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Eric Marié

Université de MTC du Jiangxi - Faculté de biologie et de médecine de Lausanne

L’ art de la chambre à coucher


un aspect de la sexualité
de la Chine ancienne

Définition et exploration de la discipline

Le terme fangzhongshu 房中术, généralement traduit par « art de la chambre


à coucher », recouvre un ensemble de conceptions et de pratiques qui s’est
développé, en Chine, sous la forme d’une discipline dont il n’existe pas
d’équivalent dans le monde occidental. Les autres expressions couramment
utilisées en chinois sont fangshi 房事 qui désigne littéralement « les choses
qui se passent dans la chambre », et qui prend le sens courant de « relations
sexuelles » ou fangshi yangsheng 房室養生 qui exprime plus spécifiquement
les exercices d’ « entretien de la vie » [yangsheng] par les pratiques de « la
chambre à coucher » [fangshi]. L’emploi d’un vocable générique comme
« sexologie », souvent utilisé, à défaut d’une terminologie plus explicite, ne
traduit pas très bien le sens de ces diverses expressions. La sexologie renvoie
à une approche scientifique, occidentale et contemporaine de la sexualité
d’un point de vue psychobiologique et psychosociologique, elle se fonde
sur l’étude des comportements et ses principales applications concernent les
aspects pathologiques (troubles de la sexualité) et hédoniques (recherche du
plaisir). Si ces questions ne sont pas étrangères au fangzhongshu et apparaissent
dans la littérature chinoise qui lui est consacrée, ses applications et sa finalité
sortent du cadre de la sexologie. Alors qu’en Occident, la connaissance et la
maîtrise de la sexualité sont présentées comme un moyen d’épanouissement
personnel et relationnel, le fangzhongshu s’appuie sur le contrôle de l’énergie
sexuelle pour agir sur la physiologie générale de l’organisme et pour mobiliser
des forces latentes à des fins de santé, de longévité (voire d’immortalité) et de
développement psychique et spirituel. Il s’agit donc d’une discipline intégrant
à des exercices sexuels des pratiques hygiéniques, diététiques, respiratoires,
mentales, etc. Il faut, par ailleurs mentionner que celles-ci ont été influencées,
 Éric Marié

au cours de l’histoire de la Chine, par des impératifs ou des considérations


notamment d’ordre politique, social et religieux.

ill. 1 : Deux amants consultent un recueil d’images sexuelles (détail). Encre et couleurs sur soie.
Peinture de la collection Bertholet, provenant de l’ancienne collection C; T. Loo. Chine (Zhejiang).
Fin VIIe ou début XVIIIe. (Dimensions complètes 50,5 x 36 cm)

Il est presque impossible d’aborder ce sujet sans mentionner les travaux de


Robert Van Gulik (1910-1967) dont l’ouvrage  sur la vie sexuelle en Chine
marque une étape importante dans la diffusion de certaines idées sur la question
vers le grand public. Certes, d’autres auteurs , comme Maspero et Needham,
pour ne citer qu’eux, ont publié sur la question avant ou à la même époque
que Van Gulik. Cependant, leurs travaux n’ont pas connu une vulgarisation
comparable. Si le livre de Van Gulik conserve une place importante dans la
bibliographie contemporaine sur la sexualité chinoise ancienne, il présente
cependant des lacunes et certaines des théories qu’il expose méritent d’être
réexaminées, notamment en se fondant sur des sources archéologiques
qu’il ne pouvait connaître puisqu’elles n’ont été découvertes qu’à partir de
1973. Ainsi, Van Gulik écrit que les mœurs sexuelles en Chine étaient très
libres jusqu’à la dynastie Qing (1644-1911), prétendant que l’arrivée des
Mandchous au pouvoir serait à l’origine d’une censure sévère conduisant à la
disparition des sources écrites et des images, les Chinois de cette époque ayant
« poussé jusqu’à la rage le souci de dérober à tous étrangers le secret de leur

. R. Van Gulik, Sexual life in ancient China, Leiden, Brill, 1961. La vie sexuelle dans la Chine
ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard, 1971.
. Pour une analyse critique des études occidentales sur la sexualité chinoise, cf. D. Wile, Art
of the bed chamber, the Chinese Sexual Yoga Classics including Women’s Solo Meditation Texts, Albany,
State University of New York Press, 1992, p. 56-69.
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vie sexuelle » . Cette assertion est un peu trop simpliste, comme le mentionne
Kristofer Schipper . S’il est vrai qu’on observe, sous les Qing, un renforcement
du puritanisme, pour la grande majorité des Chinois, la sexualité était loin
d’être libre et naturelle dans les époques antérieures. Une autre assertion de
Van Gulik est sujette à controverse : l’absence de perversions sexuelles dans
la Chine ancienne. Paul Rakita Goldin  et d’autres ont mis en évidence la
naïveté d’une telle affirmation et son caractère anachronique : Van Gulik se
fonde sur sa conception de la perversion sexuelle apparemment influencée par
des relents de morale victorienne et relevant d’une classification qu’on retrouve
dans tous les traités de sexologie occidentale contemporaine mais qui ne peut
pas s’appliquer indifféremment à toutes les époques ni à toutes les civilisations.
De plus, son analyse se limite principalement au sadisme et au masochisme.
Or, d’une part, même dans le cadre restrictif de ces deux comportements,
dont il faudrait par ailleurs définir les formes et les limites, on ne dispose
guère de moyens pour explorer les habitudes des Chinois des époques les plus
anciennes, ce qu’on peut déduire des sources écrites ne permettant pas, en la
matière, de connaître les « déviances » éventuelles. D’autre part, en appliquant
nos propres normes, un sexologue contemporain pourrait trouver des indices
de perversions sexuelles aussi bien dans la littérature chinoise que dans les
écrits occidentaux. Qu’ils vivent à l’Est ou à l’Ouest, il n’existe pas, en termes
de santé ou de pathologie sexuelles, autant de différences fondamentales entre
les humains que Van Gulik ne le laisse penser, même si les manifestations
des comportements et les descriptions qui en sont faites peuvent présenter
des spécificités dans chaque aire culturelle. Enfin, Van Gulik soutient l’idée
que la société sous les Shang (env. 1660 – 1100 avant J.-C.) était matriarcale
et qu’elle serait devenue patriarcale sous les Zhou (1100 – 221 avant J.-C.).
Cependant, ici encore, les arguments utilisés pour étayer cette thèse sont peu
convaincants. Le premier repose sur son interprétation des graphies anciennes
des caractères nü 女 [femme, femelle] et 男 [homme, mâle] qui montrent,
selon lui, que les Chinois de cette époque « s’ils considéraient avant tout la
femme comme la mère nourricière, envisageaient d’abord l’homme dans sa
fonction de laboureur de la terre et de fournisseur de la famille – distinction
qui s’oriente dans une direction matriarcale. »  Or, même si l’on admet que
les deux points qui apparaissent sur certaines formes graphiques du caractère
nü 女 peuvent évoquer des seins, cela ne suffit pas pour tirer la conclusion
d’une prépondérance féminine dans la hiérarchie sociale. Le second argument
fondé sur l’attribution à la femme de la couleur rouge, valorisée par rapport

. R. Van Gulik, Op. cit., p. 10.


. K. Schipper, Le corps taoïste, Paris, Fayard, 1982, p. 193.
. P. R. Goldin, The Culture of Sex in Ancient China, University of Hawaii Press, 2001.
. R. Van Gulik, Op. cit., p. 28.
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au blanc en relation avec l’homme, n’est pas plus convaincant pour justifier
l’existence d’un matriarcat sous les Shang. Van Gulik mentionne également,
pour appuyer sa thèse, que le caractère xing 姓 [nom de famille] comporte,
à gauche, le radical nü 女, tout en reconnaissant lui-même, ce qui rend son
argument caduque, que les graphies les plus anciennes que nous connaissons
de ce sinogramme datent des Zhou et qu’elles sont tracées à cette époque
avec le radical ren qui désigne l’être humain, sans détermination de genre. Le
pouvoir magique attribué aux femmes, dernier argument de Van Gulik, ne
mérite pas plus d’être retenu : cette conception se rencontre – et parfois de
façon bien plus marquée qu’en Chine – dans de nombreuses sociétés asiatiques
ou européennes, à différentes époques et au sein d’ethnies voire de civilisations
fondées sur un modèle patriarcal. Enfin, Van Gulik affirme que « tous les textes
qui roulent sur les rapports sexuels présentent la femme comme la grande
initiatrice et l’homme comme un élève ignorant ». Cette assertion se révèle
aujourd’hui inexacte. Il est vrai que plusieurs fameux manuels de fangzhongshu
répartissent ainsi les rôles mais ce n’est pas toujours le cas : par exemple, le
Shiwen 十問 [Dix questions], un des manuscrits découverts à Mawangdui à
partir de 1973 – que Van Gulik ne pouvait évidemment pas connaître – met
en scène des souverains légendaires ou antiques qui interrogent des adeptes
masculins sur les pratiques sexuelles.
Cependant, les théories du fangzhongshu ne se fondent pas sur la question
de la prépondérance sociale de la femme ou de l’homme et l’évolution de
la littérature et probablement des pratiques de cette discipline ne semble
pas en découler de façon essentielle. Il est probable que la polygamie et les
rites complexes entourant la sexualité, par exemple, ont exercé une certaine
influence sur les conditions de l’accomplissement de l’acte sexuel mais sans en
constituer l’élément directeur, de la même façon que les rites sociaux liés à la
nourriture, l’élaboration des banquets et les règles de la convivialité, d’une si
grande importance dans la culture chinoise, ne semblent pas être au cœur des
théories diététiques telles qu’elles transparaissent dans les sources médicales
de référence. D’autre part, il faut distinguer deux niveaux d’attention, de
contrôle et de prise en charge de la sexualité. Le premier degré relève d’une
sorte de consensus en usage dans toutes les classes sociales et constituant le fond
commun du régime sexuel chinois. On peut y intégrer des recommandations
récurrentes qui apparaissent dans différents genres littéraires, du roman au
traité médical, et qui se véhiculent encore aujourd’hui par transmission orale :
modération de la fréquence des rapports sexuels, continence dans certaines
circonstances notamment fondées sur l’âge et l’état de santé des partenaires,
indications et interdictions diverses (ne pas boire froid après le coït, éviter les
relations après un repas trop riche, après avoir consommé de l’alcool, après
avoir abondamment transpiré, après avoir absorbé certain médicaments, etc.).
L’ Art de la chambre à coucher ... 

