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ill. 1 : Deux amants consultent un recueil d’images sexuelles (détail). Encre et couleurs sur soie.
Peinture de la collection Bertholet, provenant de l’ancienne collection C; T. Loo. Chine (Zhejiang).
Fin VIIe ou début XVIIIe. (Dimensions complètes 50,5 x 36 cm)
. R. Van Gulik, Sexual life in ancient China, Leiden, Brill, 1961. La vie sexuelle dans la Chine
ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard, 1971.
. Pour une analyse critique des études occidentales sur la sexualité chinoise, cf. D. Wile, Art
of the bed chamber, the Chinese Sexual Yoga Classics including Women’s Solo Meditation Texts, Albany,
State University of New York Press, 1992, p. 56-69.
L’ Art de la chambre à coucher ...
vie sexuelle » . Cette assertion est un peu trop simpliste, comme le mentionne
Kristofer Schipper . S’il est vrai qu’on observe, sous les Qing, un renforcement
du puritanisme, pour la grande majorité des Chinois, la sexualité était loin
d’être libre et naturelle dans les époques antérieures. Une autre assertion de
Van Gulik est sujette à controverse : l’absence de perversions sexuelles dans
la Chine ancienne. Paul Rakita Goldin et d’autres ont mis en évidence la
naïveté d’une telle affirmation et son caractère anachronique : Van Gulik se
fonde sur sa conception de la perversion sexuelle apparemment influencée par
des relents de morale victorienne et relevant d’une classification qu’on retrouve
dans tous les traités de sexologie occidentale contemporaine mais qui ne peut
pas s’appliquer indifféremment à toutes les époques ni à toutes les civilisations.
De plus, son analyse se limite principalement au sadisme et au masochisme.
Or, d’une part, même dans le cadre restrictif de ces deux comportements,
dont il faudrait par ailleurs définir les formes et les limites, on ne dispose
guère de moyens pour explorer les habitudes des Chinois des époques les plus
anciennes, ce qu’on peut déduire des sources écrites ne permettant pas, en la
matière, de connaître les « déviances » éventuelles. D’autre part, en appliquant
nos propres normes, un sexologue contemporain pourrait trouver des indices
de perversions sexuelles aussi bien dans la littérature chinoise que dans les
écrits occidentaux. Qu’ils vivent à l’Est ou à l’Ouest, il n’existe pas, en termes
de santé ou de pathologie sexuelles, autant de différences fondamentales entre
les humains que Van Gulik ne le laisse penser, même si les manifestations
des comportements et les descriptions qui en sont faites peuvent présenter
des spécificités dans chaque aire culturelle. Enfin, Van Gulik soutient l’idée
que la société sous les Shang (env. 1660 – 1100 avant J.-C.) était matriarcale
et qu’elle serait devenue patriarcale sous les Zhou (1100 – 221 avant J.-C.).
Cependant, ici encore, les arguments utilisés pour étayer cette thèse sont peu
convaincants. Le premier repose sur son interprétation des graphies anciennes
des caractères nü 女 [femme, femelle] et 男 [homme, mâle] qui montrent,
selon lui, que les Chinois de cette époque « s’ils considéraient avant tout la
femme comme la mère nourricière, envisageaient d’abord l’homme dans sa
fonction de laboureur de la terre et de fournisseur de la famille – distinction
qui s’oriente dans une direction matriarcale. » Or, même si l’on admet que
les deux points qui apparaissent sur certaines formes graphiques du caractère
nü 女 peuvent évoquer des seins, cela ne suffit pas pour tirer la conclusion
d’une prépondérance féminine dans la hiérarchie sociale. Le second argument
fondé sur l’attribution à la femme de la couleur rouge, valorisée par rapport
au blanc en relation avec l’homme, n’est pas plus convaincant pour justifier
l’existence d’un matriarcat sous les Shang. Van Gulik mentionne également,
pour appuyer sa thèse, que le caractère xing 姓 [nom de famille] comporte,
à gauche, le radical nü 女, tout en reconnaissant lui-même, ce qui rend son
argument caduque, que les graphies les plus anciennes que nous connaissons
de ce sinogramme datent des Zhou et qu’elles sont tracées à cette époque
avec le radical ren qui désigne l’être humain, sans détermination de genre. Le
pouvoir magique attribué aux femmes, dernier argument de Van Gulik, ne
mérite pas plus d’être retenu : cette conception se rencontre – et parfois de
façon bien plus marquée qu’en Chine – dans de nombreuses sociétés asiatiques
ou européennes, à différentes époques et au sein d’ethnies voire de civilisations
fondées sur un modèle patriarcal. Enfin, Van Gulik affirme que « tous les textes
qui roulent sur les rapports sexuels présentent la femme comme la grande
initiatrice et l’homme comme un élève ignorant ». Cette assertion se révèle
aujourd’hui inexacte. Il est vrai que plusieurs fameux manuels de fangzhongshu
répartissent ainsi les rôles mais ce n’est pas toujours le cas : par exemple, le
Shiwen 十問 [Dix questions], un des manuscrits découverts à Mawangdui à
partir de 1973 – que Van Gulik ne pouvait évidemment pas connaître – met
en scène des souverains légendaires ou antiques qui interrogent des adeptes
masculins sur les pratiques sexuelles.
