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Ce    que    la    Chine

nous    apprend
Sur le langage, la société, l’existence

par

LÉON VANDERMEERSCH
Bibliothèque
des sciences humaines
LÉON VANDERMEERSCH

CE QUE
LA CHINE NOUS APPREND
SUR LE LANGAGE,
LA SOCIÉTÉ, L’EXISTENCE

GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2019.
Je dédie cet ouvrage à la mémoire
du Pr Tang Yijie, grand témoin de vingt-cinq siècles
d’écrits confucianistes, qui m’honorait de son amitié,
et de Jean de Miribel, qui fut mon élève en chinois,
mais mon maître en générosité envers la Chine.
Introduction

Il y a quelques années, la sinologie franco-


phone a été agitée par une polémique qui
tournait autour de l’application à la Chine du
concept foucaldien d’hétérotopie. De bons
esprits ont expliqué que l’idée d’une hétéro-
topie chinoise était mal venue, et que, pour
comprendre la Chine, plutôt que de mettre
en exergue les spécificités de sa culture, mieux
valait découvrir leur enracinement dans le ter-
reau d’humanité universelle partagé par toutes
les cultures. Encore, me semble-t‑il, faut-il alors
ne pas perdre de vue que toute culture, si elle
croît bien sûr sur ce terreau partagé, n’inté-
resse la connaissance que par l’originalité de
son développement ; et prendre garde à ne pas
relativiser cette originalité par rapport à de faux-
semblants d’universel qui ne sont que du com-
mun sans valeur, comme pour tous les hommes
de marcher sur deux jambes.
10 Introduction

Ce qui fait l’objet du présent ouvrage est pré-


cisément ce qui, dans l’originalité de la culture
chinoise, rencontre un authentique universel, à
trois niveaux :
Au niveau linguistique, où se forment les gènes
de toutes les spécificités de chaque culture dans
les particularités de chaque langue. Nous verrons
qu’à travers la particularité la plus remarquable de
la langue chinoise, son écriture idéographique, se
profile en filigrane l’universalité de la dualité des
fonctions de communication et de spéculation du
langage, caractéristique des langues humaines,
mais noyée par les écritures alphabétiques dans
l’indistinction de l’écrit et de l’oral.
Au niveau de l’organisation de la société, nous
verrons que la genèse et l’évolution des institu-
tions chinoises sont fondées sur une conception
des rapports de production propre à la Chine,
qui y commande les modes de production plu-
tôt qu’elle n’en découle. Ce qui rencontre l’uni-
versalité de la prédominance, dans toutes les
cultures, de l’idéologie sur les facteurs matériels
de la production, contrairement à la dogmatique
du matérialisme historique. L’histoire chinoise
atteste l’évidence que les hommes ne sont ni des
abeilles ni des fourmis, et s’organisent sociale-
ment non par conditionnement matériel mais
sur des idées, pour le meilleur et pour le pire.
Au niveau existentiel, nous verrons que la sub­
Introduction 11

stitution, dans la réflexion première sur le sens


des choses, d’une dimension manticologique
spécifiquement chinoise à la dimension reli-
gieuse de cette réflexion dans les autres cultures
marque bien mieux l’existence humaine de son
sens universel de partie prenante de la nature.
« L’homme ne fait qu’un avec le Ciel », selon
la cosmologie divinatoire chinoise. Cepen-
dant, pour le confucianisme cette unité doit
être consolidée par l’observance des rites, qui
modèlent les conduites humaines sur le cours
du yin et du yang et des cinq éléments (wuxing) ;
tandis que le taoïsme s’efforce au contraire de
dégager les conduites de tout mécanisme insti-
tutionnel pour les mettre directement en prise
sur le cours naturel des choses. Zhuangzi, qui
a remarquablement identifié dans le langage
le système d’étayage des conduites sur l’idéolo-
gie, libère son propre discours de l’idéographie
courante, trop imprégnée de confucianisme, en
le décalant (yuyan 寓言) en une sorte de surréa-
lisme allégorique. De ce langage du Zhuangzi,
le bouddhisme chan (zen japonais), qui marie le
dhyâna (la méditation) au taoïsme, a tiré la maïeu-
tique des gong’an, apories énigmatiques propres
à éveiller les consciences à l’illumination (au
samadhi). Cette extrême singularité de la culture
chinoise rejoint l’universel du langage mystique,
exceptionnel dans toutes les cultures.
première partie

ce que la chine
nous apprend
sur le langage
chapitre i

Les deux fonctions du langage

Ce qui nous surprend le plus dans l’étrangeté


de la Chine est sans aucun doute l’écriture, à
nulle autre pareille. Sa particularité est que, bien
que ressemblant beaucoup à l’écriture hiérogly-
phique de l’Égypte ancienne par le recours à la
pictographie, elle n’est cependant pas, comme
celle-ci, constituée de logogrammes, c’est-à-dire
de signes graphiques représentant les mots de
la langue parlée, mais, de façon beaucoup plus
élaborée, d’idéogrammes, fabriqués par recréa-
tion graphique systématique de tous les mots de
la langue naturelle. Ainsi, les graphies de l’écri-
ture chinoise ne sont pas des signes composés
seulement pour assurer de manière distinctive le
renvoi aux mots formés phonétiquement, et par
nécessité à travers ceux-ci aux significations dont
ceux-là sont porteurs ; elles sont des signes eux-
mêmes porteurs de significations ainsi que de
prononciations, composés de façon très sophisti-
16 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

quée suivant « six procédés d’écriture » (liushu) par


lesquels la construction du lexique graphique
a été rationalisée. Ces graphies, les caractères
chinois (parfois appelés synthétiquement sino-
grammes), sont des mots graphiques outillant une
véritable langue graphique spécifique, dite en
chinois wenyan, dont la syntaxe, par contrecoup
de cette rationalisation lexicale, est marquée
d’une rigueur rationnelle qui l’éloigne elle aussi
de la langue parlée sans pourtant s’en différen-
cier structurellement. M’étant là-dessus longue-
ment expliqué ailleurs1, je n’y reviens pas. Mon
propos est ici d’interroger cette culture insolite
d’une langue graphique servant d’écriture sur
ce qu’elle révèle de la nature du langage en
général.
Rappelons-nous que l’écriture chinoise a été
inventée, sous cette forme de langue graphique,
au xiiie siècle avant notre ère, sous le règne du
vingt-deuxième roi de la dynastie des Shang,
Wu Ding, nullement pour servir à la commu-
nication, mais pour enregistrer des opérations
de divination. Les fonctionnaires spécialisés
qui effectuaient ces opérations avaient en effet
besoin d’en conserver la trace, non seulement
pour en récapituler régulièrement les résultats,
mais plus encore pour en nourrir une spécula-

1. Dans mon livre sur Les deux raisons de la pensée chinoise.


Les deux fonctions du langage 17

tion qui a conduit à une quasi-science divina-


toire, connue dans la tradition chinoise comme
la science des mutations (du Yijing) : yixue 易學, et
ici dénommée manticologie.
Ce que cette histoire nous apprend, c’est
qu’une pensée telle que celle qui a construit la
manticologie, à savoir la pensée spéculative, non
seulement a besoin de l’écriture pour se déployer
— raison pour laquelle chez les peuples sans
écriture la spéculation tourne en rond dans les
mythes, sans sortir de la mythologie —, mais
de plus remodèle le langage pour le rendre
­performant dans cette fonction tout autre que
celle de la communication. Si ce remodelage se
découvre dans le cas chinois bien mieux qu’ail-
leurs, c’est que dans la culture chinoise il a été
poussé jusqu’à la fabrication d’une langue ad
hoc, purement graphique et inutilisable pour
parler, tandis que le parler chinois ne s’écri-
vait pas. Cette dichotomie du langage, entre
langue parlée sans écriture et langue graphique
ne se parlant pas, a duré jusqu’au Mouvement
du 4 mai 1919, qui, dans l’élan d’une occiden-
talisation à tout rompre et sous l’influence des
traducteurs japonais de la pensée occidentale,
a complètement déclassifié la langue graphique
en élargissant à l’expression de la pensée spé-
culative l’écriture en caractères chinois réduite
à une logographie. Cette réduction avait été
18 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

i­nstituée à l’époque Tang par les moines boud­


dhistes soucieux de populariser leurs prêches en
les transcrivant directement dans leur forme
parlée plutôt que de les traduire dans la langue
graphique, accessible aux seuls lettrés. Ainsi était
née une littérature de langue parlée, qui n’a pas
tardé à se développer, mais en ne débordant des
chantefables du bouddhisme populaire que dans
les genres récréatifs du théâtre et du roman.
À partir de 1919, l’écriture en langue parlée
gagna rapidement la totalité des domaines de
l’expression écrite, mais non sans garder l’écart
qui, dans toutes les langues, bien que non mar-
qué comme il l’était dans l’ancienne langue
graphique chinoise, distancie la fonction spécu-
lative de la fonction communicative du langage.
Pour comprendre cette différenciation de
deux fonctions du langage humain, revenons à
la genèse de celui-ci. C’est dans la fonction de
communication qu’il prend forme, déjà dans
le règne animal. La danse des abeilles, le chant
des oiseaux, les cris modulés de certains pri-
mates relèvent de systèmes communicationnels
rudimentaires, qui assurent entre congénères
l’échange de messages importants pour l’espèce :
messages sexuels, messages d’alarme, messages
de découverte d’une ressource… Ce langage
animal n’est qu’embryonnaire ; la communica-
tion n’y est pas portée par des signes construits
Les deux fonctions du langage 19

pour être chargés de significations, mais seule-


ment par des signaux imposés par l’instinct, émis
physiologiquement sous l’effet de stimulations
physiques et réceptionnés de même physiologi-
quement, ce qui déclenche une réponse pure-
ment réactive. Le langage animal ne fonctionne
qu’instinctivement, n’est que d’ordre organique.
Le langage humain fonctionne, lui, dans
l’ordre de l’intelligence et relève de la pensée.
Les signaux de l’instinct, activés physiologique-
ment, sont transformés en signes linguistiques,
activés mentalement. La communication s’y
exerce non plus par réflexes branchés direc-
tement sur le réel même, mais par la compré-
hension de symboles représentant celui-ci. Ces
symboles sont formés de signes homologues des
signaux du langage animal, mais infiniment plus
sophistiqués. Leur substrat sensible a fait l’objet,
dans le cerveau humain, d’un modelage systéma-
tique qui les a transformés en signifiants séman-
tiques branchés sur la pensée intelligente. Pour
opérer cette transformation, la nature humaine
a dû partir du langage des animaux les plus évo-
lués, celui des primates. Comment les signaux
de ce langage, qui chez les premiers hominidés
devaient être très proches de ceux que les pri-
matologues observent chez certaines espèces de
singes, ont-ils été modelés linguistiquement ?
Par un processus que fait entrevoir sa reprise,
20 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

mutatis mutandis, dans la genèse de la langue


graphique chinoise. Celle-ci est en effet l’abou-
tissement d’un long processus évolutif qui, par
étapes, a transformé les graphismes rudimen-
taires de la scapulomancie primitive, fonction-
nant comme signaux de l’avenir, en graphies
fonctionnant comme signes linguistiques. Et on
a toute raison de penser que, dans ce processus,
la nature humaine est spontanément repassée
par le chemin de l’évolution qui, bien antérieu-
rement, avait transformé les signaux du langage
animal en paroles. Ainsi peut-on se faire quelque
idée d’une évolution perdue dans la nuit des
temps, mais vraisemblablement reprise dans son
principe le long du cheminement que voici.
La genèse de la langue graphique chinoise a
commencé par le perfectionnement de la scapu-
lomancie primitive, produisant, comme signaux
de l’avenir, des graphismes bruts, réalisés arti-
ficiellement par fissuration d’omoplates d’ani-
maux exposées au feu. Elle s’est poursuivie par
la standardisation de ces graphismes, produits de
plus en plus méthodiquement, et de préférence
sur des écailles de tortue figurant le cosmos en
réduction, en une gamme restreinte de variantes
bien distinctes, graduées en degrés du propice
ou de l’adverse. Ces variantes portant sur une
figure type en demi-H (├ ou ┤), obtenue par
un conditionnement approprié de l’os ou de
Les deux fonctions du langage 21

l’écaille des pièces divinatoires aux endroits de


leur fissuration, l’évolution s’est achevée par la
transfiguration de ce demi-H (en figuration du
sens même de la figure divinatoire, transcen-
dant sa réalisation métaphorique en fissuration
de la pièce osseuse) en un signe linguistique,
noté 卜, signifiant divination et désigné (pro-
noncé) par l’onomatopée bu, correspondant au
bruit émis par les pièces divinatoires en éclatant
lorsqu’elles se fissuraient. Ce signe bu卜, dès lors
qu’il a été lu linguistiquement, s’est de lui-même
donné comme prototype à l’exemple et sur le
modèle d’autres mots graphiques, analogues aux
variantes de la figure divinatoire mais fabriqués
en bien plus grand nombre, comme graphies
agencées non plus seulement en une gamme
de quelques valeurs de bonne ou mauvaise for-
tune, mais en lexique d’une langue graphique
développée pour exprimer techniquement la
sémantique de toute opération de divination
scapulomantique. Ainsi est née, à l’époque Yin,
la langue graphique chinoise, sous la forme ori-
ginelle d’équations divinatoires de toutes sortes,
dont les enregistrements gravés en inscriptions
oraculaires ont été redécouverts par dizaines de
milliers depuis 1899.
Qu’il s’agisse bien d’une langue graphique
découle de ce qu’aux graphies de cette langue est
attachée la caractéristique de toutes les langues
22 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

humaines : la double articulation. Son substrat


graphique est en effet doublement articulé, en
unités sémantiques et en graphèmes composant
celles-ci, exactement de la même manière que
la parole en mots et en phonèmes, ce qui n’est
nullement le cas par exemple du système des
hiéroglyphes égyptiens, qui ont la nature d’une
écriture (logographique) et non d’une langue.
La double articulation de la langue graphique
chinoise s’est développée en deux temps. Le pre-
mier temps a été celui de l’application des six
procédés d’écriture à la fabrication des graphies,
qui imposait de n’en fabriquer de nouvelles
qu’en y employant, comme composants, que des
graphies déjà existantes (ne fût-ce que comme
marques décorant des poteries), reprises (éven-
tuellement en abrégé) comme sous-graphies.
C’est ainsi qu’ont été fabriquées par exemple
les deux graphies, nécessaires dès la première
formulation d’une équation divinatoire, comme
embrayeurs d’énoncé : zhen 貞, embrayeur de
l’énoncé du « contenu » de la divination (fabri-
qué avec la graphie de la divination, bu 卜, et
l’abrégé 贝 du pictogramme 鼎 d’une sorte
de vase de bronze), et zhan 占, embrayeur de
l’énoncé du « verdict » de la divination (fabriqué
aussi avec la graphie de la divination et le picto-
gramme de la bouche : 口). Dans un deuxième
temps, les composantes de sous-graphies elles-
Les deux fonctions du langage 23

mêmes ont été articulées en graphèmes, traits de


pinceau standards, homologues, dans l’écriture,
aux phonèmes de la parole.
Le deuxième temps est intervenu beaucoup
plus tard, à la suite du perfectionnement du pin-
ceau à écrire, à la fin du iiie siècle avant notre
ère. Ce perfectionnement a permis d’écrire
bien plus rapidement, ce qui a entraîné l’effa-
cement complet de l’iconisme des idéogrammes
et a ainsi achevé de les démotiver, faisant de ce
fait émerger, comme sous-structure basique des
graphies, des traits de pinceau abstraits. Cepen-
dant, si tardif que soit intervenu ce deuxième
temps, la sous-articulation basique des graphies
en types de traits était déjà implicitement acti-
vée dans une pratique des scribes-devins dès
l’époque Yin, attestée sur des ébauches d’inscrip-
tions oraculaires retrouvées telles quelles. Dans
ces ébauches, manquent aux graphies tous les
traits plus ou moins horizontaux. Ce qui veut
dire que le scripteur a méthodiquement gravé
d’abord tous les traits plus ou moins verticaux,
avant de tourner d’un quart de tour la pièce
à inscrire pour compléter les graphies de tous
les traits plus ou moins horizontaux laissés en
attente. Cette manipulation implique évidem-
ment la décomposition mentale des graphies en
types de traits verticaux et horizontaux, et ainsi
l’idée que la première articulation des graphies
24 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

en unités sémantiques pouvait être recoupée par


une deuxième articulation des graphies en traits
types, autrement dit en graphèmes homologues
aux phonèmes de la parole. Ajoutons qu’après
le perfectionnement du pinceau la calligraphie
chinoise n’a pas tardé à s’emparer des tracés de
graphèmes pour les nuancer plastiquement par
remotivation poétique, exactement comme le
chant module poétiquement les phonèmes.
En récapitulant le parallélisme qu’on peut
supposer inscrit par la nature humaine entre
la genèse de la langue graphique chinoise et
la protogenèse des langues naturelles, remar-
quons d’abord que la genèse de la parole a dû
commencer par un parallèle vocal à la standar-
disation régulière des graphismes éclatés de la
scapulomancie primitive. Une telle standardisa-
tion apparaît déjà dans les signaux du langage
animal tels que ceux qui composent le chant
des oiseaux ou les cris différenciés des primates.
Mais, pour chaque espèce animale, les variantes
distinctives que comportent ces signaux sont très
peu nombreuses, ce qui limite étroitement la
gamme de messages commandée par l’instinct.
Il en va tout autrement pour l’espèce humaine.
Chez celle-ci, certainement dès le premier stade
de l’évolution de l’Homo sapiens, la pensée a dû
soulever de multiples questionnements pratiques
qui ont fait l’objet de multiples communications.
Les deux fonctions du langage 25

Le langage humain s’est de la sorte étendu à la


saisie symbolique de tout ce que la conscience
peut percevoir aussi bien du monde intérieur
que du monde extérieur. D’où le besoin de dis-
poser d’un mécanisme économique de fabrica-
tion de signifiants nouveaux en nombre illimité
de variantes, auquel a répondu le mécanisme de
la double articulation. Celui-ci a dû se construire
par réagencement arbitraire des composants
phoniques des cris onomatopéiques primitifs,
une fois ceux-ci démotivés, comme a procédé le
scribe Yin en réagençant les traits verticaux et
horizontaux des graphies pour la commodité de
la gravure des pièces à inscrire. En outre, pour
que les traits phoniques s’organisent en systèmes
de phonèmes abstraits, il a fallu une évolution
anatomophysiologique du larynx analogue au
perfectionnement du pinceau chinois à écrire.

