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AFRIQUE

Alfred Adler
Le Pouvoir et l’Interdit
Royauté et religion en Afrique noire : essais d’ethnologie comparative
Paris, Albin Michel, 2000, 336 p., bibl., index, ill., cartes.

À L’HEURE où l’anthropologie glisse de


plus en plus vers l’épistémologie (et je ne
royautés africaines tout en gardant son
point d’ancrage comparatif dans le
dirai pas que c’est une mauvaise chose en royaume de Léré du Tchad (société
soi), mais parfois aussi s’égare dans des Moundang) qu’il a étudié durant de nom-
quêtes théoriques illusoires, il est bon de se breuses années 1. Quant aux traits de l’or-
plonger dans un ouvrage fondé sur des maté- ganisation sociale auxquels l’institution
riaux de terrain choisis dans une aire géo- royale peut être liée, ils concernent princi-
graphique large et traités de façon compa- palement le système clanique, l’alliance, le
rative. Alfred Adler redonne en effet vie à rituel (agraire, initiatique, funéraire, etc.)
une méthode dont l’anthropologie parle et le sacrifice, les masques et le totémisme.
depuis longtemps mais qui n’a pas toujours Contrairement aux historiens qui se fon-
été correctement exploitée : le compara- dent sur des documents, c’est par l’inser-
tisme, non pas sous sa forme « intensive et tion dans l’enquête comparative de ces
limitée », comme le voulait Edward E. paramètres que l’anthropologue travaillant
Evans-Pritchard, mais « sous cette autre sur des sociétés de tradition orale doit
forme […] qui se donne pour objet une « construire la notion de royauté ».
institution ou un trait social et son articu- Comme point de départ d’une telle
lation avec d’autres traits relevant ou non réflexion, Alfred Adler reprend de façon
de la même institution […], en élargissant critique la thèse frazérienne du « roi divin »
le champ d’investigation, comme l’a fait fondée sur l’identification du souverain
COMPTES RENDUS

Mauss dans son Essai sur le don » (p. 11). Il avec les forces de la nature ; il montre que
s’agit en l’occurrence de « redonner souffle l’auteur du Rameau d’or eut le mérite de
à une théorie générale du pouvoir poli- poser la question de l’origine du pouvoir
tique dans les sociétés de tradition orale » politique, qu’il situe dans les aptitudes de
(p. 9) dans la droite ligne de African magicien attribuées au roi en tant que
Political Systems (1940) édité par Edward garant de la prospérité collective.
E. Evans-Pritchard et Meyer Fortes, mais Cependant, il est impossible de trouver
de manière plus synthétique et en inté- dans l’ethnographie africaniste, nous dit
grant la dimension symbolique. L’auteur se 1. Voir Alfred Adler, La Mort est le masque du roi :
sert abondamment de la littérature scienti- la royauté sacrée des Moundang du Tchad, Paris,
fique concernant un certain nombre de Payot, 1982.

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Alfred Adler, la moindre preuve permet- de vie du roi (intronisation, initiation,
tant de déduire l’exercice de l’autorité poli- mise à mort), ainsi qu’à celle des rites du
262 tique à partir de la détention de pouvoirs calendrier agricole (récolte des prémices,
magiques sur la nature. Contre une vision clôture des récoltes, chasse rituelle à la
évolutionniste, il faut donc considérer la pintade accompagnée de sacrifices pour la
royauté « divine » comme une « structure pluie). Le régicide rituel dans le royaume
symbolique […] indépendante de l’éten- de Léré est donc couplé à la périodicité de
due et de la puissance de l’autorité tempo- l’initiation. La tradition moundang a
relle qu’exerce celui qui la détient […] ajouté à ce cycle ternaire la fonction d’un
Penser la royauté, c’est-à-dire penser l’im- roi usurpateur du pouvoir (il y en a deux
brication de la structure symbolique qui dans la généalogie historique), auquel suc-
sous-tend le statut de souverain […] avec cédera un roi légitime. Apparaît alors la
les structures sociales, implique donc de pertinence des durées de règne, les règnes
rechercher les conditions de possibilité de longs étant ceux de l’usurpateur et de son
l’émergence, non pas de tel régime poli- successeur, les courts renvoyant à une
tique ou de tel type d’État, mais d’un ordre « durée canonique » à laquelle met un
politique à proprement parler » (p. 26). Le terme le régicide rituel. Ici encore, ces
régicide 2, dont la réalité matérielle a sou- développements sont l’occasion pour
vent été contestée, mais dont la dimension Alfred Adler de défendre une approche
rituelle est indéniable en Afrique, fait par- anthropologique de la royauté africaine
tie de cette structure et pose la question de contre une simple interprétation histo-
la relation que le pouvoir entretient avec rique fondée sur une généalogie linéaire :
l’interdit. Et il s’agit d’envisager l’interdit, « Dans cette perspective, ce qui compte (au
écrit Alfred Adler, non pas dans l’après- propre comme au figuré) ce n’est pas une
coup du pouvoir établi, mais « du point de suite d’événements avec des acteurs divers
vue du processus qui l’institue. Nous qui se trouveraient agir dans le cadre tem-
dirons que nous avons affaire alors à une porel de tel ou tel règne mais la succession
fonction primaire qui est précisément celle elle-même dans le cadre conceptuel de la
de rendre possible la création d’un statut royauté » (p. 60). La diachronie se confond
très particulier : celui qui donne la légiti- alors avec la synchronie, « car les événe-
mité du pouvoir au personnage déclaré ments sont, en quelque sorte, avalés par la
détenteur d’une capacité magique d’influer structure… » (p. 58).
sur le cours naturel des choses » (p. 26). Le deuxième chapitre est entièrement
De l’instauration d’un ordre symbolique consacré à la structure sociale et politique
secondaire résulteraient les transgressions du royaume de Léré. Le cœur de l’organisa-
attachées à la personne du roi, tels que le tion sociale moundang est le système cla-
régicide rituel et l’union incestueuse. nique (dont certains clans autochtones
Ayant ainsi précisé sa conception de la rela- dotés de charges rituelles). Mais le roi et ses
tion entre royauté et religion comme pro- enfants, les « princes », sont hors-clan par
cessus de formation du pouvoir politique, naissance et s’opposent aux « serviteurs »,
l’auteur s’engage dans le travail comparatif possessions du roi et également hors-clan de
proprement dit. par leur provenance étrangère (captifs de
Dans un premier chapitre, il commence guerre) ou leur exclusion (criminels). Ces
par rappeler l’origine de la royauté moun- derniers comprennent les captifs du roi qui
dang et en définit la structure dynastique consacrent toute leur vie aux tâches rituelles
caractérisée par le cycle ternaire des titres de la cour. Aux générations suivantes,
de règne, qui rappelle le système (quater-
2. Ce thème a été traité par l’auteur ailleurs :
naire celui-là) du royaume du Rwanda. Alfred Adler, « Le pouvoir et l’interdit », in
Chez les Moundang, la triade des titres Systèmes de signes : textes réunis en hommage à
royaux renvoie à celle des étapes du cycle Germaine Dieterlen, Paris, Hermann, 1978 : 25-40.