Le deuxième degré concerne un nombre beaucoup plus restreint d’adeptes


consacrés à une pratique dont les objectifs sont plus ambitieux – au-delà de
l’entretien de la santé, il est envisagé d’agir sur la longévité voire d’accéder
à l’immortalité ainsi qu’à des états de perception et de conscience avancés
– et qui passe par une ascèse personnelle et par des pratiques très précises,
relevant d’une diffusion limitée voire d’une transmission ésotérique. Les
finalités de la pratique peuvent être divisées plus précisément, selon un ordre
croissant d’exigence et de subtilité, en : harmonie du couple pour un usage
au sein du foyer [xuanjia 宣家], amélioration de la fécondité afin de s’assurer
une importante descendance [guangsi 廣嗣], entretien du principe vital et
amélioration de la santé [yangsheng 養生] et accès à l’immortalité [chengxian
成仙].
Quel que soit l’objectif de la pratique, le fangzhongshu est la discipline
qui reflète l’émergence, en Chine, de cet ensemble de conceptions et de
techniques sexuelles très élaborées. Son axe central est surtout déterminé
par des paradigmes cosmologiques et physiologiques spécifiques à la pensée
chinoise, par l’évolution des représentations du corps et par les théories
médicales et les méthodes thérapeutiques s’y référant . Ces rapprochements
n’ont pas lieu d’étonner lorsqu’on connaît les fondements épistémologiques
de la médecine chinoise tels que l’importance de la sexualité dans l’étiologie
des maladies, son influence sur le fonctionnement viscéral, les relations entre
un concept aussi primordial dans le fangzhongshu que le jing 精, fluide séminal
mais aussi, plus généralement, essence subtile, trame vitale aux multiples
manifestations, et les autres substrats corporels comme qi 氣 [souffle, énergie]
et xue 血 [sang]. La troisième des quatre classifications d’écrits médicaux sous
les Han est consacrée aux écrits portant sur le fangzhongshu et le Sunüjing
素女經 [Classique de Sunü]  nous est parvenu grâce à son intégration dans
le Ishinpo (en chinois, Yixinfang) 醫心方 [Formulaire sur l’essentiel de la
médecine], une compilation médicale rédigée entre 982 et 984 par Tamba
Yasuyori, médecin japonais d’origine chinoise. C’est seulement à partir du
Songshu 宋書 [Histoire des Song] que les ouvrages consacrés au fangzhongshu
sont transférés dans la section des écrits taoïstes. On peut donc postuler

. On pourrait également mentionner ici l’influence de courants taoïstes, notamment à travers


le neidan 內丹 [alchimie interne]. Cependant, malgré des intersections évidentes, on ne doit pas
confondre ces deux disciplines, leurs approches étant nettement distinctes sur le plan pratique. Les
processus de mobilisation et de transformation mis en jeux dans l’alchimie ne reposent pas, comme
dans le fangzhongshu, sur la maîtrise des techniques de l’union sexuelle mais davantage sur des
exercices (respiration, méditation, visualisation…) que l’adepte pratique seul.
. Su 素 évoque l’idée de simplicité, de pureté primordiale, d’absence d’artifices. Sunü 素女
est donc souvent traduit par des expressions telles que « jeune fille pure », « femme de candeur ».
Ce personnage mythique apparaît dans la littérature chinoise pour désigner l’initiatrice sexuelle de
Huangdi, l’Empereur jaune.
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que, jusqu’à la fin des Tang, le fangzhongshu est considéré comme un aspect
de la médecine et qu’à partir des Song il est intégré aux pratiques taoïstes.
Cependant, si cette analyse convient pour classer les ouvrages exclusivement
dévolus à l’art de la chambre à coucher, elle doit être relativisée par le fait que
des chapitres entiers d’œuvres médicales postérieures aux Song sont consacrés
à cette discipline et que les traités en question ont toujours été classés dans
la section de la médecine. Enfin, diverses pratiques relevant de cette forme
particulière de sexualité apparaissent dans d’autres registres, poèmes et romans
notamment, parfois sous forme d’allusions ou d’allégories. La littérature
érotique ne constitue cependant pas une source privilégiée pour appréhender
les pratiques du fangzhongshu qui s’inscrivent plus généralement dans le cadre
de la santé, de l’hygiène et de la spiritualité.

Histoire des théories et des pratiques à travers les principales sources

Parmi les textes les plus anciens, on peut mentionner plusieurs manuscrits
découverts dans les tombeaux de Mawangdui , dont la datation est estimée
entre 210 et 180 avant J.-C (Qin ou début des Han).

- Le Shiwen 十問 [Dix questions] 10 est construit, comme son nom l’indique,


en dix parties, chacune prenant la forme d’un dialogue entre un souverain
légendaire 11 et plusieurs maîtres, un pour chaque chapitre, qui lui enseignent
l’entretien du principe vital. Les pratiques sexuelles sont intégrées à un ensemble
de règles fondées sur des exercices respiratoires, musculaires et de concentration
mentale, conçues dans le contexte d’explications cosmologiques, hygiéniques
ou métaphysiques. Ainsi, le fonctionnement de l’univers et ses répercussions
sur la nature, les recommandations diététiques, ou les questionnements sur le
sens de la vie et de la mort sont explorés à travers les différents dialogues.

- Le He yinyang 合陰陽 [Unir le yinyang] enseigne encore plus directement la


pratique du coït : préliminaires, modes de pénétration, positions, mouvements
et signes permettant de contrôler la venue de l’orgasme féminin y sont
clairement exposés. Ce texte comporte des termes faisant référence, de façon

. Mawangdui Hanmu boshu 馬王堆漢墓帛書 [Livres sur soie de la tombe Han de Mawangdui],
t. IV, Beijing, Wenwu chubanshe, 1985.
10. Aucun titre n’apparaît directement sur les manuscrits de Mawangdui. Ceux qui sont en
usage aujourd’hui ont été attribués par les archéologues et historiens chinois, en fonction du contenu
ou par référence à des titres de traités disparus mais mentionnés dans une littérature secondaire.
11. Huangdi, le fameux Empereur jaune qui apparaît dans plusieurs traités médicaux, est celui
qui interroge, dans les quatre premiers dialogues.
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directe ou métaphorique à l’anatomie intime de la femme qui ouvrent sur


un champ de questions relatives à ce que connaissaient les Chinois sur les
parties de la sphère génitale féminine responsables de l’orgasme, questions
dont beaucoup sont encore mal résolues par les sexologues contemporains.
Ainsi, après des injonctions sur la façon de caresser mains, bras, aisselles, seins
et ventre, lorsque le texte expose plus précisément la façon d’aborder le sexe
de la femme, on peut lire :

上常山入玄門御交筋 […]
交筋者玄門中交脈也為得操循之使體皆樂癢悅懌以好.

Montez jusqu’au Changshan (Hengshan) 12, pénétrez dans la porte


obscure 13 en direction 14 du « muscle coïtal ». […] Ce qu’on désigne par « muscle
coïtal », c’est le vaisseau du coït qui est à l’intérieur de la porte obscure. Sa
stimulation produit pour les deux partenaires une voluptueuse excitation et un
bien-être fait de plaisir et de joie. 15

Jiaojin 交筋, littéralement le « muscle (ou ligament) coïtal » peut être


interprété de différentes façon. On le met en relation avec un autre terme,
jiaomai, littéralement le « vaisseau du coït ». Ces deux termes sont clairement
en relation avec une zone hautement érogène ; c’est sans doute ce qui conduit
Thomas Cleary à assimiler jiaojin au clitoris 16. Cependant, la localisation à
l’intérieur du vagin, ne permet pas de retenir cette interprétation. Il pourrait
plus probablement s’agir de ce qui est communément appelé « Zone G ».
Celle-ci a été décrite pour la première fois en 1950 par le gynécologue
allemand Ernest Grafenberg qui l'a localisée dans la partie antérieure de la
paroi vaginale, près de la base de la vessie. Sa stimulation par le toucher induit
chez la femme une sensation de plaisir importante ainsi qu’une congestion
des vaisseaux pelviens accompagnée des autres manifestations physiques de
l’excitation sexuelle.