Des inscriptions oraculaires aux grandes ins-


criptions sur bronze, l’évolution de la langue
graphique chinoise de sa naissance à sa matu-
rité s’est étendue sur un demi-millénaire. La
formation analogue de la parole humaine, bien
antérieure, a pris certainement un temps encore
nettement plus long, d’ordre géologique, se
comptant par centaines de milliers d’années.
Durant tout ce temps, le peuplement du globe
par dispersion de l’espèce humaine sous toutes
26 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

les latitudes a entraîné une grande différencia-


tion ethnique des populations, qui elle-même
a entraîné une forte diversification du langage
humain, en plusieurs milliers de langues. À ce
niveau, l’idéographie chinoise est unique en son
genre, et il n’y a plus de parallélisme qu’entre
langue graphique et langue parlée du chinois,
celle-là ayant naturellement hérité des caractéris-
tiques typologiques de celle-ci : monosyllabisme
et analytisme isolant. Ces caractéristiques ont cer-
tainement favorisé pour le chinois l’émergence
d’une idéographie au lieu d’une logographie. Le
parler chinois naturel, en juxtaposant purement
et simplement des unités sémantiques coagu-
lées isolément, s’est structuré linguistiquement
de manière extrêmement simple, si bien que la
spéculation chinoise a repris la pente naturelle
de cette simplicité pour articuler la sémantique
des équations divinatoires, elles-mêmes très
simples, au lieu de passer logographiquement
par un détour communicationnel compliqué.
Puis, à partir de ces équations, la spéculation a
continué de développer sur cette ligne la langue
graphique naissante, sans interférence de la pra-
tique communicationnelle. Le premier élargis-
sement de l’emploi de l’idéographie hors du
domaine de la divination fut celui de son applica-
tion à des inscriptions de dédicaces aux ancêtres
défunts, sur les bronzes rituels. Cet élargissement
Les deux fonctions du langage 27

s’est opéré dans l’ordre spéculatif. Les dédicaces


inscrites sont en effet si peu liées à la communi-
cation qu’elles sont invisibles du dehors, délibé-
rément gravées à l’intérieur des pièces. Car elles
ont été conçues pour marquer rituellement, de
l’intérieur, la spécificité d’un culte des ancêtres
ramifié entre tous les chefs de famille, que la
spéculation a dégagé du monolithisme du culte
des ancêtres royaux rendu pour toute l’ethnie
par le roi seul. Ainsi a germé le zongfa, loi de la
présidence du culte, qui organise le culte familial,
substitué par les Zhou comme pivot de la féoda-
lité à la royauté monolithique des Yin.
Cette refondation cultuelle est le reflet d’un
déploiement de la pensée spéculative élargissant
la manticologie au ritualisme, ce qui a ouvert à
l’idéographie un nouveau champ de spéculation.
Dans le récit national Zhou, ce déploiement par
refonte des institutions sur le principe des rites est
emblématisé par la figure du duc Zhou, créateur
des institutions nouvelles, parallèlement à l’emblé-
matisation de l’ultime progrès de la divination en
système des hexagrammes du Yijing par la figure
du roi Wen. Mais sous ces deux figures royales,
c’est naturellement en fait à la spéculation des
devins, antétypes des lettrés confucianistes, qu’il
faut en vérité rapporter des avancées qui ont été
décisives pour l’évolution de la culture chinoise.
28 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

Quant à la raison de l’apparition du besoin de


réinstrumentaliser au-delà de la parole commu­
nicante le langage comme instrument de spé-
culation, elle tient à ce que l’espèce pensante,
en prenant conscience linguistiquement de la
réalité dans toutes ses dimensions, bien au-delà
de l’étroitesse du champ instinctif du sexe, de
la prémunition contre le danger et de la quête
de ressources alimentaires, n’a pas pu ne pas
en venir à un questionnement sur le sens de ce
que le langage extrayait de l’expérience sensible.
Devenant spéculative, la pensée s’est élevée à la
recherche des raisons des choses, autrement
dit à une rationalisation de ce que livre à l’état
brut l’expérience sensible. Mais sans l’écriture
la pensée spéculative serait restée réduite au
langage communicationnel, en le détournant
simplement de son utilitarisme vers l’imaginaire
des mythes. L’écriture a permis d’approfondir
la cognition, en fixant des représentations plus
élaborées, de manière à les structurer concep-
tuellement. Mais tandis que pour les langues
flexionnelles la conceptualisation s’est appuyée
sur les liaisons des mots entre eux marquées par
les flexions, pour le chinois, langue isolante,
c’est sur la sémantique des mots eux-mêmes
qu’elle a pris appui, comme nous allons le voir.
Encore faut-il noter auparavant qu’une prératio-
nalisation sommaire de la saisie ­linguistique des
Les deux fonctions du langage 29

choses intervient déjà au niveau de la communi­


cation, préconceptuellement. Car pour commu-
niquer le moindre message, il faut en articuler
le contenu de manière discursive, ce qui induit
déjà dans le discours communicationnel une
première forme d’organisation de l’expérience
sensible. Mais s’il ne s’agit que de communiquer,
il suffit d’étiqueter celle-ci, ce qui ne nécessite
qu’une organisation à grands traits, par décou-
page de la mosaïque des réalités sensibles suivant
leurs apparences plus ou moins superficielles.
Tel est le découpage lexical, qui permet immé-
diatement de parler. Il s’effectue au hasard
du vécu, au fil de contiguïtés d’expériences et
d’associations d’idées comme elles viennent.
Pour chaque langue il se stratifie tel quel dans
la mémoire collective en dépôts étymologiques
émaillés d’incongruités. À ce niveau, la connais-
sance n’apparaît qu’au sens de « faire connais-
sance », par rencontre. Mais parler des choses
éveille à « faire plus ample connaissance » ; ce
qui conduit à ressaisir au second degré ce que
la parole communicationnelle avait au premier
degré simplement étiqueté, pour le conceptua-
liser. La spéculation reprend alors les représen-
tations d’abord grossièrement découpées dans
l’expérience sensible pour les rectifier par l’ab­
straction conceptuelle. Celle-ci n’est plus intuitive
mais catégorique, c’est-à-dire effectuée suivant
30 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

des principes de raison. Par ces principes, le


langage communicationnel est transformé en
langage conceptuel, réglé suivant ce que la pen-
sée occidentale a développé en logique, mais que
la pensée chinoise a développé en grammatique.
chapitre ii

Logique occidentale et grammatique chinoise

La pensée spéculative propre à la culture


occidentale a distillé dans la cornue d’une écri-
ture logographique devenue alphabétique le
langage même de la communication, pour en
tirer comme quintessence le langage concep-
tuel. Cette distillation s’est opérée par une
rationalisation qui a concentré la performativité
cognitive de la langue. Aristote en a dégagé les
principes dans des traités dits de logique, théori-
sant toutes les parties du processus de raisonne-
ment, ultérieurement réunis dans un Organon
dont l’influence a certainement été l’une des
plus profondes qui aient pénétré la pensée occi-
dentale. Le premier de ces traités expose, sous
le nom de Catégories, les divers aspects sous les-
quels la réalité fait l’objet de la parole (logos), et
par suite sous lesquels la raison est appelée à en
juger (kategorein). Est identifiée comme leur genre
la catégorie de la substance, ­définie comme ce à
32 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

quoi peuvent être attribuées neuf autres caté-


gories, qualifiées d’espèces et définies comme
prédicats attribuables à la substance. Ces neuf
espèces sont la quantité, la qualité, la relation, le
lieu, le temps, la position, la possession, l’actif et
le passif. Cette catégorisation logique est évidem-
ment extrapolée à partir des catégories gram-
maticales : de la catégorie du sujet, la catégorie
logique fondamentale de la substance, des caté-
gories de l’actif et du passif des verbes, les caté-
gories logiques de l’action et de la passion, de
la catégorie du génitif, la catégorie logique de la
possession, et ainsi de suite. Cette extrapolation
est assurément due à ce que, dans les langues
indo-européennes dont fait partie le grec, toutes
flexionnelles, les flexions sont l’expression de
rapports que la grammaire oblige le locuteur à
reconnaître entre les choses pour parler d’elles,
et qu’Aristote a considérés comme imposés par
la nature des choses elle-même. C’est parce que
la nature des choses s’y marque ainsi grammati-
calement dans la façon de parler que, dans ces
langues, la pensée spéculative n’a pas été portée
à se créer son propre langage, et a simplement
distillé le communicationnel en conceptuel.
D’où vient que la logique aristotélicienne est,
comme son nom l’indique, quintessence de la
parole (logos en grec). En latin, Cicéron traduit
logos par raison (ratio), concentré de ce qui est
Logique occidentale et grammatique chinoise 33

dilué dans l’oraison (oratio) du discours com-


municationnel.
À la suite de l’exposé des catégories, Aristote
analyse le raisonnement générateur de connais-
sance en le dénommant syllogisme, c’est-à-dire
littéralement ce qui lie ensemble des paroles. Le
syllogisme est la forme paradigmatique de la
démarche hypothético-déductive qui caractérise
la pensée scientifique occidentale (ainsi que la
pensée philosophique qui coiffe celle-ci). Cette
pensée s’est structurée en concepts de substances
et de prédicats, attachés ceux-ci à ceux-là par
des jugements dits synthétiques, qui construisent
la connaissance (à la différence des jugements
dits analytiques qui, détachant de la substance
un prédicat qui y était reconnu, n’ajoute rien à
la connaissance). Prenons l’eau pour exemple.
Dans les langues européennes son nom (eau,
water, wasser, vatentät, acqua, aguan, etc.) est par-
tout étymologiquement dérivé d’une racine qui
signifie boire. C’est que dans ces langues, pour
parler de l’eau, le langage communicationnel
l’a étiquetée comme boisson, plutôt que par
exemple comme pluie ou comme cours d’eau.
C’est la spéculation antique qui en a identifié
la substance comme liquide, en lui attribuant
les propriétés de l’un des quatre éléments
qu’elle considérait comme fondamentalement
constitutifs de l’univers, avec l’air, le feu, et la
34 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

terre. Beaucoup plus tard, ce sont les progrès


de la connaissance scientifique moderne qui ont
conduit à la découverte de sa nature chimique,
attribuée par le prédicat de la structure molé-
culaire H2O. Cet exemple montre aussi à quel
point le discours conceptuel de la pensée spé-
culative s’écarte de ce qui est directement perçu
dans l’expérience sensible. Aussi la littérature,
qui cherche à exprimer le vécu tel que le ressent
la sensibilité, fait-elle retour au langage précon-
ceptuel ; la poésie recherche même, pour leur
valeur émotive, les associations d’idées insolites
jusqu’aux plus surréalistes, par une sorte d’in-
version de la spéculation cognitive.
Pour le discours spéculatif chinois, il en va
tout autrement. Si l’on peut bien qualifier de
logique la rationalité qui le régit, ce ne peut être
que par métaphore, car cette rationalité opère
non pas par raffinement de la parole commu-
nicationnelle, mais par substitution à celle-ci de
la langue spécifiquement conceptuelle qu’est la
langue graphique, créditée d’une performativité
cognitive héritée de la divination par et pour
laquelle elle a été fabriquée. Il convient donc
de qualifier stricto sensu la rationalité du dis-
cours spéculatif chinois de grammatique (non pas
au sens de ce qui relève de la grammaire, mais
au sens de ce qui relève des graphies fabriquées
linguistiquement pour ce discours). Autrement
Logique occidentale et grammatique chinoise 35

dit, la logique chinoise est une logique de l’idéo­


graphie au lieu que la logique aristotélicienne
est une logique de la parole ; ce qui la fait fonc­
tionner d’une tout autre façon.
L’homologue chinois du logos est le wen, c’est-
à-dire le mot graphique. Tandis que la logique
du logos s’appuie sur le bon ordre grammatical
des paroles, exprimé par les flexions des mots,
la grammatique du wen s’appuie sur la séman-
tique des graphies, explicitée en sous-graphies
de radicaux et de phonétiques, ces dernières
recélant une sémantique d’appoint pour autant
qu’elles ont été choisies pour leur sens dans des
lots d’homophones équivalents en prononcia-
tion mais hétéronymes. C’est cette structure
sémantique sous-jacente qui fait des graphies
du chinois des idéogrammes, dotés, comme
héritiers des graphismes divinatoires, de la per-
formativité des révélateurs du sens transphénomé-
nal (xingershang) des choses. Sur cette voie, la
spéculation chinoise a été conduite à un mode
de pensée exploitant les corrélations entre les
réalités telles que les marquent les radicaux
apparentant sémantiquement les idéogrammes.
Cette pensée corrélative procède non pas par
raisonnement hypothético-déductif, mais par
raisonnement structuro-analogique, déduisant
les propriétés des réalités inconnues de celles
qui sont connues et qui leur sont apparentées
36 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

par similarité de structure. Les similitudes


structurelles dont l’entendement chinois tire
un maillage unificateur de toute la réalité sont
identifiées par les catégories de la gramma-
tique chinoise que sont les radicaux des idéo­
grammes, fonctionnant en idéographie sur
le plan sémantique comme fonctionnent les
flexions sur le plan grammatical dans les lan-
gues indo-européennes. Écrire avec le radical
du soleil une graphie qui doit s’écrire avec celui
de la lune est une faute d’orthographe analogue
à l’oubli de l’e du féminin en français. Cepen-
dant, mettre les mots au masculin ou au féminin
n’est qu’une façon de parler, alors qu’écrire les
mots graphiques avec le radical de la lune ou du
soleil est déjà le produit d’une spéculation man-
ticologique, créatrice d’une grammatique par
laquelle la pensée chinoise a été aussi profon-
dément influencée que la pensée occidentale
par la logique aristotélicienne. La spéculation
chinoise, en appliquant à la nature des choses
la catégorisation sémantique par radicaux de
l’idéographie, l’a approfondie en catégorisa-
tion cosmologique de la réalité selon les cinq
éléments-agents, qui sont l’eau, le feu, le bois,
le métal et la terre, fondée elle-même sur une
catégorisation encore plus fondamentale en yin
et yang. Ce qui différencie considérablement, en
dépit des apparences, les concepts du yin et du
Logique occidentale et grammatique chinoise 37

yang de ceux du masculin et du féminin, c’est


l’écart qui sépare la grammatique de la logique.
Naturellement l’idéographie chinoise, déve-
loppée entre le xiiie et le ve siècle avant notre
ère, relève pour la formation des concepts
d’un stade de la spéculation depuis longtemps
dépassé, sans parler des aberrations de la man-
ticologie. La grammatique qui en découle n’en
a pas moins assuré en Chine un développe-
ment des sciences et techniques qui, jusqu’à
l’époque moderne, n’a rien eu à envier à celui
qu’elles connaissaient parallèlement en Occi-
dent, nourries de logique baptisée scolastique.
Ce n’est qu’après que la pensée occidentale
eut débarrassé sa logique de ce vernis de sco-
lastique l’empêchant de se développer que de
nouveaux progrès lui ont rapidement fait dépas-
ser la pensée chinoise. Ce qui a causé alors le
retard de celle-ci n’est pas tant sa grammatique,
enracinée dans un lexique graphique refermé
depuis le Shuowen jiezi du iie siècle de notre ère,
que la sclérose de son langage conceptuel dans
l’espèce de scolastique à la chinoise qu’a impo-
sée une exégèse des canons du confucianisme
(le jingxue) dogmatique et stérilisante, aggravée
par la perversion littérocratique des examens
mandarinaux. Cette scolastique a bloqué toute
évolution conceptuelle au travers de la lettre des
idéogrammes, telle que par exemple celle qui a
38 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

t­ ransformé l’eidos p ­ latonicien en idée ­cartésienne


et l’atome d’Épicure en celui d’Einstein. Le
­décalage a fini par intervenir, mais trois siècles
après l’avènement des Lumières en Occident,
dans l’élan du Mouvement du 4 mai 1919, quand
les lettrés chinois, devenus des intellectuels déga-
gés des entraves de la littérocratie, ont aban­
donné la langue graphique dans la foulée de la
traduction en chinois des concepts occidentaux,
et se sont mis à écrire en langue parlée. Le pas-
sage de l’idéographie de la langue graphique
à la logographie de l’écriture en la langue par-
lée, sans toucher aux caractères chinois, n’en
a pas moins entraîné une profonde révolution
culturelle. Celle-ci a marié la ­grammatique à la
logique pour donner au langage c­ onceptuel idéo­
graphique la souplesse de la parole, qui ajuste
librement le sens des mots à la représentation
des choses sans l’incruster dans son support,
phonétique ou graphique.
Cependant, la prégnance proprement fasci-
nante de la figuration idéographique de leur
sens confère aux caractères chinois une dimen-
sion esthétique qui se déploie dans une calligra-
phie à nulle autre pareille. La grammatique se
dote même par là d’un prolongement propre-
ment spéculatif tout à fait étranger à la logique.
Dans la culture chinoise, en effet, non seulement
la calligraphie occupe au sein des beaux-arts le
Logique occidentale et grammatique chinoise 39

rang le plus élevé, mais elle couronne aussi la


pensée spéculative d’un ultime dévoilement de
la quintessence de raison des choses selon Kang
Youwei (1858‑1927). Celui-ci, non seulement res-
taurateur du confucianisme néocanonique des
Han mais aussi grand calligraphe, compare ce
dévoilement à celui de l’immortalité dans le
souffle par l’alchimie taoïste, et il ajoute :

Cette surprenante raison, dont le dévoilement


est sans précédent, faisait pour les anciens le
prix de la calligraphie. Wang Xizhi (303‑361, le
plus illustre de tous les calligraphes chinois) dit
que « calligraphier un seul caractère, c’est don­
ner forme à toute une polysémie ». Par-là s’ouvre
l’approfondissement de la pensée spéculative,
s’explorent les causes des mutations du temps
du passé au présent, l’écart qui habite l’affecti-
vité entre le désespoir et l’exaltation, les singu-
larités des formes du réel entre ce qui vole et ce
qui court, ce qui pousse et ce qui coule en fleuve
ou qui s’élève en montagne ; de telle sorte qu’en
traçant au fil du pinceau les huit types de traits
des graphies, d’une encre sèche ou humide,
sous l’inspiration du souffle cosmique des
quatre saisons commandées par le yin et le yang,
tout naturellement ressort le surprenant aspect
de la quintessence des choses qui se dévoile ; et
l’on se félicite d’avoir pu atteindre l’être chto-
nien des montagnes et des fleuves, l’être oura-
nien du soleil, de la lune et des étoiles, l’être
40 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

terrestre des nuages, de la rosée, des plantes et


des arbres, l’être social des modes de vie.

Que la dimension esthétique soit essentielle


à l’idéographie chinoise est inscrit dans l’éty-
mologie de la graphie wen (文), pictogramme
d’un personnage debout, bras et jambes écartés,
montrant le tatouage qu’il a sur la poitrine1. De
même que le tatouage marque en enjolivant,
de même le wen signifie en embellissant. C’est
ce que suggère métaphoriquement le titre du
célèbre traité qui est à la grammatique chinoise
ce qu’est à la logique grecque l’Organon d’Aris-
tote : le Wenxin diaolin, composé en 501‑502 par
Liu Xie. Ce titre signifie littéralement : « Sculp-
ture de dragon au cœur de l’idéographie », pour
dire qu’écrire idéographiquement c’est « scul­
pter la forme du dragon », sublime entre toutes.
L’ouvrage développe de ce point de vue, dès le
premier chapitre, le sentiment que la littérature
idéographique est ce qu’il y a de plus beau chez
l’homme, comme le sont chez le dragon « les
motifs qui décorent ses écailles », chez le phé-
nix « celui de ses plumes », chez les tigres et les
léopards « les feux des dessins qui figurent leur
force », dans les nuages et dans la luxuriance des

1.
Logique occidentale et grammatique chinoise 41

feuillages « la variété des irisations qui surpassent


la finesse de toute peinture artificielle et qui n’a
rien à envier à ce que font les brodeurs de plus
extraordinaire ».
D’où il vient que les penseurs chinois s’ex-
priment sur le mode littéraire, hors duquel la
culture chinoise n’a pas développé le genre
spécifique de la philosophie. Ces penseurs se
plaisent d’ailleurs à composer aussi bien des
poèmes que des traités théoriques, et affec-
tionnent le genre typiquement chinois des
sentences parallèles (duilian). Ces sentences,
pendants littéraires du raisonnement corréla-
tif, font vibrer l’une par l’autre (ganying) deux
propositions construites en symétrie sémantico-
syntaxique. En voici deux exemples, pris respec-
tivement chez les deux plus grandes figures du
néo-confucianisme moderne, Zhu Xi (1130‑1200)
et Wang Yangming (1472‑1529). Le premier est
celui du distique dont Zhu Xi avait orné l’un de
ses cabinets d’étude1, mettant en parallèle l’éma-
nation de la lumière du Soleil et de la Lune et
la direction de la vie morale par le sens spirituel
des deux canons confucianistes de la Poésie et
des Documents :

1. Celui qu’il lui est arrivé d’occuper dans un monastère bouddhique


de l’époque, près de Shangrao 上饒, dans le Jiangxi.
42 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

Les deux périples du Soleil et de la Lune sont


les regards du Ciel et de la Terre.
Les volumes catéchétiques des Odes et des
Documents sont l’esprit de la Sainteté et de la
Sagesse.

Quant à l’exemple pris chez Wang Yangming,


c’est un distique, ornant le cabinet d’étude qu’il
avait appelé Pavillon à l’écoute des choses (Xuqn
wuting 幹物聽), mettant en parallèle la faiblesse
du moi néanmoins reconnaissant envers la
nature, et, mouvement inverse, la générosité
de la nature qui reconnaît la bienfaisance du
Saint (dont l’action charismatique se conjugue à
celle du Ciel et de la Terre selon la philosophie
cosmo-morale chinoise) :

La bienveillance des dix mille êtres pour moi,


ma personne a bien du mal à la leur rendre, et
craint vraiment de ne pouvoir que le regretter ;
Le Saint qui se refuse à l’égoïsme fait vibrer
spontanément l’univers, qui se fait un devoir
d’exercer la même générosité en pratique et
en conscience.

