaimahurau à Punaa’uia, Taputapuatea à Tautira, Taraho’i à Pare, etc.) ? La
question de l’identité véritable ne serait-elle pas consubstantielle à l’histoire en train
de se faire, que ce soit à Tahiti ou ailleurs, une histoire dont on peut craindre ou
reconnaître qu’elle n’ait aucun texte prédéterminé par une identité atemporelle – mais
plutôt par une succession de formes culturelles métaphoriques, pour reprendre,
sommairement, une expression de Clifford Geertz à propos de Bali, qui parle de
« paraphrases ». C’est un paradoxe de l’identité, ou bien l’une de ses dimensions
banales, que de « changer » de formulation ; ou plutôt de ne se révéler qu’à partir de
contenus intellectuels hétérogènes, au travers desquels se constitue peut-être une
fragile unicité.

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22 Gérard Lenclud a admirablement appliqué à cette question l’« énigme » du bateau de


Thésée posée par les anciens Grecs puis Romains, et je ne peux faire mieux que de le
citer in extenso :
« Depuis l’Antiquité, le bateau de Thésée constitue un cas exemplaire de perplexité
ontologique. Dans un passage célèbre des Vies des hommes illustres, Plutarque
l’évoque en ces termes. Les Athéniens, dit-il, conservèrent longtemps, amarré à
quai, le bateau sur lequel Thésée parcourut les mers, “en ôtant toujours les vieilles
pièces de bois à mesure qu’elles se pourrissaient et en y remettant des neuves à leur
place”. Inlassablement rafistolée par les ouvriers d’Athènes, la galiote devint l’objet
des disputes des philosophes : après le remplacement des éléments d’origine par de
nouvelles charpentes, s’agissait-il encore du même bateau ? “Les uns”, raconte
Plutarque, “maintenaient que c’était un même vaisseau ; les autres, au contraire,
soutenaient que non”.
La question débattue par les Sophistes fut reformulée par Thomas Hobbes. À
supposer, écrit en substance celui-ci dans son De corpore, qu’un ouvrier d’Athènes
ait gardé les vieilles planches du bateau de Thésée, celles continuellement
remplacées par de nouvelles, pour les réassembler ensuite exactement dans le
même ordre, quel serait le “vrai” bateau de Thésée ? Le bateau perpétuellement
réparé et rénové, au nom – diraient certains aujourd’hui – de sa continuité dans
l’espace et dans le temps – ou bien le bateau reconstruit avec les pièces d’origine en
vertu – diraient d’autres – de l’identité des substances matérielles qui le
composent ? Énoncer qu’il y aurait deux bateaux numériquement le même serait, dit
Hobbes, assurément absurde.
L’énigme du bateau de Thésée n’a cessé d’être discutée au sein d’une tradition
philosophique, essentiellement anglo-saxonne (et majoritairement, de nos jours, de
style “analytique”), attachée au problème des critères de l’identité et, plus
particulièrement, de l’identité personnelle. Dans le cadre de cette tradition
problématique, le chapitre 27 du livre II de l’Essai philosophique concernant
l’entendement humain de John Locke, intitulé “Of Identity and Diversity”,
initialement traduit par “Ce que c’est qu’identité et diversité”, sobrement rendu
ensuite par “Identité et différence”, joua un rôle prépondérant. Locke y livrait, en
effet, une réponse sur le problème de l’identité qui devint la référence, avouée ou
non, de toutes les grandes “théories de la connaissance” 16 et, ajouterons-nous pour
ce qui nous concerne ici, des théories de l’identité personnelle.
Pourquoi ne pas s’interroger sur l’identité des cultures humaines dans le temps à la
manière dont les Grecs, puis bien d’autres, se sont penchés sur l’énigme du bateau
de Thésée et, plus généralement sur les aspects paradoxaux de la relation
d’identité ? L’exercice n’est pas stérile. Bien qu’ils présentent une allure
sophistique, les paradoxes sont toujours utiles dans la mesure où leur traitement
impose de raisonner logiquement et surtout exige d’être conscient de la manière
dont on raisonne, c’est-à-dire de la manière dont on utilise et dont on enchaîne des
concepts ».(Lenclud 2009 : 221-222)
23 Il est sans doute peu d’exemples plus illustratifs de l’« énigme » du bateau de Thésée
que celui de la communauté tahitienne/ma’ohi /polynésienne française contemporaine,
bien que l’on puisse sans doute l’étendre sans dommage à une certaine problématique
de la France, de l’Allemagne, de l’Albanie – et probablement de tous les « pays » du
monde. Le Geertz « pré-postmoderne » est invoqué et commenté par André Burguière
et Jacques Revel à partir de la citation suivante :
« La persistance d’une partie considérable du caractère culturel d’un peuple, du
sens et de la pression des vies de ses membres, au travers d’énormes changements,
même des changements historiques discontinus – la sorte de chose qui relie
l’Angleterre de la première et celle de la seconde Elizabeth, le Japon des Tokugawa
au Japon moderne, la Russie des tsars et la Russie des secrétaires du Parti – est l’un
des plus profonds mystères des sciences humaines. Une partie de la réponse se

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trouve sûrement dans la capacité‚ qu’ont certaines institutions clés – peut-être le


système de propriété en Angleterre, l’ordre statutaire au Japon, l’État peut-être en
Russie – de s’adapter et de se transformer elles-mêmes selon des lignes posées par
elles-mêmes, pour devenir en changeant des paraphrases de ce qu’elles étaient ».
(Geertz 1983 : 5)
24 « Ce beau texte », écrivent André Burguière et Jacques Revel :
« nous voudrions le faire nôtre pour guider notre démarche, mais aussi aller au-
delà, car il situe parfaitement le poids de la dimension culturelle et ses limites dans
l’explication du processus national […].
La dimension culturelle assure aussi la continuité des conduites sociales d’une
époque à l’autre, répétant les mêmes choix, “paraphrasant” ce qu’elle était. Que
cette récurrence soit liée à la pérennité de certaines institutions ne résout pas la
question. Car il faudrait encore pouvoir expliquer comment et pourquoi ces
institutions sont devenues la clé de voûte du caractère national. Geertz congédie
l’histoire aussitôt après l’avoir convoquée, pour se livrer à une lecture globale et
synchronique de la culture concernée ; quitte à reconnaître qu’il se heurte […] à un
“profond mystère”.
Cet au-delà, c’est peut-être le territoire de l’historien. Si les institutions qui
assurent la pérennité du caractère national peuvent changer en se “paraphrasant”,
c’est parce qu’elles sont arrivées à façonner une configuration sociale […] et surtout
mentale qui les accepte et les réclame […].
Mais ces institutions mêmes, qui leur a donné forme ? À moins de les considérer
comme un don du Ciel ou de la Terre, il faut supposer en amont de
l’institutionnalisation un enchaînement d’événements, un mélange de contraintes
externes et de projets […] un ensemble d’habitudes qui se sont déposées dans la
mémoire et […] ont acquis la fixité d’une identité collective.
Notre démarche s’inscrit en faux contre une telle vision. Si l’analyse historique peut
enrichir notre connaissance et notre compréhension des traits de singularit‚ de la
société française, ce n’est pas par une simple quête des origines mais par une
reconstitution des linéaments du parcours national […]. La notion d’événement,
qu’une entreprise se réclamant de l’esprit des Annales doit approfondir plutôt
qu’évacuer, prend tout son relief dans la reconstitution du processus national ».
(1993 : 10-12)
25 Mais les difficultés intellectuelles affrontées par les « reconstructeurs identitaires »
tahitiens évoqués par Bruno Saura ne tiennent pas seulement au fait que l’identité est
le plus souvent, paradoxalement, une notion à contenu historique et donc relativement
peu « identique à elle-même », mais, de plus, au fait qu’elle est une notion assez peu
formalisable voire compréhensible dès qu’on cherche à l’expliciter, à la manière de mes
interlocuteurs sakalava du nord de Madagascar se consultant entre eux : « C’est difficile
ce que demande ce type : qu’est ce qui te fait Sakalava, toi ? » Ces difficultés
intellectuelles tiennent en dernière instance à cette observation redoutable du
philosophe Ludwig Wittgenstein : « je ne choisis pas la bouche qui dit “je” » (1965
[1958] : 117)17.

***

26 Le livre de Bruno Saura soulève immédiatement, on le voit, des questions qui dépassent
largement celle de Tahiti/du peuple ma’ohi /de la Polynésie française. C’est un autre de
ses grands apports, que ce texte n’épuise pas. Je reste perplexe, néanmoins, devant ses
analyses critiques d’un « culturalisme » des élites tahitiennes, pour cette raison qu’à
parler d’une identité tahitienne/ma’ohi /polynésienne française on ne voit pas
comment ne pas parler d’une identité culturelle (mais de quoi est-elle faite au juste ?),

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avec laquelle il sympathise. De même, j’ai cru trouver, contrairement à lui


apparemment, dans les observations si sensibles de l’ethnopsychiatre Robert Levy
(1973), des échos directs de mes propres impressions à Tahiti – déjà fort anciennes pour
l’essentiel il est vrai, mais prolongées par des contacts réguliers – sur ce qu’était une
culture ma’ohi contemporaine : la socialisation partagée de « styles » individuels
concernant la violence, l’affrontement, le don, la sexualité (etc.), en quelque sorte
cachés au sein des consciences individuelles des « petites gens », et qui n’avaient que
peu à voir avec les grandes machineries institutionnelles que l’on identifie
généralement comme la Culture ou l’Identité avec des majuscules.
27 Ses commentaires – certes, également critiques – de l’idéologie « nationaliste » ou
« polynésienne » semblent, par ailleurs, oublier qu’une nation, au sens de la Révolution
française, et, donc, les « identités nationales » sont par définition des créations (Thiesse
1999) visant à dépasser les particularismes, sans pouvoir, ajouterais-je, toujours y
réussir – et ce n’est pas très étonnant. Il me paraîtrait donc vain de chercher dans la
Polynésie française contemporaine les ingrédients tout armés d’une « nation », fût-ce
pour en critiquer le « nationalisme ». De la même manière que la transformation de
l’Autriche-Hongrie en Autriche et en Hongrie, il s’agit d’une affaire de contingence
historique.
J’ai beaucoup aimé le plaidoyer de Bruno Saura pour des « identités cumulatives », mais
mon mauvais esprit se demande s’il ne vient pas ainsi « au secours de la victoire » ?
L’histoire nous le dira.

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“Investigations philosophiques”. Paris, Gallimard (« Les Essais » 116).

NOTES
1. Austronesian Basic Vocabulary Database ( http://language.psy.auckland.ac.nz/
austronesian).
2. Cf. André-Georges Haudricourt, « Richesses en phonèmes et richesse en locuteurs »,
L’Homme, 1961, 1 (1) : 5-10.
3. D’après des sources bien informées, il semblerait que l’Église protestante de
Polynésie française ait choisi cette nouvelle dénomination, sans doute sous l’effet du
mouvement identitaire évoqué, avant que de savoir comment elle allait au juste s’y
adapter.
4. Précisons que l’archipel de Hawai’i a été très probablement peuplé depuis les
Marquises, relevant désormais de la Polynésie française, environ entre les VIe et VIIIe
siècles de notre ère (par exemple, cf. Kirch 2001), mais que l’entreprise d’Hokule’a n’a
pas eu d’équivalent à partir de compétences tahitiennes contemporaines. L’ensemble
de cette entreprise et de ses considérables difficultés, tant humaines et « culturelles »
que techniques, est remarquablement et rigoureusement décrit, notamment par Ben
Finney lui-même, dans le site internet de la Polynesian Voyaging Society ( http://
pvs.kcc.hawaii.edu/). Je renvoie à une partie de sa propre bibliographie : Finney (1992,
1994 a et b) et Lewis (1978).
5. Voir son témoignage dans « Sin at Awarua » ( http://pvs.kcc.hawaii.edu/
awarua.html).
6. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de
production s’annonce comme une intense accumulation de spectacles. Tout ce qui était
directement vécu s’est éloigné dans une représentation » (Debord 1967 : 7). On peut se
demander, cependant, si toute représentation n’est pas, elle aussi, « directement
vécue ». Il est intéressant de noter que le livre tout récent d’Alain Babadzan sur les
mouvements de « renouveau culturel » sur l’ensemble du Pacifique, que je n’avais pas
lu à l’heure où je commençais ce texte, porte pour titre Spectacle de la culture (2009).
7. D’après Bruno Saura, de nombreux Européens vinrent se faire tatouer à Tahiti ces
dernières années, hommes et femmes « de la rue », humoristes célèbres ou directeurs
de musée.
8. Bruno Saura relate, d’ailleurs, le rituel de l’« endormissement » en 1999 de la place
Vaiete à Pape’ete où se tenaient les fêtes de Juillet (Heiva), à la suite des décès
inexpliqués de groupes de danse et de membres du jury, puis celui de son « réveil »,
avant le « transfert » final du Heiva.
9. Un nombre important d’herminettes en pierre est actuellement conservé au Fare ia
Manaha (musée de Tahiti), provenant de collections privées et de fouilles
archéologiques (notamment aux îles Marquises).
10. Statues monumentales « chercheuses », marquant autrefois des territoires.
11. On se souvient sans doute de l’intéressant travail mené par l’anthropologue Marie
Mauzé (2008), avec la collaboration de la fille d’André Breton, sur le problème de la

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restitution aux communautés kwakiutl des œuvres détenues par Breton depuis ses
différents séjours aux États-Unis.
12. Les « préceptes de Tetunae » présentés par la « reine » Marau Ta’aroa et parfois
évoqués par Bruno Saura constituent peut-être un texte apocryphe, mais ne font sens
que dans ce que l’on peut reconstituer de l’appareil culturel ancien. Cela dit, ils
rapportent moins une éventuelle « identité ma’ohi » que, le plus souvent, la conduite à
tenir par un chef.
13. À partir de l’expression O Tahiti, Tahiti au sens nominal, comme on dirait O Edgard
en parlant d’un nommé Edgard.
14. En Polynésie française, la pratique d’un cannibalisme guerrier (« aller au poisson »,
‘e ‘ika) est attestée aux Marquises jusque tard dans le XIXe siècle (cf., par exemple,
Denning 2004 : 60-61). Dans le Tahiti rural contemporain, elle est souvent considérée
comme un « marqueur » du paganisme, alors qu’elle n’est pas attestée avant 1815, c’est-
à-dire dans la période antérieure aux conversions au protestantisme.
15. D’après le missionnaire Samuel Crook, dans une lettre de 1828 citée par Gunson
(1963 : 254).
16. Étienne Balibar, « Introduction », in John Locke, Identité et différence. L’invention de la
conscience, Paris, Le Seuil, 1998.
17. Je remercie Gérard Lenclud d’avoir attiré mon attention sur cette phrase.

INDEX
Mots-clés : identité, culture, nationalisme, Tahiti, Polynésie française
Keywords : Identity, Culture, Nationalism, Tahiti, French Polynesia

AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS BARÉ
Institut de recherche pour le développementUMR 201 “Développement & Sociétés”IRD-Université
Paris I Panthéon-Sorbonne, Nogent-sur-Marne

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Troubles de l’intestin
Corps et pouvoir dans les Grassfields du Cameroun

Julien Bonhomme

1 CE N’EST PAS SEULEMENT parce que les livres de Jean-Pierre Warnier et de Nicolas Argenti
portent sur deux sociétés voisines des Grassfields du Cameroun et que les auteurs se
connaissent bien et s’entre-citent abondamment qu’ils méritent une analyse croisée.
C’est d’abord et avant tout parce que ces deux ouvrages partagent une problématique
commune dont l’intérêt anthropologique dépasse largement les particularités
ethnographiques de l’aire culturelle abordée : ils s’intéressent à la façon dont la
domination est intériorisée par les dominés dans une société hiérarchisée et donc très
inégalitaire. Les sociétés des hautes terres de l’Ouest du Cameroun, densément
peuplées, s’organisent en effet en une centaine de chefferies de taille très variable. Si
les chefferies bamiléké, ou le royaume bamoum, sont les plus connues d’entre elles
(Tardits 1960, 1980), les petits royaumes de Mankon et d’Oku dans la partie anglophone
des Grassfields sont l’objet des enquêtes de terrain respectives de Jean-Pierre Warnier
et Nicolas Argenti. Ces chefferies et royaumes reposent sur la domination du roi (fon) et
de l’aristocratie du palais sur les gens du commun. Cette domination politique se
traduit par l’exploitation économique des sujets, mais aussi par la polygamie des élites
qui contraint une part importante des cadets au célibat à vie. Face à une telle inégalité,
comment la royauté peut-elle alors tenir et perdurer ? Comment faire accepter la
domination aux sujets mêmes qui la subissent ? Pour répondre à cette question, Jean-
Pierre Warnier et Nicolas Argenti font appel au concept d’« hégémonie », qui revisite la
notion marxiste d’« idéologie » via Gramsci, Foucault, Bourdieu et les Comaroff. Une
forme de domination s’exerce de manière hégémonique lorsqu’elle ne se traduit pas par
un discours idéologique explicite qui pourrait faire l’objet d’une contestation, mais
qu’elle est intériorisée et incorporée par les dominants eux-mêmes au point d’aller de
soi et de rester largement implicite (Comaroff & Comaroff 1991 : 19-32). La domination
est en effet d’autant plus efficace qu’elle se passe de mots. Jean-Pierre Warnier et
Nicolas Argenti s’intéressent ainsi tout particulièrement aux pratiques non discursives
par lesquelles passent les rapports de pouvoir : actions directes sur les corps (Warnier)
ou danses de masques (Argenti). Étudier les formes d’intériorisation et d’incorporation
de la domination amène alors les auteurs à poser la question de l’adhésion ou de la

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résistance des dominés. Jusqu’à quel point les cadets du royaume acceptent-ils une
domination qui échapperait en partie à l’appréhension consciente ? Et dans ces
conditions, quelles sont les formes de résistance à leur portée ? Sur ces questions, les
avis de Jean-Pierre Warnier et de Nicolas Argenti divergent – et c’est bien là ce qui fait
tout l’intérêt d’une analyse croisée de leurs ouvrages.

La gouvernementalité du roi-pot
2 Les rapports entre corps et pouvoir font l’objet de longs développements théoriques
dans le livre de Jean-Pierre Warnier qui propose en effet un nouveau paradigme en
anthropologie politique, creusant un sillon déjà ouvert dans un précédent ouvrage,
Matière à politique. Le pouvoir, les corps et les choses (Bayart & Warnier 2004). S’écartant
aussi bien du paradigme sémiologique que socio-fonctionnaliste, cette approche
« praxéologique » aborde les rapports de pouvoir à partir de la culture matérielle et
sensorimotrice sur laquelle ils s’appuient. Elle procède ainsi d’une critique de ce que
Jean-Pierre Warnier appelle l’« effet Magritte » (allusion à Ceci n’est pas une pipe), biais
typique de l’illusion scolastique qui confond le monde et sa représentation. Contre un
certain logocentrisme de l’anthropologie française, il souligne en effet que le corps
n’est pas tant un signe bon à penser qu’un organisme qui agit et sur lequel on peut agir.
Jean-Pierre Warnier poursuit ainsi l’héritage maussien des travaux sur les techniques
du corps (Mauss 1936), qu’il réactualise par des références au neurobiologiste Alain
Berthoz (1997), au sociologue du sport Pierre Parlebas (1999) ou encore à
l’anthropologie phénoménologique de l’embodiment (Csordas 1994). Mais c’est surtout
l’influence du Michel Foucault de la gouvernementalité, des techniques de pouvoir et
de la discipline des corps qui se fait sentir dans cet ouvrage (Foucault 1975, 2008). Jean-
Pierre Warnier montre ainsi que les relations de pouvoir au principe de la royauté
mankon sont « incorporées » dans des techniques matérielles et corporelles. Reprenant
la distinction classique entre savoir procédural (savoir en acte) et savoir déclaratif
(savoir explicite), il avance que ces techniques de pouvoir reposent sur un savoir
procédural qui relève d’un « inconscient moteur et cognitif » et échappe donc en bonne
partie à la verbalisation : ce sont des « pratiques qui vont sans dire ». Jean-Pierre
Warnier transpose ainsi les arguments avancés par Maurice Bloch dans How We Think
They Think (1998) pour les appliquer aux relations de pouvoir : une part significative du
savoir humain est en réalité non-linguistique. Le savoir ordinaire mobilise en effet des
concepts implicites formés dans et par la pratique et ne prend qu’occasionnellement la
forme du discours explicite.
3 S’attachant à mettre au jour les principes de la royauté mankon, Jean-Pierre Warnier
s’inscrit dans le sillage des travaux sur la royauté sacrée en Afrique, thématique
classique de l’anthropologie politique depuis James Frazer (Frazer 1981 [1935]; De
Heusch 1972, 1982, 2000 ; Adler 1982). Il se démarque cependant des approches
structuralistes et fonctionnalistes qui dominent habituellement ce champ de
recherches. Il montre que c’est avant tout par son corps que le roi est roi. L’exercice du
pouvoir royal dans les Grassfields passe en effet par un imaginaire du corps et des
substances : tout corps humain est perçu comme un récipient. Ces corps-récipients se
distinguent alors par leurs contenus. Le corps du roi est plein des substances vitales des
ancêtres. Celles-ci sont matérialisées dans son souffle, sa salive et son sperme, mais
aussi dans le vin de raphia, l’huile de palme et le fard de padouk contenus dans des

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calebasses qui sont comme les prothèses du corps du roi. Le souverain mankon est ainsi
un « roi-pot », une « tirelire vitale »1. Par contraste, les corps de ses sujets sont des
récipients vides qui dépendent des substances vitales dispensées par le roi, notamment
lors du festival de fin de cycle agricole. Ce dernier a ainsi la charge de « nourrir » et
« fortifier » le royaume par le biais de pulvérisations cérémonielles ou encore de la
grande polygamie. La royauté s’enracine en somme dans une véritable « physiologie du
pouvoir ».
4 Cette conception du corps-récipient se traduit par une attention toute particulière aux
enveloppes et à leurs orifices, à ce qui y rentre et ce qui en sort. La peau, signe de santé,
reçoit ainsi des soins méticuleux, depuis la toilette du nourrisson jusqu’aux onctions du
successeur du roi. Les travaux du psychanalyste Didier Anzieu (1985) ont montré que la
peau fait l’objet d’un investissement psychique virtuellement universel. Les Grassfields
se distinguent alors par un surinvestissement politique des enveloppes corporelles : on
passe du «Moi-peau » au « Roi-pot ». Une pertinence politique est en effet conférée à un
vaste ensemble de pratiques portant sur le corps et la peau, les récipients et les
substances. Prolongeant les intuitions séminales d’André-Georges Haudricourt (1962),
Jean-Pierre Warnier montre ainsi comment les techniques de gouvernement propres
aux Grassfields reposent sur une mise en résonance systématique entre les actions sur
la matière et sur les corps d’une part et les actions sur soi et sur autrui d’autre part. La
comparaison entre les royaumes des hautes terres et les sociétés de la zone forestière
du Sud Cameroun est à cet égard révélatrice. Si ces deux aires culturelles partagent la
même attention portée au corps et aux substances, elles s’opposent en revanche sur les
techniques de pouvoir étayées sur ces pratiques. Tandis que dans les hautes terres, les
substances circulent verticalement du roi vers ses sujets, dans le Sud Cameroun, elles
circulent horizontalement entre tous les hommes, dès lors qu’ils sont initiés. Cette
différence se traduira dans des pratiques très concrètes, comme le passage de main en
main d’une calebasse de vin de palme. Les sociétés lignagères de la forêt se
caractérisent en effet par une idéologie égalitaire à l’opposé de la stratification sociale
des chefferies des hautes terres (Laburthe-Tolra 1985). C’est pourquoi on n’y trouve pas
de clôture hiérarchique sur le corps du roi.
5 Le corps du roi est mis en relation fractale avec une série d’autres récipients selon un
principe typiquement analogiste (au sens de Philippe Descola, 2005). En effet, un
système politique comme la royauté sacrée suppose nécessairement une cosmologie
analogiste qui ordonne les êtres selon une chaîne hiérarchique dont le roi est le
sommet. Le royaume mankon se définit par une série d’emboîtements, à l’image des
poupées russes. Les calebasses contenant le fard royal, le palais du souverain, la cité de
Mankon sont autant de répliques du corps du roi, irriguées par ses substances vitales.
Nicolas Argenti note ainsi à propos de la chefferie d’Oku que le palais représente les
« intestins de l’État ». En ce sens, les royautés des Grassfields illustrent exemplairement
la notion de corporate group, chère à l’anthropologie britannique : le collectif humain est
pensé comme un organisme à l’image du corps du roi. À partir d’une comparaison avec
la théorie des « deux corps du roi » dans la théologie politique médiévale (Kantorowicz
1989), Jean-Pierre Warnier montre comment la succession royale constitue alors un
événement particulièrement sensible : le corps de l’héritier doit être refaçonné en un
corps politique englobant qui lui permet d’« avaler » le royaume. Du fait de cet
analogisme fractal, on retrouve la même attention aux limites de l’enveloppe corporelle
à une échelle agrandie : seuil des maisons, enceinte du palais, tranchée entourant la
cité. La circulation des biens et des êtres est alors perçue comme un vaste mouvement

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d’incorporation au royaume : le corps de la cité absorbe des biens, accaparés par les
notables du palais, mais aussi des femmes, elles aussi monopolisées par l’aristocratie
polygame, ainsi que des cadets en rupture de ban avec leur chefferie d’origine, qui
viennent se mettre au service de nouveaux maîtres. À l’inverse, la cité expulse chaque
année des sorciers à l’occasion d’une cérémonie d’ordalie du poison : ces fauteurs de
troubles intestins sont les « excréments » du royaume.
Si le souverain est une « tirelire vitale », c’est qu’il détient le monopole des substances
des ancêtres, capital symbolique du royaume. Les royautés sacrées des Grassfields sont
en effet le produit d’un processus d’accumulation économique et de centralisation
politique dont Jean-Pierre Warnier et Nicolas Argenti retracent l’histoire sur la longue
durée. Leur émergence serait bien antérieure à la traite atlantique : les hautes terres
sont en effet un important centre de civilisation bien avant leur intégration comme
périphérie d’un système-monde centré sur l’Europe atlantique (Warnier 1985). Les
sociétés des Grassfields se sont progressivement structurées en cités-États au sein d’un
vaste espace régional caractérisé par un intense brassage de populations. Ce processus
suppose la délimitation de clôtures qui confère une certaine forme d’intériorité et
d’autonomie à des entités politiques en y territorialisant des personnes et des biens
autrement mobiles. On comprend ainsi pourquoi les systèmes politiques des Grassfields
accordent une telle importance aux enveloppes et à leurs limites. C’est alors la
métallurgie, présente depuis plus de deux millénaires dans la région, qui aurait permis
l’accumulation de richesses nécessaire à l’émergence de royaumes. L’importance de la
métallurgie comme fondement matériel et symbolique des royautés sacrées est
d’ailleurs attestée plus au sud en Afrique centrale (Vansina 1990).
La traite atlantique a sans aucun doute favorisé la centralisation politique des
royaumes des Grassfields. L’insertion des cités-États dans une économie globale fondée
sur des réseaux de commerce de longue distance accentue la stratification sociale au
point d’aboutir à une véritable hypertrophie des hiérarchies de palais. Ce n’est pas un
hasard si le trésor royal contient des biens de prestige, le plus souvent d’origine
européenne, qui proviennent du commerce de longue distance. Le commerce d’esclaves
occupe alors une place centrale dans l’économie politique des Grassfields. Les mythes
d’origine racontent comment l’ancêtre fondateur, fuyant des négriers à cheval, s’est
installé dans une nouvelle région pour y fonder le royaume. À l’exception des razzias
peules, bamum ou chamba, la fourniture d’esclaves ne se fait pourtant pas par des raids
armés menés par des étrangers, mais plutôt par la vente de parents ou de voisins. À
partir du XVIIIe siècle, les notables des palais se mettent en effet à vendre en esclavage
les cadets de leur propre lignage, afin d’acquérir en échange des biens de prestige. Il
s’agit ainsi d’un système de « traite sans raids » (Warnier 1989). Cette insidieuse
prédation interne est pensée comme une forme d’endocannibalisme : les aînés
« mangent » les cadets. Bien que la colonisation allemande (à partir de 1884) se fasse au
nom de la lutte contre l’esclavage, celui-ci ne décroît que très lentement dans la région.
Le travail forcé imposé par les colons qui ont besoin de main-d’œuvre pour les
plantations ou le portage caravanier s’inscrit de toute façon dans la continuité de la
période précoloniale. Les élites des palais tirent profit du système du travail forcé
comme auparavant de la traite d’esclaves : elles livrent aux colons des cohortes de
cadets en échange du maintien de leur autorité coutumière. Les mandats français et
anglais après la Première Guerre mondiale ne mettent pas fin à cette situation. Et la
période postcoloniale qui s’ouvre après 1960 perpétue encore cette domination : les
notables des palais, reconvertis dans le parti unique, investissent l’appareil d’État afin

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d’en capter les ressources au détriment des cadets (le roi mankon occupe par exemple
des fonctions politiques à l’échelle nationale). La gouvernementalité du roi-pot se
prolonge ainsi à l’échelle nationale dans une « politique du ventre » (Bayart 1990) qui
joue sensiblement sur le même imaginaire du corps. Comme le souligne bien Nicolas
Argenti, l’État colonial et postcolonial a en définitive largement reproduit les inégalités
des gérontocraties locales.
Cette alliance entre les autorités traditionnelles et l’État participe d’une réinvention de
la tradition monarchique au service d’une modernité politiquement conservatrice. Ce
« retour des rois » (Perrot & Fauvelle-Aymar 2003) pose la question de l’insertion des
chefferies des Grassfields dans l’État camerounais. Comblant une lacune de l’édition
anglaise (The Pot-King, 2007), Jean-Pierre Warnier consacre le chapitre conclusif de
l’édition française à la situation contemporaine de la royauté mankon. Dans un
contexte politique où le royaume n’existe plus que comme un sous-ensemble
subordonné de l’État-nation, la royauté peut-elle être autre chose qu’une institution en
voie de folklorisation ? Le roi a toutefois su jouer habilement des principes de
l’analogisme fractal pour adapter la royauté à ce changement d’échelle. Si la tranchée
qui délimitait autrefois les frontières de la cité a perdu sa raison d’être, c’est désormais
le site web de l’association MACUDA (Mankon Cultural Development Association), dont le
roi est le président fondateur, qui représente une enveloppe virtuelle susceptible de
rassembler les élites mondialisées du royaume, désormais expatriées en Europe ou aux
États-Unis. L’inauguration du musée mankon en 2005 résume bien le processus de
patrimonialisation culturelle qui accompagne ces changements. Cette
patrimonialisation muséale, qui participe d’une politique d’autochtonie définie à
l’échelle de l’État camerounais avec l’appui d’ONG internationales, témoigne des
glissements qu’opère la redéfinition contemporaine de la royauté et des tensions
possibles que cela peut susciter. Les regalia exposés dans le musée qui jouxte le palais
sont le patrimoine indivis du royaume : le roi en est le gérant pour le bien de tous.
Fondé sur un régime juridique de la propriété distinct du droit coutumier, l’acte de
création du musée stipule pourtant que le souverain est le propriétaire du trésor royal
en son nom propre, au risque d’exposer sa légitimité à la contestation ouverte de ses
sujets.