Cependant, les théories du fangzhongshu ne se fondent pas sur la question
de la prépondérance sociale de la femme ou de l’homme et l’évolution de
la littérature et probablement des pratiques de cette discipline ne semble
pas en découler de façon essentielle. Il est probable que la polygamie et les
rites complexes entourant la sexualité, par exemple, ont exercé une certaine
influence sur les conditions de l’accomplissement de l’acte sexuel mais sans en
constituer l’élément directeur, de la même façon que les rites sociaux liés à la
nourriture, l’élaboration des banquets et les règles de la convivialité, d’une si
grande importance dans la culture chinoise, ne semblent pas être au cœur des
théories diététiques telles qu’elles transparaissent dans les sources médicales
de référence. D’autre part, il faut distinguer deux niveaux d’attention, de
contrôle et de prise en charge de la sexualité. Le premier degré relève d’une
sorte de consensus en usage dans toutes les classes sociales et constituant le fond
commun du régime sexuel chinois. On peut y intégrer des recommandations
récurrentes qui apparaissent dans différents genres littéraires, du roman au
traité médical, et qui se véhiculent encore aujourd’hui par transmission orale :
modération de la fréquence des rapports sexuels, continence dans certaines
circonstances notamment fondées sur l’âge et l’état de santé des partenaires,
indications et interdictions diverses (ne pas boire froid après le coït, éviter les
relations après un repas trop riche, après avoir consommé de l’alcool, après
avoir abondamment transpiré, après avoir absorbé certain médicaments, etc.).
L’ Art de la chambre à coucher ...
que, jusqu’à la fin des Tang, le fangzhongshu est considéré comme un aspect
de la médecine et qu’à partir des Song il est intégré aux pratiques taoïstes.
Cependant, si cette analyse convient pour classer les ouvrages exclusivement
dévolus à l’art de la chambre à coucher, elle doit être relativisée par le fait que
des chapitres entiers d’œuvres médicales postérieures aux Song sont consacrés
à cette discipline et que les traités en question ont toujours été classés dans
la section de la médecine. Enfin, diverses pratiques relevant de cette forme
particulière de sexualité apparaissent dans d’autres registres, poèmes et romans
notamment, parfois sous forme d’allusions ou d’allégories. La littérature
érotique ne constitue cependant pas une source privilégiée pour appréhender
les pratiques du fangzhongshu qui s’inscrivent plus généralement dans le cadre
de la santé, de l’hygiène et de la spiritualité.
Parmi les textes les plus anciens, on peut mentionner plusieurs manuscrits
découverts dans les tombeaux de Mawangdui , dont la datation est estimée
entre 210 et 180 avant J.-C (Qin ou début des Han).
. Mawangdui Hanmu boshu 馬王堆漢墓帛書 [Livres sur soie de la tombe Han de Mawangdui],
t. IV, Beijing, Wenwu chubanshe, 1985.
10. Aucun titre n’apparaît directement sur les manuscrits de Mawangdui. Ceux qui sont en
usage aujourd’hui ont été attribués par les archéologues et historiens chinois, en fonction du contenu
ou par référence à des titres de traités disparus mais mentionnés dans une littérature secondaire.
11. Huangdi, le fameux Empereur jaune qui apparaît dans plusieurs traités médicaux, est celui
qui interroge, dans les quatre premiers dialogues.
L’ Art de la chambre à coucher ...
