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Les femmes romaines et leur place

dans les pratiques religieuses


L’exemple des Gaules et des Germanies

Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier

Introduction
Les rôles religieux féminins dans la Rome antique ont déjà fait couler
beaucoup d’encre 1. Les interprétations sont partagées entre caractère indis-
pensable et position marginale avec, au centre, la question de l’incapacité
sacrificielle des femmes. Celle-ci nous paraît fondamentale, intimement
liée à leur incapacité juridique. Dès lors, au terme d’un examen appro-
fondi, nous avons proposé une vision de complémentarité essentielle sur le
modèle du couple divin Jupiter et Junon : « si Jupiter est le dieu souverain
et si l’homme commande tous les leviers des “offices” publics romains, ils
ont besoin de l’accord et de la participation de l’élément féminin pour
que les solutions soient parfaites ». Dans de nombreuses circonstances,
les rôles féminins sont indispensables, aussi indispensables que l’est Junon
aux côtés de Jupiter. Fonder le rôle féminin sur la complémentarité, une
notion qui supporte aussi bien les cas de maîtrise de la situation que ceux
de subordination 2, apparaît comme l’interprétation la plus satisfaisante.
C’est sans doute sur la base et le modèle de la place attribuée aux femmes
dans la société romaine qu’ont été conçues la place et la fonction de Junon.

1. Pour un exposé de la problématique et sa bibliographie, voir M.-T. Raepsaet-Charlier, « La place


des femmes dans la religion romaine : marginalisation ou complémentarité ? L’apport de la théologie »,
in P. Pavon (dir.), Marginación y mujer en el Imperio romano, Rome, Quasar, 2018, p. 201-222.
On retiendra particulièrement : O. de Cazanove, « Exesto. L’incapacité sacrificielle des femmes à
Rome », Phoenix, 41, 1987, p. 159-174 ; J. Scheid, « D’indispensables “étrangères”. Les rôles religieux
des femmes à Rome », in P. Schmitt Pantel (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. I : L’antiquité,
Paris, Plon, 1991, p. 405-437 ; C. Schultz, Women’s Religious Activity in the Roman Republic, Chapel
Hill, The University of North Carolina Press, 2006 ; E. A. Hemelrijk, « Women and Sacrifice in the
Roman Empire », in O. Hekster et al. (dir.), Ritual Dynamics and Religious Change in the Roman
Empire, Leyde, Brill, coll. « Impact of Empire », 9, 2009, p. 253-267 ; J. Rives, « Women and Animal
Sacrifice in Public Life », in E. Hemelrijk et G. Woolf (dir.), Women and the Roman City in the Latin
West (suppl. Mnemosyne 360), Leyde, Brill, 2013, p. 129-146 ; D. Sterbenc Erker, Religiöse Rollen
römischer Frauen in „griechischen“ Ritualen, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2013.
2. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « La place des femmes dans la religion romaine », art. cité, p. 218.

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Au-delà de cette définition générale qui porte à la fois sur la conception


et l’organisation de la religion romaine ainsi que sur son exercice à Rome
où se concentrent les prêtrises majeures et les grandes cérémonies officielles
comme celles des Jeux séculaires ou de Bona Dea, il peut être intéressant de
s’interroger sur les pratiques cultuelles concrètes documentées par l’épigra-
phie, et leur répartition genrée. L’examen de quelques situations particu-
lières permettra d’estimer quelle est la part des femmes dans les dévotions
exprimées, en se focalisant sur les provinces gallo-germaniques 3.
Au départ des liturgies matronales, spécifiquement féminines par nature,
décrites par les sources anciennes pour la ville de Rome, qui invitent à
une réflexion de méthode, l’attention se portera d’abord sur deux divini-
tés d’origine étrangère entrées dans le culte public : Mater Magna et Isis,
qui seraient d’après les Anciens spécialement célébrées par les femmes.
Une troisième partie sera consacrée au culte impérial et à ses flaminiques.
Enfin la documentation épigraphique des régions concernées sera examinée
pour apprécier, dans un certain nombre de cas (divinités précises ou lieux
de culte), la répartition religieuse des dédicaces féminines.
La conclusion tentera de percevoir si les définitions globales de la place
religieuse des femmes se confirment, si certaines pratiques sont spécifique-
ment féminines et/ou si le concept de complémentarité se révèle pertinent
aussi dans l’espace provincial.

Les liturgies matronales


Les grandes fêtes et les rituels parfois spectaculaires qui émaillent l’année
des matrones romaines constituent l’expression la plus spécifique des pratiques
religieuses féminines au sein du culte public. Citons, dans l’ordre chronolo-
gique, les Carmentalia des 11 et 15 janvier, les Matronalia des calendes de
mars, la fête de Vénus Verticordia et de la Fortune virile aux calendes d’avril,
les Matralia du 11 juin et, en juillet, la fête de Fortuna Muliebris, la veille des
Nones Caprotines. Les Fastes d’Ovide représentent une source essentielle dans
une documentation presque exclusivement littéraire, aux côtés de Varron, par
exemple, de Tite-Live ou de Plutarque. Les seules mentions épigraphiques
conservées figurent dans des calendriers 4. Méthodologiquement ces liturgies
posent une question importante : nous ne connaissons de ces rituels et de
leur caractère majeur aucune attestation ponctuelle et personnelle, aucune
dédicace épigraphique. Ils ne relèvent que de la description qu’en ont laissée
les auteurs anciens grâce auxquels nous pouvons suivre les gestes et les récits
étiologiques. Ces célébrations ont été abondamment commentées 5 et leur
3. Un aperçu de la problématique pour les Gaules dans B. Rémy et N. Mathieu, Les femmes en Gaule
romaine, Paris, Actes Sud, 2009, p. 144-155.
4. Par exemple les Fastes d’Antium (I.It. XIII, 2, 1 ; ILRRP 9) ou de Préneste (I.It. XIII, 2, 17).
5. N.  Boëls-Janssen, La vie religieuse des matrones dans la Rome archaïque, Rome, École française
de Rome, 1993, p. 283-415 ; J. Scheid, « D’indispensables “étrangères” », art. cité, p. 414-418 ;
D. Sterbenc Erker, Religiöse Rollen…, op. cit., p. 37-41.

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interprétation est claire : elles sont indispensables à la propagation de


l’espèce et au développement du peuple romain ; les femmes y accomplis-
saient des rites qui les concernaient directement puisqu’il y est question
de fécondité et de sexualité. Junon et Vénus y étaient très présentes. Si
ce catalogue de cérémonies publiques des matrones est indicateur d’une
place significative de la femme dans la religion romaine, il informe peu de
la répartition des sexes dans les pratiques. Nous n’y trouvons aucune clef
d’explicitation des rôles respectifs en fonction du genre dans la religion
publique puisque, sauf aux Carmentalia, rien n’est dit d’une éventuelle
participation masculine.
Pour en revenir à la question de la documentation, seule la ville de Rome
est, dans les sources, explicitement concernée par ces pratiques. Le caractère
générique des informations ne permet avec certitude aucun élargissement à
l’Italie et aux provinces. On suppose traditionnellement 6 que les matrones
de l’Empire accomplissaient les mêmes gestes aux mêmes dates que leurs
consoeurs de l’Vrbs – notamment dans les colonies où la religion participait
clairement au phénomène d’imitatio Romae 7 – mais l’information précise
fait défaut. Aucune inscription religieuse datée 8 retrouvée dans l’Empire
ne peut être mise en relation avec le calendrier des liturgies matronales,
et très peu de dédicaces 9 sont adressées par des femmes aux divinités au
centre de ces cérémonies. Il faut en tirer une importante remarque de
méthode : des pans entiers et majeurs de la pratique religieuse romaine
nous échappent dans leurs aspects personnalisés. L’épigraphie apporte des
données sur certains rites seulement, en particulier liés au vœu. L’ampleur
des fêtes et la qualité des gestes et des prières qui n’étaient pas sanctionnées
par une épigraphe ne sont pas accessibles, surtout dans les provinces qui
ne bénéficient pas de descriptions littéraires. La documentation archéo-
logique, iconographique notamment, indique que des scènes religieuses
privées s’échelonnaient sur l’année et que des rituels simples et courants
constituaient la majeure partie des dévotions quotidiennes, notamment
dans le culte domestique 10 (rappelons les devoirs de la uilica des grands
domaines 11) mais aussi dans les chapelles routières ou les sanctuaires.
Songeons à la iactatio stipis, aux libations et sacrifices végétaux, aux offrandes
6. Par exemple B. Rémy et N. Mathieu, Les femmes…, op. cit., p. 145.
7. Voir A.  Bertrand, « Y a-t-il un paysage religieux colonial ? Entre prescription, mimétisme et
adaptation : les mécanismes de l’imitatio Romae », Revue de l’histoire des religions, 227/4, 2010,
p. 591-608.
8. Voir P. Herz, Untersuchungen zum Festkalender der römischen Kaiserzeit nach datierten Weih- und
Ehreninschriften, Mayence, 1975.
9. Une seule inscription à Vénus en Germanie inférieure (AE 1994, 1283 dans un sanctuaire d’Hercule),
deux en Narbonnaise à Arles sans doute liées au même lieu de culte (CAG 13, 5, p. 448 nos 2
et 3). Fortuna est à peine mieux lotie (cf. W. Spickermann, „Mulieres ex voto“. Untersuchungen zur
Götterverehrung von Frauen im römischen Gallien, Germanien und Rätien, Bochum, Universitätsverlag
Dr. N. Brockmeyer, 1994, p. 50, 254, 312, 392). Pour Junon et Diane, voir infra.
10. J. Scheid, « D’indispensables “étrangères” », art. cité, p. 433-434.
11. Caton, De l’agriculture, 143, 1.

