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Publications de l'École française

de Rome

L'inversion de la dette (propos sur les royautés sacrées africaines)


Luc de Heusch

Résumé
L'étude de trois sociétés nilotiques et celle du domaine bantou abordée dans une perspective néo-frazérienne permettent de
nuancer la thèse de Pierre Clastres, selon laquelle il existerait une opposition fondamentale entre les sociétés qui imposent une
dette permanente au «leader» pour l'empêcher de transformer son prestige en pouvoir et celles où l'Etat se déploie et qui
affirment que le peuple est perpétuellement en dette vis-à-vis du souverain. L'isolement du roi dans le tissu de la parenté et de
l'alliance instaure ici une coupure décisive entre le chef sacralisé et le groupe qui l'appelle à la plus haute fonction rituelle. La
royauté sacrée ne peut être confondue avec l'Etat, elle le précède et le rend possible.

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de Heusch Luc. L'inversion de la dette (propos sur les royautés sacrées africaines). In: Genèse de l'État moderne en
Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations. Actes des tables rondes
internationales tenues à Paris (24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988) Rome : École Française de Rome, 1993. pp. 9-26.
(Publications de l'École française de Rome, 168);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1993_act_168_1_4330

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LUC DE HEUSCH

L'INVERSION DE LA DETTE

PROPOS SUR LES ROYAUTÉS SACRÉES AFRICAINES

Le projet d'anthropologie politique de Pierre Clastres suggère,


on le sait, l'existence d'une opposition fondamentale entre les
sociétés qui refusent le pouvoir et celles où l'Etat se déploie. Les
premières imposent une dette permanente au leader pour l'empêcher
de transformer son prestige en pouvoir; les secondes affirment que
le peuple est perpétuellement en dette vis-à-vis du souverain :
«Détenir le pouvoir, imposer le tribut, c'est tout un, et le premier acte du
despote consiste à proclamer l'obligation de le payer1.» Cette thèse
novatrice contient une aporie que ses détracteurs ont eu beau jeu de
souligner sans parvenir à la déjouer : comment expliquer que «la
nature de la société change avec le sens de la dette2·»! Comment
passe-ton, historiquement et structuralement, d'une société indivise à une
société divisée, si l'hypothèse marxiste est inopérante? Comment
concevoir que la société «sauvage» résiste de toutes ses forces à une
forme d'organisation politique dont elle n'a pas encore expérimenté
les périls, en se situant elle-même dans une sorte de futur antérieur?
Le problème se pose avec d'autant plus d'acuité que Clastres
observe lui-même qu'il existe une solution de continuité entre les big
men mélanésiens, dont la générosité est impuissante à conquérir
l'autorité, et les puissantes royautés polynésiennes. Le surgissement
de l'Etat, instrument de cette transformation, demeure mystérieux.
Où commence-t-il et pourquoi? C'est à cette question que je voudrais
tenter d'apporter un commencement de réponse.
Les données africaines sur lesquelles je m'appuierai imposent
tout d'abord de nuancer la thèse de Clastres. L'extrême diversité des
institutions politiques, leur histoire complexe semblent nous
interdire à première vue de départager radicalement leur projet politique

* Nous remercions vivement les Editions du Seuil de nous avoir autorisés à


reproduire ce texte, extrait de L'esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une
nouvelle anthropologie politique, Paris, le Seuil, 1987, p. 41-59.
P. Clastres, «Préface» à M. Sahlins, Age de pierre, Age d'abondance, trad,
1

française de T. Jolas, Paris, 1976, p. 26.


2 Ibid.
10 LUC DE HEUSCH

selon le critère proposé. Je m'efforcerai de montrer cependant qu'on


peut repérer avec une certaine précision, dans ce champ historique
hétérogène, le lieu symbolique où s'opère la rupture structurale
susceptible d'éclairer le propos de Pierre Clastres.
Commençons par rappeler qu'il existe une société africaine plus
radicale encore que les chefferies amazoniennes décrites dans La
Société contre l'Etat. Un peuple nilotique, les Nuer du Soudan,
agriculteurs et éleveurs, ignore la figure même du leader.
Evans-Pritchard a fort bien montré à leur propos qu'une organisation
lignagère segmentaire pouvait fonctionner comme structure politique,
sans l'intervention d'une autorité intérieure ou extérieure. «Au pays
nuer, aucune personne, aucun conseil n'est investi des fonctions
législative, judiciaire et executive3». Une tribu se compose de
plusieurs segments territoriaux, emboîtés selon le modèle de la
segmentation lignagère. Chaque territoire est associé à un clan
«dominant» qui ne détient aucun privilège politique : ses ancêtres se
définissent simplement comme les premiers habitants du lieu, ce
qui confère à leurs descendants un certain prestige. Cet
enracinement premier fournit le principe structurel d'une organisation
politique farouchement démocratique. Les divisions territoriales
s'ordonnent selon le critère de la segmentation lignagère du clan réputé
«dominant» dans telle région. En cas de conflit, la solidarité des
unités territoriales découle des affinités lignagères. Selon la position
des ancêtres dans une vaste généalogie, les segments s'opposent, se
combattent ou s'allient. «A l'intérieur d'une tribu, la lutte produit
toujours des vendettas, et une relation de vendetta caractérise les
segments tribaux et donne à la structure tribale un mouvement
d'expansion et de contradiction4». Le système politique est une
«anarchie ordonnée5». Mais des arbitres s'interposent dans ces querelles
incessantes : les dignitaires à la peau de léopard (kuaar muori). Ce
n'est pas sans réticence qu'Evans-Pritchard se résout à leur accorder
le titre de «chef» alors qu'ils ne détiennent aucune autorité. Ils
amènent les parties en conflit à trouver un terrain d'entente. Ils
interviennent principalement dans le règlement des vendettas. Ces
pacificateurs, dont la fonction est évidemment politique,
Evans-Pritchard ne manque pas de le souligner, se définissent par un statut
rituel qui semble bien étranger aux chefs amazoniens. «Le chef à la
peau de léopard est en relation mystique avec la terre, ce qui lui vaut