上常山入玄門御交筋 […]
交筋者玄門中交脈也為得操循之使體皆樂癢悅懌以好.
12. Le caractère chang 常 vient en remplacement de son synonyme heng 恆. Le Hengshan est la
montagne sacrée du Nord (située dans l’actuelle province du Hebei) mais le caractère heng 恆 étant
tabou (il correspond au nom personnel du roi Wen), il a été remplacé par chang 常.
13. Xuanmen 玄門 [porte obscure] désigne métaphoriquement le vagin.
14. Le caractère yu 御 a pour sens originel « conduire un cheval ou un attelage jusqu’au
lieu de son déchargement » (Karlgren). Employé dans certaines expressions comportant l’idée de
chevaucher, il évoque le mouvement du pénis dans le vagin.
15. MVI.B.1.
16. T. Cleary, Santé, sexualité & longévité, manuel de pratique taoïste, Guy Trédaniel, Paris,
2000.
Éric Marié
yinyang]. Les thèmes se recoupent et le style est proche, avec cependant des
informations complémentaires.
Parmi les œuvres compilées par Ye Dehui, une place particulière doit être
réservée au Tiandi yinyang jiaohuan dale fu 天地陰陽交歡大樂賦 [Poème
en prose sur le grand plaisir de l’union du yinyang du ciel et de la terre]
de Bai Xinjian (776-826). Cet érudit, frère cadet du fameux lettré Bai Juyi
(772‑846) est le seul auteur à avoir produit un traité qui expose les préceptes
du fangzhongshu dans un style relevant véritablement de l’esthétique littéraire.
Paul Pelliot découvrit une copie manuscrite 20 de ce texte à Dunhuang et
l’emporta à Paris. Duan Fang (1861-1911), grand collectionneur et haut
fonctionnaire du dernier empereur des Qing, fit photographier le texte qui
put ainsi être publié à Pékin par Luo Zhenyu (1866-1940) en 1913. Ye Dehui
se servit de cette édition, y apporta de nombreuses corrections et annotations
et l’intégra, en 1914, dans la collection shuang mei jing an congshu 雙梅景暗叢
書. Van Gulik déclare avoir réalisé son étude 21 du Tiandi yinyang jiaohuan dale
18. Sunü 素女 et Xuannü 玄女 évoquent deux aspects opposés : la couleur blanche et la candeur
pour la première, l’obscurité et le mystère pour la seconde.
19. Il existe deux versions de ce texte, respectivement en 8 et en 9 juan [rouleaux].
20.天地陰陽交歡大樂賦 P2539. Paris, Bibliothèque nationale, département des manuscrits
orientaux.
21. R. Van Gulik, Erotic Color Prints of the Ming Period, with An Essay on Chinese Sex Life
from the Han to the Ch'ing Dynasty, B.C 206-A.D 1644, Tokyo, 1951. Pour un résumé en français,
10 Éric Marié
cf. R. Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard, 1971,
p. 259-264.
22. L’expression buyi 补益 a le sens de favoriser et d’augmenter (dans ce contexte, cela
s’applique aux différents principes vitaux et substrats de la physiologie humaine). Il est traduit ici
par « tonifier » car c’est le terme qui est passé en usage dans les écrits contemporains en français sur
la médecine chinoise.
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交合之前,夫婦雙方應徐徐嬉戲良久,達到情意纏綿,才能交合,
交合之時,應先按摩、導引,並且呼吸吐納。吞服口中津液。以及意守丹田。
當交合到男子快要泄精時,並縮下部與腹部,趕快用左手的中間兩個指頭抑壓
屏翳穴,然後長長地吐氣,上下牙齒叩擊千遍。這樣,就可還精補腦,使人長
生。
Avant de faire l’amour, les époux doivent prendre le temps de
s’adonner à des préliminaires longs et progressifs, et ne s’unir que lorsqu’ils se
sentent déborder d’amour et de désir l’un pour l’autre. Ils doivent alors se masser
et pratiquer le daoyin 23 afin d’absorber et d’expulser les souffles par la respiration
et avaler leur salive en concentrant leur attention dans le dantian 24. Pendant
le coït, lorsque l’homme sent qu’il est prêt à éjaculer, il contracte périnée et
abdomen et presse un point situé en arrière de la base de la verge avec deux
doigts de la main gauche, puis il expire longuement en entrechoquant ses dents
un grand nombre de fois. C’est seulement de cette façon qu’on peut tonifier le
cerveau grâce au retour du sperme, afin d’accroître la longévité.