- Le Tianxia zhidao tan 天下至道談 [Propos sur la voie suprême dans le


monde] présente des points communs avec le He yinyang 合陰陽 [Unir le

12. Le caractère chang 常 vient en remplacement de son synonyme heng 恆. Le Hengshan est la
montagne sacrée du Nord (située dans l’actuelle province du Hebei) mais le caractère heng 恆 étant
tabou (il correspond au nom personnel du roi Wen), il a été remplacé par chang 常.
13. Xuanmen 玄門 [porte obscure] désigne métaphoriquement le vagin.
14. Le caractère yu 御 a pour sens originel « conduire un cheval ou un attelage jusqu’au
lieu de son déchargement » (Karlgren). Employé dans certaines expressions comportant l’idée de
chevaucher, il évoque le mouvement du pénis dans le vagin.
15. MVI.B.1.
16. T. Cleary, Santé, sexualité & longévité, manuel de pratique taoïste, Guy Trédaniel, Paris,
2000.
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yinyang]. Les thèmes se recoupent et le style est proche, avec cependant des
informations complémentaires.

- Le Yangsheng fang 養生方 [Formules pour l’entretien du principe vital]


est un recueil de 87 prescriptions dont la plupart sont orientées vers l’aspect
sexuel. On y trouve des aphrodisiaques, des traitements de diverses maladies
génitales, des recettes pour traiter l’impuissance, etc.

- Le Zaliao fang 雜療方 [Formules thérapeutiques diverses] est un autre


recueil de prescriptions, du même genre que le précédent.

- Le Huangdi neijing 黃帝內經 [Classique interne de l’Empereur jaune],


ouvrage composite dont les parties les plus anciennes sont peut-être antérieures
au IIIe siècle av. J.-C. mais qui a subi des pertes et a fait l’objet d’ajouts et de
réajustements jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, est le premier grand traité
de référence en médecine chinoise. La sexualité n’est pas le principal sujet
mais on peut tout de même y trouver quelques allusions, notamment dans
le chapitre Shanggu tianzhen lun 上古天真論 [Traité sur la nature véritable
(de l’homme) dans la haute antiquité] 17. Dans ce texte, Huangdi interroge
son instructeur Qibai pour connaître les raisons du déclin de la longévité
et de la vitalité des êtres humains. Pour lui répondre, ce dernier compare
la vie équilibrée et maîtrisée des hommes des temps anciens à celle de ses
contemporains, déclarant que ceux-ci vivent une existence raccourcie par
l’anarchie de leurs comportements. Il est notamment mentionné qu’ils font
de l’alcool leur boisson ordinaire et « entrent ivres dans la chambre à coucher »
et qu’ils « laissent leurs passions épuiser leur jing ». Dans le même chapitre, le
déroulement de l’existence est décliné en cycles de huit ans pour les hommes
et de sept ans pour les femmes, en fonction de l’activité des Reins qui sont
considérés, en médecine chinoise, comme le siège de l’impulsion vitale et
le lieu où est conservé le jing. L’ensemble du Huangdi neijing, au-delà des
quelques citations explicites sur la sexualité, est la principale référence sur
le fonctionnement physiologique de l’être humain. À ce titre, ses théories
constituent une source essentielle sur laquelle se fondent de nombreux
manuels de fangzhongshu.
De la fin des Han (220) jusqu’à la courte dynastie des Sui (589-618), un
grand nombre de traités spécifiquement consacrés à l’art de la chambre à
coucher furent rédigés. Ils sont mentionnés dans la section bibliographique
de l’Histoire des Sui et sont cités dans d’autres ouvrages, notamment dans
le Baopuzi 抱朴子 [Le maître qui embrasse la simplicité] de Ge Hong, au

17. Premier chapitre du Suwen, dans la version de Wang Bing.


L’ Art de la chambre à coucher ... 

chapitre Xialan 遐覽 [Vue d’ensemble (sur les écrits)] du Neipian 內篇


[Chapitres sur l’interne]. Nous connaissons ainsi l’existence d’une vingtaine
d’ouvrages dont le contenu ne nous est malheureusement pas parvenu sous
leur forme originelle. Cependant, des fragments de plusieurs de ces textes ont
été conservés au Japon et apparaissent dans le Ishinpo (en chinois, Yixinfang)
醫心方 [Formulaire sur l’essentiel de la médecine], de Tamba Yasuyori, cité
précédemment. Cette compilation de plusieurs centaines d’ouvrages anciens
ne circula que sous forme manuscrite jusqu’à ce que Taki Genkin en réalise
une édition prestigieuse en 1854. En se fondant sur cette édition, Ye Dehui
poursuivit des recherches, au début du XXe siècle, qui sont à la base de plusieurs
publications compilées et éditées en 1914 et qui valurent à l’auteur d’être
rejeté par les milieux lettrés de son époque. Il travailla surtout sur la 28e partie
du Yixinfang qui est entièrement consacrée au fangzhongshu et comprend
notamment des extraits des manuels anciens suivants :

- Sunüjing 素女經 [Classique de Sunü] et son annexe Xuannüjing 玄女經


[Classique de Xuannü] 18.
- Sunüfang 素女方 [Formules de Sunü].
- Yufang mijue 玉房秘訣 [Recettes secrètes de la chambre de jade] 19.
- Fangnei miyao 房內秘要 [Essentiel des secrets de la chambre à coucher].

Parmi les œuvres compilées par Ye Dehui, une place particulière doit être
réservée au Tiandi yinyang jiaohuan dale fu 天地陰陽交歡大樂賦 [Poème
en prose sur le grand plaisir de l’union du yinyang du ciel et de la terre]
de Bai Xinjian (776-826). Cet érudit, frère cadet du fameux lettré Bai Juyi
(772‑846) est le seul auteur à avoir produit un traité qui expose les préceptes
du fangzhongshu dans un style relevant véritablement de l’esthétique littéraire.
Paul Pelliot découvrit une copie manuscrite 20 de ce texte à Dunhuang et
l’emporta à Paris. Duan Fang (1861-1911), grand collectionneur et haut
fonctionnaire du dernier empereur des Qing, fit photographier le texte qui
put ainsi être publié à Pékin par Luo Zhenyu (1866-1940) en 1913. Ye Dehui
se servit de cette édition, y apporta de nombreuses corrections et annotations
et l’intégra, en 1914, dans la collection shuang mei jing an congshu 雙梅景暗叢
書. Van Gulik déclare avoir réalisé son étude 21 du Tiandi yinyang jiaohuan dale

18. Sunü 素女 et Xuannü 玄女 évoquent deux aspects opposés : la couleur blanche et la candeur
pour la première, l’obscurité et le mystère pour la seconde.
19. Il existe deux versions de ce texte, respectivement en 8 et en 9 juan [rouleaux].
20.天地陰陽交歡大樂賦 P2539. Paris, Bibliothèque nationale, département des manuscrits
orientaux.
21. R. Van Gulik, Erotic Color Prints of the Ming Period, with An Essay on Chinese Sex Life
from the Han to the Ch'ing Dynasty, B.C 206-A.D 1644, Tokyo, 1951. Pour un résumé en français,
10 Éric Marié

fu en s’appuyant sur la version de Ye. Dans les notes de ce traité se trouve la


première mention d’un autre texte, probablement composé durant la période
des Six Dynasties, le Dongxuanzi 洞玄子 [Maître Dongxuan].
Sous les Tang (618-907), une autre contribution provient des auteurs
de traités médicaux que sont Sun Simiao dont le Qianjin yifang 千金翼
方 [Supplément aux prescriptions valant mille onces d’or], achevé en 682,
contient des passages rappelant le Sunüjing, notamment le chapitre Fangzhong
buyi 房中补益 [Tonification 22 par l’art de la chambre à coucher] dans lequel
l’auteur expose les principes et méthodes de l’acte sexuel. Il recommande aux
jeunes personnes de ne pas se laisser entraîner à user inconsidérément de la
vitalité débordante que la vigueur de leur âge leur confère mais à s’habituer, au
contraire, à discipliner leur énergie au cours des rapports sexuels ; quant aux
hommes de plus de 40 ans, il les exhorte à être, a fortiori, encore plus vigilant
dans le contrôle de leur force vitale. Sun déconseille l’usage des aphrodisiaques
– dont les nombreuses recettes occupent une part importante dans la littérature
sur le fangzhongshu – sauf en cas d’incapacité sexuelle médicalement avérée. Il
faut préciser que les Chinois étaient et sont toujours de grands consommateurs
de stimulants sexuels. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la place
prépondérante qu’ils occupent, aujourd’hui encore, dans toutes les pharmacies
traditionnelles de Chine. Or, on constate, dans la pratique clinique, que la
plupart des défaillances sont d’origine psychologique, relationnelle ou en
relation avec le mode de vie (surmenage, manque de sommeil, etc.) plutôt
que foncièrement pathologiques. Dans ces conditions, l’usage des stimulants
sexuels qu’on trouve dans la pharmacopée traditionnelle chinoise est de
peu d’intérêt ou n’agit que de façon palliative. En outre, ces substances qui
sont presque toujours des toniques du yang, donc de nature chaude, selon
les critères de ce système médical, finissent, lorsqu’on en consomme trop
fréquemment ou en trop grande quantité, par bruler ou assécher les liquides
organiques et produire diverses pathologies, bien réelles cette fois. Il n’est pas
étonnant que Sun, qui dans toute son œuvre insiste beaucoup sur les principes
hygiéniques de préservation naturelle de la santé, mette en garde contre cette
propension à consommer des aphrodisiaques. En revanche, il préconise de se
concentrer davantage sur les méthodes sexuelles, celles-ci n’ayant d’ailleurs pas
comme principal objet l’amélioration des performances sexuelles mais plutôt
vocation à agir plus fondamentalement sur les fonctions vitales qui découlent

cf. R. Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard, 1971,
p. 259-264.
22. L’expression buyi 补益 a le sens de favoriser et d’augmenter (dans ce contexte, cela
s’applique aux différents principes vitaux et substrats de la physiologie humaine). Il est traduit ici
par « tonifier » car c’est le terme qui est passé en usage dans les écrits contemporains en français sur
la médecine chinoise.
L’ Art de la chambre à coucher ... 11

de la conservation du jing 精, principe vital que recèle notamment le sperme,


l’entretien et l’augmentation de l’énergie dans la sphère génitale n’étant qu’une
conséquence.