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princes et serviteurs seront soumis à un pro- détruire. C’est armé de ce modèle concep-
cessus d’intégration dans la société (clanifi- tuel qu’Alfred Adler poursuit sa comparai-
cation). Quant aux fonctions attachées à la son sur l’échange différé, en commençant 263
personne du roi et à la cour, elles sont diri- par les Moundang.
gées par des collèges de notables dont l’or- La tradition moundang ne permet pas
ganisation s’inspire des lamidats peuls d’expliquer la royauté de Léré par une
installés au XIXe siècle ; avec son importante transformation historique. Le mythe fon-
cavalerie, l’armée moundang était au service dateur pose d’emblée le roi moundang
de la défense du territoire et de l’approvi- comme « preneur universel de femmes »,
sionnement en esclaves et en femmes pour contrairement aux chefs bandia qui « édi-
le roi. Le vaste gynécée du roi de Léré fait de fient leur puissance en se faisant donneurs
son palais une « mégamachine de produc- universels de femmes » (p. 119). Et à l’op-
tion » qui permet au souverain de remplir posé de ces derniers qui « détournent la
ses obligations rituelles et de redistribuer légitimité lignagère » en imposant leur
une grande part de ses richesses. propre culte des ancêtres, le roi de Léré
Le troisième chapitre, « L’échange dif- s’assujettit aux instances rituelles claniques
féré. Le capital-femmes comme capital (masques, cérémonies agraires, mort initia-
politique du roi », occupe le centre de l’ou- tique). Mais dans l’un et l’autre cas, le sur-
vrage et porte sur la comparaison de sept plus de femmes nécessaire est fourni par la
royautés africaines. Le principe de base guerre. Le jeu des contraires entre les
consiste pour un homme qui reçoit d’un royautés bandia (nzakara) et moundang
autre une femme en mariage à lui rendre à pousse l’auteur à nous livrer quelques
la génération suivante une fille née de cette oppositions binaires qui, au vu des infor-
femme. Alfred Adler distingue deux cas de mations qu’il donne lui-même, peuvent
figure : celui où le premier donneur occupe paraître légèrement forcées. Non seule-
une position parentale d’aîné qui le lie au ment les rois bandia et moundang s’oppo-
receveur par une obligation et celui où le sent respectivement comme donneurs et
donneur choisit librement de donner une preneurs universels, ou encore se dissocient
femme pour faire du bénéficiaire son ou s’intègrent au système lignager existant,
obligé. La seconde modalité suppose une mais, en plus, les Bandia « prennent essen-
société stratifiée et la dette y prend une tiellement des femmes du dehors pour les
dimension politique. L’auteur va analyser allouer aux hommes du dedans », alors que
quel est le rôle du roi dans ce système et « les Moundang allouent, pour une large
comment ce dernier s’inscrit dans la struc- part, des femmes du dedans aux hommes
ture clanique de la société. Le cas des capturés au dehors » (p. 124). Voici le roi
Nzakara du Centre Afrique (étudiés par de Léré, preneur universel, distribuant des
Éric de Dampierre) est particulièrement femmes à des étrangers… N’y a-t-il pas là
intéressant puisqu’on y saisit la transfor- un paradoxe créé par une formulation trop
mation, suite à la conquête par le clan tranchée ? Dans la phrase citée, tout paraît
Bandia, d’une ancienne société de chasseurs être dans le « essentiellement » et dans le
fondée sur la parenté en une société de « pour une large part » qui atténuent la
guerriers basée sur une relation de clienté- radicalité de l’opposition. Il est vrai que le
lisme. C’est uniquement en accaparant les roi de Léré ne donne des femmes qu’aux
COMPTES RENDUS

femmes par la guerre et en les redistribuant captifs d’origine étrangère dont il recevra
que les détenteurs conquérants du pouvoir des filles à la génération suivante, mais
fondèrent un État et imposèrent le culte de Alfred Adler nous dit par ailleurs que le
leurs propres ancêtres. Comme le note Éric rôle de la guerre est d’alimenter la cour en
de Dampierre, le clan conquérant « se pose captifs et en femmes. Pour recevoir une
hors la coutume », la structure hiérarchique fille d’un captif éventuellement intégré
se superposant au système clanique sans le dans le système clanique, le roi doit

Afrique
d’abord acquérir une femme (la mère de aura eue d’elle. La reine devient alors
cet esclave) bien souvent du dehors. N’y a- « gendre » et « beau-père » des chefs de dis-
264 t-il pas un piège à faire usage des termes trict et « époux » et « père » de la fille reçue.
« donneur universel » et « preneur univer- Pour le reste de la société, une forme préfé-
sel » ? Finalement le maître mot, tant pour rentielle de mariage prévaut avec la cousine
les Bandia que pour les Moundang, n’est-il croisée matrilatérale. Alfred Adler définit le
pas celui de redistribution, avec cette ques- cas lovedu selon deux codes : un code de la
tion subsidiaire : quelles sont les femmes- royauté sacrée semblable au modèle moun-
butin que le roi garde pour lui et celles dang (pouvoirs magiques attribués au sou-
qu’il redonne ? D’autant que, selon l’au- verain) et un code de la société fondé – seul
teur, le contraste entre ces deux systèmes se exemple dans l’échantillon présenté dans
trouve structurellement médiatisé par le l’ouvrage – sur le mariage préférentiel
cas mossi du royaume du Yatenga (étudié assorti d’un paiement de bétail. Le statut
par Michel Izard), dont le souverain est à la de « mari » pour les femmes de haut rang
fois preneur et donneur de femmes, puis- était également attesté dans certains cas
qu’il s’intègre à un échange différé qui est la chez les Bandia, Moundang et Fon.
norme dans cette société du Burkina-Faso. « [Le] roi est tenu d’une manière ou
Alfred Adler ajoute à la triade d’une autre, en personne ou indirecte-
Moundang-Bandia-Mossi le modèle des ment, de jouer un rôle central dans des
chefferies bamiléké (Jean Hurault) et celui cérémonies dont le sacrifice est le cœur »
du royaume bamoum (Claude Tardits) du (p. 149). Pour traiter la question de la
Cameroun avant de tirer une première royauté et du sacrifice (chapitre IV), l’au-
conclusion. Deux clivages apparaissent ; le teur se reporte principalement à Émile
premier, d’une part, entre les Bamoum et les Durkheim et, ici encore, à James G. Frazer.
Bandia où opère un code unique fondé sur Du premier, il retient la dualité de la sacra-
le lignage, d’autre part les cas mossi et lité royale avec ses aspects positifs et néga-
moundang où se dessine un code double, tifs ; envers le second, il exprime surtout
celui de la terre et celui de la royauté. Le des critiques portant sur le fait que Frazer
second clivage porte sur le statut des femmes n’a retenu que l’aspect négatif et est resté
qui sont données et reçues dans l’échange attaché à la représentation d’un roi partici-
différé ; on a alors d’un côté les Bandia et les pant à la fois du magicien et du dieu. Les
Moundang (les princesses ne sont pas don- thèses frazériennes furent, dès les années
nées à des inférieurs, le statut servile n’est pas 1940, dépassées par l’intérêt croissant pour
pérenne) et de l’autre les Bamoum et les une anthropologie politique qui ne voyait
Mossi présentant la situation inverse. dans l’analyse du code sacrificiel qu’une
Le chapitre se clôt par la présentation du façon d’atteindre la réalité sociopolitique.
cas des Lovedu du Transvaal (Eileen J. et L’un des mérites de l’ouvrage d’Alfred
Jack D. Krige) et de celui des Fon du Daho- Adler est précisément, parallèlement à une
mey (A. Le Hérissé, Melville Herskovits analyse des liens entre le religieux et le
et Gilbert Rouget). Pour les premiers politique, d’avoir redonné sa place à la
(l’ancien empire du Monomotapa), ce sont structure symbolique du pouvoir. Comme
des reines qui, dès 1800, régnèrent sans représentants de cette orientation, l’auteur
gouverner véritablement, fondant leur salue les travaux récents d’anthropologues
immense prestige sur leurs pouvoirs africanistes tels Luc de Heusch ou Jean-
magiques à faire tomber la pluie. En Claude Muller et réserve quelques pages au
échange, les chefs de district allouent des « point de vue holiste » défendu par Serge
femmes à la reine qu’elle prend à son ser- Tcherkézoff à propos des Nyamwezi de
vice avec le statut d’« épouses ». Après une Tanzanie 3. Le reste du chapitre est consa-
certaine période, une des femmes est don- cré à l’interprétation détaillée des rites
née à un chef qui lui renverra une fille qu’il sacrificiels moundang (principalement les

