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L'Homme

Termes de parenté dans les langues indo-européennes


Emile Benveniste

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Benveniste Emile. Termes de parenté dans les langues indo-européennes. In: L'Homme, 1965, tome 5 n°3-4. Etudes sur la
parenté. pp. 5-16;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1965.366739

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1965_num_5_3_366739

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TERMES DE PARENTÉ

DANS LES LANGUES INDO-EUROPÉENNES

par

EMILE BENVENISTE

Les nombreux travaux récents sur les systèmes de parenté et les progrès de
la théorie générale ont, entre autres, ce résultat de faire ressortir, par contraste,
l'état peu avancé des recherches sur les termes de parenté, qui constituent une
étude distincte de celle des relations de parenté, quoiqu'on les confonde souvent.
Ce retard est général. On peut le trouver particulièrement sensible sur le domaine
des langues indo-européennes, où l'ouvrage de B. Delbruck1 reste encore le seul
depuis trois quarts de siècle à traiter l'ensemble du sujet.
On voudrait montrer au moins, sur deux groupes de questions, le travail qui
reste à faire, souvent encore au niveau élémentaire de la définition des termes.
On voudrait aussi indiquer, au plan théorique, quelques-unes des tendances selon
lesquelles ces systèmes de termes s'organisent, évoluent et se recomposent.

I. — L'ancestralité

Nous avons la chance de posséder en latin une liste des termes d'ancestralité
jusqu'au sixième degré, conservée dans les meilleures conditions d'authenticité
chez Plaute. Ce texte, qui à lui seul montrerait combien la lecture des œuvres
littéraires, et dans le cas présent, de la comédie romaine peut apporter au
sociologue de données utiles et aussi de problèmes qui n'attendent que son regard
pour s'éveiller, est dans le Persa (vers 55). Un parasite se vante de pratiquer
un métier qui dans sa famille est de tradition ancestrale : veterem atque antiquum
quaestum mai<orum meum> colo. Tous ses ancêtres ont été parasites, et il les

1. Die indogermanischen Verwandtschaftsnamen, 1889.


6 EMILE BENVENISTE

énumère en succession jusqu'au plus éloigné : pater, avos, proauos, abauos, atauos,
tritauos. L'intérêt de cette enumeration1 est d'abord dans la source qui la donne ;
ce n'est pas une nomenclature de légistes ; ces termes devaient être intelligibles
à tous, et Plaute les enchaîne dans un ordre certainement consacré par l'usage.
La liste commence par deux termes distincts, l'un et l'autre hérités en latin :
i° pater « père » est le type même du mot identifiable en indo-européen ; 2° auos
« grand-père », sans être attesté partout, a des correspondants sûrs, arm. haw,
got. awo f. « grand-mère », très probablement aussi hittite huhhas « grand-père » ;
et c'est par un diminutif de auus que le latin dénomme 1' « oncle », auunculus.
A partir du troisième terme jusqu'au sixième et dernier, les degrés d'ancestra-
lité sont marqués dans notre liste par la variation des préfixes attachés à auus,
soit proavus, abavus, atavus, tritauus. Mais là surgissent les difficultés. Seuls
deux préfixes sont clairs, ceux de proavus et abavus. Comment est formé atavus ?
On en discute encore : les anciens y voyaient atta « père » + avus et certains étymo-
logistes modernes sont tentés de les suivre2. Plus controversée encore est la
formation de tritauus. On penserait à un composé de auus avec l'ordinal « troisième »,
mais comment justifier ce rang ? Un linguiste repousse d'ailleurs cette explication,
« da der tritavus vielmehr der fùnfte, nicht der dritte ist »3, remarque qui éclaire,
à l'insu de Fauteur, l'état présent du débat : en réalité la relation des six termes
entre eux n'est pas élucidée ni, en conséquence, le sens précis de chacun d'eux.
Nous pensons être en mesure à la fois d'expliquer ces dénominations en latin
et de signaler un parallèle hors du latin. Pour ne pas alourdir la démonstration
en répétant les mêmes observations sur deux séries de faits, nous produirons
d'abord ce parallèle, bien que nous ne l'ayons remarqué et analysé qu'après
avoir construit notre interprétation : celle-ci repose sur les seules données latines
et pourrait se suffire à elle-même. Il n'est cependant pas indifférent que nous
retrouvions des données comparables en grec.
C'est en effet dans la terminologie grecque de l'ancestralité que les faits latins
ont des parallèles. Qu'on ne se figure pas qu'une œuvre de la littérature grecque
nous ait apporté une liste de termes symétrique de celle de Plaute. Pareille
enumeration n'est donnée à notre connaissance nulle part. Mais il existe en grec diverses
dénominations des ascendants, au-delà du grand-père, qui a priori méritent
l'examen. Ces données éparses à travers les textes et les inscriptions n'avaient
pas encore été rassemblées4. Nous les avons colligées de notre mieux et, mises
ensemble, elles révèlent une série de six dérivés préfixaux de pdppos. Les voici,