交合之前,夫婦雙方應徐徐嬉戲良久,達到情意纏綿,才能交合,
交合之時,應先按摩、導引,並且呼吸吐納。吞服口中津液。以及意守丹田。
當交合到男子快要泄精時,並縮下部與腹部,趕快用左手的中間兩個指頭抑壓
屏翳穴,然後長長地吐氣,上下牙齒叩擊千遍。這樣,就可還精補腦,使人長
生。
Avant de faire l’amour, les époux doivent prendre le temps de
s’adonner à des préliminaires longs et progressifs, et ne s’unir que lorsqu’ils se
sentent déborder d’amour et de désir l’un pour l’autre. Ils doivent alors se masser
et pratiquer le daoyin 23 afin d’absorber et d’expulser les souffles par la respiration
et avaler leur salive en concentrant leur attention dans le dantian 24. Pendant
le coït, lorsque l’homme sent qu’il est prêt à éjaculer, il contracte périnée et
abdomen et presse un point situé en arrière de la base de la verge avec deux
doigts de la main gauche, puis il expire longuement en entrechoquant ses dents
un grand nombre de fois. C’est seulement de cette façon qu’on peut tonifier le
cerveau grâce au retour du sperme, afin d’accroître la longévité.
Sous les Tang, le fangzhongshu est également présent dans le Waitai miyao 外
臺秘要 [Essentiel des secrets d’un fonctionnaire], de Wang Tao, daté de 752,
dont un des chapitres est intitulé Sunüfang 素女方 [Formules de Sunü]. Les
ouvrages de Sun Simiao et de Wang Tao ont servi aux compilateurs ultérieurs
pour reconstituer certains manuels de fangzhongshu. Pour l’hygiéniste Liu He
(891-955), le fangzhongshu doit être totalement intégré à d’autres pratiques
de santé, alimentaires notamment. Un de ses écrits, le Hunsu yisheng lu 混
俗頤生錄 [Recueil de diverses méthodes simples pour entretenir la vie],
comprend dix parties, chacune consacrée à un aspect de la vie quotidienne
(l’alimentation, les boissons alcoolisées, l’exercice physique, etc.) dont une sur
la sexualité. Il rédige par ailleurs deux ouvrages plus directement axés sur les
pratiques de la chambre à coucher, le Hunei xiaoxi 戶內消息 [Observations
sur la vie de couple] 25 et le Jinji xiaoxi 禁忌消息 [Observations sur ce qu’il

23. Le daoyin 導引 est un aspect de la médecine chinoise constitué d’un ensemble de pratiques
(mouvements, respirations, etc.) visant à conduire, guider le qi dans le corps.
24. En médecine chinoise, la salive a deux correspondances viscérales : la Rate et les Reins. La
salive de la Rate (xian 涎) joue un rôle dans la digestion, celle des Reins (tuo 唾) est plus concentrée
et de nombreuses pratiques de qigong 氣功 [exercices sur le qi] consistent à accumuler la salive dans
la bouche et à l’avaler lentement en visualisant qu’elle vient nourrir et enrichir le dantian 丹田
[champ de cinabre]. Les dantian, dans l’anatomie subtile du corps, sont des lieux de concentration
et de transformation du qi et des substrats corporels. En l’absence de précision supplémentaire, le
dantian désigne toujours le dantian inférieur, situé dans le bas de l’abdomen.
25. Le titre de cet ouvrage justifie un commentaire. L’expression xiaoxi 消息 se traduit
généralement par « informations récentes, nouvelles » mais les commentaires chinois sur le texte
précisent qu’il faut le comprendre, dans ce cas précis, dans le sens de ticha qui signifie plutôt
« observation, enquête, investigation personnelle » ; 体察 hunei 戶內 signifie littéralement « à
12 Éric Marié

faut éviter] 26. Ces deux textes sont complémentaires. Le premier aborde un


certain nombre de questions générales et pratiques sur la sexualité telles que
le rôle de l’homme et de la femme et son expression emblématique du lien
ciel/terre, le sens des rapports sexuels, leur fréquence, etc. Le second traité
porte plus spécifiquement sur les ajustements de la sexualité en fonction des
saisons et des climats, sur les différences physiologiques entre l’homme et la
femme, particulièrement dans la proportion respective de yin et de yang et
sur les précautions particulières qui doivent être prises par chaque sexe pour
éviter l’épuisement de ces deux aspects du qi ainsi que sur les pathologies qui
découlent d’une négligence de ces facteurs. L’influence taoïste et la toile de
fond des théories de la médecine chinoise sont explicites et récurrentes. Des
paramètres tels que l’alimentation, le mode de vie et l’activité physique sont
largement pris en considération.

Durant les périodes Song, Jin et Yuan (960-1368), d’autres apports médicaux
viennent enrichir le corpus du fangzhonshu. À cette époque, la profession
médicale tend à se spécialiser. On trouve ainsi des références médicales plus
précises sur la sexualité dans les traités de gynécologie et d’obstétrique, ce qui
n’empêche pas qu’un même auteur rédige des écrits relevant de spécialités
distinctes. C’est notamment le cas de Chen Ziming 陳自明 (1190-1270) qui
se distingue à la fois en médecine interne, en chirurgie, en dermatologie, en
pédiatrie et en gynécologie. C’est justement à propos des pathologies féminines
que Chen contribue au fangzhongshu, d’une façon peut-être moins directe que
les précédents auteurs cités, puisque son approche est essentiellement clinique
et destinée à répondre à des cadres pathologiques bien définis. Il achève,
en 1237, le Furen liangfang daquan 婦人良方大全 [Collection complète de
prescriptions efficaces pour les femmes] dans lequel il aborde non seulement
l’étiologie, le diagnostic et le traitement de pathologies physiques mais
également des troubles relevant de la sexologie. On trouve ainsi un chapitre
intitulé Furen meng yu gui jiao lun 婦人夢與鬼交論 [Traité sur les femmes qui
rêvent qu’elles font l’amour avec un démon] 27. Ce tableau clinique est récurrent
l’intérieur du foyer » mais il faut l’entendre ici comme « dans la vie de couple », et plus précisément
dans la vie intime, sexuelle du couple.
26. Jinji 禁忌 évoque l’idée d’interdit, de tabou mais aussi de contre indication, au sens médical
du terme. L’examen du texte révèle qu’il est davantage question des erreurs à éviter, des mauvaises
habitudes ayant des répercussions sur la santé, plutôt que de tabous ou d’interdits moraux ou
sociaux.
27. Le terme communément traduit par « démon » est gui 鬼. Ce mot désigne souvent un
fantôme, un revenant, c’est-à-dire une personne morte dont l’âme hante un lieu. Par extension, il
évoque tout un ensemble d’esprits surnaturels ou de forces psychiques, avec presque toujours une
connotation péjorative voire effrayante. Il n’existe pas, à mon avis, de mot français qui recouvre
exactement ce que les Chinois entendent par « gui ». J’emploie le terme « démon » à défaut et
parce qu’il est fréquemment utilisé dans les traductions françaises. Il ne faut cependant pas y voir
L’ Art de la chambre à coucher ... 13

dans la littérature médicale 28 et Chen reprend l’étiologie et la nosographie


déjà utilisées, sous les Sui, dans le Zhubing yuanhou lun 諸病源候論 [Traité
sur l’étiologie et la sémiologie de diverses maladies], rédigé en 610 par Chao
Yuanfang qui considère que ces rêves proviennent d’un épuisement du Sang
et du qi qui favorise cette « morbidité démoniaque » [gui xie 鬼邪]. Les rêves
érotiques, qu’ils mettent en scène des humains ou des créatures inhumaines,
sont régulièrement mentionnés dans les traités médicaux et les traitements
proposés comprennent généralement de la pharmacopée et parfois des
pratiques sexuelles relevant du fangzhongshu. Si des considérations religieuses
entrent en ligne de compte jusqu’à la fin des Tang, l’étiologie tend à valoriser
davantage les causes émotionnelles voire sociales chez les auteurs postérieurs.
On considère alors que la frustration sexuelle est une des causes de ces
apparitions oniriques, en s’appuyant sur des récits ou des rapports cliniques de
femmes seules dont les rêves érotiques de démons disparaissent spontanément
après leur mariage. On retrouve ici l’idée prédominante que la femme à une
propension à des débordements qu’il est sage de contrôler. D’ailleurs, si
quelques auteurs évoquent les rêves érotiques avec des créatures inhumaines
pouvant survenir aussi bien chez l’homme que chez la femme, la plupart des
textes laissent supposer que ces perturbations sont essentiellement féminines.
En revanche, plusieurs traités de fangzhongshu mettent en garde les hommes
contre les risques d’être séduits par des succubes, créatures démoniaques
féminines qui pourraient, à l’occasion de rapports sexuels, vampiriser leur
principe vital. Chen Ziming propose également des traitements pour de
nombreux autres troubles de la sexualité féminine, comme, par exemple, les
difficultés, douleurs ou saignements pendant les rapports, ainsi que les lésions
que les femmes provoquent en utilisant des phallus artificiels. On a conservé
de nombreux objets datant des Song dont les formes ne laissent aucun doute
sur leur usage, y compris des doubles phallus, réalisés dans différents matériaux
(bois, métal ou pierre), utilisés dans les rapports homosexuels. Bien entendu,