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trois cérémonies du cycle agricole), dans Brown les avait définis en 1952, notam-
lesquels le roi occupe tantôt une place ment en rapport avec la structure clanique
valorisée (rite positif ), tantôt une place de certaines sociétés. C’est le cas des 265
dévalorisée (rite négatif ). Plusieurs pages Moundang dont le système clanique, et
sont par ailleurs dédiées à la fonction de secondairement totémique, correspond à
faiseur de pluie du roi de Léré, analyse « un ensemble ordonné de fonctions
assortie de points comparatifs avec le chef sociales et de tâches rituelles » (p. 245). Il
mofu du Nord-Cameroun (Jeanne- faut cependant renoncer à trouver dans
Françoise Vincent). On peut ajouter que le toute forme totémique un lien mythique
sacrifice sanglant effectué périodiquement entre le groupe social et une espèce natu-
sur les pierres de pluie désigne le roi ou le relle, comme, par exemple, chez les
chef comme celui qui contrôle la fécondité Tallensi du Ghana étudiés autrefois par
naturelle de la terre ; la polygynie extrême Meyer Fortes. Pour les Moundang, Alfred
de ces personnages et leur progéniture Adler distingue parmi les « attributs toté-
nombreuse semblent conforter cette inter- miques » : un nom (généralement un nom
prétation. Le roi serait une sorte de géni- d’animal ou d’objet), un interdit (lié au
teur suprême de la nature et de la société. nom), un ou plusieurs masques, une rela-
Mais Alfred Adler ne mentionne guère cet tion à plaisanterie, une devise. D’une façon
aspect sexualisé de la structure symbolique générale, la délimitation sémantique entre
du pouvoir. fonctions rituelles et totémismes claniques
Un intéressant chapitre traite « des rois et n’est pas clairement définie ; cela semble
des masques » en se fondant sur l’approche dû à une acception, selon nous, trop large
comparative des Moundang et des Bushong du totémisme.
(Kuba) de l’ex-Congo-Kinshasa (Jan Vansina Claude Lévi-Strauss a vu dans certains
et Luc de Heusch). Les deux cas retenus systèmes de clans dotés de spécialisations
révèlent un contraste entre le modèle professionnelles ou rituelles une transforma-
moundang où le masque est intégré à l’ordre tion en castes. En ce qui concerne les
clanique dans l’initiation ou le rituel funé- Baganda de l’Ouganda (étudiés par John
raire (le roi restant hors clan) et le modèle Roscoe), Alfred Adler reproche à l’auteur de
bushong où le roi « est le porteur de masque La Pensée sauvage de n’avoir pas pris en
et le danseur, par excellence » (p. 236). compte la royauté qui, pour lui, est un para-
D’autres oppositions structurelles sont mises mètre fondateur, car « c’est d’elle que pro-
en évidence : par exemple, le corps du roi cède l’organisation de la société, la mise en
mort est caché à Léré et un esclave trône place des clans et l’attribution à chacun
temporairement à sa place, alors que chez les d’entre eux d’un statut propre » (pp. 282-
Bushong son cadavre est exposé. Le chapitre 283). Tous les clans assurent des devoirs
se ferme par quelques considérations compa- rituels envers le roi sans que les spécialisa-
ratives (Moundang, Bwaba, Bobo) sur la tions techniques ne constituent des mono-
signification des masques « bruts », faits de poles, comme c’est le cas pour les castes.
simples feuillages, objets « primordiaux » aux Selon Melville Herskovits, le totem fon (toh-
fonctions cosmogoniques. wiyo) se confond avec une entité spirituelle
Le chapitre VI entreprend l’étude du fondatrice du clan, d’où un culte véritable-
« rapport que le totémisme entretient avec ment national envers les tohwiyo des familles
COMPTES RENDUS

le pouvoir politique » (p. 243). Tout en royales et princières. Quelques exemples du


saluant les mises au point historiques et
conceptuelles que Claude Lévi-Strauss a 3. Serge Tcherkézoff, Le Roi nyamwezi, la droite et la
proposées dans son ouvrage Le Totémisme gauche : révision comparative des classifications dua-
listes, Cambridge, Cambridge University Press/Paris,
aujourd’hui 4, Alfred Adler estime néces- Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1983.
saire de conserver les termes de « totem » et 4. Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui,
de « totémisme » tels qu’Alfred Radcliffe- Paris, PUF, 1962.