Chacun de ces distiques exprime une idée mise


en exergue par l’auteur, centrale à sa doctrine.
Pour le premier, au centre de la doctrine de la
raison (lixue) de Zhu Xi, l’idée qu’il faut revenir
Logique occidentale et grammatique chinoise 43

à l’enseignement canonique confucianiste après


cinq siècles de prédominance du bouddhisme
et du taoïsme. Pour le second, au centre de la
doctrine de la conscience (xinxhue) de Wang Yang-
ming, l’idée, reprise du cosmo-piétisme (haoran
zhi qi) de Mencius, que les sentiments moraux,
au-delà des consciences personnelles, animent la
nature cosmique elle-même. L’expression de ces
deux thèses, abondamment théorisées ailleurs
dans de savants ouvrages didactiques, est ici poé-
tisée sur un mode lyrique qui serait inconvenant
en logique, alors qu’il s’inscrit dans le droit fil
de la grammatique, poussant la sémantique à se
transfigurer par la calligraphie (malheureuse-
ment perdue pour ces deux exemples, mais qui
les a certainement marqués à l’époque).
chapitre iii

Le langage de l’art comme antilangage

La calligraphie chinoise n’est pas seulement


prolongement esthétique de la littérature, elle
est aussi matrice de la forme chinoise classique
de la peinture, dite eau et encre (shuimo). Ce qui
révèle que le langage de la peinture, et plus géné-
ralement celui de tous les arts, inverse le proces-
sus générateur du langage comme parole, qui
consiste à distiller le réel en symboles abstraits
manipulables par l’esprit. L’art en effet rematé-
rialise l’abstraction dans un matériau choisi pour
la réincarner dans une interprétation réfléchie
du réel. Le langage de l’art est ainsi en fait un
antilangage. Voyons cela de plus près.
Avant la peinture en eau et encre, sur soie
ou sur papier, a fleuri dans la Chine ancienne
un art pictural conçu pour embellir les édifices
de prestige — palais, temples, tombeaux — de
décors composés d’images variées. Il subsiste
aujourd’hui de ces décors de nombreux ves-
Le langage de l’art comme antilangage 45

tiges sur pierre et sur brique, représentatifs d’un


art purement iconographique, exercé par des
artisans concourant à la réalisation d’ouvrages
bâtis. Ce n’est pas de cette ancienne iconogra-
phie qu’a germé la peinture classique, mais de
la calligraphie, après que l’invention du pinceau
à écrire par Meng Tian (? – 210 avant notre ère)
eut doté celle-ci de traces ­standardisées d’une
plasticité très esthétique, laquelle a inspiré leur
application, outre à la calligraphie, à la représen-
tation d’images non plus simplement ­décoratives
mais peintes pour elles-mêmes. Ainsi est apparue,
à l’époque des Six Dynasties, la peinture en eau
et encre spécifiquement chinoise. Cette peinture
dérivée de la calligraphie, n’ayant plus rien à
voir avec l’artisanat, est devenue l’apanage des
lettrés. Elle s’est en conséquence considérable-
ment rapprochée de la composition littéraire,
en devenant, à l’instar de celle-ci, une autre
façon d’écrire l’idée (xueyi), disent les théoriciens
chinois. Écrire l’idée plutôt que de chercher la
ressemblance avec le réel, à quoi d’ailleurs la
technique de l’encre sur papier se prête mal, ne
permettant pas les retouches, est à l’opposé de
l’art du peintre grec Zeuxis (464‑398 avant notre
ère), qui peignait des raisins si réalistes, disent
ses contemporains, que les oiseaux venaient
les picorer. Tout autres sont la chute d’eau de
Wang Wei (701‑761), les montagnes de Li Zhao-
46 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

dao (début du viiie siècle) ou de Dong Qichang


(1555‑1636), le rocher arboré du haut duquel
l’ermite de Ma Yuan (1160‑1225) contemple
l’environnement. En rien des trompe-l’œil,
mais des poétisations de l’idée de chute d’eau,
de l’idée de montagne, de l’idée de roc, nourries
de la vision du monde propre à la cosmologie
chinoise.
Cependant, ne nous méprenons pas, ce qui
oppose ici le peintre chinois au peintre occiden-
tal n’est pas que celui-ci travaillerait sur le réel
et celui-là sur l’idée. Tous deux travaillent sur
l’idée. « La pittura è cosa mentale [la peinture est
une chose mentale] », affirme Léonard de Vinci
dans son Traité de la peinture ; et Magritte intitule
sa peinture d’une pipe : Ceci n’est pas une pipe,
car en effet c’est plus exactement une représen-
tation de l’idée que l’artiste se fait de ce que doit
être une pipe.
En revanche, chez le peintre occidental et
chez le peintre chinois l’idée de l’œuvre n’est
pas du tout formée de la même façon. Le peintre
occidental baigne dans le concept biblique de
création, doublé du concept platonicien de
démiurgie rectifié par Aristote en celui de nature
créatrice. De là vient qu’il se prend à créer en
imitant la nature, fort d’avoir été lui-même créé
à l’image du Dieu créateur. Le peintre chinois,
lui, à cent lieues de l’idée de créer, est pénétré
Le langage de l’art comme antilangage 47

de celle de fusionner avec le Ciel : « Le Ciel et


l’Homme ne font qu’un (tian ren heyi) », écrit le
grand confucianiste Zhang Zai (1020‑1077). Ce
qui s’exprime dans des œuvres inspirées d’un
sens des choses profondément intériorisé au
lieu d’être saisi « sur le motif », au-dehors. Ainsi
conçu, le travail du peintre chinois porte bien
moins sur l’exécution même de l’œuvre que sur
ce qui doit la faire éclore d’elle-même : l’appro-
fondissement de l’intériorisation de ce que la
sensibilité de l’artiste lui représente du monde,
en le vivant pleinement en esprit, surtout à par-
tir de l’imitation non pas de la nature, mais de
la façon dont les auteurs des grandes œuvres de
la tradition ont eux-mêmes exprimé la nature.
Si bien que le peintre chinois se rend capable
d’en donner à son tour une expression person-
nelle d’autant plus spontanée que née d’une
intériorisation plus profonde, l’idéal étant l’exé-
cution d’un seul jet d’une œuvre se formant
d’elle-même sans défaut. Voir en exemple dans
le cahier d’illustrations une peinture exécutée
lors d’un colloque sur le grand poète Du Fu
(712‑770) tenu les 20 et 21 avril 2018 au pays
natal du poète, Gongyi 巩义. Les deux journées
furent émaillées chacune d’un cérémonial du
thé à la chinoise, tout autre que le japonais, plus
connu, au cours duquel se distribuent des tour-
nées de petites tasses d’infusion très concentrée
48 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

de thés de divers choix. Le dernier jour, à la


cinquième ou sixième tasse, l’inspiration venant,
des feuilles de papier chinois à peindre ou à
calligraphier circulèrent, proposées à l’improvi-
sation. Une excellente artiste de mes amies, Li
Xiaohong, d’un jet sur le papier figura quelques
pivoines, auxquelles l’organisateur du colloque,
Liu Zhiwei, ajouta en calligraphie ce titre : Pivoi-
nes de la pluie des céréales [nom poétique dans
le calendrier chinois de la neuvième « respira-
tion de l’année », celle du 10 avril, qui produit
la pluie printanière faisant sortir de terre les
pousses de céréales] Épigraphe de Zhiwei peintre
de Xiao Hongh.
Ce mariage chinois de la calligraphie, de la
poésie et de la peinture contraste singulière­
ment avec la coupure que marque la culture
occidentale entre la peinture, qui relève de
la matérialité des beaux-arts, et la littérature,
comme pur art de l’esprit. Mais en enjambant
ce contraste on ne manque pas d’être frappé
par l’universalité du langage de l’art comme
retournement de l’abstraction de la parole, que
sublime la littérature, en une réincorporation
en œuvres plus ou moins matérialisées s’adres-
sant toujours à l’esprit mais sensuellement, à
travers le goût. L’idéographie chinoise signifie
fort justement la beauté de ces œuvres par un
syllogigramme (mei 美) étymologiquement méta-
Le langage de l’art comme antilangage 49

phorique de la succulence de la viande de mou-


ton gras, traditionnellement mets de choix dans
la Chine du Nord, dont la culture est marquée
par l’élevage des ovins qui s’y pratique depuis la
préhistoire. En Occident, en revanche, ce sens
de l’œuvre d’art a été de nos jours dénaturé par
l’extravagance provocatrice de l’art soi-disant
conceptuel, qui se prétend pure expression de
concepts objectivée dans n’importe quoi.
Ajoutons que de même que se distinguent
dans le langage les deux niveaux, celui, pratique,
de la communication et celui, conceptuel, de
la spéculation, de même se distinguent dans
l’antilangage de l’art les deux niveaux de l’ar-
tisanat et des beaux-arts. L’artisanat matérialise
des idées pratiques en utilités ; les beaux-arts,
une spéculation esthétique en peinture, sculp-
ture, musique, etc. Dès qu’apparaît l’espèce
humaine, à l’âge de pierre, émerge la taille
artisanale d’outils de silex par l’Homo faber ;
un ­ artisanat premier supposant le langage, et
qui par la suite se développe en suivant la
spéculation cognitive jusqu’aux technologies
dans lesquelles se conjuguent en productions
manufacturées industrielles de toutes sortes les
sciences d’aujourd’hui. Tout aussi immémorial
est l’art préhistorique découvert dans les grottes
de Lascaux, Chauvet ou Cosquer ; lui aussi s’est
déployé en beaux-arts de formes matérialisées
50 Ce que la Chine nous apprend sur le langage

de mille façons selon la diversification de la spé-


culation esthétique suivant celle du langage au
prisme des cultures. Cependant, de même que
l’on passe insensiblement de la communication
à la spéculation, de même l’artisanat d’art efface
la frontière entre les beaux-arts et le simple arti-
sanat.
En somme, ce que révèle la filiation de la
peinture chinoise en eau et encre et de la calli-
graphie, si spécifique qu’elle soit de la culture
de l’idéographie, c’est l’universalité de la per-
formativité du langage à distiller le réel en abs-
tractions se prêtant si bien à sous-tendre un
réagencement artificiel des choses, en utilité ou
en beauté. Cette remarquable performativité a
partout été mythologisée en pouvoir créateur
d’une parole magique ou divine. En Occident,
elle a ensuite été philosophiquement théorisée
par l’idéalisme objectif platonicien en hypostase
des idées comme réalités véritables, constitutives
d’un monde intelligible transcendant dont le
monde sensible n’est que l’ombre. Platon en
déduit qu’au lieu que les idées soient formées
par le langage spéculatif elles existent d’elles-
mêmes dans ce monde intelligible, d’où elles
font l’objet non pas d’un savoir construit, mais
du rappel du souvenir qu’aurait gardé l’âme
humaine de son existence dans ce monde trans-
cendant antérieurement à sa naissance dans un
Le langage de l’art comme antilangage 51

corps humain. Telle est la doctrine de la réminis-


cence, dont l’extravagance aurait dû suffire à ôter
tout crédit à l’idéalisme platonicien, mais qui
n’a pas moins prospéré sous des formes diverses
tout au long de l’histoire de la pensée occiden-
tale. Nous verrons que dans un sens opposé le
bouddhisme, fusionné en Chine avec le taoïsme
du Zhuangzi dans le chan (en japonais le zen),
a ramené au contraire la vacuité des choses au
vide des illusions de réel que font miroiter les
tromperies ontologiques du langage.
deuxième partie

ce que la chine
nous apprend
sur la société
chapitre iv

Les rapports de production selon les rites

Le déploiement de la raison manticologique


en cosmologie a conduit la Chine ancienne au
ritualisme, dont le principe est de plier les acti-
vités sociales à des rites qui, en les conformant
structurellement au dynamisme du cosmos, en
rendent le fonctionnement aussi harmonieux
que celui du yin et du yang et des quatre saisons.
Dans cette perspective, le paradigme des struc-
tures sociales, sur le modèle duquel devaient être
calquées toutes les formations sociopolitiques
institutionnalisées, était la parenté naturelle,
issue des rapports du yin et du yang consacrés
par les rites du mariage. Les liens de parenté, tis-
sés au fil de la procréation par laquelle s’opère le
développement naturel du corps social, étaient
renforcés par les rites du culte des ancêtres. La
dévolution de ce culte capital était réglée par la
loi de la présidence cultuelle (zongfa), qui conférait
à tout fils aîné la charge de présider au culte du
56 Ce que la Chine nous apprend sur la société

père défunt, ainsi qu’à tous les cultes précédem-


ment exercés par celui-ci de son vivant et qu’il
héritait de lui. Cette charge confortait cultuel-
lement l’autorité des chefs de famille sur tous
leurs parents, lesquels étaient soumis au devoir
de participer aux cultes de leurs ancêtres sans
en avoir la maîtrise. L’originalité de la féoda-
lité chinoise est d’avoir ainsi pris pour armature
de la distribution du pouvoir politique dans la
royauté la distribution des préséances et obliga-
tions cultuelles.
En pratique, dans la royauté féodale chinoise,
sous le Fils du Ciel, héritier du Mandat de régner
conféré par le Ciel à ses ancêtres ainsi que des
cultes y afférents (culte filial au Ciel lui-même et
cultes à toute la lignée des rois défunts), le pou­
voir se distribuait entre deux catégories de mai-
sons seigneuriales inféodées : la première est celle
des maisons seigneuriales de titulaires des cultes
aux défunts parents collatéraux du Fils du Ciel,
portant le même nom gentilice (tongxing) que lui, le
nom Ji 姬 (nom personnel du mythique Empe-
reur jaune que les Zhou regardaient comme
le fondateur de leur race), et la seconde, celle
des maisons seigneuriales de titulaires de cultes
de chefs défunts d’ethnies alliées aux Zhou, se
reconnaissant vassaux de ceux-ci et ayant adopté
les mêmes institutions rituelles, mais portant des
noms gentilices ­­différents (yixing, à savoir ­Jiang 姜,
Les rapports de production selon les rites 57

Gui 媯, Ying 贏, Yu 𦬪, Si 似, Ren 任, Cao 曹, etc.).


Entre les clans appartenant à la maison royale
par la possession du même nom et les clans alliés
de maisons de noms différents, le ritualisme ren-
forçait la solidarité par une règle extrêmement
stricte d’exogamie gentilice, densifiant leurs
relations par de multiples liens matrimoniaux
puisqu’on ne pouvait épouser que des filles d’un
autre nom gentilice que le sien.
Dans cette organisation politico-culturelle, où
les détenteurs du pouvoir politique étaient por-
teurs du nom gentilice des Zhou ou de celui de
l’une des ethnies de leurs alliances, l’aristocra-
tie dominante était constituée des baixing (cent
noms) : l’expression figure avec ce sens dans les
Mémoires sur les rites1. En revanche, le peuple
était constitué de shuren, expression figurant
dans le même contexte et dont le sens propre
de bâtards est pris ici par extension dans celui
de sans nom gentilice. Ces sans-nom formaient des
collectivités d’individus se multipliant en dehors
des rites comme « l’herbe des champs », sens éty-
mologique de min, peuple, synonyme de mang 芒,
pointes d’herbes, associé au shu de shuren dans le
composé shumin. Elles étaient administrées par

1. Liji, chap. 17, Dazhuan (éd. Shisanjing zhushu, Shanghai, 1957,


p. 1485). C’est après la disparition de la féodalité que l’expression a changé
de sens et désigné la population en général, mais plus particulièrement la
couche populaire des paysans.
58 Ce que la Chine nous apprend sur la société

les cent noms, comme le marque le commen-


taire classique de Kong Yingda au passage en
question des Mémoires sur les rites, glosant l’ex-
pression baixing par baigong, cent administratifs
(gong étant souvent synonyme de guan dans ce
genre de texte).
Les cent noms étaient préparés à ces charges
d’administration par une institution capitale,
celle de l’enseignement d’État, dont l’organi-
sation visait à cimenter solidement l’idéologie
ritualiste. Dans toutes les circonscriptions extra-
métropolitaines, tant du territoire de la royauté
que des territoires des seigneuries, étaient ins-
tallées des petites écoles (xiaoxue), désignées aussi
comme écoles locales (xiangxue), où était dispensé
un triple enseignement, ayant pour objet les six
vertus (sapience, humanité, sainteté, justice,
loyauté et harmonie), les six pratiques (piété
filiale, amitié entre camarades, affection entre
parents, tendresse entre époux, sens des res-
ponsabilités et sens de la pitié) et les six arts
libéraux (du cérémonial, de la musique, du tir
à l’arc, de la conduite des chars, de l’écriture
et du calcul). La formation acquise dans ces
écoles donnait accès, selon les points forts rele-
vés lors des examens de contrôle, aux diverses
fonctions de l’administration locale. En outre,
les meilleurs étudiants étaient appelés à la grande
école (daxue) de la capitale royale ou du chef-lieu
Les rapports de production selon les rites 59

seigneurial. Dans la capitale royale, le complexe


architectural de cette grande école, dénommé
piyong, se composait d’un vaste bassin d’eau cir-
culaire à l’image des disques de jade appelés
pi, symboles du Ciel, circonscrivant un pavillon
carré, symbole de la Terre, siège d’exécutions
musicales rituelles. L’ensemble était bordé sur
ses quatre côtés par quatre bâtiments, sièges des
enseignements du cycle supérieur de danse et
du maniement de la hallebarde à l’est, du céré-
monial du culte à l’ouest, de l’écriture et de la
lecture des édits royaux au nord, et des chants
liturgiques au sud. Le même dispositif institu-
tionnel était établi dans les chefs-lieux des fiefs,
mais à échelle réduite, et ne comportait qu’un
bassin semi-circulaire appelé pan au lieu du bas-
sin circulaire symbolique de la pleine puissance
du Ciel. Là étaient formés les hauts responsables
des administrations centrale et seigneuriale.
Cette éducation délivrée par l’État était réser-
vée à l’aristocratie des cent noms. Le peuple des
sans-nom était appelé, lui, à cultiver la terre. Les
rites consacraient cette dichotomie du corps
social entre gouvernants et gouvernés comme
fondatrice des rapports de production. Voici
comment ceux-ci étaient définis dans le cha-
pitre Deng Wen gong zhangju du Mengzi (1re par-
tie, § 5) :
60 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Ceux qui œuvrent intellectuellement (勞心)


gouvernent, ceux qui œuvrent physiquement
(勞力) sont gouvernés. Ceux qui sont gouvernés
nourrissent, ceux qui gouvernent sont nourris,
c’est un principe universel.

Sont ici qualifiées de travail intellectuel les


tâches de gouvernance auxquelles étaient affec-
tés les cent noms formés dans les écoles d’État,
et de travail physique les activités agricoles
qu’effectuaient les paysans, trop frustes pour
comprendre les rites, qui « ne descendent pas
jusqu’à eux », disent les Mémoires sur les rites.
Dans la Chine antique, suivant ce « principe
universel », la production sociale s’organisait par
attribution à tous les responsables de fonctions
de gouvernance de portions de territoire com-
prenant les familles paysannes s’y trouvant instal-
lées. Chacune de ces familles avait à en cultiver la
terre non seulement pour sa propre subsistance,
mais en outre pour l’entretien de l’attributaire
de la portion de territoire sur laquelle elle vivait.
Ce système fonctionnait-il déjà sous les Yin ?
L’absence de sources d’époque ne permet pas
de le savoir. En revanche, ce que nous possé-
dons de documentation épigraphique et histo-
rique d’époque Zhou nous renseigne sur une
institution de la royauté féodale dite de caiyi
(采邑 : localité de cueillette), désignation généra-
Les rapports de production selon les rites 61

lement traduite par extrapolation du nom de


l’institution européenne médiévale de l’apanage.
Dans la Chine antique, c’est une sorte de pré-
bende constituée d’un territoire concédé pour
le revenu qu’il rapportait, mais pas pour son
gouvernement, à tout officier ou grand officier (shi-
dafu) du personnel administratif, tant au niveau
métropolitain qu’au niveau des fiefs. La suite du
texte de Mencius cité plus haut expose comment
était organisé conformément aux rites ce mode
de production sociale :

Chaque année l’ensemble des terres arables


était réparti en lotissements composés chacun
de neuf champs de cent mu [environ un hec-
tare et demi1 disposé en damier à l’image de
la graphie du mot puits jing (井, dessinant huit
cases périphériques autour d’une neuvième case
­centrale)], de telle façon que, chaque lotissement
de neuf champs étant attribué à huit familles
paysannes, les huit champs périphériques, quali-
fiés de champs privés [sitian], étaient travaillés en
propre par chaque famille pour elle-même, et
le neuvième champ, central et qualifié de champ
public [gongtian], par les huit familles ensemble
pour l’État [représenté par l’attributaire de
l’apanage].