la connotation diabolique ou satanique que le christianisme donne à ce terme. Les démons sont
souvent considérés, dans la Chine ancienne, comme des manifestations des morts qui vivent dans
un état de frustration qui les pousse parfois à approcher les vivants pour leur prélever leur principe
vital. C’est pour cette raison que la notion de gui est souvent utilisée dans les textes de médecine
chinoise pour désigner des formes de morbidité plutôt que des perturbations spirituelles. Si les
exorcismes ont parfois été utilisés, il ne faut pas en exagérer l’importance, ce qui conduirait à
qualifier la médecine chinoise de magique, alors que de nombreux auteurs introduisent le concept
de gui dans des pathologies qui relèvent simplement de soins médicaux et qu’ils traitent par la
pharmacopée.
28. Voir, à ce propos, Liu Wenying 劉文英, Meng de mixin yu meng de tansuo 夢的迷信與夢
的探索 [Superstitions et explorations des rêves], Beijing, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 1989,
p.188 et H.-S. Chen « ‘Dreaming Sex with Demons’:The Pathological Interpretations in « Ancient
Chinese Medicine », Symposium on History of Diseases, Academia Sinica, Taipei, Taiwan, R.O.C.
16–18 Juin 2000.
14 Éric Marié

les pathologies relevant plus classiquement de la gynécologie et de l’obstétrique


sont abordées : stérilité, avortements spontanés, troubles de la grossesse, etc.

Les questions liées à la sexualité n’intéressent pas seulement les cliniciens mais
également les médecins qui sont à l’origine d’écoles de pensées ou de théories
particulières. Le dernier, par ordre chronologique, des Jinyuan sidajia 金元四
大家 [quatre grands maîtres (des époques) Jin et Yuan], Zhu Danzhi (1280-
1358), fondateur de la Yangyin pai [école de l'entretien du yin], considérant
que le yang est souvent en excès et le yin en insuffisance [yang youyu yin buzu 陽
有餘陰不足], suggère de se concentrer sur l'enrichissement du yin et le contrôle
du Feu. Il préconise pour cela un ajustement du mode de vie, impliquant
notamment alimentation et sexualité, avec, pour l’homme, un contrôle de
l’éjaculation et une fréquence des rapports ajustée selon l’âge. Il fonde une
grande partie de sa théorie de l’épuisement du yin qui conduit à la production
d’un Feu interne sur des causes liées à une sexualité mal maîtrisée. Dans le
quatrième chapitre du Gezhi yu lun 格致余論 [Traités complémentaires de
recherches approfondies], intitulé 房中補益論 [Traité sur la tonification par
les pratiques de la chambre à coucher], il explique sa théorie des mécanismes
physiologiques survenant au moment des rapports sexuels en se fondant,
d’une part sur des théories issues du Yijing 易經 [Classique des mutations]
sur l’engendrement mutuel du yinyang et d’autre part sur les conceptions de
la médecine chinoise, particulièrement sur l’opposition et la complémentarité
entre le Cœur (organe du Feu, situé en haut du corps, de nature yang) et
les Reins (Organes de l’Eau, situés en bas du corps, de nature yin). Le Feu
du Cœur doit réchauffer doucement les Reins afin d’entretenir leur activité
tandis que l’Eau des Reins doit rafraîchir et contrôler le Feu du Cœur afin de
contrôler son exaltation. La Femme, par l’abondance relative de son yin est
comparable à l’Eau, alors que l’homme, de nature plus yang, représente le Feu.
Par l’accomplissement de l’union sexuelle, ils reproduisent le processus de
transformation et d’équilibre physiologique qui existe dans le corps humain.
Cependant, l’homme doit prendre garde à contrôler son essence séminale
(conservée dans les Reins) afin de ne pas épuiser son propre yin, par nature
insuffisant, en éjaculant. Il lui faut, au contraire absorber lentement le surplus
de yin de la femme pour combler cet aspect qui lui manque, tandis que la
femme s’échauffe au contact du yang masculin.

La théorie de l’insuffisance du yin et de l’abondance du yang, développée par


Zhu Danxi, sera contredite, à l’époque Ming (1368-1644), par les médecins de
l’école Wenbu xuepai 溫補學派 [École du réchauffement et de la tonification]
qui considéraient, au contraire, que le yang, loin d’être surabondant, déclinait
tout au long de la vie et devait être entretenu, tonifié et réchauffé pour
L’ Art de la chambre à coucher ... 15

ill. 2 : Double phallus destiné à l’homosexualité féminine. Epoque Song

pouvoir être préservé. Zhang Jingyue (1563-1640) s’inscrit dans cette lignée.
Ce médecin érudit, est l’auteur de nombreux ouvrages réunis dans le Jingyue
quanshu 景岳全書 [Œuvre intégrale de Jingyue], et notamment du Leijing 類
經 [le Classique classifié], une version compilée et réorganisée du Huangdi
neijing 黃帝內經 [Classique interne de l’Empereur jaune]. Si ses conceptions
sur mingmen huo 命門火 [Feu de la Porte de la vie] 29, assimilé au yang des Reins,
apparaissent dans plusieurs de ses écrits, sa contribution au fangzhongshu est
surtout présente dans un texte : le Yi lin ce 宜麟策 [Plan de la bonne licorne].
Le titre est, à première lecture, surprenant. Pour le comprendre, il faut savoir
que la licorne est considérée, dans la Chine ancienne, comme un animal
mythique à l’influence bénéfique dont la progéniture est particulièrement
intelligente. En fait, le petit de la licorne est souvent paré de toutes les qualités,
c’est donc une descendance parfaite. De ce fait, on employait « fils de licorne »
ou « enfant de phénix » pour désigner un enfant doué de qualités. Dans le
Yilin, on peut lire : « Fils de licornes et enfants de phénix font la grandeur des
familles et des pays [麟子鳳雛生長家國] ». Selon Song Shugong 30, « yi lin 宜
麟 » est donc à rattacher à la notion d’eugénisme 31 , et « ce 策 » prend le sens

29. Parfois considéré comme un Organe, Mingmen est un terme qui désigne généralement
l’activité fonctionnelle yang des Reins. Cependant, sa définition a varié, selon les époques et les
auteurs. Parfois, il est assimilé au Rein droit, parfois à une zone se situant entre les deux Reins,
etc.
30. Song Shugong, Zhongguo gudai fangshi yangsheng jiyao 中國古代房室養生集要 [Morceaux
choisis sur l’entretien du principe vital par l’art de la chambre à coucher dans la Chine ancienne],
Beijing, Zhongguo yiyao keji chubanshe, 1991, p. 479.
31. J’emploie ici le terme « méthode d’eugénisme » simplement dans le sens de « l’art de
bien engendrer ». Il n’est évidemment pas question, dans ce contexte, du sens péjoratif qu’a pris
ce mot, avec toutes les pratiques discutables qu’il recouvre. Pour le Chinois de cette époque, il
s’agit seulement de réunir les conditions naturelles les plus favorables pour avoir des enfants de la
meilleure constitution possible.
16 Éric Marié

de « méthode ». Ainsi, pour lui, le titre de l’ouvrage pourrait se comprendre


comme « méthode d’eugénisme ». On touche ici un autre aspect des traités
de fangzhongshu qui est l’aptitude à exercer des choix sur le futur enfant
(sexe, qualités particulières, etc.). Le traité de Zhang commence par resituer
l’être humain dans l’espace et le temps : le lieu mais surtout le moment d’un
rapport sexuel peuvent être déterminants sur le plan physiologique. Climat,
saison, âge de la vie, période de la journée sont à prendre en considération.
Les différences physiologiques entre l’homme et la femme, l’alimentation, le
recours à la pharmacopée, les maladies des deux sexes et leurs traitements
sont développés tout au long du texte. Zhang s’est particulièrement intéressé
à l’impuissance masculine. Il la considère comme un aspect des impotences
ou paralysies flasques [wei 痿], telles qu’elles sont décrites dans le Suwen 素問
[Simples questions] 32 et les traite surtout en tant que Vide de yang des Reins
qui produit un refroidissement du jing, en utilisant notamment la formule de
sa composition You gui wan 右歸丸 [Pilule qui revient au (Rein) droit] 33, le
Rein droit étant relié au Feu de mingmen et donc au yang des Reins.