3 E.E. Evans-Pritchard, Les Nuer. Description des modes de vie et des


institutions politiques d'un peuple nilotique, trad, française de L. Evrard, Paris, 1968,
p. 190.
"Ibid., p. 189.
5 Ibid., p. 22.
L'INVERSION DE LA DETTE 11

le pouvoir de bénir et de maudire6.» Cette maîtrise relative de la


parole est limitée à l'exercice de la fonction rituelle. Parfois, on verra le
chef à la peau de léopard se précipiter sur les combattants qu'il tente
de séparer en se mettant à houer la terre çà et là7. Mais il n'a «aucun
moyen de contraindre les gens à accepter le bétail du sang» pour
régler une vendetta8, et, s'il intervient dans l'ordre de la parenté, c'est
pour purifier ceux qui ont commis un inceste9.
On pourrait dire, sans forcer la pensée d'Evans-Pritchard, que
les chefs à la peau de léopard sont au service des sections tribales; ils
sont d'une certaine façon leurs serviteurs rituels. «J'ai souvent
entendu pareils propos, écrit-il : "Nous leur avons mis le grappin
dessus, nous leur avons donné des peaux de léopard, nous en avons fait
nos chefs pour faire le discours aux sacrifices pour homicides10."»
Fait plus curieux encore, le «chef» à la peau de léopard n'appartient
généralement pas au clan «dominant» de la tribu où il exerce sa
fonction. Il n'est pas «un des possesseurs héréditaires de la terre
tribale, mais un étranger qui s'y est établi11». Ce chef doté de prestige,
mais sans pouvoir, est donc marqué par une certaine extériorité par
rapport au territoire même sur lequel il exerce une fonction rituelle.
Il n'occupe pas, comme le chef amazonien, une position
exceptionnelle dans le circuit de la parole, des femmes et des biens; il est
«un rouage qui permet aux groupes de ménager un retour à la
normale, pourvu qu'ils en aient le souci12». Si la philosophie politique
des tribus nuer est parfaitement originale, elle ne s'écarte pas pour
autant du principe fondamental des chefferies amérindiennes : vider
le lieu du pouvoir de toute contrainte.
Les Dinka voisins présentent une variante des plus intéressantes
de cette formule. Une scission s'établit entre les clans détenteurs de
la lance de guerre et les clans détenteurs de la lance de pêche. C'est
dans ce second groupe que se recrutent les spécialistes rituels, dont
la fonction est héréditaire. Chaque clan est en rapport avec une
divinité particulière, mais les clans guerriers admettent que leurs génies
titulaires respectifs ne soient pas aussi puissants («chauds» ou
«amers») que ceux des clans des «maîtres à la lance de pêche»13. En
outre, lorsque ces ritualistes invoquent leur divinité, les bienfaits qui
en résultent s'étendent à l'ensemble de la tribu et de la sous-tribu.

6 Ibid., p. 201.
'Ibid., p. 202.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 203.
10 Ibid., p. 202.
"Ibid., p. 203.
nIbid., p. 294.
n G. Lienhardt, Divinity and Experience. The Religion of the Dinka, Oxford,
1961, p. 168 sq.
12 LUC DE HEUSCH

Que signifie cette division interne du corps social? Elle tend à isoler
la fonction rituelle de la fonction guerrière. Les maîtres de la lance
de pêche ont le pouvoir de guérir les maladies par la prière, les
invocations et les sacrifices. Ils assurent aussi la vitalité et la prospérité
du peuple. Seuls un certain nombre d'entre eux atteignent à une
réputation exceptionnelle et quelques-uns deviennent de véritables
leaders politiques (political leaders) durant les migrations14.
Dans les circonstances normales, la fonction politique des
maîtres de la lance de pêche est comparable à celle des chefs à la
peau de léopard du pays nuer : ils font figure de médiateurs dans les
conflits et les vendettas. Mais ils assurent aussi le succès des raids et
des expéditions guerrières par leurs invocations. Leur pouvoir
religieux héréditaire est beaucoup plus marqué. Ils «participent à un
mystère dont les autres sont exclus15». Ils sont inspirés par une
divinité particulière (dont le nom signifie «chair» : flesh) : elle est censée
les «éclairer», leur apporter la connaissance. Les maîtres de la lance
de pêche ont un comportement singulier : au cours de sacrifices
nocturnes, ils mangent de petits morceaux de viande crue. Lors des
nuits sans lune, ils prient pour la protection des hommes et du
bétail. Le corps même de ces prêtres est en quelque sorte habité par le
dieu Chair : il «est» leur chair et leur sang et ils sont tenus de le
nourrir. Ils sont, conclut Lienhardt, «en partie divins» (partly
divine)16. Ils se distinguent de tous les autres membres de la tribu par
leur statut ontologique, qui évoque celui des «rois divins» décrits par
Frazer. Ils en possèdent une caractéristique fondamentale : ils ne
peuvent mourir de mort naturelle : on les enterre vivants lorsqu'ils
atteignent un âge avancé.
Réservons ce problème pour la suite de l'exposé et faisons le
point. La compétence rituelle des maîtres de la lance de pêche est
beaucoup plus étendue que celle des chefs à la peau de léopard chez
les Nuer. Mais la nature de leur pouvoir politique respectif demeure
invariante. Même les plus célèbres de ces ritualistes-pacificateurs
dinka ne se voient pas conférer - sauf circonstances historiques
exceptionnelles - une responsabilité différente de celle que les Nuer
confient à leurs chefs à la peau de léopard. Le rôle magico-religieux
de ces derniers est plus effacé : tout au plus leur concède-t-on «de
modestes pouvoirs de faiseur de pluie17».
Cette nouvelle option est inscrite dans la structure sociale
même; les Dinka instaurent une coupure dualiste à l'intérieur de
l'organisation clanique. L'ensemble des clans réunis sous l'emblème

"Ibid., p. 210.
i5Ibid., p. 143.
16 Ibid., p. 16.
17 E.E. Evans-Pritchard, op. cit., p. 202.
L'INVERSION DE LA DETTE 13