Sous les Tang, le fangzhongshu est également présent dans le Waitai miyao 外
臺秘要 [Essentiel des secrets d’un fonctionnaire], de Wang Tao, daté de 752,
dont un des chapitres est intitulé Sunüfang 素女方 [Formules de Sunü]. Les
ouvrages de Sun Simiao et de Wang Tao ont servi aux compilateurs ultérieurs
pour reconstituer certains manuels de fangzhongshu. Pour l’hygiéniste Liu He
(891-955), le fangzhongshu doit être totalement intégré à d’autres pratiques
de santé, alimentaires notamment. Un de ses écrits, le Hunsu yisheng lu 混
俗頤生錄 [Recueil de diverses méthodes simples pour entretenir la vie],
comprend dix parties, chacune consacrée à un aspect de la vie quotidienne
(l’alimentation, les boissons alcoolisées, l’exercice physique, etc.) dont une sur
la sexualité. Il rédige par ailleurs deux ouvrages plus directement axés sur les
pratiques de la chambre à coucher, le Hunei xiaoxi 戶內消息 [Observations
sur la vie de couple] 25 et le Jinji xiaoxi 禁忌消息 [Observations sur ce qu’il
23. Le daoyin 導引 est un aspect de la médecine chinoise constitué d’un ensemble de pratiques
(mouvements, respirations, etc.) visant à conduire, guider le qi dans le corps.
24. En médecine chinoise, la salive a deux correspondances viscérales : la Rate et les Reins. La
salive de la Rate (xian 涎) joue un rôle dans la digestion, celle des Reins (tuo 唾) est plus concentrée
et de nombreuses pratiques de qigong 氣功 [exercices sur le qi] consistent à accumuler la salive dans
la bouche et à l’avaler lentement en visualisant qu’elle vient nourrir et enrichir le dantian 丹田
[champ de cinabre]. Les dantian, dans l’anatomie subtile du corps, sont des lieux de concentration
et de transformation du qi et des substrats corporels. En l’absence de précision supplémentaire, le
dantian désigne toujours le dantian inférieur, situé dans le bas de l’abdomen.
25. Le titre de cet ouvrage justifie un commentaire. L’expression xiaoxi 消息 se traduit
généralement par « informations récentes, nouvelles » mais les commentaires chinois sur le texte
précisent qu’il faut le comprendre, dans ce cas précis, dans le sens de ticha qui signifie plutôt
« observation, enquête, investigation personnelle » ; 体察 hunei 戶內 signifie littéralement « à
12 Éric Marié
Durant les périodes Song, Jin et Yuan (960-1368), d’autres apports médicaux
viennent enrichir le corpus du fangzhonshu. À cette époque, la profession
médicale tend à se spécialiser. On trouve ainsi des références médicales plus
précises sur la sexualité dans les traités de gynécologie et d’obstétrique, ce qui
n’empêche pas qu’un même auteur rédige des écrits relevant de spécialités
distinctes. C’est notamment le cas de Chen Ziming 陳自明 (1190-1270) qui
se distingue à la fois en médecine interne, en chirurgie, en dermatologie, en
pédiatrie et en gynécologie. C’est justement à propos des pathologies féminines
que Chen contribue au fangzhongshu, d’une façon peut-être moins directe que
les précédents auteurs cités, puisque son approche est essentiellement clinique
et destinée à répondre à des cadres pathologiques bien définis. Il achève,
en 1237, le Furen liangfang daquan 婦人良方大全 [Collection complète de
prescriptions efficaces pour les femmes] dans lequel il aborde non seulement
l’étiologie, le diagnostic et le traitement de pathologies physiques mais
également des troubles relevant de la sexologie. On trouve ainsi un chapitre
intitulé Furen meng yu gui jiao lun 婦人夢與鬼交論 [Traité sur les femmes qui
rêvent qu’elles font l’amour avec un démon] 27. Ce tableau clinique est récurrent
l’intérieur du foyer » mais il faut l’entendre ici comme « dans la vie de couple », et plus précisément
dans la vie intime, sexuelle du couple.