Afrique
Haut-Nil, plus particulièrement des Shilluk entre les sociétés « à castes vraies » (Rwanda,
(Godfrey Lienhardt) où le totémisme cla- Ankole) et les sociétés à classes (Bunyoro,
266 nique fait place au culte du héros fondateur Buhaya…). Pour lui, les clans baganda sont
de la royauté, offrent des variantes du rap- de type totémique et ne constituent pas des
port entre royauté et clans (de type toté- véritables castes car ils ne sont pas hiérar-
mique ou pas). L’auteur s’attarde enfin sur chisés entre eux. Enfin, allant du clan à la
l’exemple du Buganda. Une précision : si royauté, l’analyse anthropologique pose, au-
c’est bien le roi du Buganda qui distribue les delà, la question de la naissance de l’État.
noms totémiques et les fonctions rituelles Sur ce point, Alfred Adler se réclame des
aux clans, et si chez les Moundang les spé- thèses de Arthur M. Hocart 7 et refuse de
cialistes rituels sont au service du roi, il est voir une quelconque continuité entre les
évident que de telles responsabilités cla- royautés africaines et l’État moderne.
niques ont souvent existé avant l’émergence Nous ne sommes pas spécialiste des
de la royauté et sont encore attestées dans royautés africaines ; aussi manque-t-il à ce
des sociétés sans royauté. C’est une caracté- compte rendu des données comparatives
ristique des organisations segmentaires. Il qui porteraient sur des systèmes non inclus
faut sans doute comprendre que la royauté dans l’échantillon présenté. Alfred Adler a
opère plus exactement des transformations utilisé les ethnographies disponibles les
sur le système des fonctions claniques déjà plus complètes et fournissant des maté-
existant et redistribue les rôles en s’en attri- riaux nécessaires à sa problématique. Cette
buant le bénéfice. L’auteur a montré dernière est foncièrement anthropologique
d’ailleurs que le totémisme clanique des Fon et structurale (mais non pas structuraliste)
a été préservé malgré l’instauration de la et cela lui vaudra sans doute quelques
royauté. Comme il le fait pour les Shilluk, réserves de la part des historiens de
Alfred Adler justifie le postulat selon lequel l’Afrique. Par sa dimension comparative
la royauté buganda serait la cause à la fois d’une part, par ses choix théoriques d’autre
finale et efficiente d’une telle structure par le part, cette étude apporte, sans conteste,
mythe du fondateur du royaume et héros une contribution anthropologique capitale
culturel, fourni par John Roscoe ; mais un à la compréhension des royautés africaines.
mythe n’est-il pas, par l’effet d’une inversion
causale, le produit après-coup de l’institu- Bernard Juillerat
tion qu’il légitime ? Pour l’auteur, la royauté
constitue pour le moins la condition poli- 5. Plus bas, Alfred Adler parle de « déterritorialisa-
tique de l’évolution éventuelle des clans toté- tion » au niveau du clan et de « reterritorialisation »
miques vers une forme de « castes » ; mais il à celui du pouvoir central. Dans Les Bases de l'or-
ne saurait s’agir d’un « groupe de transfor- ganisation sociale chez les Mouktélé (Nord-
mation » comme le voudrait la conception Cameroun) : structures lignagères et mariages (Paris,
Institut d’ethnologie, 1971), nous avions nous-
structuraliste de Claude Lévi-Strauss : c’est même analysé, pour une société segmentaire à chef-
ce qu’entend démontrer le dernier chapitre. ferie, la relation entre fonctions rituelles claniques
Royauté et clans sont donc compatibles, et territorialité, et notamment l’extension de cer-
mais mus par des poussées évolutives oppo- tains rites agraires, originairement réservés au terri-
toire du clan premier immigré, au « massif »
sées : alors que le pouvoir centralisé a ten- comme unité politique de la chefferie. Des fonc-
dance à s’exacerber, les clans perdent leur tions rituelles de certains clans mouktélé sont attes-
dimension politique et leur autorité territo- tées, mais ne constituent nullement, à notre sens,
riale au profit du pouvoir central. C’est un système totémique.
notamment ce qui s’est passé chez les 6. Luc de Heusch, Le Rwanda et la civilisation
interlacustre : études d’anthropologie historique et
Moundang et les Baganda 5. Dans son étude
structurale, Bruxelles, Université libre de Bruxelles-
comparative des sociétés interlacustres 6, Luc Institut de sociologie, 1966.
de Heusch a montré que le système du 7. Arthur M. Hocart, Rois et courtisans, Paris, Le
Buganda occupe une position intermédiaire Seuil, 1978.

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Dominique Sewane 267
La Nuit des Grands Morts : l’initiée et l’épouse chez les Tamberma du Togo
Préface de Jean Malaurie
Paris, Economica, XXIII + 272 p., 2002, bibl., index, ill. (« Afrique cultures »).

“A VANT DE SE PERMETTRE de ten-


ter de modéliser et d’esquisser une théorie
drame de l’initiation : « Si les morts ne
viennent pas sur les [initiées] cette nuit-là,
aux bases très fragiles en raison de la com- ils ne les emmèneront pas chez eux, Là-où-
plexité de la pensée humaine », il est bon l’on-va, quand elles mourront. Ils ne for-
« de procéder à une description exacte des meront pas avec elles de nouveaux
rituels dans le moindre détail », avertit Jean enfants. » Le vieillard qui venait de confir-
Malaurie dans sa préface de l’ouvrage de mer « une intuition que jusqu’ici je ne for-
Dominique Sewane (p. VIII). Et ce livre, mulais qu’avec prudence […] partit
qui sera bientôt suivi d’un autre, Le Souffle brusquement » le dernier jour de l’initia-
du mort. Les Tamberma du Togo dans la col- tion (p. 118). Amère victoire de la parole
lection « Terre humaine » (Plon), nous sur la métaphore vécue.
offre cette richesse de plus en plus rare Le « discours » chez les Tamberma ne
d’une description fine et minutieuse. prend pas la forme élégante que l’on trouve
Dominique Sewane a participé à plu- dans les livres des ethnologues. Les paroles
sieurs initiations féminines tamberma, sont si rares qu’il faut réussir à les entendre
dikuntri, depuis son premier séjour en dans plusieurs circonstances pour en sup-
1980. Le récit qu’elle nous en donne est le poser le sens. L’art de Dominique Sewane
fruit de la rencontre entre ses interroga- (et l’on avait presque oublié que l’ethnolo-
tions et ses observations. Car, quand elle gie est un art, comme la médecine) est de
tente d’obtenir une explication de ce restituer le contexte signifiant qui empri-
qu’elle a vu, ou cru voir, ou pensé com- sonne et éclaire le mot chichement par-
prendre, on lui répond par cette boutade venu à l’oreille de l’observateur. Ainsi en
que peu d’ethnologues ont osé prendre est-il lors de la première initiation, en
comme point de départ : « Tu as été là-bas, 1981. Les jeunes filles vont quitter la
tu as pu voir. Quoi d’autre ? » (p. 7). Et takienta, la grande maison construite de
Jean Malaurie de noter encore que l’initia- terre pétrie avec les mains, pour rencontrer
tion ne se présente pas comme un classique en pleine nuit les Grands Morts. « Les
rite de passage « mais comme l’expression novices descendent de la terrasse, entière-
d’une sagesse naturelle… Ces rencontres ment nues. Elles se collent l’une à l’autre
avec l’invisible sont vécues comme de véri- devant la façade en une grappe compacte
tables drames, douloureux, au sens donné et anxieuse. Scorpion dit un nom. Un cri
aux mystères grecs d’Éleusis, et terrible- lui répond, véritable hurlement de déses-
ment impressionnantes » (p. VIII). Vingt poir. L’une des jeunes filles tente de s’en-
ans s’écoulent dans ce cheminement fuir. On la rattrape. J’entends : “C’est elle,
patient où les silences sont plus abondants c’est la première fille.” Pourquoi ce drame ?
COMPTES RENDUS

que les paroles, où l’observation se fait Je m’approche… Scorpion me repousse en


imprégnation d’un mode de pensée pétri crachant : “Interdit”. Les novices filent à
de symboles que l’ethnologue apprend à travers champ. Je les poursuivrai en
déchiffrer sans obtenir de confirmation aveugle, presque en courant, guidée par
explicite. En 2001, seulement, Dominique des chants et des appels, sans rien voir ni
Sewane entend formuler de façon claire la comprendre. Ainsi évince-t-on l’étranger
raison des rites qui mettent en scène le indésirable. » (p. 6) Qui est la première