Les cadets, de l’adhésion à la révolte


6 Les royautés des Grassfields reposent donc historiquement sur l’exploitation et la
domination des cadets, condition même de leur existence. Cela passe entre autres par la
grande polygamie de l’aristocratie des palais : certains rois ont pu avoir plusieurs
centaines d’épouses. Cela implique qu’une part importante de la population masculine
ne peut se marier et même, étant donné la rigueur des interdits sur les relations hors
mariage, était jusqu’à peu privée de toute sexualité selon Jean-Pierre Warnier 2. Il
estime ainsi qu’entre un tiers (à l’époque de la traite) et la moitié (au début de l’ère
coloniale) de la population masculine était condamnée au célibat à vie. Comment la
royauté a-t-elle alors pu se maintenir face à une telle inégalité de condition ? La
frustration des cadets célibataires ne devraitelle pas entraîner nécessairement leur
rébellion contre le palais ? Jean-Pierre Warnier soutient qu’il n’en est rien : la royauté
mankon susciterait au contraire une adhésion générale, y compris des cadets. La
domination du palais pousse à son comble l’idéologie de la séniorité : tous les
subordonnés du palais sont d’éternels cadets assujettis à leurs aînés. L’aînesse est

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affaire de statut. En l’absence de toute initiation masculine, c’est le mariage qui fait
l’homme et non l’inverse. Aussi âgés soient-ils, les cadets célibataires ne sont donc que
des « enfants » et se percevraient eux-mêmes comme tels : ils auraient en effet une
image inconsciente de leur propre corps qui serait complètement asexuée. Le célibat ne
serait donc pas vécu par les cadets comme une privation. Pour étayer empiriquement
ces conjectures, il manque cependant une ethnographie précise de la sexualité, de ses
pratiques ordinaires et des techniques par lesquelles passe son contrôle par le palais.
Mais Jean-Pierre Warnier reconnaît qu’il a dû, malgré lui, arrêter son enquête de
terrain au seuil des chambres à coucher. Si l’hypothèse des cadets asexués paraît tout
de même quelque peu improbable, on peut cependant imaginer un scénario alternatif
qui rende compte du contrôle de la sexualité par les aînés : les hommes célibataires ont
accès, clandestinement, à la sexualité ; mais les élites polygames s’attribuent leur
progéniture, les privant ainsi de descendance. Par ce biais, les aînés confisquent le
potentiel reproducteur des cadets à leur seul profit.
7 Jean-Pierre Warnier souligne que la valeur symbolique associée aux actions portant sur
les substances vitales contribue également à masquer la domination en la travestissant.
Forme typique de la fausse conscience, ce sont en réalité les cadets qui se perçoivent en
dette vis-à-vis de leur souverain, car ils reçoivent de sa part ces biens inestimables que
sont les substances des ancêtres en échange de biens plus ordinaires (du labeur, du
bétail, des femmes). Ils se satisfont donc de cet échange qui n’est pas perçu comme une
transaction de dupes. Le roi est d’ailleurs lui-même assujetti au système dont il est le
sommet, tel Louis XIV au sein de la société de cour (Elias 1985) : alimenter ses sujets en
substances vitales et s’occuper de ses nombreuses femmes est une lourde charge, dans
laquelle n’intervient aucune notion de plaisir, ni d’intérêt personnel. La domination du
palais fait ainsi appel au consentement plus qu’à la contrainte – et c’est en cela qu’elle
s’exerce sur un mode hégémonique. Elle est intériorisée par les cadets au point
d’échapper en bonne partie à la prise de conscience critique et d’être acceptée sans
frustration.
8 L’argumentation de Jean-Pierre Warnier repose toutefois sur une analogie, sans doute
un peu trop rapide pour être pleinement convaincante, entre savoir procédural associé
à des conduites motrices et savoir implicite associé aux relations de pouvoir. Faire du
vélo nécessite assurément un savoir procédural mis en œuvre de manière automatique
et inconsciente sous forme de schèmes moteurs incorporés. Si ce n’était pas le cas, le
cycliste tomberait. Mais peut-on vraiment affirmer que l’exercice des relations de
pouvoir passe par un savoir procédural du même ordre que la maîtrise technique ?
C’est bien la « valeur » prêtée à la salive du souverain qui confère son efficacité à la
pulvérisation royale et, partant, rend possible l’adhésion des cadets. Jean-Pierre
Warnier note d’ailleurs que les techniques de pouvoir s’accompagnent souvent de
paroles dotées d’une valeur performative ; ces performances verbales restent toutefois
trop peu explorées dans l’ouvrage qui n’accorde sans doute pas toute la place qu’elle
mériterait à l’étude de détail de l’enchâssement du langage dans l’action. L’exercice des
relations de pouvoir ne relève donc pas d’une efficacité technique à strictement parler,
même si elle peut être perçue comme telle par les acteurs eux-mêmes (d’où la nécessité
de maintenir la distinction entre les descriptions emic et etic). C’est pourquoi des
expressions comme « technologie de pouvoir » ou « physiologie du pouvoir » sont au
moins partiellement trompeuses si on les prend trop au pied de la lettre. Si on ne peut
qu’être en sympathie avec la charge menée par Jean-Pierre Warnier contre une

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approche réduisant le corps et la matérialité à un système de signes abstraits, on ne


saurait cependant dissoudre totalement le sémiologique dans l’acide praxéologique. Il
conviendrait par conséquent de poursuivre plus avant l’analyse des ressorts de
l’efficacité des actions symboliques associées aux relations de pouvoir et des processus
cognitifs que ces actions mobilisent. Il est par exemple manifeste que la
gouvernementalité du roipot repose sur une mobilisation massive du raisonnement
analogique. Que le corps constitue bien le noyau matriciel de ce raisonnement
analogique ne signifie pas pour autant que les schèmes cognitifs inconscients qui
gouvernent ce raisonnement soient strictement du même ordre que des schèmes
moteurs automatiques. L’ambiguïté de l’argumentation de Jean-Pierre Warnier
provient sans doute d’un certain flottement dans l’usage de la notion d’« inconscient »,
écartelé entre psychanalyse, psychologie cognitive et physiologie motrice. Si la
gouvernementalité du roi-pot repose sur un « inconscient moteur et cognitif », tout le
problème repose justement sur l’articulation de ce « et ». Il faudrait ainsi mieux
distinguer entre les techniques du corps stricto sensu et les techniques de pouvoir, entre
ce qui passe par des routines motrices automatiques et ce qui nécessite un traitement
cognitif à un niveau supérieur. De même, il conviendrait de mieux distinguer entre ce
qui est totalement inconscient et ce qui est seulement tacite ou implicite : ce qui va
habituellement sans dire peut en effet, dans certaines conditions, faire l’objet d’une
prise de conscience. L’anthropologie politique que nous propose Jean-Pierre Warnier ne
saurait ainsi se dispenser d’une exploration précise des passages de l’implicite à
l’explicite dans la cognition et des différents paliers entre savoir procédural et savoir
déclaratif (Karmiloff-Smith 1992).
9 Ces précisions permettraient sans doute d’affiner, voire de nuancer, la thèse de
l’intériorisation inconsciente de la domination et de l’impossibilité de toute prise de
conscience critique. Jean-Pierre Warnier mentionne d’ailleurs lui-même au détour d’un
paragraphe la possibilité, certes marginale, de trajectoires individuelles permettant
une forme de réflexivité critique. Il fait allusion à des artistes – ainsi ce mystérieux
« roi-sculpteur de Kom » – et à des devins-guérisseurs, mais aussi à des « penseurs » et
à des « “mères” au tempérament bien trempé, dont la truculence, l’ironie et les
réparties emportaient le respect de leur entourage » (p. 282). On aurait cependant aimé
en savoir plus sur ces individualités singulières et sur les conditions de leur émergence.
Il semble bien que ce soit leur position décalée qui permette à ces individus le recul
nécessaire à une prise de conscience : ainsi le devin-guérisseur qui se situe hors lignage,
le sculpteur qui parvient à se distancier à travers ses œuvres, ou encore le jeu corrosif
du rire. On peut en outre se demander si la lucidité singulière que Jean-Pierre Warnier
prête à ces individus qu’il nomme précisément et qu’il connaît donc bien ne tiendrait
pas en réalité à la relation privilégiée qu’il a eue avec eux sur le terrain et aux
confidences intimes qu’il a ainsi pu recueillir. L’absence habituelle de verbalisation
concernant la domination du palais tiendrait alors moins à son impossible
appréhension consciente qu’au fait que certaines affaires sensibles ne peuvent être
abordées avec n’importe qui et n’importe comment : elles doivent rester tues, alors
même qu’elles sont très largement sues (Zempléni 1984, 1996). Une anthropologie des
rapports de pouvoir ne peut donc se passer d’une analyse réflexive attentive aux
situations d’interlocution et, en creux, au rôle du silence tacite.
Préciser les passages possibles de l’implicite à l’explicite permettrait également de
mieux rendre compte du changement. Comment une forme de domination échappant à
l’appréhension consciente pourrait-elle en effet être remise en cause ? Jean-Pierre

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Warnier décrit pourtant une rupture brutale dans les années 1980-1990 : refusant de
rester enfermés dans leur condition de cadets asexués, la jeunesse s’émancipe
ouvertement de la gouvernementalité sexuelle du roi-pot. Cette révolution sexuelle qui
menace les principes mêmes de la royauté coïncide avec l’agitation politique menée par
le Social Democratic Front, parti d’opposition au Président Biya au pouvoir depuis
1982 : les partisans du SDF sont en effet des jeunes hommes pour la plupart. Les
Grassfields anglophones, fief du SDF, font alors l’objet d’une violente répression par
l’État, durcissant encore un peu plus les tensions entre les cadets et les élites. Les
années 1990 marquent ainsi un décrochage des cadets par rapport à la royauté qu’ils
semblaient jusque-là soutenir très largement : en 2000, le roi mankon doit installer des
grilles à son palais pour contenir les violences. Mais les cadets ont-ils vraiment attendu
la fin du XXe siècle pour prendre conscience de leur oppression et se révolter ? Jean-
Pierre Warnier soutient cette hypothèse qui l’amène d’ailleurs à réinterpréter ses
précédents travaux (1996) sur les révoltes dans les Grassfields à la lumière des
recherches de Dominique Malaquais (2002) pour montrer que ces mouvements ne
traduisaient en réalité pas une rébellion des cadets contre la royauté. Nicolas Argenti
donne pourtant une autre interprétation de ces mêmes événements et insiste sur
l’importance des révoltes des cadets dans l’histoire des Grassfields.
À l’époque précoloniale, la menace de la vente en esclavage ou du poison d’épreuve a
sans aucun doute contribué à décourager les velléités de rébellion (la coercition n’est
donc pas absente des techniques de pouvoir, même si Jean-Pierre Warnier a tendance à
la minorer). La défection représentait en outre une soupape de sécurité. La
démographie des Grassfields se caractérise historiquement par une importante
population flottante de cadets qui espèrent échapper à leur célibat en migrant d’une
chefferie à l’autre. Ils sont alors intégrés à des lignages locaux comme les « enfants »
classificatoires des nouveaux maîtres pour lesquels ils travaillent, espérant obtenir en
échange la possibilité de se marier un jour. À l’époque coloniale, la défection des cadets
devient une stratégie plus intéressante : les jeunes hommes abandonnent les chefferies
pour rejoindre les écoles missionnaires ou chercher du travail salarié en ville, dans les
plantations ou dans les mines. Ce départ représente une possibilité d’émancipation de
la tutelle des aînés. Partis travailler à l’extérieur du royaume, les free boys refusent ainsi
de reverser leur salaire au roi, comme ils devraient normalement le faire, entrant ainsi
en rébellion ouverte contre le pouvoir. Au tournant du XXe siècle apparaissent les
premières révoltes violentes des cadets contre les chefferies avec le mouvement des
tapenta. Il s’agit d’une troupe de soldats irréguliers, devenus mercenaires à leur propre
compte après avoir rompu les attaches avec leur chefferie d’origine et les autorités
coloniales. Portant uniformes et fusils allemands, ils mettent la région à feu et à sang.
Le terme « tapenta » provient de l’anglais interpreter et désignait à l’origine les
traducteurs au service de l’administration coloniale ; il a ensuite servi à qualifier toute
personne parlant une langue européenne ou, plus largement, maîtrisant le savoir des
Blancs sous quelque forme que ce soit. C’est ainsi en s’appropriant les ressources des
Blancs – leur langue, leurs habits et leurs fusils – que les cadets en rupture de ban
trouvent les moyens de s’affranchir des chefferies. Les révoltes des cadets se répètent
tout au long du XXe siècle dans les Grassfields. Ainsi la rébellion des « maquisards » de
l’Union des populations du Cameroun des années 1950-1960 (Mbembe 1996) : il s’agit à
la fois d’une insurrection anti-coloniale et d’une révolte des cadets contre les élites des
chefferies, alliées du pouvoir colonial. En insistant sur l’importance des révoltes des
cadets, Nicolas Argenti retrace ainsi l’émergence d’une nouvelle force politique : la

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« jeunesse ». Il s’agit d’une catégorie liminale, née de l’incapacité de l’État tant colonial
que postcolonial à offrir une alternative à la séniorité traditionnelle, et rassemblant
ceux qui refusent de rester des « enfants » assujettis aux élites, mais qui ne peuvent
pour autant accéder au statut d’« aînés » et se retrouvent ainsi entravés dans leurs
aspirations d’émancipation.
Jean-Pierre Warnier et Nicolas Argenti nous livrent en définitive deux versions très
différentes de la situation des cadets. Certes, chaque micro royaume des Grassfields est
singulier. Oku, plus isolé dans la montagne, offre moins de possibilités d’échappatoire :
les tensions entre aînés et cadets y sont donc plus vives. À Mankon, les querelles
intestines se sont davantage focalisées sur un conflit de succession au sein même de
l’aristocratie du palais (entre 1920 et 1960). Cependant, la divergence entre les deux
auteurs est avant tout une question de perspective. Jean-Pierre Warnier adopte d’une
certaine façon le point de vue du roi3 : il décrit les cadets comme des récipients vides
qui dépendent du pouvoir dispensateur du souverain pour exister. Les notables du
palais sont ainsi les seuls à posséder une véritable capacité d’action. Nicolas Argenti
s’attache à restituer la perspective des cadets de manière plus charitable. Refusant d’en
faire de simples récipients passifs, il leur accorde une plus grande capacité d’action
politique. Il s’inscrit en ce sens dans le récent courant de recherches consacrées aux
enfants et aux adolescents dans l’Afrique postcoloniale, qui insiste sur le fait que ces
derniers représentent une force active qui occupe désormais une place centrale dans
l’espace public (Honwana & de Boeck 2005). Alors que Jean-Pierre Warnier donne une
version finalement très bourdieusienne de la domination et de son intériorisation par
les dominés, Nicolas Argenti en donne une version plus foucaldienne qui laisse la place
à l’analyse des pratiques de résistance qui se logent dans les interstices des rapports de
pouvoir. Les cadets ne sont pas des corps disciplinés au point de ne pouvoir résister. Si
une domination hégémonique pénètre les corps et les esprits au point d’échapper en
bonne partie à la conscience critique, les pratiques de résistance qu’elle suscite peuvent
toutefois se situer elles aussi dans cette même zone grise de la conscience vague,
« espace entre le conscient et l’inconscient » (Comaroff & Comaroff 1991 : 29). En effet,
la rébellion ne passe pas nécessairement par un discours critique clairement articulé,
mais peut également s’exprimer dans des pratiques non discursives plus ambiguës – ce
que James C. Scott (2009) appelle le domaine de « l’infra-politique ». Contre les théories
de l’hégémonie qui dominent la sociologie critique, cet auteur souligne l’importance
des pratiques souterraines de résistance qui se cachent derrière les discours (ou les
silences) publics des groupes subalternes. Attentif à ces « armes des faibles » (pour citer
le titre d’un précédent ouvrage de James Scott paru en 1985), Nicolas Argenti reprend
ainsi la question de l’adhésion ou de la résistance des cadets posée par Jean-Pierre
Warnier, mais propose de décaler le regard en s’intéressant aux danses de masques. Les
mascarades des Grassfields sont en effet le lieu d’une tension persistante entre les aînés
et les cadets.

Mascarades ambiguës
10 Se démarquant de l’approche fonctionnaliste du rituel comme instrument au service de
l’ordre social, Nicolas Argenti insiste sur l’imagination historique que les mascarades
expriment. Il s’inscrit ainsi dans la perspective des Comaroff sur le « rituel comme
pratique historique » (Comaroff 1985 : 194) et s’inspire plus particulièrement de
l’ouvrage de Rosalind Shaw, Memories of the Slave Trade (2002), qui montre comment la

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mémoire de la traite négrière au Sierra Leone passe moins par des discours explicites
que par l’imaginaire de la possession par les esprits, de la divination et de la sorcellerie.
De même dans les Grassfields, la violence fondatrice des royaumes, la terreur de
l’esclavage et de la colonisation, la brutalité de l’antagonisme entre les cadets et les
élites ne font aujourd’hui l’objet d’aucun discours explicite. Ce sont en fait les danses de
masques qui témoignent à leur manière de ce passé violent mais silencieux. En effet, la
mémoire sociale des événements passés – surtout lorsqu’ils sont traumatisants – ne
relève pas nécessairement de la mémoire déclarative, mais peut tout aussi bien
mobiliser la mémoire procédurale. Les mascarades offrent ainsi, à qui sait les lire, une
« récapitulation de l’histoire des Grassfields » (p. 242). En envisageant les danses de
masques comme la mémoire incarnée du passé des Grassfields, Nicolas Argenti rejoint
par conséquent l’approche de Jean-Pierre Warnier, centrée sur les pratiques non
discursives et la culture incorporée. À vouloir déchiffrer les significations implicites des
mascarades, il s’expose cependant du même tenant au risque de la surinterprétation
(Olivier de Sardan 1993)4.
11 Les danses de masques sont omniprésentes dans les Grassfields. Les plus importantes
d’entre elles sont les mascarades officielles qui ont lieu pendant les festivals royaux. De
nombreux masques s’y donnent en spectacle : Nkok qui représente une bête sauvage,
Mabu le bourreau du palais, etc. Le terme qui signifie « masque » (kekúm) possède un
champ sémantique qui dépasse l’objet lui-même, car il désigne également des
personnages non masqués, comme par exemple les bouffons Nokan. Les porteurs de
masque sont des notables du palais qui payent parfois fort cher pour intégrer une
société secrète de masques. Évocation implicite du passé, les mascarades remémorent
notamment la traite des esclaves. Selon Nicolas Argenti, les cauris qui ornent les
costumes représentent la monnaie qui servait d’unité de valeur pendant la période de
la traite. De même, les épées portées par des masques effrayants qui chargent
l’assistance rappellent les razzias des négriers peuls. Les masques incarnent en réalité
des entités ambiguës : Mabu est à la fois une proie et un prédateur, un autochtone et un
étranger, un esclave et un négrier. Cette ambivalence passe par tout un jeu de
condensations et d’inversions rituelles qui sont d’autant plus ambiguës qu’elles restent
implicites – procédé que Nicolas Argenti appelle « l’indétermination poétique » des
mascarades. La formule n’est sans doute pas très heureuse, dans la mesure où
l’ambivalence des mascarades tient moins à un prétendu flou poétique qu’à une
dynamique interactionnelle aussi précise qu’efficace, comme le montre bien le
comportement des masques à l’égard de l’assistance. Ainsi, les acolytes qui escortent le
masque Aga sollicitent des offrandes avec une insistance muette : une main tendue,
l’autre brandissant une lance, ils sourient énigmatiquement, les yeux écarquillés. Cette
posture paradoxale condense une série d’attitudes antithétiques : la lance contredit la
main tendue et le sourire ; le caractère impérieux de la sollicitation contredit le fait
qu’il s’agisse d’une offrande. Les auxiliaires du masque se placent ainsi dans une
posture qui relève simultanément de la soumission et de la domination vis-à-vis des
spectateurs qu’ils abordent5. Ce comportement déstabilisant (de la part de notables qui
plus est) illustre bien la manière singulière dont les mascarades donnent à voir la
domination du palais.
12 Figures liminales associées à la fois à l’univers de la cité et à l’univers sauvage de la
forêt, les masques sont en effet à l’image du roi lui-même. Les mythes attribuent une
origine étrangère à celui qui est pourtant le fondateur de l’autochtonie du royaume. Le

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souverain, protecteur et nourricier, est également un dangereux prédateur : la


panthère est d’ailleurs son double animal. Les mascarades ne sont donc pas une
représentation transparente de l’histoire des Grassfields, mais reposent sur une série
de déplacements implicites. Elles représentent le pouvoir du palais comme s’il était une
défense nécessaire contre la menace d’agresseurs extérieurs (razzias de négriers ou
sorciers cannibales associés au monde de la forêt). Les masques représentent à la fois la
menace dont le palais protège les sujets et la violence au moyen de laquelle il les
protège. Mais cela oblitère du même tenant le fait que ce sont en réalité les élites du
palais qui exercent une violence intestine à l’égard des sujets de leur propre royaume :
en les réduisant en esclavage pour s’enrichir ou en les accusant de sorcellerie pour faire
taire les indociles. Le palais se présente ainsi comme le protecteur de ceux-là même
qu’il terrorise. Les mascarades officielles participent par conséquent de la légitimation
du pouvoir du palais : elles mettent en scène la violence du passé en la travestissant, en
la « masquant » pourrait-on dire.
13 Du fait même de leur ambivalence, les danses de masques peuvent néanmoins faire
l’objet d’une double lecture. Nicolas Argenti s’intéresse ainsi à la façon dont les cadets
eux-mêmes perçoivent les cérémonies officielles, à rebours de la version hégémonique
du palais. Les mascarades offrent en effet un registre de choix pour examiner le rapport
ambigu entre la soumission et l’insoumission des cadets. Selon Nicolas Argenti, si les
cadets accourent par milliers aux festivals royaux, c’est que le spectacle des masques
terrifiants chargeant l’assistance mettrait crûment en lumière la violence que leur fait
subir le palais : loin de masquer leur oppression, il la démasquerait au contraire. De
leur point de vue, les mascarades ne sont donc pas une innocente commémoration
folklorique, mais un spectacle d’une brûlante actualité : elles manifestent un passé de
violence et d’oppression qui se continue dans le présent. À travers les mascarades, les
cadets peuvent revivre la répétition du passé, non pas sur le mode du traumatisme,
mais sur un mode plus ambigu qui associe la terreur et le plaisir. En somme, les cadets
parviendraient à jouir du spectacle de leur domination. La démonstration de Nicolas
Argenti, parfois trop psychologisante, n’emporte toutefois pas entièrement la
conviction. Quoiqu’il s’en défendrait très certainement, son argumentation suppose
une théorie de la « sublimation » qui n’est pas véritablement étayée, alors même qu’il
entend se démarquer du modèle cathartique des « rites de rébellion » selon Max
Gluckman (1963)6 : les cadets parviendraient à trouver du plaisir dans une
représentation de la terreur, dans la mesure où celle-ci ne passe pas par un discours
explicite, mais par une performance esthétique qui joue sur l’implicite et l’ambiguïté.
En réalité, la séduction qu’exercent les mascarades du palais sur les cadets est moins
une affaire de catharsis que, là encore, de dynamique interactionnelle. Les mascarades
reposent sur l’articulation des conduites manifestes des notables masqués et des cadets
les uns envers les autres : l’implication de chacune des deux parties s’appuie sur la
perception du comportement de l’autre partie à son propre égard7. Même s’ils ne sont
que spectateurs, les cadets jouent un rôle crucial : sans eux, les mascarades perdent
leur sens. Pour manifester leur pouvoir, les notables du palais ont besoin des cadets qui
fuient devant leurs masques. Mais les cadets ne sont pas entièrement dupes du rôle
qu’on leur fait jouer. Ils peuvent même s’imaginer que ce sont en fait eux qui dupent le
palais en jouant son jeu. C’est cet écart entre les perspectives des deux parties qui rend
possible le plaisir ambigu que les cadets peuvent tirer de la participation au spectacle
de leur sujétion par les masques du palais. Les attitudes émotionnelles et épistémiques

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des cadets envers les mascarades sont, en définitive, les produits émergents d’une
dynamique interactionnelle sous-jacente.
14 Les grandes mascarades du palais ne représentent cependant qu’une fraction des
innombrables danses de masques des Grassfields. Chaque chefferie, chaque lignage,
chaque village possède également ses propres masques. Ces mascarades villageoises
sont subordonnées à celles du palais, qui leur servent de modèle : tout nouveau masque
doit en effet être approuvé par le roi. Cela n’en fait pas pour autant de simples
décalques des danses de masques du palais. Même si elles sont sous le contrôle des
aînés, les mascarades villageoises font l’objet d’une appropriation par les cadets : ce
sont eux qui en sont les membres les plus actifs et qui inventent constamment de
nouveaux masques. Les cadets ne sont donc plus cantonnés dans le rôle de spectateurs,
mais sont des acteurs à part entière des mascarades. Au village, les masques
apparaissent notamment lors des retraits de deuil. Comme souvent en Afrique
subsaharienne, ces secondes funérailles sont vécues sur le mode des réjouissances : il
s’agit en effet de « danser la mort » (alors que lors des funérailles, on « pleure la
mort »). Les mascarades villageoises se révèlent ainsi nettement plus festives que celles
du palais, plus violentes et plus sinistres. Alors que les cérémonies du palais évoquent
l’exclusion des cadets du mariage, les spectacles villageois sont l’occasion de jeux de
séduction entre garçons et filles. Nicolas Argenti montre en outre comment les
mascarades villageoises sont mises au service de rites féminins de fécondité,
s’attachant ainsi à restituer le point de vue des femmes, davantage absentes du livre de
Jean-Pierre Warnier (qui a tendance à rabattre la perspective des femmes sur celle,
dominante, des hommes).
D’autres danses, d’origine récente, expriment plus nettement encore l’autonomie des
dominés vis-à-vis du palais (Argenti 1998, 2001, 2004). Il s’agit de mascarades
organisées par des femmes ou des jeunes hommes, souvent interdites par le palais et
portant des noms évocateurs (tel le groupe «Mondial »). Dans les Grassfields des années
1960-1970, un groupe de danse nommé « Air Youth » remplace ainsi les masques
traditionnels par un accoutrement militaire et une esthétique moderne. En mimant les
« gendarmes » de sinistre réputation qui incarnent la violence de l’État postcolonial,
cette nouvelle danse représente une tentative d’appropriation imaginaire du pouvoir
de l’État par les cadets opprimés.
Les jeunes enfants jouent également à faire des mascarades comme celles des adultes.
Entièrement organisées par des enfants (entre trois et douze ans), ces danses échappent
alors totalement au contrôle des aînés. Ces mascarades enfantines mettent en scène des
militaires, le parti d’opposition du SDF ou encore des Blancs, sur une chorégraphie
inspirée de la musique populaire. Elles permettent aux enfants de s’approprier sur un
mode ludique le monde dans lequel ils vivent, aussi bien la violence politique que la
modernité marchande. Il est d’ailleurs révélateur que, contrairement aux adultes, les
enfants ne fabriquent pas leurs masques avec des éléments provenant du monde de la
forêt, mais avec des « détritus de la modernité » tels que des vieux bidons ou des
cartons.
On pourrait penser que ces imitations des mascarades officielles témoignent de
l’aliénation des dominés incapables de sortir du modèle hégémonique imposé par le
palais. Ce sont en réalité des réappropriations originales qui ne laissent pas indemne le
modèle officiel (sur ces questions, cf. Bonhomme 2010). En faisant référence à Mikhail
Bakhtine (1970), auteur incontournable d’une certaine anthropologie postmoderne,
Nicolas Argenti souligne ainsi que les cadets, les femmes et les enfants n’imitent les

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mascarades du palais que pour mieux les détourner de manière carnavalesque : il s’agit
en quelque sorte de mascarades de mascarades, parodies festives qui offrent aux
dominés un espace de contestation possible. Cette transformation mimétique possède
un effet cathartique : le rire carnavalesque crée un décalage réflexif qui permet de
mettre à distance la domination du palais – ce que Jean-Pierre Warnier notait lui aussi
au passage à propos des éclats de rire de ces femmes « au tempérament bien trempé ».
Dans l’Afrique postcoloniale, la dérision grotesque sert en effet souvent d’arme des
faibles : les dominés se moquent du pouvoir en le mimant à l’excès (Mbembe 1992 ;
Toulabor 1981). En définitive, Nicolas Argenti lit dans les mascarades villageoises un
« contre-discours » des cadets face au discours hégémonique du palais. Reste alors en
suspens la question du rapport ambigu entre ces danses de masques et les mouvements
de révolte plus frontaux : les mascarades relèvent-elles d’une résistance « réelle »,
« symbolique » ou « imaginaire » (sur ces questions, cf. Althabe 1969) ? Quelle est en
somme la portée politique du « contre-discours » véhiculé par les masques des cadets ?
On peut d’ailleurs noter que ce terme n’est sans doute pas le plus approprié pour
qualifier des performances rituelles qui ne passent justement pas par un discours
articulé. Tout se passe comme si la métaphore linguistique, chassée par la porte,
revenait par la fenêtre. Ce travers se retrouve d’ailleurs dans l’ouvrage de Jean-Pierre
Warnier lorsqu’il lit dans les corps des sujets la « Constitution écrite » du royaume
mankon (p. 280). Ces lapsus révélateurs témoignent bien de la difficulté qu’une
anthropologie habituée à « entextualiser » la culture éprouve à rendre compte des
pratiques non discursives. Il n’en reste pas moins que les ouvrages de Jean-Pierre
Warnier et de Nicolas Argenti constituent, chacun à leur manière, des contributions
importantes et stimulantes pour saisir comment, à travers des pulvérisations de vin de
palme ou des danses de masques, le pouvoir pénètre les corps aussi bien que les esprits,
mais également pour appréhender les modalités ambiguës de la participation ou de la
résistance des dominés à la domination.

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NOTES
1. L’expression « tirelire vitale » n’est pas des Mankon eux-mêmes, mais de prêtres
catholiques bamiléké dont la position d’entre-deux leur aurait permis, selon Jean-
Pierre Warnier, de mettre en mots ce que les autres ne peuvent habituellement
formuler.
2. Assimiler célibat et chasteté forcée suppose toutefois un arrimage de la sexualité au
mariage qui est loin d’aller de soi : interdire l’adultère ne le rend pas impossible, cela le
rend clandestin. On ne peut donc faire l’impasse sur la question de l’écart entre les
normes morales et les pratiques réelles.
3. Il est par exemple flagrant qu’il adopte le point de vue des élites polygames sur la
sexualité des cadets, ou plutôt sur leur absence supposée de sexualité. Lorsque les
cadets accèdent de manière ouverte à la sexualité dans les années 1980-1990, les aînés
se lamentent alors de la « dépravation morale » des jeunes générations à laquelle ils
attribuent l’épidémie de VIH/SIDA.
4. Les adeptes du culte Haouka, né dans les années 1920 au Niger, sont possédés par des
esprits liés au monde colonial. Paul Stoller (1995), à la suite de Jean Rouch (1955), y voit
une « comédie horrifique » qui moque avec un humour cruel le pouvoir blanc. La
résistance au colonisateur s’exprimerait ainsi directement dans le spectacle violent des
corps possédés – interprétation politique que Jean-Pierre Olivier de Sardan critique ou,
du moins, nuance.
5. Sur la condensation paradoxale dans le rituel, cf. Houseman & Severi (1994).
6. Max Gluckman voit dans les « rites de rébellion » une soupape de sûreté qui permet
aux tensions sociales de s’exprimer dans un cadre contrôlé.
7. Sur la dynamique relationnelle des mascarades, cf. Bonhomme (2006 : 182-184). Voir
aussi Smith (1984 ) ; Houseman (2002).

INDEX
Mots-clés : pouvoir, corps, domination, roi, royauté, cadet, mascarade, Grassfields, Cameroun
Keywords : Power, Body, Domination, King, Kingship, Youngest Boy, Masquerade, Grassfields,
Cameroon

AUTEUR
JULIEN BONHOMME
Musée du quai BranlyDépartement de la recherche et de l’enseignement, Paris

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Comptes rendus

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Comptes rendus

Histoire & épistémologie


Claude Hélène Perrot, Les Éotilé de Côte d’Ivoire aux XVIIIe et XIXe
siècles. Pouvoir lignager et religion, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2008, 256 p., bibl., index, ill., fig. (« Homme et société »
33)

1 DANS LES ANNÉES 1960 et 1970, s’est constituée, sans en porter le titre, ce que l’on pourrait
appeler une école africaniste française ou plutôt francophone qui n’a jamais, à
proprement parler, théorisé sa pratique, a rassemblé des personnalités de divers
horizons disciplinaires (de l’ethnologie à l’histoire en passant par la géographie, la
sociologie et l’économie) et peut revendiquer quelques maîtres ou inspirateurs aussi
bien dans la génération qui l’a précédée en France que dans l’école de Manchester en
Grande-Bretagne ou, un peu plus tard, dans la « micro storia » italienne.
2 Ce mouvement, composé de courants divers, s’est exprimé dans des monographies
villageoises ou régionales qui sont en général très riches, très scrupuleuses et
fournissent à qui veut réfléchir sur des thèmes plus larges et transversaux, comme la
religion ou le pouvoir, une inestimable matière première. Ce qui ne signifie pas que,
dans la plupart d’entre elles, cet effort de comparaison ou de réflexion n’ait pas été
largement amorcé, en dépit du caractère local et minutieux de l’étude ; mais, sous
l’influence sans doute de l’anthropologie britannique, le souci de l’observation y est si
respecté qu’on peut le plus souvent y faire une claire distinction entre les éléments
descriptifs et la partie spéculative, en sorte que, à la limite, on pourrait s’appuyer sur
ces mêmes éléments pour en proposer une autre interprétation. C’est bien là, à mon
sens, l’éloge le plus fort qu’on puisse faire d’une monographie.
3 Les remarques précédentes pourraient inspirer une certaine nostalgie. Il y a eu, dans la
vingtaine d’années qui a suivi les indépendances dans l’Afrique francophone, un certain
optimisme qui s’est traduit, non parfois sans difficultés politiques, par une
collaboration ouverte et amicale entre chercheurs français et africains et, sur le plan
intellectuel, par l’éclosion d’un certain nombre d’œuvres majeures comme celles, pour

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en rester à la Côte d’Ivoire si chère au cœur de Claude Hélène Perrot, de Harris Memel-
Fotê et d’Henriette Diabaté. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à la fois à l’histoire
tout court et à celle de nos disciplines, on peut craindre que le temps de ces œuvres
ancrées dans l’expérience d’un terrain particulier soit aujourd’hui révolu.
4 Dans ce contexte, le livre de Claude Hélène Perrot a la valeur d’un rappel à l’ordre.
Minutie apportée au recueil des traditions locales, soin mis à donner la parole aux
informateurs, croisement des témoignages oraux avec les sources écrites disponibles
(les plus anciennes remontent au XVIIe siècle), comparaison avec les populations
voisines, tout dans ce subtil démontage et ce savant remontage de l’histoire des Eotilé
contribue au caractère exemplaire de la belle mosaïque régionale que Claude Hélène
Perrot a su élaborer au fil des années.
5 Elle est connue comme la grande spécialiste du royaume anyi du Sanwi, à propos
duquel elle a su mettre en valeur le fonctionnement d’un système monarchique qui fait
une place importante aux esclaves et à leurs descendants. Elle a étudié les grandes
mises en scène symboliques qui assurent la perpétuation du royaume, comme les
rituels d’inversion au cours desquels les descendants de captifs jouent un rôle essentiel.
Ici, l’accent est mis sur la gestion des liens qui, depuis le XVIIe siècle, faisaient
théoriquement du pays éotilé une dépendance du Sanwi, dépendance qui s’est atténuée
dans le courant du XIXe siècle. Les Eotilé, grâce à leur système lignager fort articulé à
une organisation religieuse cohérente, dont l’auteure explore méticuleusement toutes
les subtilités, ont alors acquis une relative autonomie par rapport au pouvoir royal.
6 L’œuvre de Claude Hélène Perrot constitue, certes, un apport majeur à l’histoire de la
Côte d’Ivoire. Elle est également un modèle de travail de terrain, une référence
inévitable non seulement pour les anthropologues et les historiens s’intéressant à
l’Afrique, mais aussi pour tous ceux que passionnent aussi bien la question de l’apport
des traditions orales à la connaissance historique que celle, toujours récurrente dans
des contextes différents, du rapport entre organisation politique et organisation
religieuse.
Marc Augé

Paul Rabinow & George E. Marcus with James D. Faubion & Tobias
Rees, Designs for an Anthropology of the Contemporary, Durham-
London, Duke University Press, 2008, 140 p., notes, index

7 DEPUIS PRÈS de trente ans, l’ethnologie est engagée dans une réflexion critique qui
concerne tout aussi bien ses « méthodes » (le terrain, l’observation participante), que
ses modes narratifs et ses objets traditionnels (les notions de « société » et de
« culture » sont de plus en plus remises en cause du fait des limites et réifications
arbitraires qu’elles imposent). En découle un malaise profond au sein de la profession
qui rejaillit négativement sur son positionnement dans le champ des sciences sociales,
sur la légitimité du travail de terrain, sur un style ethnographique qui peut paraître
plus esthétisant qu’analytique et, en définitive, sur les vocations que l’ethnologie peut
susciter. Le constat vaut pour la France, mais aussi pour la discipline telle qu’elle est
pratiquée dans le monde anglo-saxon. Divers ouvrages ont contribué à ce travail
d’introspection, qui va de pair avec un déni postmoderne de la pertinence des
différents paradigmes théoriques jusqu’alors inculqués. Ces ouvrages sont nombreux,
mais ceux auxquels se réfère le présent recueil d’entretiens sont principalement

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Reinventing Anthropology édité par Dell Hymes en 1972, Fieldwork in Morocco de Paul
Rabinow (1977) et Writing Culture édité par James Clifford et George E. Marcus en 1986 1.
8 On a reproché à ces ouvrages de remettre en cause les canons de la discipline, sans
vraiment proposer d’alternative épistémologique et méthodologique. Paul Rabinow et
George Marcus ont, depuis, tenté de combler le vide ainsi créé en proposant, aussi bien
dans leurs cours que dans leurs récents écrits, des formes d’action et des appareillages
conceptuels qui permettraient à l’ethnologie d’assumer une fonction originale dans
l’analyse des faits sociaux et culturels contemporains2. D’où l’idée de Tobias Rees de
réunir ces deux protagonistes d’une refonte de la discipline pour une série d’entretiens,
auxquels participa également James Faubion, un collègue de George Marcus et ami de
Paul Rabinow.
9 Qu’est-ce que l’ethnologie aujourd’hui, dès lors que la discipline n’est plus seulement
l’étude ethnographique du lointain et de l’autre culturel ? Telle est la question au cœur
du débat. Pour aborder le problème, les deux auteurs se rejoignent sur de nombreux
points tout en se réclamant d’orientations sensiblement différentes. D’un côté, Paul
Rabinow mobilise de multiples références philosophiques (Nietzsche, Hegel, Sartre,
Foucault, Derrida) pour rompre radicalement avec les modèles sociaux et culturels du
passé. Selon lui, le présent est un défi conceptuel et logique majeur du fait des
changements complexes dont il est l’expression. Son projet consiste à identifier et
caractériser de tels changements en se référant, dans ses travaux les plus récents, au
point de vue des experts et des élites3. George Marcus privilégie à l’inverse le point de
vue des gens du commun et cherche à établir des passerelles entre les modalités
techniques antérieures et contemporaines du terrain et de l’ethnographie, afin de
maintenir un lien historique sur le plan pédagogique. Il interpelle Rabinow sur la
priorité que ce dernier confère aux prémisses et à l’émergent (untimely), au détriment
des formes et normes culturelles mieux établies et dont la portée sociologique et
symbolique est du même coup plus facile à saisir. Il y a là, selon lui, un risque
dangereux de confusion entre le travail journalistique ou d’expertise qui réagit « à
chaud » aux événements et l’œuvre ethnographique dont l’une des priorités est le
temps donné au « temps du terrain » et dont la propriété distinctive est le recul
analytique. Concernant les formes de partenariat épistémiques qui s’engagent par
l’observation participante, Paul Rabinow s’efforce de créer un espace de contiguïté,
hétérotypique, où plusieurs personnes collaborent dans le respect de leurs différences,
là où George Marcus conçoit ce partenariat dans les termes plus classiques de
l’appropriation mutuelle. L’un et l’autre se rejoignent cependant sur un constat :
l’ethnologie étudie encore aujourd’hui les processus adaptatifs avec des moyens
développés pour des peuples supposés vivre hors du temps. De plus, l’un des
enseignements à tirer de Writing Culture est qu’il faut « déparoissialiser » la discipline,
c’est-à-dire la rendre plus ouverte à des expériences ethnographiques et à des
élaborations intellectuelles neuves, aux objets élargis (l’analyse des milieux financiers,
juridiques, bio-technologiques, par exemple), sans verser dans l’empirisme ni dans des
paradigmes clés qui verrouillent la créativité du chercheur.
10 De la confrontation d’idées constitutive de l’ouvrage résultent deux concepts
programmatiques, objets d’un relatif consensus : celui de design (projet, plan, maquette)
et celui, corrélatif, de design studio qui prend pour modèle le travail coordonné des
cabinets d’architectes. Le terme design recouvre tout à la fois la forme prise par le
terrain et sa présentation textuelle. En amont, il renvoie à l’effort pédagogique pour