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modestes de terres cuites ou d’objets votifs 12. Nous retiendrons un seul


exemple : une mosaïque de St-Romain-en-Gal (fig. 1), montrant un couple
faisant des prières et des libations sur un autel au pied d’un monument sans
doute de Jupiter 13. Seules des manifestations importantes, des circonstances
par­ticulières requéraient le vœu et sa solution épigraphique. Dès lors, il n’est
pas possible de mesurer l’importance réelle des comportements religieux sur
la seule base des inscriptions. D’autant moins que les textes sont standar-
disés, concis et rarement descriptifs. Il est donc de bonne prudence de
tempérer ses affirmations d’un doute raisonnable lorsqu’on s’appuie sur
des silences ou des absences. Peut-être ne sont-ils, comme dans le cas des
liturgies matronales, que des conséquences de pratiques collectives – ou
individuelles – qui ne s’accompagnent pas de marqueurs concrets, ponctuels
et personnels.

Fig. 1. – Mosaïque de Saint-Romain-en-Gal (Vienne). J. Lancha, Recueil, III, 2, no 368.


Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, dépôt du musée du Louvre.

12. V.  Rey-Vodoz, « Offrandes et rituels votifs dans les sanctuaires de Gaule romaine », in M. Dondin-
Payre et M.-T. Raepsaet-Charlier (dir.), Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans
l’Occident romain, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2006, p. 219-258.
13. J. Lancha, Recueil général des mosaïques de la Gaule, III, 2, Vienne, Paris, CNRS, 1981, no 368,
p. 215, pl. CXVIa.

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Sacra peregrina
Mater Magna
Juvénal 14, Ovide et d’autres écrivains romains mettent en relation
directe les femmes et les religions « étrangères ». Intéressons-nous tout
d’abord à Mater Magna dont le culte 15 comportait, aux côtés des équiva-
lents masculins, prêtresses, assistantes et dévotes. La divinité, introduite
à Rome en 204 av. notre ère et dont les fêtes « romaines » se situaient en
avril, fut officialisée aussi dans ses fêtes « phrygiennes » de mars dès le règne
de Claude qui pourrait avoir également instauré le taurobole et l’archigal-
lat 16. Colonies et municipes de l’Italie d’abord, des provinces occidentales
ensuite, introduiront Mater Magna dans leur panthéon officiel, en tant que
culte romain, tel qu’il était pratiqué à Rome. Ainsi il est intéressant de savoir
qu’à Rome les femmes assistent 17 aux ludi Megalenses ainsi qu’aux banquets
qui accompagnent les rites et les fêtes. En province, c’est surtout aux iie et
iiie siècles que la documentation est riche, avec des foyers épigraphiquement
importants à Lyon, Lectoure, Narbonne, Die. À côté de simples autels votifs
qui peuvent être élevés pro salute sua et suorum (N-L 156), les célébrations
consistent principalement en tauroboles où officient des prêtresses 18 à côté
des prêtres, prêtresses qui pouvaient être réparties selon une hiérarchie.
Dans les colonies romaines au moins, ces prêtres et prêtresses étaient très
vraisemblablement publics. Les fonctions de la prêtresse ne sont pas bien
connues : on relève cependant qu’elle pouvait assister ou organiser le rite
du taurobole, en compagnie de prêtres masculins ou seule. Les prêtresses
participaient également aux processions, à la lauatio de la déesse, aux quêtes.
Une base de statue de Worms en Germanie supérieure (N 78) est offerte à
Virtus Bellone (déesse 19 pedisequa de Mater Magna) par la probable épouse
d’un prêtre, ce qui pourrait montrer un intérêt du couple dans la pratique

14. Juvénal, Satires, 6, 511-541.


15. Voir F.  Van Haeperen, « Les acteurs du culte de Magna Mater à Rome et dans les provinces occidentales
de l’Empire », in S. Benoist et al. (dir.), Figures d’empire, fragments de mémoire, Villeneuve-d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 467-484 ; F. Van Haeperen, « Les prêtresses de Mater
Magna dans le monde romain occidental », in G. Urso (dir.), Sacerdos. Figure del sacro nella società
romana, Pise, Edizioni ETS, 2012, p. 299-321 ; F. Van Haeperen, « Prêtre(sse)s, tauroboles et mystères
phrygiens », in S. Estienne, V. Huet et F. Lissarague (dir.), Figures de dieux. Construire le divin en
images, Rennes, PUR, 2015, p. 99-118 ; F. Van Haeperen, Étrangère et ancestrale, la Mère des dieux
dans le monde romain, Paris, Le Cerf, 2019 ; L. Dubosson-Sbriglione, Le culte de la Mère des dieux
dans l’Empire romain, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2018 ; W. Spickermann, « Women and the Cult
of Magna Mater in the Western Provinces », in E. Hemelrijk et G. Woolf (dir.), Women, op. cit.,
p. 147-168 ; cf. D. Sterbenc Erker, Religiöse Rollen, op. cit., p. 245-271.
16. F. Van Haeperen, « Les acteurs… », art. cité.
17. D. Sterbenc Erker, Religiöse Rollen, op. cit., p. 251 ; L. Dubosson-Sbriglione, Le culte de la
Mère des dieux, op. cit., p. 76-84.
18. F. Van Haeperen, « Les prêtresses… », art. cité, avec une liste.
19. Cf. F. Van Haeperen, Étrangère et ancestrale, op. cit., p. 156, 159, 163.

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du culte, à moins qu’elle ne soit elle-même prêtresse 20. Sur le plan sociolo-


gique, ces prêtresses n’appartenaient généralement pas à l’élite. Souvent il
s’agit d’affranchies mais, même ingénues, elles ne bénéficient que rarement
d’honneurs comme d’autres prêtresses locales. Mais on peut évoquer la
possibilité de participer à une vie publique valorisante pour expliquer le
succès de Mater Magna et de ses prêtrises pour des femmes plus modestes
que celles qui avaient accès au flaminicat. Reste la définition des dévotes qui
offraient les sacrifices et de leurs motivations. Faut-il évoquer ici la question
non résolue de l’initiation ? Certains chercheurs 21 pensent que le taurobole
se déroulait en deux temps : une partie publique, qui pouvait être exécu-
tée par la cité elle-même, au bénéfice de l’empereur, parfois même avec la
participation d’un flamine provincial 22, suivie d’une partie privée réservée
à un petit nombre de dévots. Il n’y a pas d’unanimité sur cette interpréta-
tion mais l’association à des mystères et l’attrait d’une initiation pourraient
avoir contribué au succès du culte et de la cérémonie. Deux autres fonctions
féminines accompagnaient les rites : la cernophore 23 et les musiciennes 24.
Le culte impliquait donc, à plusieurs niveaux, une participation féminine.
Un dossier mérite qu’on l’examine plus en détail, celui de Lectoure.
Globalement, la province d’Aquitaine est très riche en documenta-
tion métroaque et la place des femmes y est exceptionnellement élevée.
À Lectoure 25 deux catégories de tauroboles ont été célébrées. Un ensemble
(ILA Lectoure 7 et 16) de cérémonies publiques, officielles, aux frais de la res
publica qui est l’organisatrice explicite des rites, fonctionne en parallèle, et
parfois même à la même date, que des cérémonies privées organisées hostis
suis. Parmi les rares tauroboles masculins, deux (ILA Lectoure 13 et 14) sont
célébrés publice, c’est-à-dire aux frais et au nom de la cité, ce qui n’est jamais
le cas des tauroboles féminins, privés. Les femmes ne sont pas « capables »
de pratiquer une célébration au nom de la cité puisqu’elles ne peuvent
agir au nom d’autrui 26. Les dédicantes, des citoyennes romaines 27 ou des
20. Interprétation de W. Spickermann, « Priesterinnen im Römischen Gallien, Germanien und den
Alpenprovinzen », Historia, 43, 1994, p. 235-236.
21. La question de l’interprétation mystérique du culte pose problème ; sa relation avec le taurobole
n’en est qu’un des aspects. Voir F. Van Haeperen, « Prêtre(sse)s, tauroboles et mystères phrygiens »,
art. cité, p. 107-112 ; F. Van Haeperen, Étrangère et ancestrale…, op. cit., p. 99-147, avec la
bibliographie ; cf. aussi W. Spickermann, « “Initiation” in the Western Provinces of the Roman
Empire », in E. Rebillard et J. Rüpke (dir.), Group Identity and Religious Individuality in Late
Antiquity, Washington, The Catholic University of America Press, 2015, p. 216-230.
22. CIL XII, 4323 à Narbonne.
23. L. Dubosson-Sbriglione, Le culte de la Mère des dieux, op. cit., p. 202-205 (cf. CIL II, 179).
24. F. Van Haeperen, « Les acteurs… », art. cité, p. 475 ; L. Dubosson-Sbriglione, Le culte de la
Mère des dieux, op. cit., p. 196-200. Voir A. Vincent, Jouer pour la cité, Rome, École française de
Rome, 2016, p. 226-230.
25. L. Dubosson-Sbriglione, Le culte de la Mère des dieux, op. cit., no  57-78 ; ILA Lectoure 3-24.
26. Ulpien, Digeste, 50, 17, 2, pr. Cf. sur ce point, qui a des implications religieuses à plusieurs niveaux,
Y. Thomas, « La division des sexes en droit romain », in P. Schmitt Pantel et al. (dir.), Histoire
des femmes, op. cit., p. 154-156.
27. ILA Lectoure 4, 5, 15, 18, 20, 21, 22, 23, 24 ; certaines pourraient être des affranchies : 3, 6 (?),
8, 19.