de la lance de pêche se distinguent de l'ensemble des clans guerriers


par leur origine mythique particulière. Le premier groupe possède
des divinités plus puissantes que le second, mais seules quelques
familles détiennent le pouvoir héréditaire de les contrôler au profit de
la communauté entière. Cette division structurale n'implique aucun
privilège social ou politique. Elle est seulement source de prestige
pour les maîtres de la lance de pêche.
Une troisième société nilotique, les Shillouk, fait basculer
résolument le pouvoir rituel dans le champ de la royauté sacrée. Les
divers segments lignagers de la société globale confient la fonction
magico-religieuse à un être unique, le reth. Evans-Pritchard a
longuement commenté cette institution, qui avait déjà retenu
l'attention de Frazer. Lors de son intronisation, le reth est considéré
comme une incarnation de l'esprit Nyikang, l'ancêtre fondateur de la
dynastie, garant de la fécondité. Il est étranglé dès que sa puissance
sexuelle décline, car cet affaiblissement menace toute fertilité.
Evans-Pritchard a tenté de montrer que le régicide rituel trahissait
l'existence de conflits internes. Le roi serait le symbole de l'unité
d'une nation divisée en segments dispersés; sa mise à mort ne serait
que le résultat d'une compétition entre des factions rivales. Mais
comment expliquer alors que la même mort tragique soit infligée à
ces purs ritualistes que sont les maîtres de lance de pêche chez les
Dinka? Alfred Adler a fort judicieusement critiqué l'interprétation,
typiquement fonctionnaliste, d'Evans-Pritchard; il lui reproche
d'évacuer le contenu rituel de la royauté sacrée en réduisant le
politique à une compétition pour le pouvoir18.
Les définitions nuer, dinka et shillouk de la compétence rituelle
des chefs s'inscrivent sur un continuum structural, marqué par une
progression de plus en plus accentuée de l'inflexion rituelle du
pouvoir. Je n'affirme nullement que ce phénomène, mis en évidence par
une coupe synchronique effectuée à travers quelques sociétés nilo-
tiques, est l'indice d'un processus évolutif. On peut seulement
conclure que Nuer, Dinka et Shillouk définissent avec une intensité
variable la fonction politique dans une zone rituelle qui fait partie
intégrante de sa définition. Les Shillouk constituent une société
fragmentaire comme les Nuer et les Dinka. Le reth n'est pas à la tête
d'un appareil d'Etat. L'autorité locale appartient aux maîtres de la
terre, représentant les clans «dominants», et le roi a seulement le
droit de confirmer cette nomination. Aucun changement marquant
la structure socio-économique n'explique cette soudaine rupture

18 A. Adler, La mort est le masque du roi. La royauté sacrée des Moundang du


Tchad, Paris, 1982, p. 265.
14 LUC DE HEUSCH

qu'institue à l'intérieur du champ politique la concentration du


pouvoir rituel dans la personne unique du reth. L'autorité du roi sacré
shillouk prend une consistance dont est dépourvue la fonction
exercée par les plus prestigieux chefs à la lance de pêche dinka. Le reth
possède un harem considérable et se déploie en grand apparat; ses
décisions sont exécutées sur-le-champ19. La séparation de la
fonction guerrière et de la fonction politico-rituelle est totale, puisque les
Shillouk interdisaient jadis au roi d'aller au combat. Ce personnage
hors pair est aussi un être solitaire et vulnérable. Sa parenté semble
brisée. Ses fils ne peuvent demeurer la nuit dans la capitale; ils sont
ses rivaux potentiels. Le roi pouvait en effet être tué à tout instant
par l'un d'entre eux ou par quelque autre fils de roi20.
Le reth se situe aussi en dehors du circuit des alliances : il ne
donne pas ses filles en mariage; celles-ci ont des relations sexuelles
avec leurs parents rapprochés, mais doivent demeurer stériles. Le
héros culturel Nyikang, l'ancêtre mythique de la dynastie, aurait
lutté contre ses propres parents maternels21. Comme l'aperçoit Lien-
hart, ce paradigme mythique est congruent avec la stérilité imposée
aux princesses : le roi ne peut avoir de fils de sœur ni de fils de fille,
en d'autre termes il ne peut se trouver en position d'oncle maternel
ou de grand-père maternel22. L'isolement du roi dans le tissu de la
parenté et de l'alliance doit être considéré, on le verra, comme un
grand fait structural, lié à une philosophie originale du pouvoir
sacré, instaurant une coupure décisive entre le chef sacralisé et le
groupe plus ou moins étendu qui l'appelle à la plus haute fonction
rituelle. Lienhart nous propose, quant à lui, une explication
sociologique de courte vue, dans la ligne de pensée d'Evans-Pritchard : il
réduit l'ensemble de ces règles à autant d'expressions du conflit pour
le pouvoir entre factions rivales. Mais la précarité de ce pouvoir,
enjeu d'une lutte parricide, ne serait-elle pas, au contraire, le noyau
idéologique constituant de cette étrange institution politique? Est-
on en droit de la séparer arbitrairement de la fonction
exceptionnelle dévolue au chef sacré par la société shillouk : le contrôle ultime
de la nature?

C'est cette interrogation que nous allons reprendre en abordant


le domaine bantou dans une perspective néo-frazérienne.

19 J. Frazer, Le Dieu qui meurt, trad, française de P. Sayn, Paris, 1931, p. 13-
23.
20 A. Butt, The Nilotes of the Anglo-Egyptian Sudan and Uganda, Londres,
1952, p. 54.
21 CG. Seligman, Pagan Tribes of the Nilotic Sudan, Londres, 1932, p. 47-49.
22 G. Lienhardt, Nilotic Kings and their Mother's Kin, dans Africa, XXV, n° 1,
1955.
L'INVERSION DE LA DETTE 15

Observons d'abord que la sacralité du pouvoir n'est dans ce


domaine nullement constante. La chefferie sacrée tranche sur divers
types d'organisations lignagères où le pouvoir est défini par la
structure familiale. J'ai observé au Zaïre en 1953-1954 une société de ce
type, ordonnée selon le principe de l'aînesse généalogique : les Tete-
la du Kasaï. Cette fois, le pouvoir d'arbitrage -et même le pouvoir
judiciaire- appartient, au nom du segment concerné, à celui qui se
trouve en situation d'Aîné (enundu) : théoriquement, il est le fils
aîné de la branche aînée issue de l'ancêtre fondateur. Le conseil
suprême d'une chefferie autonome de quelque importance (il y en a de
minuscules) se compose des Aînés des divers lignages maximaux,
issus du fondateur de la sous-tribu, réunis autour du chef du lignage
aîné. On peut reprendre textuellement à propos des Tetela une
expression de Marshall Sahlins : l'ordre politique résulte ici d'une
différenciation au sein de la parenté; cet ordre politico-familial
n'introduit aucune coupure au sein de la société globale composée
d'agriculteurs autonomes, cultivant chacun librement ses champs dans
l'espace de la chefferie, sans être astreint à payer tribut. Seul un
morceau de choix du gros gibier abattu lors des chasses épisodiques
revient de plein droit aux Aînés du lignage, en leur qualité de
maîtres de la terre (owandji wa nkete). Fait remarquable, ces chefs
de lignage, profondément enracinés dans l'ordre familial patrili-
néaire élargi à l'échelle de la communauté, présentent en commun
avec les chefs amazoniens décrits par Clastres une caractéristique
fondamentale : ils ne peuvent maintenir leur prestige et leur autorité
relative qu'au prix d'une générosité permanente. Etre généreux, c'est
cela, disent les Tetela, «le travail du chef», et il ne finit jamais. Les
chefs tetela sont, en fait, des big men, et ils ne se voient octroyer le
droit de danser la danse du léopard, qui constitue l'essentiel du rite
d'investiture, qu'à la condition d'organiser au bénéfice de la
communauté entière un véritable potlatch dont la mémoire collective
conservera longtemps le fastidieux inventaire. Plus jamais le chef
n'exécutera ce rituel. Salué par les tambourineurs, on le voit surgir à
reculons de la forêt, portant la peau de l'animal sur le dos,
accompagné de ses femmes et de ses proches parents : tous ont
contribué à accumuler le capital qui fut dilapidé publiquement,
solennellement, au cours des jours précédents23. Ils se dirigent vers le village
en dansant frénétiquement, comme s'ils voulaient introduire dans
l'ordre social une force vitale (wolu) d'origine animale, qui lui est
étrangère. Le chef ainsi investi est en effet comparé au léopard. Mais