1. Nous en avons un autre exemple, mais qui s'arrête deux termes avant la fin, chez
Plaute, Mil., 373 : « ibi mei sunt maiores siti, pater, avus, proavus, abavus ».
2. Ainsi Ernout-Meiixet, Diet, étym.^, s.v. auus, p. 62 a : « at- de atauus est sans doute
à rapprocher de atta ».
3. P. Kretschmer, Glotta, X, p. 43.
4. Il n'y a à peu près rien à ce sujet chez Delbruck, op. cit., p. 97, et les traductions
données par les dictionnaires sont souvent à corriger.
TERMINOLOGIE INDO-EUROPEENNE 7

d'abord en ordre alphabétique : apôpappos, ékpappos, epipappos, pappepipappos ,


prôpappos, tripappos.
D'après leurs emplois, nous sommes amené à les ranger dans l'ordre suivant
en série ascendante :

1) Pater « père ».
2) Pâppos « grand-père »*.
3) Vient ensuite prôpappos (dès Platon) « qui est avant le pâppos », donc le
« père du grand-père ». Une variante de prôpappos est epipappos, dont le sens
est garanti par la glose d'Hesychius : epipappos = ho tou pdppou pater. On
entendra littéralement epipappos comme « qui est en plus du pâppos », marquant
un degré plus haut ; cf. eponumos litt. « (nom) qui est en sus du nom (personnel) ».
4) Au-delà vient ékpappos dont le sens est correctement donné chez Liddell-
Scott-Jones : « great-great-grandfather », c'est-à-dire « grand-père du grand-père ».
L'emploi est assuré par la séquence suivante que nous lisons, au génitif, dans une
inscription de Balbura en Lycie : e[k]pâppou... propâppou... pâppou... patrôs2.
5) Nous mettons ensuite pappepipappos, qui est traduit inexactement «
grandfather's grand-father » chez Liddell-Scott- Jones, ce qui en ferait le synonyme
du précédent. Mais la formation même du terme nous renseigne sur son rang.
Ce composé signifie littéralement « epipappos du pâppos », et puisque epipappos
désigne le « père du grand-père », il faut entendre pappepipappos comme le « père
du grand-père du grand-père ». Il est ici à sa place.
6) Enfin, en dernier, tripappos est l'ancêtre à la sixième génération.

Il est maintenant possible et il sera utile de confronter ces données grecques


à celles du latin. En face de la série latine telle qu'elle a été transmise, nous
mettrons la liste grecque telle que nous venons de l'établir :

Latin Grec
tritavus tripappos
atavus pappepipappos
abavus ékpappos
proavus propappos
avus pâppos
pater pater

Les deux séries se correspondent degré par degré. Dès lors la comparaison du
grec permet de mieux expliquer en latin à la fois les désignations et leur
enchaînement. Nous reprenons ces dernières pour les commenter brièvement par rapport
aux équivalents grecs, en suivant l'ordre ascendant.

1. Il doit être entendu que gr. pâppos, comme lat. avus, désigne indifféremment l'un ou
l'autre des deux grands-pères. Quand on veut spécifier, on ajoute par exemple, à avus,
l'adjectif paternus ou maternus.
2. Inscriptiones graecae ad res romanas pertinentes, III, 474.
8 EMILE BENVENISTE