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pérégrines 28, sont assurément des femmes riches pour pouvoir assumer les
frais d’une telle cérémonie qui devait comporter aussi un banquet. Aucune
prêtresse n’est mentionnée 29, tous les rites sont assurés par des acteurs mascu-
lins. Deux phases d’activité apparaissent, fruit du hasard ou évolution dans
les pratiques ? Une première série d’autels date de 176, une seconde de 241.
Dans le premier ensemble aucun dédicant masculin n’est attesté et les
pratiques semblent concentrées dans les mains d’affranchi(e)s. Au iiie siècle,
le milieu social est plus varié et plusieurs autels sont élevés pro salute de
l’empereur et/ou de la famille impériale ce qui montre l’implication publique
du culte, même dans ses manifestations privées.
Un autel de Lectoure, un autre d’Alzey font problème quant à leur
interprétation 30. Selon Wolfgang Spickermann, la dédicante y recevrait
les uires d’un galle émasculé 31. Cette traduction directe est peu probable.
Comme le suggère Françoise Van Haeperen 32, il doit s’agir plutôt de la
réception, des mains d’un des assistants, des uires du taureau comme dans le
cas des autels masculins (ILA Lectoure 13 et 14) ou d’un autre autel féminin
(ILA Lectoure 15) dont la date coïncide avec les fêtes, par ailleurs bien
connues, de mars. Peut-être la dédicante faisait-elle elle-même partie du
« clergé » de Mater Magna, en tant que cernophore, chargée de réceptionner
les uires du taureau dans un récipient approprié, avant leur enfouissement.
La situation à Lectoure est exceptionnelle. La participation féminine au
culte métroaque y domine la documentation. Peut-on en déduire que ce sont
des femmes qui ont introduit 33 la divinité dans la cité ? Cela semble difficile
à admettre même si le premier taurobole a été féminin (ILA Lectoure 3).
La situation inférieure de la femme dans le droit, la vie publique et la société
paraissent exclure la possibilité d’une telle initiative pour une divinité du
culte public. Il reste que le nombre d’autels découverts indique une impor-
tante activité métroaque féminine dans la cité de Lectoure.
Deux autres villes, dans les Germanies, méritent notre intérêt. À Mayence
(Germanie Supérieure) et à Aix-la-Chapelle (Germanie Inférieure) deux
sanctuaires jumelés 34 de Mater Magna et d’Isis sont attestés. Élevé sous

28. ILA Lectoure 9, 10 (un couple), 11, 12 (malgré la notice des ILA).
29. À la différence de Lyon, par exemple (CIL XIII, 1754) ou de Bénévent. Sur ce site où l’importance
des femmes dans le culte est significative, on verra G. Guadagno, « Il ruolo della donna nel culto
della Magna Mater: la documentazione epigrafica di Benevento », in A. Buonopane et F. Cenerini
(dir.), Donne e vita cittadina nella documentazione epigrafica, Faenza, Lega, 2005, p. 183-197.
30. ILA Lectoure 15 (en 239) ; cf. AE 2007, 1047 (en 237, Alzey). La proximité des dates a peut-être
une signification.
31. W. Spickermann, « Women and the Cult… », art. cité, p. 157-160 ; W. Spickermann,
« Initiation… », art. cité, p. 227-230.
32. F. Van Haeperen, Étrangère et ancestrale…, op. cit., p. 31-33.
33. W. Spickermann, « Women and the Cult… », art. cité, p. 156.
34. Pour une interprétation politique de ces temples, voir L. Bricault, « Mater Deum et Isis », Pallas,
84, 2010, p. 265-284 ; L. Bricault, « Les prêtres isiaques du monde romain », in V. Gasparini et
R. Veymiers (dir.), Individuals and Materials in the Greco-Roman Cults of Isis, Leyde, Brill, 2018,
p. 186-189.

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Vespasien 35 (AE 2004, 1014), qui officialisa le culte d’Isis, le double lieu
de culte de Mayence fut dédicacé à nouveau sans doute sous Domitien.
Ses inscriptions (AE 2004, 1015 et 1016) impliquent directement l’empe-
reur, le sénat et l’armée ce qui désigne un culte public. Elles sont élevées
par Claudia Icmas, affranchie de Néron, avec un esclave impérial, sur quels
fonds ? L’inscription d’Aix (AE 2006, 864 = 2007, 1018) associe, elle, au
double temple 36 les Numina impériaux et l’honneur de la maison divine :
c’est à nouveau une femme qui fait la dédicace, Iulia Tiberina, épouse d’un
centurion, ex uoto et de suo.
D’autres sites 37 des Trois Gaules et de Narbonnaise, sans oublier Lyon,
ont conservé des témoins explicites des pratiques métroaques, des tauroboles
souvent dédiés par des femmes. Aussi en Germanie supérieure, le nombre
de traces semble limité mais elles représentent souvent un foyer significa-
tif : temples de Castellum Mattiacorum (CIL XIII, 7281 desservi par des
­hastiferi), de Mayence, de Bad Cannstatt (CIL XIII, 6433), de la Saalburg
(CIL XIII, 7458), prêtre(sse) de Worms, cymbale de Grozon (CIL XIII,
5358 qui implique un musicien donc un culte chez les Séquanes), taurobole
d’Alzey (lié à Trèves selon des modalités peu claires : AE 2007, 990).
Se pose la question de base : pourquoi Mater Magna connaît-elle
un tel succès féminin ? La déesse n’a pas de connotation spécifiquement
féminine 38 ; certes elle est protectrice de la castitas comme l’illustre l’épi-
sode de Claudia lors de son arrivée à Rome. Mais la « Mère des dieux » n’a
pas de fonction maternelle et n’a pas de lien avec la fertilité des femmes 39.
Il n’est donc pas évident de proposer une explication, si ce n’est peut-
être les possibilités de participation active aux rites et de fonctions de type
sacerdotal qu’elle permet. Sous l’Empire, « le culte métroaque devint une
expression supplémentaire du polythéisme urbain d’époque impériale,
un culte intégrateur offrant la possibilité à certains (affranchis, esclaves,
[-] femmes) d’exprimer par ce biais leur appartenance à la communauté
civique romaine 40 ».
Il sera intéressant de comparer la situation avec celle d’Isis, puis des
autres divinités du polythéisme.

35. J. Scheid, « Le statut du culte d’Isis à Rome sous le Haut-Empire », in C. Bonnet et al. (dir.),
Les religions orientales dans le monde grec et romain : cent ans après Cumont, Rome, Institut historique
belge, 2009, p. 173-186 ; sur les liens des Flaviens avec Isis, voir F. Colin, « L’Isis “dynastique” et
la Mère des Dieux phrygienne », ZPE, 102, 1994, p. 265-284.
36. Sur la date, voir R. Wiegels, « Die Aachener Weihung des Tiberina an die Mater Deum und Isis »,
Bonner Jahrbuch, 217, 2017, p. 113-122 ; on s’interroge sur l’ampleur du monument qui pourrait
n’être qu’une simple chapelle davantage dans les moyens d’une femme (?).
37. Cf. W.  Van Andringa, La religion en Gaule romaine, Paris, Acte Sud, 20172, p. 211-213.
38. F. Van Haeperen, Étrangère et ancestrale…, op. cit., p. 70-75.
39. Ibid., p. 97.
40. L.  Bricault, « Les “religions orientales” dans les provinces occidentales sous le Principat », in
Y. Le Bohec (dir.), Rome et les provinces de l’Occident, Nantes, Éditions du Temps, 2009, p. 140-141.

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Isis

Prenons ensuite le cas du culte isiaque. Il a longtemps été pensé qu’Isis


était une divinité spécifique des femmes, en particulier d’après la thèse
de Sharon K. Heyob 41. L’auteure 42 s’appuyait principalement sur une
conception d’Isis, déesse et mère, qui devait correspondre aux attentes et
espoirs féminins. Retenons d’emblée que cet aspect du culte, même s’il
convient de ne pas le surestimer, demeure un élément incontestable de
son succès. Une prosopographie générale des dévots d’Isis, due à Fabio
Mora 43, a montré que certes les femmes représentent un ensemble de
dévotes non négligeable mais que le culte était loin d’être célébré princi-
palement par des femmes, sauf dans certains foyers bien délimités.
Ludivine Beaurin 44 a repris récemment le dossier considéré dans l’espace
de l’Occident romain. La proportion d’adeptes féminines tourne objecti-
vement entre 16 % dans les régions danubiennes et 37 % dans le sud de
l’Italie. Même dans les zones peu documentées, la courbe des hommes
suit celle des femmes qui ne sont jamais majoritaires. Par ailleurs le profil
sociologique des isiaques est très hétérogène. On y trouve des femmes de
l’élite locale 45, des femmes apparemment plus modestes et des affranchies.
Les prêtresses qui sont nommément connues 46 pouvaient aussi cumuler
d’autres fonctions sacerdotales, dans le culte impérial ou auprès de Mater
Magna. Ainsi Cantria Longina 47 à Aeclanum, fille d’un magistrat munici-
pal, dans un milieu en ascension sociale vers l’ordre équestre et l’ordre
sénatorial, était prêtresse d’Isis, prêtresse de Mater Magna et flaminique
de Iulia Pia Augusta. Elle reçut une dédicace honorifique officielle car elle
avait offert une importante somme d’argent à sa ville à l’occasion de son
sacerdoce. Sans doute les prêtresses d’Isis devaient accomplir des fonctions
subalternes en relation avec leur incapacité sacrificielle mais on ne les
connaît pas avec précision. Ce sont bien les hommes qui accomplissaient
les tâches les plus importantes et qui dominaient le « clergé ». Les femmes
participaient aux processions comme celle du Nauigium Isidis à Corinthe
décrite par Apulée 48 : elles y portaient des objets liturgiques, des sistres,

41. S. K. Heyob, The Cult of Isis among Women in the Graeco-Roman World, Leyde, Brill, 1975,
p. 81-110.
42. Ibid., p. 53-80 ; cf. F. Mora, Prosopografia Isiaca, Leyde, Brill, 1990, II, p. 1-7.
43. F. Mora, Prosopografia, II, op. cit., en particulier p. 25-27, 113-115, 146-147.
44. L.  Beaurin, « Le culte d’Isis dans l’Occident romain : un culte de femmes ? », in B. Amiri (dir.),
Religion sous contrôle. Pratiques et expériences religieuses de la marge ?, Besançon, Presses universitaires
de Franche-Comté, 2016, p. 117-140.
45. Par exemple Servilia Varia : cf. G. Guadagno, « Il ruolo della donna… », art. cité, p. 196.
46. L. Bricault, « Les prêtres isiaques… », art. cité, p. 162, 175-186.
47. CIL IX, 1153 ; A. Alvarez Melero, Matronae equestres. La parenté féminine des chevaliers romains
originaires des provinces occidentales sous le Haut-Empire romain, Bruxelles/Rome, Institut historique
belge de Rome, 2018, p. 285, no 179 ; 168-169, 171-172 ; F. Colin, « L’Isis “dynastique” », art.
cité, p. 290-291.
48. Apulée, Métamorphoses, 11, 9.