23 L. de Heusch, Autorité et prestige dans la société tetela, dans Zaïre, n° 10,


1954.
16 LUC DE HEUSCH

l'on ne peut assimiler cette démonstration théâtrale de puissance à


une prise de pouvoir. D'une manière générale, lorsqu'un chef de
lignage prestigieux apparaît en public, les descendants des anciens
guerriers (ahuka) viennent le saluer en le menaçant de leur lance
comme s'il était une créature redoutable. Ce spectacle suscite
l'amusement de la foule, car les Tetela sont parfaitement conscients du
fait que l'assimilation du chef au léopard de la forêt n'est qu'une
métaphore proche de la rodomontade, une concession faite à sa
générosité. C'est cette vertu qui le transforme en homme «fort», en big
man. La possibilité même de l'existence d'un pouvoir qui surgirait
de la nature et imposerait comme tel sa transcendance se trouve
ainsi déniée.
L'investiture solennelle des chefs de lignage, à tous les niveaux
de la segmentation généalogique, est marquée par le même rite,
précédé, avec plus ou moins d'éclat, d'une démonstration de générosité.
Quelle que soit sa position généalogique, fût-il considéré comme
«maître de la terre», l'Aîné n'assume aucune fonction rituelle. Seuls
les devins-guérisseurs (wetshi okunda) ont la faculté d'entrer en
contact avec les esprits errants de la nature (edimu), qui constituent
l'une des sources majeures de la maladie et de l'infortune. Le statut
de ces ritualistes est ambigu : ils composent un groupe quelque peu
marginal dont les chants et les rites d'initiation expriment le mépris
de la pudeur. Les devins-guérisseurs sont possédés par l'esprit de la
forêt Odyenge, qui les éclaire dans le dépistage des sorciers, mais ils
n'interviennent jamais autrement dans la régulation de l'ordre
public. La séparation de la sphère rituelle et de la sphère politique est
complète, comparable, mutatis mutandis, à celle qui oppose le chef
amazonien au chamane. Le chef tetela, par ailleurs, doit faire face à
la pression des demandes, contribuer à alimenter le circuit des biens
matrimoniaux, en particulier lors du potlatch que suscite un deuil. Il
se trouve ainsi au centre des réseaux d'échange, et, pour maintenir
son rang, pour ne pas perdre la face, il doit être un grand polygame.
Mais on rencontre aussi fréquemment, en Afrique, de petites ou
de grandes chefferies où le pouvoir se construit en dehors de l'ordre
familial, en marge de celui-ci, dans un lieu extérieur où le chef
s'identifie substantiellement - et non plus métaphoriquement - au
léopard, au lion ou à un esprit de la nature. Ces représentations
renversent le sens de la dette. Le chef est investi de sacralité et la
fonction rituelle qui lui est confiée est essentielle à la survie du groupe.
C'est la coercition même de l'imaginaire qui enjoint à ses membres
de payer un tribut, et non l'efficacité d'un appareil d'Etat, souvent
inexistant. Et cependant cette nouvelle figure symbolique présente
toutes les caractéristiques des «rois divins» décrits par Frazer.
Encore importe-t-il de proposer une nouvelle formulation du
problème. Je viens d'esquisser cette démarche à propos des sociétés ni-
L'INVERSION DE LA DETTE 17

lotiques. Je la développerai à présent en abordant le domaine


bantou.
En première approximation, l'on s'accordera à reconnaître avec
Frazer que la fonction primaire du chef sacré est de contrôler la
fécondité et l'équilibre des rythmes naturels. Nous verrons qu'à ce titre
il est doté d'une puissance éminemment dangereuse, qui appelle les
plus grandes précautions. Aucun ethnologue ne peut plus croire
sérieusement aujourd'hui que «le magicien s'est transformé en chef ou
en roi grâce en partie à la terreur qu'inspirait son habileté connue à
la ronde, en partie à la richesse qu'il amassait dans l'exercice de sa
profession24». Frazer fut néanmoins le premier à dégager clairement
un fait massif qu'on se gardera bien de considérer comme banal : le
roi est un chef politique d'un type particulier, tirant son pouvoir du
contrôle qu'il est censé exercer sur la nature, et singulièrement sur la
pluie. Il doit théoriquement être mis à mort lorsque ses forces
déclinent, de crainte que sa déchéance physique n'entraîne une
décrépitude parallèle des énergies cosmiques qui se trouvent
mystérieusement associées à sa personne. La réalité du régicide est indéniable,
mais son interprétation n'est pas aussi simple que Frazer l'avait
imaginé.
Les héritiers de Frazer, en Grande-Bretagne, se sont ingéniés à
contourner le problème qu'il avait clairement posé, en réduisant le
caractère singulier de la royauté sacrée à un aspect de la sociologie
politique. La perspective durkheimienne qu'ils adoptèrent
unanimement les contraignait à refouler le contenu rituel de l'institution à
l'arrière-plan, pour ne plus y voir que le reflet symbolique d'une
société centralisée qui exprimerait, à travers ce fantasme, son unité
intrinsèque, tout en laissant libre cours, à des fins cathartiques, aux
contradictions sociales. C'est notamment la perspective adoptée par
Max Gluckman.
Une première conséquence fâcheuse de l'interprétation fonc-
tionnaliste est d'assimiler la royauté sacrée et l'Etat, alors que les
représentations et les rituels qui la définissent s'accomodent aussi
bien de micro-sociétés homogènes que de grands ensembles
complexes. Certes, la royauté sacrée apparaît souvent comme
l'instrument idéologique de la prise de pouvoir d'un clan ou d'une classe
dominante. Mais la royauté traditionnelle africaine ne saurait être
réduite à une rouerie politique. Son projet est une emprise illusoire
sur la nature, avant d'être une mainmise sur les hommes. Ce projet
est au fondement de l'ordre symbolique qui la constitue comme