26. Jinji 禁忌 évoque l’idée d’interdit, de tabou mais aussi de contre indication, au sens médical
du terme. L’examen du texte révèle qu’il est davantage question des erreurs à éviter, des mauvaises
habitudes ayant des répercussions sur la santé, plutôt que de tabous ou d’interdits moraux ou
sociaux.
27. Le terme communément traduit par « démon » est gui 鬼. Ce mot désigne souvent un
fantôme, un revenant, c’est-à-dire une personne morte dont l’âme hante un lieu. Par extension, il
évoque tout un ensemble d’esprits surnaturels ou de forces psychiques, avec presque toujours une
connotation péjorative voire effrayante. Il n’existe pas, à mon avis, de mot français qui recouvre
exactement ce que les Chinois entendent par « gui ». J’emploie le terme « démon » à défaut et
parce qu’il est fréquemment utilisé dans les traductions françaises. Il ne faut cependant pas y voir
L’ Art de la chambre à coucher ... 13
la connotation diabolique ou satanique que le christianisme donne à ce terme. Les démons sont
souvent considérés, dans la Chine ancienne, comme des manifestations des morts qui vivent dans
un état de frustration qui les pousse parfois à approcher les vivants pour leur prélever leur principe
vital. C’est pour cette raison que la notion de gui est souvent utilisée dans les textes de médecine
chinoise pour désigner des formes de morbidité plutôt que des perturbations spirituelles. Si les
exorcismes ont parfois été utilisés, il ne faut pas en exagérer l’importance, ce qui conduirait à
qualifier la médecine chinoise de magique, alors que de nombreux auteurs introduisent le concept
de gui dans des pathologies qui relèvent simplement de soins médicaux et qu’ils traitent par la
pharmacopée.
28. Voir, à ce propos, Liu Wenying 劉文英, Meng de mixin yu meng de tansuo 夢的迷信與夢
的探索 [Superstitions et explorations des rêves], Beijing, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 1989,
p.188 et H.-S. Chen « ‘Dreaming Sex with Demons’:The Pathological Interpretations in « Ancient
Chinese Medicine », Symposium on History of Diseases, Academia Sinica, Taipei, Taiwan, R.O.C.
16–18 Juin 2000.
14 Éric Marié
Les questions liées à la sexualité n’intéressent pas seulement les cliniciens mais
également les médecins qui sont à l’origine d’écoles de pensées ou de théories
particulières. Le dernier, par ordre chronologique, des Jinyuan sidajia 金元四
大家 [quatre grands maîtres (des époques) Jin et Yuan], Zhu Danzhi (1280-
1358), fondateur de la Yangyin pai [école de l'entretien du yin], considérant
que le yang est souvent en excès et le yin en insuffisance [yang youyu yin buzu 陽
有餘陰不足], suggère de se concentrer sur l'enrichissement du yin et le contrôle
du Feu. Il préconise pour cela un ajustement du mode de vie, impliquant
notamment alimentation et sexualité, avec, pour l’homme, un contrôle de
l’éjaculation et une fréquence des rapports ajustée selon l’âge. Il fonde une
grande partie de sa théorie de l’épuisement du yin qui conduit à la production
d’un Feu interne sur des causes liées à une sexualité mal maîtrisée. Dans le
quatrième chapitre du Gezhi yu lun 格致余論 [Traités complémentaires de
recherches approfondies], intitulé 房中補益論 [Traité sur la tonification par
les pratiques de la chambre à coucher], il explique sa théorie des mécanismes
physiologiques survenant au moment des rapports sexuels en se fondant,
d’une part sur des théories issues du Yijing 易經 [Classique des mutations]
sur l’engendrement mutuel du yinyang et d’autre part sur les conceptions de
la médecine chinoise, particulièrement sur l’opposition et la complémentarité
entre le Cœur (organe du Feu, situé en haut du corps, de nature yang) et
les Reins (Organes de l’Eau, situés en bas du corps, de nature yin). Le Feu
du Cœur doit réchauffer doucement les Reins afin d’entretenir leur activité
tandis que l’Eau des Reins doit rafraîchir et contrôler le Feu du Cœur afin de
contrôler son exaltation. La Femme, par l’abondance relative de son yin est
comparable à l’Eau, alors que l’homme, de nature plus yang, représente le Feu.
Par l’accomplissement de l’union sexuelle, ils reproduisent le processus de
transformation et d’équilibre physiologique qui existe dans le corps humain.