Après les Ming, les écrits sur le fangzhongshu sont surtout constitués de
compilations et de commentaires sur les traités antérieurs et la plupart des
ouvrages publiés à l’époque contemporaine sont des anthologies enrichies
d’explications et de commentaires souvent utiles mais qu’on ne peut pas
considérer comme des apports originaux. En observant l’ensemble des
sources, des plus anciennes, datées du début des Han, jusqu’aux apports issus
notamment des textes médicaux présentés ici, on perçoit un corpus de savoirs
et de croyances qui constitue l’architecture de la discipline et qui permet d’en
cerner les principaux aspects que je vais essayer de synthétiser.

Principaux aspects du fangzhongshu : de la cosmologie à la pharmacopée

La plupart des ouvrages de fangzhongshu comportent au moins une partie,


généralement introductive, sur la cosmologie et sur les relations entre l’homme
et l’univers. Comme le mentionne Umekawa Sumiyo 34, Ge Tiaoguang et
d’autres chercheurs ont mentionné que la finalité des plus anciennes pratiques
32. Le Suwen 素問 [Simples questions] est la première partie du Huangdi neijing 黃帝內經
[Classique interne de l’Empereur jaune].
33. Pour connaître la composition, les actions et indications de cette formule, voir : E. Marié,
Grand formulaire de pharmacopée chinoise, Vitré, Éditions Paracelse, 1991, p. 715.
34. S. Umekawa, « Sex and Immortality: A Tentative Study on How Chinese Sexual Art
Impressed upon the Idea to Become Better-Beings in Religious Contexts. », Second Meeting of
the Asian Society for the History of Medicine, Academia Sinica, Taipei, Taiwan, R.O.C., 16-19
Novembre 2004.
L’ Art de la chambre à coucher ... 17

sexuelles en relation avec le taoïsme était de permettre aux adeptes d’entrer


en sympathie, de se synchroniser, avec les forces de l’univers, l’acte sexuel
apparaissant comme une transposition humaine des relations entre le ciel et
la terre. De nombreux textes comportent au moins une partie consacrée à la
définition du yinyang, le plus souvent fondée sur des citations ou des références
au Yijing 易經 [Classique des mutations]. L’homme et la femme manifestent
chacun une combinaison particulière du yinyang qui s’exprime à travers un
des huit trigrammes formés par les combinaisons de trois traits 35 :

- Li 離 7 (le Brillant, Feu, la lumière, le Sud, l’homme ; un trait yin entre


deux traits yang).
- Kan 坎 3 (l’Insondable, l’Eau, les nuages, le Nord, la Femme ; un trait
yang entre deux traits yin).

La superposition de Kan 坎 3 , en haut, et de Li 離 5 , en bas, donne


l’hexagramme 63 jiji 既濟 ? qui évoque un équilibre achevé, l’apogée d’un
accomplissement. Cependant, cet état est par nature instable et incite à une
grande prudence. L’Eau située au dessus du Feu s’échauffe et produit de la
vapeur, la rencontre de deux énergies
opposées entraîne un dynamisme favorable
mais qui exige un parfait contrôle. On peut
imaginer une marmite emplie d’eau au
dessus d’un feu. Si le feu est trop fort, l’eau
peut s’épuiser par évaporation ou déborder
et éteindre le feu. Si le feu est trop faible,
l’eau ne s’échauffe pas et reste inerte. Il faut
donc parvenir à se maintenir à la phase
d’apogée correspondant à l’échauffement
maximum sans débordement. Dans le
fangzhongshu, cet état particulier est atteint ill. 3 : Taoïste. Les deux cercles entrecroisés sont
lorsque l’excitation des deux partenaires et marqués des trigrammes Li 離 7 et Kan 坎 3
à son comble, et qu’ils se nourrissent et
s’engendrent mutuellement, produisant un processus de circulation interne.
La circulation est une opération de l’alchimie opérative qui consiste à placer
une substance dans un récipient parfaitement clos afin qu’elle s’évapore et se
condense un grand nombre de fois. Cette méthode est préconisée dans les

35. Le yin et le yang sont respectivement représentés par un trait brisé et par un trait plein.
Cependant, yin et yang n’existent pas de façon isolée. Lorsqu’on les associe deux par deux, on
obtient mathématiquement 4 (2x2) combinaisons ; par trois, cela donne naissance aux 8 (2x2x2)
trigrammes qui combinés une nouvelle fois deux par deux forment les 64 [(2x2x2) X (2x2x2)]
hexagrammes.
18 Éric Marié

écrits occidentaux, pour « séparer les semblables et rassembler les contraires ».


On utilise alors un vase appelé « pélican » pour y parvenir. Dans ce cas, la
matière subit un grand nombre d’évaporations et de condensations successives
qui la transforment progressivement, selon le processus de la voie humide.
Une alternative, plus rapide mais plus périlleuse, utilisée dans la voie sèche 36,
consiste à l’exposer à une chaleur intense, procédé qui a la faveur des alchimistes
chinois. Dans ce cas, le feu entraîne l’envol [fei 飛] de la matière par sublimation
[feisheng 飛昇]. On utilise alors deux creusets superposés l’un sur l’autre, leurs
ouvertures étant scellées par un lut [fengni 封泥]. Sans entrer davantage dans
des détails techniques, il est indéniable que les processus physiologiques
générés dans l’alchimie interne [neidan 內丹] de l’acte sexuel aient été associés
aux opérations de l’alchimie externe [waidan 外丹]. Ainsi, des représentations
imagées d’un jeune homme et d’une jeune fille chevauchant respectivement
un tigre blanc et un dragon bleu dont les souffles se mêlent en un ding 鼎 [vase
tripode] 37 évoquent le processus alchimique à
travers la rencontre des deux sexes. Le tigre
blanc [baihu 白虎], symbolise l’Ouest et le
dragon bleu [qinglong 青龍] l’Est ; l’union du
Plomb véritable [zhenqian 真鉛] et du Mercure
véritable [zhengong 真汞] 38 est souvent appelée
« longhu 龍虎 [dragon et tigre] ». Par ailleurs, le
mouvement circulatoire de l’eau, évaporation
et condensation, correspond à la formation de
« nuages et pluie [yunyu 雲雨] », expression
allégorique utilisée pour désigner les rapports
sexuels mais qui évoque également, dans les
textes médicaux, les mouvements du yin et
du yang dans le corps, à l’image des échanges
ill.4 : Dragon bleu et tigre blanc

36. Les expressions « voie sèche » et « voie humide » sont des termes de l’alchimie occidentale.
Ils peuvent paraître déplacés dans un texte centré sur la Chine. Cependant, il me semble que lorsque
des rapprochements existent dans les pratiques, il est intéressant de les mentionner, en évitant de
tomber dans un syncrétisme simpliste. Bien que les théories et les procédés de l’alchimie chinoise
ne puissent exactement se superposer sur ceux de son homologue occidental, on constate des
rapprochements flagrants, par delà les différences de civilisations.
37. Le ding 鼎 est une sorte de chaudron, initialement à trois pieds, utilisé notamment dans les
rituels d’offrandes. Il est fréquemment cité dans les textes d’alchimie car la préparation de la matière
se faisait à l’intérieur de ce récipient (plus précisément dans un creuset, lui-même placé à l’intérieur
du ding). Il est intéressant de noter que la femme, en tant que partenaire sexuelle, est parfois appelée
ding, dans les traités de fangzhongshu, ce qui met en évidence que son corps est perçu comme le
vaisseau des transformations, au moment de l’acte sexuel.
38. Le Plomb et le Mercure véritables désignent des substances déjà transformées par l’alchimie,
donc différentes des deux métaux dans leur forme ordinaire.
L’ Art de la chambre à coucher ... 19

entre ciel et terre.


清陽為天,濁陰為地.地氣上為雲,天氣下為雨.
Le ciel est fait de yang pur, la terre de yin trouble. En s’élevant, le qi
de la terre fait les nuages ; en descendant, le qi du ciel fait la pluie 39.
Après les aspects cosmologiques, la deuxième considération récurrente dans
les traités de fangzhongshu est l’importance des préliminaires. Leur fonction n’est
pas seulement de générer un climat affectif favorable ni d’engendrer l’excitation
sexuelle, mais également de préparer un terrain physiologique favorable aux
rapports sexuels. Il faut donc distinguer les caresses et attouchements qui
relèvent du jeu amoureux et les pratiques respiratoires, physiques et mentales
que les partenaires réalisent individuellement ou se prodiguent réciproquement,
sous la forme de massages, par exemple. Si la sexualité est perçue en Occident
comme « le repos du guerrier », dans la Chine ancienne, c’est l’acte sexuel lui-
même qui est un combat, ou tout au moins une joute, exigeant, pour en tirer
les profits attendus, que les partenaires soient aussi bien préparés que possible.
La femme étant toujours considérée comme une source abondante de tous
les substrats de nature yin, l’homme vient s’y abreuver de trois manières. Par
le baiser, il capte sa salive, toujours considérée comme un précieux liquide
d’enrichissement des Reins. Le lait maternel prélevé à ses seins, si elle se trouve
dans une période favorable pour en produire, est également jugé bénéfique.
Les manuels de fangzhongshu expliquent précisément comment l’homme doit
l’absorber, en le conservant d’abord dans sa bouche, puis en le déglutissant
lentement en trois fois.
Enfin, par la pratique
du cunnilingus, décrite
dans les textes et illustrée
dans l’iconographie
ancienne, il capte une
partie des sécrétions
intimes de sa partenaire.
Une question critique
qui transparaît
régulièrement dans
les textes concerne
la détermination du
moment adéquat ill. 5 : Cunnilingus (détail). Extrait d’un album de huitbpeintures de la collection
pour commencer Bertholet. Encre et couleur sur soie. Epoque Qing, période Qian Long (1736-
1796). (Dimesions totales 22 x 26 cm)
la pénétration. La