24 J. Frazer, Les Origines magiques de la royauté, trad, française de P. -H. Loy-


son, Paris, 1920, p. 139.
18 LUC DE HEUSCH

structure magico-religieuse, Frazer ne s'y était pas trompé. Il n'y a


pas lieu de s'étonner de ce que le fantôme de l'Etat rôde autour de
cette machine symbolique fabriquée pour rendre plus efficaces les
forces productives et reproductives, la fécondité générale.
Au début de mes recherches dans ce domaine, je me suis
intéressé à la position singulière de la royauté par rapport à la loi exo-
gamique, fondement de tout ordre familial25. Je soulignais que le roi
africain se trouve souvent associé à sa mère (ou à une mère
substitutive) dans une relation rituelle absolument unique, comme c'est le
cas au Rwanda et au Swaziland, où le roi, maître de l'ordre social et
cosmique, était autorisé aussi à avoir des relations sexuelles avec ses
sœurs de lignage. Au Buganda, au Bunyoro et en Ankole, la royauté
apparaît comme une triade comprenant le roi, sa mère et une demi-
sœur. Au Bunyoro, plus précisément, celle-ci est l'épouse principale
du souverain. En outre, le jour de l'intronisation, deux «mères»
substitutives, choisies dans le clan maternel, deviennent ses
épouses; elles ont la garde de la couronne, des rognures d'ongles et
des cheveux du roi. La reine mère, de son côté, assure la protection
magique de son fils. Une question d'ordre général se pose ici.
Pourquoi la souveraineté, qui se définit d'abord par son efficacité rituelle,
le pouvoir de contrôler la nature, passe-t-elle souvent par
l'établissement d'un contre-ordre familial, qui transcende, en le niant, les
principes éthiques fondamentaux de la société lignagère, qu'elle soit
rigoureusement patrilinéaire, comme au Rwanda, ou matrilinéaire
comme chez les Kuba? Le roi kuba perd toute attache clanique au
moment de son intronisation. Il a des relations sexuelles avec une
sœur et épouse une petite-nièce appartenant à son clan. Il est
as imilé à un sorcier redoutable, il est désormais à la fois considéré
comme une ordure et un esprit de la nature (ngesh). Sa puissance est
dangereuse, et cependant elle est indispensable au bon
fonctionnement de l'univers et de la société26.
Même tableau général chez les Lunda qui imposèrent partout
une forme de royauté sacrée aux populations qu'ils conquirent. Le
Mwata Kombana qui règne sur un certain nombre de groupes
pende, au Zaïre, s'unit rituellement à sa sœur en accédant au
pouvoir; quelques proches parents du nouveau souverain sont tués en
secret et leurs mânes sont mis à son service, par une opération qui
trempe dans la sorcellerie. Les Pende admettent qu'ils se sont laissé
dominer par les Lunda parce que ceux-ci possédaient une magie
supérieure à la leur. Mais ce pouvoir souverain redoutable, acquis au

25 L. de Heusch, Essai sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique,


Bruxelles, 1958.
26 J. Vansina, Le Royaume kuba, Tervuren, 1964, p. 98-116.
L'INVERSION DE LA DETTE 19

prix d'une double transgression (inceste et meurtre), est condamné à


se retourner contre son détenteur. Le Mwata Kombana porte autour
des reins une ceinture constituée de nerfs et de tendons humains.
Cet objet rituel est censé provoquer à plus ou moins brève échéance
l'apparition d'une enflure scrotale et d'une hernie, ainsi que la
stérilité27.
Ce système symbolique contraste apparemment avec la
conception de la chefferie propre aux Pende. Le chef pende appartient à un
clan «noble»; nulle part le chef pende ne règne avec une sœur, mais
avec une épouse qui participe à son pouvoir rituel; le moindre
soupçon d'inceste amènerait sa destitution. Il se distingue cependant
d'un chef de clan ordinaire par quelques traits remarquables. Il
possède une case sculptée, entourée de pieux sur lesquels on plaçait
jadis les crânes des ennemis et de certains animaux sauvages apportés
au titre de tribut. Il contrôle en effet la reproduction du gibier, le
«bétail des ancêtres». Son pouvoir sur la nature s'étend aussi aux
récoltes et à la fécondité des femmes. Le couple cheffal observe en
diverses circonstances des périodes de continence, notamment après
les semailles, jusqu'à l'apparition des premières pousses. Durant
cette époque, il est interdit au chef de quitter le village, pour éviter
que le pouvoir de germination qu'il incarne ne se disperse, car «c'est
lui qui détient la graine».
Ce détenteur du pouvoir politique, maître théorique de la vie et
de la mort, présente, à l'inverse du chef du clan, plusieurs
caractéristiques de la royauté sacrée. Il possède le pouvoir souverain, le kifu-
mu, un ensemble d'objets sacrés qui garantissent la propriété
nominale de la terre, le droit de prélever des tributs de chasse et de
pêche28. Dépouillé de ce palladium, le chef perd tout son pouvoir.
Seule une lignée d'origine servile est autorisée à manipuler la magie
du kifumu29. Enfin le chef pende, pas plus que le roi lunda, ne
pouvait mourir de mort naturelle.
La distance est donc moins grande qu'on ne pouvait le croire
d'abord quant à la notion même du pouvoir entre les Lunda et les
Pende. Dans quelques régions pende, le réseau des interdits sexuels
se dresse autour du chef : «Une gaine ou un étui pénien lui est
assujetti par son ministre, lui assurant ainsi une continence absolue