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des candélabres. Les fêtes étaient accompagnées de musique, de chants 49 et


de danses auxquelles elles devaient assurément prendre part. Elles devaient
aussi orner et soigner la statue de culte comme en témoigne une ornatrix
attachée au temple de Nîmes (CIL XII, 3061). Une part importante de la
pratique religieuse dans le culte d’Isis serait l’initiation qui aurait été ouverte
aux femmes comme aux hommes. D’après Ludivine Beaurin 50, l’initiation
permettrait « de tisser un lien particulier avec Isis à travers une cérémonie
nocturne secrète » et offrirait « un statut religieux particulier jouant un
rôle dans la mobilité sociale qui est encouragée par la culture romaine ».
Parmi les obligations cultuelles, il faut citer les jours d’Isis, forme de purifi-
cation caractérisée par une abstinence sexuelle 51 et peut-être alimentaire
qui précède les fêtes d’importance. La participation au culte d’Isis pouvait
aussi prendre la forme d’une adhésion à un des multiples collèges isiaques 52,
mixtes, que l’on rencontre à Rome et en Italie.
L’importance du culte féminin à Isis doit être relativisée et examinée
par province. Ainsi en Gaule et en Germanie, il est relativement peu repré-
senté 53. En Narbonnaise, on trouve un culte essentiellement urbain et
peu féminin, particulièrement à Nîmes. Plus au nord, il faut se rendre à
Cologne pour trouver un foyer où l’on rencontre hommes et femmes, y
compris dans le milieu indigène 54. Mais l’épigraphie peut être trompeuse
puisque nous avons déjà signalé un temple, conjoint avec Mater Magna,
à Aix-la-Chapelle. Quoiqu’on trouve un temple à Baden élevé par un
couple (CIL XIII, 5233), la déesse était assez peu représentée en Germanie
supérieure 55 avant la découverte du sanctuaire de Mayence ; là on apprend
la présence (AE 2004, 1020-1022) d’une association de pausarii. À Arles,
l’association des pastophores avait des places réservées à l’amphithéâtre
(CIL XII, 714) et un collège de pausarii est également attesté (CIL XII,
734). Le culte avait donc sans doute plus d’adeptes que la documentation
primaire le donne à penser mais il semble, globalement, que le culte isiaque

49. Cf. Tibulle, 1, 3, 27-32.


50. L. Beaurin, « Le culte d’Isis dans l’Occident romain », art. cité, p. 128.
51. Cf. Properce, 2, 33 ; Ovide, Amours, I-1, 8, 73-74 ; 3, 9, 34-35.
52. L. Bricault, « Associations isiaques d’Occident », in A. Mastrocinque et C. Giuffrè Scibona
(dir.), Demeter, Isis, Vesta and Cybele. Studies in Greek and Roman Religion in Honour of Giulia
Sfameni Gasparro, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2012, p. 91-104. Les collèges autour de
Mater Magna étaient masculins mais pouvaient attirer des évergésies féminines : L. Dubosson-
Sbriglione, Le culte de la Mère des dieux…, op. cit., p. 216-297.
53. W. Spickermann, „Mulieres ex voto“…, op. cit., p. 392 et 395 ; L. Bricault, « Les “religions
orientales” dans les provinces occidentales », art. cité, p. 145-149. Se pose pour Isis la question de
la valeur des indices : seuls sont, à notre sens, véritablement les témoins d’un culte organisé, les
inscriptions, statues, prêtres et temples, voire certains objets spécifiques comme le sistre. Une collecte
plus large des isiaca notamment dans L. Bricault, Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris,
de Boccard, 2001 (voir également L. Bricault [dir.], Isis en Occident, Leyde, Brill, 2004).
54. Par exemple AE 1990, 729 et 730 ; voir L. Bricault, Atlas…, op. cit., p. 114 ; W. Spickermann,
« “Initiation”… », art. cité, p. 234-235.
55. L. Bricault, Atlas…, op. cit., p. 115-117.

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était moins implanté dans les provinces gallo-germaniques que celui de


Mater Magna 56 et que, mis à part les exemples des deux cas de temples
conjoints, hormis l’attachement des Flaviens, Isis n’y était que rarement
associée au loyalisme impérial.
Ludivine Beaurin 57 estime que l’appartenance au culte d’Isis apportait
aux femmes des possibilités de visibilité supérieures aux autres formes de la
religion. Sans doute est-ce vrai pour les simples dévotes et les initiées qui
pouvaient participer à des cérémonies et des processions, s’intégrer à une
association, offrir des dons, s’habiller différemment, ce qui enrichissait leur
expérience religieuse et leur vie sociale. La situation des prêtresses des autres
cultes, notamment les flaminiques, montre que, dans toutes les facettes
de la religion y compris du culte public, la pratique des rites et l’exercice
des sacerdoces apportaient aux femmes du monde romain une possibilité
d’accomplissement et d’honneur supérieure à la vie profane.

Culte impérial. Les flaminiques


En ce qui concerne les flaminiques du culte des impératrices, les travaux
d’Emily Hemelrijk 58 ont montré le caractère éminemment positif de l’exer-
cice de ces prêtrises, tant au niveau local qu’au niveau provincial, tant au
milieu d’origine qu’à la promotion sociale. Dans les régions occidentales,
cette prêtrise a signifié pour les femmes qui l’ont accomplie émancipa-
tion personnelle, reconnaissance publique, honneurs, mais aussi capacité
d’action, évergétique notamment. Le cas de Cantria Longina qui a cumulé
trois fonctions sacerdotales est très particulier : son hommage public à
la suite de son évergésie découle davantage de sa situation dans l’élite
­d’Aeclanum et de son poste de flaminique que des autres prêtrises dont on
sait qu’elles étaient généralement exercées par des personnes de moindre
rang. Ce type d’associations du flaminicat à des divinités diverses était raris-
sime mais le cumul des postes existait au sein du culte impérial comme
l’atteste le cas d’une prêtresse italienne (CIL V, 7617) qui fut s­acerdos
Diuae Plotinae à Pollentia, sacerdos Diuae Faustinae à Turin, sacerdos Diuae
Faustinae maioris à Concordia.
Ce qui est intéressant pour notre propos c’est l’existence même de ces
sacerdoces créés sur le modèle de la prêtrise de Livie 59 au service d’Auguste
décédé et la participation importante des femmes de tout l’empire à une
des pratiques officielles significatives du culte public, les célébrations en

56. F. Mora, Prosopografia, II, op. cit., p. 26-27.


57. L. Beaurin, « Le culte d’Isis dans l’Occident romain », art. cité, p. 137.
58. E. Hemelrijk, « Priestesses of the Imperial Cult in the Latin West », Antiquité Classique, 74, 2005,
p. 137-170 ; 75, 2006, p. 85-117.
59. J.  Scheid, « Les rôles religieux des femmes à Rome. Un complément », in R. Frei-Stolba et al.
(dir.), Les femmes antiques entre sphère privée et sphère publique, Berne, Peter Lang, 2003, p. 148-150.

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l’honneur des empereurs et impératrices divinisés. Il y a donc parallélisme


de participation entre hommes et femmes dans ces pratiques et dans ces
possibilités de mise en évidence personnelle.

Polythéisme romain
Généralités

Estimer la place des femmes dans les pratiques religieuses au départ des
dédicaces épigraphiques constitue une tâche difficile dans la mesure où cela
implique de s’intéresser à l’ensemble de la documentation, tant ­masculine
que féminine. Il convient donc de cibler la recherche sur quelques ensembles
qui serviront de tests.
Plusieurs études offrent un premier regard sur la problématique générale.
L’ouvrage de Wolfgang Spickermann, d’abord, qui en 1994 a examiné les
dédicaces féminines des provinces des Gaules, Germanies et Rhétie montre
que les inscriptions émanant des femmes représentent une faible propor-
tion 60 de l’ensemble de la documentation : de l’ordre de 12 % (auquel on
ajoutera 4 % d’épigraphes émanant de couples). Ce pourcentage même doit
être nuancé car la Narbonnaise procure une somme nettement supérieure
à celle des autres provinces, ce que l’auteur explique par une plus profonde
romanisation 61.
Une deuxième recherche, due à Audrey Ferlut, a porté en 2011 sur
les divinités féminines de Gaule Belgique et Germanies 62. L’intérêt de cet
examen reposait sur une focalisation plus précise sur un groupe de provinces
ayant davantage de points communs dans leur histoire et leur développe-
ment dans la romanité et, en même temps, en ciblant une catégorie de
divinités. Globalement, ses résultats sont très proches de ceux de Wolfgang
Spickermann avec une proportion 63 de dédicaces féminines de l’ordre de
13 %.
Deux travaux de Nicolas Mathieu 64 apportent des informations
complémentaires : un tableau synthétique des dévots de Mercure et un
catalogue des dédicaces féminines de Narbonnaise ; de même l’enquête
60. W. Spickermann, „Mulieres ex voto“…, op. cit., p. 378-386.
61. Ibid., p. 451-456.
62. A.  Ferlut, Le culte des divinités féminines en Gaule Belgique et dans les Germanies sous le Haut-Empire
romain, thèse, Lyon, université Lyon 3, 2011 ; A. Ferlut, « Celtic Goddesses from Gallia Belgica
and the Germaniae », in R. Haeussler et A. King (dir.), Celtic Religions in the Roman Period,
Aberystwyth, Celtic Studies Publications, 2017, p. 364-386.
63. A. Ferlut, Le culte des divinités féminines…, op. cit., p. 320.
64. N.  Mathieu, « Dévots de Mercure en Gaule Lyonnaise, Belgique et dans les Germanies », in
M.-F.  Baslez et F. Prévot (dir.), Prosopographie et histoire religieuse, Paris, de Boccard, 2005,
p. 221-241 et 423-448 ; N. Mathieu, « Des divinités et des femmes. Enquête sur les dédicaces
religieuses (privées) des femmes en Narbonnaise d’après les inscriptions », in C. Chillet,
C. Courrier et L. Passet (dir.), Arcana imperii. Mélanges Yves Roman, Paris, de Boccard, 2015,
p. 369-440.