39. Suwen, 5, Yinyang Yingxiang dalun 素問,陰陽應象大論篇第五 [Simples questions, 5,


Grand traité sur les représentations et correspondances du yinyang].
20 Éric Marié

vigueur de l’érection masculine n’est pas le critère central ; le Sunüjing 素女


經 [Classique de Sunü] expose même diverses techniques pour permettre la
pénétration lorsque la rigidité masculine n’est pas complète ou que l’énergie
de l’homme est trop chancelante, notamment à cause de son âge avancé. C’est
l’état de la femme qui permet à l’homme de décider de l’instant juste. Les
auteurs des manuels, considérant sans doute que l’enjeu est trop important
pour se fier seulement à ce qu’elle ressent ou exprime, donnent une liste des
signes cliniques des divers degrés de l’excitation féminine qui doivent précéder
la pénétration.
Le troisième apport du contenu des manuels concerne le déroulement du
coït à partir du premier contact entre les organes génitaux des amants. Cette
partie comprend cinq aspects.

- La préparation à la pénétration qui consiste en frottements et glissements


du sexe masculin à la surface de la vulve est la première étape. Il semble que le
principal objectif soit la lubrification par la répartition des liquides, ainsi que
la sensibilisation des zones concernées.

- La pénétration, notamment en fonction de la profondeur et de l’angle


comprend de nombreuses variations. Les différentes parties du vagin font
l’objet d’une description, chaque zone ayant des propriétés physiologiques
particulières.

- La description des positions constitue une part importante de certains


traités. Les plus anciens écrits connus qui décrivent des postures sexuelles sont
des passages de deux manuscrits de Mawangdui : le He yinyang 合陰陽 [Unir
le yinyang], au passage Shijie 十節 [Les dix sections] et le Tianxia zhidao tan 天
下至道談 [Propos sur la voie suprême dans le monde], au passage Shishi 十勢
[Les dix positions]. Il y est question de dix positions sexuelles, aux propriétés
thérapeutiques. Cependant, elles ne sont pas décrites précisément et rien n’est
dit sur ce qui justifie leur action physiologique. En revanche, sous les Sui et
les Tang, le Xuannüjing 玄女經 [Classique de Xuannü] et le Dongxuanzi 洞玄
子 [Maître Dongxuan], notamment, développent davantage cette question.
Ce ne sont pas tant les positions en elles-mêmes qui sont intéressantes car, à
quelques variantes près, elles se confondent avec celles qui sont connues dans
d’autres civilisations et qui font partie du patrimoine sexuel mondial. Les
noms qui leur sont donnés s’inspirent d’animaux naturels (insectes, oiseaux,
mammifères, poissons, etc.) ou légendaires (dragon et phénix) 40. Chaque
40. Pour une analyse plus précise des dénominations et des proportions d’emprunts
aux différentes catégories d’animaux, voir S. Umekawa, «Transmission of Sexual Positioning in
Relationship with Female Orgasm », Asian Society for the History of Medicine : Symposium on the
L’ Art de la chambre à coucher ... 21

position a des indications thérapeutiques


précises. Il semblerait qu’il existe, en effet, une
sorte de somatotopie des organes génitaux qui
met en relation chaque Viscère (et toute l’orbe
physiologique qui lui correspond, selon les
théories de la médecine traditionnelle chinoise)
avec des parties précise de la verge ou du vagin
qui sont stimulées.

- Les mouvements constituent une autre


variable dans la pratique du fangzhongshu. De
nombreux textes insistent sur au moins trois
aspects : le rythme, la direction, l’amplitude. Les
ill. 6 : Chaise particulière destinée
manuels préconisent des coups frappés à droite, aux pratiques sexuelles. Epoque Qing.
à gauche, vers le haut ou vers le bas, avec parfois
une combinaison de plusieurs axes. Le Sunüjing 素女經 [Classique de Sunü]
mentionne une pratique consistant à opérer neuf pénétrations superficielles
suivies d’une pénétration à la profondeur maximale. Il faut remarquer
que c’est généralement la femme elle-même qui donne le rythme par les
mouvements de son corps. Il est important qu’à chacun des rapports l’homme
évite l’éjaculation mais que la femme atteigne l’orgasme (ce qui marque la fin
de la pratique). Enfin, ces techniques constituent de véritables prescriptions
médicales qui, pour être efficaces, doivent être répétées, parfois plusieurs fois
par jour, pendant plusieurs jours de suite.

- La question de l’orgasme est au cœur des pratiques sexuelles. Dans tous


les cas, il est essentiel que l’homme n’éjacule pas, ce qui ne signifie pas qu’il
n’ait pas droit au plaisir. Par une pratique assidue, il doit apprendre à accéder
à une sorte d’orgasme prolongé, sans émission de sperme. L’éjaculation est
considérée comme un phénomène cataclysmique, extrêmement épuisant et
qui doit survenir d’autant plus rarement que la personne est âgée. Pour le
jeune homme, elle est tolérable, au moins de temps en temps, mais l’homme
mûr doit l’éviter le plus souvent possible. Pour cela, diverses techniques
sont proposées, notamment la pression d’un point à la racine de la verge.
Cependant, l’absence d’éjaculation n’est qu’un moyen pour permettre au
jing d’être préservé. Il faut ensuite, par des pratiques respiratoires et mentales
principalement, le faire remonter vers la tête pour nourrir le cerveau. Celui-
ci est considéré, en médecine chinoise comme la mer des moelles [suihai 髓

History of Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions, Academia Sinica,
Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
22 Éric Marié

海] et les moelles sont produites par le jing des Reins qui génère également le
sperme. La matière même du cerveau a donc une relation directe avec le liquide
séminal. L’orgasme féminin est perçu de façon très différente. Les Chinois ont
constaté qu’après l’éjaculation l’homme est épuisé, somnolent et incapable de
poursuivre immédiatement l’acte sexuel. Il lui est généralement impossible
d’avoir plusieurs orgasmes à la suite, sans phase de récupération, tandis que
la femme en est capable. L’explication fournie est la suivante : bien que mâle
et femelle soient complémentaire, l’un ayant plus de yang et moins de yin
tandis que l’autre a davantage de yin que de yang, les proportions relatives
ne sont pas égales car l’homme a beaucoup moins de yang que la femme n’a
de yin. De ce fait, elle occupe une position dominante dans sa physiologie
sexuelle. Ses réserves étant plus abondantes, elle peut, sans risque, les partager
avec l’homme en lui offrant le meilleur d’elle-même, son propre jing, tandis
que l’homme n’a pas les moyens d’une générosité identique. On peut donc
se demander ce que la femme tire comme avantage, sur le plan physiologique
du moins, d’un rapport sexuel. Les écrits chinois mentionnent que le yang
de l’homme lui est utile pour échauffer et mettre en mouvement son yin. Il
faut cependant bien réaliser que la plupart de ces écrits sont produits par des
hommes qui expriment un point de vue masculin. Certains textes et même
des praticiens contemporains considèrent que la femme devrait, elle aussi,
contrôler ses orgasmes, afin de ne pas être « vampirisée » à travers l’acte sexuel.
Ceci a même conduit à considérer la sexualité comme une véritable joute
entre l’homme et la femme, chacun tentant de capter l’essence de l’autre !
Nonobstant ces remarques, on constate que les écrits sur le fangzhongshu
relevant de la médecine s’intéressent au moins autant aux pathologies
féminines que masculines, ce qui laisse supposer que celles-ci peuvent en tirer
un bénéfice thérapeutique. Enfin, on peut postuler, du simple point de vue
de l’harmonie du couple, que l’attention que l’homme accorde à la jouissance
de sa partenaire constitue davantage un atout qu’une menace pour elle. On
emploie l’expression cai yin bu yang 采阴补阳 [cueillir le yin pour tonifier
le yang] pour exprimer le processus par lequel l’homme utilise le yin de sa
partenaire, et cai yang bu yin 采阳补阴 [cueillir le yang pour tonifier le yin]
lorsque la femme exploite le yang masculin au bénéfice de son propre yin.
Les aspects thérapeutiques constituent une part importante de la littérature
rédigée sur le fangzhongshu. Lorsqu’il s’agit de chapitres de traités médicaux,
c’est évidemment la finalité principale. À ce titre, on peut le considérer
comme une branche du vaste système médical chinois. Les recommandations
peuvent apparaître sous une forme générale et occuper une place identique
à celle qui est accordée à n’importe quel aspect de l’hygiène de vie ou bien
constituer une discipline thérapeutique à part entière. Dans ce cas, elle est
souvent rattachée à la gynécologie ou à la médecine interne, l’andrologie
L’ Art de la chambre à coucher ... 23

étant, en Chine, une spécialité récente, absente, en tant que telle, des diverses
classifications bibliographiques anciennes. Cependant, conseiller des exercices
sexuels comme traitement médical ne pouvait aller de soi à toutes les époques
et à tous les échelons de la société. De ce fait, les pratiques du fangzhongshu
transparaissent rarement de façon isolée dans les rapports de cas médicaux ou
dans les traités de médecine.