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apprendre aux étudiants l’art de concevoir leur propre projet selon deux postulats de
départ : 1) il existe des faits culturels susceptibles de se constituer, selon des
trajectoires temporelles variées, en assemblages évolutifs, selon Rabinow, ou en séries
de processus disjoints (contraptions), selon Marcus, mais pas de culture que l’on puisse
clairement circonscrire ; 2) l’ethnographie contemporaine se doit d’être multi-située,
car elle doit combiner le résiduel, l’émergent et le dominant. Partant de là, le design
studio, explique Tobias Rees dans la conclusion, est un espace institutionnel où l’on
transmet ces principes et, plus généralement, l’équipement conceptuel de base de la
discipline et ses techniques. C’est aussi un lieu où l’on présente les prémisses de sa
recherche, où l’on se familiarise avec la littérature pertinente, où l’on se sensibilise à
l’histoire unique qui émerge du rapport au terrain et où l’on discute ce qui en constitue
les données.
11 Finalement, les orientations épistémologiques des quatre contributeurs de l’ouvrage
consacrent un mode de pensée que Paul Rabinow qualifie lui-même de casuistique (p.
102), mode de pensée selon lequel il n’y a pas de systèmes ou de structures, mais des cas
particuliers. L’ethnologie devrait seulement être définie par référence à sa méthode et
un ensemble commun de questions et de problèmes à résoudre. Le hiatus est que lesdits
problèmes et questions ne sont pas abordés dans le présent volume. Paul Rabinow est
sans doute actuellement l’ethnologue américain qui connaît le mieux la France. Il y a
étudié et enseigné. Pourtant, George Marcus et lui ne prennent pas en compte la
tradition durkheimienne et son ambition anthropologique visant à découvrir, par
l’entremise d’une sociologie comparative, des lois de portée générale, applicables à
l’ensemble de l’humanité. Or, la recherche de ces lois fait partie des questions et
problèmes à résoudre. De manière assez simpliste, ils font du « terrain » le facteur
distinctif essentiel de la discipline, alors que celui-ci a toujours été un terme générique
commode recouvrant une grande variété de méthodes et, à ce titre, n’est guère
fédérateur. Quant au design studio, les options pédagogiques qui le caractérisent sont
pour l’essentiel déjà mises en pratique dans nombre de formations doctorales, en
France notamment. Par conséquent, on ne voit pas très bien en quoi, les propositions
qui jalonnent le livre peuvent, en dépit du caractère original et utile de certaines
d’entre elles, permettre de surmonter la crise existentielle que la discipline traverse
actuellement.
Bernard Formoso

Marcel Detienne, Où est le mystère de l’identité nationale ?, Paris,


Panama, 2008, 152 p., notes bibliogr., annexes (« Cyclo »)

12 LE TITRE du dernier ouvrage de Marcel Detienne pourra d’abord laisser perplexe : non
que l’identité nationale soit, pour un lecteur d’Europe occidentale, un sujet exotique a
priori, loin s’en faut ; probablement ne s’étonnera-t-il pas trop non plus d’abord que
cette identité se donne comme un « mystère » : c’est progressivement, au fil de
l’exploration, que le mot prendra tout son sens, révélant sa charge d’étrangeté. Ce qui,
en revanche, piquera d’emblée sa curiosité, c’est que la question soit posée en termes
de lieu.
13 Elle se démarque ainsi d’énoncés plus convenus (Qu’est-ce que le mystère de l’identité
nationale ? ou, plus assertorique : Le mystère de l’identité nationale ) qui promettraient un
questionnement sur la nature – sinon l’essence – de l’Identité, susceptible de se

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déployer dans la forme canonique d’une dissertation de philosophe. Cette dissonance


traduit en fait un écart méthodologique : l’identité nationale ne sera pas abordée de
l’intérieur, avec l’empathie de l’autochtone qui en éprouve les effets galvanisants dans
sa subjectivité (tel le Socrate du Ménéxène, envoûté par l’éloge de sa propre cité –
pp. 22-27 –, ou l’historien barrésien « affecté » par le passé de sa nation et qui écoute
refluer à travers lui la voix de la Terre et des Morts de sa patrie – pp. 96-99), mais
depuis l’extérieur, à partir d’un regard éloigné qui permet de la situer, de la localiser,
voire de la « remettre à sa place ».
14 Ce point de vue ne se réclame pourtant aucunement d’une illusoire transcendance,
grâce à laquelle le savant « objectif » prétendrait échapper au contexte historique de
son énonciation : ce qui permet de relativiser les représentations cristallisées – en
France ou en Allemagne – autour de la nation et de sa singularité, et d’en percevoir la
bizarrerie, c’est la démarche anthropologique ; elle s’appuie pour ce faire sur le
comparatisme, avec son double mouvement : aller visiter d’autres expériences de par le
monde et au long de l’histoire pour voir comment les hommes se sont ici et là
représenté leur lien à leur pays et se sont fabriqué un passé ; puis revenir sur la
manière dont en usent nos propres sociétés afin de constater à quel point des idées ou
des pratiques qui nous paraissaient aller de soi sont en fait surprenantes et dépourvues
d’évidence vues d’ailleurs – et, partant, s’interroger sur la dimension imaginaire ou
religieuse de ces « mythidéologies ». Bref, construire des comparables et s’en servir de
catalyseurs pour mieux comprendre les sociétés humaines, y compris les nôtres, en leur
riche variabilité.
15 Ce parcours en zigzag permet bel et bien cependant d’esquisser une topologie.
16 Il appert tout d’abord que la formule (empruntée à l’historien René Rémond) 4 ne fait
sens que dans l’espace d’une tradition occidentale imbue de christianisme, où se
développent conjointement une conception de la personne comme individu unique,
source et responsable de ses actes dans la durée (bientôt distingué de tout autre au
moyen de ses empreintes digitales, de son ADN et de sa carte d’« identité » par de zélés
fonctionnaires), et une mythologie de l’appartenance nationale ou de l’autochtonie.
Pour se convaincre que la personne ainsi conçue est l’invention d’un milieu culturel
singulier, il suffit de lui confronter les représentations de telles sociétés africaines, où
l’« individu » nous semble éclaté en de multiples composantes relativement autonomes,
ou encore celles de l’Inde bouddhiste pour laquelle aucun lien essentiel n’associe
l’« agent » à ses actes (pp. 34-35)… Il importe aussi d’en suivre la naissance progressive,
notamment dans les débats théologiques autour de la Trinité, puis au travers de ceux
opposant saint Augustin et Pélage, à l’issue desquels individuation et faute (sous la
forme du péché originel) seront durablement nouées ensemble ; cette tradition
chrétienne d’un homme tendu vers la mort (et l’éventuelle rédemption) et
inéluctablement marqué par la culpabilité servira de toile de fond aux modèles
d’historicité que les XIXe et XXe siècles déploieront.
17 Seconde réponse, plus focalisée : une identité nationale peut se fabriquer en
s’appuyant, selon l’expression de Maurice Barrès, sur « un cimetière et un
enseignement d’histoire » ; autour de ce double ancrage se coagule peu à peu, à
l’articulation des XIXe et XXe siècles, un petit complexe de représentations qui,
aujourd’hui encore, structurent la pensée nationaliste en France ; tandis que la police et
l’administration enserrent les individus dans les rets d’un état civil toujours plus
tatillon, idéologues et historiens fondent l’identité collective sur le legs du passé, censé

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habiter sinon hanter les vivants ; une connexion qui évoque les oraisons funèbres
d’Athènes quand, au cimetière du Céramique, on enterrait les morts à la guerre en
rappelant les origines autochtones et l’incomparabilité de la cité de Pallas. Pourtant les
morts grecs n’ont pas la présence envahissante des ancêtres de France, comme en
attestent les fondateurs de colonies, peu soucieux, quand il s’agit de s’implanter dans
une terre nouvelle, d’y transporter les restes de leurs défunts.
18 De fait, le christianisme a façonné chez nous de longue date, en délimitant et en
sanctifiant l’espace des cimetières à proximité des églises, l’idée d’une communauté
spirituelle associant morts et vivants, et sur cette tradition vient s’enter un puissant
courant imaginaire qui transmue l’historien en un tuteur des morts, à l’égard desquels
il se sent en dette ; sur les brisées de Michelet, il s’efforce alors de redonner vie aux
trépassés, voire, comme le revendiquent explicitement Michel de Certeau ou Paul
Ricœur, d’assurer par le truchement de l’écriture historienne un nouveau rituel
funéraire. Le devoir de mémoire envers les morts de la nation incombe au reste plus
largement à tous les patriotes, exhortés par Barrès à enraciner leur identité en
éprouvant en eux la présence des ancêtres et la voix de la terre de France, qui hérite
par extension de la sacralité des cimetières. Ramenée à son origine religieuse,
l’affirmation d’une dette envers les morts perd de son évidence, pour ne rien dire d’une
quelconque légitimité scientifique. Elle ne résiste pas au second coup de boutoir que lui
porte le comparatisme : en allant au Japon, en Australie ou en Israël, on se rend compte
que les relations à la terre sont tout autrement agencées, et la conception européenne
trahit derechef par contraste son caractère provincial.
19 Un pas de plus et voici que l’histoire occidentale, comme mode de relation au passé de
la collectivité, révèle aussi son étrangeté ; car d’autres « choix historiographiques » –
non moins cohérents, mais reposant sur des postulats radicalement différents –
peuvent être observés et servir de contrepoint. En Chine, les devinssacrificateurs et
leurs successeurs consignent au service de leur seigneur puis de l’empereur des
événements qu’aucun hasard ni contingence ne menacent, et dont le sens n’est
accessible qu’aux spécialistes des relations entre Ciel et terre (pp. 73-75) ; à Rome, le
pontife jouit certes d’une plus grande marge de manœuvre : il n’en articule pas moins
le temps des hommes avec le temps des dieux aux tournants du calendrier, frayant la
voie dans laquelle vont s’engager les Annalistes (pp. 75-76). En contrepoint de ces
expériences exotiques, Marcel Detienne dessine le parcours de l’« historialité »
heideggérienne. Revisitant l’imaginaire chrétien d’un homme déchu et voué à la mort –
mais libéré en l’occurrence de toute culpabilité –, le philosophe lui assigne un devoir
d’historicité, d’engagement en un choix personnel : celui que lui-même effectue en
s’engageant dans le parti nazi afin de collaborer à la Mission historique et spirituelle de
l’Allemagne du IIIe Reich (pp. 84-89) ? Cet itinéraire singulier illustre comment peuvent
se greffer l’une sur l’autre une conception de la personne soucieuse de trouver le Sens
profond de l’histoire (telle que philosophes et théologiens l’ont élaborée sous les
auspices du christianisme) et une idéologie de la Nation perçue comme le support
Unique et Incomparable de l’Identité. Un cheminement tout à la fois typique et
inquiétant par la logique qu’il révèle…
20 D’un côté à l’autre du Rhin, les représentations et sentiments constitutifs de l’identité
sont en effet renforcés et structurés par la solide armature intellectuelle véhiculée par
les histoires nationales respectives, dont l’œuvre d’Ernest Lavisse est en France le
monumental paradigme. Un genre littéraire homogène se développe, dont le caractère

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idéologique, voire mythique, apparaît de plus en plus nettement, depuis les travaux
d’historiens critiques comme Gérard Noiriel, Suzanne Citron ou Claude Billard et Pierre
Guibbert. Retenons une similitude et une différence : ici et là se manifeste la tendance à
projeter l’existence de la nation dans un passé antérieur à sa constitution historique
(comme si elle avait existé de toute éternité) ; en revanche, si la mystique de la Terre
est commune aux deux traditions – qui se forgent l’une par rapport à l’autre et se
reflètent largement en miroir –, l’imaginaire allemand se focalise davantage sur une
fantasmatique du sang en sa pureté, dont on peut mesurer les ultimes conséquences
quand la hantise de la souillure conduit à l’extermination méthodique des étrangers
(pp. 105-109). En France, le thème de l’élection (et de la Mission civilisatrice) le dispute
à celui de la précocité – à s’unifier, se constituer en État et se raconter l’histoire de ses
origines. Comme s’il existait là une prédisposition innée à la mémoire et au national ;
que cette naturalisation de constructions culturelles relève de l’idéologie ressortirait
d’autant mieux si l’on confrontait de telles allégations de précocité à leurs analogues en
d’autres cultures qui se prétendent « primordiales ».
21 L’ouvrage dessine donc quelques mailles des réseaux que tissent les mythidéologies
nationalistes, et incite à les explorer de manière plus approfondie afin de les mieux
exorciser. Car en juxtaposant les traditions, le comparatisme permet de déconstruire
ces assemblages et de montrer au mieux la dimension irrationnelle des relations qui les
sous-tendent. Avec l’espoir, sans doute, que l’on pourra ainsi « amener un groupe de
gens à prendre [un peu] conscience [d’une partie] de la manière dont vit un autre, et,
par là, [d’une part] de la sienne » (p. 18, en guise de définition du programme
anthropologique), mais peut-être aussi que – dès lors qu’elles ne seront plus perçues et
révérées comme des « mystères » impénétrables et indiscutables, mais que l’arbitraire
et l’artificialité des réseaux notionnels qui les organisent auront été étalés au grand
jour – on se gardera mieux des dangers que recèlent ces croyances.
22 Terminons sur deux interrogations : l’une plutôt théorique, l’autre plus historique et de
comparatisme appliqué.
En marge du comparatisme déployé tout au long de l’étude, qui est, nous l’avons dit,
essentiellement contrastif, destiné à faire percevoir l’originalité de chaque univers
culturel, de chaque complexe idéologique en montrant que ce qui nous paraît naturel
devient étrange dès que l’on sort de notre civilisation pour l’observer depuis l’ailleurs
d’un autre groupe, on croit en voir apparaître, beaucoup plus fugacement il est vrai, un
second ; celui-ci procède par rapprochement et utilise l’analogie afin de mettre au jour
une dimension – religieuse en l’occurrence – dans un domaine qui ne semblait pas la
comporter : ainsi en va-t-il de la mobilisation des micropuissances multiples des
polythéismes (romain, africains ou japonais) afin d’appréhender le grouillement de
petits concepts singuliers que les historiens de l’Europe moderne ont imaginés pour
habiter leur terrain (« Celle-qui-fait-être-dans-l’histoire », « Celle-du-passé-ensoi »,
voire « Celle-du-sens-de-l’histoire ») (pp. 69-71 : « Fictions de l’historicité ») ; par ce
rapprochement a priori incongru, ces notions perdent leur évidence et leur sérieux. La
terre « lieu de mémoire » est semblablement affectée quand on la réinscrit dans le
tableau d’une cosmologie élémentaire (« dans la mythologie de l’Occident, la Terre est
une haute figure, elle éclipse et le Ciel et l’Océan… », p. 96) : un comparatisme
« sauvage » donc, plus intuitif et moins fondé théoriquement peut-être, mais non moins
efficace à nous faire éprouver l’étrangeté au cœur même de notre tradition.
Second point en forme de question : l’auteur montre comment, dans la France du XIXe et

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du XXe siècle, les procédures de mise en fiche et d’état civil, à destination d’abord des
individus perçus comme suspects voire coupables, marchent la main dans la main avec
la construction d’une identité nationale enracinée dans la Terre et les Morts et étayée
par un enseignement d’histoire ; ce second aspect évoque les oraisons funèbres
athéniennes qui associaient l’hommage rendu aux hoplites tombés au combat à une
archéologie de la Cité exaltant la singularité incomparable des autochtones d’Attique
(Nicole Loraux y a consacré un livre devenu classique)5 ; il n’est peut-être pas
insignifiant que cette institution – de durée limitée – apparaisse dans un contexte qui,
comme l’a abondamment montré Louis Gernet6, voit aussi se développer un système
juridique et pénal d’où émerge (au détriment des anciennes solidarités familiales ou
gentilices) la notion d’une responsabilité individuelle – processus dont la tragédie
contemporaine se fait largement l’écho. On aurait alors, ici et là, la même corrélation
entre une poussée identitaire et nationaliste au niveau collectif (« une poussée
d’hypertrophie du moi en direction d’un “Nous, les Athéniens”», p. 23) et la
singularisation de l’individu en tant que coupable potentiel, criminel justiciable des
tribunaux de la Cité ou des repérages policiers. Une connexion à interroger plus avant,
en tenant compte de l’hétérogénéité des contextes (l’influence de la notion chrétienne
de faute ou le poids relatif des morts et des ancêtres dans les imaginaires respectifs).
Bernard Mezzadri

Didier Gazagnadou, La Diffusion des techniques et les cultures, Paris,


Kimé, 2008, 122 p., bibl.

23 DANS CE COURT ESSAI, l’auteur, spécialiste du Moyen Orient arabe et iranien, s’intéresse à
la question de la diffusion des techniques (principalement les techniques de transport
et de communication) à l’échelle mondiale et à son effet sur les cultures, ainsi que sur la
constitution d’un mode de subjectivation qui serait partagé par un nombre croissant
d’individus. Il plaide pour le développement de ce champ d’études en anthropologie et
principalement dans l’anthropologie des mondes musulmans, maillon faible des études
de cas de diffusions de la Chine vers l’Occident. Bien évidemment, la globalisation
constitue la toile de fond obligée de cette réflexion qui agite le monde des chercheurs
en sciences humaines et sociales, qu’ils soient historiens, sociologues, anthropologues,
géographes, économistes, etc. Didier Gazagnadou rappelle qu’il s’agit d’un « processus
historique de très longue durée » qui doit être « analysé au moins depuis 10000 ans et en
son point de départ : l’Eurasie », et qu’il aboutit « à la diffusion mondiale, depuis les XIXe
et XXe siècles, d’un même système technoscientifique et industriel » (p. 9). L’auteur se
situe dans la filiation d’André Leroi-Gourhan et de Joseph Needham, privilégiant
l’exemple eurasien qu’il connaît bien pour étayer sa démonstration.
24 L’intérêt anthropologique pour le phénomène de la diffusion technique et culturelle ne
date pas d’une trentaine d’années : dès la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1930, de
nombreux auteurs, rangés sous la dénomination de « diffusionnistes », s’intéressèrent à
une autre façon d’interpréter l’histoire culturelle de l’humanité, en réaction à la
matrice évolutionniste qui classait et rangeait les sociétés humaines sur un axe gradué
et orienté. Ils mirent en avant l’importance quantitative et qualitative de ces
migrations, de ces diffusions d’hommes, d’objets, de techniques, etc. On a
abondamment critiqué ce courant théorique, et les manuels d’histoire de
l’anthropologie ne sont pas tendres pour les diffusionnistes, tous mis dans le même sac

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sans beaucoup de nuance. À leur époque, leurs travaux constituèrent pourtant une
réelle avancée scientifique en tentant de circonvenir les excès d’un évolutionnisme
parfois trop rigide. On a oublié que, ce faisant, ils présentèrent une vision du monde
beaucoup plus fluide, et démontrèrent que les sociétés non occidentales étaient elles
aussi soumises au changement historique, qu’ils expliquèrent par les contacts et
emprunts entre civilisations. Didier Gazagnadou s’étonne et se désole avec raison de
constater que « la question des diffusions, qui avait suscité tant de discussions, a
presque complètement disparu du champ de l’anthropologie » et qu’elle a « même été
totalement refoulée » (p. 19) à cause du discrédit jeté sur ce courant théorique.
Souhaitant le réhabiliter en partie, il présente dans son premier chapitre un
récapitulatif des différentes écoles diffusionnistes (allemande, anglaise et américaine,
française), malheureusement trop approximatif et superficiel, ce qui n’aide pas à
comprendre « pourquoi cette question de la diffusion fut immédiatement un thème
polémique dans l’anthropologie [ni] les raisons de sa disparition » (id.), faute d’une
contextualisation fine de cette école de pensée anthropologique et des enjeux qui
présidèrent à sa mise en pratique. Malgré cette présentation allusive, on le rejoindra
pourtant sur son analyse finale. Ce qui est en jeu dans le diffusionnisme, c’est bien la
« question des causes de la transformation des sociétés humaines, donc celle des
rapports entre histoire et anthropologie », mais aussi la détermination de ce qui
caractérise l’identité d’une culture dans un contexte qui voit l’affirmation des
nationalismes : « accepter pleinement les faits de diffusion entre alors en contradiction
avec deux des thèmes centraux des idées du XIXe et du début du XXe siècle : l’idée
d’évolution et de stades évolutifs donc de sociétés plus évoluées que d’autres et celle de
la nature de l’identité de l’Europe » (p. 33). C’est sans doute l’une des idées les plus
subversives véhiculées par certains diffusionnistes et que l’on a totalement passée sous
silence lorsque le courant fut liquidé : la conviction qu’un même continuum
civilisationnel unissait toutes les sociétés humaines parce qu’elles se devaient toutes
quelque chose. Le diffusionnisme complexifiait le monde et l’histoire de l’humanité, il
estompait les lignes de partage entre primitifs et civilisés. En France, ce fut l’un des
apports décisifs de Paul Rivet et de Marcel Mauss que de marteler cette certitude et de
refuser de croire dans le caractère exceptionnel du monde indo-européen qui aurait
seul accompli la civilisation. Aux États-Unis, Franz Boas se servit du diffusionnisme
pour disqualifier l’idéologie racialiste et son obsession de la pureté.
25 Dans le deuxième chapitre, Didier Gazagnadou s’intéresse plus spécifiquement aux
anthropologues qui ont promu les études de diffusion des techniques (Mauss, Tylor,
Haudricourt, Cresswell, etc.), en développant surtout les travaux d’André Leroi-
Gourhan et son concept de tendance technique. Il s’arrête sur plusieurs cas fascinants
d’agnosie technologique, c’est-à-dire des cas de non-emprunt ou de refus de l’emprunt,
en citant des exemples qu’il connaît bien (le chariot, dont l’utilisation est
progressivement délaissée au Moyen Orient à partir du Ve siècle av. J.-C. au profit du
transport par animaux de bât ; la brouette, inventée en Chine, apparue en Europe au
XIIIe siècle, mais qui resta inconnue au Moyen Orient jusqu’au XXe siècle ; non-emprunt
de l’étrier aux nomades turcs par la cavalerie perse sassanide). L’auteur se livre dans le
troisième chapitre de son essai à une analyse des causes qui ont « contribué à
marginaliser les recherches en matière de diffusions en Eurasie » (p. 58). De fait,
l’histoire des diffusions des techniques contrevient en grande partie à l’essentialisation
de deux catégories qui ont fait florès : l’Orient et l’Occident. Enfin, dans un dernier
chapitre, il se penche sur la relation entre la diffusion des techniques et la

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subjectivation contemporaine, s’interrogeant sur les conséquences en termes de


« recomposition des identités, voire de la nature humaine ».
26 L’essai est un exercice littéraire et scientifique très délicat qui a ses codes particuliers :
déclaration d’intention, plaidoyer ou anathème, il ne revêt pas les attributs d’une
démonstration scientifique rigoureusement menée mais veut avant tout convaincre du
bien-fondé de ses prédicats et de ses convictions. Celui-ci n’échappe pas à la règle, mais
il stimule le désir d’en apprendre plus et de se plonger dans les études de cas de
l’auteur et de ses collègues spécialistes de l’histoire et de l’anthropologie des mondes
musulmans, tant Didier Gazagnadou convainc sans peine qu’il y a là un vivier de
recherches passionnantes. L’auteur insiste sur l’importance de penser le système
technique dans sa relation à la structure sociale et au monde des représentations
symboliques. Champ de recherche délaissé dans les études de la civilisation
musulmane, l’étude des techniques et de leur diffusion permettrait de mettre en
perspective non seulement son système technique, la façon dont il fonctionne, mais
aussi ses rapports avec l’économie, et de contraster ses différences avec ceux de la
Chine et de l’Europe, contribuant ainsi à mieux comprendre son système culturel et
politique (p. 77).
Christine Laurière

Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution


coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation
biologique. Préface de Dominique Pestre. Paris, Éd. de la Maison des
sciences de l’homme, 2008, 441 p., bibl., index

27 PAR UNE BRILLANTE analyse épistémologique des discours scientifiques


(paléoanthropologie, écologie comportementale, anthropologie biologique, sociale,
etc.) et des modèles explicatifs sous-jacents, Priscille Touraille entend démontrer – et la
tâche est ambitieuse – que le dimorphisme sexuel de stature ne devrait pas exister dans
l’espèce humaine7. Soit, dirons-nous, mais comment alors expliquer ces femmes petites
et ces hommes grands ? Le détour tautologique « Parce que ce sont des hommes »
illustre bien ce que dissimule l’évidence de l’énonciation… Mais l’amusement initial fait
place à une hypo/hyperthèse sombre, inquiétante et parfois anxiogène : et si les
femmes étaient petites du fait de l’intrusion de l’ordre social, de la domination ou, plus
exactement, de l’ensemble des processus de domination masculine, dans un fait de
nature8. En d’autres termes, comment des pratiques culturelles se traduisent-elles sur
le biologique ? Jusqu’ici les dimorphismes sexuels de taille prenaient place dans la
théorie de l’évolution (modèle darwinien), or, et c’est l’un des enjeux majeurs de ce
texte, le principe de la sélection naturelle ne serait pas/plus à l’origine desdits
dimorphismes.
28 Après une longue illustration de l’avantage d’une sélection « naturelle » des femmes
grandes au regard de la reproduction (évitant notamment la disproportion
fœtopelvienne)9, l’auteure constate, en fait, que ce sont des femmes petites qui sont
sélectionnées. On pressent la vive critique que ces affirmations vont susciter, tant du
côté des sciences biologiques et paléontologiques que des sciences sociales. Or, les
arguments proposés par Priscille Touraille vont permettre, par une démonstration
richement documentée – louons les qualités pédagogiques du texte –, de s’interroger
sur la thèse avancée. Si l’on accepte celle-ci, les études sur la problématique du genre

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sont bouleversées et l’horizon paradigmatique même des relations entre les sexes nous
paraît singulièrement ébranlé.
29 L’interrogation va tout d’abord s’adresser aux enjeux terminologiques du
« dimorphisme sexuel » et à l’idée de perfection10 sous-jacente aux théories de
l’évolution.
30 Les mécanismes et les termes de la génétique (hérédité, assimilation génétique,
variants, caractères, etc.) sont relevés, nous renvoyant utilement à l’examen des
pionniers, Darwin, Wallace, et aux controverses, puis à l’avènement de la génétique. Le
détour est un peu long parfois11, mais il permet d’aboutir à cet « écheveau de
problématiques » relatif aux dimorphismes sexuels de taille corporelle et à leurs
transmissions. Le dimorphisme ne signifie pas nécessairement qu’il y ait une hérédité
relative au sexe, et c’est la thèse qui sous-tend l’ouvrage : lorsque les femelles sont plus
petites que les mâles, ce peut être du fait qu’elles n’ont pas bénéficié des mêmes
conditions nutritionnelles que les mâles : « Dans cette hypothèse, on est là devant un
phénomène qui imite un dimorphisme sexuel » (p. 53).
31 L’ouvrage se divise en trois parties. La première discute les différents points de vue
concernant l’adaptation, qui est à la fois la survie et le succès reproductif. Selon Darwin,
dans les espèces où les mâles se combattent, ce sont les variants les plus grands qui
vont être sélectionnés : c’est le fameux « modèle de la compétition entre les mâles »,
pour l’accès aux femelles. L’auteure décrit les distinctions théoriques nécessaires entre
sélection naturelle et sélection sexuelle : « Si la taille des mâles de certaines espèces a
augmenté par rapport à celle des femelles, c’est qu’en premier lieu ont évolué des
comportements qui poussaient certains individus à se combattre pour avoir le
monopole des copulations » (p. 72). Il convient donc, écrit Priscille Touraille, de
comprendre comment des caractères qui ne sont ni nécessaires à la survie ni
nécessaires à la reproduction sont, eux, sélectionnés.
32 Pour cela, il faut revenir à la théorie de l’évolution et de la sélection sexuelle. Ainsi, le
mâle « qui copule avec plus d’une femelle laisse, dans la majorité des espèces, plus de
descendants pour hériter de ses caractères que celui qui copule avec une seule femelle.
En revanche, une femelle qui copule avec plus d’un mâle ne laissera, dans la majorité
des espèces, pas plus de descendants que si elle avait copulé avec un seul mâle » (p. 74).
L’idée qui est aujourd’hui défendue par la biologie évolutive n’est plus celle de
« coopération et d’harmonie entre les sexes », mais celle des intérêts divergents dans la
reproduction. Et c’est un des premiers questionnements de l’auteure. Si la biologie
évolutive des intérêts divergents entre les sexes permet de comprendre le combat des
mâles, « elle n’explique pas pourquoi le combat des mâles produit une augmentation de
la taille corporelle de ceux-ci » (p. 79). Sont-ce les variants les plus grands qui laissent
le plus de descendants ? La question n’est pas tranchée et demeure 12.
33 On aboutit au fil de la lecture à l’affirmation selon laquelle la sélection sexuelle
(reproduction) favoriserait bien les variants les plus grands alors que la sélection
naturelle (survie) favoriserait les variants les plus petits. C’est ensuite la théorie
moderne de l’évolution du passage de « la lutte pour l’existence » à la « lutte pour la
diffusion de ses propres gènes (la lutte pour la vie étant désormais subsumée sous la
seconde) » (pp. 95-96). Et l’on revient à la question initiale de l’intérêt pour les mâles à
diffuser leurs gènes, leur « intérêt » à laisser plus de descendants. Autre dérapage et
raccourci théorique, celui de laisser penser, relève l’auteure, que l’adaptation est
nécessairement « favorable »13.

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34 Avec « l’entrée de la culture dans le débat », Priscille Touraille entreprend la critique


argumentée des thèses d’Alexander et al.14, à propos du fait que les populations
humaines les plus sexuellement dimorphes sont celles qui pratiquent le plus les
mariages monogames, alors que les populations les moins sexuellement dimorphes
pratiquent les mariages polygynes, cela contredisant le « modèle mammifère »
habituel. L’explication d’Alexander et al. est claire, c’est le facteur « guerre » qui va
remplacer dans les sociétés où la monogamie est imposée « ce qui crée la compétition
interindividuelle dans les espèces animales et dans les sociétés humaines pratiquant
officiellement la polygynie : l’élimination d’un certain nombre d’individus (mâles) du
processus de procréation » (p. 110).
35 Plus difficile débat et plus idéologique aussi, c’est un classique parmi les classiques,
celui de l’hérédité et du droit au titre même « d’adaptation ». Or, et Priscille Touraille
note que c’est le cœur de sa problématique, celle de « l’adaptation culturelle » des
caractères non génétiques du comportement, lesquels peuvent aussi être des
adaptations si l’on peut établir que les caractéristiques comportementales
« engendrent la survie ou le succès reproductif de l’individu » (p. 117). Le
questionnement thématique centralise l’attention autour du vocabulaire de la biologie
évolutive : celui de « l’intentionnalité ». Une autre ambition de l’ouvrage est de
déconstruire le discours idéologique des sciences naturelles. Le lecteur aura tout le
loisir de s’interroger… Et l’on passe progressivement d’une responsabilisation des
individus face à leur comportement (avantage, intérêt reproductif, etc.) à une
formulation inverse vers une « déresponsabilisation des individus humains face à leurs
pratiques » (p. 122). Les discours de la biologie et de l’écologie comportementale
finissent par souligner que ce qui relève du culturel, donc du nongénétique, « travaille
en fin de compte pour le profit des gènes de l’individu » (id.).
36 Dans l’analyse d’Alexander, « le dimorphisme sexuel de stature dans l’espèce humaine
est produit par des pratiques sociales inégalitaires » (p. 124). Sont passées en revue les
différentes théories du dimorphisme de stature, par exemple, l’augmentation de la
taille des hommes sous l’effet de la division genrée du travail ou l’avantage d’une
grande stature pour la chasse, le tout à la lumière des réponses déjà apportées par
Darwin ; puis, l’interprétation de Paola Tabet évoquant l’exclusion des femmes de
l’usage des armes et le rôle politique de la chasse comme instrument de domination 15.
L’auteure nous conduit à la conclusion d’Alexander, selon laquelle cette division du
travail est, en définitive, une forme de compétition pour la reproduction puisque les
hommes « rivalisent et contrôlent les ressources économiques et de ce fait tentent de
contrôler les femmes en limitant l’accès des femmes aux ressources nécessaires pour la
reproduction » (p. 134). Nous retrouvons la question du sens de l’adaptation. Ainsi, dans
le modèle d’Alexander, les stratégies des hommes sont bien intentionnelles. Là se situe
sans doute le point le plus critique de la thèse défendue par Priscille Touraille car la
démonstration n’est pas pleinement faite. Il paraît étonnant d’imaginer une entreprise
aussi déterminée et consciente de la part d’une moitié de l’humanité sur l’autre… S’il
est permis de se poser la question, il est probable qu’une bonne partie des lecteurs,
dont je suis, ne sera pas convaincue par la thèse avancée car la distinction entre
sélection sexuelle (qui est, elle, culturelle et sociale) et sélection naturelle n’est pas
faite. C’est bien là que le bât blesse…
37 L’auteure reprend la théorie du modèle de sélection sexuelle par choix des femelles
telle que l’avait évoquée Darwin (mais qui fut fortement critiquée en raison du sens

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esthétique prêté aux animaux). Les femelles auraient choisi de s’accoupler avec « les
plus beaux » (comprendre ceux ayant ce caractère au détriment des autres). Priscille
Touraille précise ce qu’elle nomme « l’évitement par Darwin des hypothèses
logiquement engendrées par son propre modèle [qui] a fait l’objet de rebondissements
récents et inattendus en ce qui concerne ce lien entre modèle de la sélection sexuelle et
dimorphisme de stature dans l’espèce humaine » (p. 152), soulignant l’engouement et le
regain d’intérêt pour Darwin depuis une quarantaine d’années16.
38 On peut se demander si les femmes « les plus faibles et les plus soumises ont été celles
qui ont été sélectionnées, question jusqu’à présent brillamment contournée, et qui
continue d’être contournée » (p. 153). Un des arguments que l’on peut retrouver chez
Darwin, bien qu’il ne l’ait pas explicitement énoncé, consiste en l’hypothèse selon
laquelle « les hommes auraient pu sélectionner les femmes les plus petites [hypothèse
qui demeure très marginale dans les interprétations des disciplines de l’évolution] » (p.
157). Le programme est désormais lancé « la préférence des hommes pour les femmes
petites a-t-elle un coût de survie pour les femmes ? » (p. 158).
39 Dans la seconde partie, l’auteure traite des vues conflictuelles de l’adaptation. Il est
question de « l’avantage reproductif » d’une grande taille pour les femelles. L’auteure
dresse un nombre important d’arguments en faveur de la thèse où les coûts de la
reproduction pour les femelles font « surgir l’hypothèse d’une variabilité du succès
reproductif des femelles en rapport avec les ressources » (p. 182). À propos des
primates, compte tenu des nécessités nutritionnelles dues à la gestation puis à
l’allaitement, en cas de restriction des ressources, ce sont les femelles de petite taille
qui seront sélectionnées. En l’absence de telle restriction, c’est le modèle de la « grande
mère » qui paraît logiquement s’imposer : les femelles devraient atteindre une taille au
moins égale aux mâles et donc se nourrir plus : « Si, dans une espèce donnée, la taille
des femelles n’augmente pas autant que la taille des mâles, c’est que les femelles ne
réussissent pas à trouver dans l’environnement les nutriments nécessaires à satisfaire
les besoins liés à la reproduction » (p. 185). Ainsi l’adaptation des femelles vers une
petite taille devient une « adaptation limite » (p. 186), un compromis entre
reproduction et survie. Ce qui permet à l’auteure de conclure « les femelles plus petites
que les mâles montrent que justement l’évolution ne crée pas le meilleur des mondes
possibles » (p. 187).
40 L’hypothèse sous-jacente à la longue discussion sur les conséquences de la compétition
entre les mâles se formule clairement : « La “limitation” des ressources ne pourrait-elle
pas être créée – en partie – par l’existence de ces grands mâles ? C’est le contre-
exemple illustré par les lémuriens de Madagascar. Chez ces derniers, ce sont les
femelles qui ont un accès privilégié à la nourriture et qui dominent les mâles, leur
permettant de supporter « les coûts reproductifs élevés quand les ressources
énergétiques sont faibles » (p. 191). Ailleurs, les femelles paieraient le prix nutritionnel
de la sélection des grands mâles. L’examen des discours scientifiques recensés par
Priscille Touraille va témoigner, et c’est l’un des nombreux intérêts de son approche, de
la « mise à distance des données susceptibles d’entamer ce que j’appellerais le mythe du
“bon mâle” » (p. 196).
41 La troisième et dernière partie du texte montre que de mauvaises conditions
nutritionnelles entraînent une réduction du dimorphisme sexuel : « dans les
populations où les anthropologues constatent des restrictions alimentaires, ce n’est pas
que les femmes sont moins vulnérables que les hommes au stress nutritionnel, c’est