Afrique
fille ? Quel est son rôle, comment la choi- livres à la lumière de celui-ci. La transmis-
sit-on, quelle sera sa vie ensuite ? Que sion de l’identité n’est pas un processus
268 signifie cette opposition entre la « pre- linéaire chez les Tamberma. La femme y est
mière » et toutes les autres ? « construite » pour être « dure d’oreille »,
Des années s’écoulent avant que imprévisible, insupportable. Elle vit dans
Dominique Sewane puisse hasarder une société qui pose au cœur de sa perma-
quelques réponses. Car : « Point de vérité nence et de son renouvellement l’idéal de
révélée. Chacun doit “penser par soi- la génitrice fantasque, et qui la pose face au
même” » (p. 9). Chaque Tamberma pour- guerrier qui s’interdit de tuer. Dans cette
suit sa recherche de lui-même ; la quête se cascade d’oppositions, la « première fille »
fait dans le silence, le temps long, l’accu- cumule toutes les contradictions sur sa per-
mulation patiente d’indices, de recoupe- sonne et sa conduite. Elle incarne à la fois
ments, d’échos venant de symboles la violence constitutive des guerriers-chas-
multipliés et dispersés ; le sens directeur se seurs et le calme absolu des vieillards les
trouve réfracté par tous les aspects de la vie plus sages. Ce rôle, impossible à tenir – elle
quotidienne, non seulement par les a quinze ans au moment de l’initiation –,
moments poignants des rites que sont les la condamne à une vie écourtée qu’elle doit
initiations des deux sexes et les cérémonies pourtant mener de façon exemplaire, pour
funéraires. Les idéaux masculins et fémi- le bien de tous.
nins ne sont pas inculqués aux adolescents En ces temps de savantes dissertations,
une fois pour toutes. Cette dynamique le travail de Dominique Sewane nous ren-
minimale qui sous-tend implicitement voie à de plus justes entendements. Il est,
toutes les observations de tels rites n’a pas enfin, très bien écrit.
de pertinence ici ; elle n’en a peut-être pas
ailleurs non plus ; il faudrait relire tous nos Marie-Claude Dupré

Mahir Saul & Patrick Royer


West African Challenge to Empire
Culture and History in the Volta-Bani Anticolonial War
Athens, Ohio University Press / Oxford, James Currey, 2001
404 p., bibl., gloss., index, ill., cartes.

L ES AUTEURS présentent ce livre comme


une étude de microhistoire anthropolo-
sismeic event », p. 23), fut volontairement
ignorée par les dirigeants français, et cela
gique. La modestie de l’expression met en dès 1916 alors qu’elle était à son point cul-
valeur l’originalité d’un travail qui exploite minant. Il fallut attendre les indépen-
des sources nombreuses, dispersées dans dances pour qu’apparaisse un roman écrit
plusieurs spécialités par la nomenclature par un Voltaïque originaire du pays Bwa
scientifique. De novembre 1915 à février (Nazi Boni en 1962) 1, suivi de peu par une
1917, le pouvoir colonial, affaibli par la note où un historien, Jean Suret-Canale,
Première Guerre mondiale, fut durement – annonçait en 1964 une recherche qui res-
et durablement – mis en péril par des tera en projet, puis, plus tard, en 1973, par
sociétés « sans État » installées à cheval la thèse ronéotée de Jean Capron sur les
entre le Mali (Bani) et l’actuel Burkinabé Bwa (p. 27).
(Volta). Cette guerre Bani-Volta, une véri- 1. Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens, Paris,
table éruption militaire et culturelle (« a Présence africaine, 1962.

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Cette longue amnésie (p. 25) n’a rien de aussitôt avertir qu’il est menacé d’affaiblisse-
fortuit. Mahir Saul et Patrick Royer en ment conceptuel, risquant de devenir une
explorent les raisons pendant les premiers simple couverture vouée à dissimuler la 269
chapitres où ils dressent le décor sociolo- pérennité des approches objectives qui font
gique des affrontements militaires, puis tout l’impasse sur la capacité d’action des indivi-
au long des récits minutieux des opérations. dus. Pour eux, la microhistoire devrait être
Au passage, avec finesse et précision, ils capable d’accéder au pourquoi et au com-
font un état des lieux de la recherche fran- ment des décisions, celles prises par les colo-
cophone (le sujet est totalement inconnu nisateurs comme celles qui ont été élaborées
outre-Atlantique), expliquant comment par le groupe mouvant des alliés du Bani-
cette amnésie a été maintenue très long- Volta. Il faut ainsi pas moins de 140 pages
temps. L’inventaire des lacunes existantes pour dresser le contexte qui donne réalité à
va fonder l’approche microhistorique et la première phrase du livre : « Dans les der-
éclairer l’exhumation de cette guerre anti- niers mois de 1915, les habitants les plus
coloniale. À ma connaissance, le projet de importants de onze villages dans la région
Suret-Canale ne put aboutir car l’historien de la Volta, dans l’AOF, se rassemblèrent
fut alors renvoyé dans son corps d’origine, autour d’un autel pour jurer de déclarer la
l’éducation secondaire, pour « production guerre à l’administration coloniale » (p. 1).
scientifique insuffisante » (comm. pers.). L’étude accorde ainsi une grande impor-
La réflexion menée sur l’évaluation des tance aux acteurs de la guerre, définis
sources dépasse largement la zone Bani- comme les agents d’une histoire, de leur
Volta, car les auteurs prennent comme histoire. La personnalité des administra-
point de départ l’impossibilité (mentale et teurs coloniaux qui se succèdent à un
institutionnelle) de penser les « puzzles rythme soutenu nous devient aussi fami-
ethniques » (p. 14) et de décrire le fonc- lière que la biographie des décideurs
tionnement des sociétés sans État. Comme locaux, qu’ils soient membres de la strate
si l’observation anthropologique avait un islamisée ou que les racines de leur autorité
besoin incompressible de repères fixes, vil- plongent plus profondément dans le sol
lages, ethnies et surtout chefs, pour étayer originel. Tout a commencé, en effet, par ce
ses constructions savantes, de même que serment prêté sur un autel familial, donc
les études islamiques se focalisent sur les discret, que rien ne destinait à cimenter des
témoignages écrits, de même encore que alliances aussi larges conclues entre « vil-
l’histoire se trouve désarmée devant la lages » souvent ennemis, séparés par la reli-
mémoire et les traditions orales, de même gion, la langue, l’« ethnie » et les intérêts
enfin que les premiers colonisateurs cher- économiques. Sur une toile de fond four-
chaient des chefs pour asseoir un mode de nie par la lecture attentive des archives, les
gouvernement indirect. Ces faiblesses ont auteurs peignent l’entrelacs des actions
longtemps persisté ; elles ont, par exemple, individuelles qui deviennent ainsi, a poste-
handicapé tous les sujets que j’ai traités riori, visibles et prévisibles. Les agents de la
pendant ma vie d’africaniste, au Congo ; colonisation, ignorant les cultures locales,
cependant, elles se faisaient sentir en ordre manipulés par leurs interprètes (coup de
dispersé. On les trouve ici présentées avec chapeau au roman L’Étrange destin de
cohérence afin de mieux servir le but de Wangrin de Hampâté Bâ 2), ne parviennent
COMPTES RENDUS