27 L. de Sousberghe, Les Pende. Aspects des structures sociales et politiques,


dans L. de Sousberghe, B. Crine-Mavar, A. Doutreloux, et A. Loose, Miscellanea
ethnographica, Tervuren, 1963, p. 62 et 69.
28 Ibid., p. 61. Id., Régime foncier ou tenure des terres chez les Pende, dans
Bulletin des séances de l'Académie royale des sciences coloniales, IV, n° 7, Bruxelles,
p. 46-47.
29 L. de Sousberghe, art. cit., p. 61.
20 LUC DE HEUSCH

pour le reste de ses jours30». Lorsqu'un animal dévolu au chef est


tué, on retirait à celui-ci l'étui pénien et il dansait sur la dépouille de
la bête en compagnie de son épouse; entièrement nus, ils mettaient
leur sexe en contact, sans que l'homme fût autorisé à pénétrer sa
compagne. L'accomplissement de l'acte l'aurait transformé en
léopard. Cette «magie du léopard» atteste évidemment la crainte de la
sorcellerie du chef. La comparaison avec les Kuba est des plus
éclairantes : dans cette royauté accomplie, le Nym, roi incestueux, a la
faculté de se transformer en léopard pour se venger de ses ennemis.
Les honneurs royaux rendus à la dépouille du fauve montrent bien
que «le léopard est sorcier et roi, tout comme le roi est léopard et
sorcier31». Cette qualité dangereuse, qui est au fondement de la sa-
cralité royale, est associée au concept paam, qui désigne l'ardeur du
feu, des rayons du soleil qui brûlent le sol, du léopard qui attaque32.
Il est clair que l'étui pénien imposé à quelques chefs pende jugule
cette puissance inquiétante. Dans deux chefferies, «des drogues
déprimantes sont données périodiquement au chef, supprimant tout
désir et le mettant par moments en état de torpeur»33. Ces caractères
appartiennent manifestement au complexe symbolique de la royauté
sacrée lunda. On se souviendra que le port de la ceinture rituelle lu-
kanu condamne le chef lunda à une prochaine stérilité. On évoquera
aussi, dans ce contexte, la royauté sacrée avortée qui émerge dans le
clan «noble» Tundu chez les Lele : après avoir commis rituellement
l'inceste avec une sœur de clan, le chef Tundu est définitivement
reclus34. Ces faits évoquent, sur un autre registre, cette tradition
constante de la royauté sacrée africaine, à laquelle Frazer avait
accordé la plus grande attention : la mise à mort prématurée du roi.
On ne peut expliquer le régicide rituel sans le relier aux autres
traits constants de la royauté sacrée. Il est attesté dans la civilisation
interlacustre comme dans les royaumes bantous de la savane, il est
au centre du complexe symbolique de la royauté shillouk dans le
monde nilotique. Alfred Adler vient d'établir de manière
convaincante l'existence de cette règle chez les Moundang du Tchad. Il
s'élève à ce propos vigoureusement contre la dénégation systématique
du régicide rituel entreprise par l'école fonctionnaliste.
La royauté sacrée est une structure symbolique en rupture avec
l'ordre domestique, familial ou lignager. Elle désigne un être hors du
commun, hors lieu, potentiellement dangereux, dont le groupe
s'accapare la puissance sur la nature, tout en le vouant à une mort quasi

30 Ibid., p. 66.
31 J. Vansina, op. cit., p. 103.
32 Ibid.
33 L. de Sousberghe, art. cit., p. 66.
34 M. Doulas, The Lele of the Kasaï, Oxford, 1963, p. 199.
L'INVERSION DE LA DETTE 21

sacrificielle. Affirmer, comme le fait Girard, que cette institution


complexe est une «machine à convertir la violence stérile et
contagieuse en valeurs culturelles positives»35 est un contresens absolu.
C'est oublier un peu vite que cette machination symbolique a pour
fonction primaire de démultiplier les forces vives, par un artifice qui
doit être lu comme un engrenage de la nature et de la culture. Si le
roi est une créature ambiguë, ambivalente, déculturée, c'est parce
qu'il porte l'écrasante responsabilité de l'ordre naturel, comme Fra-
zer l'avait parfaitement compris. Dans un certain nombre de cas, le
corps royal relève de ce second modèle : chaque année, au solstice
d'été austral, le roi nu, proclamé «taureau de la nation», s'assied sur
le bœuf principal du troupeau, jeté au sol, après qu'un autre animal,
volé à un homme du commun, a été martelé de coups et sacrifié36.
Le roi solaire prend en charge la «souillure» qui s'est accumulée sur
la nation durant l'année écoulée et qui menace son existence même;
divers accessoires du rituel, et notamment les restes du bœuf
sacrifié, se consumeront sur un grand bûcher allumé par le souverain en
personne le dernier jour du rituel : une pluie violente et bienfaisante
viendra bientôt l'éteindre. Conclure que l'institution de la royauté
sacrée tout entière a été «machinée» à la seule fin de permettre à la
nation swazi de décharger sur le roi sa violence constitutive est une
interprétation arbitraire qui manque l'essentiel : la fonction de
régénération cosmique d'un rituel annuel où le roi «devance le soleil à la
course».
Les Moundang mettent à mort leur roi, maître de la pluie, au
terme d'un règne qui ne peut excéder dix ans. Adler interprète cette
décision comme la contrainte la plus forte imposée par la structure
sociale au chef sacré. Celui-ci est entouré d'un réseau d'interdits
portant sur son corps même, ses fonctions physiologiques, etc. Ces
règles isolent le roi, délimitent sa formidable et dangereuse
puissance mystique, étrangère à l'ordre socio-religieux des clans. Elles la
situent, comme le souligne l'auteur, «à la limite de la société,
quelque chose comme le point d'Archimède qui permet, sinon de
soulever le monde, du moins - ce qui revient au même - de penser l'union
de la société avec la nature»37. Adler constate aussi, à travers l'étude
des rituels moundang, que l'empoisonnement du roi et le traitement
particulier infligé à son cadavre, source de malédiction, n'est que
l'accomplissement ultime d'une condamnation à mort inscrite dans
le destin royal dès l'intronisation.
Que conclure de l'ensemble de ces données, sinon que le pou-

35 R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, 1972, p. 155.


36 H. Kuper, An African Aristocracy. Rang among the Swazi, Londres, New
York, Toronto, 1947, chap. XIII.
37 A. Adler, op. cit., p. 38.
22 LUC DE HEUSCH

voir, lorsqu'il se sacralise, est le plus souvent dangereux et maudit?