Cependant, l’homme doit prendre garde à contrôler son essence séminale
(conservée dans les Reins) afin de ne pas épuiser son propre yin, par nature
insuffisant, en éjaculant. Il lui faut, au contraire absorber lentement le surplus
de yin de la femme pour combler cet aspect qui lui manque, tandis que la
femme s’échauffe au contact du yang masculin.
pouvoir être préservé. Zhang Jingyue (1563-1640) s’inscrit dans cette lignée.
Ce médecin érudit, est l’auteur de nombreux ouvrages réunis dans le Jingyue
quanshu 景岳全書 [Œuvre intégrale de Jingyue], et notamment du Leijing 類
經 [le Classique classifié], une version compilée et réorganisée du Huangdi
neijing 黃帝內經 [Classique interne de l’Empereur jaune]. Si ses conceptions
sur mingmen huo 命門火 [Feu de la Porte de la vie] 29, assimilé au yang des Reins,
apparaissent dans plusieurs de ses écrits, sa contribution au fangzhongshu est
surtout présente dans un texte : le Yi lin ce 宜麟策 [Plan de la bonne licorne].
Le titre est, à première lecture, surprenant. Pour le comprendre, il faut savoir
que la licorne est considérée, dans la Chine ancienne, comme un animal
mythique à l’influence bénéfique dont la progéniture est particulièrement
intelligente. En fait, le petit de la licorne est souvent paré de toutes les qualités,
c’est donc une descendance parfaite. De ce fait, on employait « fils de licorne »
ou « enfant de phénix » pour désigner un enfant doué de qualités. Dans le
Yilin, on peut lire : « Fils de licornes et enfants de phénix font la grandeur des
familles et des pays [麟子鳳雛生長家國] ». Selon Song Shugong 30, « yi lin 宜
麟 » est donc à rattacher à la notion d’eugénisme 31 , et « ce 策 » prend le sens
29. Parfois considéré comme un Organe, Mingmen est un terme qui désigne généralement
l’activité fonctionnelle yang des Reins. Cependant, sa définition a varié, selon les époques et les
auteurs. Parfois, il est assimilé au Rein droit, parfois à une zone se situant entre les deux Reins,
etc.
30. Song Shugong, Zhongguo gudai fangshi yangsheng jiyao 中國古代房室養生集要 [Morceaux
choisis sur l’entretien du principe vital par l’art de la chambre à coucher dans la Chine ancienne],
Beijing, Zhongguo yiyao keji chubanshe, 1991, p. 479.
31. J’emploie ici le terme « méthode d’eugénisme » simplement dans le sens de « l’art de
bien engendrer ». Il n’est évidemment pas question, dans ce contexte, du sens péjoratif qu’a pris
ce mot, avec toutes les pratiques discutables qu’il recouvre. Pour le Chinois de cette époque, il
s’agit seulement de réunir les conditions naturelles les plus favorables pour avoir des enfants de la
meilleure constitution possible.
16 Éric Marié
Après les Ming, les écrits sur le fangzhongshu sont surtout constitués de
compilations et de commentaires sur les traités antérieurs et la plupart des
ouvrages publiés à l’époque contemporaine sont des anthologies enrichies
d’explications et de commentaires souvent utiles mais qu’on ne peut pas
considérer comme des apports originaux. En observant l’ensemble des
sources, des plus anciennes, datées du début des Han, jusqu’aux apports issus
notamment des textes médicaux présentés ici, on perçoit un corpus de savoirs
et de croyances qui constitue l’architecture de la discipline et qui permet d’en
cerner les principaux aspects que je vais essayer de synthétiser.
35. Le yin et le yang sont respectivement représentés par un trait brisé et par un trait plein.
Cependant, yin et yang n’existent pas de façon isolée. Lorsqu’on les associe deux par deux, on
obtient mathématiquement 4 (2x2) combinaisons ; par trois, cela donne naissance aux 8 (2x2x2)
trigrammes qui combinés une nouvelle fois deux par deux forment les 64 [(2x2x2) X (2x2x2)]
hexagrammes.
18 Éric Marié
36. Les expressions « voie sèche » et « voie humide » sont des termes de l’alchimie occidentale.
Ils peuvent paraître déplacés dans un texte centré sur la Chine. Cependant, il me semble que lorsque
des rapprochements existent dans les pratiques, il est intéressant de les mentionner, en évitant de
tomber dans un syncrétisme simpliste. Bien que les théories et les procédés de l’alchimie chinoise
ne puissent exactement se superposer sur ceux de son homologue occidental, on constate des
rapprochements flagrants, par delà les différences de civilisations.
