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Levi Jean. L. Vandermeersch, Études sinologiques. In: L'Homme, 1996, tome 36 n°137. Chine : facettes d'identité. pp. 230-
234;
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1996_num_36_137_370047
pondérante qu'il joue dans la culture chinoise. Enfin, la divination permettrait de rendre
compte de la spécificité de la conception chinoise de l'histoire qui considère les
événements non pas comme un enchaînement causal mais comme la manifestation d'une
propension ou d'une tendance caractéristiques d'une phase temporelle, contamination
typique de la rationalité formelle que l'on voit à l'œuvre dans les hexagrammes du
Livre des mutations.
L'étude systématique des inscriptions sur os, sur écailles et sur vases de bronze,
jointe à l'exploitation des travaux des épigraphistes japonais, permet à L. Vander-
meersch d'éclairer de nombreux aspects, totalement ignorés jusqu'alors, de
l'organisation palatiale et cultuelle de l'aristocratie des Yin et des Zhou ; de même, ses exposés
sur le ritualisme et le sens des institutions royales des Zhou sont tout à fait remarquables
par leur rigueur et leur subtilité. Toutefois ses interprétations appellent un certain
nombre de réserves et d'objections.
Dans le chapitre consacré à la forme du gouvernement de la royauté yin, la nature
des charges est entièrement induite de la décomposition graphique des mots qui les
désignent. C'est ainsi que Fauteur se croit autorisé à fondre les mot yin « cacique ou
ancien » et fu « père-oncle » dans un même ensemble et de les rapprocher du caractère
jun « souverain » pour en faire différentes modulations de la souveraineté recoupant le
champ sémantique de la paternité ; mais bien qu'il fasse appel au mythe de Yiyin dont
l'existence est attestée épigraphiquement, il omet de signaler que dans le mythe, Yiyin
tient son autorité de sa qualité d'allié : il entre au service du prince à la suite d'un
mariage. D'autre part, si l'on étudie le vocabulaire à des stades plus tardifs, loin de
désigner la souveraineté dans le rapport père/fils, comme le soutient Vandermeersch, le
terme jun la représente dans le rapport mari/femme, le couple matrimonial étant la
projection familiale des relations du prince et du ministre. Jun, tout autant que le prince,
désigne le mari ; c'est un terme d'adresse que les femmes emploient pour qualifier
l'époux ou l'amant dans les poésies les plus anciennes du Livre des Odes. En outre, loin
d'être circonscrit au seul domaine de la souveraineté, ce mot renvoie à des rapports de
vassalité, tout comme le mot yin d'ailleurs. Il s'appliquait, à l'époque des Royaumes
combattants, aux fiefs, réels ou fictifs, accordés à des alliés, des parents ou des
ministres du roi exerçant une haute responsabilité de conseil. Il sert à traduire des
rapports de pouvoir latéraux et non pas verticaux et ne constitue donc nullement, associé à
l'autre terme du binôme, chen, la projection politique du couple wang/zi (père/fils) de
l'époque archaïque.
Ce débat porte sur un point moins trivial qu'il n'y paraît : il montre que l'auteur
exploite systématiquement l'argument étymologique afin d'évacuer les relations
matrimoniales et le régime des alliances des catégories de la parenté telles que les définit le
culte ancestral. Il s'agit en effet, pour Vandermeersch, de substituer au système de la
parenté extrapolé par Granet à partir des textes classiques et repris par Zhang Guangzhi
à partir des données paléographiques, un schéma centré uniquement sur les collèges
cultuels. Il est vrai que le régime imaginé par Granet présente une certaine gratuité due
à ses présupposés sociologiques. Le contre-modèle élaboré par L. Vandermeersch offre,
certes, une grande cohérence, mais n'en laisse pas moins un certain nombre
d'anomalies totalement inexpliquées qui, faute de se comprendre comme éléments résiduels
d'un substrat plus ancien, ne font que révéler la carence du modèle lui-même. Dans le
tableau proposé par l'épigraphiste, la présence d'un terme générique pour désigner
l'oncle maternel et la reconnaissance insolite du cousinage par les femmes dans la
nomenclature apparaissent comme totalement erratiques. L'auteur est le premier à en
convenir et pourtant, après une longue discussion embarrassée, le problème est résolu
par une pirouette étymologique — ou pire, un calembour emprunté à un ouvrage tardif,
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le Baihutong, qui se fait une spécialité d'expliquer les règles ritualistes par des jeux de
mots fondés sur l'homophonie !