Si le chef pende subit parfois une castration symbolique, si le chef
lunda voit sa puissance magique se retourner contre lui, n'est-ce pas
parce que, d'une façon ou de l'autre, la société clanique entend se
protéger des excès d'une force mystérieuse, qui doit son caractère
torrentiel au fait même qu'elle abolit dangereusement la frontière
entre la culture (dont la royauté se sépare) et la nature (qu'elle
investit souverainement)?
La royauté kuba se laisse aisément interpréter dans cette
perspective. Grand entrepreneur, instigateur d'une économie de marché
florissante, le roi kuba se situe à la fois au centre de la vie culturelle
et au-delà -en tant qu'esprit de la nature et représentant de Dieu sur
terre- ou en deçà -en tant que sorcier incestueux. Les interdits sont là
pour contenir les débordements de cette redoutable force magique :
le souverain ne peut s'asseoir à même le sol, car son ardeur solaire
risquerait de brûler la terre; il ne peut traverser un champ, franchir
le fleuve Kasaï, manger devant ses épouses38. Précaution suprême,
les charmes magiques de la royauté sont placés hors de sa portée :
ils sont confiés à un dignitaire qui fait figure de double du roi :
celui-ci règne sur un unique village et le souverain ne peut plus jamais
le revoir après son intronisation39. Jadis, le roi était mis à mort avant
le terme naturel de sa vie, mais il fut mis fin à cette coutume il y a
plusieurs générations.
Sous toutes ces formes, embryonnaires ou accomplies, la cheffe-
rie ou la royauté sacrée bantoue instaure une séparation radicale
entre un pouvoir d'essence rituelle et le corps social sur lequel il
s'exerce. Ce n'est pas par hasard que tant de mythes africains
présentent le fondateur de la royauté, non comme un puissant guerrier,
mais comme un chasseur étranger en possession d'une magie plus
efficace et marqué du sceau de l'extériorité. Le contraste est
frappant avec la société lignagère tetela, où les chefs de lignage sont
dépourvus de pouvoir rituel; ici la fonction magico-religieuse est
dévolue à des spécialistes marginaux qui se bornent à lutter contre les
sorciers à l'intérieur de la société et, à l'extérieur, contre de
dangereux esprits de la nature sur lesquels personne n'a prise. Le pouvoir
sacré mérite donc d'être considéré comme une révolution
idéologique. Il est étranger à l'être de la société, il est d'une autre essence
que l'autorité familiale, lignagère ou clanique, dont il transgresse,
d'une manière ou de l'autre, la loi pour s'affirmer. C'est en vain que
l'on s'efforcerait de démontrer que cette nouvelle philosophie poli-

38 J. Vansina, op. cit., p. 100.


i9Ibid., p. 106.
L'INVERSION DE LA DETTE 23

tique n'est qu'une superstructure masquant des luttes politiques


(comme le soutient Evans-Pritchard) ou un bouleversement des
conditions économiques (comme le proclament les marxistes).
A cet égard, le cas des Rukuba du Nigeria décrits par Jean-
Claude Müller est exemplaire40. Voici de petites chefferies
villageoises, présentant les aspects majeurs de la royauté sacrée telle que
nous venons de la définir. Or, loin que celle-ci s'impose par la force,
c'est au contraire le nouveau chef désigné qui se trouve le prisonnier
du groupe qui se repose sur sa capacité magique pour assurer la
prospérité générale. Le village rukuba s'identifie à son chef. Celui-ci
est déposé si son pouvoir mystique s'avère inopérant face aux
catastrophes de tout genre. S'il n'est pas mis à mort, comme le veut le
schéma frazérien classique, Müller démontre que le thème du
régicide hante la pensée et la pratique rituelle rukuba. Les procédures
de nomination d'un nouveau chef de village sont variables, mais
elles s'entourent toujours d'un grand mystère. Le candidat idéal doit
être de belle prestance et manier la parole avec aisance et autorité,
tout en étant respectueux des coutumes. Il doit aussi posséder une
faculté mystique que les Rukuba appellent l'Œil, comme le forgeron,
le chef de clan, le devin. Mais le chef de village se distingue des
autres détenteurs de l'Œil par les caractéristiques remarquables que
lui confèrent les rites d'installation. Le candidat, élu dans le clan qui
détient le pouvoir, est véritablement «ligoté» à la chef ferie41. Il se
réfugie chez son oncle maternel et on lui rase la tête comme s'il était
«en deuil de lui-même», ses agnats l'ayant symboliquement tué42.
L'oncle finit par leur rendre son neveu qu'il «ressuscite» à l'instar
d'un enfant à la fin de son initiation. Il se prépare alors à porter le
«poids de la chefferie» en buvant de la bière dans la calotte
crânienne de l'un des chefs précédents43. Dans trois villages importants,
le chef est symboliquement mis à mort lors de son intronisation par
le truchement d'une victime humaine substitutive : les responsables
du rituel s'emparent d'un nouveau-né chétif, appartenant au clan du
chef, et l'étouffent. On immole ensuite un bélier. On en prépare
quelques morceaux auxquels l'on mêle secrètement un peu de la
chair du jeune enfant, et le chef les absorbe. Il se trouve ainsi
anthropophage à son insu. Sa personne devient dangereuse, son
pouvoir mystique est susceptible d'infecter ceux qui boiraient ou
mangeraient dans le même récipient que lui. Müller aperçoit très
finement que le sacrifice substitutif du nouveau-né doit être interprété

40 J.-C. Müller, Le Roi bouc émissaire. Pouvoir et rituel chez les Rukuba du
Nigeria central, Québec, 1980.
"Ibid., p. 156.
42 Ibid., p. 157.
"Ibid., p. 158.
24 LUC DE HEUSCH