37. Le ding 鼎 est une sorte de chaudron, initialement à trois pieds, utilisé notamment dans les
rituels d’offrandes. Il est fréquemment cité dans les textes d’alchimie car la préparation de la matière
se faisait à l’intérieur de ce récipient (plus précisément dans un creuset, lui-même placé à l’intérieur
du ding). Il est intéressant de noter que la femme, en tant que partenaire sexuelle, est parfois appelée
ding, dans les traités de fangzhongshu, ce qui met en évidence que son corps est perçu comme le
vaisseau des transformations, au moment de l’acte sexuel.
38. Le Plomb et le Mercure véritables désignent des substances déjà transformées par l’alchimie,
donc différentes des deux métaux dans leur forme ordinaire.
L’ Art de la chambre à coucher ... 19
History of Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions, Academia Sinica,
Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
22 Éric Marié
海] et les moelles sont produites par le jing des Reins qui génère également le
sperme. La matière même du cerveau a donc une relation directe avec le liquide
séminal. L’orgasme féminin est perçu de façon très différente. Les Chinois ont
constaté qu’après l’éjaculation l’homme est épuisé, somnolent et incapable de
poursuivre immédiatement l’acte sexuel. Il lui est généralement impossible
d’avoir plusieurs orgasmes à la suite, sans phase de récupération, tandis que
la femme en est capable. L’explication fournie est la suivante : bien que mâle
et femelle soient complémentaire, l’un ayant plus de yang et moins de yin
tandis que l’autre a davantage de yin que de yang, les proportions relatives
ne sont pas égales car l’homme a beaucoup moins de yang que la femme n’a
de yin. De ce fait, elle occupe une position dominante dans sa physiologie
sexuelle. Ses réserves étant plus abondantes, elle peut, sans risque, les partager
avec l’homme en lui offrant le meilleur d’elle-même, son propre jing, tandis
que l’homme n’a pas les moyens d’une générosité identique. On peut donc
se demander ce que la femme tire comme avantage, sur le plan physiologique
du moins, d’un rapport sexuel. Les écrits chinois mentionnent que le yang
de l’homme lui est utile pour échauffer et mettre en mouvement son yin. Il
faut cependant bien réaliser que la plupart de ces écrits sont produits par des
hommes qui expriment un point de vue masculin. Certains textes et même
des praticiens contemporains considèrent que la femme devrait, elle aussi,
contrôler ses orgasmes, afin de ne pas être « vampirisée » à travers l’acte sexuel.
Ceci a même conduit à considérer la sexualité comme une véritable joute
entre l’homme et la femme, chacun tentant de capter l’essence de l’autre !
Nonobstant ces remarques, on constate que les écrits sur le fangzhongshu
relevant de la médecine s’intéressent au moins autant aux pathologies
féminines que masculines, ce qui laisse supposer que celles-ci peuvent en tirer
un bénéfice thérapeutique. Enfin, on peut postuler, du simple point de vue
de l’harmonie du couple, que l’attention que l’homme accorde à la jouissance
de sa partenaire constitue davantage un atout qu’une menace pour elle. On
emploie l’expression cai yin bu yang 采阴补阳 [cueillir le yin pour tonifier
le yang] pour exprimer le processus par lequel l’homme utilise le yin de sa
partenaire, et cai yang bu yin 采阳补阴 [cueillir le yang pour tonifier le yin]
lorsque la femme exploite le yang masculin au bénéfice de son propre yin.
Les aspects thérapeutiques constituent une part importante de la littérature
rédigée sur le fangzhongshu. Lorsqu’il s’agit de chapitres de traités médicaux,
c’est évidemment la finalité principale. À ce titre, on peut le considérer
comme une branche du vaste système médical chinois. Les recommandations
peuvent apparaître sous une forme générale et occuper une place identique
à celle qui est accordée à n’importe quel aspect de l’hygiène de vie ou bien
constituer une discipline thérapeutique à part entière. Dans ce cas, elle est
souvent rattachée à la gynécologie ou à la médecine interne, l’andrologie
L’ Art de la chambre à coucher ... 23
étant, en Chine, une spécialité récente, absente, en tant que telle, des diverses
classifications bibliographiques anciennes. Cependant, conseiller des exercices
sexuels comme traitement médical ne pouvait aller de soi à toutes les époques
et à tous les échelons de la société. De ce fait, les pratiques du fangzhongshu
transparaissent rarement de façon isolée dans les rapports de cas médicaux ou
dans les traités de médecine.