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d’Isabelle Fauduet 65 sur les dédicaces et divinités des Trois Gaules, avec la


constatation d’une faible attestation féminine sauf dans quelques contextes
particuliers.
D’emblée et quasiment partout la participation des femmes à la pratique
épigraphique religieuse apparaît limitée. Il serait peu pertinent d’en déduire
un moindre intérêt des femmes à la religion, nombre de fêtes et de rituels
féminins ne donnant pas lieu à des dédicaces. En outre, les mentalités
romaines conseillaient aux femmes de ne pas intervenir en public. Or faire
une dédicace, c’est se manifester dans un cadre public, « parler » et agir de
manière autonome, tous aspects qui devaient restreindre, peut-être même
fortement, le désir d’effectuer des rituels visibles de la part des femmes non
dotées de sacerdoces ou autres fonctions cultuelles particulières. Il sera donc
utile de chercher à préciser où et comment cette pratique épigraphique se
manifestait quand même.

Le choix des divinités

Quels dieux pour les femmes ? Après Mater Magna et Isis, pour lesquelles
la proportion d’attestations d’activités féminines est relativement forte,
scrutons quelques ensembles régionaux afin de déterminer si d’autres divini-
tés se détachent et si certains critères se révèlent pertinents.

Gallia Belgica

Un axe de recherche pourrait être les déesses dites « gallo-romaines »,


celles qui présentent des dénominations locales. Audrey Ferlut a relevé
dans la province de Belgique 66 23 divinités qui correspondent à ce critère.
En fait il faudrait nuancer davantage car l’auteure a regroupé sous l’appel-
lation Matres toutes les déesses concernées dont, cependant, l’épiclèse
montre la spécificité. En outre la question des cités et des sanctuaires
n’est pas prise en compte : les listes peuvent donc être trompeuses et faire
apparaître des cultes dominants alors qu’ils relèvent de foyers ; ce sont les
foyers qu’il faudrait répertorier. Si nous détaillons, par exemple, la catégo-
rie Matres, neuf inscriptions dont trois fragmentaires, nous découvrons
plusieurs divinités différentes : les Matronae Cantrusteihiae, attestées chez les
Nerviens (ILB 5), pourraient en réalité être honorées à la frontière de leur
région d’origine, si elles patronnent réellement le pagus Condrustis chez les

65. I. Fauduet, « Divinités honorées dans les sanctuaires des Trois Gaules, témoignages épigraphiques »,
in R. Haeussler (dir.), Romanisation et épigraphie, Montagnac, M. Mergoil, 2008, p. 95-109.
66. A.  Ferlut, « Les déesses gallo-romaines de Gaule Belgique et leurs dédicants », in K. Matijevic
(dir.), Kelto-Römische Gottheiten und ihre Verehrer, Rahden, Verlag Marie Leidorf, 2016, p. 121-157.
La géographie adoptée par l’auteure inclut les Lingons de Germanie supérieure mais exclut la
Zélande de la cité des Ménapiens.

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Tongres en Germanie inférieure ; les Nervinae de Bavay (CIL XIII, 3569)


sont différentes des premières et locales. Les Matrae ou Matres des Lingons
connaissent quatre attestations (CIL XIII, 5671, 5672, 5673, 11577) pour
une probable seule triade (?). Quant aux Matronae célébrées à Trèves par
un soldat détaché d’une légion rhénane (AE 1932, 41), elles désignent très
vraisemblablement les Matrones ubiennes. On voit donc que les analyses
globales, si elles ont un intérêt chiffré en faisant apparaître une proportion
significative, cachent le plus souvent une situation complexe. En outre
aucune de ces attestations ne concerne une dédicante seule.
Quoi qu’il en soit, d’après cette étude, la proportion de femmes 67
impliquées dans ces cultes de déesses est minime : 10 %. Le critère ne
paraît donc pas en soi pertinent. En complément notons que Nehalennia,
protectrice des marins et des négociants qui affrontent la mer du Nord
dans le commerce avec la Bretagne, honorée plus d’une fois ob merces bene
conseruatas, qui a conservé 354 autels (dont quelques-uns anépigraphes) en
deux sanctuaires du pays ménapien, n’attire pas les célébrations féminines :
nous n’en connaissons aucune. Un indice sans doute de l’importance de la
fonction dans le choix des genres.
Si nous nous intéressons aux divinités masculines, on repérera Mercure 68
qui connaît dans la province une proportion de 14 %, soit un intérêt légère-
ment supérieur. Se pose ici la question de la fonction qui lui est reconnue,
nous y reviendrons. La répartition par ciuitas est loin d’être uniforme : mis
à part la Ménapie, ce sont les cités orientales, Trévires, Médiomatriques et
Leuques qui concentrent les pratiques.

Germanie inférieure

La province de Germanie inférieure a livré un nombre important de


monuments aux Mères et Matrones, y compris des dédicaces féminines 69.
Toutefois l’abondance des témoignages n’est que le reflet d’une richesse
documentaire exceptionnelle : on compte pour les Matrones plus de
850 dédicaces dont seulement une cinquantaine offerte par des femmes.
Il faut savoir que la fonction de ces Matrones n’est pas en rapport direct
avec les spécificités maternelles et féminines. Les Matrones ubiennes de
Cologne sont des divinités protectrices du clan héritées de la période
préromaine, devenues au fil du temps les protectrices de la ciuitas, puis
de la colonie, des divinités foncièrement civiques 70. Certes cette fonction

67. A. Ferlut, « Les déesses gallo-romaines de Gaule Belgique… », art. cité, p. 127.
68. N. Mathieu, « Dévots de Mercure… », art. cité, p. 225 ; 424.
69. W. Spickermann, „Mulieres ex voto“…, op. cit., p. 326-361.
70. M.-T. Raepsaet-Charlier, « Les Matrones ubiennes et la colonie agrippinienne », in F. Fontana
et E. Murgia (dir.), Sacrum facere, V. Sacra peregrina, La gestione della pluralità religiosa nel mondo
antico, Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2019, p. 167-191.

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concerne aussi les femmes mais, on le constate, ce ne sont pas ces positions
et protections publiques qui retiennent la piété féminine, peut-être parce
que ces fonctions étaient jugées viriles par nature malgré leur affectation à
des déesses.
Il faut toutefois se garder d’un avis trop rapide, fondé sur la seule épigra-
phie. En effet, l’étude de Peter Noelke 71 sur les représentations de sacrifices
sur les monuments religieux de la province montre un autel des Matrones
Aufaniennes (N 173) dédié par un homme, T. Iulius Titianus. Sur les faces
latérales, deux femmes sont représentées. Une jeune fille et une matrone
portant la coiffe ubienne caractéristique des notables. Incontestablement
deux dévotes associées dans le culte mais non mentionnées sur l’inscription.
Peter Noelke fait en effet remarquer que la tenue de ces femmes se distingue
de celle des « Kultdienerinnen 72 » et que les reliefs figurent sans doute
l’épouse et la fille du dédicant. De telles images sont rares. Elles doivent
cependant être prises en compte pour une perception exacte de la partici-
pation féminine à la dévotion aux Matrones.
Il faudrait aussi élargir l’enquête. Les divinités féminines ne sont pas les
seules à retenir l’attention des femmes. Ainsi, par exemple, le sanctuaire 73
de Bornheim-Sechtem/Hemmerich, sur le territoire de Cologne, a conservé
une série de dédicaces à Mercure 74. La majorité émane de femmes.
On associe habituellement Mercure aux commerçants et aux voyageurs 75.
Pour ces dévotes de Germanie 76, il devait aussi revêtir d’autres fonctions
en rapport avec les spécificités féminines qu’il faut peut-être rechercher
dans les cultes germaniques. Une des inscriptions présente une interpretatio
Mercurius Hranno (forme de Wodan) et les reliefs, une association figurée
avec une divinité féminine, bien qu’aucune dédicace ne soit explicitement
adressée à une parèdre ; les formules comprennent le voeu mais aussi ex uisu
monita, ex imperio, cum suis, des expressions qui sont fréquentes vis-à-vis de
divinités locales. D’après la forme de leurs noms, les dédicantes paraissent
des indigènes romanisées. On notera aussi un relief exceptionnel (fig. 2) qui
montre les deux dédicantes, Iulia Tertia et Iulia Nativa, devant un autel,

71. P. Noelke, « Weihealtäre mit Opferdarstellungen und -bezügen in der Germania inferior und
den übrigen Nordwestprovinzen des Imperium Romanum », Jahrbuch des Römisch-Germanischen
Zentralmuseums Mainz, 58, 2011, p. 467-590 spéc. p. 541, fig. 57 ; 545.
72. Pour celles-ci, voir par exemple ibid., p. 471, fig. 3c.
73. G.  Bauchhenss, « Mercurius in Bornheim », Bonner Jahrbuch, 188, 1988, p. 223-238 ;
W.  Spickermann, Germania inferior, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, p. 84-85, 193 ;
W. Spickermann, „Mulieres ex voto“…, op. cit., p. 316-318.
74. CIL XIII, 8151, 8152, 8154 ; 8234 = IKöln2 171 ; AE 1988, 895 ; 896 ; seul CIL XIII, 8153 est
dédié par un homme.
75. W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine, op. cit., p. 150-153. Pour G. Wissowa, Religion
und Kultus der Römer, Munich, 19122, p. 304-306, Mercure romain est un « Handelsgott » tandis
que Mercure associé à Maia/Rosmerta constitue une « einheimisches Götterpaar » dont il ne détaille
pas les fonctions.
76. Le culte masculin de Mercure est très représenté dans la province. Une seule autre dédicace féminine,
à Cologne, également à une version du dieu interprétée localement, AE 2012, 976.