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qu’elles ont atteint les valeurs de taille limites en deçà desquelles elles n’apparaissent
simplement plus dans les distributions statistiques, pour la bonne raison, dirons-nous,
qu’elles n’ont pas survécu » (p. 220). Les nécessités nutritionnelles durant la gestation
et l’allaitement se font au détriment de la mère : on comprend pourquoi ce sont des
femmes plus petites qui ont été favorisées face à des femmes plus grandes dont le
risque de déplétion est plus important lors des restrictions. Et alors ? Et bien : « Si,
comme disent toutes ces données, les femmes les plus grandes produisent une
descendance plus importante, la sélection naturelle aurait dû, au cours du temps,
favoriser une stature plus grande chez les femmes que chez les hommes » (p. 225).
42 Vient ensuite le questionnement sur l’adaptation du bassin féminin à la parturition. On
admet que la bipédie a entraîné une compression du bassin, alors que simultanément
s’opérait une augmentation du cerveau, d’où une augmentation de la taille corporelle
pour rendre possible le passage du fœtus à gros cerveau. L’examen très attentif et
toujours fortement documenté conduit Priscille Touraille à nier le dimorphisme sexuel
du bassin. Or, dire absence de « dimorphisme sexuel » du bassin, c’est se placer en
opposition frontale avec ce que les chercheurs admettent, médecins anatomistes et
anthropologues, même s’ils discutent de ce qui est purement dimorphisme sexuel et jeu
de l’allométrie par exemple. Jusqu’ici, les anthropologues, pour le genre homo en tout
cas, identifient sur un squelette l’appartenance sexuelle notamment à l’aide du bassin
(spécialement à partir de l’os coxal mais pas uniquement). Pour l’ensemble de la
communauté scientifique, le célèbre squelette de Lucy, âgé d’environ trois millions
d’années, est féminin. Pour l’auteure, l’argumentation serait dépendante des
croissances longitudinales et latérales distinctes selon les sexes, les femmes n’auraient
donc pas, proportionnellement, des bassins plus larges. Or, si des bassins fonctionnels
(reproduction) ne peuvent exister, c’est la stature élevée qui devrait être sélectionnée :
« Il est en effet raisonnable, dans la perspective des temps longs, de se demander
pourquoi les femmes n’ont pas poursuivi l’augmentation de leur taille jusqu’à produire
un dimorphisme, comme il est dit dans la littérature, “inversé” » (p. 249).
43 Ce chapitre est le moins convaincant, d’autant qu’une autre problématique classique de
la paléoanthropologie, celle de la diminution de la durée de gestation, n’est pas
évoquée. Ladite réduction serait une interprétation que l’auteure dit dépassée,
notamment par le fait que nous avons, par rapport aux grands singes, la durée de
gestation la plus longue.
44 C’est l’aboutissement de la démonstration par la « tragédie obstétrique », « un des plus
beaux oxymores de la pensée scientifique, à savoir la mortalité maternelle comme effet de
l’adaptation du bassin féminin à la parturition. Le résultat d’un oxymore en sciences a
toutes les chances de tourner en aporie et l’aporie, en déni » (p. 255). Les contraintes de
reproduction s’imposent culturellement. L’intrusion du culturel au sein du biologique
est alors énoncée, telle une quasi-évidence : « Les individus qui auraient normalement
été favorisés par la sélection naturelle – les individus de grande stature, donc – seraient
ici contre-sélectionnés par les pratiques culturelles de contraintes précoces à la
reproduction » (p. 263).
45 Bref, si une petite stature est un désavantage pour la parturition en raison des
disproportions fœto-pelviennes, toutes les pressions de sélection en faveur d’une
grande stature pour les femmes ont été contrecarrées par des contraintes
nutritionnelles lesquelles ont entraîné une réduction de la taille des femmes. Ainsi,
partout, les femmes auraient un accès difficile aux protéines dont elles ont un besoin

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supérieur aux hommes (gestation et allaitement). L’ouvrage emprunte ici des exemples
à une variété de sociétés contemporaines qui veulent illustrer l’inégalité d’accès des
femmes aux protéines. Or, certains sont mal choisis, c’est le cas dans l’exemple
marocain invoqué par une citation qui frise la caricature culturaliste, la viande n’étant
nullement « au Maroc » une « prérogative » masculine – c’est ignorer la profonde
équité du partage des nourritures carnées en milieu rural (Sahara).
46 « L’idée que les femmes devraient avoir priorité sur les aliments de valeur
nutritionnelle élevée, idée défendue par les sciences de la nutrition, apparaît comme
étant tellement triviale à certains anthropologues qu’il faut chercher toutes les
hypothèses possibles pour tenter d’en contourner la violence et pour pouvoir justifier,
en fin de compte, que les pratiques de restrictions sur les femmes ne peuvent être
qu’“adaptatives” » (pp. 318-319). Les femmes seraient petites et affamées pour éviter
une croissance trop importante du fœtus. « Bien entendu, il s’agirait là de pallier les
aspects négatifs d’une stature maternelle réduite pour l’accouchement » (p. 322). Quant
aux affirmations selon lesquelles la malnutrition des femmes aurait des effets
désastreux sur le fonctionnement neuronal, Priscille Touraille écrit : « on peut se
demander si la “conscience dominée des femmes”, selon l’expression de Nicole-Claude
Mathieu17, n’est pas seulement un effet d’endoctrinement mais aussi d’affaiblissement
réel des capacités de réaction mentale » (p. 329). Ce point de vue paraît très criticable.
Ce chapitre nous paraît moins bien conduit que le reste de l’ouvrage et la forme
anecdotique des descriptions ethnographiques pas toujours très pertinente. C’est le cas
concernant le fait que les hommes se seraient arrogé le pouvoir de la chasse et
l’accaparement immédiat sur place de protéines alors que les femmes partageraient
systématiquement avec les hommes le fruit de leur collecte ? « Les hommes manipulent
les ressources les plus nutritives pour pouvoir, en fin de compte, manipuler les
femmes » (p. 342). L’argument mériterait des développements conséquents et c’est à
ceux-ci que l’ouvrage nous invite car, il est vrai, les inégalités alimentaires dans les
cultures ne sont pas suffisamment renseignées par les études en sciences humaines.
Les régimes de genre seraient « les premières forces sélectives du dimorphisme
sexuel » (p. 344). « Si la mortalité maternelle est, comme on l’a vu, aussi fortement
dépendante de la stature des femmes (problématique que l’on aimerait voir plus
approfondie) et si les pratiques culturelles réduisent l’alimentation des femmes jusqu’à
constituer des pressions de sélection qui réduisent cette stature, l’hécatombe est
assurée » (pp. 344-345). Ce serait la fin du « paradigme qui envisage la culture comme
moyen de l’adaptation biologique » (p. 349).
En définitive, l’interrogation des limites mêmes de la science est tout à fait pertinente
et ouvre une perspective nouvelle à la politique du genre. La science « officielle » doit
être réinterrogée, c’est ce que démontre très clairement Priscille Touraille à propos de
la culture comme moyen de l’adaptation biologique, où le biologique enregistre les
événements du social et les restitue ensuite en nature. Car c’est à l’aveuglement des
discours scientifiques que ce texte veut offrir une alternative. Le débat n’est pas
seulement renouvelé, il est ouvert…
Marie-Luce Gélard

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Luc Boltanski et al., eds, Affaires, scandales et grandes causes. De


Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007, 457 p., notes bibliogr. (« Les
Essais »)

47 CET OUVRAGE se donne pour gageure de proposer une histoire des affaires, scandales et
grandes causes depuis l’Antiquité : issu d’un colloque et d’un séminaire, il regroupe
ainsi de nombreux cas historiques, de la Grèce antique à l’affaire Pinochet, en passant
par le Moyen Âge et les temps modernes. Suivant une trame chronologique et
thématique, il s’ordonne en quatre parties respectivement consacrées aux «Mondes
anciens et médiévaux », à la « Naissance de la forme affaire », aux « Affaires
d’aujourd’hui », à « L’indignation, objet des sciences sociales ». Un questionnaire remis
aux intervenants a permis d’éviter le piège des « fausses analogies » et des
« comparaisons forcées » (p. 7). Les historiens, sociologues et anthropologues
participant à ce travail collectif étaient ainsi invités à interroger l’identité des acteurs,
le début et le déroulement de l’affaire, sa formalisation et la manière dont elle se
termine, ainsi que sa réinscription dans une histoire longue des causes. Car le propre de
la production d’une grande cause « consiste à sortir des espaces confinés de la
controverse technique pour accéder à un public plus vaste » (p. 8). L’affaire suppose
l’engagement d’un médiateur lançant la dénonciation d’une injustice. Elle implique une
prise à témoin, une mobilisation de l’opinion publique et des institutions. Si le scandale
est une mise en accusation unanime conduisant au châtiment reconnu par tous comme
légitime et souhaitable, l’affaire se caractérise par une rupture d’unanimité et la
division du public en deux camps. L’« affaire », telle qu’elle a ainsi été formalisée par
Luc Boltanski et Élisabeth Claverie, trouve avec Voltaire et les affaires Calas
(1761-1763), Sirven (1765-1766) ou du chevalier de la Barre (1766) ses premières
expressions18. Cela ne signifie pas pour autant que la forme affaire pourrait être
strictement délimitée dans le temps (la période allant du milieu du XVIIIe siècle à nos
jours) et l’espace (les sociétés européennes), comme en attestent les exemples de
« proto-affaires » (p. 444) rassemblés dans la première partie de l’ouvrage. La forme
affaire permet ainsi à Pascal Payen de mettre en relation trois séries d’événements
appartenant à l’histoire politique athénienne : le meurtre d’Éphialte, l’institution de
l’ostracisme et le procès de Socrate. Ces trois événements, s’ils échouent à contribuer à
des changements dans la politeia, comportent une forte dimension judiciaire et
illustrent « la prise de conscience, dès les réformes de Clisthène, que les affaires sont
nécessaires à la constitution d’un espace public, qui s’ordonne en suscitant de grandes
controverses » (p. 40). Jean-Marie Pailler, tout en analysant l’impossible basculement
en affaire du « scandale exemplaire » que constituent les Bacchanales, souligne pour sa
part combien Voltaire peut être perçu comme un héritier du « sectaire » chrétien avec
lequel il partagerait plusieurs éléments : « conviction engagée, interpellation des
pouvoirs constitués, appel à une justice idéale transcendant la justice rendue, référence
insistante à la liberté de conscience […], ironie mordante […], exaltation de la puissance
autorévélatrice de la Vérité » (p. 54).
48 Certaines histoires médiévales se présentent particulièrement comme des
« protoaffaires ». Ainsi, l’intrigue Boniface VIII étudiée par Patrick Boucheron se
caractérise par la mobilisation publique de la dénonciation, un appel au sens moral
commun, une indignation unanime face aux crimes d’un pape. Les « affaires de
favoris » présentées par Thierry Dutour se caractérisent, quant à elles, par un

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« retentissement public de la critique, l’argent mal acquis au détriment du bien public,


la qualité nobiliaire acquise ou notablement accrue » (p. 144). À partir du procès de
canonisation de Nicolas de Tolentino (1325), Didier Lett analyse la construction d’une
« grande cause » par l’accumulation de petites affaires : une élite (pouvoirs civils,
hiérarchie ecclésiastique) ayant tout à gagner dans « cette course aux saints » (p. 91) en
appelle à l’appareil judiciaire ; les autres membres du corps social, par leur témoignage
oral de miracles réalisés, confortent cette demande, en apportant des éléments qui
construisent progressivement, par accumulation, répétition ou ritualisation, une
grande cause. Il existe donc ici des acteurs qui se mobilisent et utilisent d’autres
individus comme ressources, en appellent à une instance souveraine, font pression sur
elle et tentent de faire aboutir une cause. Dominique Barthélémy souligne de son côté
combien le procès Enguerran de Coucy (1259) atteste l’émergence au début du XIIIe
siècle d’« une véritable cause des nobles, des féodaux, défendue par les ligues contre le
clergé, et rarement désavouée par le roi » (p. 60), mais aussi l’emprise des clercs qui
s’emparent de l’affaire. « Cependant, le procès d’Enguerran de Coucy n’est pas une
affaire au sens moderne, car son issue n’aurait pu être différente. Il ne doit son
importance ni sa célébrité à un suspens véritable, sinon sur la façon de rétablir
l’entente entre roi et barons, mais à des paroles prononcées dans un moment de vive
tension » (p. 61). Dans le procès de canonisation précité, de nombreux éléments
constitutifs de l’affaire manquent également : « pas d’offenseur, de victime,
d’accusation, d’espace public, d’argument de la pitié en politique, de séparation du
civique et du domestique, d’exigence de détachement et d’impartialité, etc. » (p. 80).
Dans les affaires des favoris, « le système qui produit la corruption, indispensable au
fonctionnement des pouvoirs publics, n’est pas mis en cause […]. Dès lors est occultée
l’incohérence de systèmes de valeurs contradictoires » (pp. 147-148). Dans le cas
Boniface VIII, le retournement de l’accusation et la défense du fauteur de scandale font
défaut, en l’absence d’espace public. Il n’en reste pas moins que « ce qui émerge au
tournant des XIIIe et XIVe siècles n’est peut-être pas un espace public, mais c’est un
champ politique polarisé par la tension entre deux principes de légitimation
antagonistes […]. Dans les failles du champ politique s’immisce le légiste, comme plus
tard l’intellectuel critique s’imposera dans le jeu de l’espace public » (p. 125). Le chemin
« menant de Guillaume de Nogaret, enrôlé volontaire dans la grande entreprise des
procès politiques de Philippe le Bel, à Voltaire […] est celui de la longue et difficile
conquête du désintéressement » (p. 126).
49 Cette conquête contribue à la mise en place de l’affaire vers le milieu du XVIIIe siècle. La
contribution d’Antoine Lilti sur la querelle entre David Hume et Jean-Jacques Rousseau
(1766) éclaire cette mise en place et souligne l’apport du modèle rousseauiste de la
dénonciation à la tradition critique : « La dénonciation d’un ordre oppressif fondé sur la
manipulation occulte des opinions, où seule la littérature et la folie offrent une position
d’extériorité, apparaît à bien des égards comme la matrice d’un style à la fois
prophétique et paranoïaque de critique sociale, où la virulence du dévoilement vient à
la fois illustrer et renforcer le détachement de l’auteur » (p. 196). L’exemple
paradigmatique de l’affaire que constitue l’affaire Dreyfus, abordée ici par Thomas
Loué, s’insère dans une chronologie longue remontant à cette seconde moitié du XVIIIe
siècle où la parole des gens de lettres rencontre le tribunal de l’opinion. Les
particularités de cette affaire et de son contexte, en particulier la violence sociale et
raciale qui s’exprime alors, incitent cependant à la prudence dans les rapprochements,
et l’auteur montre combien « le moment critique que représente l’affaire Dreyfus est à

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plusieurs égards unique et notamment dans la complexité d’une méta-affaire qui en


entremêle en fait plusieurs possédant chacune son autonomie » (p. 227).
50 La forme affaire connaît son apogée entre 1880 et 1980 ; elle subit en revanche une
longue éclipse au XIXe siècle, « pourtant riche en tensions et conflits de toutes sortes »
(p. 197) et caractérisé par une consolidation de l’espace public. La difficulté pour les
dénonciations et tentatives de mobilisation collective à déboucher sur des « affaires », i.
e. des engagements publics effectifs, s’expliquerait, selon Dominique Kalifa, par la
vigueur des antagonismes hérités des événements révolutionnaires et la quasi-
impossibilité de les dépasser. Un tel contexte aurait rendu très difficile l’expression de
causes ou d’engagements publics « désintéressés ». L’intensité du contentieux
idéologique rend par ailleurs « peu crédible l’intervention d’individus fortement
engagés dans le jeu politique, de quelque bord qu’ils proviennent » (p. 204). Dans ces
conditions, la posture de dénonciation peine à trouver sa légitimité. La donne se
modifie cependant durant le dernier quart du XIXe siècle avec la libéralisation, le
développement de la presse, l’essor d’une presse commerciale à fort tirage et
l’établissement d’une démocratie durable. Selon cet auteur, « l’affaire devient un mode
d’engagement et d’action publique où se joue en quelque sorte le dépassement de la
démocratie par elle-même » (p. 209).
51 L’histoire contemporaine va ainsi être riche en affaires de tous genres, comme le
montrent les contributions de la troisième partie de l’ouvrage. Les nombreux scandales
financiers en France, déstabilisateurs pour le régime politique, sont présentés par
Damien Le Blic, qui pose l’hypothèse d’un désinvestissement contemporain de cette
forme scandaleuse. Anne Simonin aborde le cas de La Gangrène, recueil de plaintes
d’étudiants algériens torturés et de témoignages publié par les éditions de Minuit et
saisi le lendemain de sa parution. Pour constituer l’affaire en une cause internationale,
exemplaire de la lutte contre le colonialisme, ce recueil « soumet les plaintes initiales à
un traitement littéraire et politique rendant possible la rencontre entre deux traditions
intellectuelles étrangères l’une à l’autre, la tradition dreyfusarde – qu’incarne l’éditeur
Jérôme Lindon – et la tradition bolchevique – que représente l’avocat Jacques Vergès »
(p. 276). De son côté, Paul Jobin analyse la maladie de Minamata au Japon, résultant de
la contamination de la chaîne alimentaire par la firme chimique Chisso, et insiste sur la
marque que cette affaire imprime durablement dans la société japonaise. Dominique
Linhardt propose pour sa part de comprendre pourquoi les années de plomb ont
constitué, pour l’État ouest-allemand, une épreuve si tendue. Les raisons doivent être
recherchées dans la nature de la menace des groupes armés révolutionnaires sur sa
légitimité ; en effet, l’impératif de l’efficacité de la lutte antiterroriste heurte les
principes juridiques, politiques et moraux qui fondent la valeur de cet État. Arnaud
Esquerre aborde la profanation du cimetière juif de Carpentras à partir des diverses
thèses proposées voire médiatisées, dont celles de la manipulation et du complot,
propres au Front national, ou celle de « la jeunesse dorée » corrompue, accusée sur la
base d’une simple dénonciation, se révélant en définitive être une affabulation.
L’extrême droite continuera, même après l’arrestation et le procès des auteurs de cet
acte antisémite, à substituer aux faits avérés « la thèse de la manipulation, toujours
disponible pour une réécriture en fonction des événements » (p. 346). En clôture de
cette partie, l’étude du cas Pinochet (1990-2006) par Olivier Compagnon laisse, quant à
elle, entrevoir « la rupture que constitue, dans l’histoire des affaires et des grandes
causes, l’émergence d’une information mondialisée et d’une justice internationale » (p.

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349) ayant ici rendu possible la judiciarisation de l’affaire au Chili.


Si Luc Boltanski pointait il y a une vingtaine d’années l’absence d’une histoire
« systématique » de la notion de cause19, cet ouvrage a le mérite de rendre compte des
nombreuses études de cas et réflexions théoriques sur lesquelles peut aujourd’hui
s’appuyer toute recherche en la matière. Finalement, deux contributions ouvrent des
pistes d’études, dont celle sur le commérage, abordé par Cyril Lemieux par le biais de
son travail sur la dissimulation de pratiques dopantes dans le cyclisme professionnel.
L’auteur montre l’intérêt de cibler la dissimulation et le mensonge en tant
qu’« attitudes caractéristiques du groupe dont les membres, confrontés à l’intolérance
d’autorités extérieures, ne se sentent pas prêts à faire valoir publiquement […], en tant
que cause à défendre, les normes de tolérance qui leur paraissent devoir encadrer la
pratique scandaleuse pour laquelle on les poursuit » (p. 392). Luc Boltanski et Élisabeth
Claverie soulignent pour leur part le « rôle éminent que jouent les affaires dans les
processus de changement social », le développement d’affaires dans un domaine donné
à un certain moment étant à la fois « un indicateur des tensions qui habitent ce
domaine […] et un opérateur de changement, notamment dans le domaine juridique »
(p. 447)20. On ne peut que souhaiter avec eux qu’un tel ouvrage ouvre la voie au
programme comparatiste d’étude de la critique qui « permettrait peut-être de jeter un
éclairage nouveau sur la question de la modernité » (p. 452).
Corinne Delmas

Laëtitia Atlani-Duault & Laurent Vidal, Anthropologie de l’aide


humanitaire. Des pratiques aux savoirs, des savoirs aux pratiques,
Paris, Armand Colin, 2009, 311 p., bibl. (« Sociétales »)

52 IL FAUT tout de suite saluer l’initiative de Laëtitia Atlani-Duault et Laurent Vidal de


produire un ouvrage sur les rapports qu’entretient désormais l’anthropologie avec le
domaine du développement et de l’humanitaire. Car, à l’évidence, dès lors qu’on
encadre les travaux d’étudiants, leur mastère ou leur thèse, et qu’on discute avec eux
de leurs débouchés professionnels – hors des carrières académiques habituelles qui se
font, comme on le sait, de plus en plus rares –, ce domaine constitue un foyer
d’attraction majeur de la discipline.
53 L’affaire, nous dira-t-on, n’est pas véritablement nouvelle. Après tout, et Laëtita Atlani-
Duault le rappelle fort justement dans son introduction, l’anthropologie, lorsqu’elle est
devenue une discipline de terrain, et spécialement de terrain exotique au début du XXe
siècle, s’est étroitement liée aux administrations coloniales qui entendaient mettre en
valeur leurs conquêtes territoriales ou à des structures étatiques aménageant des
espaces de réserves pour des populations aborigènes. Ses plus grands auteurs de
l’époque, britanniques pour une large part, même quand ils s’intéressaient par exemple
aux systèmes familiaux et matrimoniaux africains, sont du reste parfaitement convenus
de leurs liens avec ces dispositifs particuliers de gouvernement 21. C’est d’ailleurs
pourquoi, quelques décennies plus tard, à la grande époque du tiers-mondisme, une
anthropologie largement inspirée du marxisme a, non seulement mis en cause le passé
de la discipline (l’ethnologie comme « fille du colonialisme »), mais également contesté
ses évolutions de l’heure, c’est-à-dire tout ce qui faisait que ses objets d’étude et ses
terrains étaient plus ou moins connectés aux formes nouvelles de domination de
l’impérialisme occidental et de ses alliés locaux.

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54 Si, pour la plupart des représentants de cette anthropologie-là, spécialement en France,


la discipline ne pouvait échapper à cette funeste destinée qu’en s’autocritiquant
sévèrement (« misère de l’anthropologie » avait proposé Claude Meillassoux en
s’inspirant d’un célèbre livre de Marx) et qu’en mettant au jour, sur des terrains
prétendument exotiques, les processus subtils de la domination, d’autres songèrent
(particulièrement aux États-Unis), qu’il n’était tout simplement plus possible de la
pratiquer, trop compromise qu’elle était avec l’exercice de la puissance et de
l’exploitation.
55 Quoiqu’ébranlée par ces mises en cause plus ou moins radicales (dont on trouve parfois
quelques relents dans les postcolonial studies), l’anthropologie continua à tracer sa route.
Plus précisément, l’un de ses importants courants, d’obédience africaniste, proche
d’autres disciplines comme la sociologie et l’histoire, qui s’était déjà de longue date
focalisé sur les dynamismes et les changements sociaux (représenté exemplairement en
France par l’œuvre de Georges Balandier) et qui avait voulu pendant un temps gagner
davantage en puissance théorique avec le marxisme, considéra que le
« développement » n’était pas un objet d’étude indigne de la discipline. Car, quoi que
l’on pût penser de ses finalités et de ses modes opératoires, il était bel et bien devenu,
particulièrement en Afrique subsaharienne dans les années 1970-1980, l’une des
grandes composantes de ses réalités socio-économiques et politiques, sous forme
notamment de grands projets ou de vastes aménagements, financés par l’aide
bilatérale, multilatérale, ou par celle des pays du « bloc communiste », mais portés
souvent par des organismes d’États. Il y avait là à l’évidence matière à études, ne serait-
ce que pour prendre la mesure des réussites ou des échecs de ces aménagements, des
résistances ou des appropriations diverses auxquels ils donnaient lieu de la part des
populations concernées. Mais il y avait également cette autre réalité imposante que
constituaient les opérateurs et les institutions de développement eux-mêmes qui,
quoiqu’assez réticents à la chose, pouvaient être examinés d’un peu près, au travers de
leurs pratiques, de leurs modes d’organisation ou encore de leurs conceptions des
transformations ou des innovations qu’ils cherchaient ici et là à imposer. Bref, le couple
aménageur/ aménagé ou, plutôt, les situations mettant en confrontation développeurs
et développés devinrent un bon objet anthropologique. Et elles le devinrent dans un
contexte où de nombreux représentants des sciences sociales (qui pouvaient être des
anthropologues, mais aussi et peut-être plus souvent des sociologues, des
socioagronomes ou des socio-économistes) trouvèrent à s’employer plus directement
dans ce monde du développement, notamment dans des bureaux d’études ou dans des
organisations internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale. Autrement dit,
un tournant a été pris dans les années 1970 et surtout 1980 où une anthropologie assez
distanciée et plutôt critique (mais beaucoup moins nourrie de références marxistes) a
entrepris de donner une assise épistémologique au développement tandis qu’une
anthropologie ou une sociologie nettement plus appliquée et insérée dans des relations
interdisciplinaires participait peu ou prou à ses opérations concrètes. Avançant ainsi de
conserve, parfois en échangeant leur position, ces deux figures disciplinaires eurent
encore beaucoup plus à s’employer dans les années 1990, lorsque le développement
dans les pays du Sud, spécialement en Afrique à la suite de programmes d’ajustement
structurels, ne devait plus reposer sur des grandes opérations, de vastes aménagements
portés par des organismes d’État, mais sur quantité de projets plus modestes qui
devinrent d’autant plus nombreux que se multiplièrent les ONG et les politiques de
décentralisation. À cet égard, les travaux, en France, de Jean-Pierre Olivier de Sardan et

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de plusieurs de ses collègues européens ou africains abordant le développement local


en termes d’arène politique et de groupes ou d’acteurs stratégiques, par exemple les
courtiers du développement, ont particulièrement bien incarné ce champ
anthropologique en expansion22.
56 Tout en ayant des ambitions théoriques, notamment pour analyser le changement
social ou pour renouveler une anthropologie politique des pays du Sud à partir des
dynamismes propres des sociétés civiles, ce champ anthropologique a aussi cherché à
peser sur les interventions de développement en tentant de les rendre en quelque sorte
plus « intelligentes », ou plus en phase avec les mouvements de fond des réalités
locales. Susceptible donc d’occuper plusieurs positions, distanciée et critique, voire
théorique, mais aussi engagée ou encore appliquée, cette anthropologie du
développement ne cesse de faire depuis quinze ans, comme l’a fort bien écrit Jean
Copans, dans sa préface à l’ouvrage, « l’actualité pragmatique » de la discipline comme
de fournir une bonne partie de ses débouchés. Encore faut-il préciser que s’il en est
ainsi, ce n’est pas seulement parce que les « configurations développementistes » 23 se
sont multipliées à la mesure de la dissémination de quantité de petits projets et d’ ONG ;
c’est aussi parce que les objets ou les problèmes sur lesquels elles ont porté se sont
extrêmement diversifiés. Alors qu’il y a trente ans, ces configurations mettaient en jeu,
comme on l’a dit, de grandes opérations, mais qui s’appliquaient principalement aux
paysanneries des pays du Sud, et donc au développement agricole ou agro-industriel,
depuis les années 1990, leur gamme s’est nettement élargie, à l’exemple de projets
sanitaires, alimentaires, environnementaux, urbains, etc. Et à quoi se sont ajoutées, de
manière assez spectaculaire, particulièrement en Afrique à la suite de nombreuses
guerres civiles, des opérations humanitaires, notamment celles concernant des
populations réfugiées ou déplacées.
57 Si certains de ces objets ou de ces domaines participaient déjà de longue date à la
diversification de l’anthropologie elle-même, je pense tout particulièrement à celui de
la ville et à l’influence qu’a pu avoir l’école de Chicago et à celui de la maladie faisant
découvrir toute une palette de modèles explicatifs et d’arts de guérir, il faut convenir
que la demande à son endroit s’est nettement accrue depuis deux décennies avec la
multiplication de projets ou de programmes qui visaient à traiter de problèmes
particuliers en bonne partie inédits. C’est notoirement le cas avec l’anthropologie
médicale qui a été en quelque sorte « boostée » avec la survenue du sida dans les années
1980, tout à la fois parce que cette maladie transmissible affectait les liens sociaux les
plus élémentaires et parce que, longtemps, la prévention, avec la promotion du
préservatif, en a été la seule parade. Mais ce fut également le cas avec l’anthropologie
urbaine qui eut à s’intéresser au phénomène de plus en plus massif des mégapoles et à
celui, conjoint, des ségrégations, des exclusions et des violences. De même advint-il
que, compte tenu de la mise en évidence de problèmes climatiques, de réduction de la
bio-diversité et de gestions de ressources devenant de plus en plus rares,
l’anthropologie de l’environnement eut à se pencher à nouveaux frais sur les rapports
nature/culture et à être particulièrement sollicitée pour la sauvegarde « durable » de
populations dites autochtones. Ou encore se convint-elle de plus en plus d’appréhender
et de construire ses objets, quels qu’ils fussent, surtout lorsqu’il s’est agi d’objets
pratiques de développement ou de questions de droits humains, non seulement du
point de vue des femmes, mais aussi et plus largement au regard des rapports de genre.

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58 En tout état de cause, c’est cette ample diversification de l’anthropologie du


développement et de l’aide humanitaire à l’œuvre depuis une vingtaine d’années qui
constitue la matière de l’ouvrage et qui démontre à quel point nombre d’objets et de
problèmes, autrefois plutôt mal considérés par la discipline, y ont conquis désormais
leur légitimité et, mieux encore, représentent certainement aujourd’hui une grande
part de son activité partout dans le monde et, oserais-je dire, une tendance lourde de sa
professionnalisation. C’est pourquoi, du reste, est-il un peu conçu comme un manuel,
c’est-à-dire comme un ouvrage formaté en domaines bien différenciés (réfugiés,
développement rural et gouvernance des ressources, environnement, assainissement et
gouvernance urbaine, santé, alimentation et nutrition, genre), mais traités de manière
équivalente avec un grand souci pédagogique de synthèse et de présentation de la
littérature sur le sujet (l’ouvrage contient rien moins que cinquante pages de
bibliographie). À quoi s’ajoute, ce qui est particulièrement original, pour chaque
domaine traité, la présentation par son auteur, lui-même spécialiste du domaine, de
trois études de cas, chacune correspondant à des positions différentes de
l’anthropologue dans le projet de développement, allant de la plus critique à la plus
impliquée. Tout cela a été fort bien imaginé et mis en œuvre et sera à coup sûr utile aux
étudiants, aux chercheurs ou aux acteurs de terrain auxquels manquait un ouvrage de
ce genre et de cette qualité.
Peut-être regretterais-je seulement pour ma part une certaine absence. Car si l’ouvrage,
par le chapitre conclusif de Laurent Vidal, aborde de manière réflexive des questions
méthodologiques, épistémologiques et éthiques, en montrant, finalement, comment
l’anthropologie du développement et de l’humanitaire, constitue un véritable
laboratoire de la discipline, il me semble qu’il aurait pu se prolonger par quelques
analyses, sinon plus politiques, du moins encore un peu plus réflexives. Il aurait été
tout particulièrement souhaitable qu’en ajoutant, à juste titre, le domaine de l’aide
humanitaire à celui du développement, on s’interrogeât davantage sur la place
grandissante qu’a pris le premier par rapport au second, surtout dans le contexte de
l’Afrique subsaharienne. D’autant que l’aide humanitaire ne se réduit pas au seul
problème des « réfugiés », même si celui-ci est de plus en plus au devant de la scène,
mais se traduit également en « programmes de lutte contre la pauvreté » et en une
myriade d’interventions d’ONG de toutes sortes qui peuvent, par ailleurs, se mêler de
promouvoir les droits humains (les droits des femmes, de l’enfant, etc.) ou de renforcer
les initiatives (les « capacités » comme il est si souvent dit) des sociétés civiles. Il y a là,
en effet, un vaste domaine pour lequel l’anthropologie est de plus en plus sollicitée (et
désormais de jeunes chercheurs qui peuvent être aussi bien des acteurs de terrain),
mais sur lequel elle doit nécessairement s’interroger et, sans doute, dans une
perspective critique, pour prendre la mesure d’une aide humanitaire qui, par sa
rhétorique, sa production de normes, paraît assez souvent s’abstraire des contextes
locaux et fonctionner de manière assez spéculaire.
Mais, s’il y a là à mes yeux un manque, l’ouvrage, par le fait même d’avoir traité
précisément de certains aspects de l’aide humanitaire, de considérer qu’elle fait partie
aujourd’hui du monde du développement, amène le lecteur a davantage s’interroger
sur les rapports Nord/Sud, notamment sur la manière dont logiques de l’aide (aide au
développement, aide humanitaire) et formes de domination ou d’imposition en tous
domaines (économique, politique, moral, langagier, etc.) n’ont cessé depuis plus d’un
demi siècle de faire toujours bon ménage.
Jean-Pierre Dozon

L’Homme, 194 | 2010


164

Sociologie
Émile Durkheim, De la division du travail social, Introduction de Serge
Paugam. Paris, Presses universitaires de France, 2007,
416 p. (« Quadrige »)

59 cette nouvelle édition d’un texte fondateur de la sociologie, qui s’inscrit


IL FAUT SALUER
dans un renouvellement, ces dernières années, des travaux et publications sur l’œuvre
de Durkheim et l’histoire de la sociologie en France24.
60 L’introduction de Serge Paugam, intitulée «Durkheim et le lien social » 25, insiste sur le
caractère fondamental de cette thèse de Durkheim. Soutenue en 1893, elle peut être
perçue comme « la pierre angulaire de la sociologie dans la mesure où elle constitue le
premier livre de Durkheim dans lequel il tente de fonder cette science » (p. 1).
Enseignée dans les facultés de sociologie du monde entier, elle appartient au
« patrimoine conceptuel des sciences sociales » (id.). La référence aux concepts
durkheimiens de « solidarité mécanique » et de « solidarité organique » est, en effet,
constante en sciences sociales ; « ces deux concepts constituent des fondements de
notre compréhension du monde social » (p. 2). À travers les métamorphoses de la
notion de solidarité, Durkheim aborde « la question du lien social. Il offre ainsi un cadre
analytique pour analyser à la fois le processus de différenciation des individus et la
cohésion des sociétés modernes » (id.). Serge Paugam souligne enfin l’importance
historique, sur le plan des idées politiques, d’un livre ayant contribué à l’émergence du
solidarisme.
61 Utile, cette introduction replace l’ouvrage dans son contexte afin d’en dégager la
portée heuristique, les limites et la pertinence au regard des recherches sociologiques
actuelles. Elle se conclut par une évaluation de la portée des thèses proposées par
Durkheim aujourd’hui pour aborder des questions contemporaines telles que les
mutations d’un monde du travail marqué par la précarisation des salariés, liée à
l’intensification du travail et à l’instabilité de l’emploi, ou les remises en cause de la
logique de « démarchandisation » au fondement de l’État social.
62 Car l’objectif de l’ouvrage, qui s’inscrit dans le contexte politique de la III e République,
n’est pas purement spéculatif. Durkheim l’indique clairement dans la préface de la
première édition : « nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de
peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » (p. 5). Dans cette étude des
faits moraux et de leurs transformations, Durkheim part d’un apparent paradoxe, celui
d’un individu qui, tout en devenant plus autonome, dépend plus étroitement de la
société : une « société composée d’individus de plus en plus différenciés estelle encore
vraiment une société et, si oui, comment ? » (p. 7). Cette apparente antinomie se résout,
selon Durkheim, par la transformation de la solidarité sociale. Ainsi, Serge Paugam note
que « pour Durkheim, la division du travail que l’on observe dans les sociétés modernes
n’est pas un obstacle à la solidarité. Au contraire, elle en est même le fondement » (p.
15). Chacun acquiert de son travail le sentiment d’être utile à l’ensemble. La division du
travail renforce en effet la complémentarité entre les individus en les obligeant à
coopérer au sein d’une société moderne caractérisée par une « solidarité organique »,
forme opposée à la « solidarité mécanique » qui caractérisait les sociétés
traditionnelles. Tandis que cette dernière correspond à une solidarité par similitude ou