l’ouvrage : conjuguer la multiplicité des pas à imaginer la circulation de l’informa-


sources écrites pour mettre en lumière la tion chez les rebelles qui, par exemple, sont
richesse et la précision des souvenirs trans- au courant des moindres revers français de
mis par les acteurs de cet événement « sis- la Grande Guerre. Ils sous-estiment la force
mique » et par leurs descendants. 2. Amadou Hampâté Bâ, L’Étrange destin de
Mahir Saul et Patrick Royer emploient Wangrin ou les roueries d’un interprête africain,
une seule fois le terme d’historicité, pour Paris, UGE, 1973.

Afrique
des serments qui ont fait accepter à l’avance cercle des Lobi (1914-1924). Il est aujour-
les morts nombreuses nécessaires à la vic- d’hui connu pour ses travaux ethnogra-
270 toire envisagée. Ils ne comprennent rien au phiques menés chez les vaincus qui
système de prise de décision. À peine recon- conservèrent leur habitat fortifié et le droit
naissent-ils la supériorité offerte par la de porter leurs armes.
connaissance du terrain. Mahir Saul et Patrick Royer ont gagné
Tout cela se terminera par la destruction leur pari. L’histoire de cette guerre niée
systématique – et répétée – des « villages », mais toujours présente dans les mémoires
par des modifications imposées à l’urba- est faisable lorsqu’elle tient compte des
nisme, par des dizaines de milliers de spécificités culturelles des adversaires et
morts, par un quadrillage plus complet du qu’elle met, au départ, les vaincus sur un
réseau de communication, par la générali- pied d’égalité. Ils sont les véritables acteurs
sation de l’impôt et des recrutements for- d’une histoire qui, en étant traitée comme
cés. Mais la guerre n’eut pas de fin, ni la leur, devient enfin celle nécessaire à
officielle ni même officieuse. Henri l’identité culturelle de toute société.
Labouret, « pacificateur » énergique venu
de Côte-d’Ivoire, resta dix ans dans le Marie-Claude Dupré

Jennifer Cole
Forget Colonialism ? Sacrifice and the Art of Memory in Madagascar
Berkeley, University of California Press, 2001, XVII + 361 p.,
bibl., gloss., index, ill., cartes (« Ethnographic Studies in Subjectivity »).

L A RÉBELLION qui éclata en 1947 dans


la colonie française de Madagascar se ter-
dans la vie quotidienne du village betsimi-
saraka où elle s’est installée. Elle découvre
mina par une répression très dure. Les un monde où seuls comptent les ancêtres,
populations betsimisaraka de la région Est, les sacrifices de bœufs et le mode de subsis-
principal théâtre des opérations, prises entre tance agricole, un monde apparemment
la violence des rebelles et celle de l’armée immobile qui renvoie aux descriptions
coloniale, subirent des atrocités et nom- anthropologiques des années 1930 et 1940.
breux furent ceux qui moururent de faim Les relations sociales sont construites
ou de froid dans la forêt. Treize ans plus dans « l’économie morale du sacrifice ».
tard, Madagascar se trouva libérée de la L’ethnologue se livre alors à une patiente
tutelle coloniale ; dès lors, les « Événements étude locale des processus d’oubli et de
de 47 » prirent peu à peu la dimension poli- mémoire, à travers les signes les plus ténus
tique d’une guerre d’indépendance, un élé- dispersés dans les cadres matériels et
ment central de l’histoire nationale. sociaux de l’expérience quotidienne, qui
En s’appuyant sur ces données, Jennifer l’amène finalement à établir que cette
Cole est partie sur le terrain pour y entre- région est bien marquée, malgré cet éton-
prendre une « ethnographie de la remémora- nant silence, par la violence réelle et
tion », nourrie de lectures anthropologiques symbolique de la colonisation. Puis, brus-
sur la construction historique de la quement, les « événements » de 1992, sur-
mémoire et sur le colonialisme et ses pro- venus pendant son séjour, provoquent un
cessus de pouvoir. Mais elle note vite que changement dans les situations qu’elle
la rébellion de 1947 et tout le passé colo- observait. Le mouvement de démocrati-
nial semblent n’avoir aucune pertinence sation qui balaye à cette époque toute

L’ H O M M E 169 / 2004, pp. 225 à 304


l’Afrique entraîne à Madagascar une agi- Aujourd’hui, c’est dans l’idiome de la
tation politique avec grève générale et prééminence rituelle qu’est rapportée l’his-
manifestations massives, et provoque des toire des origines de chacun des douze 271
élections anticipées. Ces perturbations, groupements d’ancestralité qui composent
l’intrusion d’acteurs politiques de l’exté- le village, un langage masquant et naturali-
rieur et la tension sociale sont lus par les sant l’usage réel de la force qui a contribué
villageois comme l’annonce d’une vio- à la situation présente. L’absence d’inéga-
lence et d’un chaos qui réveillent doulou- lité formelle favorise une forte compétition
reusement les mémoires de 1947. entre proches. On évite de parler des des-
Son projet semble avoir suivi plusieurs cendants des anciens esclaves, et même
axes d’analyse au gré de ses découvertes et parfois de transmettre ce savoir social ; des
des réajustements qu’elles imposaient, la mariages ont pu avoir lieu après rituels de
complexité de la réalité ne permettant pas purification.
d’interprétations univoques : construction Toutes les interprétations des difficultés
des représentations du passé entre mé- de la vie sont faites en termes de vœux non
moire et histoire, forme d’exercice du tenus (de « mensonges ») envers les ancêtres,
pouvoir politique et de l’exploitation éco- de responsabilités non assumées envers les
nomique, relations du local au global, de la descendants. Les chefs (tangalamena) font
communauté à l’État et, au-delà, à une un travail difficile qui exige un grand
modernité qui produit aussi des citoyens contrôle de soi, en devant gérer « la tris-
de seconde zone. tesse des enfants » et « la colère des
La société betsimisaraka comprend des ancêtres », car ceux-ci demandent sans
clans exogames ou « ancestralités » autre- arrêt. Le tangalamena est le plus âgé des
fois associées à un territoire particulier, se descendants vivant sur place, il est situé
réclamant de la même origine et des dans la hiérarchie des êtres après Dieu et
mêmes tabous, ayant leurs tombes dans la les ancêtres, et avant « les enfants ». Les
même clairière. Le lignage, à inflexion tensions sociales sont immédiatement tra-
patrilinéaire, dépend d’un chef politique et duites en termes de relations ancestrales. Si
rituel qui habite dans la « grande maison » le village est prospère, les voisins en par-
et contrôle la médiation aux ancêtres. lent, les ancêtres entendent et réclament :
Cette société sans pouvoir central fut en gourmands et puissants, ils contribuent au
contact dès le XVIe siècle avec les traitants et maintien de l’ordre moral. Il s’agit de bien
les pirates européens, puis soumise à la reconnaître la source des bonnes fortunes :
domination du royaume central des c’est par ce biais que les villageois exercent
Merina et à ses corvées, auxquelles succéda un contrôle les uns sur les autres.
le travail forcé de la colonisation française. Jennifer Cole ressent dans ce village
L’administration coloniale entreprit de l’illusion d’un monde local qui continue-
sédentariser les paysans en regroupant les rait d’exister à travers le temps et l’histoire
hameaux et de monétariser l’économie en par un effet paradoxal de la dialectique de
encourageant les cultures de rente comme la modernité en contenant beaucoup du
le café. Les chefs betsimisaraka fuirent la monde extérieur, du passé colonial, ce qui
fonction de relais local du pouvoir colo- lui permet de le qualifier d’hybride. Chez
nial, tandis que les colons cherchèrent en les Betsimisaraka, la construction de la
COMPTES RENDUS