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faisant une libation (?), en compagnie d’un homme qui assure le service
du sacrifice. L’originalité de l’image et celle du type d’autel sont soulignées
par Brigitte et Hartmut Galsterer dans leur édition, faisant un rappro-
chement avec l’autel dédié à Vagdavercustis 77 par un préfet du prétoire de
Marc Aurèle (CIL XIII, 12057 = IKöln2 207). Cela donne à penser que ce
lieu de culte constituait un site particulier, peut-être même dans le culte
public de la colonie agrippinienne.

Fig. 2. – Dédicace à Mercure de Sechtem CIL XIII, 8234. Römisch-Germanisches Museum


Köln/© Rheinisches Bildarchiv Köln, Anja Wegner.

En ce qui concerne les divinités sans doute poliades des différentes


cités, la participation féminine n’est pas très forte. Nous avons évoqué les
Matrones ubiennes. Hercule (Magusanus) des Bataves connaît une seule
dédicace d’un couple, pro natis, adressé au couple Hercule/Haeva (CIL XIII,
8705) ; Hercule des Tongres reçoit en un seul sanctuaire deux dédicaces de
femmes seules (ILB 25 et 27). Divinités protectrices des pagi, Viradechtis
et Sunuxalis sont également honorées par des femmes : Viradechtis dans un

77. Cette divinité pourrait avoir fait partie du culte public de la colonie de Xanten (W. Spickermann,
Germania inferior, op. cit., p. 48-50 ; 125-127). Elle ne reçoit aucune offrande épigraphique
féminine.

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contexte privé (ILB 51), Sunuxalis notamment dans le uicus de Tolbiacum


où une femme offre un temple (CIL XIII, 7917). Mais les dévots des autres
déesses de ce type 78 sont tous masculins.

Germanie supérieure

Les contextes sociaux et politiques peuvent jouer également un rôle


dans la répartition genrée des dédicaces, aussi avons-nous porté un regard
différent sur la Germanie supérieure en y étudiant les dévots, exclusivement
civils, toutes divinités confondues 79. Étant donné le volume important des
épigraphes militaires, ce procédé a fait augmenter de manière significative
la proportion de dédicaces féminines 80. En les répartissant ensuite par cités,
apparaissent de notables variations : les cités de conquête césarienne et
de plus longue pratique épigraphique civile (Lingons, Séquanes, Equestres,
Helvètes) en comptent 34 %, les cités rhénanes autour de 20 %. Il est donc
probable que l’application de ce type de critère à d’autres régions pourrait
modifier la mesure des dédicaces féminines.
Qu’en est-il des divinités ? La répartition des inscriptions révèle peu
d’éléments d’explicitation des cultes féminins. Le panel de divinités est très
large et rejoint pour l’essentiel celui des dédicaces masculines civiles.
Quelques points émergent cependant. Les dédicaces émanant de
femmes seules sont relativement rares. Un grand nombre de dédicaces
qui impliquent une femme sont effectuées en groupe : avec des uicani, en
couple, ou mère et fils. Par exemple une colonne « à Jupiter » érigée par un
décurion de la cité du Taunus accompagné de son épouse et de ses enfants
(CIL XIII, 7352) 81. Il est significatif de la manière dont se conçoit l’ini-
tiative des offrandes (et dont fonctionnent la répartition et la maîtrise des
richesses) de constater que la plupart des donations et constructions sont
l’oeuvre de couples : citons à Karden une inscription qui mentionne des
portiques (CIL XIII, 7655a), l’évergésie à Beda offerte à la domus diuina,
aux Numina impériaux et au Génie du uicus (N-L 8), un sanctuarium par
une série de donateurs dont une femme à Coblence (AE 2010, 1090),
une aedes à une divinité perdue à Walheim (AE 1987, 783 = 1989, 567) ;
sans oublier les temples conjoints d’Isis et de Mater Magna de Mayence
dédiés par un couple (?) d’affranchie et esclave impériaux, déjà mentionnés.
Un inventaire de ces cas fait apparaître une notable implication des uici ou
des uicani. Mais c’est une femme seule (natione Syria) qui restaure un temple

78. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « Les Matrones ubiennes… », art. cité, p. 185-186.


79. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « Les dévots dans les lieux de culte de Germanie supérieure et la
géographie sacrée de la province », in M. Dondin-Payre et M.-T. Raepsaet-Charlier (dir.),
Sanctuaires…, op. cit., p. 347-435 avec des tableaux récapitulatifs.
80. Ibid., p. 355-356 et carte 4.
81. Autres exemples F 353, F 183, CIL XIII 6724, 6728a.

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et un portique pour le culte de Mercure Cissonius à Besançon (CIL XIII,


5373), tandis que Flavia Pri[-] offre un autel et deux statues à Mercure et
Rosmerta à Andernach (CIL XIII, 7683). Ces derniers exemples ramènent à
Mercure qui reçoit un culte féminin relativement répandu (18 attestations,
mais pour 152 au total), notamment dans des sanctuaires 82 du territoire
des Triboques, de Rheinzabern ou de Niederbronn (p. ex. CIL XIII, 6033,
6044, 6084 ; AE 1997, 1182). Rosmerta ou Maia sont parfois présentes
mais il est généralement seul ; deux fois il porte une épiclèse locale. Mais
globalement Mercure dans ces lieux de culte apparaît bien comme le dieu
romain dans cette région propice au commerce. Autre dieu masculin bien
représenté, Apollon (10 attestations pour 60 dédicaces au total), une seule
fois accompagné de Sirona (CIL XIII, 6272, chez les Vangions). Il apparaît
notamment au sanctuaire d’Essarois où il est Vindonnus associé à des Fontes.
Mars, Hercule, Victoria ne sont pratiquement pas présents. Il faut toutefois
nuancer. Nemetona, parèdre de Mars Loucetius au sanctuaire suburbain de
Mayence (Ober-Olm), reçoit une dédicace d’un couple de Romains, un
légat et son épouse (CIL XIII, 7253) ; rapprochée des deux tablettes de
bronze offertes à Mars Loucetius de Curtilia Prepusa et T. Satrius Censorinus
(CIL XIII, 7241 et 7242), ces témoins montrent une présence féminine
dans ce lieu de culte public. Si l’on cible les divinités féminines, on pense
à Junon, déesse des femmes par excellence : elle n’est jamais honorée seule
dans la province mais partage les honneurs avec Jupiter (très représenté mais
plutôt en couple qu’en triade), en particulier dans la dédicace de colonnes 83
« à Jupiter ». Au total seulement 11 inscriptions concernent des femmes,
surtout en couple. Deux divinités se détachent par leur nombre un peu plus
marquant (6 attestations chacune) : Sequana (honorée aux sources de la
Seine 84, soit plutôt en territoire Éduen, Lyonnaise) et Damona, célébrée avec
Borvo notamment à Bourbonne-les-Bains, aux frontières du pays lingon 85.
Dans les deux cas, la situation topographique du sanctuaire est claire-
ment en rapport avec des sources. La présence des femmes, qui se dénote
aussi par les ex-voto anatomiques 86 trouvés auprès de Sequana, confirme
cet intérêt de la pratique religieuse féminine en relation avec la santé. En
ce qui concerne les divinités locales, Herecura, déesse germanique, qui est
parfois associée à Dis Pater (CIL XIII, 6322) et que l’on considère comme
82. M.-T. Raepsaet-Charlier, « Les dévots dans les lieux de culte… », art. cité, p. 393-394.
83. G. Bauchhenss et P. Noelke, Die Iupitersäulen in den germanischen Provinzen, Cologne/Bonn,
Rheinland-Verlag, 1981.
84. Cf. M.-T. Raepsaet-Charlier, « Alésia et ses dieux », Antiquité classique, 82, 2013, p. 182, 185,
188-190.
85. Cf. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « Les cultes des Lingons », in O. de Cazanove et al. (dir.), Étudier
les lieux de culte en Gaule romaine, Montagnac, M. Mergoil, 2012, p. 45, 49-50, 55-56.
86. S.  Deyts, Un peuple de pèlerins, Dijon, Revue archéologique de l’Est, 1994, p. 16 relève les cas
avec inscription féminine ; d’autres exemples en Gaule dans I. Fauduet, « Divinités celtiques sur
les objets métalliques en Gaule », in R. Haeussler et A. C. King (dir.), Continuity and Innovation
in Religion in the Roman West, I, Porstmouth, Journal of Roman Archaeology, 2007, p. 185-186.