L’Homme, 194 | 2010


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imitation au sein d’une société regroupant des individus peu différenciés les uns vis-à-
vis des autres, adhérant aux mêmes valeurs et croyances, la solidarité organique
correspond à une solidarité par interdépendance des fonctions conférant à tous les
individus une position sociale précise. Si un fort contrôle social s’exerce sur les
individus dans les sociétés traditionnelles à solidarité mécanique, celui-ci s’affaiblit
dans les sociétés modernes à solidarité organique, qui se caractérisent par une plus
grande marge d’interprétation individuelle des interdits sociaux. La « conscience
collective » ou « commune », i. e. « l’ensemble des croyances et des sentiments
communs à la moyenne des membres d’une même société [formant] un système
déterminé qui a sa vie propre » (p. 46) s’affaiblit, condition même, souligne Serge
Paugam, de la division du travail qui « n’est possible que si l’individu est libre et
capable de se mouvoir avec indépendance par rapport à son groupe » (p. 13). Cet
individualisme a toutefois comme contrepartie un risque de repli sur soi-même, voire
un risque d’« anomie », lorsque la division du travail, poussée trop loin, conduit à la
désintégration sociale. Durkheim, penseur laïc de la IIIe République, propose comme
remède à ces pathologies des sociétés modernes, de promouvoir la morale laïque mais
également la morale professionnelle, comme instances unificatrices permettant de
maintenir un minimum de conscience collective. Il insiste également sur le rôle de
l’État mais aussi des associations et des groupements professionnels pour éviter que
l’individu, abandonné à lui-même, ne s’affranchisse de toute contrainte, morale et
sociale.
63 Dans son introduction, Serge Paugam peut s’interroger sur la possible remise en cause
de la solidarité organique aujourd’hui inhérente aux mutations du monde du travail, à
la précarisation des salariés et à la montée du chômage tandis que la socialisation des
risques est en recul, avec l’érosion de l’État social et la culpabilisation des pauvres ne
trouvant pas un emploi, d’où le développement d’une réflexion sociologique pour
« repenser la solidarité »26.
64 C’est dire la pertinence d’un texte qui, fondateur pour les sciences sociales françaises
mais aussi anglo-saxonnes27, n’a rien perdu de son actualité.
Corinne Delmas

Michel Wieviorka, Neuf Leçons de sociologie, Paris, Robert Laffont,


2008, 334 p. (« Le monde comme il va »)

65 CE LIVRE, très dense, synthétise en neuf chapitres plus de vingt ans d’analyses
sociologiques personnelles sur des phénomènes majeurs du monde contemporain, tels
que la fragmentation culturelle et le renforcement des inégalités sociales sous l’effet de
la globalisation, la transfiguration des mouvements sociaux et les nouvelles formes de
violence, de terrorisme et de racisme. L’ouvrage vise plus à mettre en valeur
l’appareillage conceptuel que Michel Wieviorka pense le mieux adapté à l’examen de
ces phénomènes qu’à apporter, selon ses termes, des « connaissances systématiques et
largement documentées sur tel ou tel objet précis » (p. 239). Accessible à un lectorat de
spécialistes et de non-spécialistes, la présente livraison résume et articule en une
démarche sociologique cohérente les nombreuses études plus détaillées que l’auteur a
publiées par le passé sur ces questions sous forme d’ouvrages personnels et de recueils.
66 Les trois premiers chapitres sont consacrés à ladite démarche et à la philosophie de
l’action de l’auteur. L’approche que Michel Wieviorka propose est alors pensée sous le

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triple signe de la réhabilitation du Sujet que les structuralismes et le marxisme auraient


mis à mal, de l’incitation à penser global et de l’engagement du chercheur ; engagement
dont l’enjeu consiste à conjuguer une activité scientifique qui a ses propres critères
d’évaluation avec une participation à la vie de la Cité. Concernant ce dernier point,
l’auteur plaide en faveur de « l’intervention sociologique », un concept créé par Alain
Touraine. Le chercheur œuvre alors comme « émulateur d’idées ». Plus généralement,
la perspective adoptée doit beaucoup à la sociologie d’Alain Touraine dont elle
perpétue certains postulats. Il en va ainsi de la notion de « Sujet » qui fonctionnerait
« en amont du social et qui résisterait au social » (p. 36). Le Sujet renvoie au vécu
existentiel. Il ne doit pas être confondu avec l’acteur (celui capable de mettre en acte sa
capacité d’agir) et l’individu, catégorie plus large. Il serait autonome et présenterait
deux faces, l’une défensive (résistance de l’individu aux logiques du système) et l’autre
positive (capacité à construire sa propre expérience). Le concept a également une
connotation humaniste car, écrit Wieviorka, « être Sujet […] implique de se poser en
citoyen réfléchi, de s’intéresser à la vie de la Cité en même temps qu’à soi-même » (p.
34). Par sa dimension éthique le Sujet s’opposerait à « l’anti-Sujet », que caractérisent la
violence, la cruauté et la négation d’autrui. Ainsi définie, la notion s’applique
principalement à un contexte sociohistorique marqué par l’individualisme et la
primauté conférée à l’idée de citoyenneté. Selon l’auteur, les sociétés traditionnelles ne
connaîtraient d’autre Sujet que la figure du renonçant. Il s’agit là d’un point de vue
discutable car diverses études ethnologiques consacrées à l’Asie montrent que le
renonçant n’est ni « désocialisé » ni hors système, contrairement à l’affirmation de
Michel Wieviorka. Il participe pleinement de l’ordre socioculturel ambiant en ce qu’il
incarne un idéal-type et contribue à la légitimation politique de leaders qui
instrumentalisent la croyance en ses pouvoirs magico-religieux 28. De plus, l’inscription
dans la catégorie du renonçant ne procède d’un libre choix qu’en apparence. Elle
découle le plus souvent de l’adhésion à des modèles préexistants et de classes
d’expériences partagées. Elle impose aussi la conformité à un style de vie précis.
Finalement, le Sujet qu’évoque l’auteur n’apparaît comme tel que parce que Michel
Wieviorka fait abstraction du processus continu d’expériences normées qui
conditionnent la personnalité et les choix singuliers de l’individu ou du groupe
d’individus réunis autour de la défense d’une cause. La sociologie du Sujet de l’auteur
s’oppose radicalement de ce point de vue à la sociologie de la pratique de Pierre
Bourdieu.
67 La liberté d’action que l’auteur prête au Sujet rejaillit sur les modes d’interprétation qui
trament l’ensemble de l’ouvrage. Il affirme ainsi que pour saisir les grands phénomènes
identitaires, il faut faire intervenir l’individualisme de deux manières différentes :
« d’une part dans ses aspects instrumentaux, stratégiques, calculés ; d’autre part et
surtout dans ses dimensions de subjectivité personnelle » (p. 157), les identités
collectives se développant et se transformant à partir de sujets singuliers qui font le
choix de les rejoindre. Ce point de vue rejoint les théories instrumentalistes de
l’identité énoncées dans les années 1960-1970 par divers auteurs anglo-saxons
imprégnés d’idéologie libérale29 ; des thèses qui ont depuis été amplement critiquées
pour leur caractère réducteur. L’ethnicité résulte, dans cette optique, de la coalition
circonstanciée d’individus qui choisiraient sciemment de s’allier à d’autres sur la base
de ressources culturelles communes pour promouvoir des intérêts qu’ils ne pourraient
défendre autrement. Or, les processus de construction identitaire reposent pour
l’essentiel sur des mécanismes d’inculcation, de projection, d’adhésion et de

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différenciation générateurs d’affects et d’attachements ineffables. Si des changements


d’affiliation existent, ils découlent moins de choix rationnels opérés en toute
connaissance de cause et d’effet que de phénomènes complexes d’assimilation
culturelle et de réorientation sociale. Autre exemple, les subjectivités construites par
l’exercice de la violence peuvent certes prêter à une typologie fondée sur l’aptitude à
agir et à donner du sens à la situation conflictuelle (chap. VII). Cependant, quelles que
soient les attitudes répertoriées par l’auteur – du « Sujet flottant » qui ne parvient pas à
devenir acteur au « Sujet en survie » qui agit violemment face à une menace ressentie,
en passant par « l’anti-Sujet » qui dénie autrui, « l’hyper-Sujet » qui compense la
« perte de sens » par l’excès ou le « non-Sujet » qui se contente d’obéir (p. 230) –, le
cadre interprétatif choisi repose sur une graduation quantitative entre perte et
surcharge de sens dont les critères restent implicites.
68 Plus convaincante est l’idée de Michel Wieviorka selon laquelle toute approche
sociologique des phénomènes majeurs du monde contemporain doit refléter leur
caractère généralement global. Il regrette à juste titre que les historiens, sociologues et
autres spécialistes en sciences sociales aient trop longtemps restreint leurs analyses au
cadre de l’État-nation, à ce qu’il appelle « l’univers westphalien ». Son interprétation
des changements qui touchent les mouvements sociaux, la violence, le terrorisme et le
racisme est très suggestive à cet égard. Selon lui, à la fin des années 1970, le
mouvement ouvrier vécut ses derniers moments. À partir de cette date, les acteurs des
nouveaux mouvements sociaux privilégièrent la subjectivité d’acteurs conçus non plus
comme ouvriers et collectifs, mais comme individuels et culturels. Par la suite, des
mouvements globaux apparurent qui articulaient leur pensée postmoderne et la fin des
grands récits idéologiques. Dans les années 1980-1990, les ONG prirent de l’importance
et avec elles de nouveaux combats aux prétentions globales se mirent en place dont les
causes sont les droits de l’homme, la protection de l’environnement ou
l’altermondialisme. Le contrepoint inverti et perverti du mouvement social serait
l’antimouvement. Dans son cas, le caractère universel et transcendant de l’action
collective serait remplacé par le totalitarisme ou le sectarisme. De même, concernant le
terrorisme, le phénomène se serait considérablement modifié depuis les années 1960
pour passer de l’âge classique à l’âge global. Tandis qu’à l’âge classique les groupes
terroristes, qu’ils soient indépendantistes, d’extrême gauche ou d’extrême droite,
inscrivaient leur lutte dans un cadre national précis, le propre du terrorisme global qui
prit forme dans les années 1990 à partir de l’expérience palestinienne antérieure serait
d’internationaliser et de déterritorialiser un combat qui a, soit des visées nationales
(cas par exemple des attentats perpétrés à Paris en 1994 par les islamistes algériens),
soit des visées planétaires (cas d’al-Qaida). L’auteur propose également une analyse très
intéressante de la subjectivité des terroristes et de leurs victimes ; une analyse qui,
concernant les terroristes, croise diverses typologies récentes avec les dynamiques
sociales dans lesquelles ils s’inscrivent.
69 Le dernier chapitre du livre, qui est aussi le plus ouvert sur des débats de sociétés,
envisage les nouvelles formes que prend le racisme. L’auteur part du constat qu’au lieu
de décliner, le racisme connaît aujourd’hui une forte résurgence sous des formes
voilées et est avant tout posé en termes culturels. La réponse apportée au problème
s’inscrirait dans le cadre plus général de la lutte contre toutes formes de
discrimination, avec en toile de fond une sensibilité accrue de l’opinion publique envers
les souffrances des victimes. Michel Wieviorka observe également, comme effet induit
de la globalisation, un alignement sur le modèle américain consistant à racialiser les

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différences ethniques et à ethniciser les catégories raciales du sens commun. Il


questionne la pertinence des politiques qui reprennent à leur compte ce modèle et qui
s’emploient à mettre en œuvre des politiques de discrimination positive à partir de
« statistiques de la diversité » inévitablement biaisées. Est posé, de surcroît, le
problème de l’ambiguïté de la lutte contre les discriminations qui mobilise de manière
convergente la puissance publique, des associations, des entreprises tout en exacerbant
l’ethnicisation et la racialisation des sociétés, légitimant de la sorte ce contre quoi elles
luttent. L’auteur remarque également que la globalisation a amplifié la portée des
réactions racistes, à l’image des poussées antisémites que suscite un peu partout dans le
monde le conflit israélo-palestinien.
En définitive, ce livre fourmille de propositions utiles concernant l’analyse des
mutations de grande ampleur vécues par les sociétés contemporaines. On peut bien sûr
discuter certaines prises de positions théoriques de l’auteur, il faut néanmoins lui
reconnaître le mérite d’ouvrir la voie à des débats de fond. De ce fait, la lecture de Neuf
leçons de sociologie est particulièrement stimulante.
Bernard Formoso

Croyances
Cyril Isnart, Saints légionnaires des Alpes du Sud. Ethnologie d’une
sainteté locale, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme,
2008, 181 p., bibl., index, ill.

70 MALGRÉ LA CÉLÉBRITÉ acquise par l’un d’eux – saint Besse – objet de la première
monographie de terrain de l’École sociologique française, les saints légionnaires n’ont
guère attiré l’attention des ethnologues. Et, d’abord, qui sont-ils ?
71 Le martyr chrétien, au IVe siècle, d’une légion romaine recrutée à Thèbes, en Haute
Égypte, par l’empereur Maximien fut décrit pour la première fois par l’évêque de Lyon,
Eucher, au Ve siècle. Mais il appartient à Jacques de Voragine d’en fixer les traits, huit
siècles plus tard, dans le récit biographique qu’il composa pour son chef, Maurice. Le
culte des saints thébéens a participé des modes de légitimation du pouvoir politique,
aussi bien pour le royaume des Burgondes que, plus tard, pour la maison de Savoie. Se
mit ainsi en place un modèle narratif et iconographique de sainteté – le saint
légionnaire – dont le succès, au moment de la réforme catholique puis de la
rechristianisation du XIXe siècle, s’est traduit par la prolifération, dans les Alpes du Sud,
de martyrs thébéens ou, du moins, de la surprenante transformation esthétique
d’intercesseurs locaux en légionnaires romains.
72 C’est à l’identification de ce modèle de sainteté qu’est consacrée l’enquête conduite par
Cyril Isnart, dans le cadre d’un doctorat d’anthropologie, pour renouveler l’analyse des
modes de fabrication de la localité, ici saisie à travers « l’ensemble des qualités
narratives, rituelles et iconographiques qui lient le saint légionnaire aux dimensions
géographiques, historiques, mémorielles, sociales de son lieu de culte » (p. 6). Ce
programme est méthodiquement rempli en cinq chapitres qui font varier à la fois les
échelles et les matériaux d’analyse. Le rappel de la construction hagiographique et de
sa déconstruction par la critique historique contextualise le terrain ethnographique –
les deux versants français et italien des Alpes méridionales – dans un beaucoup plus
ample espace culturel (Auvergne, Corse, Sardaigne, Suisse). L’enquête iconographique

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replace les figurations antagonistes de ce modèle – l’éphèbe et le vétéran – dans la plus


vaste catégorie des saints militaires qui actualisent la vénérable métaphore du miles
Christi reprise par les Pères de l’Église pour assimiler l’évangélisation à une activité
guerrière. L’observation d’une pluralité de pratiques liturgiques et coutumières – les
fêtes patronales de san Costanzo et san Chiaffredo à Villar-San-Costanzo et à Isasca, les
usages du roumérage dans la vallée de la Maira, ceux de la neuvaine de saint Pancrace à
Villar-Saint-Pancrace (Hautes-Alpes) – distingue les diverses formes de déploiement,
par le geste et la parole, des récits de fondation du lieu. Enfin, l’ethnographie des fêtes
patronales de Saint Julien à Roquebillière, dans la vallée de la Vésubie, met au jour les
relations complexes qui, dans le double espace villageois, tout à la fois opposent et
relient les lieux de résidence, les zones et les styles d’organisation festive ainsi que les
réseaux de gestion communale.
73 En lecteur attentif de Robert Hertz, dont il prépare par ailleurs une nouvelle édition de
l’œuvre, Cyril Isnart remarque que la dimension militaire de saint Besse, qui se rattache
lui-même au légendaire thébéen, était singulièrement minorée dans cette toute
première ethnographie d’un culte des Alpes occidentales, d’inspiration durkheimienne.
Or, en mettant en évidence l’existence d’un ensemble régional de saints du même type,
l’auteur entend éprouver une hypothèse qui, au contraire, reconnaît à ce motif une
fonction essentielle dans les procédures de « localisation » des saints patrons. Une
sainteté catholique qui fusionne « les figures de l’abbé primitif, de l’évêque fondateur,
du martyr évangélisateur et du légionnaire romain » (p. 74) : telle est la première
raison du succès de cette iconographie dont Cyril Isnart nous apprend à reconnaître les
éléments distinctifs. La démonstration est convaincante dans la mesure où elle allie,
avec érudition et finesse, enquête historique et observation ethnographique pour
mettre au jour les principes de distribution des attributs qui gouvernent la
territorialisation de ces figures paradoxales de saints du lieu. Dans la mesure, aussi, où
elle fait l’économie des problématiques sociologiques du « sacré », pour leur substituer
celles de la construction, sociale et rituelle, d’une « religion locale » composée aussi
bien de savoirs et d’usages ecclésiastiques – notamment les prêches lors de la fête du
saint patron, qui font l’objet d’une remarquable analyse (pp. 91-95) – que de dévotions
communes sous le contrôle d’une grande diversité d’experts soigneusement distingués :
groupe informel de femmes du lieu, comités des Fêtes ou des Traditions, nouveaux
résidents.
74 Cette perspective est, à son tour, enrichie par un axe interprétatif qui parcourt tout
l’ouvrage en unifiant les divers plans d’analyse, à savoir la mobilisation du modèle
religieux du saint légionnaire, tour à tour figuré sous la forme d’un jeune éphèbe et
d’un vieux guerrier, dans la construction sociale et rituelle des différents âges de la
masculinité. Tout en s’appuyant sur la notion classique de liminarité des rites de
passage, cette lecture fait place à l’apport de disciplines, telle l’histoire de l’art,
habituellement peu fréquentées par les ethnologues : ainsi de l’analyse proposée
naguère par André Chastel des rapports d’opposition structurant les retables de la
Renaissance italienne (pp. 51-53). Et elle inscrit ses propres données ethnographiques
dans la continuité des travaux qu’historiens médiévistes, folkloristes et ethnologues
ont consacrés à la Jeunesse comme institution sociale sans, cependant, explorer dans le
détail – ce que l’on pourra regretter – la panoplie de ces conduites juvéniles que
d’autres enquêtes, il est vrai, ont déjà bien documentées. Là encore se trouvent
privilégiées les diverses « façons de localiser », perspective qui s’avère également

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pertinente pour commenter des usages, comme les aubades, à première vue peu
susceptibles d’une interprétation renouvelée.
75 Une belle iconographie accompagne ce texte dense, écrit par un jeune chercheur qui
allie, avec maîtrise et conviction, le goût de l’enquête de terrain et celui d’une savante
érudition, pour nous donner à comprendre la vitalité contemporaine, dans ces sociétés
périphériques, d’élaborations symboliques de longue durée.
Giordana Charuty

Michel Angot, ed., Pâtanjalayogasûtram vyâsabhâsyasametam. Le


Yoga-sûtra de Patanjali, le Yoga-bhâsya de Vyâsa, Paris, Les Belles
Lettres, 2008, 771 p., bibl., index (« Indika »)

76 LES Aphorismes sur le Yoga (Yogasûtra) de Patanjali (ca. Ier-IIe siècle apr. J.-C.) accompagnés
du Commentaire (Yogabhâsya) de Vyâsa (ca. VIe-VIIe siècle) sont l’un des monuments de la
tradition hindoue. Cette édition française, aussi savante que pédagogique, s’ouvre sur
une présentation de quelque deux cents pages denses où Michel Angot met cartes sur
table : voici un indianiste aussi cultivé qu’engagé ; voici un érudit en quête d’une
sagesse. Je m’interrogerai sur cet engagement en conclusion de ce compte rendu. Mais
disons d’abord ce qui fait de ce livre un bel instrument de travail, indispensable à ceux
qui étudient la philosophie et l’anthropologie indiennes : une édition des textes
originaux en sanskrit, une translittération permettant au débutant de surmonter les
difficultés du sandhi (les coalescences de syllabes et de mots), une traduction
scrupuleuse, près de deux mille notes explicatives en bas de page, plusieurs index, une
riche bibliographie et, enfin, une quarantaine de notices consacrées aux mots et aux
concepts clés constituant à elles seules un petit ouvrage dans l’ouvrage. J’ai testé au
long cours la maniabilité des textes édités par Michel Angot et la pertinence de ses
traductions ou de ses notices, et je n’ai jamais été déçu, même si les désaccords sont
inévitables et si je ne partage pas ses principes de traduction. Mais avant de mettre en
question la méthode et, en particulier, la propension à multiplier les calques et les
néologismes dans le souci de respecter ce que beaucoup d’indianistes croient être
l’intraduisibilité foncière des textes sanskrits, je voudrais saluer cette traduction, mûrie
pendant des années et justifiée dans le détail ; l’auteur veille sans discontinuer à la
cohérence de l’ensemble. Une brève recension ne peut rendre justice à un livre de cette
ampleur et de cette qualité.
77 Pourquoi un lecteur éclairé d’aujourd’hui fera-t-il son miel du Yogabhâsya ? Essayons de
le dire sur un échantillon choisi entre mille autres possibles. Les doctrines indiennes du
Soi occupent une place importante dans l’actualité philosophique contemporaine et, en
particulier, la doctrine selon laquelle, sous l’effet des illusions de la conscience, le Soi
épouse toutes les infirmités du corps, se laisse entraîner dans les malheurs d’une
histoire personnelle et s’imagine transmigrer de naissance en naissance. La subjectivité
percevante vient s’imprimer en « surimposition » (adhyâsa), comme disent les
philosophes du Vedânta, sur les objets perçus. Voilà ce qu’enseigne le Yogasûtra dont je
propose d’abord ma propre traduction : « Le je suis (asmi-tâ), c’est comme si (iva)
l’instance du sujet qui voit et l’instance de la vue ne faisaient qu’un seul et même Soi
(eka-âtma-tâ) ». La traduction que procure Michel Angot de cet aphorisme et son
commentaire dans le Yogabhâsya ad II.6 (p. 328) est la suivante :

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« La je-suis-té (asmitâ) est le sentiment de l’identité (eka-âtma-tâ) supposée (iva)


entre les pouvoirs de celui qui voit et l’instrument par lequel il voit.
Le pouvoir du voyant (drs-sakti), c’est le purusa “sujet de conscience”, le pouvoir de
l’instrument (darsana-sakti), c’est la pensée (buddhi). Le facteur de souffrance (klesa)
nommé asmitâ “je-suis-té”, c’est le fait d’imputer à ces deux [pouvoirs] une identité
de nature (etayor eka-sva-rûpa-âpattir iva). Quand les pouvoirs de l’agent éprouvant
et de l’objet-à-éprouver (bhoktr-bhogya-saktor), qui sont [pourtant] absolument
différents et n’entretiennent aucun mélange (atyantavibhaktayor atyanta-
asamkîrnayor), sont pour ainsi dire perçus sans distinction (avibhâga-prâptâv iva
satyâm), une expérience (bhoga) se produit (kalpate). Mais quand l’un et l’autre
recouvrent leur forme propre (sva-rûpa-pratilambhe tu tayor), il n’existe plus alors
que l’isolement libérateur (kaivalyam eva bhavati) ».
78 Je reprendrai ce passage mot à mot en m’efforçant de faire ressortir le chemin qui reste
à parcourir sur la voie d’une version française plus satisfaisante. Le parallélisme
grammatical est un trait caractéristique de ces textes sanskrits, et Michel Angot passe
ici complètement à côté de quatre et même cinq cas significatifs de parallélismes et de
redondances concertées. Je les énumère brièvement en proposant une version fidèle à
l’original :
• asmitâ = « le je suis » ;
• ekâtmatâ = « le [fait de] faire un seul et même Soi » ;
• drs-sakti = « l’instance du voyant » ;
• darsana-sakti = « l’instance de la vue » ;
• etayor eka-sva-rûpa-âpattir iva = « c’est comme si [iva] se produisait le fait [âpatti] que leurs
[sva] deux formes [rûpa] n’en font qu’une [eka] » ;
• sva-rûpa-pratilambhe tu tayoh = « mais [tu] quand ils récupèrent [pratilambhe] chacun sa [sva]
forme [rûpa] » ;
• atyanta-vibhaktayor = « radicalement séparés » ;
• atyanta-asamkîrnayor = « radicalement non mélangés » ;
• avibhâga-prâptâv iva satyâm = « quand ils sont [satyâm] comme si [iva] ils avaient atteint
[prâptau] la non-séparation [avibhâga] ».
79 Outre ces quatre traits frappants de parallélisme survenant dans l’espace d’à peine trois
lignes de sanskrit, le disciple attentif ne peut manquer de repérer encore ce que nos
rhétoriciens appelaient une pointe ; c’est l’emploi du mot kaivalyam désignant la
libération à laquelle on accède par la contemplation et signifiant le fait d’être « seul,
singulier » (kevala). Le jeu de mots est pour moi évident entre avibhâga (« non-
séparation ») et kaivalya (« le fait de ne faire qu’un seul avec soi-même »). Nous sommes
dans l’illusion et la souffrance lorsque la subjectivité surimpose ses fantasmes aux
objets perçus et que l’âme et le corps sont avibhâgaprâptâviva, « comme s’ils avaient
atteint la non-séparation » : cette unité est un esclavage. Nous sommes dans la vérité
lorsque ces deux instances récupèrent chacune son identité : kaivalyam eva bhavati,
« voilà seulement comment on atteint la singularité véritable », voilà comment on
atteint l’être-seul-en-soi qui est libération. Je crois faire comprendre en traduisant ainsi
le jeu de mots sur la nonséparation qui est une unité mensongère et la séparation qui
restitue à l’être-seul-en-soi son unité véritable. En m’efforçant de faire passer en
français toutes les connotations du texte sanskrit que Michel Angot n’a pas vues,
connotations qui expriment l’esprit du Yoga de Patanjali et le style de ses maîtres à
penser, je proposerai la retraduction suivante (sans pouvoir me justifier en détail ici) :
« Le je suis, c’est comme si l’instance du sujet qui voit et l’instance de la vue ne
faisaient qu’un seul et même Soi.

L’Homme, 194 | 2010


172

L’instance du voyant, c’est le sujet conscient ; l’instance de la vue, c’est la pensée.


Cette affliction qu’on appelle le je suis, c’est quand tout se passe comme si les deux
instances n’en faisaient qu’une. Qu’est-ce que l’expérience vécue ? C’est quand le
sujet capable d’appréhender l’expérience et l’objet susceptible d’être appréhendé,
bien qu’ils soient radicalement séparés, bien qu’ils soient radicalement non
mélangés, sont comme s’ils avaient atteint la non-séparation. Mais c’est seulement
quand ils récupèrent chacun son identité, qu’on atteint la singularité véritable ».
80 Ce serait un grave contresens, comme le démontre Michel Angot, que d’interpréter le
Yoga de Patanjali comme la recherche d’une harmonie ou d’une harmonisation entre les
différentes instances de la personnalité. « C’est même exactement le contraire : le
Yogasûtra se donne pour tâche de détruire cette prétendue harmonie et d’y mettre fin le
plus systématiquement possible. Le Yogasûtra est un traité sur le divorce de la
conscience d’avec la nature, il n’est pas un Traité sur leur union » (p. 710). Les pages
dans lesquelles l’auteur démontre que le mot yoga chez Patanjali ne veut pas dire
« union » mais « repos » et « contemplation » sont parmi les plus fortes de l’ouvrage.
81 J’en viens à l’« Introduction », où Michel Angot accumule les trésors de son expérience
indianiste à l’école des pandits et associe un luxe d’informations historiques et
philologiques à une interprétation personnelle du Yoga de Patanjali. Le lecteur de bon
sens et qui sait faire la part des choses tirera profit de ces informations sans se laisser
influencer par les jugements péremptoires sur les gens et les choses dont l’auteur
émaille son discours ou par ses approximations dont la plus drôle et incongrue est de
définir Thérèse d’Avila comme une « yoginî transhistorique » (p. 95, n. 214). L’auteur
n’est pas neutre, il s’engage sur le chemin de la mystique, mais le lecteur qui ne partage
pas cet engagement ne peut manquer d’être saisi de perplexité devant les quatre-vingt-
dix pages de rapprochements avec la spiritualité chrétienne (pp. 96-186) constituant
l’essentiel de l’Introduction et nous ramenant au prosélytisme hindou-chrétien des
années 1950 qui motivait à l’époque un grand nombre de sanskritistes français. Ce gros
livre publié aux éditions des Belles Lettres, qui le parent d’un prestigieux label de
scientificité, n’est pas seulement l’Orientalisme se perpétuant dans toute sa splendeur,
c’est un retour militant aux sources orientales du mysticisme. On imagine dans quels
milieux traditionalistes Michel Angot a choisi de se confiner en Inde et quelle est sa
déception devant les Modernes, lorsqu’il dénonce « l’absence de curiosité scientifique
des Indiens » (sic) et l’ignorance crasse des philosophes indiens contemporains qu’il a
pu repérer (pp. 39-40). Que répondre à ces dénigrements, après avoir fait la part entre
le bel instrument de travail qu’il nous donne et le traditionalisme que nous récusons,
sinon en rappelant que les universités indiennes furent le berceau de plusieurs
paradigmes dominants aujourd’hui dans les sciences sociales, et que des philosophes
indiens sont à la pointe de la recherche sur la scène internationale.
Francis Zimmermann

L’Homme, 194 | 2010


173

Asie
Yves Goudineau & Michel Lorrillard, eds, Recherches nouvelles sur le
Laos/New Research on Laos, Paris-Vientiane, École française
d’Extrême-Orient, 2008, 678 p., bibl., ill., fig., cartes, plans (« Études
thématiques 18 »)

82 PAYS FERMÉ presque trente ans durant aux enquêtes de terrain du fait de la guerre et de
ses suites politiques, le Laos connaît depuis environ une quinzaine d’années un
renouveau de la recherche en sciences sociales, en anthropologie notamment, dont cet
important (et imposant : près de 700 pages !) ouvrage vient remarquablement
témoigner. Après Études birmanes et Recherches nouvelles sur le Cambodge, c’est le
troisième volume des « Études thématiques » publiées par l’ EFEO à couvrir une aire
culturelle de l’Asie du Sud-Est restée longtemps inaccessible aux chercheurs.
83 On notera que, sur les trente contributeurs, dont beaucoup d’anglophones, plus de la
moitié se situent dans le champ de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Ce volume réunit
ainsi la plupart des spécialistes qui se sont impliqués (ou sont revenus) sur le terrain,
au Laos, depuis les années 1990. Pourtant, comme le soulignent les éditeurs dans leur
introduction, « la référence au contexte national lao et à ses frontières étatiques
modernes ne commandent pas une limite à l’investigation ». Il s’agit au contraire d’une
« ouverture » intégrant dans toutes ses composantes spatiales et temporelles une
dynamique transfrontalière.
84 Le questionnement de la notion de « frontière » – politique et culturelle – apparaît du
reste explicitement dans l’intitulé de plusieurs articles (Andrew Walker, Olivier
Évrard), et il apparaît en filigrane dans l’ensemble des contributions. Mentionnons par
exemple le long texte de Michel Lorrillard consacré à la géographie historique du
bouddhisme au Laos, lequel n’échappe pas, nous montre l’auteur, aux grands courants
d’échanges sud-est asiatiques et à des jeux d’influence très variés. Ce parti pris de
décloisonnement, d’interaction et de considération du changement social et politique
ordonne l’articulation des trois parties dont se compose le volume, apportant ainsi à la
cohérence de l’aire « nationale » un prolongement méthodologique qui fait sens.
85 Le regard croisé porté sur cette aire, politique donc autant que culturelle, est dans un
premier temps orienté vers la problématique l’« Histoire en construction » qui
considère trois grandes périodes historiques : la période protohistorique, l’histoire
ancienne et l’histoire contemporaine. D’emblée, la volonté est clairement affichée : si le
Laos est envisagé dans la longue durée, la dimension diachronique n’est pas dissociée
des dynamiques contemporaines auxquelles est confronté l’État-nation lao. Sont
considérées, dans un second temps, les « Problématiques patrimoniales ». Les
contributions réunies dans cette partie relèvent plus particulièrement de trois
domaines qui vont de la protection de l’environnement (le système hydraulique) et du
cadre de vie, à celle de traditions immatérielles (la danse), en passant par la
préservation de connaissances anciennes consignées dans les manuscrits.
86 Comme il est souligné, à juste titre, la notion même de « patrimoine » renvoie à l’idée
de transmission d’un savoir ancestral et à sa réinterprétation. Relevant autant de la
recherche historique que de la recherche anthropologique ou sociologique,
l’ambivalence du terme apporte un autre éclairage pour la compréhension que nous

L’Homme, 194 | 2010


174

pouvons avoir de la fondation de Vientiane (capitale politique), des enjeux sociaux


présents sur le marché « ethnique (hmong) » de Luang Prabang (capitale historique) ou
encore dans l’approche didactique des manuscrits lao. Cette ambivalence du savoir et
de la transmission contenue dans l’objet patrimonial dessine un lien quasi structural
entre le premier volet à caractère d’anthropologie historique et le troisième, plus
proprement ethnologique.
87 La dernière partie, consacrée aux « Dynamiques sociales », offre en effet une vue
étonnamment riche et diversifiée de l’anthropologie actuelle du Laos. Forte de quelque
onze chapitres, elle comprend d’abord des études sociolinguistiques sur la langue lao,
dressant un état des lieux de sa pratique dans différents milieux sociaux, pratique
influencée par le poids politique de la langue « nationale » et par les pressions
extérieures (influence de la langue thaïe, voisine et cousine), mais aussi des analyses
sur l’évolution des dizaines d’autres langues « minoritaires » parlées dans ce pays, dont
certaines en voie de disparition. C’est la prise en compte de cette extraordinaire
diversité linguistique et culturelle en même temps que du changement social, souvent
induit par des politiques de développement autoritaires, qui donne aussi une tonalité
problématique commune aux études anthropologiques qui suivent. Parmi celles-ci, si
plusieurs portent sur la société majoritaire lao (études rurales, pratiques
thérapeutiques, engagement social du clergé bouddhique), on doit signaler que plus
nombreuses sont celles qui portent sur les « minorités ethniques », comme les désigne
le pouvoir politique, même si lesdites minorités représentent plus de 50% de la
population !
88 À cet égard, il est rappelé que le clivage entre sociétés du Nord et du Sud relève
essentiellement de l’histoire du peuplement du pays selon des vagues successives
venues de Chine et de Birmanie. La diversité peut apparaître plus grande dans le Nord,
où se côtoient des populations thaïes, tibétobirmanes et austroasiatiques, ayant incité
jadis certains auteurs à parler improprement de « mosaïque ethnique ». Mais, l’ouvrage
montre bien que le Sud, très peu étudié jusque-là, et habité par des populations
austroasiatiques, considérées comme « autochtones », présente des situations tout
aussi complexes. Dans tous les cas, les auteurs pratiquent une approche relationnelle à
différents niveaux d’échelle. La considération à la fois, au niveau local, des relations
interethniques et, au niveau national, des relations entre minorités et pouvoir central,
permet de repenser la dynamique des constructions identitaires.
89 Non seulement les catégories et les entités constituées laissent place aux échanges
entre personnes comme le démontre Guido Sprenger dans son analyse de l’organisation
sociale rmeet en patrilignages exogames, mais, qui plus est, le rapport des minorités au
pouvoir central n’est pas réduit au rapport hiérarchique du second sur les premières :
Olivier Évrard montre comment les minorités s’approprient et interprètent l’influence
lao beaucoup plus qu’ils ne la subissent. Dans le même sens, Vanina Bouté invite à
repenser, dans leur articulation, les relations existant entre pratiques bouddhiques et
cultes aux esprits sur une étude de cas phounoy, ou encore Ian Baird qui oppose et
rapproche tout à la fois au système mandala des Siamois et des Khmers, une base
territoriale comme fondement de l’ordre social des Brao. Et c’est à une perspective
similaire, au sens d’une relecture des constructions identitaires intégrant les
dynamiques locales dans le Sud, chez les Kantou notamment, que s’attache Yves
Goudineau, perspective que Vatthana Pholsena poursuit en quelque sorte en revisitant