Ainsi, les textes yin étant lacunaires sur le sujet, L. Vandermeersch oblitère
totalement la dimension matrimoniale qui se manifeste dans le vocabulaire de la parenté,
dans la pratique noble des mariages réciproques entre cousins croisés des grandes
maisonnées seigneuriales, dans l'importance politique de la famille par alliance et de
l'oncle maternel du souverain, enfin dans le culte aux ancêtres, du fait que le
représentant du mort n'est pas le fils, mais le petit-fils, bizarrerie dont ne nous est fournie
aucune explication — l'auteur l'évoque dans un passage de Wangdao ou la Voie Royale
(Paris, EFEO, 1980, 2 vol.) mais seulement pour en minimiser la portée {cf. vol. 1 :
258-259).
Le désir de faire passer pour des faits de simples conjectures qui, tout intéressantes
et originales qu'elles sont, n'en demeurent pas moins de simples hypothèses, aboutit à
une inversion des causes et des effets. Pour appuyer sa thèse de l'homogénéité ethnique
des Yin, examinant le titre nobiliaire bo « comte », le sinologue infère de ce que
l' expression fangbo désigne aussi les chefs de peuplades ennemies, qu'il est appliqué à
des maisons territoriales yin par elisión du premier caractère, et qu'étranger au système
primitif il reflète donc l'assimilation de tribus barbares. Il serait plus logique de penser
que le binôme fangbo fut créé par adjonction du qualificatif fang « étranger,
provincial » sur le modèle des anciens comtes, chefs importants de grandes entités territoriales
yin jouissant d'une relative autonomie, d'autant que le terme se retrouve dans le
vocabulaire classique de la parenté. En outre, une partie du raisonnement repose sur des
données archéologiques aujourd'hui dépassées (p. 39).
Lorsqu'il traite de la mutation radicale qu'opère le changement de support sur le
sens de l'acte oraculaire, L. Vandermeersch a tendance à oublier que si la divination se
détache, en tant que procédure, du sacrifice en tant que tel, elle n'en demeure pas moins
sous son emprise absolue, ne serait-ce que parce que les questions ont trait
exclusivement à des activités et des situations qui lui sont afférentes : chasses et guerres
procurant les victimes humaines et animales, récoltes et accouchements des épouses
royales ou princières, moments cruciaux pour l'avenir dynastique et nécessitant des
sacrifices propitiatoires. La volonté de mettre en exergue l'émergence d'une forme
particulière de rationalité façonnée par la mantique conduit l'auteur à occulter la dimension
religieuse de la société zhou, pourtant fondamentale, et à y sous-estimer la place du
mythe ; la prétendue absence d'une réflexion théologique ou métaphysique tient à une
conception de la religion et de la philosophie entièrement définie en termes
aristotéliciens et chrétiens, et nullement à la Chine elle-même.
Ces distorsions n'affectent pas la validité de l'analyse dans ses grandes lignes,
comme en témoignent les pages magistrales sur l'évolution de la pratique divinatoire
des Yin ou des Zhou et sur le rôle déterminant du système cultuel des Yin dans la
parenté et les rapports de pouvoir. En revanche, on a quelque réticence à suivre l'auteur
dans sa théorie de l'écriture comme langue graphique. Il me semble que L.