1. Le mu est une unité de superficie d’un double pas (bu 步) de large


sur cent doubles pas de long. Cent mu forment donc la superficie d’un
champ de cent doubles pas de côté.
62 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Le texte de Mencius insiste sur l’excellence


de ce modèle rituel, en représentant qu’il était
pour les gouvernants un modèle d’exercice de la
vertu d’humanité (ren), et pour les gouvernés un
modèle d’exercice de la vertu d’entraide (zhu).
Cette présentation est manifestement très
idéalisée. Elle n’en reflète pas moins la réalité
d’une certaine pratique antérieure à l’institu­
tion de la propriété foncière, répondant au con­
texte environnemental de l’époque : les grandes
plaines du bassin du fleuve Jaune et de la Wei
encore loin d’être démographiquement saturées
et par suite loin d’être toutes cultivées. Sur toute
leur étendue, dont un vers célèbre du Shijing
proclame que « de leur immensité sous le Ciel,
il n’en est rien qui ne soit territoire du roi1 », le
problème n’était évidemment pas de limiter les
allocations de terre en sorte que chaque famille
paysanne en ait assez pour en vivre, mais à l’in-
verse d’en allouer à chacune le maximum de ce
que l’outillage néolithique de l’époque permet-
tait de cultiver, afin d’en tirer le plus possible
de revenus.
Dans les Mémoires sur les rites, le chapitre qui est
consacré au calendrier du gouvernement (Yueling)
rapporte qu’« au premier mois […] le roi ordon-

1. Cf. la strophe Beishan 北山 de la partie Xiaoya.


Les rapports de production selon les rites 63

nait la répartition des tâches paysannes par le


préposé aux champs, qui prenait résidence dans
les faubourgs de l’Est (orient du Printemps) et
vérifiait tous les bornages avec rigueur selon les
règles de l’art ».
Dans les apanages, c’était en effet un fonc-
tionnaire d’État qui contrôlait la répartition
des terres, et non pas l’apanagiste. De ce fait,
le rapport social entre celui-ci et les paysans qui
le nourrissaient, médiatisé par un préposé, a pu
être idéalisé dans l’esprit de l’« humanisme » du
ren qu’invoque Mencius, au lieu d’être crûment
un rapport de maître à esclave. Voilà comment,
selon les rites, les membres de l’aristocratie, au
lieu d’extorquer ce qu’ils voulaient du peuple
par leur pouvoir, en recevaient ce qu’ils méri-
taient en contrepartie du travail intellectuel dont
ils étaient chargés socialement.
Qu’en réalité les rapports entre gouvernants
et gouvernés sous la royauté Zhou n’aient pas
été aussi idylliques ne fait pas l’ombre d’un
doute. Reste que les Zhou, par leurs institutions
ritualistes, ont certainement beaucoup amélioré
la condition des populations par rapport à ce
qu’elle devait être sous la royauté Yin, réputée
cruellement tyrannique. En tout cas, il est clair
qu’aussi bien sous les Yin que sous les Zhou,
quelle qu’ait été concrètement la condition pay-
sanne, l’absence de rien qui ressemble à l’institu-
64 Ce que la Chine nous apprend sur la société

tion de la propriété exclut d’identifier le genre


de rapports de production pratiqué en Chine à
celui de l’esclavage tel qu’il a été institué dans
le monde gréco-romain, où l’esclave était juridi-
quement traité comme la chose de son maître,
vendable et achetable à ce titre. Le mode de pro-
duction qu’expose Mencius est un modèle qu’il
n’y a aucune raison de mettre en doute comme
tel, même s’il est fort douteux qu’il ait jamais été
pratiqué aussi vertueusement qu’il le fait valoir.
Ce modèle de production, proprement chinois,
est fondamentalement caractérisé par la dicho-
tomie de principe de la production sociale en
travaux intellectuels et travaux manuels. Corré-
lativement à ce principe, la pensée chinoise s’est
représenté les facteurs de production comme
catégoriquement de deux sortes : d’une part la
terre, facteur de la production matérielle traité
par le travail physique, d’autre part un facteur
de la production intellectuelle traité par le tra-
vail de l’esprit, ne pouvant être que l’écriture
idéographique, articulant en textes les lois et
règlements et symétriquement la terre cultivable
en champs porteurs de moissons. Ainsi, d’une
part le Hongfan (Axiomatique fondamentale de la
manticologie chinoise) caractérise l’élément
terre, entre les cinq éléments, comme celui qui
porte des récoltes, et d’autre part la postface du
Shuowen liezi (le premier dictionnaire chinois,
Les rapports de production selon les rites 65

de l’époque des Han antérieurs) indique que


l’idéographie a été inventée pour que « par elle
les cent agents gouvernent et que les dix mille
multitudes soient contrôlées pour le mieux ».
À partir de là, c’est sur deux faces qu’en Chine
s’est opérée l’appropriation des moyens de pro-
duction : une face agrarienne d’appropriation
de la terre, dans des formes analogues à celles
de la propriété foncière en Occident, bien que
restée en Chine fort loin d’une institutionnalisa­
tion aussi achevée ; et une face fonctionnariale,
d’appropriation de la lettre idéographique, non
pas comme moyen de création littéraire (sous
cet angle, l’appropriation a été déclenchée par
la révolution culturelle confucéenne), mais
comme moyen de production relevant de l’éco-
nomie intellectuelle de la gouvernance, ce qui
est une singularité chinoise inconnue dans la
culture occidentale. C’est cette singularité qui
s’est développée en Chine en littérocratie, par
accaparement du facteur intellectuel de la pro­
duction sociale, l’écriture ­idéographique, symétri­
quement au développement de l’agrocratie par
accaparement de son facteur matériel : la terre
cultivable.
Relevons que cette singularité n’est pas du
tout du même ordre que ce que Pierre Bour-
dieu analyse en termes de capitalisme culturel. Le
capital culturel consiste en moyens d’influence,
66 Ce que la Chine nous apprend sur la société

alors que la littérocratie chinoise relève bien


plus fondamentalement de l’appropriation d’un
facteur social de production. Tant et si bien que
lorsque l’Occident, au xviiie siècle, a emprunté
à la Chine son mécanisme de sélection d’agents
de la production intellectuelle, à savoir le sys-
tème des concours mandarinaux entièrement
inédit dans la culture économique occidentale1,
la découverte de ce mécanisme chinois ne s’est
pas faite dans les milieux occidentaux d’in-
fluence intellectuelle émerveillés par la culture
chinoise, mais dans le cadre de la Compagnie
des Indes britannique, grande entreprise typi-
quement capitaliste qu’intéressait au premier
chef l’agencement des moyens de production.
Ajoutons que d’ailleurs le capitalisme culturel,
au sens bourdieusien du terme, bien sûr exis-
tait également dans la société chinoise, mais de
même que dans la société occidentale non pas
comme mainmise sur l’un des leviers de la pro-
duction sociale, mais simplement comme fruit de
l’ascension sociale. Fruit assurant comme dans la
société occidentale la reproduction génération-
nelle des positions privilégiées, qu’elles soient lit-
térocratiques ou agrocratiques, mais nullement
générateur premier de ces positions. Les deux

1. Qui connaissait bien sûr les compétitions, mais pas leur application
au recrutement d’agents de production.
Les rapports de production selon les rites 67

formes spécifiques de la prédominance sociale


dans la culture chinoise, la littérocratie et l’agro-
cratie, ont une tout autre origine : une mutation
du mode de production exalté par Mencius suite
à la dénaturation par marchandisation généra-
lisée des valeurs ritualistes, qui a miné la féoda-
lité chinoise et entraîné l’institution du régime
impérial avec celle de la propriété privée des
moyens de production.
chapitre v

La marchandisation de la production sociale


et la dépréciation des rites
à l’époque des Printemps et Automnes
(722‑481)

Le Canon de l’administration Zhou (Zhouli), dans


la recension qu’il expose des neuf spécialités
professionnelles exercées par le peuple, place en
sixième position celle des marchands, désignée
d’un nom double : shanggu (商贾). Une glose
du grand commentateur Zheng Xuan (127‑200)
décompose ce nom en deux désignations dis-
tinctes, celle des marchands ambulants (shang), et
celle des marchands résidents (gu)1. Il est remar-
quable que le nom des marchands ambulants,
qui réfère à un grand commerce effectué d’un
bout à l’autre du monde chinois de l’époque,
soit la transposition du nom originel de la dynas-
tie Shang, qui n’a pris le nom de Yin, toponyme
de sa dernière capitale, qu’après s’être installée
dans celle-ci au tout début du xiiie siècle avant

1. Zhouli, chap. Dazai (éd. Shisanjing zhushu, Zhonghua Shuju, Shan-


ghai, 1957, p. 63).
La marchandisation de la production sociale 69

notre ère, peu avant d’être renversée par les


Zhou. C’est que les marchands ambulants ont été
appelés métaphoriquement du nom de l­’ethnie
vaincue à la suite d’une diaspora de membres
de cette ethnie, fuyant leur patrie subjuguée par
un nouveau pouvoir. Ne se sentant guère tenus
de respecter les nouvelles institutions ritualistes
des Zhou dont ils étaient, non les alliés, mais les
vaincus récalcitrants, ils se sont mis à vivre d’ex-
pédients, trafiquant de tout, si bien qu’ils ont
développé un remarquable sens du commerce.
Ils ont en cela fait école de recettes d’enrichis-
sement rapide. C’est à eux que remontent les
débuts de la marchandisation du mode chinois
de production sociale, qui a entraîné la substi-
tution, au système des champs en damier conçu
dans un esprit d’humanité et d’entraide, d’un
système de stipendiarisation des officiers d’État
et de fiscalisation des récoltes des paysans.
Le premier homme d’État à prendre cette
voie nouvelle fut Guan Zhong, dans le grand
fief de Qi, au cours de la première moitié du
viie siècle avant notre ère. Né en 723 dans la
descendance des rois Zhou, Guan Zhong était
membre de la classe dirigeante des cent noms ;
mais son père, grand officier à Qi, avait beau-
coup appauvri sa famille, et il chercha du côté
des marchands à en rétablir la fortune. Il n’y
réussit pas, mais acquit par là une solide expé-
70 Ce que la Chine nous apprend sur la société

rience des pratiques commerciales, qu’il mit en


œuvre quand, plus tard, il occupa la charge de
Premier ministre de Qi. C’est en 685 qu’il y fut
appelé, à la suite d’une crise de succession dont
sortit vainqueur un prince qui prit le titre de duc
Huan. Dans cette crise, Guan Zhong avait choisi
le parti du vaincu ; mais son ami Baoshu Ya, lui
aussi fils de grand officier et lui aussi féru de
commerce, mais qui avait fait un meilleur choix
en ralliant le parti du futur duc Huan, une fois
celui-ci victorieux le lui recommanda. Guan Zhong
fut alors placé à la tête du gouvernement du
fief. Guan Zhong occupa cette position jusqu’à
sa mort en 645, et en profita pour accomplir de
profondes réformes.
Les marchands lui avaient appris comment
programmer les stratégies commerciales par des
calculs chiffrés de valeurs matérielles ; c’est en
transposant cette méthode à la politique qu’il
réforma de fond en comble l’État de Qi. Au
lieu d’organiser la population paysanne sur la
base du travail ritualisé des champs en damier,
il l’enrégimenta en collectivités locales équili-
brées démographiquement et hiérarchisées en
circonscriptions géographiquement emboîtées
les unes dans les autres. Sur ces collectivités, il
aménagea un contrôle d’agents rémunérés non
plus selon le système féodal des prébendes, mais
salariés sur le budget d’un État centralisé. À la
La marchandisation de la production sociale 71

base de ces réformes, au lieu de répartir annuel-


lement les champs à raison de lotissements de
neuf cents mu pour huit familles, le territoire fut
réparti entre les habitants eux-mêmes regroupés
en collectifs de plus en plus englobants :
— trente familles par régiment (zu 卒)
— dix régiments par agglomération (yi 邑)
— dix agglomérations par campagne (xiang 乡)
— dix campagnes par canton (xian 县)
— dix cantons par relevance (shu 属).
Les campagnes étaient regroupées trois par
trois en relevances (shu 属). L’ensemble de la
population paysanne fut ainsi restructuré en cinq
relevances, suivant une organisation que les textes
qualifient de quintaine (wu 伍). Par une innova-
tion encore plus radicale, le même principe orga-
nisationnel fut appliqué à la population urbaine,
structurée en vingt et une campagnes, dont trois
d’artisans, trois de marchands et quinze de
membres de la classe dirigeante (officiers et grand
officier), subdivisées chacune en dix liaisons (lian
连), sous-divisées chacune en quatre quartiers (li
里), chacun de dix pivots (gui 轨) de cinq familles.
Comment ce système fonctionna-t‑il concrè-
tement ? Les sources qui auraient pu nous ren-
seigner ont été beaucoup trop polluées par des
interpolations anachroniques d’époque Han
pour que nous puissions le savoir exactement ;
mais selon toute vraisemblance, dans le secteur
72 Ce que la Chine nous apprend sur la société

agricole une forme de taxation des récoltes fut


substituée au travail en commun de champs
publics. D’autre part, le secteur de l’artisanat,
créé avec celui des marchands, fut organisé en
ateliers administratifs, où furent privilégiées les
productions du sel et du fer, dans lesquelles Qi
bénéficiait géographiquement d’un avantage
comparatif naturel. Dans le secteur commercial
furent organisés de même des marchés contrô-
lés administrativement. Quant aux collectivités
d’officiers et grands officiers, elles constituèrent
le vivier du recrutement des hiérarchies adminis-
tratives de tous ordres, un recrutement désor-
mais fondé sur des critères de compétence et de
réussite prévalant sur les parentés lignagères. Ce
régime d’enrégimentement général permit aussi
d’assurer au mieux la répartition des obligations
militaires, non seulement celle d’envoyer au ser-
vice des conscrits en nombre déterminé pour
chaque groupe de familles, mais aussi celle de
fournir à l’armée en quantités déterminées des
armes offensives, des cuirasses, des chars et des
attelages.
L’efficacité de cette organisation rationalisée
abstraction faite de toute considération ritualiste
fit très vite monter en puissance le fief de Qi. Le
duc Huan s’autoproclama premier de tous les
seigneurs féodaux et protecteur de la royauté,
ce que les chroniques traditionnelles qualifient
La marchandisation de la production sociale 73

d’hégémonie (ba 霸), par métaphore du nom de la


nouvelle lune et par homophonie approximative
de l’ancienne désignation des chefs d’ethnie (bo
伯), celle-ci elle-même par métaphore du nom
du pouce, opposable à tous les autres doigts de
la main.
Deux siècles plus tard, Confucius, du fief
voisin de Lu qui n’était pas sans subir la supé-
riorité de Qi, ne s’offusque pas trop de la stra-
tégie de Guan Zhong si éloignée des rites. Il
l’approuve comme sous-mécanique (xiaoqi 小器)
du rituel (Lunyu, 3‑22). Quant à Mencius, alors
qu’il était lui-même de passage dans la capitale
de Qi, au Palais des études de la porte du Millet
(jixixueguan 稷下学馆), à un natif lui demandant
qui serait souhaitable d’avoir pour épigone à
Qi, de Guan Zhong ou de Yan Ying (晏嬰, autre
célèbre Premier ministre de Qi, du duc Jing,
dans la seconde moitié du vie siècle), il répondit
en se récriant qu’il fallait être vraiment chau-
vin pour ignorer la grandeur de figures bien
supérieures à ces deux-là, pensant à celle de son
maître Confucius et à celle du fondateur de la
royauté Zhou, le roi Wen ; et d’ajouter qu’à
ses yeux les succès de Guan Zhong ne tenaient
qu’à l’avantage d’avoir disposé d’un grand pays
(­Mengzi, 3‑1).
Quoi qu’il en soit de ces jugements confu-
céens plus ou moins réservés sur l’hégémonie,
74 Ce que la Chine nous apprend sur la société

pour tous les grands féodaux l’ambition d’y accé-


der supplante dès lors le respect des rites. Après
Qi, Qin devint hégémon, puis Chu, puis Song,
selon Sima Qian (d’autres chroniqueurs font
état d’autres séquences). La royauté s’en trouva
de plus en plus rabaissée, ce qui finit par faire
imploser la féodalité Zhou dans les guerres des
Royaumes combattants. Qui plus est, sous le
pouvoir royal miné par l’hégémonisme, l’au-
torité seigneuriale ne tarda pas à souffrir tout
autant des empiétements de pouvoir des clans
de grands officiers. C’est même par l’éclate-
ment du fief de Jin en trois entités formées des
prébendes des trois grandes familles d ­ ’officiers
de la seigneurie, établies à Zhao, à Wei et à Han,
autoproclamées indépendantes en 476, que les
historiens chinois font commencer la période des
Royaumes combattants, que ne clôturera que la
victoire totale du roi de Qin, qui s’en autorisa
pour prendre le titre de Premier Empereur,
en 221.
À l’époque de Confucius, le fief de Lu est
déjà touché par ce désordre : les trois grandes
familles des Mengsun, des Shusun et des Jisun,
désignées comme « les trois Huan » car respecti-
vement du lignage de chacun des trois fils cadets
du duc Huan de Lu (détenteur de l’autorité sei-
gneuriale de 711 à 694), se partagent alors la
réalité du pouvoir. Le pouvoir usurpé se fortifie
La marchandisation de la production sociale 75

à Lu comme pour Guan Zhong à Qi, hors rites,


par la marchandisation du mode de production.
Dans la patrie de Confucius et du vivant même
de celui-ci, en 594, le système de la culture en
commun de champs publics est remplacé par
celui de l’impôt foncier (appelé shui 稅, d’une
graphie composée du radical des céréales associé
à une sous-graphie signifiant ôter). La fiscalisa-
tion de la contribution en travail physique des
paysans, désormais acquise à Qi et à Lu, ne tarda
pas à se généraliser ensuite à tous les autres fiefs.
Cette marchandisation de la production
sociale du côté du travail paysan ne manqua
pas de se répercuter sur celui du travail intel-
lectuel des officiers d’État. Des membres des
familles seigneuriales gouvernant les fiefs, au
lieu de servir leur patrie, offrirent leurs talents
en matière de gouvernance aux plus offrants des
chefs de grands fiefs. Apparut ainsi la ­pratique
d’un louage de services d’officiers itinérants (youshi
遊士), portant en germe la stipendiarisation des
fonctions de gouvernance à la place de la pré-
bende.
L’un des premiers exemples en est celui
de Baili Xi 百里奚, artisan de l’hégémonie de
Qin comme Guan Zhong l’avait été de celle de
Qi. Ce personnage est sans doute largement
légendaire, mais d’autant plus représentatif du
social-type apparu à l’époque. Ce que raconte
76 Ce que la Chine nous apprend sur la société

de lui le Shiji, c’est que, pauvre officier de la


petite seigneurie de Yu 虞, quand celle-ci fut
conquise par Jin, il s’en alla proposer ses services
à la grande seigneurie de Chu, sans y obtenir
la reconnaissance de ses talents ; mais qu’en
revanche le duc Mu de Qin, qui avait entendu
parler de lui, l’acheta à Jin pour cinq peaux de
mouton et en fit son Premier ministre. Bien en
prit au duc, puisque l’excellente gouvernance
du fief par Baili Xi lui permit de s’élever à l’hé-
gémonie. Ce qui est ainsi évoqué, c’est la figure
d’un intellectuel besogneux mais plein d’idées,
cherchant à se faire valoir auprès de n’importe
qui et n’importe où, pourvu d’en tirer pour
lui-même une meilleure position sociale. Tel
est le genre d’hommes qui, dans la Chine en
décomposition de la seconde moitié de la dynas-
tie Zhou, sont à l’origine de changements socio-
politiques décisifs, et non pas le peuple paysan
comme le voudrait la dogmatique marxiste, ni
les seigneurs féodaux placés dans les chroniques
traditionnelles sur le devant de la scène. C’est
ce qu’illustre aussi l’immense rôle historique
de Confucius, lui-même exemplaire du type des
officiers d’État itinérants, mais prônant à contre-
courant au lieu de l’hégémonie la restauration
des rites. C’est en raison du peu de succès de sa
résistance à la triomphante marchandisation des
valeurs rituelles que Confucius, s’il a changé le
La marchandisation de la production sociale 77

cours de l’histoire en renversant le monopole


d’État de l’idéographie, a complètement man-
qué de rallier à ses idées les seigneurs de son
temps, à commencer par celui de son propre
pays de Lu. Pour la restauration des rites qu’il
prêchait, il a fallu attendre cinq siècles et passer
par le sinistre totalitarisme légiste, dont l’extré-
misme insupportable a finalement pavé le rallie-
ment sous les Han à la doctrine confucéenne.
chapitre vi