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la révolution qui embrassa, de 1945 à 1949, le sud du pays par une comparaison de la
microhistoire et de l’historiographie d’État.
90 L’ouvrage a aussi le mérite d’associer plusieurs générations de chercheurs dans le
domaine de l’anthropologie. Il rappelle certaines grandes recherches passées, tels les
travaux de Karl Gustav Izikowitz sur les Lamet, qui annoncent ceux de Leach, ou ceux,
d’une audace théorique rare (et trop méconnue) de Charles Archaimbault sur les Lao. Il
associe certains de ceux ayant entrouvert un terrain malgré la guerre dans le sillage de
Georges Condominas (Richard Pottier, Catherine Choron-Baix, Christian Taillard,
Sophie Clément-Charpentier) ; et, en même temps, il s’impose comme une plate-forme
ouverte à la nouvelle génération de chercheurs porteuse d’outils méthodologiques et de
questionnements renouvelés (surtout conduite depuis le début des années 1990 par
Grant Evans et par Yves Goudineau). On peut suivre avec tous ces auteurs l’évolution
d’un regard réflexif et interactif, souvent provoqué par la question du rapport d’altérité
entre pouvoirs centraux et minorités, et celle de leurs interprétations parfois
divergentes.
L’ambition modestement affichée à maintes reprises est une sorte de bilan des « études
lao », ce qu’est effectivement le volume. Mais le résultat ouvre des perspectives de
recherche nouvelles qui dépassent ce cadre restreint et intéressent plus largement
l’Asie du Sud-Est continentale, voire au-delà. Du reste, la réunion de chapitres rédigés,
tantôt en anglais tantôt en français, illustre bien l’étendue du réseau international des
chercheurs sur le Laos aujourd’hui. Par contraste, de même qu’on peut regretter que les
sources vernaculaires soient marginales dans les références bibliographiques, on ne
peut s’empêcher de remarquer le faible nombre de contributeurs de nationalité ou
d’origine lao. Les responsables du projet sont les premiers à le déplorer, et prônent le
développement d’une recherche nationale, mais ce fait vient souligner l’écart entre la
richesse patrimoniale et la formation à la recherche dans ce pays. Par ailleurs, diviser
ce lourd opus en deux volumes, ou faire le choix d’un papier plus léger, outre d’éviter
de jeter un dernier sort aux poignées de cartables, aurait sans doute permis d’accueillir
d’autres contributions. C’est qu’après avoir fermé ce volume, on en redemande encore.
François Robinne

Sabine Trebinjac, Le Pouvoir en chantant, 2 : Une affaire d’État…


impériale, Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, 214 p., bibl., fig.,
cartes (« Mémoires de la Société d’ethnologie » 7)

91 FAISANT SUITE à son premier livre Le Pouvoir en chantant, 1: L’art de fabriquer une musique
chinoise30, consacré à l’analyse des institutions de la musique à l’époque républicaine et
communiste en Chine, Sabine Trebinjac dédie cette nouvelle recherche à l’époque pré-
impériale et impériale (allant du XIIe siècle avant notre ère jusqu’en 1911). Partant de
l’hypothèse « qu’il pouvait peut-être exister une certaine continuité historique entre
l’ancienne Chine et la Chine contemporaine » (p. 8), elle cherche à vérifier si
l’importance du lien constitutif existant en Chine entre musique et pouvoir mis au jour
dans son premier travail se manifeste également dans la Chine prémoderne. À partir de
l’étude de sources écrites, elle aborde les domaines de la philosophie (par l’étude d’un
rescrit ancien confucéen), de l’anthropologie politique (par l’analyse sur dix-sept
siècles des institutions musicales impériales) et de l’acoustique (par l’étude des
changements apportés à l’étalon sonore et des remaniements de musiques effectués par

L’Homme, 194 | 2010


176

ces administrations). À ce travail analytique, elle adjoint un important travail de


traduction en présentant le rescrit étudié traduit en entier, ainsi que des traductions
des sections des Histoires dynastiques (les recueils édités par chaque dynastie chinoise
sur l’histoire de la dynastie qui la précède) consacrées aux institutions de la musique.
92 La première partie sur le Yueji (traduit par Notes sur la musique, mais également connu
en Occident sous le titre Livre de la musique) présente l’argument de ce document, sa
traduction puis son analyse. Son étude permet de « comprendre la place de la musique
dans la pensée chinoise ancienne » (p. 15) et sa relation avec le pouvoir politique. C’est
un traité théorique concernant la musique rituelle qui est inclus dans deux ouvrages
des Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), mais il « s’appuie sur des textes antérieurs […] et
constitue un résumé […] qui nous permet d’appréhender le goût musical et les critères
esthétiques des Chinois d’avant notre ère » (p. 20). Le terme « musique », qui contient
les notions de son et de note, englobe aussi la danse et la poésie. La musique, envisagée
en relation aux rites, est pensée par l’auteure, à la suite du sinologue L. E. R. Picken,
comme un « pouvoir » car elle « règle l’ordre du monde » (p. 22) et « constitue avec les
rites le fondement de la légitimité politique » (p. 10). Elle est un mode de gouvernement
et reflète aussi la situation politique tout en reposant également sur la morale
confucéenne. La musique est enfin « cette harmonie qui se réalise au plan individuel
par les sentiments ou émotions, au plan social par la coopération des parties
hiérarchisées par le Rite et au plan cosmique par la raison céleste » (p. 22).
93 Sabine Trebinjac analyse plus avant la notion totale de musique dans sa conception
chinoise, qui est « assez comparable » à celle de Pythagore, Platon ou Boèce (id.), mais
fort différente de celle de Rousseau (p. 49) qui la voit comme très secondaire. Bien que
totale, et donc appartenant à tous les hommes, la musique est d’abord l’instrument de
l’élite confucéenne, les lettrés, qui « utilisent la musique pour aboutir à leur fin » (p.
51), et ainsi permet-elle de transmettre au peuple ce qui est bon pour lui par ceux qui
savent mieux que lui, une idée qui s’est transmise depuis le Yueji jusqu’à nos jours et
qui est mise en pratique par les institutions de la musique édifiées par les dynasties
successives.
94 La deuxième partie est une analyse du « symbole politique » (p. 53) qu’est la musique à
travers la continuité historique des institutions de la musique. Le chapitre II s’attache à
étudier le premier bureau de la musique, celui de la dynastie Han, puis les institutions
des dynasties subséquentes jusqu’à la chute de la dernière dynastie Qing en 1911.
S’appuyant sur des institutions plus anciennes, le bureau de la musique créé au IIe siècle
avant notre ère a pour tâche l’organisation systématique de la collecte des corpus
musicaux populaires de l’Empire et la transformation de ces matériaux ainsi que celle
des traditions musicales non han en musique rituelle. En effet, par la collecte des
chants, l’empereur sonde l’opinion publique et « apprécie la température sociale » (p.
69), de sorte « qu’il s’agissait […] de la version chinoise des “Renseignements généraux”
sur l’état d’esprit de la population » (p. 71). Bien que les musiques vulgaires tout comme
celles des barbares fassent ainsi leur entrée à la cour, elles n’y entrent que pour y être
transformées en étant introduites dans les cérémonies religieuses ; elles peuvent
ensuite être rediffusées, ayant « été marquées du sceau officiel » (p. 88). La musique a
un rôle politique – en prenant part aux manifestations officielles, cérémonies rituelles
et guerrières – et un rôle folklorique mis en avant lors des banquets et des réceptions
pour étonner ou amuser, « mais sans risquer de choquer » : le rôle du bureau de la
musique est ainsi d’intégrer dans la sphère rituelle « les mélodies des Autres » (id.). Le

L’Homme, 194 | 2010


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troisième chapitre passe en revue les différents bureaux de la musique subséquents à


partir d’extraits des Histoires dynastiques, d’abord traduits puis résumés dans un grand
tableau synthétique. On voit clairement que toutes les dynasties ont eu une ou des
institutions musicales rattachées aux plus hautes instances de l’organisation étatique
(p. 95).
95 La troisième partie, axée sur le travail musical effectué dans les institutions d’État,
illustre la réalité de ce travail musical leur incombant. Leur première tâche est de fixer
l’étalon sonore de chaque nouvelle dynastie. Chaque changement dynastique implique
en effet un changement musical réalisé par l’altération de la hauteur absolue des
étalons représentés par des tubes sonores en bambou dont la longueur est ajustée.
L’idée était de faire coïncider un modèle physique avec un modèle symbolique : « le
règne d’un premier empereur d’une nouvelle dynastie ne pouvait commencer qu’après
la détermination de son étalon sonore » (p. 145). L’auteure propose une analyse
mathématique des ajustements acoustiques qui accompagnèrent l’élaboration du
tempérament égal, calculé vers 1580. Elle démontre comment les étalons sonores ont
varié largement pendant la succession des dynasties au cours de l’histoire chinoise et
cela de façon « plutôt chaotique et inverse de ce qui précédait, comme s’il fallait
montrer à l’évidence ses différences en manipulant l’emblème qu’est l’étalon sonore »
(p. 169).
96 La seconde tâche est la collecte et le traitement des morceaux recueillis, c’est-à-dire la
réécriture, une habitude musicale qui commença très tôt et dont on a des traces
anciennes avec le Shijing ou Livre des odes, l’un des classiques, dont la première partie
est composée de chants populaires. Sabine Trebinjac montre que la réécriture de ces
chants porte sur la forme linguistique et aussi sur la forme musicale que « les
fonctionnaires ont tenté[e] autant que possible de rendre régulière, et ce, dans un souci
de coller avec le style de la musique rituelle… » (p. 180). Un autre exemple est celui d’un
air militaire et de chasse « barbare » rapporté des contrées de l’Ouest sous la dynastie
han. Un fonctionnaire musicien réécrivit cet air pour enrichir le répertoire militaire
han. La proposition de l’auteure est de comprendre le paradoxe qu’il y a à emprunter
« la musique de l’Autre » (p. 188) et la jouer sur les champs militaires avec des
instruments barbares tout en lui conservant sa structure musicale originale : « je
prends à l’autre sa musique que j’érige en emblème POUR tuer le propriétaire de la
musique à partir de laquelle j’ai fabriqué mon emblème » (p. 189). Le vol de la musique
est donc pour les Han une façon de s’approprier la chance, les atouts de l’autre, car le
voleur est excité par la possession « du mana de l’autre » (p. 190) qui lui permet de
vaincre son dangereux ennemi.
97 Dans sa conclusion, l’auteure rappelle la complémentarité des rites et de la musique en
Chine qui se manifeste tout au long de l’histoire chinoise, ainsi que l’importance de
l’ajustement musical, effectué par chaque dynastie au début de son règne, qu’elle a
concrétisé par des calculs qui représentent une « avancée musicologique » (p. 193)
n’ayant jamais été effectuée auparavant. Elle finit sur le système politique impérial,
dominé par une « hiérarchie totalitaire » (id.), qui a cependant la capacité d’intégrer des
musiciens et des répertoires étrangers, ce qui permet de matérialiser et d’affirmer
l’expansion territoriale de l’Empire, montrant ainsi que pour les Chinois « l’art de la
musique est plus efficace que l’art de la guerre » (p. 195).
98 Sabine Trebinjac a bien réussi à montrer la singularité de l’« exception musicale » (id.)
chinoise, où la musique est incontestablement liée au domaine politique. On regrette

L’Homme, 194 | 2010


178

cependant que ce livre ne s’attache à étudier que des sources « officielles », les livres
canoniques et classiques, et les Histoires dynastiques, un corpus qui oriente évidemment
vers une lecture strictement politique de la musique en Chine. La musique est pourtant
aussi amplement étudiée par des auteurs d’autres tendances, dont notamment les
taoïstes qui mettent l’accent sur son aspect cosmique ; le penseur Mozi (470-391 av. J.-
C.) est également abondamment cité par la tradition ultérieure pour sa critique des
frais inutiles entraînés par la musique rituelle, celle-là même qui est portée aux nues
par les confucianistes. De plus, sur le terrain, de nombreux musiciens « populaires »
œuvrent loin des cercles de pouvoir, en opposition ou en complémentarité avec celui-
ci. De même, on est étonné de la vue systématique de la musique par l’auteure en
termes de « pouvoir » et de la vision d’un totalitarisme chinois qui se déploie depuis les
débuts de l’histoire chinoise jusqu’à nos jours et qui s’attache à « annihiler l’autre »,
l’étranger ou l’homme du peuple, à travers la collecte puis la réécriture de musiques
barbares et populaires. Or, l’auteure montre elle-même que ces transformations restent
somme toute souvent marginales, comme dans son exemple de musique militaire
barbare de l’Ouest dont l’intégration n’affecte pas vraiment sa « structure musicale »
(p. 189) : on entend que ces transformations relèvent plus d’une « mise en forme » que
d’un changement en profondeur. Dans son analyse des transformations opérées sur les
chants du Livre des odes, malgré l’imposition d’une régularité à certaines pièces dans
leur forme musicale, elle indique que, pour les textes, « la réécriture n’a pas supprimé –
du moins pas complètement – les expressions dénonçant les autorités que l’on doit
attribuer au petit peuple » (p. 180). De même, les réajustements effectués par chaque
dynastie sur l’étalon sonore portent uniquement sur les hauteurs et l’on sait que de
telles transpositions « n’obscurcissent pas la reconnaissance de l’identité de la pièce »
(p. 172). Il semble que le caractère « totalitaire » du système impérial chinois soit donc
à nuancer en ce qui concerne le traitement de la musique. L’emploi de concepts
modernes tels que « totalitarisme » et « pouvoir » aurait ainsi gagné à être évité au
profit de notions comme celle d’« autorité » qui n’engage pas un rapport qui soit
uniquement de force et représente plutôt une relation de complémentarité. À ce titre,
cet ouvrage démontre clairement combien la Chine a toujours été tributaire des
apports de sociétés voisines comme de ceux de son « petit peuple ».
En ce qui concerne les aspects éditoriaux du livre, on ne peut que saluer la proposition
d’une nouvelle traduction des Notes sur la musique. On s’étonnera tout de même que le
texte chinois ne se trouve pas en face du texte français, ce qui ne simplifie pas la
comparaison ; plus gênant encore est le fait que les deux textes ne présentent pas tout à
fait la même structuration en paragraphes. La traduction semble bien menée dans
l’ensemble. On se demande cependant pourquoi le terme chinois dao , généralement
traduit par « voie », comme il l’est d’ailleurs page 27 (la « voie royale »), devient
« raison » (musicale) (p. 25), tandis que la « raison » (céleste) (p. 27) est la traduction du
terme li (« ordre, logique, principe »). Les extraits traduits des Histoires dynastiques
et le tableau synthétique des institutions de la musique forment un corpus de données
important qu’il conviendrait d’étudier en profondeur, pour notamment développer
l’analyse des statuts des musiciens qui ont toujours représenté des gens « à part » dans
la société chinoise.
On regrette l’absence de glossaire et d’index. Le résumé des sources occidentales sur
l’évolution de la science acoustique en Chine est le bienvenu. L’analyse mathématique
et acoustique des écarts entre les tubes sonores des dynasties, bien que présentée dans

L’Homme, 194 | 2010


179

un langage clair, reste néanmoins très technique pour un non-spécialiste. Par ailleurs,
on ne comprend pas bien comment les changements d’étalons influaient concrètement
sur les pratiques musicales à l’échelle du pays et l’on aimerait bien savoir dans quelle
mesure les musiciens de base adoptaient les morceaux transformés par les bureaux de
la musique.
Pour conclure, ce livre a toute sa place en sinologie et en anthropologie parce qu’il
présente l’« exception musicale chinoise » par l’analyse de l’institution des bureaux de
la musique, qui, sous des formes différentes, traverse toute l’histoire chinoise. On voit
ainsi se développer une image de la continuité et de l’unité de cette civilisation dont les
diversités, par exemple manifestées dans les changements dynastiques des étalons
sonores et la récupération de musiques de sociétés différentes, sont subordonnées
formellement aux valeurs impériales, tout en œuvrant incessamment en leur intérieur
par l’apport continuel de leurs différences.
Catherine Capdeville-Zeng

Aurélie Névot, Comme le sel, je suis le cours de l’eau. Le chamanisme à


écriture des Yi du Yunnan (Chine), Nanterre, Société d’ethnologie,
2008, 316 p., bibl., ill., fig. (« Recherches sur la Haute Asie » 16)

99 DANS LE CADRE de l’anthropologie sociale et culturelle contemporaine, les études


ethnographiques qui portent sur les groupes ethniques situés en Chine restent
relativement restreintes, comparées au développement de la discipline dans d’autres
régions du monde. L’hésitation des ethnologues lorsqu’il s’agit de travailler avec une
des ethnies de la société chinoise résulte des difficultés culturelles et linguistiques qui
s’imposent à une « anthropologie de la Chine »31, mais elle tient aussi aux défis
méthodologiques et épistémologiques établis par la tradition des recherches dans la
région, laquelle s’enracine profondément dans l’exploration des archives historiques,
l’interprétation de la littérature classique et les découvertes archéologiques issues de la
Chine antique.
100 Dans son livre, Aurélie Névot tente de montrer la nécessité d’étudier la Chine à partir
d’une démarche ethnologique : ses travaux minutieusement élaborés concernent le
peuple minoritaire des Nipa, lequel se trouve dans la région de Shilin à proximité de
Kuming, Yunan, au sud-ouest de la Chine. Le sujet de sa recherche porte sur la tradition
de l’écriture manuscrite des chamanes nipa, nommés bimo, qui sont considérés par
leurs compatriotes comme les «Maîtres de la psalmodie ». Grâce à l’analyse de textes
recueillis et la description de pratiques rituelles afférentes, obtenues au cours d’un
travail de terrain de près de deux ans, l’auteure s’efforce de restituer les particularités
du chamanisme nipa dans la mesure où il intègre la pratique scripturaire, les
représentations politiques locales sous-tendant cette religion et son
instrumentalisation, dans le contexte contemporain, par les instances communistes
chinoises avec pour objectif de « bien gouverner » le peuple.
101 Aurélie Névot s’interroge dans la première partie du livre sur la genèse de l’identité
nipa. Tout d’abord, l’autonyme de ces riziculteurs et éleveurs des hauts plateaux du
Yunan se réfère aux « hommes de la terre » ; ce peuple constitue effectivement une des
six branches de la population yi, laquelle fut historiquement fondée par une chefferie
commune, probablement alliée à l’ancien royaume tibéto-birman de Nanzhao, pendant
les VIIIe et IXe siècles. Ensuite, à partir de l’analyse d’un mythe nipa largement répandu,

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intitulé « Achema », l’auteure montre que les Nipa s’estiment issus d’une mésalliance
entre le clan des Os noirs et celui des Os blancs, puisque dans le récit un mariage
transgressif entre le lignage du chef territorial et celui du chamane a rompu
violemment l’interdit d’exogamie clanique de la communauté. Partant, elle constate
que la société nipa est caractérisée par la configuration bipartite d’organisations « en
moitiés », avec des chefs religieux occupant la position du haut ou la « tête » de la
société, et des chefs politiques celle du bas ou la « queue », ce qui semble être un trait
commun à de nombreuses sociétés himalayennes. Les chamanes bimo sont ainsi
responsables de la pérennité de la communauté nipa et ils accomplissent des rites à
chacun des stades de la vie des villageois. Ils possèdent des textes manuscrits
employant une écriture syllabique (et non alphabétique), lesquels représentent leur
essence vitale : ils doivent les animer en ayant recours à des psalmodies rituelles et se
les transmettre de maître à disciple au sein de lignées chamaniques. Équivalent de la
transe des femmes médiums nipa (chema), l’écriture des bimo leur confère, dans des
circonstances rituelles, les pouvoirs de voyager librement dans le cosmos et d’entrer en
contact avec les esprits et les ancêtres.
102 Dans un deuxième temps, Aurélie Névot décrit le culte territorial midje, une des fêtes
communautaires les plus importantes dans l’année agricole des Nipa. Ayant lieu à
l’occasion des récoltes d’automne, il implique la présence des ancêtres fondateurs et
primordiaux dont la hiérogamie assure l’ensemencement de l’univers. Le
gouvernement chinois, conscient de l’importance de l’écriture dans les processus
d’unifications et des implications politiques du chamanisme bimo, a d’abord créé une
écriture de synthèse à partir des différentes branches des Yi afin de l’enseigner à
l’école, puis a récupéré le culte midje afin de le transformer en un sacrifice
communautaire nommé Mizhi et, ce faisant, de fédéraliser la société segmentaire des
Nipa. Depuis 1999, cette cérémonie est organisée chaque année à l’échelle du district de
Shilin : les bimo des différents villages y sont invités et ils psalmodient en chœur des
textes officiels choisis par l’État chinois, sous l’autorité officielle d’un bimo particulier.
Ce genre d’initiatives modifie la société nipa à divers degrés.
103 La suite du livre est consacrée à la présentation de la vision que les Nipa ont eux-
mêmes du culte territorial midje, et l’auteure a adopté un style descriptif détaillé centré
sur l’activité rituelle du village de Lava (les séquences successives, l’atmosphère, le
processus rituel, le rôle du bimo, etc.). Elle étudie notamment un manuscrit des bimo,
intitulé midje m’se et réservé à la célébration de la fête éponyme, à partir duquel il est
possible à la fois d’identifier des représentations essentielles de la société nipa et de
trouver les clés pour les analyser. Ainsi, le culte midje a pour thème central l’union des
deux moitiés de l’univers, ying et yang, dont l’accouplement fait renaître les forces
vitales de la nouvelle année agricole, régénérant la terre féconde. À cette fin, les
hommes nipa pénètrent dans un bois sacré proche du village (midjedu), pour y organiser
un rite sacrificiel destiné aux ancêtres ; à leur retour au village se déroule un charivari
et les hommes se lancent dans des luttes, accompagnées par des paroles et des chants
outrageants. C’est par ces actes, comme par le partage d’alcool, de viande et de sang
sacrificiels, que les villageois manifestent cérémoniellement la vitalité régénérée et
renforcent leur lien d’appartenance à la communauté. En outre, un rituel de chasse au
quatrième jour du midje, évoqué dans les textes de bimo mais que l’on ne pratique plus,
révèle des traces du passé de la communauté de Lava : les Nipa, sous l’égide d’une

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ancienne chefferie, auraient migré du sud au nord de la région au cours de leur


expansion.
104 Dans la conclusion, Aurélie Névot constate que l’étude des tensions entre la capacité
d’adaptation du chamanisme à écriture des Nipa et les stratégies politiques du
gouvernement central « ouvre l’analyse vers une perspective anthropologique plus
large à propos de la relation entre l’écriture, le sacrifice et le politique » (p. 286), dont
ses propres travaux constituent sans nul doute un très bel exemple dans la mesure où
ils font appel à de nombreuses comparaisons ethnologiques issues d’autres populations
himalayennes. De plus, sont remarquées dans les discours du culte midje certaines
caractéristiques culturelles effectivement chinoises, telles que les décrivirent les
sinologues dans des analyses classiques, fondées sur des données historiques. Toute
cela résulte, selon l’auteure, du métissage et de l’unification des divers groupes
ethniques de la Chine au cours de plusieurs millénaires.
105 Émerge, néanmoins, une question que l’on pourrait se poser en examinant la démarche
de l’ethnologue qui établit de nombreuses corrélations entre les éléments culturels
qu’elle a perçus dans la société Nipa et ceux que les sinologues découvrent à partir de
leurs travaux sur la Chine antique : si de tels efforts nous paraissent pertinents dans la
mesure où toute enquête de ce genre repose sur un arrière-fond culturel ou même
conceptuel solide et bien diffusé – dit « chinois » dans le présent cas –, ne faudrait-il pas
conserver ce faisant plus de prudence analytique afin de ne pas trop rapidement
assimiler des éléments issus de contextes distincts et de ne pas trop dissimuler ainsi la
diversité culturelle ? Certes, dans la situation présente des études anthropologiques sur
la Chine, la discussion reste bel et bien ouverte.
Jin Chen

Europe
Chantal Bordes-Benayoun, Freddy Raphaël & Dominique Schnapper,
La Condition juive en France. La tentation de l’entre-soi, Paris, Presses
universitaires de France, 2009, 142 p., bibl., gloss. (« Le lien social »)

106 CET OUVRAGE, écrit à six mains par des sociologues de la citoyenneté et du judaïsme, est
le prolongement d’enquêtes et d’analyses conduites en France par chacun d’eux
séparément dans les années 1970 à 1980. Ils portent un regard à la fois global sur les
rapports des juifs à l’État et local par une connaissance fine de situations régionales
spécifiques, notamment celles de Strasbourg, Paris et Toulouse.
107 La condition juive aujourd’hui en France, comme le rappellent les auteurs à plusieurs
reprises, ne peut être comprise sans rappeler l’histoire des juifs de France, marquée par
leur accession à la citoyenneté en 1791 à l’issue de la Révolution, par le tournant de
l’affaire Dreyfus qui fut une première prise de conscience que « le combat pour l’égalité
devait se poursuivre » (p. 1) et par Vichy, où l’État priva les juifs de leur statut de
citoyen, puis, les livra à l’extermination par les nazis.
108 Quoi qu’il en soit, au cours de cette histoire, les juifs ont donné l’image de « citoyens
modèles », notamment du fait de leur participation plus forte que la moyenne des
Français à la vie politique, mesurée par le vote. Pour les auteurs, cet « éveil à la chose

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publique » est sans doute dû à ce « qu’ils savent que se joue là une partie de leur destin
et qu’ils considèrent que nul ne serait mieux placé qu’eux pour y veiller » (p. 2).
109 Cela dit, l’intérêt de l’ouvrage réside dans le passage d’une présentation extrêmement
riche de faits précis à l’analyse de ces faits dans le contexte politique et religieux de la
France contemporaine. Le regard porté par les auteurs sur la condition juive au cours
de cette vaste enquête est aussi l’occasion d’une analyse des changements de la société
française dans son ensemble, souvent prise entre une conception classique de la
citoyenneté et les tentations communautaristes et ethnicisantes du présent.
110 Cependant, tout au long de ce texte, les auteurs nous invitent à prendre les concepts de
« communauté » et de « communautarisme » avec des pincettes, en les définissant
précisément d’une part, en explicitant leurs usages dans différents contextes d’autre
part. Ainsi les auteurs utilisent-ils le terme « communauté » pour décrire l’activité des
grandes organisations juives dans les domaines du politique et du religieux. En dehors
de cette acception, les juifs de France ne constituent en rien « une communauté » tant,
comme le montre l’enquête, la diversité de leurs modes d’identification au judaïsme est
grande. Les organisations juives (Consistoires, CRIF, FSJU, etc.), qui souvent s’expriment
au nom des juifs de France, n’en sont par pour autant représentatives, en dépit des
discours d’assignation des pouvoirs publics s’adressant çà et là « aux communautés »,
juive ou musulmane, notamment en période de tension israélopalestinienne, pour les
appeler au calme. Cette assignation entre en contradiction avec les principes
républicains et la tradition universaliste de la France.
111 Quant au « communautarisme », il est justement défini comme un « repli exclusif sur
des identités et des institutions spécifiques, par le privilège accordé au particularisme
de la communauté aux dépens des exigences de la citoyenneté » (p. 83). Or,
précisément, la condition des juifs dans les sociétés démocratiques « implique une
tension entre leur fidélité à une histoire et à des traditions religieuses singulières, d’un
côté et la loyauté à l’égard de la nation dont ils sont les citoyens, de l’autre » (p. 9),
c’està-dire en fin de compte entre particularisme et universalisme.
112 Dans un premier chapitre, consacré à leur participation politique, les auteurs montrent
que les juifs de France votent encore majoritairement à gauche et refusent
catégoriquement les extrêmes malgré leur éloignement relatif des partis de gauche
dans la période récente. La droitisation des juifs, tant médiatisée, ne concerne que les
plus pratiquants, les plus militants et les plus jeunes. Le second chapitre est une analyse
des réinterprétations identitaires contemporaines, traversées à la fois par le rapport au
religieux et par le rapport à l’État d’Israël. Le rapport à la culture et à l’histoire juive,
s’il est évoqué, n’est pas exploré dans cette analyse. L’enquête montre que les
réinterprétations en termes religieux sont aujourd’hui majoritaires : 53 % des
personnes interrogées affirment l’importance de la dimension religieuse de leur
identité ; parmi elles, 10% se définissent comme très pratiquantes. À ce constat, il faut
ajouter la visibilité croissante du religieux dans la sphère publique.
113 Les liens spécifiques avec Israël et la conscience de l’antisémitisme continuent de
donner une forme singulière à cette citoyenneté. Les auteurs insistent en effet sur la
centralité d’Israël comme symbole privilégié de la judéité, notamment chez les plus
pratiquants de l’enquête, confirmant les résultats des enquêtes antérieures menées,
d’un côté, par Dominique Schnapper32 et, de l’autre, par Chantal Bordes-Benayoun 33.
Toutes deux avaient alors souligné le rôle joué par la guerre des Six Jours en 1967 dans
le réveil du sentiment d’identité chez les juifs, même chez ceux qui avaient perdu tout

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lien avec le judaïsme. Au-delà d’une identification symbolique, les liens avec Israël se
sont resserrés concrètement : beaucoup y ont des proches (60% de l’échantillon), s’y
rendent fréquemment, militent ou expriment une forte solidarité avec le pays (bien
mal nommé « Terre sainte » en page 44 !).
114 L’enquête montre ainsi que le communautarisme est un risque : certains juifs
éprouvent la « tentation de l’entre-soi » dans un contexte de revendication publique
des identités particulières et de montée d’un antisémitisme qui prend aujourd’hui de
nouvelles formes (antisémitisme de certains musulmans tentés par un islamisme
radical et antisémitisme d’extrême gauche, à côté du traditionnel antisémitisme
d’extrême droite). Cette tentation prend diverses modalités : radicalisation religieuse
notamment dans les écoles, montée des tendances piétistes, des croyances dans des
maîtres charismatiques et des pratiques ésotériques, rigorisme accru vis-à-vis des
femmes (accès limité à l’étude des textes talmudiques et aux fonctions administratives
dans les institutions religieuses).
115 À l’inverse, beaucoup se mobilisent contre cette tentation. Les auteurs prennent
comme signe de cette résistance l’élection en 2008 du nouveau grand rabbin de France,
Gilles Bernheim, porteur d’un « nouvel israélitisme » religieux : « Ce dernier se
présentait à la fois comme particulièrement fidèle aux textes de la Tradition et, en
même temps, comme l’héritier du franco-judaïsme. C’est lui qui fut élu » (p. 117). Le
récit pas à pas de cette campagne est extrêmement instructif et se lit presque comme
un thriller politique. Un autre signe du refus de l’entre-soi analysé par les auteurs est
l’émergence d’un « nouvel israélitisme » laïque qui prolongerait l’histoire du franco-
judaïsme historique.
En définitive, cet ouvrage est le résultat d’une enquête bien conduite, fondée sur une
observation fine des événements qui ont marqué la vie publique des juifs au cours de
ces vingt-cinq dernières années. Pourtant, on reste sur l’impression que les auteurs
n’ont pas pris le risque d’aller au bout de leurs analyses ; ils semblent être en difficulté
dès lors qu’il s’agit de penser une configuration inédite de la condition juive en France :
celle de la perte d’un modèle fédérateur rassemblant, jusque dans les années 1970, des
tendances différentes, qui peu ou prou se conciliaient autour d’un fort attachement
républicain et au sein d’institutions ouvertes. Ce modèle, celui de l’israélitisme, semble
avoir disparu du paysage français et, avec lui, les positions médianes que les
sociologues semblent appeler de leurs vœux. Des formes diverses voire opposées
d’identification coexistent mais se recoupent de moins en moins, au risque d’un
affaiblissement du dialogue interne voire de la perte des valeurs communes.
Sophie Nizard

Hervé Leuwers, L’Invention du barreau français, 1660-1830. La


construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, Éd. de l’EHESS,
2006, 446 p., annexes, bibl., index, fig., tabl.

116 CET OUVRAGE retrace l’histoire du « barreau français », de la seconde moitié du XVIIe
siècle au premier tiers du XIXesiècle. Croisant l’histoire sociale et professionnelle, il
détaille la construction d’une profession à un tournant de l’histoire de l’État et de la
nation, et montre les relations étroites qu’entretiennent communauté professionnelle
et unité nationale. Présentant l’institutionnalisation d’un emploi libéral dans un
contexte d’affermissement de l’État national, il éclaire ainsi le passage du statut

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d’avocat au métier de la défense, et de la notion d’ordre à l’échelle locale au barreau


national, par une analyse méticuleuse du processus de construction nationale de ce
groupe professionnel. Pour ce faire, l’ouvrage s’appuie sur une synthèse des travaux
existants, sur une lecture de sources imprimées et un dépouillement d’archives
caractéristiques de la variété des provinces et traditions juridiques. Les illustrations,
annexes, bibliographie et index – onomastique et thématique – contribuent à en faire
non seulement un ouvrage novateur mais également un instrument de travail très utile.
117 Hervé Leuwers distingue deux grandes périodes : la première commence dans les
années 1660 ; la seconde s’étend de 1787 à 1830.
118 La première phase, celle de la naissance et de la consolidation d’un groupe
professionnel, est longuement étudiée dans le cadre des six premiers chapitres qui
présentent le processus de professionnalisation marqué, notamment, par un
développement des ordres et d’une identité collective dépassant le cadre local.
Soucieux de se réserver l’activité de la défense et une bonne image publique, les avocats
exigent l’exercice réel pour l’inscription au tableau et l’obligation de résidence dans la
ville du siège du tribunal. Ils accroissent également les incompatibilités
professionnelles. Les barreaux des cours d’appel jouent un rôle moteur dans la
structuration des ordres, et prennent modèle sur celui de Paris, pour la diffusion du
stage et des conférences, comme pour l’organisation des bibliothèques ou bureaux de
consultations gratuites pour les pauvres. Un droit commun des barreaux se consolide,
reposant sur le libre exercice de la profession, le contrôle du tableau et l’autonomie,
que les avocats défendent contre les empiétements des magistrats ou des autorités
publiques, y compris par des grèves, i. e. des « retraits d’audience » – l’auteur en
recense près de 50 entre 1668 et 1787. Les avocats légitiment cette liberté et cette
indépendance acquises récemment en s’inscrivant dans l’héritage des jurisconsultes
romains. Leur recherche de reconnaissance sociale les conduit aussi à tenir un discours
du désintéressement qui se traduit, dans leurs rapports avec la clientèle, par une
substitution des honoraires au salaire. Ce dévouement se manifeste également par une
participation à la vie publique voire, à la fin du XVIIIe siècle, par l’engagement politique.
L’auteur, soulignant la diversité politique de cette communauté, nuance toutefois
l’image postérieure d’un barreau libéral à l’époque des Lumières, la thèse de l’unité
politique du barreau prenant son origine sous la monarchie de Juillet et triomphant au
temps de la « République des avocats »34. L’ordre se construit alors une histoire
nouvelle, libérale, gommant l’ancienne aspiration à la noblesse et au privilège « pour
insister sur un hypothétique combat commun en faveur des Lumières » selon Hervé
Leuwers (p. 217).
119 De la Révolution, qui a vu sa disparition, aux premières décennies du XIXe siècle, le
barreau connaît une « réinvention », au cours d’une seconde phase, abordée dans les
trois derniers chapitres de l’ouvrage. La « réinvention » du barreau, qui retrouve
progressivement une certaine autonomie, se fait sous le contrôle de l’État. Ce dernier
uniformise les règles de fonctionnement du « barreau français », terme qui, apparu
dans les années 1770, est consacré dans les années 1820, dans le sens d’unité nationale
du groupe professionnel. Le discours des avocats change. À partir de la première moitié
du XIXe siècle, ils se rapprochent du médecin, de l’artiste et de l’homme de lettres, et
définissent leur profession comme libérale, mettant en avant la liberté d’exercice et
l’indépendance, chèrement acquise en 1830, à l’égard de l’État.

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120 Abordant une période décisive dans la constitution du barreau français et pourtant peu
étudiée, cet ouvrage complète fort opportunément une historiographie de la profession
d’avocat qui, tout en s’étant considérablement étoffée ces dernières années, était restée
jusqu’alors largement centrée sur le barreau parisien. L’abondance d’informations sur
les représentations et pratiques des avocats pour la période considérée en fait un outil
particulièrement riche et bien documenté sur l’origine de cette profession.
Corinne Delmas

Josiane Massard-Vincent, Edie, une vie anglaise. Du portrait comme


ethnographie, Montreuil, Aux lieux d’être, 2008, 240 p., bibl.