41. Voir D. Harper, «Ancient and Medieval Chinese Recipes for Aphrodisiacs and Philters: A Survey
of Mawangdui and Dunhuang Manuscripts », Asian Society for the History of Medicine: Symposium
on the History of Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions, Academia
Sinica, Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
24 Éric Marié
savante, qui sont des prescriptions classiques servant également à traiter des
pathologies non sexuelles, et qui sont référencées dans les formulaires à usage
médical. Dans ce dernier cas, les dysfonctionnements se présentent comme
de véritables pathologies qui sont traitées, en tant que telles, selon des cadres
cliniques relevant de la dialectique générale de la médecine chinoise. Ainsi, la
formule You gui wan 右歸丸 [Pilule qui revient au (Rein) droit] n’est proposée
par Zhang Jingyue pour traiter l’impuissance que, lorsqu’après un diagnostic
général, il s’avère que le patient souffre d’un Vide de yang et d’une insuffisance
du jing des Reins, la même formule étant mentionnée, dans son ouvrage, pour
traiter nombre de pathologies relevant du même syndrome des Reins mais ne
correspondant pas à une complainte du patient d’ordre sexuel.
Bien que ces six aspects constituent l’essentiel du contenu des manuels, on
perçoit, en explorant les écrits du fangzhongshu, qu’au delà d’un catalogue
de positions, de préceptes et de considérations plus ou moins ésotériques,
cette discipline recèle une construction paradigmatique originale et précoce
au regard de l’histoire des savoirs sur la sexualité. Avec ses observations
empiriques et ses constats factuels, ses questionnements, sa méthodologie
et son système d’interprétation des phénomènes perçus il nous renvoie
à des questions essentielles telles que la nature et l’interrelation des genres
(masculin et féminin) qui conduisent aux critères de distinction des sexes. À
travers ces problématiques transparaît une recherche récurrente : la quête de
l’immortalité qui transcende le couple mâle/femelle et produit, au moment de
l’union, une entité hermaphrodite autonome dont la complétude est à l’image
de l’univers.
L’ Art de la chambre à coucher ... 25
Bibliographie sommaire
1) En langue chinoise :
Note : pour ne pas alourdir cette bibliographie, les diverses éditions des nombreux traités
classiques de médecine chinoise ne sont pas mentionnées ; les références qui suivent renvoient à
quelques textes contemporains directement en relation avec le thème de cette étude.
2) En langues occidentales :
Harper, Donald,
- « The Sexual Arts of Ancient China as Described in a Manuscript of
the Second Century BC », in Harvard Journal of Asiatic Studies, 47-1,
Cambridge, Massachusetts, Harvard-Yanjing Institute. p.539-593.
- Early Chinese Medical Literature – The Mawangdui Manuscripts, London,
New York: Kegan Paul International, 1997.
- « Ancient and Medieval Chinese Recipes for Aphrodisiacs and Philters: A
Survey of Mawangdui and Dunhuang Manuscripts », Asian Society for the
History of Medicine: Symposium on the History of Medicine in Asia: Past
Achievements, Current Research, Future Directions, Academia Sinica, Taipei,
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at the University Press, 1956, vol. 2 ; 1983, vol. 5.
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- Erotic Color Prints of the Ming Period, with An Essay on Chinese Sex Life
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- La vie sexuelle dans la Chine ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard,
1971.
Umekawa Sumiyo,
- «Transmission of Sexual Positioning in Relationship with Female Orgasm »,
Asian Society for the History of Medicine: Symposium on the History of
Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions,
Academia Sinica, Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
- « Sex and Immortality: A Tentative Study on How Chinese Sexual Art
Impressed upon the Idea to Become Better-Beings in Religious Contexts. »,
Second Meeting of the Asian Society for the History of Medicine, Academia
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Wile, Douglas, Art of the Bedchamber: The Chinese Sexual Yoga Classics
Including Women's Solo Meditation Texts, New York, State University of
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