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de Rome
Résumé
L'étude de trois sociétés nilotiques et celle du domaine bantou abordée dans une perspective néo-frazérienne permettent de
nuancer la thèse de Pierre Clastres, selon laquelle il existerait une opposition fondamentale entre les sociétés qui imposent une
dette permanente au «leader» pour l'empêcher de transformer son prestige en pouvoir et celles où l'Etat se déploie et qui
affirment que le peuple est perpétuellement en dette vis-à-vis du souverain. L'isolement du roi dans le tissu de la parenté et de
l'alliance instaure ici une coupure décisive entre le chef sacralisé et le groupe qui l'appelle à la plus haute fonction rituelle. La
royauté sacrée ne peut être confondue avec l'Etat, elle le précède et le rend possible.
de Heusch Luc. L'inversion de la dette (propos sur les royautés sacrées africaines). In: Genèse de l'État moderne en
Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations. Actes des tables rondes
internationales tenues à Paris (24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988) Rome : École Française de Rome, 1993. pp. 9-26.
(Publications de l'École française de Rome, 168);
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1993_act_168_1_4330
L'INVERSION DE LA DETTE
6 Ibid., p. 201.
'Ibid., p. 202.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 203.
10 Ibid., p. 202.
"Ibid., p. 203.
nIbid., p. 294.
n G. Lienhardt, Divinity and Experience. The Religion of the Dinka, Oxford,
1961, p. 168 sq.
12 LUC DE HEUSCH
Que signifie cette division interne du corps social? Elle tend à isoler
la fonction rituelle de la fonction guerrière. Les maîtres de la lance
de pêche ont le pouvoir de guérir les maladies par la prière, les
invocations et les sacrifices. Ils assurent aussi la vitalité et la prospérité
du peuple. Seuls un certain nombre d'entre eux atteignent à une
réputation exceptionnelle et quelques-uns deviennent de véritables
leaders politiques (political leaders) durant les migrations14.
Dans les circonstances normales, la fonction politique des
maîtres de la lance de pêche est comparable à celle des chefs à la
peau de léopard du pays nuer : ils font figure de médiateurs dans les
conflits et les vendettas. Mais ils assurent aussi le succès des raids et
des expéditions guerrières par leurs invocations. Leur pouvoir
religieux héréditaire est beaucoup plus marqué. Ils «participent à un
mystère dont les autres sont exclus15». Ils sont inspirés par une
divinité particulière (dont le nom signifie «chair» : flesh) : elle est censée
les «éclairer», leur apporter la connaissance. Les maîtres de la lance
de pêche ont un comportement singulier : au cours de sacrifices
nocturnes, ils mangent de petits morceaux de viande crue. Lors des
nuits sans lune, ils prient pour la protection des hommes et du
bétail. Le corps même de ces prêtres est en quelque sorte habité par le
dieu Chair : il «est» leur chair et leur sang et ils sont tenus de le
nourrir. Ils sont, conclut Lienhardt, «en partie divins» (partly
divine)16. Ils se distinguent de tous les autres membres de la tribu par
leur statut ontologique, qui évoque celui des «rois divins» décrits par
Frazer. Ils en possèdent une caractéristique fondamentale : ils ne
peuvent mourir de mort naturelle : on les enterre vivants lorsqu'ils
atteignent un âge avancé.
Réservons ce problème pour la suite de l'exposé et faisons le
point. La compétence rituelle des maîtres de la lance de pêche est
beaucoup plus étendue que celle des chefs à la peau de léopard chez
les Nuer. Mais la nature de leur pouvoir politique respectif demeure
invariante. Même les plus célèbres de ces ritualistes-pacificateurs
dinka ne se voient pas conférer - sauf circonstances historiques
exceptionnelles - une responsabilité différente de celle que les Nuer
confient à leurs chefs à la peau de léopard. Le rôle magico-religieux
de ces derniers est plus effacé : tout au plus leur concède-t-on «de
modestes pouvoirs de faiseur de pluie17».
Cette nouvelle option est inscrite dans la structure sociale
même; les Dinka instaurent une coupure dualiste à l'intérieur de
l'organisation clanique. L'ensemble des clans réunis sous l'emblème
"Ibid., p. 210.
i5Ibid., p. 143.
16 Ibid., p. 16.
17 E.E. Evans-Pritchard, op. cit., p. 202.
L'INVERSION DE LA DETTE 13
19 J. Frazer, Le Dieu qui meurt, trad, française de P. Sayn, Paris, 1931, p. 13-
23.
20 A. Butt, The Nilotes of the Anglo-Egyptian Sudan and Uganda, Londres,
1952, p. 54.
21 CG. Seligman, Pagan Tribes of the Nilotic Sudan, Londres, 1932, p. 47-49.
22 G. Lienhardt, Nilotic Kings and their Mother's Kin, dans Africa, XXV, n° 1,
1955.
L'INVERSION DE LA DETTE 15
30 Ibid., p. 66.
31 J. Vansina, op. cit., p. 103.
32 Ibid.
33 L. de Sousberghe, art. cit., p. 66.
34 M. Doulas, The Lele of the Kasaï, Oxford, 1963, p. 199.
L'INVERSION DE LA DETTE 21
40 J.-C. Müller, Le Roi bouc émissaire. Pouvoir et rituel chez les Rukuba du
Nigeria central, Québec, 1980.
"Ibid., p. 156.
42 Ibid., p. 157.
"Ibid., p. 158.
24 LUC DE HEUSCH
44 Ibid., p. 161.
45 Ibid., p. 172.
46 Ibid., p. 173.
47 Ibid., p. 175.
L'INVERSION DE LA DETTE 25
48 Ibid., p. 261.
49 Ibid., p. 262.
50 Ibid., p. 273.
51 J.-C. Muller, Le miroir de la «production», chefs birorn et chefs rukuba, dans
Anthropologie et Société, III, n° 1, 1979.
52 Ibid., p. 25.
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Luc de Heusch