vain une institution pouvant faire office de relation au passé se fait à travers trois
« bras de l’État » au niveau local. Dans la « sites » : le paysage et ses marques ances-
région de l’enquête, ces derniers s’appro- trales, l’histoire orale et le rituel. Mais où se
prièrent des grandes surfaces de terres au situe ce processus entre la mémoire, qui
dépens des paysans tout en récupérant leur s’appuie sur la ressemblance et la conti-
force de travail par le jeu du paiement des nuité pour sélectionner les représentations
impôts en nature. du passé, et l’histoire qui utilise la différence

Afrique
et la distance ? Après avoir rappelé en constitue le moment le plus important.
quelques approches théoriques, Jennifer L’auteur en conclut que si mahatsiaro se
272 Cole se tourne vers le vocabulaire mal- situe entre mémoire et histoire, tantara
gache. Mahatsiaro veut dire « se souvenir se situe entre histoire et mémoire. Autant
(des ancêtres) » (p. 107), ce qui définit la dire que cet axe d’analyse élaboré pour les
mémoire comme un procès de remémora- cultures européennes, s’il est utile à la
tion, tel celui qui prend place entre descen- réflexion, n’est pas adapté pour qualifier
dants et ancêtres. Les gens se considèrent les actes de représentations du passé et
eux-mêmes comme les « pierres commémo- l’appréhension du temps à Madagascar ;
ratives » de leurs ancêtres tant qu’ils entre- la reconstruction exclut toute distance
tiennent leur mémoire. Ainsi le tabou est-il critique, ce d’autant plus que toute connais-
une pratique de mémoire incorporée qui sance est imputée aux ancêtres qui vien-
met le passé dans le présent comme on l’a nent inspirer dans leurs rêves les aînés
beaucoup dit pour Madagascar ; on peut y responsables des rituels.
lire aussi l’affirmation d’une identité d’an- Pourtant, le passé historique est néan-
cestralité, mais Jennifer Cole n’emploie pas moins encodé sous forme de trois grandes
ce terme. Elle relève cette forme d’incorpo- périodes : le temps des guerres (XVIIIe-
ration de la mémoire que sont les interven- XIXe siècles), le temps des vazaha (Européens)
tions nécessaires des descendants pour qui englobe celui de la domination merina,
refaire les tombes en bois – la culture maté- le temps « des survols des avions » (la
rielle betsimisaraka utilise des matériaux répression de la rébellion de 1947). Les
périssables. Une comparaison intéressante anecdotes sur les ancêtres fondateurs des
est faite avec l’Imerina, où les maisons divers tabous sont enchâssées dans cette
ancestrales de briques, vides, restent des histoire et entrent en résonance avec elle.
« souvenirs » sous l’œil des descendants, L’expérience coloniale a de fait transformé
tandis que la maison paternelle betsimisa- la vie quotidienne par l’intégration de
raka en ravenala (l’arbre du voyageur) doit techniques matérielles ou économiques
absolument être habitée et entretenue par nouvelles. Le pouvoir colonial lui-même
le fils qui reprend ainsi la vie même de son s’est introduit, par le relais de quelques
père. Les tombeaux en ciment, qui com- Betsimisaraka, dans les processus locaux de
mencent à se répandre dans l’Est, signes de reproduction et de transformation sociale.
prospérité donc de bénédiction ancestrale, Le résultat est ce monde hybride où le local
mettent cependant en péril la régularité n’efface pas entièrement le passé colonial
des rites de rénovation des tombes où sont mais réussit à le renvoyer à l’arrière des
rassemblés les os des ancêtres masculins et consciences, ou à l’encoder dans la remé-
féminins en deux tas indistincts représen- moration des ancêtres. La fête des morts en
tant la paire frère-sœur originelle. est l’exemple le plus explicite. L’encou-
Le mot tantara, qui peut signifier his- ragement à nettoyer les tombes le Jour des
toire (history), contient, écrit Jennifer Cole, Morts catholique fut perçu sous la colonie
autant de mémoire que d’histoire. Quand comme un ordre auquel on ne pouvait
elle questionne les gens sur leurs ancêtres, échapper, mais totalement en contradic-
elle obtient des réponses d’évitement, après tion avec l’interdiction ancestrale d’aller au
un silence embarrassé, écueil apparent tombeau, si ce n’est en cas de décès et tou-
auquel se heurte tout chercheur car les jours avec un bœuf pour le sacrifice. Les
citer nommément, c’est les appeler et on gens se sentirent contraints à fournir un
ne peut les faire venir sans raison. Jennifer bœuf, non sans mal, en se regroupant à
Cole a vite compris que pour les gens, les plusieurs familles. Aujourd’hui, l’habitude
noms des ancêtres et le tantara sont une est prise de sacrifier ce jour-là ; on offre
même chose : la liste généalogique, c’est aussi des produits importés aux ancêtres,
l’histoire, dite au cours des sacrifices, ce qui manière de commémorer les vies qu’ils ont