1) Lat. pater et gr. patër sont de part et d'autre le point de départ nécessaire,
mais le « père » n'est pas, comme on le verra immédiatement, compté dans la
liste.
2) Lat. avus, comme gr. pâppos, est en effet la base lexicale de tous les termes
subséquents.
3) Lat. proavus et gr. prôpappos sont symétriques. Ils continuent une
formation indo-européenne qui est représentée par sanskrit pra-pitâmahâ « arrière
grand-père » (de pitâmaha « grand-père ») et v. slave pra-dëdu « id. ». En
indoeuropéen *pro indique dépassement et marque le degré antérieur de l'ancestra-
lité ; symétriquement, lat. pronepos désigne le « fils du petit-fils ». Nous disons
dans les deux cas « arrière-... ».
4) Le quatrième degré est représenté par lat. abavus et gr. ékpappos, qui
emploient pareillement un préfixe marquant l'éloignement. Il y a une corrélation
remarquable entre le latin ab-avus et le vieux-perse apa-nyâka « grand-père du
grand-père » ; le préfixe v. perse apa- est le correspondant étymologique de lat.
ab. Dans la descendance on retrouve en latin la symétrie : abnepos « petit-fils
du petit-fils ».
5) On est amené à mettre en équivalence au cinquième degré lat. atavus et
gr. pappepipappos. Les deux termes, qui diffèrent cette fois dans leur formation,
se réfèrent au « père du grand-père du grand-père a1. Le grec combine avec pâppos
le dérivé epipappos variante de prôpappos, et constitue un composé analytique
« arrière-grand-père du grand-père ». En latin, on a forgé at-avus (symétrique
atnepos) avec un préfixe archaïque qui répond au préfixe sanskrit ati- « au-delà
en remontant » (cf. v. slave otû « en se séparant »).
6) II reste enfin lat. tritavus2 et gr. tripappos dont les anciens déjà avaient
noté la formation symétrique. Ils se ressemblent en effet ; ils se ressemblent
même trop pour n'avoir qu'une parenté d'origine. La forme grecque tripappos
entre dans une série de composés en tri- qui contient d'autres termes de parenté :
tripdtores avait le sens de prôpappoi, donc « pères au troisième degré » ; tri-éggonos
« petit-fils au troisième degré » ; cf. aussi tri-doulos « esclave de l'esclave d'un
esclave », etc. Mais lat. tritavus a pour premier membre une forme trit-3 qu'il
serait malaisé de ramener à tertius et qui n'a pas d'autre exemple. Il est donc
vraisemblable que trit-avus est en latin une imitation de gr. tripappos, cf. trito-
pâtôr « arrière-grand-père », trito-patéres « ancêtres ».

1. J. B. Hofmann, Lat. etym. Wb., I, p. 75 donne par erreur à atavus le sens de « Vater
des Urgrossvaters ». Il faut lire «... des Ururgrossvaters ».
2. C'est en tant que terme extrême de la lignée ancestrale que tritavus est devenu «
l'ancêtre «par excellence : tritavi nostri « nos aïeux », dit Varron (Re Rust., Ill, 3, 2).
3. Le texte de Plaute exige une prosodie tritavus avec un i d'allongement métrique.
Il faut rejeter au néant la forme « strittavus » encore citée dans les dictionnaires et qui est
née d'une erreur de lecture dénoncée depuis longtemps ; cf. J. B. Hofmann, Lat. etym. Wb.,
II, p. 605, s.v.
TERMINOLOGIE INDO-EUROPEENNE O,

C'est alors la formation de gr. tripappos qu'il s'agit de comprendre. La raison


du nombre « trois », qui a éludé les philologues,1 n'est pas si difficile à reconnaître.
Si l'on observe que le point de départ réel, comme il a été dit plus haut, est non
pater, mais avus, les termes grecs et latins seront à graduer, non d'un pater à son
pater, mais d'un avus à son avus. C'est ce que fera ressortir la disposition suivante :
pater (patër)
avus (pdppos)
proavus (propappos)
abavus (ékpappos)
atavus (pappepipappos )
tritavus (tripappos)
Les termes « forts », à gauche, vont d'un grand-père à son grand-père et au
grand-père de celui-ci, qui est bien un « troisième » grand-père, c'est-à-dire le
grand-père du grand-père du grand-père ; tandis que les termes « faibles », à droite,
rétablissent les degrés intermédiaires de « paternité », car même pater est en fait
intermédiaire (entre Ego et avus).
Ainsi la succession, posée en termes d' « aviolité »2, sera :

auus « grand-père »
abauus « grand-père du grand-père »
tritauus « grand-père du grand-père du grand-père » (troisième grand-père)

ce qui justifie la formation et le sens de lat. tritavus, gr. tripappos3.


Accessoirement nous devons signaler en latin quelques désignations
analytiques de ces degrés d'ancestralité, attestées par deux gloses : tertius pater : abavus*;
quartus pater : atavus^.
Ici pater n'est pas pris dans son sens spécifique, mais évidemment comme nom
de 1' « ancêtre », et en partant du pluriel générique patres « les ancêtres » qui est
classique. On peut alors poser au début de la série des patres un primus pater
théorique qui correspondra en fait à l'usuel avus. A partir de là, le tertius pater
est bien Y abavus, et le quartus pater, Y atavus. Tout est dans l'ordre.