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assimilée à Proserpine 87 (AE 1978, 537), bien implantée dans les Champs
Décumates 88, ne connaît que trois dédicaces féminines sûres (CIL XIII,
6322, 6359, 6348 ?, N-L 160). Viroddis, siue Lucena, doit être une variante
orthographique de Viradechtis, divinité protectrice du pagus Condrustis chez
les Condruses (cité des Tongres). Son identification avec Lucina, épiclèse de
Junon, bien qu’elle apparaisse dans une dédicace masculine, en fait, outre
un numen pagi germanique célébré par des militaires et des marchands
(CIL XIII, 8815 ; RIB 2108), une divinité des femmes et de l’accouche-
ment qui justifie son culte féminin (ILB 51 et CIL XIII, 6486). Quant
aux Suleuiae et Matres, on relèvera leur succès féminin très relatif, avec 4 et
2 occurrences sans foyer précis. Les seules approches du culte impérial se font
par l’intermédiaire de l’honneur à la domus diuina qui est assez fréquent. Par
contre les Numina impériaux ne reçoivent aucune dédicace féminine non
plus que des divinités « Augustes 89 ». La seule dédicace de flaminique 90 est
attestée à Nyon, adressée à Jupiter (CIL XIII, 5002).
Les femmes qui font des dédicaces appartiennent à tous les milieux
sociaux : on trouve des citoyennes, les plus nombreuses, des pérégrines
(p. ex. CIL XIII, 6025), des affranchies (p. ex. F 102), des esclaves (p. ex.
CIL XIII, 11695) et aussi des épouses et filles de décurions (p. ex. CIL XIII,
7352, 6733), voire de sénateurs en poste dans la province (CIL XIII, 7253,
AE 2004, 1018). On ne peut pas associer pérégrines et cultes locaux, l’éven-
tail est bien plus large. Quant au formulaire, il faut constater une parti-
cularité que l’on pourra souligner ailleurs : les dédicaces féminines sont
souvent effectuées au bénéfice d’autres personnes : pro filio, pro filis, pro
salute. Ainsi Antonia Postuma, épouse d’un légat de légion, a offert une
statue à la Diana Mattiaca de Wiesbaden pro salute filiae suae (AE 1966,
263), dans une conception de la divinité qui est plus proche de la Diane des
femmes romaines 91 que de celle de la déesse des confins assimilée à Abnoba,
honorée, elle, par des hommes (CIL XIII, 6283, 6326, 6356, 11746 ;
AE 1984, 701 ; 1995, 1160 ; 1995, 1157). Le même type de formulation
se rencontre aussi pour Hercule, dans sa fonction de protecteur Inuictus,
bien que l’épiclèse ne soit pas mentionnée : il est honoré à Mayence (pro)
filis par Valeria Sperata (6693) et pro se et Ingena (filia ?) par Victoria Martia
(6693a), seules occurrences pour une vingtaine dans la province, à l’exclu-
sion du dieu Saxanus des carrières.

87. Il nous paraît inapproprié de la qualifier de « Muttergottheit », W. Spickermann, Germania superior,
Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, p. 459.
88. Ibid., p. 316, 326, 338, 456, 459, 463, 480.
89. Exception Damona Augusta à Bourbonne, honorée par une mère et son fils (CIL XIII, 5921) ;
on peut supposer que cette plaque de bronze était fixée sur un objet ou un monument dont
l’installation dans l’espace public du « grand sanctuaire » avait requis l’octroi officiel d’un locus.
90. W. Spickermann, « Priesterinnen… », art. cité, p. 220-221, no 53.
91. N. Boëls-Janssen, Vie religieuse, op. cit., p. 417-427. Une prêtresse de Diane à Antibes (ILN 2,
15 ; cf. no 14).

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Narbonnaise

La situation en Narbonnaise 92 fait apparaître plusieurs caractéristiques


générales. La pratique est votive dans une très large majorité : quelques
exemples sont complétés par une motivation spéciale (pro -), moins que
dans d’autres régions, et cinq cas seulement appartiennent au formulaire
du type ex imperio. On notera la relative rareté des offrandes de couples
(onze cas seulement), de même qu’une vénération habituellement réservée
à une divinité unique. La diversité des dédicantes, déjà soulignée ailleurs,
se confirme aussi, mais avec une moindre proportion de pérégrines, ce qui
est logique vu l’évolution institutionnelle des cités de la province. La répar-
tition géographique n’est pas le reflet de la romanisation. Si c’était réelle-
ment le cas, la colonie romaine de Narbonne, la plus ancienne du territoire
gaulois, apporterait un lot important de sources. Ce n’est pas le cas.
Le panthéon qui se dégage est extrêmement varié, qui ne différencie pas
les femmes des hommes. Compte non tenu de Mater Magna et Isis déjà
envisagées, les divinités les plus fréquentes – toutes proportions gardées –
sont à nouveau Mercure du côté masculin, sans parèdre associée, et Jupiter.
Quant à Junon seule, elle ne reçoit que deux dédicaces féminines (CIL
XII, 496 et ILGN 79). Les différences concernent Bona Dea 93 (6), les
Nymphes 94 (7), Minerve 95 (12) qui ne figuraient pas au palmarès des autres
régions envisagées 96 et qui rapprochent la province de modèles italiens. Les
Matres, au total jusqu’à présent peu présentes dans les épigraphes féminines,
reçoivent certes des cultes 97 mais on peut remarquer que la majorité de
leurs dévots sont des hommes. Une série en particulier est intéressante car
les Matres en question, définies comme Baginiennes 98, toutes attestées dans
un site précis des Voconces, constituent un ensemble local qui avait sans
doute fonction de numina pagi, pour le pagus Baginensis. Leur culte mixte
devait être public selon des modalités romaines connues ailleurs.
Les divinités qui se démarquent de manière notable sont les Proxumae/
Proximae propres à la région, qui reçoivent 22 dédicaces, très réparties
dans le territoire (avec des foyers autour de Nîmes et de Vaison), toutes de
femmes seules ; par ailleurs elles sont rarement célébrées par des hommes.
92. A.  Loits, Les dédicaces religieuses féminines dans la province de Gaule Narbonnaise sous le Haut-Empire,
Bruxelles, ULB mémoire inédit, 1999-2000 ; N. Mathieu, « Des divinités et des femmes… », art.
cité.
93. Dont le culte était exclusivement féminin.
94. Une dédicace féminine à Metz (AE 1983, 711) et une à Aix-la-Chapelle (AE 1977, 544).
95. Une dédicace féminine à Cologne (CIL XIII, 8238). Voir W. Van Andringa, La religion en Gaule
romaine, op. cit., p. 154-155, qui souligne la variété des fonctions et la multiplicité des compétences,
avec peut-être aussi des éléments locaux.
96. W.  Spickermann, „Mulieres ex voto“…, op. cit., p. 392-395.
97. Ibid., p. 81-83.
98. B.  Rémy, « Baginus, les déesses Baginatiae et les déesses mères Baginienses chez les Voconces », in
W. Spickermann (dir.), Keltische Götternamen als individuelle Option?, Osnabrück, Verlag Marie
Leidorf, 2013, p. 213-221.

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Les dédicants paraissent des gens modestes, en particulier des pérégrin·e·s.


Les divinités sont souvent accompagnées d’un adjectif possessif qui montre
leur lien direct avec la dévote, peut-être une dénomination locale des
Iunones plus répandues dans d’autres régions de l’Empire. Leur représen-
tation en triade 99 ne doit cependant pas les faire d’office assimiler à des
Matres. Il s’agit d’une dévotion privée, reposant sur de petits monuments
provenant généralement de l’habitat, pour des divinités dont la fonction
principale devait être proche des sentiments féminins : André Buisson parle
du caractère « intimiste » du culte.
Dans la documentation de Narbonnaise, on peut épingler deux inscrip-
tions qui présentent des caractéristiques originales.
À Narbonne, Iulia Natalis offre à ses frais à Apollon Auguste et aux
Numina impériaux un tetrastylum avec ses ornements en bronze (CIL XII,
4332, relue). Ce monument que l’on peut sans doute décrire comme un
piédestal portant une statue d’Apollon, flanqué d’un tétrastyle sur petit
podium comportant sous dais une ou plusieurs statue(s) de Diui, présente
plusieurs particularités : une dédicace à un dieu Auguste associé aux Numina,
une offrande évergétique de prix et une autorisation des décurions pour placer
l’ensemble en un lieu public, tous éléments rarement réunis sous l’action
d’une femme – seule de surcroît. Une femme que rien ne distingue de ses
consoeurs au niveau du statut, mais sans aucun doute à celui de la richesse.
À Vienne, une flaminique anonyme dédie (CIL XII, 1904 = ILN V, 1,
88) à ses frais des tuiles dorées, des ornements de temple et des statues pour
un ensemble de divinités qui – et c’est très rare pour une femme – peut être
défini comme un réseau : on y trouve Castor et Pollux, Hercule et Mercure.
C’est une exceptionnelle mention féminine d’Hercule (AE 1997, 1045 ;
ILN III, 158 Aix) dans la province qui n’a guère célébré ce culte si ce n’est
au sanctuaire de Glanum. L’originalité repose dans le réseau, car l’évergé-
tisme des flaminiques est un fait établi de longue date 100.

Éléments de synthèse
Peut-on parvenir à quelques généralités applicables à la participation
féminine aux cultes d’après l’épigraphie dans les régions envisagées malgré
la grande hétérogénéité des données ? Le panthéon, en tout cas, est très
diversifié d’une province à l’autre. Un point commun, la pratique votive,
très répandue. Sur le plan social, toutes les catégories sont concernées et
les dévotes proviennent des villes comme des territoires avec des modalités
régionales.

99. A.  Buisson, « Un monument dédié aux Proxsumae retrouvé dans la vallée du Rhône », Revue
archéologique de Narbonnaise, 30, 1997, p. 269-280.
100. Cf. W. Spickermann, « Priesterinnen im Römischen Gallien… », art. cité, p. 226 ;
E. A. Hemelrijk, « Priestesses of the Imperial Cult… », art. cité, p. 88-92.