De la dissidence proritualiste de Confucius


à l’antiritualisme légiste

Confucius (551‑479) représente parfaitement


la classe de ceux que Mencius appelle « les tra­
vailleurs intellectuels ». C’est dans le fief le plus
loyal à la royauté des Zhou, celui de Lu, qu’il fit
carrière, de la charge très modeste de préposé aux
greniers (weili 委吏), qu’il occupa à vingt ans en
532, à celle de grand prévôt criminel (da sikou 大
司寇), à laquelle il fut élevé en 501 à cinquante
et un ans. Il était cependant d’un autre nom
gentilice, celui de Zi 子, de la maison féodale
de Song, héritière du culte des ancêtres des rois
Shang. Il était en effet descendant d’un grand
officier de Song, Kongfu Jia 孔父嘉, qui, six
­générations plus tôt, grand maréchal (dasima)
dans ce fief, y avait été assassiné par le Premier
ministre Huafu Du 華父督, manigançant de lui
prendre sa fort jolie femme. Cette tragédie avait
contraint toute la famille à fuir à Lu, où elle
avait pris pour patronyme l’appellation Kong de
De Confucius à l’antiritualisme légiste 79

cet aïeul regardé comme fondateur d’une lignée


nouvelle, en y ajoutant le suffixe honorifique fu.
Confucius se reconnaissait cette double attache
à la lignée des Shang et à la royauté Zhou, mais
en vouant toute sa loyauté à la seconde, la plus
avancée culturellement à ses yeux. « Les Zhou
ont tenu compte des deux dynasties passées,
disait-il, grande est leur civilisation ! Je suis
pour les Zhou ! » (Lunyu, 3‑14). Or, il assiste au
déclin des institutions qui ont marqué cet ultime
progrès : à son époque la féodalité est déjà bien
délabrée au niveau de l’autorité royale, et à Lu
même, en 517, les trois Huan entrent dans une
rébellion qui oblige le duc Zhao (鲁昭公) à s’exi-
ler chez son voisin le duc Jing de Qi (齊景公), où
Confucius le suit. C’est d’ailleurs à Qi qu’en 516,
interrogé par le duc Jing sur ce qu’il considérait
comme le principe cardinal de toute politique,
il répond par le plus célèbre de ses aphorismes :
« Que le prince soit prince, le sujet sujet, le père
père, le fils fils ! » (Lunyu, 12‑11), ce qui sché-
matise parfaitement l’ordre social propre à la
féodalité chinoise, produit d’une savante inté-
gration par les rites de l’ordre politique à l’ordre
familial.
Après le retour de Confucius à Lu en 514, sous
le duc Ding qui a succédé au duc Zhao en 509,
le désordre s’est aggravé par une usurpation de
pouvoir à l’intérieur même de la famille de l’un
80 Ce que la Chine nous apprend sur la société

des trois Huan. Elle a eu lieu en 505, du fait


de l’intendant Yang Hu (陽虎, aussi appelé Yang
Huo 陽貨), qui cherche d’ailleurs à se conci-
lier Confucius. Celui-ci au contraire prend ses
distances, et se lance alors dans la révision des
archives officielles de la royauté — historiques,
liturgiques et protocolaires — en remodelant leur
rédaction de manière à faire ressortir la supé-
riorité des rites, surtout a contrario par la mise
en évidence des conséquences désastreuses de
leur oblitération. En 497, il finit par rompre avec
le duc de Lu, quand celui-ci accepte le cadeau
corrupteur de quatre-vingts danseuses et trente
attelages de chevaux de race, que lui envoie le
duc de Qi pour l’affaiblir en le dévergondant.
Entrant en dissidence dans son propre pays, mais
convaincu d’être personnellement mandaté par
le Ciel pour restaurer l’ordre des rites, Confucius
s’exile pour une quinzaine d’années, pérégrinant
d’un État à un autre en compagnie d’un cortège
de disciples auxquels il dispense ses leçons sur le
bon gouvernement. Ce n’est qu’à soixante-dix
ans qu’il revient à Lu, où, sur les instances d’un
de ses disciples qui vient d’y être auréolé d’une
victoire militaire stoppant une agression de Qi,
il est accueilli par le duc Ai, successeur du duc
Ding depuis 473. Il y mourra en 479.
La stature historique exceptionnelle de
Confucius tient au rôle capital qu’il a joué en
De Confucius à l’antiritualisme légiste 81

­ romouvant le passage de la Chine de sa culture


p
archaïque à sa culture classique. C’est lui, et lui seul,
qui a ouvert ce passage, par la brèche qu’il a pra-
tiquée dans l’étatisme c­ ulturel ­régissant l’idéo­
graphie divinatoire, originellement purement
gouvernemental. Confucius rompt cet étatisme
par un véritable coup de force, en s’arrogeant
la responsabilité de réviser tout le patrimoine
scripturaire constitutionnel de la royauté. Ainsi
sera restaurée « cette civilisation [de la royauté
Zhou] » (Lunyu, 9‑5). Telle est la mission pour
laquelle il a conscience d’être investi par mandat
du Ciel. Coup de force entériné par ses disciples,
quand ceux-ci s’emparent à leur tour de l’idéo-
graphie d’État pour rédiger, afin de conserver
les leçons de leur maître, un mémorial d’Entre-
tiens (Lunyu), en lui reconnaissant la préroga-
tive royale d’avoir ses faits et gestes recueillis
par notaire de droite et de gauche (右史左史)1. Eux
aussi sont en cela portés par la conviction que le
mandat du Ciel faisait de Confucius un roi sans
couronne (suwang 素王), comme l’écrira Wang
Chong dans le Lunheng.
Cependant, si l’assurance de répondre à un
mandat céleste donnait ainsi à Confucius et à
ses disciples le sentiment de ne pas commettre
d’usurpation en manipulant eux-mêmes l’idéo­

1. Cf. Liji, chap. Yuzao 玉藻.


82 Ce que la Chine nous apprend sur la société

graphie des textes officiels, ceux de leurs contem-


porains qui ne la partageaient pas, et notamment
ceux qui rejetaient le ritualisme, n’ont vu dans
la révision des archives de la royauté et dans le
mémorial d’Entretiens qu’une audacieuse main-
mise sur un instrument de gouvernance par un
quarteron d’officiers d’État dissidents, à laquelle
ils répondirent en s’emparant de la même arme
pour défendre leurs propres idées. Proliférèrent
alors des textes de maîtres (zhuzi) de toutes
obédiences, ainsi que le rapporte le début du
trente-troisième et dernier chapitre du Zhuangzi
(Tianxia) :

Le Canon des odes servant à exalter les enthou-


siasmes, le Canon des documents servant à ­exposer
les faits et gestes, le Canon des rites servant à
exposer le Dao des conduites, le Canon de la
musique servant à exposer le Dao de l’harmo-
nie, le Canon des mutations servant à exposer le
Dao du yin et du yang, le Canon des Printemps et
Automnes servant à exposer le Dao de la distinc-
tion des dénominations furent en nombre dissé-
minés partout dans le monde, et ce qui s’établit
alors dans les pays du milieu, ce furent cent
écoles doctrinales exaltant toutes ce qu’elles
approuvaient. Le désordre s’installa partout, la
sagesse et la sainteté s’obscurcirent, la valeur du
Dao perdit son unité. Partout dans le monde
se multiplièrent les points de vue unilatéraux
De Confucius à l’antiritualisme légiste 83

personnels, comme si les oreilles, les yeux, le


nez, la bouche avaient chacun sa perception
sans qu’on puisse les combiner. De cette façon
se ramifièrent cent écoles, chacune ayant ses
points forts, éventuellement valables ici ou là,
mais sans qu’il y ait de valeur universelle. […]
Le Dao de la sainteté intérieure appuyant la pra-
tique de la royauté extérieure s’effaça dans la
confusion, étouffé sans plus pouvoir rayonner.
Partout dans le monde malheureusement on ne
fit que ce que chacun voulait, chacun suivant
sa propre orientation. Chaque école procédant
sans supporter de contradiction, nécessairement
l’accord devint introuvable.

Et la suite passe en revue les principaux cou-


rants de pensée des cent écoles.
Cent écoles et pas seulement cent maîtres,
car la désétatisation de l’enseignement officiel
ne manqua pas de suivre celle de l’idéographie.
Le recours privé à des précepteurs particuliers
hors des écoles d’État se pratiquait déjà : en 524
l’un des trois Huan de Lu, Meng Xizi 孟僖子,
avant de mourir, avait recommandé à ses deux
fils, Meng Yizi 孟懿子 et Nangong Jing 南宮敬,
de prendre Confucius pour maître, ce qui avait
introduit celui-ci dans l’une des trois familles
les plus puissantes du fief. Mais ce précepto-
rat n’était que ponctuel, et s’inscrivait dans la
ligne même de l’enseignement public. Quand
84 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Confucius entre en dissidence en entraînant


avec lui en exil un collectif de disciples, il en va
tout autrement. Sans retenir pour ce collectif
le chiffre traditionnel de trois mille personnes,
manifestement exagéré, il n’est pas possible de
ne pas y voir, jusque dans cette exagération, la
trace d’un élargissement, qui frappa les contem-
porains, de l’audience privée de l’un de ces bons
connaisseurs des rites qu’on appelait ru (lettrés).
Les premiers à suivre l’exemple de Confu-
cius comme chef d’école, tout en se retournant
contre sa doctrine, furent les disciples de Mo
zi, qui récusait le ritualisme comme bien trop
dépensier en frais de cérémonies. Puis ce furent
ceux qu’on appela les taoïstes, parce qu’ils se
réclamaient du Dao de la nature originelle,
épuré des rites artificiellement institués. Ceux-ci
et ceux-là, comme l’avaient fait Confucius et
ses disciples, donnèrent à leurs doctrines res-
pectives un socle canonique approprié, Canon
moïste (Mojing) pour les disciples de Mo zi et
Canon de la Voie et de la Vertu (Daodejing) pour les
taoïstes. Par la suite, ce fut sans prolégomènes
canoniques que les lanceurs d’idées avancèrent
leurs propositions sur le marché des bonnes
recettes de gouvernance. Ainsi apparurent les
recueils de procédés stratégiques pour parvenir
à l’hégémonie, à commencer par la compilation
en quatre-vingt-six chapitres (dont quatorze sont
De Confucius à l’antiritualisme légiste 85

aujourd’hui perdus) d’une reconstitution de


pseudo-écrits de Guan Zhong, au temps duquel
ce genre de littérature n’existait pas encore. Ce
qu’est devenue la doctrine de l’hégémonisme à
l’époque des Royaumes combattants est repré-
senté par les écrits de Shang Yang (390‑338),
recueillis en vingt-six chapitres dans le Shangjun
shu (Écrits du prince Shang). Celui-ci, dont la
doctrine s’est incarnée dans le régime de l’em-
pire Qin, est bien le successeur idéologique de
Guan Zhong. C’est la même ligne politique qu’il
développe, celle d’une accession à l’hégémonie
par la montée en puissance d’une force armée
appuyée sur l’enrichissement obtenu par la mar-
chandisation de l’économie. Telle est la voie que
résume le slogan Richesse de l’État et puissance mili-
taire (fuguo qianbing) figurant au chapitre VIII
des Écrits du prince Shang, mais repris à la lettre
d’un mot d’ordre du chapitre 48 des pseudo-
écrits de Guan Zhong. Cependant, entre-temps
est intervenue une innovation institutionnelle
considérable : l’instauration d’une loi pénale
codifiée, en premier lieu à Zheng, en 536, à
l’initiative d’un Premier ministre du même cou-
rant de pensée que Guan Zhong et Shang Yang,
Gongsun Yang (alias Zichan), puis en second
lieu à Jin en 513, à celle du Premier ministre
Zhonghang Yin 众行寅. Cette codification orga-
nisait l’ordre social désormais sur la base de
86 Ce que la Chine nous apprend sur la société

sanctions pénales des déviances par application


d’une tarification étatique, au lieu de l’appuyer
sur le respect des rites sous l’emprise de la vertu.
Ce qui a fait se désoler Confucius en 513 en ces
termes :

Voilà la perte de Jin […] le peuple s’en rap-


portera au code, pourquoi respecterait-il encore
l’aristocratie ? Ce sera la disparition de la distinc-
tion des conditions aristocratique et roturière,
que restera-t‑il, pour constituer la structure de
l’État ?

Shang Yang instrumente sa gouvernance


entièrement par châtiments et récompenses
strictement codifiés, en précisant que « les châ-
timents comptent en premier et les récompenses
ensuite1 ». C’est à partir de cette doctrine que le
concept chinois de loi (fa), signifiant originelle-
ment la loi du Ciel incarnée dans les grandes
lois de la nature et dans la loi morale, a pris le
sens de loi positive instituée par l’État, et plus
particulièrement de loi pénale (de châtiment,
xing). C’est dans ce sens que le courant de pen-
sée hégémoniste fondé par Guan Zhong a pris,
dans son prolongement chez Shang Yang parmi
les cent écoles, le nom d’École du légisme.

1. « 先刑而后赏 » (fin du chap. 8 du Shangjun shu).


De Confucius à l’antiritualisme légiste 87

Le légisme proprement dit commence donc


avec Shang Yang, et ce par une réforme dras­
tique de l’État de Qin, qui agença un mécanisme
draconien de châtiments et de récompenses.
Cette réforme dépossédait l’aristocratie de ses
pouvoirs et privilèges. Les aristocrates de Qin ne
pouvaient manquer de réagir furieusement. À la
mort du duc Xiao, qui avait patronné à Qin les
innovations de Shang Yang, ils se v­ engèrent en
faisant condamner celui-ci à la peine de l’écar-
tèlement. Mais le succès politique des réformes
était déjà tel que le successeur du duc Xiao, le
duc Hui, s’arrogeant le titre de roi, ne revint
sur aucune d’elles. Grâce à quoi l’État de Qin
devint bientôt le plus riche et le plus puissant des
Royaumes combattants, et se rendit en une cen-
taine d’années maître de tout le monde chinois,
auquel il imposa, en 221 avant notre ère, un
régime impérial inédit, entièrement organisé en
institutions légistes. Ce nouveau régime, insup-
portable non seulement à l’aristocratie mais à
toute la population, ne survécut pas à la mort du
Premier Empereur Qin (Qin Shihuangdi) en 210
avant notre ère. Renversée par une révolte géné-
rale, la dynastie fut remplacée quatre ans plus
tard par celle des Han, qui, en en conservant les
institutions a­ dministratives, en abrogea le disposi­
tif honni des sanctions par châtiment g ­ énéralisé
à toutes les ­dispositions ­gouvernementales. Un
88 Ce que la Chine nous apprend sur la société

nouveau système de châtiments fut institué pour


sanctionner les crimes et délits qualifiés, associé
à un mécanisme restauré de rites réglant la civi-
lité dans les rapports sociaux de toutes sortes.
C’est dans ces conditions que la doctrine de
Confucius finit par l’emporter ; mais à moitié
seulement, car désormais mariée à un légisme
subsidiaire. D’autre part, l’institution que Shang
Yang avait placée au cœur de ses réformes, la
propriété foncière, non seulement fut conservée,
mais prit de plus en plus d’extension, élargis-
sant considérablement l’emprise sociopolitique
de l’agrocratie chinoise. Symétriquement, sur
l’autre face de la production sociale, se déve-
loppa, à partir de l’appropriation par les lettrés
du facteur intellectuel de la production possédé
à travers l’idéographie, une littérocratie encore
plus dominante.
chapitre vii

Formation d’une propriété foncière


sur laquelle s’est développée une agrocratie
et d’une propriété des titres mandarinaux
sur laquelle s’est développée une littérocratie

Shang Yang fit promulguer ses réformes en


deux temps, séparés par le transfert en 350 de
la capitale du Qin de Yueyang 櫟陽 (site de la
ville de Xi’an d’aujourd’hui) à Xianyang 咸陽,
un peu plus à l’ouest, moins exposée aux contre-
attaques de voisins de l’Est avec lesquels Qin
était en guerre. Le premier temps a concerné
les officiers d’État (shidafu) : Shang Yang abolit
l’accession d’office à la fonction publique des
membres des maisons seigneuriales. À partir de
la pratique devenue courante, et dont il avait
lui-même bénéficié, du recrutement dans les
gouvernements des fiefs de stratèges de talent
hors du lignage seigneurial local, il généralisa le
recrutement dans la fonction publique par sélec-
tion au mérite ; mais en la restreignant au mérite
militaire, mesuré suivant le critère typiquement
légiste du nombre de têtes coupées au combat.
Lui-même se fit d’ailleurs alors décerner un titre
90 Ce que la Chine nous apprend sur la société

militaire de haut rang, celui de daliangzao (grand


pontife aux armées). Dans un deuxième temps,
la réforme concerna les paysans, par abolition
de la redistribution annuelle des champs à culti-
ver, désormais attribués une fois pour toutes en
contrepartie d’un double impôt, une capitation
sur les personnes (fu 赋) et une taxe sur les récoltes
(shui 税). Les terres distribuées furent cadastrées
définitivement par un quadrillage de voies faites
de levées de terre, appelées chemins (qian 阡)
dans le sens nord-sud, où elles étaient plus larges
et distantes entre elles de mille pas, et sentiers
(mo 陌) dans le sens est-ouest, où elles étaient
plus étroites et distantes entre elles de cent pas.
C’est cette dernière disposition qui a fait
apparaître en Chine la propriété foncière, mais
seulement implicitement, sans formalisation
institutionnelle, à travers la nouvelle pratique
fiscale1. Le droit de propriété resta sans dénomi-
nation particulière, les champs qui en faisaient
l’objet étant simplement qualifiés de champs
dénommés (mingtian 名田), c’est-à-dire assignés
nommément à des usagers.

1. La seule trace qu’en gardent les anciennes chroniques est une


brève note citée dans le Commentaire cumulatif (Jjijie) du Shiji, à la trente
et unième année du règne du Premier Empereur (216 avant notre ère),
signalant un édit obligeant les paysans à procéder à la déclaration sincère
de leurs champs, évidemment pour des raisons fiscales, ce qui implique
que les champs étaient en leur possession, sans doute depuis la réforme
foncière de Shang Yang.
Agrocratie et littérocratie 91

Nous sommes très loin du droit romain : si la


tradition chinoise a parfaitement formalisé les
rites et la loi pénale, le droit lui est étranger.
La propriété foncière n’y a été établie que par
attachement nominal de lots de terre à des per-
sonnes assujetties à l’impôt. Quelle catégorie de
personnes ? En premier lieu bien sûr les paysans
cultivant ces lots ; mais aussi en second lieu des
bénéficiaires de gratifications en terres culti-
vables, officiers d’État méritants. Shang Yang
ayant mis fin au système féodal des prébendes,
le personnel d’État se trouva transformé en fonc-
tionnariat stipendié, rémunéré par un salaire
(payé en grains), mais auquel fut accordée la
possibilité de recevoir des champs en gratifica-
tion, à exploiter en y faisant travailler une main-
d’œuvre de louage (yongfu 庸 夫 / yongmin 庸民).
Le louage de service de travailleurs agricoles
n’était alors nullement une nouveauté : il est
attesté dès le vie siècle avant notre ère, dans un
cas il est vrai exceptionnel1 ; reste qu’il ne se
généralise qu’après la réforme de Shang Yang.