Cette analyse fait apparaître dans la nomenclature gréco-latine des six degrés
successifs d'ancestralité la combinaison de deux sous-systèmes, chacun à trois
termes non successifs : l'un, celui de Y « aviolité » proprement dite, commence

1. Cf. Kretschmer, op. cit.


2. Qu'on nous passe ce néologisme nécessaire : *aviolus est le prototype de fr. aïeul.
3. Le terme descriptif « troisième pdppos » pour désigner l'ancêtre le plus éloigné devait
être en usage dans les généalogies, comme le montre cette expression : eis triton pdppon
anaphérein ta génos, « faire remonter sa lignée jusqu'au troisième pâppos » (Denys d'Hali-
carnasse, IV, 47.)
4. Corp. Gloss. Lat., II, 563, 41.
5. Ibid., V, 417, 16.
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à avus et va de grand-père en grand-père ; l'autre, qui commence kpater, comprend,


pour ainsi dire, des termes de complément qui s'insèrent entre les précédents.
Par là s'explique le fait curieux que ceux-ci, par leur forme même, dénotent des
degrés « supplémentaires » d'ancestralité. A côté de prôpappos nous avons relevé
la variante epipappos « en sus du pdppos » ; et après Yékpappos vient le pappepi-
pappos qui renouvelle deux degrés plus haut le caractère « supplémentaire » de
Y epipappos. En latin aussi, atavus a une variante proabavus (Schol. Pers.). Autant
d'indices en faveur de l'idée que la série des six ancêtres n'est pas linéaire, mais
forme deux sous-groupes de valeur inégale, procédant chacun de deux en deux
degrés : le sous-groupe pregnant est celui qui va de avus à abavus, puis à tritavus.

II. — Le cousinage

Le latin a deux termes pour dénommer le « cousin » : sobrinus et consobrinus.


L'un et l'autre sont restés en usage dans les langues romanes jusqu'à nos jours,
mais non dans les mêmes langues ni avec le même sens : consobrinus a donné
fr. cousin ; mais sobrinus est devenu en ibéro-roman le nom du « neveu », espagnol
sobrino, portugais sobrinho1.
Le premier fait qui appelle l'attention est la coexistence en latin de deux
termes sobrinus et consobrinus, distingués seulement par un préfixe, et reliés par
un rapport qu'il s'agit de préciser.
La formation étymologique de sobrinus est claire. Il représente un ancien
*swesrïnos, dérivé en *-îno- de *swesor (lat. soror). Tel quel et hors de toute
spécification, il signifie « (enfant) de sœur ». Il a des parallèles exacts en baltique et
en slave : lituanien seserynai plur. « enfants de sœurs », v. russe sestrinû « de
sœur » ; d'autre part lituanien seserenas « enfant de sœur », russe sestrennica
« cousine », tchèque sestfenic « fils de sœur, cousin », sestrenice « cousine », etc.
Cette formation a pu se développer indépendamment, mais le point de départ
en est certainement préslave. Il faut seulement noter qu'il n'y a ni en baltique
ni en slave de dérivé à préfixe, comparable à lat. consobrinus.
Or non seulement le latin dispose de deux termes, mais ceux-ci sont dans un
rapport qui semble au rebours de la logique : c'est le dérivé consobrinus qui
énonce la relation de parenté primaire, et le terme simple sobrinus, la relation
de parenté secondaire. Ainsi la formation des termes et leur usage vont en sens
opposé : consobrinus est traité comme terme initial, et sobrinus comme dérivé.
Tout paradoxal qu'il paraît, c'est bien là leur emploi. Cela ressort d'un passage
de Cicéron qui explique les origines de la société humaine par la multiplication
des mariages et des alliances dans les générations successives :

i. Le détail sera indiqué plus loin.