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Comment donc approfondir et définir ce qui serait le panthéon des


femmes ? Comment expliquer le succès féminin de certaines divinités ?
Quelles sont les formules qu’elles privilégient ?
Le premier critère auquel on pense serait celui des déesses. En effet,
certaines reçoivent de manière répandue un culte spécifique, mais avec de
fortes variantes régionales. C’est le cas de Mater Magna, d’Isis, de Junon,
de Minerve, des Proxumae, de Bona Dea, voire des Nymphes. Mais si l’on
entre dans le détail l’explication ne suffit pas. Junon, par exemple, divinité
protectrice des femmes par excellence, ne reçoit que peu de culte épigra-
phique propre. Ses liturgies devaient se dérouler sans appareil écrit. D’autres
grandes divinités des liturgies matronales, Vénus, Fortuna, Diane sont égale-
ment peu, voire très peu, honorées dans la pratique épigraphique.
Si on peut expliquer le succès d’Isis d’après ses caractéristiques théolo-
giques, ce n’est pas le cas de Mater Magna qui ne présente pas de caractère
maternel. Quant aux différentes Matres et Matronae dont la dénomina-
tion pourrait induire un culte féminin développé, il n’en est rien car leurs
fonctions ne sont pas toujours « maternelles ». Les Matrones du peuple
ubien sont des divinités civiques et leurs dévots, principalement masculins ;
on pourrait penser, dans le même ordre d’idée mais dans une autre propor-
tion, aux Mères du pagus Baginensis.
Les femmes, compte non tenu des flaminiques, ne consacrent pas une
importante participation aux cultes publics, notamment au culte impérial.
Les grandes divinités poliades sont peu honorées 101 par elles, de même
que les Numina impériaux 102. Seul l’honneur de la domus diuina est plus
répandu, notamment dans cette province qui le mentionne si souvent,
la Germanie supérieure. On retiendra davantage une présence féminine
au niveau du uicus, parfois du pagus, sans doute les niveaux de pouvoir
auxquels elles étaient tolérées.
On peut penser que le principal critère de dévotion féminine était celui
de la fonction des divinités, ce qui se traduit clairement dans le culte d’Isis
ou des Proxumae, sans doute des Iunones. Mais avec des réserves puisque
Junon attire peu les dédicaces hors de la triade capitoline, que Minerve
honorée en Narbonnaise n’a pas de caractéristique proprement féminine
– non plus que Mater Magna – et que le culte de Mercure ne semble
pas remplir cette condition. Et l’on ne peut se reporter sur les parèdres
féminines 103, au total peu représentées dans nos recherches. Une fonction

101. Il existe de rares exceptions (p. ex. ILA Santons 108, mais peut-on parler de culte public ?).
102. Une remarque toutefois : les Iunones sont parfois associées au culte impérial (p. ex. CIL XIII,
914, 1373, 1374, 4704 ; N 8 ; CIL XII, 4101 ; AE 2002, 1038), mais elles sont relativement peu
célébrées par des femmes dans les provinces concernées. La même caractéristique ne se rencontre
pas pour les Proxumae.
103. Maia, en tout cas, ne présente pas de fonction spécifiquement féminine qui serait liée à la
fécondité : cf. F. Van Haeperen, « Penser une divinité romaine peu connue, Maia », à paraître.

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semble se détacher, celle des cultes de la santé 104. Borvo et Damona, Apollon


(Vindonnus) 105, Hercule, Sequana, par exemple, sont honorés par des
femmes ; d’autre part, ces dieux-là ou d’autres exaucent des voeux pro salute,
pro filio, autrement dit pour la sauvegarde d’autres personnes chères aux
femmes, dont leurs enfants. Et les dévotes prient aussi pour elles-mêmes
(pro se), ou encore ob memoriam.
Il était, en effet, permis aux femmes d’agir pour autrui exclusivement
dans ce type de circonstances. Plusieurs indices révèlent une pratique
religieuse influencée par des éléments juridiques ou sociologiques, dans les
rituels privés comme dans la question du sacrifice 106. Le parallélisme des
situations juridique et religieuse des femmes est un élément qui ne doit pas
être minimisé.
Ces cadres de dédicace rappellent la conception foncièrement commu-
nautaire de la religion romaine. C’est toujours dans ou pour une commu-
nauté que le dévot agit : la ciuitas, le collège, le uicus, la famille. Il convient,
dans l’appréciation de la participation féminine aux cultes de ne pas sures-
timer la notion de « pratique individuelle ». L’individu constitue la cellule
cultuelle de base au sein de la religion poliade, avec des niveaux d’implica-
tion variables selon les communautés auxquelles il appartient 107. C’est sans
doute aussi selon des critères liés à leur communauté locale ou familiale que
les femmes choisissaient les dieux qu’elles honoraient. Aussi, en dehors des
grandes évidences, les pratiques féminines privées doivent correspondre à
des critères topiques et personnels qui nous échappent 108. Les dédicaces
concentrées dans des lieux de culte précis renforcent cette hypothèse comme
dans le cas, par exemple, de Berthouville chez les Lexoviens. Le sanctuaire
du Mercure local a réuni un lot exceptionnel de dons précieux parmi
lesquels les dévotes sont bien représentées 109. Le panthéon des femmes
n’existe pas en lui-même, il représente une partie du panthéon de la popula-
tion d’une région donnée et la diversité des cultes célébrés ne permet pas
de cibler davantage.
Le succès d’Isis et de Mater Magna, en plus des attraits d’une éventuelle
initiation, a parfois été attribué au fait que ces cultes proposent aux femmes
des occasions de visibilité accrue que ne leur offre pas le polythéisme
classique. L’affirmation doit tenir compte d’une nuance sociologique.
En effet, les cultes officiels présentent des possibilités de sacerdoces féminins

104. D’autres sites dans I. Fauduet, « Divinités honorées dans les sanctuaires des Trois Gaules », art.
cité, p. 106-107 ; récemment AE 2011, 760.
105. W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine…, op. cit., p. 153.
106. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « La place des femmes dans la religion romaine », art. cité, p. 203-206.
107. W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine…, op. cit., p. 23.
108. Sur les liens étroits entre les pratiques locales et les grands dieux romains, ainsi que sur la variété
des hiérarchies religieuses topiques, ibid., p. 166-169.
109. E.  Deniaux, « Les dédicants du trésor du sanctuaire de Berthouville », in M. Dondin-Payre et
M.-T. Raepsaet-Charlier (dir.), Sanctuaires…, op. cit., p. 271-295.

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prestigieux mais ceux-ci, notamment en raison de la summa honoraria, sont


en pratique réservés aux femmes de l’élite. Les caractéristiques du culte
d’Isis, notamment, les prêtrises de Mater Magna, nous l’avons vu, sont
destinées plutôt aux femmes plus modestes, celles de ce que l’on pourrait
appeler la « middle class ». Sans doute cet élément-là est-il déterminant.
Une remarque encore : les dédicaces féminines ne permettent pas de
tracer des réseaux divins 110. Les dieux honorés sont généralement isolés,
sauf parèdre, sauf (très rare) génie, ou éventuellement Maison impériale.
C’est là une caractéristique qui les démarque fortement des dédicaces
masculines, militaires en particulier.
Toutefois ces remarques doivent se teinter de modestie. D’une part,
parce que l’enquête est très partielle et que les grands espaces de Lyonnaise
et d’Aquitaine ont été peu explorés. D’autre part, parce que des foyers de
cultes se dessinent qui ne sont peut-être que des accidents de l’archéologie.
Par exemple, pourquoi Lectoure serait-elle un centre du culte de Mater
Magna sinon à cause de circonstances particulières de conservation des
autels ? Les vicissitudes archéologiques et les hasards de l’histoire des régions
ont façonné la documentation et il faut rester prudent devant toute exclu-
sive. Une étude complète et affinée devrait aussi mieux tenir compte des
statuts des cités. En effet, en Narbonnaise par exemple, des cités comme les
Voconces ou Nîmes ont livré une richesse documentaire remarquable, liée
peut-être à un statut qui a valorisé le territoire. La différence avec Narbonne
ou Orange est notable. Le droit latin n’a pas eu les mêmes effets centripètes
qu’une colonie de vétérans, sans implantation familiale et traditionnelle
hors du chef-lieu.

Conclusion
Si on se souvient que l’exercice des rites ne se limitait pas à l’usage
épigraphique, la participation féminine aux différents cultes du polythéisme
antique se révèle relativement restreinte dans ses formes visibles, dans une
même complémentarité que les grandes liturgies et prêtrises romaines 111,
comme en témoigne notamment le nombre important de dédicaces de
couples qui mettaient la femme au rang des dévots au même titre que
son mari, voire son père ou son fils. Complémentarité et non margina-
lité car les dévotions féminines tenaient assurément une place significa-
tive dans l’ensemble des pratiques religieuses, sans toujours, sans doute,
prendre la forme épigraphique. Certains cultes révèlent une forte impli-

110. Peut-on parler de réseau dans le cas de l’inscription d’Altrip chez les Vangions où un couple
d’esclave/affranchie publics de la cité offre une statue de Diane à Mater Deum et aux Numina
loci (N 75) ?
111. Cf. M.-T.  Raepsaet-Charlier, « La place des femmes dans la religion romaine », art. cité,
p. 206-215.

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cation féminine, comme Mater Magna et Isis, comme probablement les


grandes liturgies à Junon et à Vénus si l’on se réfère aux sources littéraires,
mais d’autres divinités, comme Mercure, attiraient aussi leurs dédicaces,
vraisemblablement selon des considérations topiques, en vertu d’interpré-
tations locales ou de choix familiaux. À la différence de l’Vrbs où les cultes
féminins officiels tenaient une large place, il faut, dans l’espace provincial,
se limiter généralement à la religion privée car, en dehors des tauroboles et
de l’activité des flaminiques, la participation féminine aux cultes publics
apparaît réduite, sinon au niveau local (pagus et uicus). C’est en effet dans
un cadre privé que se situent les rites accomplis et les voeux prononcés pour
les proches ou dans un environnement consacré à la santé, ceux qui sont
précisément ceux des femmes. L’espace privé – à comprendre comme la
communauté familiale, privé ne signifie pas individuel – était, rappelons-le,
celui qui était de préférence réservé aux femmes dans toutes les circons-
tances de la vie, du moins en principe. Toutefois la pratique religieuse
féminine comprenait aussi des prêtrises liées à certaines divinités. Alors,
nantie de prérogatives spécifiques, les femmes accédaient aux cultes publics
des cités. Enfin les femmes se livraient à des actes d’évergétisme religieux
mais rarement seules. Globalement donc, la pratique religieuse féminine
s’inscrivait dans les rituels de la religion civique.
Quant à lier la mode épigraphique religieuse au degré de romanisa-
tion, il convient d’être très prudent dans ses affirmations car, en matière
de religion, comme en matière de société, la perception que nous avons
des phénomènes est aléatoire ; le critère paraît parfois pertinent, parfois
non. En outre il n’est pas certain que ce soit le modèle romain – qui était
idéalement celui de la femme muette 112 – qui ait encouragé les prestations
religieuses féminines écrites dans les provinces.

112. Cf. Sénèque, Dial., XII, 19, 6.

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© Presses universitaires de Rennes
Ce document est réservé à un usage privé
Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur
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