1. Le Zuozhuan rapporte, au dixième mois de la dix-septième année de


fonction du duc Xiang de Lu (546), qu’un grand officier de Qi nommé Shen
Xian vint se réfugier dans ce fief à la suite d’une rébellion dans le sien, et s’y
« loua en service en zone rurale ». Il est clair que, sans ressources, il a loué
son travail dans les champs. Séraphin Ciouvreur traduit : « Ses serviteurs
louèrent une maison à la campagne » (La Chronique de la principauté de
Lu, Paris, Les Belles Lettres, 1935, t. II, p. 497), faisant un contresens sans
doute parce qu’il ne pouvait imaginer un grand officier se faisant lui-même
travailleur (le texte dit : serviteur [pu 撲] agricole par faute de ressources).
92 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Mais celle-ci entraîne bientôt ce qui ne pouvait


manquer d’arriver : dans le commerce en plein
développement les champs dénommés furent
aspirés par la marchandisation et firent l’objet
de ventes et d’achats qui dépossédèrent les pay-
sans dans le besoin. Dans le secteur agricole,
la spéculation remonte à Fan Li 范蠡, qui, au
début de la période des Printemps et Automnes,
s’était converti de stratège militaire en stratège
commerçant, dont l’une des recettes était de
« stocker les grains dans les années de bonnes
récoltes pour les revendre dans les années de
famine ». Après Shang Yang, la spéculation s’am-
plifia jusqu’au foncier, si bien qu’entre l’époque
des Royaumes combattants et celle des Han se
multiplia le nombre des paysans ayant perdu
leurs champs vendus par nécessité, et auxquels
il ne restait pour vivre qu’à se louer aux nou-
veaux propriétaires. La loi draconienne de
Shang Yang énonçait d’ailleurs que les paysans
incapables d’obtenir de bonnes récoltes (et par
suite fiscalement insolvables) seraient non pas
secourus mais réduits en esclavage administratif,
seule forme d’esclavage pratiquée dans la Chine
préimpériale1.
Après le retour sous les Han à un ritualisme
mitigé, le grand homme d’État confucianiste que

1. Cf. infra.
Agrocratie et littérocratie 93

fut Dong Zhongshu (119‑104) s’inquiéta de la


dépossession des paysans, fort justement impu-
tée par lui aux effets pervers de la réforme de
Shang Yang. Il envisagea d’y remédier en impo-
sant une limitation à la possession de champs
dénommés, requalifiés champs possédés (littéra-
lement champs occupés zhantian 佔田), mais sans
prendre de mesures d’application. La limitation
ne sera édictée que sous le règne de l’empereur
Ai (durant les sept dernières années d’avant
notre ère). Elle plafonnera à trente qing (trente
fois cent mu, soit environ quarante-cinq hec-
tares) le nombre de champs pouvant être pos-
sédés. Cependant, cette limitation ne vise alors
plus tellement la protection des paysans que la
défense du pouvoir régalien, menacé par l’em-
prise politico-sociale de plus en plus large de
la nouvelle classe des propriétaires fonciers. En
fait, elle ne sera guère respectée, et la grande
propriété va continuer de s’étendre. Sous les Six
Dynasties, s’appuient sur elle des potentats locaux
(tuhao 土豪), dont le pouvoir économique bat en
brèche la souveraineté des empereurs régnant
sur les morceaux du territoire chinois éclaté. La
Chine connaît alors une sorte de néoféodalité,
très éloignée de l’ancienne féodalité Zhou, mais
ressemblant bien plus que celle-ci à la féodalité
européenne qui, à la même époque, naît de
l’éclatement de l’Empire romain.
94 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Il est remarquable que réapparaisse alors,


dans le royaume des Wei du Nord, un système
d’allocation de champs d’État aux paysans, ins-
titué en 485 sous le nom de système des champs
égalitaires (juntian). C’est que, dans la partie sep-
tentrionale de la Chine conquise par les Tuoba
(Turcs tabgach ayant fondé une dynastie du nom
de l’ancien fief local de Wei), une grande partie
de la population paysanne a été décimée par la
guerre et diminuée par l’émigration en Chine
méridionale, de sorte qu’a réapparu une situa-
tion d’insuffisance démographique au regard
de la main-d’œuvre nécessaire pour cultiver les
vastes plaines du bassin du fleuve Jaune. Pour
pallier cette insuffisance fut organisée, comme
dans l’ancien système des champs en damier,
une distribution égalitaire de terres arables
aux familles paysannes résidentes, à la mesure
de leur capacité de travail : pour chacune qua-
rante mu (environ deux hectares et demi) de
champs, auxquels s’ajoutaient moitié autant
de terres arborées par membre masculin de la
famille majeur de quinze ans ; et moitié moins
de champs, mais deux fois plus de terres arbo-
rées par membre féminin, avec trente mu supplé-
mentaires de champs par vache de trait possédée
par la famille. Ces quotas de terres devaient être
rendus à l’État au décès ou à l’accession à l’âge
de soixante-dix ans des membres de la famille
Agrocratie et littérocratie 95

pris en compte. Le système a duré jusqu’au


milieu de la dynastie des Tang. Il n’a été aboli
qu’en 680, faute de terres restantes à distribuer,
après que la prospérité restaurée eut ramené,
avec une démographie rétablie, la saturation en
population paysanne des terres cultivables.
Par la suite, ce genre de disposition n’a plus
jamais été réinstauré, car la croissance démogra-
phique n’a plus cessé de maintenir la popula-
tion en excédent par rapport aux terres arables
disponibles. À l’inverse, le problème est devenu
celui de garder aux paysans assez de terre pour
vivre. C’est ce qui a conduit, à partir des Song,
à une pratique coutumière originale : la sépara-
tion, dans la propriété foncière, de la possession
du droit de culture et de celle du fonds. Par une
sorte d’emphytéose à durée illimitée, un pay-
san réduit à vendre son fonds pouvait, en n’en
­vendant que l’assise (dénommée fond de champ,
ou os de champ, ou racine de champ 田底/田骨/田
根), conserver la jouissance entière de la terre à
cultiver (dénommée surface de champ, ou peau de
champ, ou peau du dessus 田面/田皮/上皮)1.
Pour revenir à la réforme de Shang Yang,
même si l’histoire ultérieure de l’agrarianisme
chinois montre que la conception primitive de

1. Cf. Niida Noboru, Chûgoku hôseishi kenkyu tochiuhô torihikihô


仁井田 中国阈值史研究 土地法取引法, Tôkyô University Press, Tokyo
1990, p. 198‑215.
96 Ce que la Chine nous apprend sur la société

la terre comme bien public relevant du domaine


régalien n’a jamais été entièrement gommée par
la privatisation des champs dénommés, cette pri-
vatisation n’en a pas moins entraîné un large
renoncement de l’État légiste à la maîtrise de la
terre. Comment ce renoncement se comprend-il
dans un régime aussi radicalement étatique que
celui du légisme chinois ? En raison du fait qu’a
ici prévalu la visée de l’enrichissement passant
par la marchandisation de la production sociale.
Reste que ce relâchement de l’étatisme sup­
planté par la marchandisation sur le plan agrarien
a été plus que compensé, sur le plan de la gouver­
nance lettrée, par un durcissement de l’idéolo-
gie d’État, sinistrement illustré par la grande
exécution collective de lettrés dissidents de l’an-
née 212 avant notre ère. Voyons comment.
Le treizième chapitre Hanfeizi expose que la
pratique légiste opérait partout, bien plus effi-
cacement que par les rites, par l’une ou l’autre
des deux manettes de commande (liang bing 两柄)
de l’activité sociale : celle des récompenses et
celle des châtiments. Or si la commande de l’en-
richissement relevait de celle des récompenses
(par les gratifications en champs dénommés
récompensant les méritants), la commande idéo-
logique de la gouvernance relevait de celle des
châtiments. À Qin, les chroniques ne portent
aucune trace de collectifs de maître et disciples
Agrocratie et littérocratie 97

constitués en l’une ou l’autre des cent écoles de


l’époque. En revanche, selon le Shiji1, il y avait
à la capitale une école palatiale (gong di xuexiao
宫邸学校), et d’après les manuscrits sur bam-
bou de Shuihu 睡虎 (à Yunming 云梦), dans
les circonscriptions des maisons d’études (xueshi
学室). C’est là que les braves des champs de
bataille sélectionnés pour le service de l’État
devaient recevoir la formation au service civil
qui leur manquait. La postface du Shuowenjiezi
nous apprend que, pour entrer dans la fonction
publique, il fallait avoir plus de dix-sept ans et
passer par un examen de contrôle de la connais-
sance de l’idéographie portant sur neuf mille
caractères. Le corpus à partir duquel s’en faisait
l’apprentissage était celui des lois et règlements
de l’État dont l’archivage était entretenu par des
préposés très qualifiés, les doctes au vaste savoir
(boshi). Plus le royaume de Qin, par ses victoires
militaires, annexait de pays voisins et grandissait
comme État, plus le besoin de personnel formé
civilement l’emportait sur celui de personnel
qualifié militairement ; si bien que les critères
de compétences civiles finirent par se substituer
à ceux de la bravoure au combat privilégiés à la
pleine époque des Royaumes combattants. En
même temps, la croissance de la masse des textes

1. Chap. 87.
98 Ce que la Chine nous apprend sur la société

de lois et règlements entraîna celle du service


des archives, dont l’effectif, à la fondation de
l’empire, ne comptait pas moins de soixante-dix
doctes. Ont pu se glisser parmi ceux-ci des éru-
dits férus d’écrits dissidents ; toujours est-il que
des dissonances se sont fait entendre au plus
haut niveau des conseillers de l’État. Un haut
fonctionnaire nommé Chun Yuyue 淳于越, natif
de Qi, dont la capitale avait accueilli le haut lieu
intellectuel des cent écoles, à savoir le Palais des
études de la porte du Millet (Jixia xugong 稷下學
宮), se déclara favorable à la restauration d’une
forme d’État féodal. Il n’en fallut pas plus pour
qu’en 213 le Premier ministre Li Si, en digne
successeur de Shang Yang, fasse promulguer un
édit prescrivant de brûler tous les écrits autres
que ceux des archives nationales de Qin, à l’ex-
ception des ouvrages techniques de divination,
d’agriculture et de médecine, et d’en punir la
détention privée. Suivit la condamnation d’un
grand nombre de lettrés qui avaient enfreint
cette prohibition, et leur exécution. Au dire de
Sima Qian, quatre cent soixante contrevenants
furent enterrés vivants. Ce chiffre a été mis
en doute comme exagéré par le ressentiment
qu’inspira sous les Han le souvenir du Premier
Empereur ; mais le fait est que la proscription
de tous les écrits non homologués officielle-
ment fut, à l’instigation de Li Si, drastiquement
Agrocratie et littérocratie 99

appliquée, ce qui jugula la révolution libératrice


de la culture par privatisation de l’idéographie
initiée par Confucius, laquelle avait généré la
floraison des cent écoles. Ce point d’orgue de
l’étatisation de l’idéologie par enseignement des
lois dispensé exclusivement par les officiers d’État
(以法为教以吏为师) fut suivi presque aussitôt
de l’implosion du régime, à la mort du Premier
Empereur survenue en 210, probablement par
empoisonnement au cinabre des médicaments
d’immortalité dont il faisait grand usage. À la
suite d’une manipulation de la succession qui
éleva au pouvoir impérial Huhai 胡亥, fils cadet
du Premier Empereur, avec le titre de Deuxième
Empereur (Ershi huangdi), au lieu de son frère
aîné, Fusu 扶苏, Li Si fut en 208 accusé de haute
trahison et supplicié à l’instigation de son com-
parse, Zhao Gao, lui-même assassiné peu après.
Une rébellion déclenchée à Chu en 209 gagna
rapidement tout l’empire, permettant à un
audacieux chef de relais postal (tingzhang 亭长)
de la localité de Pei 沛 (dans le Jiangsu d’au-
jourd’hui), Liu Bang, de s’emparer du pouvoir
que Xiang Yu de Chu venait de conquérir, et
de fonder, en 202 avant notre ère, la dynastie
des Han, en recevant le titre de Haut Empereur
(Gaodi).
Liu Bang, plutôt condottiere qu’homme
d’État, se souciait peu de rationalisation de la
100 Ce que la Chine nous apprend sur la société

nouvelle gouvernance. Il entendit quand même


l’apostrophe devenue célèbre que lui lança le
confucianiste Lu Jia 吕嘉 : « Ce qui se conquiert
à cheval ne se gouverne pas à cheval. » En consé-
quence, en 196, onzième année de son règne,
il promulgua un édit fondateur du mode de
recrutement de la nouvelle administration. Y
fut posé le principe de la détection au niveau
local de personnalités talentueuses, présen-
tées à l’autorité impériale pour être nommées
aux fonctions de l’administration publique. Ce
principe retenait des réformes de Shang Yang
l’abolition de l’aristocratie lignagère propre à
la féodalité Zhou, mais remplaçait celle-ci, au
lieu d’un fonctionnariat légiste nommé d’auto-
rité, par une méritocratie consacrée par noto-
riété. Le principe de l’armature méritocratique
de l’autorité administrative a perduré tout au
long de l’histoire du régime impérial. Ce sont
les mécanismes de sa mise en œuvre qui ont été
plusieurs fois remaniés, toujours dans le sens du
renforcement de l’articulation de la sélection sur
les valeurs auxquelles était attachée l’élite let-
trée, dépositaire du confucianisme. Et ce sont
ces mécanismes qui, de même que celui de la
fiscalisation de l’exploitation de la terre a généré
la propriété foncière et l’agrocratie, ont généré
la propriété des titres mandarinaux et la litté-
rocratie.
Agrocratie et littérocratie 101

Le premier mécanisme de recrutement, celui


qu’instaura l’édit de Liu Bang, fut agencé en
détection-présentation (chaju 察举) en deux temps :
un premier temps de détection des talents appro-
priés au service de l’État, à travers tout l’empire,
par les autorités régionales appelées par édit à
se mettre en quête dans leurs régions respectives
(à l’époque commanderies ou royaumes) de per-
sonnalités de valeur ; puis un second temps de
présentation de ces personnalités à l’Empereur,
à la capitale, pour confirmation de leur recrute-
ment après contrôle de leurs capacités. D’autres
édits ultérieurs précisèrent, outre le nombre de
personnes à sélectionner par région, quelles
valeurs étaient à privilégier. Par exemple en 178
avant notre ère, deuxième année du règne de
l’empereur Wen, quatrième successeur de l’em-
pereur Gaozong (Liu Bang), à la suite de deux
éclipses de Soleil signalant des perturbations cos-
miques en écho d’une mauvaise gouvernance,
un édit appela à rechercher des personnalités
non seulement bonnes et sages (liangxiqn 良贤)
mais aussi capables du franc-parler le plus critique
(能直言极谏者)1. De cette manière furent formu-
lés des intitulés étiquetant les talents et compé-
tences à détecter, au nombre d’une douzaine,

1. Cf. Shili, chap. 10, et Hanshu, chap. 4 (éd. Zhongua shiuju, Shanghai,
respectivement 1959 et 1958, p. 422 du Sjili et p. 26 du Hanshu).
102 Ce que la Chine nous apprend sur la société

qui donnent une image idéalisée de la culture


éthico-politique des Han : xianliang 良贤 (bon et
sage), maocai 茂才(au talent florissant), xiucai 秀
才 (au talent distingué), xiaolian 孝廉 (de sincère
piété filiale), etc. Ces intitulés sont plus fleuris
que précis comme critères de sélection, mais
la procédure de présentation à l’Empereur y
suppléait par un test écrit de dissertation-réponse
(duice 对策), orientant bien plus précisément
la sélection. En 140 avant notre ère, première
année du règne de l’empereur Wu, le plus mar-
quant de tous ceux de la dynastie, à la suite d’un
nouvel édit de sélection-présentation, le grand
chancelier Wei Wan 卫 绾 fit récuser tous les
sélectionnés dont les dissertations-réponses tra-
hissaient qu’ils avaient subi l’influence soit de
l’École du légisme, soit de l’École de stratégie
de Su Qin, l’une et l’autre considérées comme
propres seulement à « mettre le désordre dans
la gouvernance ». Six ans plus tard, en 134, un
édit du même genre ayant appelé à sélection-
ner « les esprits les plus clairvoyants en politique
générale », celui qui, en présence de l’Empereur,
se classa premier à l’épreuve de dissertation-
réponse fut Dong Zhongshu, ardent défenseur
de la doctrine confucéenne, qui avait résisté à
la vogue du courant taoïsant bénéficiant de la
faveur de l’impératrice douairière Dou, tout
juste décédée (en 135). Dong Zhongshu rallia
Agrocratie et littérocratie 103

l’empereur Wu à la confucianisation du régime


par l’institution, dans le cadre de la grande école
(daxue) métropolitaine, de cinq postes de doctes
au vaste savoir dédiés respectivement à chacun
des cinq canons (wijing) du confucianisme, sans
aucun poste supplémentaire pour l’étude d’écrits
des autres écoles. De là date la consécration du
confucianisme comme idéologie officielle de
l’État impérial. Parmi les intitulés de compé-
tences à sélectionner, figure dès lors la compré-
hension des écrits canoniques (ming jing 明经), et,
dans l’examen des dissertations-réponses, sera
désormais systématiquement vérifiée la bonne
orthodoxie confucianiste des compositions. La
prédominance dans le régime de l’influence des
lettrés (ru) de cette orthodoxie, autrement dit
la littérocratie, ne va plus cesser de se renforcer
tout au long de l’histoire de la Chine impériale.
Ce renforcement a été grandement favorisé
par la transformation de la sélection-présentation
en concours. À la fin des Han, l’émergence de
la néoféodalité chinoise entraîna l’écrasement
de la littérocratie par l’agrocratie des potentats
locaux, auxquels avait donné de plus en plus
de pouvoir le développement de la propriété
foncière en grandes propriétés échappant à
tout contrôle. Cao Cao (155‑220) n’ayant jugulé
les rébellions de la fin de la dynastie que pour
asseoir sa propre indépendance, à sa mort, son
104 Ce que la Chine nous apprend sur la société

fils Cao Pi (187‑226) fonda la dynastie des Jin en


s’appuyant sur les clans (menfa) de grands pro-
priétaires pour détrôner les Han. En récom-
pense de cet appui, au cours des années 240‑250
le nouveau pouvoir Jin généralisa dans toutes
les provinces (zhou 州) l’institution du recteur des
évaluations à neuf degrés (jiupin zhongzheng 九品
中) chargé de sélectionner les candidats fonc-
tionnaires, qui privilégiait les membres des
familles de féodalités locales. Il s’ensuivit bientôt
qu’« aucune humble famille ne fut plus présente
au sommet de la hiérarchie, ni aucune grande
famille au plus bas », selon les chroniques de
l’époque. C’est pourquoi, peu après le rétablis-
sement du pouvoir impérial sur le pays réuni-
fié par les Sui, l’empereur Yang, au cours de la
première année de son règne (en 605), instaura
un recrutement des fonctionnaires non plus par
sélection-présentation, mais par une procédure
dite à l’époque de test-écrit (shice 试策), dont
les lauréats reçurent le titre d’entrants fonction-
naires (jinshi 进士), repris de celui qui, selon
le Liji (chap. wangzhi), était à l’époque Zhou
donné aux élèves de la grande école métropo-
litaine reconnus sur examen aptes à la fonction
publique. Ainsi fut inauguré le mécanisme des
concours mandarinaux, qui, sous la dénomina-
tion de présentation sur classement (keju), régit dès
lors et jusqu’en 1905 le recrutement de la fonc-
Agrocratie et littérocratie 105

tion publique dans la Chine impériale. Au cours


des treize siècles durant lesquels il a fonctionné,
ce mécanisme s’est affiné dans le sens d’un for-
malisme de plus en plus strictement ciblé sur
le cœur de la doctrine confucianiste, confortant
progressivement la littérocratie comme princi-
pal ressort de la dynamique du régime impérial
chinois, l’emportant sur l’agrocratie.
Observons que dans ce rôle capital la litté-
rocratie chinoise contraste fortement avec la
bureaucratie, à quoi la ramènent sommaire-
ment les idées reçues depuis Max Weber. Au
sens wébérien du terme, la bureaucratie est une
forme d’instrumentalisation de l’administration
des hommes par celle des choses. Telle était
bien la tendance de la première marchandisa-
tion du mode chinois de production, qui avait
conduit au légisme. Mais la littérocratie, tout au
contraire, met en œuvre le ritualisme à travers
l’idéologie confucianiste qui, aux antipodes du
légisme, exalte l’humanisme au lieu du méca-
nisme des récompenses et châtiments.
Le resserrage du système des examens man-
darinaux sur le confucianisme commence au
début de la dynastie des Tang par la diminution
drastique de la variété des concours ouverts sur
des spécialités de toutes sortes. Dans un premier
temps, outre l’examen du talent distingué (xiucai)
et celui de la compréhension des écrits canoniques
106 Ce que la Chine nous apprend sur la société

(mindjing), se pratiquaient aussi l’examen de la


compréhension de la loi (mingfa), l’examen de la
compréhension du calcul (mingsuan), l’examen de
la compréhension des caractères (mingzi), etc., soit
une cinquantaine de catégories de concours.
Pour beaucoup d’entre elles, la réussite ne rap-
portait que peu de considération, c’est pour-
quoi, délaissées par les candidats, elles sont
tombées en désuétude. En revanche, l’examen
du talent distingué, dans lequel furent introduites
des épreuves de composition poétique particu-
lièrement prisées, est devenu la base de tous
les concours. Sous les Song, la promulgation,
à l’instigation de Wang Anshi (1021‑1086), de
­nouveaux commentaires des trois canons confu-
cianistes considérés comme majeurs, celui des Odes
pour la poésie, celui des Annales des Printemps
et Automnes pour l’histoire et celui du Rituel des
Zhou pour les rites, entraîna le renforcement
des épreuves ciblant le plus strictement l’ortho-
doxie canonique. C’est d’ailleurs à cette époque
qu’ont commencé de se multiplier les grandes
académies confucianistes privées préparant aux
concours, les shuyuan1, qui ne tardèrent pas à
devenir les principaux foyers de la vie intellec-
tuelle chinoise en même temps que le creuset de

1. Ce nom apparaît déjà à l’époque Tang, mais pour désigner des


établissements officiels, et non pas privés, et dont la fonction est surtout
de servir à recueillir des ouvrages anciens.
Agrocratie et littérocratie 107

la plus profonde influence politique des lettrés.