TERMINOLOGIE INDO-EUROPEENNE II

« ... Prima societas in ipso coniugio est, proximo, in liberis, deinde una domus,
communia omnia... Sequuntur fratrum coniunctiones , post consobrinorum, sobrino-
rumque, qui cum una domo iam capi non possint, in alias domos tanquam in colonias
exeunt. Sequuntur conubia et affinitates : ex quibus etiam plures propinqui. Quae
propagatio, et suboles, origo est rerum publicarum m1.
« La première société est dans le mariage, puis dans les enfants, de là une
seule maison, et toutes choses en commun. Viennent ensuite les unions des frères,
puis des consobrini et des sobrini, qui ne pouvant tenir dans une seule maison,
essaiment vers d'autres maisons qui sont comme des colonies. Il s'ensuit des
mariages et des alliances, d'où des parents encore plus nombreux. Cette
propagation, cette descendance sont l'origine des États. »
La succession de ces trois degrés de parenté, fratres, consobrini, sobrini établit
exactement leur relation : les consobrini sont les fils de frères, et les sobrini sont
les fils des consobrini. C'est bien ainsi d'ailleurs que les érudits romains
l'entendaient. Selon Festus, sobrinus est patris mei consobrini filius et matris meae conso-
brinae filius « le sobrinus est le fils du consobrinus de mon père, et le fils de la
consobrina de ma mère ». Il n'y a donc pas à douter que tel est le rapport des deux
termes : les sobrini sont issus des consobrini. C'est ce rapport qu'il faut analyser,
en partant de consobrinus pour aboutir à sobrinus.
Il y a lieu tout d'abord d'observer que les deux termes sont à prendre au
pluriel, étant l'un et l'autre de valeur réciproque. On verra plus loin que cette
condition est essentielle pour l'interprétation.
Sur le sens de consobrini, les juristes romains nous donnent les précisions
désirables, en distinguant trois relations entre descendants : i) fratres patrueles ;
2) consobrini ; 3) amitini.
Gaius établit d'abord la relation entre fils de frère et frère du père : « item
patruus fratris filio et invicem is illi agnatus est ; eodem numéro sunt fratres patrueles
inter se, id est qui ex duobus fratribus pro gênerati sunt, quos plerique etiam conso-
brinos vocant »2. C'est à l'intérieur de la parenté entre les frères et leurs descendants
que ces termes sont définis : le frère du père est patruus et le fils du frère agnatus ;
sont fratres patrueles entre eux les fils de deux frères ; mais en général on les appelle
aussi consobrini.
Cette indication est reprise avec plus de détails dans le Digeste : « quos quidem
ita distinxerunt ut eos quidem qui ex fratribus nati sunt fratres patrueles item eas
quae ex fratribus natae sunt sorores patrueles, ex fratre autem et sorore amitinos
amitinas, eos vero et eas qui quaeve ex sororibus nati nataeve sunt consobrinos
consobrinas quasi consororinos, sed plerique hos omnes consobrinos vocant »3.
Nous avons ici l'ensemble des dénominations qui étaient résumées par conso-

1. De offidis, I, 14.
2. Gaius, III, 10.
3. Dig., 38, 10, p. io, § 15, déjà cité chez Delbruck, op. cit., p. 131.
12 EMILE BENVENISTE

brini. Nous les énumérons au point de vue de ceux qui étaient ainsi classifies et
par rapport à Ego :
Sont fratres fsorores) patrueles les enfants de frères1, donc pour Ego les
enfants du frère de son père (patruus) ;
sont amitini(-ae) les enfants de frère et sœur, donc pour Ego les enfants
de la sœur de son père (amita) ;
sont consobrini (-ae) les enfants de sœurs, donc pour Ego les enfants de la
sœur de sa mère {cf. Nonius 557 : < consobrini quasi > consororini, ex duabus
editi sororibus).
Il manque théoriquement une quatrième catégorie, qui serait celle des enfants
du frère de la mère, de Yauunculus. On constate d'après un texte de Cicéron :
«... cum hoc T. Broccho auunculo suo, cum eius filio consobrino suo... »2, que le
fils de Yauunculus était dénommé consobrinus aussi. Sont donc consobrini de Ego
les enfants de la sœur de sa mère et aussi ceux du frère de sa mère.
Entre ces trois termes, patrueles, amitini, consobrini, on voit qu'il n'y a pas
symétrie. Deux d'entre eux sont dérivés d'un terme défini par sa relation avec
Ego : patruelis, descendant de l'oncle paternel (patruus) ; et amitinus,
descendant de la sœur du père (amita). Mais consobrini indique la situation des
descendants de sœurs entre eux (ce que les Latins savaient, consobrini quasi consororini,
dit bien le Digeste), et non les descendants de la sœur de la mère (matertera) .
L'équivalent de consobrini pour les enfants de frères eût été *confratrini, alors
qu'ils se dénomment fratres patrueles.
La seule explication possible, et nous croyons qu'elle s'impose, est que, à la
différence des deux autres termes, consobrinus, ou plutôt le pluriel consobrini
« enfants de sœurs », est un terme de valeur réciproque, et c'est même pour cela
que le préfixe cum- a pris fonction distinctive, alors que amitinus ne peut être
réciproque, puisque, pris strictement, il convient seulement, pour Ego, au fils de
la sœur de son père (amita) et que, pour celui-ci, Ego sera un consobrinus. Quant
aux fratres patrueles, ils sont bien en rapport de réciprocité, mais seulement au