L’usage du fangzhongshu pouvant le plus facilement toucher tous les Chinois


est lié à la procréation et à ce que j’ai déjà cité comme relevant de l’eugénisme.
Ainsi, de nombreux manuels comportent une partie consacrée aux conditions
de la conception, à la grossesse et au choix du sexe des enfants. On mentionne
ainsi que selon le moment du cycle où les rapports ont lieu, on peut plus
facilement avoir un fils ou une fille.

Enfin, le dernier élément constitutif des manuels de fangzhongshu est le


formulaire de pharmacopée. Il n’est pas présent dans tous les écrits et ne revêt
pas toujours la même importance quantitative à l’intérieur des différents
traités mais il représente un aspect essentiel de la discipline. Dès les Han, sur
les cinq manuscrits cités plus haut, on constate que deux sont des recueils
de prescriptions. Il semble que les ingrédients et recettes de cette époque,
dont certains réapparaissent beaucoup plus tardivement, sous les Song
notamment, soient en grande partie utilisés à des fins de séduction, soit en
tant qu’aphrodisiaques, soit pour améliorer l’attrait sexuel exercé sur le sexe
opposé 41. Une connotation magique accompagne certaines de ces recettes
supposées exercer une influence sur la volonté de ceux qui les absorbent, le
but avoué étant le retour d’affection ou le moyen de parvenir à ses fins auprès
d’une personne réticente aux avances sexuelles engagées. D’autres prescriptions
concernent l’aptitude à la sexualité voire la performance : augmentation de
la taille du pénis ou modifications du diamètre de l’orifice vaginal, pour le
resserrer ou le dilater, suivant le cas, traitement de l’impuissance masculine ou
de l’anorgasmie féminine, amélioration des sensations pour une augmentation
du plaisir, traitement de l’éjaculation précoce, etc. Il faut cependant bien
distinguer d’une part les recettes ayant des finalités strictement sexuelles et les
philtres relevant d’une médecine magique, qu’on ne retrouve pratiquement
jamais dans les grandes compilations de formules rédigées à différentes
époques, et qui comprennent des substances inutilisées dans la thérapeutique
générale, et d’autre part les formules de pharmacopée de la médecine

41. Voir D. Harper, «Ancient and Medieval Chinese Recipes for Aphrodisiacs and Philters: A Survey
of Mawangdui and Dunhuang Manuscripts », Asian Society for the History of Medicine: Symposium
on the History of Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions, Academia
Sinica, Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
24 Éric Marié

savante, qui sont des prescriptions classiques servant également à traiter des
pathologies non sexuelles, et qui sont référencées dans les formulaires à usage
médical. Dans ce dernier cas, les dysfonctionnements se présentent comme
de véritables pathologies qui sont traitées, en tant que telles, selon des cadres
cliniques relevant de la dialectique générale de la médecine chinoise. Ainsi, la
formule You gui wan 右歸丸 [Pilule qui revient au (Rein) droit] n’est proposée
par Zhang Jingyue pour traiter l’impuissance que, lorsqu’après un diagnostic
général, il s’avère que le patient souffre d’un Vide de yang et d’une insuffisance
du jing des Reins, la même formule étant mentionnée, dans son ouvrage, pour
traiter nombre de pathologies relevant du même syndrome des Reins mais ne
correspondant pas à une complainte du patient d’ordre sexuel.

Bien que ces six aspects constituent l’essentiel du contenu des manuels, on
perçoit, en explorant les écrits du fangzhongshu, qu’au delà d’un catalogue
de positions, de préceptes et de considérations plus ou moins ésotériques,
cette discipline recèle une construction paradigmatique originale et précoce
au regard de l’histoire des savoirs sur la sexualité. Avec ses observations
empiriques et ses constats factuels, ses questionnements, sa méthodologie
et son système d’interprétation des phénomènes perçus il nous renvoie
à des questions essentielles telles que la nature et l’interrelation des genres
(masculin et féminin) qui conduisent aux critères de distinction des sexes. À
travers ces problématiques transparaît une recherche récurrente : la quête de
l’immortalité qui transcende le couple mâle/femelle et produit, au moment de
l’union, une entité hermaphrodite autonome dont la complétude est à l’image
de l’univers.


L’ Art de la chambre à coucher ... 25

Bibliographie sommaire

1) En langue chinoise :
Note : pour ne pas alourdir cette bibliographie, les diverses éditions des nombreux traités
classiques de médecine chinoise ne sont pas mentionnées ; les références qui suivent renvoient à
quelques textes contemporains directement en relation avec le thème de cette étude.

Liu (Dalin) (dir.),


- Zhongguo Gudai Xinwenhua 中国古代性文化 [La culture de la sexualité
de la Chine ancienne], Ningxia, Ningxia renmin chubanshe, 1993.
- Zhongguo Lidai Fangneikao 中国歷代房内考 [Étude sur la chambre à
coucher dans l’histoire de la Chine]. Beijing, Zhongguo guji chubanshe,
1998, 3 vol.
Liu (Wenying), Meng de mixin yu meng de tansuo 夢的迷信與夢的探索
[Superstitions et explorations des rêves], Beijing, Zhongguo shehui kexue
chubanshe, 1989.
Ma (Jixing),
- Mawangdui guyishu Kaoshi 馬王堆古醫書考釈 [Interpretations des
manuscrits anciens de Mawangdui), Hunan kexue jishu chubanshe,
1992.
- Mawangdui Hanmu boshu 馬王堆漢墓帛書 [Livres sur soie de la tombe
Han de Mawangdui], t. IV, Wenwu chubanshe, Beijing, 1985.
Shen (Shunong), Yi xin fang jiaoshi 医心方校释 [Explications sur le Formulaire
sur l’essentiel de la médecine], Beijing, Xueyuan chubanshe, 2001, 3 vol.
Song (Shugong),
- zhongguo gudai fangshi yangsheng jiyao 中國古代房室養生集要 [Morceaux
choisis sur l’entretien du principe vital par l’art de la chambre à coucher
dans la Chine ancienne], Beijing, Zhongguo yiyao keji chubanshe, 1991.
- « Zhongguo gudai fangzhongshu 中国古代房中术 », édition électronique
de divers textes sur le site Internet http://www.woosee.com.

2) En langues occidentales :

Chen (Hsiu-Fen) 陳秀芬 « ‘Dreaming Sex with Demons’:The Pathological


Interpretations in Ancient Chinese Medicine », Symposium on History of
Diseases, Academia Sinica, Taipei, Taiwan, R.O.C. 16–18 Juin 2000.
Cleary, Thomas, Santé, sexualité & longévité, manuel de pratique taoïste, Paris,
Guy Trédaniel, 2000.
Goldin, Paul Rakita, The Culture of Sex in Ancient China, University of
Hawaii Press, 2001.
26 Éric Marié

Harper, Donald,
- « The Sexual Arts of Ancient China as Described in a Manuscript of
the Second Century BC », in Harvard Journal of Asiatic Studies, 47-1,
Cambridge, Massachusetts, Harvard-Yanjing Institute. p.539-593.
- Early Chinese Medical Literature – The Mawangdui Manuscripts, London,
New York: Kegan Paul International, 1997.
- « Ancient and Medieval Chinese Recipes for Aphrodisiacs and Philters: A
Survey of Mawangdui and Dunhuang Manuscripts », Asian Society for the
History of Medicine: Symposium on the History of Medicine in Asia: Past
Achievements, Current Research, Future Directions, Academia Sinica, Taipei,
Taiwan, 4-8 novembre 2003.
Marié, Éric, Grand formulaire de pharmacopée chinoise, Vitré, Éditions
Paracelse, 1991.
Maspero, Henri, « Les procédés de “nourrir le principe vital” dans la religion
taoïste ancienne », in Journal asiatique, vol.229, 1937.
Needham, Joseph, Science and Civilization in China, Cambridge, Cambridge
at the University Press, 1956, vol. 2 ; 1983, vol. 5.
Schipper, Kristofer, Le corps taoïste, Paris, Fayard, 1982.
Van Gulik, Robert,
- Erotic Color Prints of the Ming Period, with An Essay on Chinese Sex Life
from the Han to the Ch'ing Dynasty, B.C 206-A.D 1644, Tokyo, 1951.
- La vie sexuelle dans la Chine ancienne [L. Évrard, trad.], Paris, Gallimard,
1971.
Umekawa Sumiyo,
- «Transmission of Sexual Positioning in Relationship with Female Orgasm »,
Asian Society for the History of Medicine: Symposium on the History of
Medicine in Asia: Past Achievements, Current Research, Future Directions,
Academia Sinica, Taipei, Taiwan, 4-8 novembre 2003.
- « Sex and Immortality: A Tentative Study on How Chinese Sexual Art
Impressed upon the Idea to Become Better-Beings in Religious Contexts. »,
Second Meeting of the Asian Society for the History of Medicine, Academia
Sinica, Taipei, Taiwan, R.O.C., 16-19 Novembre 2004.
Wile, Douglas, Art of the Bedchamber: The Chinese Sexual Yoga Classics
Including Women's Solo Meditation Texts, New York, State University of
New York Press, 1992.

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