Vandermeersch interprète les faits chinois à travers les cadres conceptuels occidentaux, faisant
du langage le principe de structuration du réel alors qu'en Chine ce rôle est dévolu au
rite. Évoluant dans un système à deux termes (oral/écrit) au lieu de trois (geste/parole/
écriture), Vandermeersch a cru que les signes idéographiques présentaient
effectivement ce cas linguistique unique au monde d'un système de transcription graphique de la
pensée non tributaire de la parole, aboutissant à cette absurdité logique d'un objet
conceptuel contredisant sa définition : une écriture n'est écriture que parce qu'elle
transcrit de la parole, ou, si l'on préfère, qu'elle est une façon de rendre du langage. En
réalité, quand il détache les caractères des sons pour en faire de pures représentations
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les autres sont indispensables à la vie de chaque individu, tout comme ils fournissent les
composantes nécessaires et indissociables d'une culture. On se prend à rêver d'un
travail qui parviendrait à étoffer le squelette épigraphique de la chair des pratiques
vivantes et à l'animer du souffle de l'oralité.
Jean Levi
CNRS, Paris
Les textes de Féminent sinologue réunis ici sont à la fois les jalons d'un itinéraire
personnel et des balises. Ils permettent l'intelligence d'une civilisation qui, en dépit de
la multiplication de travaux ponctuels ces vingt dernières années, demeure encore
largement ignorée du public occidental. L'auteur aborde les sujets les plus variés et les plus
disparates : essais à caractère général (organisation de l'État, éducation, conceptions du
temps et de l'espace, du changeant et de l'immuable), remarques sur certains
phénomènes particuliers, voire triviaux (lubies d'excentriques se faisant enterrer nus,
réflexions d'un lettré sur les coutumes barbares, associations de vieillards et cénacles
littéraires) ou encore des monographies fouillées sur un personnage ou une question (la
pensée de Wang Fuzhi, les suicides par le feu, l'acclimatation du christianisme en
Chine). Divers par les thèmes, ces articles le sont tout autant par les périodes
considérées. Jacques Gernet privilégie les dynasties Ming et Qing (et plus particulièrement la
période s 'étendant du XIVe au xviif siècle), mais il traite à plusieurs reprises de
quelques-uns des phénomènes les plus caractéristiques de l'âge d'or du bouddhisme (ve-
Xe siècle), et bien qu'il concentre généralement l'analyse sur les temps modernes (soit la
période postérieure aux XF-xne siècles), il ne néglige jamais de remonter aux sources
plus anciennes et souligne l'importance qu'ont eu dans le cours de l'histoire les siècles
qui précédèrent la formation de l'empire unifié, en 221 avant notre ère.
Divers, ces textes le sont encore par la forme (articles, recensions d'ouvrage,
conférences, contributions à des ouvrages collectifs), par l'importance (des notes d'une ou
deux pages à des études substantielles d'une quarantaine de pages), par la date de leur
rédaction (le premier est de 1955, le dernier de 1992). Ils dessinent d'ailleurs une
évolution selon les périodes et les perspectives. D'abord orientées vers des problèmes de
psychologie historique dans la ligne d'I. Meyerson, les enquêtes de J. Gernet s'infléchissent
en abordant des questions du ressort de l'anthropologie des sciences, infléchissement
qui se traduit par une remontée du fil du temps.
Ce disparate ne signifie pas manque d'homogénéité. Plutôt que de tomber dans les
généralités simplificatrices, J. Gernet préfère procéder par petites touches discrètes.
Toutefois le tableau général de la Chine qu'il nous propose offre une grande cohérence.
Tous ces essais sont marqués au sceau d'une triple unité : de conviction, de méthode et
de problématique. L'auteur est convaincu que la Chine, dont l'influence a été
prépondérante sur une immense moitié de l'Eurasie, mérite mieux qu'un intérêt de curiosité, et
qu'une histoire véritablement universelle ne peut être brossée en négligeant la
spécificité chinoise et ses apports aux autres cultures ; il est convaincu aussi que les hommes,
dans leurs modes de penser et d'agir, sont d'abord le produit d'un milieu et d'une his-