1 . La relation de fraternité entre les fils et filles de frères et par conséquent la copaternite
des frères à l'égard de leurs enfants respectifs étaient des sentiments si forts que le mariage
d'un Romain avec la fille de son frère fut longtemps tenu pour incestueux. Quand l'empereur
Claude épousa Agrippine, fille de son frère Germanicus, il s'employa vainement à convaincre
l'opinion que pareille union était licite et il dut recourir à des subterfuges pour la faire
consacrer : « A la première assemblée, dit Suétone, il suborna des sénateurs pour qu'ils lui
fissent, par leur vote, une obligation d'épouser Agrippine, comme si cette union était du plus
haut intérêt pour l'État, et pour qu'ils permissent aux autres citoyens aussi de tels mariages,
jusqu'alors réputés incestueux. Dès le lendemain, il se maria. Mais on ne trouva personne
pour suivre cet exemple, sinon un affranchi et un centurion, dont avec Agrippine il fêta les
noces » (Suétone, Claude, 26 ; cf. aussi Tacite, Ann., XII, 3, 5, 6, 7.)
2. Pro Q. Ligario, 4.
TERMINOLOGIE INDO-EUROPEENNE 13

niveau de leurs pères et par relation croisée du fait que le pater de chacun est le
patruus de l'autre ; entre eux-mêmes ils sont fratres, et ainsi l'appellation de
fratres patrueles correspond bien à une double définition.
Ces trois variétés de cousinage, nous apprend Gaius, étaient ordinairement
confondues sous le terme de consobrinus qui englobe les cousins parallèles et
croisés. On a vu en effet ci-dessus, dans le texte de Cicéron, les consobrini comme
enfants des fratres. De là la persistance de cette appellation dans une partie des
langues romanes, notamment dans français cousin1.
Mais comment désigner à la génération suivante, les enfants des consobrini ?
Il s'agissait, tout en restant dans le domaine du « cousinage », de relâcher le rapport
de réciprocité inhérent à consobrini dont la forme signifiait « co- (con-)
descendants (-ini) de sœurs (*-sobr-) ». La solution a été de supprimer le préfixe et
de réduire l'appellation à sobrini2. C'est là en effet le sens de sobrinus d'après la
définition de Festus citée plus haut : « Sobrinus est le fils du consobrinus de mon
père et le fils de la consobrina de ma mère. » Mais il faut se garder d'une
interprétation trop étroite des termes en présence : les sobrini sont bien les descendants
des consobrini, mais des consobrini au sens le plus large, comprenant à la fois les
fratres patrueles, les amitini et les consobrini proprement dits. Tel est
l'enseignement du Digeste : « Sexto gradu sunt tritavus, trinepos, etc. item qui ex fratribus
patruelibus, aut consobrinis aut amitinis undique propagantur : qui proprie sobrini
vocantur »3. « Au sixième degré on trouve le tritavus, le trinepos, etc., et aussi les
descendants des fratres patrueles, ou des consobrini ou des amitini : lesquels sont
appelés proprement sobrini. » On conçoit que, à six générations de l'ancêtre
commun, les descendants n'aient plus gardé le sentiment d'un lien étroit entre
eux, et que les fils de consobrini se soient dénommés simplement et plus
vaguement sobrini.
Il reste cependant, dans la relation lexicale cette fois, entre sobrini et
consobrini quelque chose de singulier, c'est que le terme initial ait été consobrini et que
sobrini marque un rapport de descendance, donc de dérivation, par rapport à
consobrini. Cette anomalie se résout dès qu'on observe que les mêmes signes
peuvent changer de valeur quand ils entrent dans des paradigmes nouveaux.
En réalité il y a eu deux sobrini distincts dans l'histoire, et il faut les faire
apparaître à deux points différents de l'évolution pour rendre celle-ci intelligible.
Nous devons poser au point de départ un sobrini (non attesté) dérivé directement