comme une transformation du régicide rituel accompli par un


certain nombre de populations voisines, les Jukun notamment. Les
Rukuba ne mettent pas, comme ceux-ci, leurs chefs à mort au terme
d'un septennat. Au contraire, leur règne n'a pas de limite en
principe. Mais «les sept premières années du règne sont considérées
comme une période probatoire, une sorte d'examen de
compétence»44. «Au lieu de tuer le chef au premier signe de vieillissement
où à l'occasion d'une date fixée à l'avance, l'idéologie rukuba choisit
d'effectuer l'opération à la naissance - ou peu après -, ce qui, par la
récupération alimentaire du cadavre, ne pourra qu'assurer les bases
de règnes effectivement longs»45. En outre, le chef est sacrifié par
procuration lors du grand rituel périodique kugo, qui a lieu en
théorie (mais non en fait) tous les quatorze ans. Avant l'ouverture des
cérémonies, l'on capture un vieil homme; contrairement au nouveau-
né immolé lors de son intronisation, il n'appartient pas au clan du
chef. La victime est rendue repoussante et terrifiante. En grand
secret, les officiants tuent un bélier, dont la viande est mangée par le
vieillard. Celui-ci devient alors «si impur qu'il ne pourra plus vivre
dans le village ni avoir de contact avec ses concitoyens»46. Le rite
sert, selon les Rukuba, à «réparer le monde» ou à le «remettre en
place»47. Müller démontre de manière convaincante qu'il se fonde
sur un double déplacement : le bélier, dont les Rukuba ne
consomment jamais la viande, «représente» le chef; le vieillard qui
enfreint cet interdit alimentaire «reproduit ce que le chef a fait lors
de son intronisation. Il a mangé lui aussi le chef, sous la forme du
bélier, et il va en subir les conséquences». Il est condamné à vivre en
exil, dans une hutte située à l'extérieur de l'espace social du village,
mendiant sa nourriture à distance. Il est censé mourir subitement,
dans le cours de la septième année. Le vieillard devient donc une
victime émissaire, en lieu et place du chef lui-même, qui se trouve, au
contraire, conforté dans sa position.
Loin de moi la pensée que le cas des Rukuba constituerait un
stade «primitif» de l'évolution de la royauté sacrée. Ce serait
défendre une thèse évolutionniste étrangère à mon propos. En
revanche, la chefferie sacrée rukuba a l'avantage de nous montrer avec
une clarté exceptionnelle que cette idéologie n'est pas le résultat
d'un bouleversement du mode de production domestique. Bien
qu'investi d'une fonction rituelle exceptionnelle, le chef rukuba est
astreint au travail agricole, comme ses administrés. Sa maisonnée

44 Ibid., p. 161.
45 Ibid., p. 172.
46 Ibid., p. 173.
47 Ibid., p. 175.
L'INVERSION DE LA DETTE 25

est une «unité de production ordinaire»48. Il organise chaque année


des travaux collectifs sur le champ sacré du village dont il a la
jouissance, mais «les participants sont récompensés par des pots de bière
et par un repas comme le veut tout travail collectif»49. Instrument
magique de la prospérité agricole, le chef est aussi un redistributeur
du surplus des bonnes années. En cas de famine, en revanche, les
paysans lui réclameront du grain, bref, le chef rukuba est un
«régulateur économique», et sa fonction est l'objet d'un consensus50. Cette
idéologie n'est pas réductible à un rapport de production, mais une
machine de production distincte fonctionne autour de l'institution
de la chefferie, dans l'espoir de favoriser la prospérité générale.
Le chef rukuba n'est en aucune façon à la tête d'un appareil
d'Etat, dont le pouvoir sacré serait l'expression symbolique
mystificatrice. Il est censé se dépenser pour le groupe en effectuant un travail
mystique. A ce titre, il bénéficie d'un certain nombre d'avantages
économiques51. Il recevait jadis le butin de guerre; on lui offre
quelques morceaux de certains gros animaux abattus à la chasse. Il est
régalé de nourriture et de boissons en diverses occasions. Il apparaît
comme le «plus gros consommateur du village», mais sa production
n'excède pas celle des autres agriculteurs. Les surplus dont il dispose
sont dépensés de maière somptuaire et Müller estime que les
avantages dont dispose le chef rukuba ne peuvent être interprétés comme
un tribut. Les prestations qui lui sont dues s'inscrivent dans une
relation d'échange, si son efficacité mystique cesse, «si les termes de
l'échange se dégradent», il peut être déposé. En tout état de cause,
«les Rukuba disent clairemnt que les graines entreposées dans le
grenier du chef leur appartiennent en premier lieu»52. Les villageois
démunis y ont accès.
Il est temps de reprendre le dialogue avec Clastres. En instituant
le pouvoir comme instance rituelle autonome étrangère à l'ordre de
la parenté, le groupe rejette délibérément le chef en dehors du jeu
social. Le chef rukuba a mangé la chair de son propre clan lors de
son intronisation. Il a commis, selon l'expression même de Müller,
un «inceste alimentaire». En transformant le chef en monstre sacré
pour lui confier un pouvoir spécifique sur la nature, la société
fabrique un piège idéologique dangereux. Tout en maintenant les
apparences d'un échange, le groupe se situe lui-même en position de

48 Ibid., p. 261.
49 Ibid., p. 262.
50 Ibid., p. 273.
51 J.-C. Muller, Le miroir de la «production», chefs birorn et chefs rukuba, dans
Anthropologie et Société, III, n° 1, 1979.
52 Ibid., p. 25.
26 LUC DE HEUSCH

débiteur par rapport au chef, quand bien même se réserverait-il le


pouvoir de reprendre ce qu'il a donné. Le mouvement de la sacralité
du pouvoir, qui définit le chef comme être de la transgression, est
lourd de potentialités historiques nouvelles. Il annonce le
renversement du sens de la dette. Les exemples sont innombrables où les
rangs, les privilèges, voire les différenciations entre les classes
sociales s'installent autour de la figure du roi sacré. Avec plus ou
moins de force, le chef sacré fait alors figure de Souverain. Tel est le
cas du royaume kuba au Zaïre ou de l'ancien royaume du Rwanda,
en dépit de la différence considérable de leurs institutions politiques
respectives, caractérisées par le contrôle démocratique dans un cas,
le despotisme dans l'autre. En tout état de cause, le pouvoir royal se
nourrit d'une économie tributaire lorsqu'il devient le rouage
principal d'une machination politique méritant le titre d'Etat.
Mais l'Etat n'est pas l'instrument de la transformation de la
société «archaïque», telle que Clastres la définit. La sacralisation du
pouvoir constitue le germe médiateur entre ces deux termes. L'Etat
en tant qu'appareil de coercition implique l'émergence d'une
institution magico-religieuse spécifique en un lieu extérieur à la parenté et
capable de briser le contrôle que celle-ci exerce sur l'ensemble des
relations sociales. La royauté sacrée ne peut être confondue avec
l'Etat. Elle le précède, elle le rend possible à la faveur de circonstances
diverses. Loin de jaillir de l'ordre de la parenté, elle y introduit une
rupture radicale. Le petit g qui sépare en anglais kinship et kingship
résume une formidable transmutation symbolique. Je propose de
l'appeler le facteur g de l'histoire. G comme gap, trou, abîme, vertige,
fantasmagorie nouvelle.

Luc de Heusch

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