La plus célèbre à l’époque fut l’Académie du Cerf
blanc (Bailu shuyuan), restaurée en 1179‑1180 par
Zhu Xi, qui en fit le centre de rayonnement du
néoconfucianisme.
Quand le pays à la chute des Song tomba
entièrement sous le pouvoir mongol de la
dynastie étrangère des Yuan (1206‑1368), à tous
les postes importants de la fonction publique
furent nommés des non-Han, si bien qu’aucun
concours mandarinal n’eut lieu pendant près
d’un siècle, de 1238 à 1315. Il fallut attendre la
complète sinisation du nouveau pouvoir, avec le
quatrième empereur de la dynastie, Renzong,
pour que celui-ci, entouré de conseillers chinois,
rétablît les concours par une décision prise dès
la première année de son règne, en 1311. Ceux-ci
furent dès lors régulièrement organisés tous les
trois ans comme sous les Song, et comme sous
les Song composés d’épreuves de pure ortho-
doxie confucianiste.
Sous les Ming (1368‑1644) et les Qing, le sys-
tème se perfectionna encore par la standardi-
sation des dissertations en compositions en huit
parties (baguwen) entièrement stéréotypées de
sorte à normaliser les appréciations. Le système,
à trois niveaux, fonctionnait sur un rythme trien-
nal de la façon suivante :
1° Le concours du premier niveau, ou concours
provincial (xiangshi 乡试), avait lieu les années zi,
108 Ce que la Chine nous apprend sur la société

mao, wu et you (première, quatrième, huitième


et douzième année du cycle duodécimal intégré
au cycle sexagésimal du calendrier chinois). Il
était ouvert aux écoliers (tongsheng), c’est-à-dire
aux détenteurs du titre de lauréat des trois petits
examens (xiaoshi) successifs d’entrée à l’école de
sous-préfecture (xian), à l’école de préfecture (fu) et
à l’école de district (zhou). Ces écoliers pouvaient
être fort âgés, aucune limite d’âge n’empê-
chant de se présenter à ces concours, ou de s’y
représenter, quel que fût le nombre d’échecs
répétés. Le passage par les écoles n’était d’ail-
leurs pas nécessaire : il suffisait d’avoir réussi
les examens d’entrée, certaines circonscriptions
pouvant même manquer d’écoles. Ce premier
niveau valait aux lauréats le titre de talent floris-
sant (xiucai), qui leur ouvrait l’accès à l’aristocra-
tie de ceux qui « travaillent intellectuellement
et non physiquement ». Ils étaient exempts de
corvée et ne pouvaient être condamnés pénale-
ment qu’après avoir été déchus de leur titre par
l’autorité provinciale (fantai 翻台); rituellement, ils
étaient dispensés de saluer les mandarins d’une
génuflexion (ketou) et pouvaient leur parler assis.
2° Au deuxième niveau avait lieu le concours
national (huishi), ouvert, chacune des années sui-
vant celles du concours provincial, aux lauréats
de celui-ci. Il était organisé à la capitale par le
ministère des rites, pour sélectionner, entre les
Agrocratie et littérocratie 109

talents florissants, ceux qui seraient recommandés


(gongshi) pour la haute fonction publique. Les
reçus au rang de recommandés troquaient, dans
les cérémonies, la robe blanche des talents flo-
rissants pour une robe bleue plus prestigieuse.
3° Au troisième niveau avait lieu le concours
au palais impérial (dianshi), aussitôt après le pré-
cédent, pour classer les recommandés en entrants
(qingshi), sans en exclure aucun. L’épreuve était
une dissertation dont le sujet avait été approuvé
par l’Empereur, sans limitation de longueur,
mais en pratique d’environ deux mille carac-
tères durant l’ère Qianlong (1735‑1796). Selon
leurs notes, les entrants étaient répartis en trois
classes. La première ne comprenait que les trois
premiers, la deuxième et la troisième tous les
autres. Par exemple, à la fin de l’ancien régime,
en 1822, il y eut quarante-six promus en deu-
xième classe et trente en troisième ; en 1826,
­cent huit en deuxième classe et dix-huit en troi-
sième ; en 1852, trente-sept en deuxième classe
et vingt-quatre en troisième. Les archives des
concours étaient très soigneusement conservées,
aussi soigneusement que celles de la propriété fon-
cière, et même les listes des noms des promus
gravés sur des stèles honorifiques, de sorte que
nous sommes très bien documentés sur la littéro-
cratie chinoise. Il est d’usage, dans les traductions,
de transposer la nomenclature traditionnelle des
110 Ce que la Chine nous apprend sur la société

titres littérocratiques chinois en titres universi-


taires occidentaux : xiucai (talent florissant) en
bachelier, gongshi (recommandé) en licencié, et jinshi
(promu) en docteur, si lointaine que soit l’ana-
logie. Les concours mandarinaux ont fourni à
l’Empire chinois en treize siècles quelque sept
cents docteurs, près de onze mille licenciés et
plusieurs centaines de milliers de bacheliers.
Soulignons pour finir que si l’institution romaine
de la propriété a conquis le monde, il en va de
même pour le mécanisme chinois des concours,
adopté dès le Moyen Âge en Corée, au Vietnam
et au Japon, puis à l’époque moderne dans tout
l’Occident.
chapitre viii

Regard depuis la Chine


sur le prétendu mode
de production asiatique
et sur la trifonctionnalité indo-européenne

Marx et Engels n’avaient pas manqué de


constater que le schéma général de l’évolution
des relations socio-économiques qu’ils avaient
dégagé de l’histoire européenne, à savoir celui
d’une époque primitive de vie communautaire
suivie de la succession des institutions de l’escla-
vage, puis de la féodalité, puis du capitalisme,
avant celle du communisme pour l’avènement
duquel ils militaient, s’appliquait mal à l’histoire
des sociétés d’Asie, en particulier à l’histoire de
l’Inde. Comme ils raisonnaient selon le maté-
rialisme historique, qui postule que l’évolution
des rapports de production exprimés par les
institutions est commandée par les contraintes
matérielles des modes de production, pour
expliquer pourquoi l’histoire des sociétés d’Asie
n’est pas calquée sur celle des sociétés d’Europe,
ils esquissèrent le concept de mode de production
asiatique. Le problème était ainsi baptisé, mais
112 Ce que la Chine nous apprend sur la société

pas résolu. Ce n’est qu’au siècle suivant que Karl


Wittfogel crut en trouver la solution en inter-
prétant la singularité du despotisme oriental
par un mode de production inconnu en Occi-
dent : une agriculture commandée par les très
fortes contraintes de l’hydrologie des grands
fleuves d’Asie. C’est selon lui pour dominer ces
contraintes, inconnues en Europe, qu’il a fallu
en Asie des organisations sociales draconiennes,
caractéristiques du despotisme. Ainsi du pharao-
nisme, qui seul permettait de mobiliser le peuple
égyptien assez efficacement pour maîtriser les
énormes crues du Nil de façon à en cultiver les
fertiles dépôts ; ainsi du régime impérial chinois,
seul à même d’armer l’État d’assez d’autorité
pour enrégimenter les masses paysannes dans
les immenses travaux d’endiguement du fleuve
Jaune, au riche bassin alluvial. Sans entrer dans
une critique détaillée de cette thèse, il suffit
ici de remarquer qu’à l’évidence, quelles que
soient les similitudes qui pourraient permettre
de rapprocher le contrôle du fleuve Jaune de
celui des crues du Nil, il n’en a résulté aucune
ressemblance entre le régime de la royauté féo-
dale chinoise et celui de l’empire pharaonique
égyptien. Revenons donc à la spécificité de l’his-
toire des rapports de production dans la Chine
ancienne.
Soulignons en préliminaire que la question
Sur le prétendu mode de production asiatique 113

porte sur l’organisation institutionnelle de


ces rapports, et que ce que cette organisation
recouvre des conditions de vie de la population
est un autre sujet, à traiter en deuxième lieu. Or,
nous venons de voir que dans la Chine ancienne
ont été institués d’abord un mode de culture
partiellement communautaire, puis une forme
de propriété foncière beaucoup moins bien défi-
nie que dans le droit romain et qui a généré une
agrocratie terrienne parallèle à une littérocratie
mandarinale dominante. Les formes institution-
nelles que s’est ainsi données l’ancienne société
chinoise sont très loin de celles qu’ont prises en
Europe l’esclavage, la féodalité et le capitalisme,
bien que le recours usuel à la terminologie occi-
dentale pour traduire la chinoise porte à bien
des confusions, qu’il faut dissiper.
En premier lieu, pour ce qui est de l’esclavage,
revenons sur le mot nu, par lequel il est admis
qu’il est signifié en chinois. La graphie nu (奴)
est un syllogigramme composé du radical de la
femme et du pictogramme de la main droite,
ce qui figure la prise en main d’une femme.
Pourquoi une femme, s’il s’agit d’un esclavage
similaire à celui que définissent les institutions
grecques et romaines ? À la vérité, il est impos-
sible de reconnaître ce que signifie exactement
le mot chinois étymologiquement. Il ne se ren-
contre dans les inscriptions oraculaires que
114 Ce que la Chine nous apprend sur la société

dans une ou deux occurrences très imprécises1.


Ces occurrences les plus anciennes mises à part,
dans les textes canoniques le mot désigne des
individus, hommes ou femmes, en rétention
administrative. À l’article du rituel administratif
des Zhou consacré au préposé aux malfaiteurs (sili
司厉)2, ce mot est glosé par Zheng Sinong au
sens de condamné, et l’on peut supposer qu’ori-
ginellement seules les femmes pouvaient être
frappées par cette sorte de condamnation, que
l’article du Zhouli rapporte comme conduisant
au placement dans le service de décorticage des
céréales, activité traditionnellement féminine.
En vérité, avant l’époque impériale il n’a existé
d’esclavage dans la Chine antique que de cette
nature, strictement pénale, par condamnation
à des travaux pour l’administration. Le canon
des lois (fajing) de Li Kui (李悝, seconde moitié

1. Dans les deux inscriptions que répertorie le grand corpus Yingxu


jiaguke cileizuan, Xinhashudian (Pékin 1988), p. 195 et p. 359. Seule la
seconde est composée des sous-graphies de la femme et de la main
droite, comme la graphie classique, mais le texte inscrit est trop tronqué
pour permettre de reconnaître, même vaguement, le champ sémantique
dont relevait ce mot à l’époque. Quant à la graphie de la p. 196, elle
est bien de la même famille étymologique, mais associe au radical de
la femme un pictogramme plus compliqué, et elle est entièrement pri-
vée de tout contexte par l’état encore plus fragmentaire de la pièce. On
ne peut donc rien tirer de ces deux fragments qui soit significatif d’une
institution, et surtout, si cette institution était la dominante du mode de
production de l’époque, pourquoi n’en trouverait-on de traces que dans
deux occurrences parmi les centaines de milliers d’inscriptions oraculaires,
dont beaucoup sont relatives aux travaux des champs ?
2. Zhouli, Shsanjing zhushu, Shanghai, 1957, IV, p. 1289.
Sur le prétendu mode de production asiatique 115

du ve siècle avant notre ère) précise ainsi que


la condamnation pour vol d’instruments d’accré-
ditation (fu 符 et xi 玺) entraînera la réduction
à l’esclavage administratif de la famille (jijia 籍家)
du condamné. Sous le Premier Empereur, la
loi draconienne de Qin eut pour effet la mul-
tiplication du nombre de ces infractions, si
bien que les condamnés furent employés par
dizaines de milliers aux travaux forcés d’édifi-
cation des palais de Xianyang et de la Grande
Muraille. Il est clair que cet esclavage adminis-
tratif était d’une tout autre nature que celui
qui encadrait institutionnellement les rap-
ports de production dans la Grèce et la Rome
antiques. L’institution contemporaine de l’escla-
vage gréco-romain dans l’histoire de la société
chinoise, antérieurement à l’émergence de la
propriété foncière, est le système de répartition
des champs (fentian) à travailler par quadrillage
en damier des terres arables. En Chine, le stade
d’évolution correspondant est celui de la féo-
dalité chinoise. Venons-en à celle-ci.

Ce qui distingue radicalement la féodalité


chinoise de la féodalité européenne, qui d’ail-
leurs lui est postérieure d’un millénaire, c’est
qu’elle est fondée sur le zongfa (loi de la prési-
dence cultuelle), qui organise le culte des ancêtres
sous-tendant les liens familiaux constitutifs des
116 Ce que la Chine nous apprend sur la société

pouvoirs féodaux chinois, alors que la féodalité


occidentale est fondée sur les liens de la che-
valerie, qui sont de nature guerrière. Du côté
occidental, nous sommes en présence d’une
répartition des tâches sociales fondamentale-
ment tripartite, commune à toutes les sociétés
indo-européennes, comme l’a montré Georges
Dumézil à partir de l’étude comparée des reli-
gions védique, grecque et romaine : celles du
prêtre, celles du guerrier et celles du produc-
teur. Cette tripartition ne s’applique pas à l’an-
cienne société chinoise, fondamentalement
structurée, nous l’avons vu, de façon non pas
tripartite, mais bipartite, par distinction des
tâches intellectuelles de gouvernance, assumées
par les lettrés, et du travail physique nourricier,
à la charge des paysans. Bien sûr la fonction
guerrière n’est pas absente du fonctionnement
de cette organisation bipartite, mais la société
chinoise n’en fait pas une fonction basique : elle
n’en fait qu’une fonction accessoire. Au niveau
de la soldatesque, cet accessoire n’est qu’une
facette du rôle social des paysans, que l’on mobi-
lise pour faire la guerre à la morte-saison (les
rites prescrivent de n’entreprendre la guerre
qu’en hiver) ; et au niveau du commandement,
ce n’est qu’une facette du rôle social des lettrés.
Si accessoire pour ceux-ci que, dans les concours
mandarinaux, les examens militaires distincts ne
Sur le prétendu mode de production asiatique 117

datent que des Tang ; et d’ailleurs la carrière


qu’ils ouvraient était socialement sous-valorisée,
dans une culture qui a toujours marqué la pré-
séance rituelle des fonctions civiles. Dès l’origine
des rites, des deux fondateurs de la dynastie
Zhou, le roi lettré wen wang et le roi guerrier wu
wang, c’est le premier qui l’emporte en prestige
sur le second. Celui-ci a bien été le vainqueur
de la bataille de Muye, qui mit fin à la royauté
Yin, mais sa victoire est le fruit d’une stratégie
calculée par celui-là sur les hexagrammes du
Yijing, dont il est réputé l’inventeur et qui sont
la quintessence de l’idéographie. Nous sommes
aux antipodes de la tradition occidentale, qui
a toujours placé au-dessus du politique le sol-
dat qui risquait sa vie. « Cedant arma togae » est
une enflure oratoire de Cicéron qui ne fait que
confirmer qu’en réalité en Occident ce sont tou-
jours les armes qui prennent le pas sur les toges.
Notons à ce propos qu’en guise de toge le
mandarin chinois portait une robe sur laquelle
la préséance du civil sur le militaire était illus-
trée par la symbolique des marques de grade,
en ­broderies appelées buzi 补子 figurant des ani-
maux plus ou moins prestigieux. Les grades civils
avaient pour emblèmes des figures d’oiseaux,
plus nobles car volant dans le ciel, tandis que
les emblèmes des grades militaires étaient des
figures plus terre à terre de quadrupèdes. Ainsi,
118 Ce que la Chine nous apprend sur la société

sous les Ming et les Qing l’emblème du grade


civil le plus élevé était la grue d’immortalité,
celui du grade suivant la figure du faisan, celui
du grade suivant celle du paon, et ainsi de suite
jusqu’à celui du neuvième et dernier grade, la
figure du canard mandarin. En revanche, l’em-
blème du grade militaire le plus élevé était la
figure du kilin1, celui du grade suivant celle du
lion, celui du grade suivant celle du léopard, et
ainsi de suite jusqu’à celui du neuvième et der-
nier grade, la figure du cheval marin.
Revenons pour finir sur la différence soulignée
plus haut entre la littérocratie chinoise et la
bureaucratie au sens wébérien du terme. À l’ori-
gine du mandarinat chinois, bien avant le système
des examens, la caractéristique essentielle de l’ins-
titution instaurée par Shang Yang était d’être une
méritocratie choisie substituée à l’aristocratie
innée du régime féodal. Ont ensuite évolué la
nature du mérite recherché et le mode de sélec-
tion reconnaissant ce mérite, mais sans que jamais
celui-ci soit attaché à la pure compétence adminis-
trative, à la différence de la bureaucratie wébé-
rienne. Shang Yang, en pleine période des
Royaumes combattants, avait axé la sélection sur
la bravoure militaire. Quand la sélection a cessé