1. En fait fr. cousin atteste un prototype réduit tel que * cosinus. La forme consobrinus
se continue fidèlement dans le napolitain kuntsuprinu ou le roumain dialectal cusurin, cf. Wart-
burg, F.E.W., II, 2, p. 1075. Du français cousin viennent par voie d'emprunt angl. cousin et
aussi ital. cugino.
2. Une interprétation analogue est donnée chez M. Leumann, Kleine Schriften, 1959,
p. 76 ; mais sommairement, sans rétablir la double acception, étroite et large, de sobrinus,
par rapport à consobrinus.
3. Dig., 38, 10, 3.
14 EMILE BENVENISTE

de soror, et correspondant au terme lituanien seserynai « enfants de sœurs ». Ce


sobrini, comme seserynai, était un adjectif, qui accompagnait un substantif « fils
ou filles ». L'expression complète devait être *fdii sobrini « fils de sœurs », *filiae
sobrinae « filles de sœurs ». On l'a transposée au niveau de ces fils et filles eux-
mêmes et, pour marquer leur réciprocité, on a supprimé filii(-ae) et transformé
ce* sobrini primitif en consobrini(-ae) . Il s'agissait alors de dénommer les enfants
des consobrini. On a repris à cette fin l'ancien * sobrini sorti d'usage et on l'a
affecté à cette dénomination seconde. Le sobrini historique est donc un sobrini2,
distinct du *sobrini1 qui s'est réalisé sous la forme consobrini. Ainsi s'explique
la contradiction apparente que nous observions entre le rapport de dérivation
formelle et le rapport de parenté. Ce sobrini^ n'est plus, dans sa valeur latine,
le correspondant étymologique de lit. seserynai ; c'est un terme nouveau.
Quand un latiniste reprendra — car il faudra les reprendre — les exemples
des deux termes, il devra confronter les emplois à leur sens propre. Ainsi chez
Plaute, dans une scène de reconnaissance du Poenulus (v. 1068-1069), Hannon
révèle à Agorastoclès les liens de parenté qui les unissent : « Nam mihi sobrina
Ampsigura tua mater fuit, pater tuus, is erat frater patruelis meus. » « Ta mère
Ampsigura était ma sobrina, et ton père était mon frater patruelis. »
A prendre ces termes exactement, ils signifient que Hannon et le père d'Ago-
rastoclès étaient fils de frères ; que Hannon et la mère d'Agorastoclès étaient
enfants de parents consobrini. C'est dans le cadre de ces données qu'il faudra
considérer la validité de l'emploi lexical.

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II y a en outre un degré de cousinage qui n'a guère été remarqué1. Il est


dénommé propius sobrino « (celui qui est) plus proche du sobrinus ». Festus le
définit ainsi : a Propius sobrino est consobrini mei filius et consobrinae meae filia
et patris mei consobrinus et matris meae consobrina » « est appelé propius sobrino
le fils de mon consobrinus, la fille de ma consobrina, le consobrinus de mon père,
la consobrina de ma mère ».
On voit aussitôt la différence entre le sobrinus et le propius sobrino : Ego est
le sobrinus du fils du consobrinus de son père, mais il est propius sobrino du
consobrinus de son père ou de sa mère, parce qu'EGO est d'une génération
postérieure.
Ego est aussi propius sobrino pour le fils de son propre consobrinus parce
qu'il est, à l'égard de ce dernier, d'une génération antérieure.
C'est donc la différence de génération entre les partenaires qui fait la
différence entre le propius sobrino et le sobrinus. Sous une autre formulation, on retrouve

1. Il n'est mentionné ni par Delbrûck ni par M. Leumann.


TERMINOLOGIE INDO-EUROPEENNE 15

ainsi les définitions des juristes romains : « Propius sobrino propius sobrina, isti
sunt patrui magni, amitae magnae, avunculi magni, materterae magnae fdius filia.
Hoc est (Ulp.) patris eius, de cuius cognatione quaeritur, consobrinus consobrina
sive frater patruelis. (Paul.) Patrui magni fdius ei, de cuius cognatione quaeritur,
propius sobrino vocatur. Nam, ut Masurius ait, eum quis appellat propius sobrino
qui est patris matrisve consobrinus aut consobrina. »
« Sont propius sobrino, propius sobrina le fils et la fille du grand-oncle paternel,
de la grand-tante paternelle, du grand-oncle maternel, de la grand-tante
maternelle. C'est-à-dire, ajoute Ulpien, le consobrinus ou la consobrina du père de Ego.
Paul : le fils du grand-oncle paternel est pour Ego propius sobrino, car, comme
dit Masurius, on appelle propius sobrino celui qui est consobrinus (ou consobrina)
du père ou de la mère »x.
Cette dénomination fixée, on trouve à y comparer un terme grec, quoique
celui-ci soit autrement formé : de anepsiôs « cousin » on a tiré un dérivé anepsiâdës
ou anepsiadoûs « fils de Y anepsiôs » (fem. anepsiade) , parallèle à adelphidoûs « fils
de Yadelphos ».