121 PENDANT DIX ANS, grâce à de nombreux entretiens à domicile avec une locutrice âgée,
Josiane Massard-Vincent a recueilli les données nécessaires à une biographie qui est la
description d’une croyance, d’une pratique et d’un mode de vie religieux en Grande-
Bretagne. Comme beaucoup d’ouvrages s’adonnant à ce type d’étude, « l’entretien au
long cours », comme l’intitule l’auteure, a débordé en enquêtes complémentaires sur
l’entourage et l’environnement de l’intéressée. L’auteure ne s’attarde pas à définir le
genre biographique dont elle rappelle les positionnements inégalitaires d’enquêteur à
enquêté, mais aussi les manipulations possibles et les acquis de prestige de ces derniers.
En revanche, dans le chapitre intitulé « Le temps de Edie », est décrit le passé de la ville
dans laquelle celle-ci est née et vit encore. L’évolution de cet endroit, ses changements
de composition sociale cadrent les événements marquants de l’existence d’Edie, dont la
perte de tous ses proches. À ce temps linéaire, l’auteure raccorde le temps cyclique
spécifique de cette personne, temps calendaire de fêtes, d’anniversaires divers et de
célébrations dues aux défunts. Celui-ci est complété par une temporalité hebdomadaire
rythmant l’activité individuelle, dévolue au culte, aux achats, aux travaux bénévoles.
122 Le chapitre suivant porte sur l’Église d’Angleterre dont Josiane Massard-Vincent relate
les changements depuis plusieurs décennies : féminisation de la prêtrise, baisse du
statut des ecclésiastiques quoique ceux-ci soient désormais plus instruits et plus
diplômés, tolérance vis-à-vis des autres cultes, amenuisement des pratiques religieuses.
L’auteure positionne son informatrice par rapport à ces données qu’elle n’a suivies et
n’accepte que partiellement. En outre, d’origine populaire, la parole de Edie paraît à
l’auteure d’autant plus précieuse qu’elle fait partie des gens ordinaires, « c’est-à-dire
ceux qui constituent la majorité anglaise autochtone ». Aussi un chapitre nous détaille
ce qu’entend l’oratrice lorsqu’elle se sert de l’expression fréquente « it’s a matter of
class », examine la manière dont elle perçoit sa propre position dans la stratification
sociale, ainsi que les éléments extérieurs susceptibles de l’y intégrer. S’ensuit une
analyse fine des sens du concept de classe sociale dans l’Angleterre contemporaine, son
pouvoir descriptif et explicatif, et ses ambiguïtés.
123 Cette présentation se clôt par une description de la « culture de la bienfaisance »
pratiquée par les églises. Josiane Massard-Vincent en fait un court historique,
mentionnant l’avancée de l’État anglais à la fin du XIXe siècle vers une solidarité plus
laïque, puis son retrait lors de la période thatchérienne et, depuis, l’importance du
retour de la charité, du bénévolat associé au religieux. Dans le sillage de son héroïne,
aucune réunion, festivité ou sortie n’est complète sans la collecte pour une bonne
cause, nous assure l’auteure.

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124 Vient alors Edie « au fil du récit », dans la seconde moitié de l’ouvrage, consacrée à la
biographie proprement dite. Le texte synthétise, quelquefois résume des entretiens et
insiste judicieusement sur certaines expressions de l’enquêtée en langue originale. Sur
le plan du contenu, se déroule d’abord une vie très vite racontée, qui s’avère pauvre sur
le plan familial et professionnel, mais riche d’activités volontaires et de relations
sociales plus ou moins liées à l’église. Et surtout, l’intéressée déborde d’avis et de
jugements concernant son entourage et l’évolution de ses pratiques. Ainsi le personnel
ecclésiastique contemporain fait-il l’objet d’opinions plutôt sèches voire péjoratives.
Edie reproche à l’adjointe du vicaire ses mœurs (elle est homosexuelle), ses opinions
politiques (pacifiste), ainsi que ses formes d’expression de la foi : « elle met la pagaille,
elle vide l’église ». Peut-être suprême grief, Edie l’accuse d’introduire des formes
d’expressions catholiques romaines dans le culte anglican. D’autres personnalités ont
aussi leur part dans ces blâmes ou éloges, bien que celles-ci soient plus jugées sur leurs
qualités de contact – ainsi, leur aptitude à rendre visite à leurs ouailles souffrantes –
que sur celles de leurs offices. Cet inventaire des inconforts et des bonheurs d’une
citoyenne britannique anglicane introduit le lecteur dans une sorte de microcosme
entretenu non seulement par la parole mais par des lettres, des cartes postales, des
mots brefs informant son interlocutrice ethnologue d’événements minuscules et des
sentiments y afférant. Un missel nouvellement rédigé déclenche embarras et hargne ;
des « nourritures étranges », jamais goûtées, menacent de gâter un repas de fête
paroissiale. Le dimanche matin, le fait d’assister à la messe de huit heures plutôt qu’à
celle de dix heures quarante-cinq a l’allure d’une petite révolution. Sa lutte pour
récupérer sa place habituelle sur un banc d’église occupé par d’inconnus malotrus
s’avère vaine sur deux semaines. Mais elle est compensée par ses performances
d’animatrice de tombola ou de vendeuse bénévole dans l’une ou l’autre de la demi-
douzaine d’associations caritatives dont elle est soit cofondatrice, soit membre actif. Le
travail d’anthropologue et le brio d’écriture muent cet ensemble lilliputien de faits et
gestes en univers.
125 Josiane Massard-Vincent, au début de son ouvrage, mentionne la polémique, ouverte
(mais partiellement refermée) par Pierre Bourdieu, sur l’« illusion biographique » 35 : ce
sociologue estime que rendre compte d’une existence de manière linéaire, lui prêter
sens, y voir un processus cohérent et orienté constituent des démarches pour le moins
imprudentes auxquelles s’ajoute la complicité mutuelle de l’enquêté, « idéologue de sa
propre vie », et de l’enquêteur empressé à accepter les auto-interprétations fournies.
De même que le nom propre fixe arbitrairement ce qui est « rhapsodie disparate et
propriétés biologiques et sociales en changement constant », la quête biographique
assignerait artificiellement rigidité là où règne la mouvance, et continuité au
discontinu, éludant la diversité des réponses aux situations et aux temporalités
distinctes de l’individu. Cependant, Pierre Bourdieu finit par concéder aux amateurs
d’histoires de vie la notion de trajectoire, réintroduisant la dimension du collectif, en
proposant que soient construits les états successifs du champ où elle s’est déroulée. Par
rapport à ces perspectives, comment s’est positionnée l’auteure de la biographie ? Il
semble bien que les deux critiques initiales du sociologue puissent l’atteindre. En effet,
l’individu ciblé proclame son adhésion profonde à l’Église anglicane. Mieux, elle dit
d’elle-même quelque chose comme « je suis église » (p. 43) ; on ne peut d’avantage
orienter son propre récit de vie. Et l’auteure lui emboîte le pas, intitulant son second
chapitre « Une femme d’église ». Mais, ce qui pourrait être complaisance en milieu
religieux ne l’est guère dans le cadre d’une ethnographie finalisée pour le représenter.

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En outre, la réduction opérée dans les actes et les activités de l’individu décrit est digne
de Procuste : on ne saura jamais si Edie a été une grande amoureuse, ou même si sa
connaissance du piano, qu’elle met parfois encore au service des psaumes, est correcte
ou réellement artistique. Une marée d’informations nous fait certes défaut ; mais elle
est inintéressante dans le projet de l’ethnologue. En revanche, on remarquera que la
moitié de ce travail a consisté justement à cadrer les différents changements qu’ont
connus durant le temps de vie de l’enquêtée, le peuplement de la ville, le personnel
ecclésiastique, les couches sociales, les groupes associatifs, etc. Au moins aux yeux des
sociologues, le contrat est tenu. N’en doutons pas, il l’est aussi largement vis-à-vis
d’autres tenants de sciences humaines qui disposent depuis 1920, selon Claude Lévi-
Strauss, d’« un procédé d’investigation scientifique avec des objectifs bien définis », les
biographies, qui permettent d’approcher « ce que l’ethnologue rêve […] : la restitution
d’une culture par le dedans »36.
Suzanne Lallemand

Laurence Nicolas, Beauduc, l’utopie des gratte-plage. Ethnographie


d’une communauté de cabaniers sur le littoral camarguais, Préface de
Bernard Picon. Arles, Images en Manœuvres, 2008, 447 p., bibl.,
gloss., ill.

126 NOMBREUX sont les Français qui connaissent ou ont entendu parler (ne serait-ce que par
la presse) de Beauduc, hameau de pêcheurs de Camargue, sur la plage duquel se sont
établies au fil des ans quelque 450 habitations de loisir (« cabanes »), dont plusieurs
dizaines ont été détruites sur décision du tribunal de Grande instance de Tarascon à
partir de novembre 2004, pour occupation illégale du Domaine public maritime ( DPM),
provoquant une violente polémique qui dure encore. Treize années durant (1993-2006),
à l’instigation d’Annie-Hélène Dufour à qui elle rend hommage 37, Laurence Nicolas a
partagé la vie des Beauducois – 10 vivent sur place toute l’année, entre 1400 et 2000 en
été – pour tenter de saisir les modalités, les significations et les enjeux de ce « mode de
vie cabanier ». L’ouvrage, superbement édité, qu’elle livre aujourd’hui constitue le
résultat et le témoignage de ces treize années d’observation minutieuse, d’enquêtes
méthodiques, mais aussi de profonde empathie.
127 Il n’est d’ailleurs pas sans signification que le livre commence par un portrait, celui de
Polo. Modeste rapatrié d’Algérie, Polo vit dans un appartement d’une « cité difficile »
de la périphérie d’Arles et vient à Beauduc depuis 1961 ; la destruction des cabanons a
constitué pour lui un véritable traumatisme. Des portraits sensibles et attentionnés de
Beauducois émaillent ainsi le livre du début à la fin, venant avec bonheur compléter et,
en quelque sorte, animer les chapitres thématiques.
128 Après une brève présentation du contexte général des cabanes et des campements
présents sur le littoral camarguais (Beauduc est situé à l’ouest des Saintes-Maries-de-la-
Mer, devant l’étang de Vaccarès, entre les deux bras du Rhône) et un exposé des
principaux éléments de problématique de la recherche – que sont ces habitations faites
de matériaux de récupération ? qui sont leurs occupants ? forment-ils une communauté
et quel est son mode de fonctionnement ? –, vient le récit détaillé de l’historique du
lieu. À l’origine, Beauduc n’était constitué que de quelques cabanes de pêcheurs érigées
au milieu du XVIIIe siècle. S’ensuivit la création du hameau industriel de Salin-de-Giraud
au milieu du XIXe siècle ; le dimanche, les Saliniers pratiquaient sur le littoral

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camarguais une pêche populaire de complément et de loisir, alors mal vue par les
pêcheurs de métier, qui les traitaient de « gratte-plage » et de « salopards en
casquette ». Les campeurs, les plaisanciers et les premières cabanes de loisir arrivèrent
à partir de 1950. Les cent premières « cabanes » bénéficièrent d’une tolérance, en vertu
d’un accord de 1968 qui prévoyait un « gel de la cabanisation » (jusqu’en 1972, l’accès
fut limité aux personnes autorisées, munies d’une carte délivrée par la compagnie
salinière, en priorité à son personnel). L’année 1980 marqua le début du succès
populaire et médiatique de Beauduc, avec une évolution vers la « mondanisation, entre
snobisme et populisme » dans les années 1990. La réaction administrative ne tarda pas :
en 1981, le camping sauvage sur les plages des Saintes-Maries fut interdit à des fins de
protection du milieu naturel (les campeurs se rabattent sur Beauduc) ; en 1985, un mini
raz-demarée s’abat sur la Camargue, ajoutant à la protection de l’environnement, un
impératif de sécurité publique ; en 1994, la délimitation du DPM a lieu ; l’année suivante,
les cabaniers sont invités à démolir les cabanes situées sur le DPM ; en 1997, une grande
manifestation de soutien à Beauduc est organisée, à l’issue de laquelle le maire
(communiste) d’Arles proclame « Beauduc est sauvé ! » ; le 30 novembre 2004, les
premières démolitions forcées sont effectuées.
129 Pour rendre compte de la société beauducoise, Laurence Nicolas emprunte
judicieusement à Victor Turner38 le concept de « communitas » qui désigne une confi-
guration sociale particulière, caractérisée comme un regroupement spontané
d’individus, hors « structure » officielle ou traditionnelle, sur la base de modalités de
vie et/ou d’aspirations particulières, ici « vivre à la dure », sans eau, sans électricité,
etc. – modalités que Laurence Nicolas qualifie (improprement, selon le signataire de ces
lignes) de « rituel ». En 1997, année de la grande manifestation à Arles et de
l’intervention des acteurs politiques, la communitas est évincée au profit de la
« structure ».
130 Une longue partie est ensuite consacrée à « L’habitat beauducois », aux différentes
zones d’habitation – réparties en trois quartiers : Beauduc-nord, Beauduc-plage et
Beauduc-village –, à la « typologie cabanière » – le cabanon (fixe, héritier de la cabane
de pêcheur), la caravane (sédentarisée ou à emplacement saisonnier fixe marqué au
sol), la caravane-cabanon (caravane prolongée par un cabanon), le bus (désaffecté et
sédentarisé, à usage d’habitation) –, enfin aux traits communs à l’ensemble : compromis
entre tradition et modernité, habitations serrées et si possible surélevées, fabriquées
« avec ce qu’on a », à l’esthétique très kitsch, reflet d’une « culture du pauvre ».
131 Sont ensuite examinés les « pratiques, dons et échanges » qui caractérisent la vie
beauducoise au jour le jour. La journée type réserve une large place aux activités de
« gratte-plage » (pêche en mer au filet ou à la traîne, pêche en étang, ramassage des
coquillages, en particulier les fameuses tellines), le tout à des fins d’autoconsommation,
de « médiation culinaire » et/ou de dons et de contredons générateurs de lien social,
parfois même d’associations déclarées, plus ou moins rivales, de cabaniers, de
plaisanciers et/ou de défenseurs du « patrimoine » beauducois.
132 C’est que la communitas de Beauduc n’est pas loin d’ériger le mode de vie cabanier en art
de vivre, voire même en une « utopie du rivage », qui se manifestent par une
indifférence quant à l’apparence personnelle – à Beauduc, on est moins « regardants »
envers les gros, les ridés et les pâlots que sur les « vraies plages » –, aux marques de
statut social et de richesse, aux hiérarchies, aux différences entre les sexes et les
générations ; la modestie, la simplicité, la générosité, la désobéissance, la liberté

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sexuelle sont valorisées ; en revanche, les références aux forces surnaturelles sont
constantes, notamment à l’occasion d’événements marquants tels que l’échouage d’une
baleine, un naufrage ou les démolitions de novembre 2004. Communitas et liminarité
permettent des « reclassifications périodiques de la réalité et des relations de l’homme
à la société, à la nature et à la culture » (Victor Turner, cité p. 167). La simplicité et le
dépouillement manifestent la distance avec la « structure ».
133 La dernière partie intitulée « Fin d’une utopie » revient plus en détail sur la crise des
années 2000 et le passage de la communitas à la « structure ». L’oscillation permanente
et la liaison dialectique qui, toujours selon Victor Turner, caractérisent les rapports
entre communitas et « structure », se traduisent ici par une tension entre les Beauducois
« hippies prolos », nostalgiques de la communitas originelle, et leurs homologues
militants, fondateurs de l’Association de sauvegarde du patrimoine de Beauduc, en
réaction contre la délimitation du DPM en 1994 – deux extrêmes entre lesquels les
Beauducois peinent à trouver un équilibre et à restaurer leur solidarité : l’« après-
mythe apocalyptique » de 2004 provoque une « guerre de tous contre tous » proche du
« suicide collectif » (p. 405).
134 Sur le tableau de Beauduc et de Beauducois suscitant la sympathie qui se dégage de
l’ouvrage, la conclusion jette un voile quelque peu pessimiste. En effet, à la question de
savoir si Beauduc incarne une véritable communitas, une authentique utopie, une poche
de résistance effective contre le bonheur formaté et imposé, ou bien, au contraire, un
simulacre, une extravagance, Laurence Nicolas explique que se revendiquer
Beauducois, c’est déjà ne plus l’être ; que vouloir faire de Beauduc « quelque chose qui
ait de la gueule », c’est déjà être dans la normalisation ; qu’invoquer un « patrimoine »
beauducois, c’est déjà avoir quitté la communitas pour la « structure ». Bref, l’avenir de
cette communitas paradoxale qui hésite entre utopie sociale et société « sauvage », de ce
modèle sociétal puisé dans la liminarité mais guetté en permanence par la
normalisation, apparaît plus qu’incertain. Lassitude du terrain – treize ans, c’est long –
ou lucidité ? Seuls Laurence Nicolas et le futur de Beauduc détiennent la réponse à cette
ultime interrogation.
135 Last but not least, l’ouvrage, complété par un lexique de 120 termes, par une
bibliographie de 250 références et par une illustration abondante (plus de 200
photographies, dessins, plans, situés dans le texte, mais malheureusement pas recensés
dans une table) et judicieusement choisie, a donné lieu à une édition d’une qualité rare
en ces temps d’économies, ce dont l’éditeur doit être félicité.
136 Les mérites de Laurence Nicolas doivent également être soulignés : son travail sous la
pression de l’actualité et porté par elle, la méfiance qu’elle a suscitée au début (les
Beauducois la soupçonnèrent d’appartenir aux Verts ou d’être une espionne du tribunal
administratif chargé de délimiter le DPM), sa perception comme « médiateur entre eux
et les autres », sa crainte que sa recherche ne nuise aux Beauducois, son souci constant
de la distanciation, les multiples déboires de l’empathie, etc., affleurent à tout instant
dans son texte, en lui donnant une épaisseur humaine sans jamais l’appesantir. Il faut
aussi savoir gré à Laurence Nicolas d’avoir su trouver et maintenir un subtil équilibre
entre empirisme et théorie, grâce à un opportunisme méthodologique de bon aloi.
Enfin, on ne saurait clore ces lignes sans évoquer tout ce que ce beau travail doit à
Beauduc et aux Beauducois, qui ont offert à Laurence Nicolas un sujet à la fois original
et représentatif, à la fois inscrit dans la sphère des loisirs et l’actualité modernes, et
représentatif de transformations sociales plus générales.

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Quels que soient les débats qu’il ne manquera pas de susciter, l’ouvrage de Laurence
Nicolas restera donc, tant pour la beauté du livre que pour l’intérêt et la pertinence de
son propos, comme un travail marquant, dont Beauduc et l’ethnologie de la France
pourront s’enorgueillir.
Jean-Pierre Digard

Christian Bromberger & Marie-Hélène Guyonnet, eds, De la nature


sauvage à la domestication de l’espace. Enquêtes ethnologiques en
Provence et ailleurs. Hommage à Annie-Hélène Dufour, Aix-en-
Provence, Publ. de l’Université de Provence, 2008, 232 p., notes
bibliogr., ill.

137 CET OUVRAGE COLLECTIFest un hommage posthume rendu à une figure marquante du
département d’ethnologie de l’Université de Provence à Aix, prématurément emportée
par une maladie foudroyante en 2002, à l’âge de cinquantecinq ans.
138 En préface, Christian Bromberger commence par retracer la carrière d’Annie-Hélène
Dufour (1947-2002). Psychologue passée à l’ethnologie en 1976, ses travaux portent sur
« l’espace sauvage », la chasse, la pêche, la gestion de l’eau, la passion populaire du
jardinage, le décor floral des cimetières, etc., en Provence principalement. D’abord
comme conseiller sectoriel pour l’ethnologie à la Direction régionale des affaires
culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur basée à Aix (1988-1994), puis comme maître
de conférences à l’Université de Provence (1994-2002), Annie-Hélène Dufour a laissé le
souvenir d’un chercheur perspicace et rigoureux, d’une enseignante attentionnée et
avisée dans ses conseils aux étudiants, d’une collègue active et amicale.
139 Une première partie intitulée « Dans les pas d’Annie-Hélène Dufour » réunit des articles
traitant de sujets chers à Annie-Hélène Dufour. Du « cabanon » provençal, ‘Ada
Acovitsióti-Hameau et Philippe Hameau décrivent et analysent les multiples fonctions :
bâtiment technique attaché aux champs, point de rendez-vous amoureux, cynégétique
ou festif, voué aux libations masculines, « lieu où peuvent s’inverser les valeurs de la
société » (p. 27), aujourd’hui maison de loisirs dominicaux pour citadins. Dans le
fameux cimetière de Forcalquier, « translaté » à l’emplacement actuel en 1829 et planté
par un talentueux jardinier anonyme sur le modèle du jardin italien de la Renaissance,
Régis Bertrand voit un précurseur du « cimetière-jardin » français. Fort de son
expérience de terrains iranien et français, Christian Bromberger compare deux modes
de sociabilité conviviale : les « ribotes » masculines des cabanons proven-çaux,
« réplique inversée de celui de la maison du village ou de la place du village » (p. 50), et
les pique-niques (piknik en persan) du sizdah bedâr (litt. : « treize dehors », treizième
jour de la nouvelle année qui débute à l’équinoxe de printemps) dont le cadre
traditionnellement champêtre permet des libertés impensables en ville. La bouasque
(forêt méditerranéenne) et la bronde (tombant sous-marin marquant le bord de la plate-
forme littorale provençale) firent l’objet d’un livre d’Annie-Hélène Dufour 39 dont Joël
Candau souligne l’« intuition lumineuse » d’une liaison entre « espace et “grille”
mentale » (p. 67) et l’apport à la « cognition spatiale » chez l’homme. Dans l’invention
d’un espace de loisirs populaires au cœur de Marseille, « Les Pierres Plates », Denis
Chevallier voit une manifestation de « cette incroyable capacité des Marseillais à
s’approprier leur littoral » (p. 86). À partir de l’exemple du Portugal où la pluviométrie
est, en certaines zones de bocage sous influence océanique, aussi pluvieuse que la

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Bretagne, et où, paradoxalement, il arrive que le manque accidentel d’eau provoque des
paniques, Jean-Yves Durand dresse un panorama des aspects techniques, économiques,
sociaux et symboliques de l’eau. Analysant les rapports que les Français entretiennent
avec le littoral, Aliette Geistdoerfer déplore que nos compatriotes n’aient, de la mer et
de ceux qui y et en vivent, que des représentations d’imagerie populaire (îles lointaines,
corsaires…), de vacances (plage, voyages) ou de salles de jeu ou de musées. Dans la
chasse au poste et la « fureur » de la chasse aux oiseaux en Provence, au poste ou à la
glu, avec ses championnats de chilet (imitation du chant des oiseaux), Marie-Hélène
Guyonnet reconnaît à la fois la mimicry (art de l’illusion) et l’agôn (la compétition) de
Roger Caillois. Les notions de lieu, de territoire, de terroir, de paysage sont examinées
par Martin de La Soudière à travers l’évocation de l’itinéraire d’un arpenteur. À propos
de l’invasion de la campagne provençale par l’escargot Xeropicta derbentina, espèce
allochtone originaire de Turquie et des Balkans introduite accidentellement lors du
débarquement américain en Provence pendant la Seconde Guerre mondiale, Guillaume
Lebaudy et Frédéric Magnin étudient la place et la perception des escargots en
Provence, depuis la consommation – petits meissounenco en apéritif, mourgueto ou
« nonnain », platello, etc. –, jusqu’aux jeux d’enfants (attelages d’escargots, comptines,
etc.). Du platane, arbre exotique d’introduction noble au XVIIIe siècle, à l’ombre unie et
bienfaisante (à la différence de celle des résineux, chaude et sèche), qui devint, avec
l’olivier, l’un des arbres emblématiques de la Provence et auquel Annie-Hélène Dufour
consacra un livre40, Pierre Lieutaghi dresse un savant portrait. Enfin, le jardin, à la fois
territoire à soi, espace de la détente familiale et lieu de sociabilité, est évoqué par
Catherine Llaty.
140 Dans une deuxième partie, des collègues d’Annie-Hélène Dufour se remémorent des
« Compagnonnages de travail » avec elle : à la Direction régionale des affaires
culturelles de Provence-Alpes-Côte d’Azur (1988-1994), par Danièle Dossetto; au musée
de Salagon, près de Forcalquier, créé en 1981, par Danielle Musset ; enfin, Michel
Rautenberg, qui fut l’homologue d’Annie-Hélène Dufour à la DRAC de Rhône-Alpes à
Lyon (1989-1999), décrit la double (et souvent inconfortable) posture des « conseillers
sectoriels pour l’ethnologie » entre recherche et action publique.
141 Dans « Traces et pistes », la troisième et dernière partie, Véronique Ginouvès et Mireille
Meyer décrivent les archives d’Annie-Hélène Dufour déposées à la bibliothèque de la
Maison méditerranéenne des sciences de l’homme. Le volume se termine par la liste des
publications et travaux d’Annie-Hélène Dufour, un cahier d’illustrations et la liste des
contributeurs.
Les contributions, certaines quelque peu impressionnistes et/ou bavardes, ne
paraissent pas toujours à la hauteur des talents et des qualités de celle à qui leurs
auteurs entendent rendre hommage. Du moins ont-elles le mérite de souligner la
diversité et l’originalité de l’œuvre d’Annie-Hélène Dufour. L’ensemble est également
représentatif d’un champ de recherche, l’ethnologie de la Provence, qui était encore
relativement prospère dans les années 1990, mais qui semble aujourd’hui marquer le
pas. Pourquoi ce désintérêt ? Sans aucun doute, avec la disparition d’Annie-Hélène
Dufour, l’ethnologie de la Provence a perdu l’un de ses plus efficaces catalyseurs,
notamment auprès des étudiants et des jeunes chercheurs. Mais il faudrait être aveugle
pour ne pas voir que d’autres facteurs, moins conjoncturels, ont pesé. On me permettra
d’évoquer ici un souvenir personnel. Alors que j’étais président de la section 38 (Unité
de l’homme et diversité des cultures) du Comité national de la recherche scientifique

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(1995-2000), l’évaluation d’un dossier soumis par Annie-Hélène Dufour avait suscité une
discussion dont je garde une impression fort désagréable : celle que les travaux
ethnographiques ne sont pas jugés à la même aune selon qu’ils traitent, par exemple,
du binage des ignames ou de la taille des oliviers, comme si, à la différence de la
première action, réputée exotique et sublime, la seconde cumulait un triple handicap :
de geste technique (entendez : dénué de signification symbolique), de « nouvel objet »
(non « primitif ») et de métropolitain (ou, pire, de régional et/ou de folklorique). Ces
préjugés ethnologiques sont connus, à défaut d’être reconnus par tous ; leurs méfaits,
en tout cas, restent sous-estimés. À n’en pas douter, l’ethnologie de la Provence en a
pâti, comme celle de bien d’autres régions de France et même d’Europe. La crise
actuelle de l’ethnologie en général a fait le reste : crise interne, d’une discipline
submergée par les doutes – l’anthropologie définie comme science des sociétés
« primitives » (pour dire bref ) a-t-elle encore sa place ? une ethnologie centrée sur de
« nouveaux objets » est-elle pertinente ? –, et crise exogène, d’une production
scientifique qui a perdu son audience, ainsi qu’en témoigne le rétrécissement comme
peau de chagrin des rayons d’ethnologie dans les grandes librairies. Dans ce contexte,
le présent volume d’hommage rendu à la mémoire d’Annie-Hélène Dufour apparaîtra-t-
il comme un inventaire avant dispersion, ou bien comme un legs à faire fructifier ? La
réponse à cette question est attendue avec impatience et intérêt.
Jean-Pierre Digard

Jocelyne Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en


Méditerranée, Arles,Actes Sud, 2008, 591 p., bibl., index

142 LE PASSAGE dans le langage commun de l’expression « lingua franca », au sens de langue
commune de communication minimum (comme l’est aujourd’hui l’anglais au niveau
international), n’a guère contribué à une connaissance exacte de ce que fut
historiquement la lingua franca ou « langue franque » (du nom que les Orientaux
Franguis, Franj, par opposition aux Rûm, donnaient aux Occidentaux, Grecs et Byzantins,
et à leur langue alifranjiyya). C’est justement ce vide que s’emploie à combler le dernier
ouvrage de Jocelyne Dakhlia.
143 D’emblée, l’auteure précise que cette langue métisse de Méditerranée, disparue au
milieu du XIXe siècle, n’est pas née sous le signe du consensus – « parler une même
langue n’est en aucun cas parler d’une même langue » (p. 13) –, mais au contraire sous
celui d’une extrême tension créée par la piraterie, la « guerre de course ». C’est sans
doute cette origine qui explique que la lingua franca, « langue par excellence du contact
avec l’autre » (p. 9), n’ait jamais été une « langue […] de “civilisation” ni même de
prestige » (p. 10).
144 Dans l’introduction de son livre, Jocelyne Dakhlia commence par situer sa
problématique d’historienne par rapport à celles des linguistes : « Dans le domaine de
la linguistique », écrit-elle, « la créolistique, florissante, participe d’un recentrement
plus général, en science sociale, sur l’étude des frontières poreuses et des “métissages”»
(p. 12). « Qu’est-ce alors qu’une langue commune qui, par paradoxe, définirait la
frontière même de l’altérité ? […] “l’autre” n’est-il pas, par essence, celui dont la langue
est incompréhensible ? » (p. 13) (cf. Barbare/Berbère < bar-bar…). La lingua franca peut
s’envisager sous trois sens : celui de lieu/lien consensuel ; celui de « langue nationale »,
véhiculaire, de contact ; celui, enfin, de mixte de langues utilisées entre des locuteurs

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que n’unit aucune autre langue commune, mais qui ne se pérennise pas (à la différence
du pidgin) et a fortiori qui ne devient pas langue maternelle (à la différence du créole).
C’est sous ce troisième sens qu’il faut entendre la lingua franca, langue métisse dont
l’usage fut attesté à tous les niveaux de l’échelle sociale en Méditerranée, non toutefois
sans certaines disparités ou inégalités. Les éléments de langues romanes y dominent,
tandis que ceux de l’arabe, du judéo-arabe, du turc et des autres langues du monde
musulman (y compris l’arménien) y sont minoritaires. « Est-ce là une forme de
“dépendance culturelle” préfigurant l’issue coloniale ? », se demande Jocelyne Dakhlia
(p. 17). N’est-ce pas aussi le signe d’une asymétrie du mélange ? On se souvient que
l’historien américain Bernard Lewis stigmatisait le manque d’intérêt de l’Islam pour
une connaissance réciproque avec l’Occident. Jocelyne Dakhlia conteste cette vision
car, écrit-elle, « ces gens d’Islam, les minoritaires, figurent à ce titre parmi les locuteurs
de la lingua franca que les sources font apparaître le plus communément » (p. 20).
145 Se pose en outre la question des métis et du métissage. À cet égard, s’opposent deux
conceptions de la Méditerranée : soit comme d’un socle ou d’une communauté
culturelle – c’est le « postulat méditerranéiste » (p. 22) pour lequel la « question du
métissage n’a plus lieu d’être » – ; soit comme du principal lieu de rencontre entre les
blocs Islam et Occident, suivant deux axes nord-sud et est-ouest de contacts et
d’échanges, avec formation, entre les deux blocs, de « milieux interlopes de contact »
(p. 23). Dans ce contexte, la lingua franca peut-être vue comme une réponse au désir ou
à la nécessité d’échapper aux traducteurs, aux intermédiaires, aux truchements (cf. la
vision du métissage, par Nathan Wachtel, Tzvetan Todorov ou Serge Gruzinski, en tant
que réponse du vaincu, qu’adaptation du colonisé, que « ruse métisse »). La lingua franca
fut une langue de relation entre ennemis, relation qui était « dans ce temps
foncièrement paritaire » (p. 27), en tout cas une « langue bilatérale » (p. 28) ou
« aterritoriale » (p. 29), avant de muter, au XIXe siècle, en sabir, « langue unilatérale,
langue coloniale ».
146 Le premier chapitre s’efforce de remonter aux origines, fort complexes. On note en
effet un « décrochement » entre la lingua franca levantine, relativement marginale, du
temps des Croisades et des royaumes latins de Jérusalem, et la lingua franca moderne,
davantage rattachée à la Méditerranée occidentale. Pour expliquer cette évolution, le
modèle monogénétique et diffusionniste est le plus couramment utilisé, mais pas le
plus vraisemblable car il y eut plusieurs langues franques, plusieurs « mixtes » de
langues regroupées sous la même appellation de lingua franca.
147 La lingua franca faisait partie d’« un système de langues optionnel » (chap. II). Ainsi, à
Alger, on parlait le turc, l’arabe et la lingua franca. Autre exemple : certains milieux
féminins, qui étaient en contact direct constant avec la population, très composite, des
serviteurs, montraient une « familiarité » particulière avec la lingua franca. En tout cas,
celle-ci était « aux antipodes d’une langue savante et de prestige » (p. 97). Les élites qui
la pratiquaient le faisaient par nécessité, et en la méprisant, la qualifiant parfois de
« petit franc » (cf. le « petit nègre » du temps de la colonisation).
148 La lingua franca était moins présente dans le Levant qu’au Maghreb (chap. III), où l’on
pouvait même relever une perméabilité de la langue arabe écrite à la lingua franca
parlée (ou franco), notamment pour le vocabulaire des vêtements, des textiles, des
aliments. En revanche, les voyageurs savants – les futurs « orientalistes » – délaissaient
ostensiblement la lingua franca comme indigne, non « pure » et insuffisamment

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exotique. Ailleurs, elle pouvait être utilisée pour railler les Turcs, comme en
témoignent les célèbres strophes en « langue franque » du Bourgeois gentilhomme.
149 En Islam, la lingua franca ne peut en aucun cas figurer comme « une langue de
l’intérieur, une langue à soi » (chap. IV). Pourtant, à en croire les sources occidentales,
elle était d’un usage relativement courant parmi les musulmans (les « Turcs ») pour
leur commerce, leurs échanges, à tel point qu’on leur en attribuait la paternité, ce que
ne confirment pas les sources musulmanes : « Le mutisme, au moins relatif, des sources
islamiques sur ce point est sans aucun doute à replacer dans le cadre beaucoup plus
général d’une certaine élision, dans les écrits, de toutes les formes d’interaction
cordiale ou simplement pacifique avec les Européens, systématiquement passées sous
silence ou traitées de manière implicite. Une ethnographie de la découverte de l’Europe
est, de ce fait, rarement mise en œuvre dans l’historiographie islamique, à l’exception
relative des récits d’ambassade en Europe […]. Comprendre cette asymétrie du rapport
à l’altérité, de part et d’autre de la Méditerranée, s’avère ainsi une condition essentielle
de l’intelligibilité de cette langue pourtant commune, en partage, qu’est la lingua franca
» (p. 148). Ce « faible tropisme occidental » de l’Islam tranche curieusement avec la
« surprenante libéralité » quant aux langues, très diverses (grec, slave, italien, latin,
allemand…), de rédaction des actes officiels sous l’Empire ottoman. En Orient, la lingua
franca était perçue, à l’inverse, comme la langue des « Chrétiens » ( nasâra, au sens
d’« Européens ») et/ou des Roumis. Les musulmans entre eux s’exprimaient en arabe,
en persan ou en turc, mais jamais en franco – « On est encore à mille lieues aussi de ce
modèle francophile du début du XXe siècle, où les élites alexandrines ou cairotes, par
exemple, parlaient français entre elles » (p. 180). Les exceptions les plus notables sont
liées à la présence dans les harems de nombreuses femmes d’origines diverses, qui
apprenaient à leurs enfants des langues étrangères à l’Islam, ou à quelques cas de
notables « renégats » qui ne connaissaient ni l’arabe ni le turc, ou encore aux
Mamelouks dont la langue maternelle était l’osmanlõ, turc mêlé d’arabe et de persan, et
qui ne connaissaient qu’un arabe approximatif. On se trouvait donc en présence
d’« ensembles diffractés », parmi desquels la lingua franca ne constituait qu’un mixte de
plus.
150 L’examen des « territoires de la langue » (chap. V) montre une « existence en creux » de
la lingua franca. Son historiographie, fondée sur des sources abondantes surtout pour le
Maghreb, bouleverse la vision des contacts en Méditerranée – sur terre plus que sur
mer, au cœur des sociétés plus que leurs marges – telle qu’elle ressort des travaux de
Fernand Braudel ou de Maurice Lombard : les frontières entre Europe et Islam, entre
Orient et Occident apparaissent désormais brouillées… Dans ce contexte, la lingua franca
apparaît sous deux modalités (mais sont-elles incompatibles ?) : comme langue que tous
seraient à même de connaître ou d’apprendre ; comme langue « hors de soi », réservée
à une fonction véhiculaire. « La lingua franca figurerait donc au premier chef un sas, un
lieu neutre, une sorte de “no man’s langue”. Il s’agirait d’un espace liminaire, d’une
forme d’espace tampon, mais qui échouerait à se voir circonscrit, délimité à l’instar
d’une “gare de marchandises” [selon l’expression de Braudel] » (p. 207). C’était en outre
une « langue dure à l’oreille » (id.), d’autant plus dure que son apprentissage résultait
souvent d’une capture par quelque pirate, et d’intercompréhension d’autant moins
évidente que ses locuteurs étaient d’origines diverses : Flamands hispanophones,
Anglais italophones des consulats de Barbarie, pirates et esclaves variés, etc. – échanges
interlopes dont Tunis était le centre. « Par elle-même, la lingua franca serait donc
“neutre” socialement, mais n’en dénoterait que mieux, peut-être, l’ubiquité, et donc la

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possible collusion morale, l’absence de sens patriotique, de fidélité à soi-même » (p.