L’ H O M M E 169 / 2004, pp. 225 à 304


vécues dans le temps précis de l’époque colo- sacrifice comme art de la mémoire est
niale 1. On note aussi, bien que Jennifer Cole toujours incomplet » (p. 284) et une ten-
ne l’ait pas relevé, le degré de ré-élaboration sion permanente persiste entre la réalité 273
syncrétique chrétienne dans les discours du qui y est promulguée et la pratique.
sacrificateur qui s’adresse au bovin comme Jennifer Cole analyse de près les processus
à « la chair offerte pour les péchés des de construction à l’œuvre en utilisant la
hommes » (ré-élaboration qui s’appuie sur distinction théorique établie entre le
des éléments malgaches : la nécessaire accep- « savoir que » (du texte officiel) et le
tation de l’animal et l’existence du sacrifice « savoir comment » (se passent réellement
de substitution, et qui se comprend par le les choses) et en explicitant les textes non
fait qu’anglicans et catholiques ont plus officiels. Ainsi, le soin mutuel entre
combattu la possession par les esprits que les ancêtres et descendants est-il vécu comme
rituels devant les poteaux ancestraux). violence dans la réalité. Chacun a des
Bien qu’assimilés en tant que progrès, capacités différentes à commander les res-
les éléments extérieurs vazaha (européens) sources (traduites en termes d’amour et
qui ont pénétré la vie quotidienne comme de dévotion aux ancêtres dans le « texte »
des nouveautés, donc opposés à l’ordre officiel) : cette compétition se résout dans
ancestral, prennent aussi le sens ambigu de le sacrifice comme lieu du pouvoir et
marques de richesse, de signes de violence cadre des scissions ou des crises (dont
et d’inégalité coloniale. Les rituels, en l’auteur fait la décevante expérience
consacrant une partie de cette richesse, ser- quand elle offre elle-même un sacrifice).
vent à affirmer sa loyauté envers ses Après cette analyse minutieuse et rigou-
ancêtres et transforment le pouvoir colo- reuse des actions ordinaires démontrant la
nial en pouvoir ancestral. Ils sont aussi présence larvée du passé colonial dans le
demandés par la communauté à l’individu monde hybride du village contemporain,
dont la richesse est perçue comme une Jennifer Cole raconte l’explosion de
insulte. Le côté amoral des revenus en mémoire qui eut lieu lors des événements
liquide de la culture du café est purifié par de 1992, perçus comme une irruption de
le rituel qui opère un retournement sym- l’État et de sa violence dans un milieu local
bolique : comme après une transgression, qui avait réussi à s’en tenir à l’écart. La peur
on asperge du sang du bœuf l’arbre le plus engendra les rumeurs de « voleurs de
productif. Le café « tue » par les tensions cœur », équivalents malgaches des histoires
que provoquent argent et inégalités, si on de vampires qui en Afrique servent à expri-
ne fait pas les rituels qui permettent de les mer les relations d’exploitation, c’est-à-dire
contrôler : l’auteur présente fort bien cette l’abus des capacités productives des autres.
manipulation mnémonique, mécanisme Les villageois racontent, enfin, comment en
central des processus de reconfiguration. 1947 ils adhérèrent à un parti (le MDRM)
Dans le concept de tantara se mêlent qu’ils croyaient soutenu par l’État, pour
l’histoire, comme construction, et sa mise être ensuite emprisonnés, voire tués comme
en forme en un récit. La version officielle rebelles, tromperie des politiciens comprise
de la réalité est élaborée au cours des en 1992 comme une action des Merina
rituels entre les organisateurs et les repré- contre les Betsimisaraka. Jennifer Cole se
sentants des autres ancestralités, témoins
COMPTES RENDUS

1. De la même manière, aux Philippines, le monde


et partenaires d’un échange de kabary des esprits des défunts et la culture chrétienne trou-
(discours formels chargés de citations vent une articulation dans l’importance donnée aux
ancestrales). Les conflits et les complexi- rites de la Toussaint (Cf. Fenella Cannell, Power
tés de la vie réelle qui ont motivé le sacri- and Intimacy in the Christian Philippines, New
York, Cambridge University Press, 1999). Le Jour
fice sont redéfinis dans cette déclaration des Morts (2 novembre) est souvent célébré (et
commune comme des épisodes normaux confondu avec) le jour de la Toussaint (1er
de la vie humaine. Mais, « le succès d’un novembre) qui est généralement férié.

Afrique
défend d’une analyse politique en terme de La libéralisation économique de la der-
régionalisme – position critique et d’une nière décennie a fait évoluer les relations
274 extrême actualité aujourd’hui –, mais sou- entre le local et le global sous diverses
ligne les antagonismes entre la population formes de néocolonialisme. Développement
et un pouvoir central merina pré- et post- et environnement sont les nouveaux « appa-
colonial. Les villageois en sont sortis en état reils » ethnocentrés imposés par les instances
de choc ; au-delà du niveau local, ils ne « mondiales » aux populations locales (à
voient de la politique que la violence et la Madagascar la lutte contre la déforestation
mort. De plus, la violence des rebelles fut et la protection d’espèces endémiques fait
plus traumatisante que celle de l’armée peser lourdement le global sur le local). Les
coloniale et permit de régler de vieux opérateurs économiques étrangers, reve-
comptes entre voisins. nant massivement, apparaissent comme les
Jennifer Cole s’attache à montrer la enfants des colons, ce qu’ils sont parfois
mise en forme de la mémoire qui s’est faite réellement sur la côte est (à cette embellie
collectivement malgré un apparent silence de l’ouverture économique, la crise de
depuis 1947. Deux thèmes saillants façon- 2002 porte un nouveau coup dans le
nent les différents récits : histoires de monde urbain, mais les campagnes rizi-
« rédemption » dans lesquelles des gens coles sont à l’abri des échanges de ce
furent sauvés in extremis par ceux qui pou- monde global, et ne dépendent que de la
vaient les tuer ; et négation de leurs actions pluie, du bon vouloir des ancêtres et de
de la part des villageois qui voient la rébel- l’équilibre cosmique).
lion comme une intrigue entre les merina Ce livre tire le meilleur parti de ce qui
et le MDRM, un déni d’héroïsme éton- aurait pu constituer un écueil : l’insaisissa-
nant qui peut s’expliquer par les rituels bilité de son objet (le passé dans le présent,
purificatoires et humiliants auxquels l’au- expression reprise à satiété dans différents
torité coloniale obligea les inculpés à se travaux, et réalité à laquelle on se heurte
soumettre, et par la nécessité d’oublier les sur place), une histoire apparemment
conséquences désastreuses de ces actions absente ou une temporalité qui semble
(le fait qu’ils témoignaient devant une eth- immobile. À travers des descriptions
nologue vazaha, bien qu’elle ne soit pas monographiques anodines du cadre de vie
française, a-t-il compté ?). Le concept de et les témoignages d’acteurs modestes,
paysage ou cadre de mémoire permet à Jennifer Cole analyse soigneusement de
l’auteur de rendre compte de trois types subtils indices pour rendre compte du sens
de « récits » collectifs qui ont émergé en des expériences malgaches de représenta-
1992, révélant la distribution sociale de tions du passé dans un langage comparati-
cette mémoire : les aînés soulignent le dan- viste (les malgachisants regretteront que le
ger des relations avec l’État, et minimisent texte des témoignages malgaches ne soit
la violence locale ; les jeunes les moins édu- pas fourni en note, comme dans d’autres
qués schématisent la situation comme travaux anglo-saxons). Le travail de
menace d’un retour à « l’esclavage », faisant réflexion théorique qui lui a donné ce
fi des amitiés et des complicités historiques regard si attentif est rapporté avec abon-
avec les Merina ; les plus éduqués repren- dance par la citation de nombreux auteurs,
nent la version nationale officielle des évé- y compris quand ces détours se sont avérés
nements de 1947 comme d’une guerre difficiles à utiliser, laissant le débat ouvert.
d’indépendance rendant au peuple mal-
gache sa fierté. Sophie Blanchy

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