Il conviendrait donc d'introduire dans la théorie des termes de parenté cette


notion que les mêmes termes sont entraînés à varier selon que les partenaires
qu'ils dénomment appartiennent ou non à la même génération. La relation de
génération qui est introduite ici demande une désignation. Usant à cette fin du
mot grec stathmos « niveau », nous dirons que la parenté des consobrini et celle
des sobrini est homostathmique, mais que le propius sobrino est un sobrinus hétéro-
stathmique.
Cette distinction aidera à décrire les glissements de sens qui se sont produits
plus tard dans ce même secteur de la parenté. Alors qu'en grec ancien anepsiôs
dénote le fils du frère du père (ainsi toujours chez Homère), terme homostathmique,
on le voit passer en grec byzantin au sens de « neveu », terme hétérostathmique.
Et tout pareillement sobrinus, terme homostathmique en latin, devient
hétérostathmique en espagnol et en portugais où sobrino (sobrinho) signifie « neveu ».
Toute l'histoire romane de la notion linguistique de « cousinage » — que nous
ne pouvons retracer ici, mais seul le principe nous importe2 — a pour point de
départ un fait qu'on pourrait dire « phonologique » : la perte de la distinction
entre sobrinus et consobrinus, et en conséquence le choix libre de l'un ou de l'autre
dans chacune des langues romanes. De là toutes sortes de déplacements sur
l'échiquier terminologique. Ainsi sobrinus s'est maintenu dans la région ibéro-
romane, jusqu'à la frange septentrionale constituée par le béarnais et le gascon

1. Dig., 38, io, 1, 2, 10. Une variante de propius sobrina est sobrina prior (Tacite, Ann.,
XII, 64).
2. Ce principe n'a été reconnu ni par E. Tappolet, Die romanischen Verwandtschaftsnamen,
ni à notre connaissance par aucun autre auteur.
l6 EMILE BENVENISTE

ancien, mais dans chaque langue avec un sens différent. Il sert de déterminant
à « cousin » dans gascon cosin seurin « cousin germain » ; en béarnais, sourin,
chourrin veut dire « cousin au troisième degré »*, enfin espagnol sobrino et
portugais sobrinho a le sens de « neveu ». C'est que dans ces deux langues lat. nepos
aboutit à « petit-fils », et non à « neveu » comme en français. La situation de conso-
brinus et de sobrinus en espagnol est le résultat d'un long conflit, résultant de
ce que les deux termes ne se distinguaient plus. On les a finalement « rephono-
logisés » sur la base d'une distinction nouvelle. Pour « cousin » on a spécifié
consobrinus en le qualifiant de primus « premier cousin », et comme il arrive,
c'est l'adjectif qui est devenu porteur de la marque et qui a supplanté le substantif
dans sa fonction ; d'où le terme primo, aujourd'hui « hijo del tio o de la tia », si
bien ancré dans cette terminologie qu'on peut désigner les degrés plus éloignés
du cousinage par primo secundo, terdo. Quant à sobrino, il est passé de «hijo del
primo » à « hijo de hermano »2.
Le procès a son parallèle dans le passage de gr. anepsiôs, anciennement «
cousin », au sens de « neveu » en grec moderne, tandis que pour « cousin » le grec
dit aujourd'hui xaderfôs, ancien ex-adelphos « fils de frère (du père) ».
D'une manière générale on peut énoncer ce principe que les termes de parenté
homostathmiques peuvent devenir hétérostathmiques, mais non inversement. Il
vaudrait la peine de vérifier cette proposition, énoncée ici à titre provisoire, dans
des nomenclatures de langues variées.

1. Formes citées par Wartburg, F.E.W., XII, p. 10.


2. Voir le détail historique chez Corominas, Diccionario critico etimologico, III, p. 882,
IV, p. 255.

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