222) (en fait, la notion de « patriotisme » n’avait guère de sens à cette époque : on se
sentait musulman plus qu’arabe, que persan ou que turc). En outre, la piraterie a joué
en Islam un rôle d’ascenseur social que l’Occident méconnaît ou méprise (à l’exception
de quelques anciennes familles de notables et surtout des descendants du Prophète, les
élites musulmanes étaient composées de « parvenus »). La lingua franca est donc une
« langue diffuse », sans territoire, notoirement présente dans certains milieux sociaux,
comme les grands harems ou comme la « Babel domestique », à tel point que la mixité
ethnolinguistique de ses domestiques (qui parlaient « turc, grec, hébreu, arménien,
arabe, persan, russe, esclavon, valaque, allemand, hollandais, français, anglais, italien
et hongrois », certains domestiques et même des enfants parlant couramment trois ou
quatre langues) faisait craindre à Lady Montagu d’être « en grand danger de perdre
[son] anglais » et « de ne connaître aucune langue à fond ». Ce tableau fait bien
ressortir que « la société “pure”, intacte en amont du contact, est une fiction, tout
comme s’avère fiction la notion du harem comme milieu clos, imperméable à l’air du
temps » (p. 239).
151 Le « parler franc » n’est pas pour autant uniforme, mais connaît au contraire de
nombreuses « modulations » selon les régions et les enjeux locaux (chap. VI) :
« ibérismes marocains », langue « gémique » (jusqu’au XVIIe siècle < al-jamia, langue des
Morisques ?), « cacophonies levantines », lingua franca particulière (sans arabe) des
Arméniens de Perse, etc. En Orient en général, la lingua franca était moins pratiquée
qu’au Maghreb, sauf par les intermédiaires chrétiens qui fournissaient par ailleurs la
plupart des interprètes et des drogmans. Là-bas, on constatait en effet une plus grande
familiarité avec l’italien, due sans doute à l’influence de Venise, avec le latin, langue
dans laquelle Peiresc correspondait avec des maronites, ainsi qu’avec le grec, qui était
l’une des langues diplomatiques des Ottomans. En outre, en Orient, la lingua franca était,
moins encore qu’au Maghreb, une langue de renégats.
152 Sur la lingua franca en Europe occidentale (chap. VII), l’information est inégale. Certes,
les musulmans ont peu écrit sur l’Europe. Mais les Européens ne semblent pas s’être
montrés beaucoup plus intéressés ou perspicaces, qui confondaient Turcs et
musulmans, Tsiganes et Égyptiens… Pour ce qui est de la langue franque elle-même, les
Européens ne l’utilisaient guère que sur le terrain, comme un mal nécessaire, ou
comme langue de scène (Le Bourgeois gentilhomme, Les Fourberies de Scapin, Les Indes
galantes…) pour ridiculiser les musulmans.
153 La lingua franca n’était pas une langue qui s’écrivait (chap. VIII) ; a fortiori, il n’existe pas
de littérature en lingua franca. « Ce n’est pas une langue de culture, même si c’est une
langue au sens plein » (p. 329). Les essais de transcription auxquels elle a donné lieu
n’ont conduit qu’à de fragiles écrits, comme les comptes du drogman de Chateaubriand
dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, qui résultent d’une traduction de l’arabe en lingua
franca par le drogman en question, puis de lingua franca en français par Chateaubriand
lui-même. Les difficultés résultant de ces traductions successives ont entraîné une
présence croissante des « jeunes de langues » (élèves des « Langues O ») dans les
ambassades – présence qui n’empêcha cependant pas que s’introduise, jusque dans les
écrits administratifs, une créolisation de la langue française identique à celle en usage
dans les milieux d’expatriés.
154 Tout à la fois langue commune, langue universelle et langue de l’autre (chap. IX), « la
lingua franca est la langue d’un miparcours, d’un chemin vers l’autre où l’on s’arrête à

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mi-distance » (p. 369). « Ce parler métis, agrégatif, sinon fusionnel, est simultanément
une langue frontière, une langue de la délimitation du soi et de l’autre » (pp. 369-370).
Outre qu’elle n’est pas universellement connue, la lingua franca suscite aussi, pour
divers motifs (religieux, politiques, diplomatiques), des refus de la parler. Les
résistances internes dans les « rituels d’interaction » témoignent bien de cette fonction
démarcative : de même que les pères français s’abstenaient de se déchausser sur le sofa
du bey, certains dignitaires « barbaresques » (ottomans) refusaient de s’adresser
publiquement en lingua franca aux émissaires des puissances chrétiennes. Ces faits
montrent bien que la lingua franca est une « langue partagée plus que commune » (p.
378). « L’espace tampon que définit le recours au parler franc est donc l’inverse d’un
“espace tiers”, third space, au sens où l’entendent aujourd’hui les cultural studies,
notamment, et l’étude des dynamiques diasporiques » (p. 382). Taxée de « jargon », de
« baragouin », de « langue corrompue » – toutes les langues ne le sont-elles pas plus ou
moins, à force d’altérations et d’érosions par brassage et frottement ? –, la lingua franca
aurait pour modèle inconscient celui de la « langue adamique », addition ou mixage
originel de toutes les langues pour n’en faire qu’une seule.
155 Le dixième et dernier chapitre tente de situer la place de la lingua franca à partir de la
colonisation européenne dans laquelle la Méditerranée bascula peu à peu, une fois la
Grèce libérée du joug ottoman (1830). Sous la pression des nationalismes, l’ubiquité de
la lingua franca se trouva progressivement battue en brèche en vertu d’un principe
d’« adéquation d’essence entre langue et nation. La lingua franca, du point de vue des
Européens, bascule ainsi de manière de plus en plus exclusive sur le versant islamique
de l’interlocution. De manière symptomatique, c’est à partir du XVIIIe siècle que se
systématise en Méditerranée occidentale sa caractérisation comme “petit moresque”
[au sens de “petit nègre”], l’expression “petit franc” demeurant en revanche très peu
répandue » (p. 413). Les éléments indigènes (arabes notamment) du mélange vont se
renforcer ou être soulignés de plus en plus. En même temps, la lingua franca cède
toujours plus de terrain au français en Méditerranée occidentale et à l’anglais (ou à un
polyglottisme rudimentaire) en Méditerranée orientale ; mais il ne s’agissait la plupart
du temps que de « sabirs » de français ou d’anglais, de « langue de portefaix » (selon les
mots de Théophile Gautier). Les Européens faisaient-ils, eux, l’effort d’apprendre
l’arabe ? Non, sauf par impérieuse nécessité, comme pour quelques militaires (arabe
dialectal) et savants orientalistes. Révélatrice est à cet égard la géographie linguistique
d’Alger, divisée en une ville française et une ville arabe, avec, entre les deux, un infâme
sabir, signe d’indifférence, voire de mépris. Entre les hommes et les cultures, le
métissage suscite, au mieux le débat, mais le plus souvent le rejet, comme d’une
mésalliance. Le dualisme des langues, la bipolarité du système linguistique et culturel
prévalent désormais. Il n’existe plus de « langue neutre ».
Dans la conclusion de son ouvrage, Jocelyne Dakhlia adopte en quelque sorte le point de
vue de la linguistique politique. De nos jours, constate-t-elle, le rapport à la langue se
pose en termes de dominants et de dominés (cf. le français revendiqué comme une
« conquête » par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, voire même
comme « butin de guerre » par Kateb Yacine), en rupture avec ce qui fit l’essence de la
lingua franca. Objet « incontestablement métis », la lingua franca ne signifie pas pour
autant mixité ou fusion ; elle représente plutôt un « lieu liminal, une forme de sas entre
deux […] ensembles de sociétés », voire une « langue du milieu du gué » (p. 473).
Jocelyne Dakhlia se refuse en tout cas à toute apologie du métissage « parce qu’il n’est
pas en soi une valeur », mais seulement une « réalité historique, inéluctable,

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incontournable ». Tentant, en revanche, une défense et illustration de la lingua franca,


elle décrit celle-ci comme une langue s’inscrivant dans une vision, non pas duale,
bipolaire dominés/dominants, de la Méditerranée, mais dans un « schème de la
pluralité communautaire » et de « pluralité des langues », où « l’adéquation de base du
groupe à sa langue n’est pas vraiment remise en cause » ; dans ce cadre, la lingua franca
lui apparaît comme « le produit d’un rapport plus paritaire dans l’histoire des sociétés
méditerranéennes » et « de la satisfaction d’un besoin élémentaire de communication »
dans un « espace neutralisé », dans une « modalité d’entre-deux », « pour en “rester
là” » (p. 475). « N’étant jamais, ne pouvant être, une langue à soi, langue de tous mais de
personne, elle [la lingua franca] ne pouvait prétendre à l’universel » (p. 481). Jocelyne
Dakhlia insiste enfin sur le fait que « la lingua franca n’est porteuse d’aucune valeur,
d’aucun message irénique ; ce n’est pas un espéranto » (id.).
L’ouvrage, riche et foisonnant, est utilement accompagné d’un glossaire sous-titré
« Aperçu de quelques mots et tournures parmi les plus caractéristiques de la lingua
franca », d’une « Bibliographie indicative de travaux relatifs à la lingua franca » (que
complètent les références données en notes) et d’un « Index des noms propres ».
À lire Jocelyne Dakhlia, on apprend beaucoup, sur la lingua franca bien sûr, mais aussi,
et tout autant, sur la société bariolée de la Méditerranée d’avant la colonisation, telle
qu’elle apparaît à travers l’étude de la lingua franca, de sa pratique, de son contexte, de
ses locuteurs, de ses détracteurs. Le sujet auquel s’est attaquée Jocelyne Dakhlia est
original et fondamental pour la connaissance de la Méditerranée précontemporaine ; il
est aussi, par sa nature même, vaste – d’où la richesse du livre – et difficile à saisir –
d’où l’accumulation d’informations partielles, reprises à divers moments de la
progression de la réflexion, ce qui entraîne d’assez nombreuses redites et, parfois
même, une impression de tourner en rond. Certaines des questions soulevées, qui
ressurgissent ici et là, paraissent n’être jamais résolues : lesquels, des chrétiens ou des
musulmans, se sont le moins et/ou le plus mal intéressés aux autres ? Ou encore : la
lingua franca correspond-elle à un âge d’or de la Méditerranée, caractérisé par les
contacts et les échanges, dont Jocelyne Dakhlia semble parfois faire l’apologie, ou bien à
un âge sombre, marqué par la piraterie et l’esclavage ? Enfin, le signataire de ces lignes
regrette personnellement que l’auteure n’ait pas davantage tenté d’appliquer les acquis
de sa recherche à une réflexion sur la situation linguistique contemporaine, de plus en
plus caractérisée par l’hégémonie de l’anglais : si c’est parce qu’elle était « neutre »,
parce qu’elle était la « langue de personne » (comme le latin au Moyen Âge), que la
lingua franca a pu jouer si longtemps son rôle de « modalité d’entre-deux », n’est-ce pas
précisément, de manière symétrique et inverse, parce qu’il n’est pas la « langue de
personne » que l’anglais peine tant à s’imposer harmonieusement dans la fonction de
communication internationale que certains, pour divers mobiles, cherchent à lui faire
jouer aujourd’hui ? De cet échec prévisible, doit-on se féliciter ou se désoler, et peut-on
tirer des enseignements quant au choix et/ou à l’élaboration d’un idiome de
communication internationale efficace, viable et consensuel ?
Jean-Pierre Digard

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Préhistoire
François R.Valla, L’Homme et l’habitat. L’invention de la maison durant
la préhistoire, Paris, CNRS Éd., 2008, 144 p., bibl., ill., fig. (« Le passé
recomposé »)

156 AVEC CETTE nouvelle collection intitulée « Le passé recomposé », les éditions du CNRS
offrent au lecteur un état des lieux précis et argumenté sur un point particulier de la
préhistoire. Ici, le texte de François Valla, spécialiste du Natoufien (13000 à 10500 av. J.-
C.), illustre de manière claire et captivante la question de l’établissement de la maison,
ou du passage du nomadisme à la sédentarité des peuples de la Palestine.
157 Nous savons que les paléontologues ont depuis plusieurs décennies trouvé des traces
évoquant la possibilité d’abri ou de maison voilà deux millions d’années. Avec la
maîtrise du feu, et du foyer, se serait peu à peu élaboré un processus dynamique qui
contribuera à établir les bases de la maison humaine. Reste que cette notion de maison
doit être définie avec précision, et on comprendra ici à quel point ces critères sont
d’importance.
158 Alors que ces traces restent insuffisantes pour répondre avec certitude aux
interrogations concernant les rapports sociaux ou les conditions effectives de
l’établissement sédentaire, pour autant, « l’apparition de la maison coïncide avec la
mise en place du changement de mode de résidence » (p. 8). La maison renvoie à un
caractère de fixité de l’établissement des peuples et, semble-t-il, à une modification du
système de pensée.
159 Les trois chapitres qui forment le cœur du livre concernent la description méthodique
de fouilles du Natoufien ancien au Natoufien final, une période d’environ 3500 ans qui a
débuté près de 13500 ans avant notre ère. Mais, en amont, l’auteur relève quelques
paradoxes qui lui serviront au fil de son argumentation. La problématique de la
sédentarisation reste bien liée aux traces laissées sur place qui permettent de conclure
à une continuité saisonnière : « Si la présence d’une architecture ne fait aucun doute, il
reste à comprendre à quoi elle servait. Il va de soi que sa fonction ne saurait être
indifférente à la question de la sédentarité » (p. 45). François Valla s’attelle donc à
décrire les différentes fonctions (sociale, technique et symbolique) de la maison, et à
rechercher les indices pouvant valider son hypothèse.
160 L’étude d’infimes détails comme des fragments d’os ouvre la voie d’hypothèses
permettant de conclure à des formes de sédentarité. Par exemple, au Natoufien ancien,
l’étude du commensalisme par l’analyse de la faune présente (chien et souris
domestiques) sous-entend un mode de vie sédentaire. De toutes les fonctions
techniques ou sociales les plus aisées à décortiquer, la fonction symbolique est à nos
yeux la plus captivante. D’autant qu’elle autorise à transposer la réflexion dans notre
monde contemporain. Il s’agit de mettre en évidence des pistes possibles pour instruire
la logique de la présence de tombes à l’intérieur même des habitats. Leur organisation
laisse entrevoir un rapport possible avec la notion de « famille » qu’il faut manier avec
d’infimes précautions. La mort est au centre de la maison, qui se pense dans une
cosmologie particulière.
161 Le Natoufien récent fait état de transformations, notamment dans le dimensionnement
des maisons et dans le stockage des détritus puisque l’on trouve, « pour la première fois

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dans le Natoufien, des traces positives du souci de ne pas abandonner sur place les
ordures » (p. 76). Bien avant le préfet Poubelle, voici la mise en place d’une grande fosse
enduite dans laquelle il a été retrouvé « entre autres rebuts, une succession de lentilles
cendreuses accompagnées de terre brûlée et de paquets d’ossements de poisson et de
tortue » (p. 77). L’idée de continuité est liée à la place des sépultures et à des formes
soignées de la mise en terre. Sans utiliser la notion de rite funéraire, l’auteur montre
qu’au Natoufien récent évolue un système de pensée cohérent dans lequel la place des
morts a une grande importance.
162 Au Natoufien final, environ 9900 av. J.-C., l’architecture renvoie à une forme de
« tradition natoufienne ». Les maisons sont de forme circulaire, adossées à un muret, à
l’intérieur desquelles des poteaux sont fixés au sol par un empierrement encore visible.
Leur surface varie de 4 à 8 mètres de diamètre. Toujours à l’intérieur, plusieurs foyers,
dont la fonction semble relever d’une division technique (et sociale ?), attestent d’une
activité. Mais ce sont encore les sépultures qui, vraisemblablement liées à l’orientation
particulière des maisons, posent la dimension symbolique : «Maisons et sépultures
paraissent intégrées dans un système de pensée qui introduit la société dans une vision
cohérente du monde environnant » (p. 105).
163 Ajoutons que ce texte est abondamment pourvu d’avertissements, car beaucoup
d’éléments restent « dans l’ombre » dans une société qui elle-même demeure
« obscure » : « L’ignorance du système de valeur des Natoufiens interdit une véritable
compréhension de l’image symbolique qu’ils projetaient sur les maisons » (p. 122). Pour
autant, l’auteur pense que l’art de bâtir est bien réel et qu’il s’inscrit dans une
« tradition architecturale qui transmet ses repères et ses savoir-faire » (p. 124).
164 Des découvertes récentes et non encore publiées confirmeront ces hypothèses. Bien
entendu, l’auteur met en garde à plusieurs reprises contre les généralisations et les
simplifications trop rapides. Mais l’enquête qui nous conduit sur les traces des premiers
habitants est suffisamment excitante pour laisser, sans gêner, quelque place à notre
imagination.
Noël Jouenne

Brian Hayden, L’Homme et l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant


la préhistoire, Traduction de Jean-Pierre Chadelle, revue par Sophie
de Beaune. Paris, CNRS Éd., 2008, 161 p., bibl. (« Le passé
recomposé »)

165 S’IL EST UN SUJETqui a fait couler beaucoup d’encre, c’est bien celui de l’origine des
inégalités. L’auteur commence ce petit livre par une revue des théories existantes,
théories qu’il est obligé de regrouper par genres tant elles sont nombreuses. Il
distingue ainsi des modèles qu’il appelle « culturels », « fonctionnalistes »,
« démographiques », modèles aussi qui portent sur le « contrôle des échanges », ou qui
sont de nature « politique ». Lui-même ne se rattache clairement à aucun desdits
modèles. Empirique, il s’efforce de concilier les données de l’archéologie préhistorique
avec ce que lui-même, ethnologue, a pu apprendre de ses collègues ainsi qu’observer
sur le terrain : notamment chez les Amérindiens de Colombie-Britannique, dans les
montagnes mayas du Mexique, ainsi qu’en Australie. Il coiffe donc la double casquette
du préhistorien et de l’anthropologue social, ce qui lui assure une perspective plus
large qu’à la plupart de ses devanciers. C’est ce qui lui permet, entre autres, de faire

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justice de bon nombre de théories douteuses. Il ne laisse rien subsister, par exemple, de
celles qui expliquent l’origine des inégalités par la pression démographique.
166 Il consacre une bonne partie de ce petit ouvrage à des sociétés subactuelles qu’il appelle
« transégalitaires » : celles qui, pratiquant la propriété privée des ressources et des
productions, ne recourent guère au partage, et peuvent comprendre des hiérarchies
fondées sur le rituel, la parenté ou même sur le pouvoir politique. Elles se situent entre
les sociétés de chasseurs-cueilleurs où l’égalitarisme est souvent la règle (règle qui peut
souffrir des exceptions), et les « chefferies clairement stratifiées ». Quelle que soit la
région où on les rencontre, ces sociétés « transégalitaires » présentent nombre de
points communs : densité de population non négligeable, stockage, sédentarité au
moins saisonnière, culte des ancêtres, compétition à base économique, usage de biens
de prestige, festins. Un point essentiel, d’où dérive en bonne partie tout le reste, est la
« production et la transformation d’excédents de nourriture ».
167 C’est à partir de l’existence de surplus qu’il voit se former progressivement l’inégalité
sociale. Le principal agent de cet évolution est, pour lui, un type de personnalités qu’on
rencontre un peu partout dans le monde, heureusement en un petit nombre
d’exemplaires, à savoir le « chef triple A » : « avide, agressif et accumulateur ». L’auteur
passe alors en revue les diverses « stratégies de développement qui fonctionnent ». En
dernier lieu, il aborde la partie proprement historique, ou plus précisément
préhistorique, de son essai. À partir des documents muets livrés par l’archéologie, il
recherche en effet ce qui peut évoquer une évolution des hiérarchies sociales. Ces
vestiges peuvent être des indices de stockage, une manifestation de sédentarité tout au
moins partielle, et surtout la présence de biens de prestige ; ces derniers lui paraissent
reconnaissables soit par leur caractère d’objets exotiques, soit par la qualité de leur
finition – celle-ci évoquant naturellement une certaine spécialisation de l’artisanat. Au
fil du temps apparaissent l’architecture monumentale et les sépultures hors normes, les
unes et les autres se faisant jour timidement dès le Paléolithique supérieur, peut-être
même un peu plus tôt. Il recherche aussi les traces de festins dont sa recherche
ethnologique lui fait présumer l’existence.
168 Sur ce sujet important mais difficile, Brian Hayden a écrit un livre assez complet, et qui
m’a paru aussi convaincant qu’il était possible de l’espérer. Je finirais toutefois par une
question. Le mécanisme décrit par l’auteur est étroitement lié à la sédentarisation :
comment se fait-il alors que nombre d’indices d’inégalités apparaissent dès le
Paléolithique ?
Claude Masset

Boris Valentin, Jalons pour une paléohistoire des derniers chasseurs


(XIVe-VIe millénaire avant J.-C.), Paris, Publ. de la Sorbonne, 2008, 326
p., bibl., ill., fig., cartes (« Cahiers archéologiques de Paris » 1)

169 SOUS CE TITRE un peu étrange, Boris Valentin traite du Magdalénien, de la sphère
azilienne (XIIIe-XIIe
millénaires), ainsi que du Mésolithique ; disons plutôt, sous une
présentation qui aurait sa préférence, des derniers chasseurs d’Europe occidentale aux
époques tardiglaciaire et postglaciaire.
170 D’abord, pourquoi ce terme inhabituel de « paléohistoire » ? L’auteur estime qu’entre la
préhistoire et la recherche historique telle qu’elle est souvent pratiquée de nos jours –

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celle du moins qui dérive de l’école des Annales –, les différences se sont estompées.
L’une et l’autre mettent l’accent sur des sociétés et sur des comportements, elles se
désintéressent toutes deux, pour une bonne part, des événements – cela par nécessité
en ce qui concerne la préhistoire : c’est la fin de « l’histoire-récit ». Aux confins de l’une
et de l’autre, les textes se font rares ou inexistants, et les documents sont grosso modo de
même nature, issus principalement de l’archéologie. On pourrait donc passer assez
insensiblement de l’une à l’autre, n’était la radicale hétérogénéité des équipes qui s’y
consacrent : les préhistoriens sont des anthropologues, des géologues, etc. ; tandis que
les historiens sont avant tout des littéraires. On voit d’un côté, somme toute, des
« Naturalistes », et de l’autre des « Littéraires ». C’est pour contribuer à l’effacement
d’une limite qu’il juge oiseuse, voire nocive, que Boris Valentin avance ce terme
inhabituel de « paléohistoire ».
171 Les quatre-vingt-dix siècles qu’il aborde dans son étude lui paraissent particulièrement
propices à cette démarche. Avec le Tardiglaciaire, les gisements fouillés se multiplient :
le Magdalénien est bien mieux connu que les périodes antérieures, la relative
amélioration climatique y étant sans doute pour quelque chose ; les sites restent
nombreux jusqu’au Postglaciaire. Ajoutons que les datations 14C gagnent en précision à
partir de -20000 : avant -25 000, elles seraient même pratiquement inexploitables, selon
un spécialiste (Michel Fontugne) que cite l’auteur. À partir de -15000 (c’est-àdire avec
les Magdaléniens), on peut désormais découper le temps en tranches de deux à cinq
siècles, ce qui nous rapproche du « temps long » de Braudel (seuls sont vraiment
gênants les « plateaux 14C » du XIIIe et du Xe millénaire, périodes où l’on voit la
proportion de 14C dans les sites pratiquement cesser de varier avec le temps).
172 Dans cette optique, le terme de « civilisation », longtemps cher aux préhistoriens,
déplaît à l’auteur ; il lui préfère celui de « courant » ; de la même façon il évite le mot
« culture », lui préférant « tradition ». Un ethnologue n’aura, je pense, pas de mal à le
suivre dans cette voie. La technologie s’y trouve complétée et enrichie par une
discipline plus jeune et bien vivante : la tracéologie, à savoir l’étude des traces
d’utilisation dont armes et outils sont porteurs. On parvient par là à remonter, dans
une certaine mesure, jusqu’aux comportements qui jadis ont donné naissance à ces
traces : la paléohistoire rejoint ici l’ethnologie. Dans ce domaine, l’auteur s’est assuré le
concours d’éminents spécialistes. On voit ainsi apparaître que, par rapport aux Aziliens,
les Magdaléniens fabriquaient des outils de plus grande longévité, leur économie ayant
exigé davantage de prévision, les Aziliens se montrant plus expéditifs. Je pourrais citer
d’autres exemples.
173 Après une première partie qui s’écarte un peu des sentiers battus, la suite de l’ouvrage
paraît plus classique pour de la préhistoire. Elle est nourrie par l’examen de nouveaux
sites, apportés par les progrès de l’archéologie préventive. La chronologie du
Magdalénien dans le Bassin Parisien est resserrée, ses rapports avec ses voisines
précisés – notamment avec le Creswellien, qui le prolongeait par-delà une Manche qui
n’existait pas encore. Ce qui nous intéressera sans doute davantage, c’est l’étude du
processus dit d’« azilianisation ». Ce processus, que l’on peut suivre dans les documents
notamment lithiques, suggère des changements dans les techniques de chasse et une
mobilité plus élevée. Entre l’Azilien et le Mésolithique s’intercale un « Belloisien »,
terme d’attente pour une industrie qui présente alors des vraies lames, et qui tranche
par là sur les traditions qui l’encadrent. L’auteur étudie ce que pourrait être le système

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économique des porteurs de ce « Belloisien », dont on ne sait pas encore s’il faut le
ranger au même niveau de classification que l’Azilien et le Mésolithique.
174 C’est à ce dernier qu’est consacrée la dernière partie du livre. Cette époque a vu,
comme on sait, un notable réchauffement climatique ; règne alors une forêt primaire,
que hantent les derniers chasseurs. Ensuite intervient la néolithisation, que Boris
Valentin appréhende en nous transportant de l’autre côté de la Méditerranée, dans le
Natoufien de la vallée du Jourdain, région dont il est bon connaisseur. Pourquoi pas ?
Nous sommes dans un ouvrage de « paléohistoire », non dans une monographie.
175 Cette étude des comportements du passé pourra intéresser plus d’un ethnologue, en
dépit du caractère assez dense de l’ouvrage. Ce dernier aurait mérité le fil conducteur
qu’eût été un index… Il s’agit, on le voit, de pistes intéressantes. On aimerait,
éventuellement pour d’autres périodes de ces confins entre histoire et préhistoire, voir
se former des équipes où se mêleraient «Naturalistes » et «Humanistes »…
Claude Masset

NOTES
1. Dell Hymes, ed., Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books, 1972 ; Paul
Rabinow, Reflections on Fieldwork in Morocco, Berkeley, University of California Press,
1977 ; James Clifford & George Marcus, eds, Writing Culture. The Poetics and Politics of
Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
2. On pense notamment à : George Marcus, ed., Ethnography Through Thick and Thin,
Princeton, Princeton University Press, 1998 ; et à Paul Rabinow, Anthropos Today.
Reflections on Modern Equipement, Princeton, Princeton University Press, 2003.
3. Paul Rabinow & Talia Dan-Cohen, A Machine to Make a Future. Biotech Chronicles,
Princeton, Princeton University Press, 2004.
4. Dans le discours de réception de Pierre Nora à l’Académie française, cité p. 11.
5. L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, Paris, Mouton,
1981. [Nouv. éd., abrégée : Payot, 1993.]
6. Cf. notamment sa thèse : Recherches sur le développement de la pensée juridique en Grèce
ancienne, Paris, Leroux, 1917. [Rééd. : Albin Michel, 2001, avec une préface d’Eva
Cantarella.]
7. Compte tenu de la nature très démonstrative de l’ouvrage, j’ai choisi d’en proposer
une lecture critique progressive qui, naturellement, suit la composition du texte.
8. On rappellera que Claude Lévi-Strauss posait la domination des hommes sur les
femmes comme un fait universel, « un fait appartenant à la nature », mais il convient
aussi et surtout de souligner qu’il est revenu longuement et notablement sur cette
affirmation.

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9. Qui conduit à la difficulté d’un accouchement par voies basses en raison de la


réduction de la taille du bassin de la mère, corrélative à la station debout, et de
l’augmentation de la taille du cerveau du fœtus.
10. Cela nous renvoyant aussi aux dangereuses idéologies créationnistes.
11. Il s’agit de la publication d’une thèse de doctorat.
12. Si, pour les paléoanthropologues « classiques » (cf. Pascal Picq), il y a compétition
entre les mâles, ce sont les grands qui gagnent et qui se réservent l’accès aux femelles,
donc ils laissent davantage de descendants. Et d’autant plus que, dans ce cas, ils
possèdent plus de femelles (harem polygyne). C’est le cas des lions et des gorilles. Si le
harem est polyandre (une femelle et plus de mâles), il y a toujours dimorphisme, mais
c’est la femelle qui est de plus grande taille que les mâles (cas de certains oiseaux).
Selon Pascal Picq, le dimorphisme sexuel existe surtout dans ce cas des harems.
Lorsqu’il y a monogamie, il n’y a pas ou peu de dimorphisme. Le dimorphisme sexuel
chez les vertébrés est donc surtout développé lorsqu’il y a compétition intrasexuelle
(c’est-à-dire compétition entre les mâles ou entre les femelles pour avoir accès à l’autre
sexe).
13. Dans le sens commun, car ce n’est pas l’opinion de tous les scientifiques, comme le
souligne notamment Guillaume Lecointre.
14. Il s’agit de la référence la plus citée des études sur le dimorphisme sexuel : R. D.
Alexander, J. L. Hooggland, R. D. Howard, K. M. Noonan & P. W. Sherman, « Sexual
Dimorphisms and Breeding Systems in Pinnipeds, Ungulates, Primates, and Humans »,
in Napoleon A. Chagnon & William Irons, eds, Evolutionary Biology and Human Social
Behavior. An Anthropological Perspective, North Scituate, Duxbury Press, 1979 : 402-435.
15. Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, 1979, 19 (3-4) : 5-61.
16. Sans parler du bicentenaire de sa naissance et des 150 ans de la parution de son
ouvrage : De l’origine des espèces.
17. Nicole-Claude Mathieu, ed., L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des
sexes, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1985 : 169-245.
18. Cf. d’Élisabeth Claverie : « La naissance d’une forme politique : l’affaire du chevalier
de La Barre », in Philippe Roussin, ed., Critique et affaires de blasphème à l’époque des
Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998 : 185-260 ; « Sainte indignation contre
indignation éclairée : l’affaire du chevalier de La Barre », Ethnologie française, 1992, 22
(3) : 271-290 ; « Procès, affaire, cause : Voltaire et l’innovation critique », Politix, 1994,
26 : 76-85. Pour une formalisation de la forme « affaire », cf. : Luc Boltanski, L’Amour et
la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990. Pour
un exemple d’application de cette opposition analytique entre scandale et affaire, cf. :
Pascal Duret & Patrick Trabal, Le Sport et ses affaires. Une sociologie de la justice de l’épreuve
sportive, Paris, Métailié, 2001.
19. Cf. Luc Boltanski, L’Amour et la justice…, op. cit.
20. Sur la force instituante des scandales, cf. le numéro de la revue Politix, 2005, 71 : À
l’épreuve des scandales.
21. Ce qu’indiquait explicitement A. R. Radcliffe-Brown dans son introduction à
l’ouvrage dirigé par lui-même et Daryll Forde, Systèmes familiaux et matrimoniaux en
Afrique, Paris, Presses universitaires de France, 1953 [pour l’édition française].

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22. Voir notamment de Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et Développement.


Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, Karthala, 1995 et de Thomas
Bierschenk, Jean-Pierre Chauveau & Jean-Pierre Olivier de Sardan, eds, Les Courtiers en
développement. Les villages africains en quête de projets, Mayence, APAD/Paris, Karthala,
2000.
23. Suivant la formule de J.-P. Olivier de Sardan, cf. Anthropologie et Développement…, op.
cit.
24. On peut citer comme rééditions des ouvrages de Durkheim, dans la même
collection : Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Introd. de Jean-Paul Willaime.
Paris, Presses universitaires de France, 2008 (« Quadrige ») ; Le Suicide. Introd. de Serge
Paugam. Paris, Presses universitaires de France, 2007 (« Quadrige ») ; Les Règles de la
méthode sociologique. Introd. de François Dubet. Paris, Presses universitaires de France,
2007 (« Quadrige »). Parmi les travaux récents consacrés à Durkheim, on mentionnera
la publication de son imposante biographie par Marcel Fournier (Émile Durkheim,
1858-1917, Paris, Fayard, 2007). Concernant l’histoire de la sociologie au tournant du XIXe
siècle en France, on citera les nombreuses recherches menées dans le cadre de la
Société française d’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) et de la Société française
d’études durkheimiennes.
25. Reprise sous une forme modifiée et plus développée in Serge Paugam, ed., Le Lien
social, Paris, Presses universitaires de France, 2008 (« Que sais-je ? »).
26. Cf. Serge Paugam, ed., Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, Presses
universitaires de France, 2007 (« Le lien social »). Voir également Massimo Borlandi &
Philippe Besnard, eds, Division du travail et lien social. Durkheim un siècle après, Paris,
Presses universitaires de France, 1993 (« Sociologies »).
27. Les notions de fonction, de solidarité et d’anomie ont en particulier été reprises par
les sociologues américains, dont Parsons dans le cadre de sa théorie de l’équilibre
social.
28. Dans le cas spécifique de la Thaïlande et du bouddhisme theravada, cf. : Stanley J.
Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets. A Study in Charisma,
Hagiography, Sectarianism, and Millennial Buddhism, Cambridge-New York, Cambridge
University Press, 1984 ; Jim L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State. An Anthropological
and Historical Study in Northeastern Thailand, Singapore, Institute of Southeast Asian
Studies, 1993.
29. Cf. : Abner Cohen, Custom and Politics in Urban Africa. A Study of Hausa Migrants in
Yoruba Towns, London, Routledge & K. Paul, 1969 ; Nathan Glazer & Daniel P. Moynihan,
eds, Ethnicity. Theory and Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1975 ;
Michael Banton, Racial and Ethnic Competition, Cambridge-New York, Cambridge
University Press, 1983. Pour une critique de ces thèses, voir : Fredrik Barth, ed., Ethnic
Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Bergen-Oslo,
Universitet-forlaget / London, Allen & Unwin, 1969 ou George C. Bentley, « Ethnicity
and Practice », Comparative Studies in Society and History, 1987, 29 (1) : 24-55.
30. Nanterre, Société d’ethnologie, 2000 (« Mémoires de la Société d’ethnologie » 5).
31. Brigitte Baptandier, « En guise d’introduction : Chine et anthropologie », in B.
Baptandier, ed., Ateliers, 2001, 24 : Chiner la Chine : 9-27.
32. Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, 1980.

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33. Les Juifs et la politique. Enquête sur les élections législatives de 1978 à Toulouse, Paris, Éd.
du CNRS, 1984.
34. Sur le mythe de la République des avocats, on pourra consulter, de Laurent
Willemez, « La République des avocats. 1848 : le mythe, le modèle et son endossement »,
in Michel Offerlé, ed., La Profession politique, XIXe-XXe siècles. Paris, Belin, 1999 : 201-229.
35. Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », in Raisons pratiques. Sur la théorie de
l’action, Paris, Le Seuil, 1994 (« Essais ») : 81-89.
36. Claude Lévi-Strauss, « Préface », in Don C. Talayesva, Soleil Hopi. L’autobiographie d’un
Indien Hopi, Paris, Plon, 1959 (« Terre humaine ») : IX-X.
37. Voir, dans ce même numéro de L’Homme (pp. 234-236), le compte rendu de Christian
Bromberger & Marie-Hélène Guyonnet, eds, De la nature sauvage à la domestication de
l’espace. Enquêtes ethnologiques en Provence et ailleurs. Hommage à Annie-Hélène Dufour, Aix-
en-Provence, Publ. de l’Université de Provence, 2008.
38. Victor Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, Presses
universitaires de France, 1990. [Éd. orig. en anglais : 1969.]
39. Cf. La Bouasque et la Bronde. Étude ethnologique de l’espace dans une commune du littoral
provençal, Paris, Éd. du CNRS, 1985.
40. Cf. L’Arbre familier en Provence. De la vocation du platane et quelques autres arbres, Aix-
en-Provence, Édisud, 2001.

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