1. Animal fabuleux, mi-cerf mi-cheval, roi des animaux à pelage dans


le bestiaire chinois.
Sur le prétendu mode de production asiatique 119

d’être opérée sur la vertu guerrière pour l’être


sur la vertu civile, celle-ci n’a pas été considérée
du point de vue de la compétence technique
administrative, mais du point de vue des valeurs
intellectuelles et morales confucianistes. Une cri-
tique souvent rencontrée dans la mise en cause de
l’institution chinoise des concours est d’objecter
que les épreuves, purement littéraires, manquaient
de pertinence d’un point de vue administratif
bureaucratique. Cette critique porte à faux juste-
ment parce que la littérocratie chinoise n’est pas
réductible à une bureaucratie. À la différence de
la bureaucratie de style wébérien, dont le fonction-
nement est rendu mécaniquement impeccable par
une haute technicité, la littérocratie chinoise s’ap-
puie sur une morale, la morale confucianiste, qu’il
s’agit avant tout de fortifier idéologique-
ment. Quant aux aptitudes techniques, elles
n’étaient pas perdues de vue, mais considérées
comme ne pouvant s’acquérir que par la pratique
du terrain, devant faire l’objet non pas des
épreuves filtrant les entrées dans la fonction
publique, mais du contrôle continu des fonction-
naires en exercice, sanctionnés par promotions ou
rétrogradations.
Ce mécanisme chinois a parfaitement fonc-
tionné en réservant à partir des Han l’accès
aux fonctions administratives à l’élite des lettrés
confucianistes. Mais il a entraîné, symétrique-
120 Ce que la Chine nous apprend sur la société

ment à la formation de la propriété foncière, un


mode d’appropriation des titres des lauréats des
concours qui est l’essence même du mandarinat
chinois. Ces titres ouvraient à leurs possesseurs
tous les avantages de la carrière fonctionnariale,
de la même façon que la possession de champs
ouvrait aux propriétaires fonciers ceux de l’ex-
ploitation des champs.
À la base du régime de la Chine impériale, ce
sont ces deux piliers de l’agrocratie et de la lit­
térocratie qui en ont soutenu l’architecture insti-
tutionnelle. Cependant, la littérocratie a toujours
primé l’agrocratie, autant que le lettré primait
le paysan. Cette primauté de la littérocratie a
empêché que dans l’histoire chinoise la mar-
­
chandisation des valeurs ne conduise à un capi-
talisme aussi prédominant qu’en Occident, bien
que pour le développement du commerce, de la
monnaie, de la technologie, des structures manu-
facturières la Chine des Ming et des Qing n’ait rien
eu à envier à l’Europe d’avant la révolution indus-
trielle. C’est que la bipartition chinoise du mode
social de production n’a cessé de marginaliser la
classe des marchands. Dès son émergence dans la
Chine ancienne dans la diaspora de membres de
la nation Yin insoumis aux rites institués par les
Zhou, cette classe a été regardée comme un résidu
social inassimilable aux paysans et aux lettrés.
L’histoire chinoise ancienne n’a d’ailleurs guère
Sur le prétendu mode de production asiatique 121

gardé la mémoire de figures de marchands, sauf


celles soit de personnages quasi mythiques comme
Fan Li (actif à la fin de l’époque des Zhou occiden-
taux), soit de personnalités reconnues principale-
ment pour d’autres raisons, comme Zigong (alias
Duanmu Ci 端木賜), de qui on se souvient comme
disciple de Confucius, mais dont on sait accessoi-
rement qu’il avait exercé une activité marchande.
Dans ces conditions l’ambition des grands mar-
chands chinois a toujours été de développer leurs
entreprises moins pour elles-mêmes que comme
appui pour prendre pied dans une classe sociale
reconnue. En s’investissant dans le commerce, ce
qu’ils visaient était de gagner de quoi acquérir
des terres grâce auxquelles se faire reconnaître
de la notabilité agrocratique, puis d’élever leur
descendance à la notabilité supérieure littérocra-
tique en lui procurant une éducation lettrée. Cette
plus grande ambition ne leur a pas toujours été
ouverte : sous les Sui et les Tang il n’était pas per-
mis aux marchands, ou à leurs fils, de se présenter
aux concours. Ce n’est que sous les Song que le
développement du commerce en a valorisé la pro-
fession au point de lui ouvrir les concours manda-
rinaux. L’histoire chinoise moderne est d’ailleurs
devenue moins oublieuse des marchands. Elle
fait grand cas de Lei Futai (雷履泰, 1770‑1849),
inventeur du système bancaire chinois, et de Wu
Bingjian (伍秉鉴, 1749‑1843), le plus riche des mar­
122 Ce que la Chine nous apprend sur la société

chands du Cohong (appellation déformée du


­gonghang 公行, guilde des marchands de Canton),
connu des commerçants européens en affaires
avec lui sous le nom de Howqua. Au début du
xixe siècle, la plus riche famille du Shanxi est
celle des Qiao 乔, qui font commerce de thé. Le
second fils de la branche aînée de cette famille,
Qiao Zhiyong 乔致庸 (1818‑1909), est préparé aux
concours mandarinaux et en passe brillamment le
premier échelon, celui des bacheliers (xiqcai). Mais
le décès de son frère aîné l’oblige à reprendre
les affaires familiales et à abandonner la carrière
mandarinale, dans l’urgence d’une rupture de
l’approvisionnement en thé du Shanxi, coupé des
provinces du Sud par la révolte des Taiping. Qiao
Zhiyong tourne le problème en se lançant dans
la finance, prêtant beaucoup d’argent à l’État et
déployant toute son énergie entrepreneuriale dans
le secteur bancaire, traditionnellement le plus puis-
sant économiquement dans sa province natale.
À travers ces traces de son développement
à la fin des Ming et sous les Qing, le capita-
lisme chinois apparaît clairement sorti du stade
embryonnaire auquel le réduisent les idées
reçues ; mais il se distingue du capitalisme
occidental par son hybridation spécifiquement
chinoise avec la littérocratie, qui y a introduit
des gènes antimarchands l’ayant affaibli par une
sorte de maladie auto-immune qui l’empêche de
Sur le prétendu mode de production asiatique 123

se développer dans la Chine impériale jusqu’à


dominer le régime comme dans les pays occi-
dentaux.
Le handicap de l’ancien capitalisme chinois
n’est pas, comme le croyait Max Weber, qu’il
aurait été freiné par des caractéristiques reli-
gieuses du confucianisme et du taoïsme incom-
patibles avec une éthique telle que celle des
marchands occidentaux puritains — Yu Yingshi
a montré que l’éthique des marchands chinois
confucianistes du xixe siècle ressemblait beau-
coup à l’éthique puritaine —, mais qu’il l’a été
par la pérennité de la polarisation des ambitions
sociales sur la littérocratie, qui l’a dévié de sa
ligne propre.
Reste à comprendre comment il a pu se faire
que des historiens, chinois eux-mêmes, se soient
mépris si lourdement sur leur propre Ancien
Régime en le réinterprétant à la lumière du
marxisme. Pour se l’expliquer, il faut se repor-
ter à l’époque du Mouvement du 4 mai 1919, qui
porta les meilleurs esprits d’alors à s’emparer
des idéologies occidentales pour en faire l’appli-
cation à leur propre histoire. Les deux figures
emblématiques de cette démarche sont celles de
Hu Shi (1891‑1962) et de Guo Moruo (1882‑1978),
champions en Chine celui-ci du marxisme et
celui-là de l’antimarxisme. Hu Shi a obtenu son
doctorat aux États-Unis, à l’université Columbia,
124 Ce que la Chine nous apprend sur la société

par une thèse en anglais d’histoire de la philoso-


phie chinoise, qui inscrit de façon inédite la pen-
sée des maîtres des cent écoles de pensée de la
Chine ancienne sous le qualificatif occidental de
philosophie. La version chinoise de cette thèse,
intitulée Zhongguo zhexu dagang (Les grandes
lignes de la philosophie chinoise), publiée à Shan-
ghai en 1919, marque un tournant décisif dans
la culture historique nationale en faisant appa-
raître Confucius comme une sorte de Socrate
chinois, la doctrine de Gongsun Long comme
une manière de sophistique à la chinoise, et ainsi
de suite. Ce tournant, Guo Moruo l’emprunte à
son tour, lui pour appliquer à l’évolution de la
société dans la Chine ancienne le schéma que
le matérialisme historique marxiste a dégagé de
l’histoire sociale de l’Occident. Il en tire une
publication datée de 1930 et parue également à
Shanghai, intitulée Zhongguio gudai shehui yanjiu
(Recherches sur l’ancienne société chinoise). Y brille
une conviction de néophyte, à l’emporte-pièce,
qui n’hésite pas à transposer tel quel, d’un bloc,
à la société chinoise ancienne le schéma évo-
lutif du passage de l’Occident de la commune
primitive à l’esclavage puis à la féodalité, dans
les termes de l’historiographie chinoise tradi-
tionnelle identifiés à ceux de l’historiographie
occidentale. C’était par là contrevenir à la règle
d’or de toute élaboration de théorie, que le
Sur le prétendu mode de production asiatique 125

Wenxin diaolong énonce ainsi : « Pour théoriser,


comme pour fendre le bois à la hache, il faut
avant tout savoir en prendre le fil1. » Analogue
au fil du bois (en chinois ù 理, pris ici au sens
propre, mais généralement signifiant par exten-
sion la raison des choses), le fil de la structure
sociale dans la Chine ancienne, nous l’avons vu,
est le clivage entre le travail physique paysan et
le travail de l’esprit aristocratique, nullement le
clivage propre à la société gréco-romaine entre
le travail des esclaves et le pouvoir des maîtres.
Mais la méprise passe sans choquer, car, comme
le remarque la suite du texte cité ci-dessus : « Si
la hache est bien aiguisée, elle coupe à contre-fil,
et de même un habile argumentaire réussit à
trancher contre le sens des choses : la rhétorique
est savamment convaincante, bien qu’à en regar-
der les empreintes de plus près on en recon-
naisse l’égarement. »
De fait, la hache à théoriser de Guo Moruo est
la plus aiguisée de toutes celles de son temps : il
a été le plus savant philologue-paléographe de
sa génération. Si bien qu’il a pu asseoir la pério-
disation marxiste occidentalisante de l’évolution
de l’ancienne société chinoise sur une argumen-
tation hautement convaincante. Celle-ci établit
l’existence de l’esclavage dans la ­protohistoire

1. Wenxin diaolong, chap. XVII, Lun Shuo.


126 Ce que la Chine nous apprend sur la société

chinoise en se fondant sur la découverte, par


Guo Moruo lui-même, de ­l’étymologie du mot qui
signifie peuple en chinois, le mot min, idéogra­
phiquement fabriqué en forme de pictogramme
à la figure d’un œil percé d’un trait, lue par Guo
Moruo comme représentation d’une forme d’es-
clavage particulièrement barbare, comportant
l’éborgnement des esclaves pour les empêcher
de s’enfuir. À vrai dire, ce pictogramme est en
réalité la graphie du mot mang 盲(aveugle), et
n’a pris le sens de min (peuple) que par emprunt
phonétique (sans exclure la recherche dans cet
emprunt, par des scribes aristocrates férus d’idéo­
graphie, d’une connotation ­d’aveuglement au
sens figuré de peuple paysan illettré). Il n’em-
pêche que la grande autorité scientifique de
Guo Moruo a converti en parole d’évangile la
théorisation à l’occidentale de l’évolution de
l’ancienne société chinoise, et pas seulement
pour les marxistes.
chapitre ix

Le socialo-capitalisme chinois d’aujourd’hui

À partir de la guerre de l’Opium, et surtout


à la fin du xixe siècle, la pénétration du milieu
lettré par la forme et les pratiques de la culture
occidentale a peu à peu déconfucianisé la lit-
térocratie traditionnelle et fait apparaître, à la
place de la figure du lettré, celle de l’intellectuel
tel que l’Occident l’a façonnée. La révolution
républicaine de 1911 a été pensée et réalisée
par ces intellectuels d’un type nouveau, repré-
sentés par Sun Yat-sen, successeurs des lettrés
progressistes qui, treize ans plus tôt, avaient
tenté sans succès de mettre en œuvre le même
programme dans un train de réformes dites des
Cent Jours (de juin à septembre 1898), durée
au bout de laquelle celles-ci avortèrent. L’insti-
gateur de ce réformisme avait été Kang Youwei
(1858‑1927), lettré bon teint lauréat du plus haut
des concours mandarinaux, qui voulait rénover
le confucianisme lui-même.
128 Ce que la Chine nous apprend sur la société

Ce n’est pas lui mais encore les nouveaux


intellectuels que le Mouvement du 4 mai 1919
porta au premier plan. Leurs figures de proue
étaient alors Lu Xun (1881‑1936), qui deviendra
le plus grands des auteurs chinois du xxe siècle,
pionnier de la nouvelle littérature d’idées de
langue parlée, et Hu Shi (1891‑1962), premier
des historiens nationaux à traiter de la pensée
chinoise traditionnelle sous l’angle de la phi-
losophie à l’occidentale. Leur destinée illustre
comment le Mouvement du 4 Mai a joué, dans
la démocratisation de l’écriture et la désidéolo-
gisation de la littérature, un rôle remarquable-
ment comparable à celui que, deux millénaires
et demi plus tôt, avaient joué Confucius et ses
disciples dans la privatisation de l’idéographie
et l’éclosion en cent écoles de la pensée des
maîtres (zhuzi), à l’époque difficile des Royaumes
­combattants. C’est en effet de la même façon
que, dans les soubresauts de la nouvelle Chine
républicaine de l’entre-deux-guerres, le Mou-
vement du 4 Mai entraîna dans son sillage un
foisonnement sans précédent dans la Chine
impériale de courants de pensée très divers.
Mais aussi, de même que le pluralisme des cent
écoles avait ouvert la voie à la doctrine légiste,
matrice de l’État totalitaire des Qin, de même
de la profusion des idées durant les décennies
20 et 30 du siècle dernier a émergé la forme
Le socialo-capitalisme chinois d’aujourd’hui 129

chinoise du marxisme-léninisme, qui a généré


le totalitarisme maoïste.
Ce nouveau tournant a été engagé par le ral-
liement au Mouvement du 4 Mai de deux intel-
lectuels, Chen Duxiu (1879‑1942) et Li Dazhao
(1888‑1927), qui, comme Lu Xun, étaient d’an-
ciens étudiants de l’Université japonaise, phare
du progressisme dans le monde sinisé depuis
la Rénovation Meiji. Mais eux rapportèrent du
Japon une certaine idée du marxisme, dont ils
avaient entendu parler à l’université Waseda, la
plus engagée dans la quête d’idées nouvelles à
prendre de l’Occident. Sur ces entrefaites éclata
la révolution bolchevique de 1917, apparaissant
comme le nec plus ultra de la modernité occi-
dentale. Chen Duxiu et Li Dazhao s’en firent les
propagandistes, le premier dans la revue Nouvelle
Jeunesse qu’il avait fondée en 1915 dans la conces-
sion française de Shanghai comme organe du
Mouvement du 4 Mai, le second à l’université
de Pékin, où il avait été recruté d’abord comme
bibliothécaire en 1918, avec comme adjoint un
certain Mao Zedong, puis en 1920 comme pro-
fesseur et secrétaire du doyen. C’est dans leur
mouvance que fut créé le parti communiste
chinois en 1921.
La révolution accomplie par ce parti a été bien
plus radicale que celle de 1911, mais elle ne s’en
est pas moins naturellement inscrite dans les plis
130 Ce que la Chine nous apprend sur la société

de l’histoire chinoise, dont elle n’a fait qu’inverser


le sens. Le pli de l’agrocratie s’était creusé dans
le sens de l’institution de la propriété foncière : la
révolution communiste l’a inversé en étatisation
des moyens de production. Le pli de la littéro-
cratie s’était creusé dans le sens de l’institution
d’une méritocratie intellectuelle : la révolution
communiste l’a inversé en méritocratie proléta-
rienne. Cependant, sur ces deux lignes le radica-
lisme révolutionnaire a fait long feu, et n’a pas
tardé à se mitiger de la façon suivante :
En matière de méritocratie, de même que la
sélection par Shang Yang de la valeur militaire,
jaugée radicalement au nombre de têtes coupées
au combat, l’avait cédé rapidement au retour
d’une sélection par réussite scolaire, sauf que
fut entièrement révisé le contenu de la scolarité
dans l’esprit du légisme, de même la méritocra-
tie prolétarienne pure et dure fut-elle suppléée,
puis supplantée par un élitisme choyé dans les
écoles et centres de formation du Parti, qui a
donné à la nomenklatura chinoise des traits de
famille rappelant beaucoup ceux de l’ancienne
littérocratie. Quant à l’étatisation des moyens de
production, après avoir conduit, à travers l’insti-
tution catastrophique des communes populaires,
au désastre du Grand Bond en avant, dès la mort
de Mao en 1976, immédiatement suivie de l’éradi-
cation des inconditionnels du Grand Timonier de
Le socialo-capitalisme chinois d’aujourd’hui 131

la Bande des quatre, elle a été renversée à cent


quatre-vingts degrés en une nouvelle ligne lan-
cée par le Petit Timonier Deng Xiaoping, porté
au pouvoir en 1978, dont l’alpha et l’oméga se
ramènent à une hybridation entre socialisme et
capitalisme, analogue à celle de la littérocratie
et de l’agrocratie, mais où, au lieu de l’ancien
capitalisme chinois greffé sur l’agrocratie, c’est
le capitalisme à l’occidentale qui a été marié à
un socialisme dont les cadres étaient les héritiers
de la littérocratie. Dans cette configuration, le
nouveau capitalisme venu d’Occident était bien
sûr exempt des gènes auto-immuns propres à
l’ancien capitalisme chinois, de sorte qu’au lieu
de se retourner contre lui-même par contamina-
tion du privilège de la littérocratie c’est lui qui
au contraire a contaminé la nomenklatura. D’où
vient que la corruption est devenue la maladie
endémique du socialo-capitalisme chinois, et
que les fortunes considérables des membres du
Parti les plus haut placés, fussent-elles amassées
sans malversations, contrastent de façon si cho-
quante avec la sobriété des moyens d’existence
des plus grands lettrés d’autrefois. En outre la
déconfucianisation du régime ne l’a pas ouvert
au pluralisme, mais seulement à un pragmatisme
directif qui continue de censurer strictement
toute critique. Le Parti n’admet de contrôle que
par les mécanismes dont il s’est doté lui-même
132 Ce que la Chine nous apprend sur la société

en interne. Or l’absence de véritables contre-


pouvoirs externes est plus dangereuse pour le
pays que le risque que ces contre-pouvoirs pour-
raient faire courir au régime en le déstabilisant,
à preuve le Grand Bond en avant, dans lequel un
maoïsme assuré d’être sans conteste a lancé le
pays tête baissée sans mot dire, et qui s’est soldé
par une famine de quarante millions de morts.
Le danger de déstabilisation que le pluralisme
peut faire courir est à combattre non pas par
une censure qui sclérose les forces vives intellec-
tuelles du régime lui-même, mais en déployant
largement la pluralité elle-même et en dévelop-
pant l’éducation des citoyens. Mais la voie de
la censure est bien plus facile. Le défi le plus
actuel de la direction chinoise est d’en mesurer
les mécomptes.
troisième partie

ce que la chine
nous apprend
sur l ’ existence
chapitre x

Effacement de la conscience religieuse

Le moment décisif de la formation de la


culture chinoise a été celui de l’invention
de l’idéographie, sous le règne de Wu Ding
(1250‑1192), à la charnière du renversement des
institutions tyranniques entièrement centralisées
des Shang (xvie-xie siècle) et de leur rempla-
cement par celles d’une féodalité placée sous
l’égide de la royauté des Zhou (1111‑256). Cette
invention ni n’est sortie de rien, ni n’a été sans
conséquences considérables. Elle est le fruit de
la longue maturation d’une forme de divination
spécifiquement chinoise, la scapulomancie sur
carapaces de tortues, transformée en une man-
ticologie savante qui a ensuite profondément
marqué tout le développement de la pensée.
Raffinée dans ce creuset, la pensée chinoise a été
structurée par une idéographie dont la logique
est profondément différente de celle par laquelle
l’écriture alphabétique a donné son ossature à
136 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

la pensée occidentale. En Occident l’écriture,


primitivement logographique, est un simple
succédané écrit de la langue parlée. Elle a servi
d’abord à enregistrer les grands récits mytholo-
giques circulant oralement à travers le monde
méditerranéen, de Babylone et de la Phénicie à
Juda et à la Grèce, en les travaillant par une spé-
culation qui en a tiré le judaïsme comme révé-
lation biblique de la parole divine, rethéorisée
en théologie par le rationalisme grec. Du côté
chinois, les mythes ont au contraire été balayés
par la science manticologique outillée de l’idéo­
graphie, qui leur a substitué la cosmologie du
yin et du yang et des cinq éléments.

Un mythe a cependant été conservé, moyen-


nant sa transposition en pseudo-histoire de la
divination, celui de la fondation de l’humanité
par Fuxi et Nuwa, transformé en un récit réima-
ginant le personnage de Fuxi comme ancêtre
des Zhou et inventeur de huit trigrammes divi-
natoires, matrices des hexagrammes du Yijing
et de l’idéographie qui en aurait été tirée. J’ai
exposé ailleurs comment le recours à la figure
mythique de Fuxi s’explique par la volonté des
Zhou de gommer toute trace de la filiation de
leur pratique divinatoire à celle des Yin, vis-
à-vis desquels ils professaient une exécration
sans bornes. J’ajoute ici que l’historicisation du
Effacement de la conscience religieuse 137

mythe va de pair avec la laïcisation, dans les insti-


tutions Zhou, des cultes religieux pratiqués sous
la dynastie précédente. « Les Yin honoraient
les esprits […] les Zhou honorent les rites »,
dit Confucius. Le ritualisme chinois en effet,
tel qu’il a été théorisé dans le confucianisme,
substitue, au sens religieux du cérémonial obli-
téré par le rationalisme divinatoire, un sens
social qu’exalte l’empathie collective déclen-
chée par les célébrations solennelles effectuées
en commun. Celles-ci sont savamment réglées
rituellement dans l’esprit des institutions com-
munautaires. Par exemple, dans les cérémonies
du culte des ancêtres, l’ordonnancement de
tous les membres de la lignée selon les degrés
de parenté, dans la forme d’un ordre dit zhaomu
(opposant cosmiquement la lumière zhao à droite
à l’ombre mu à gauche, degré par degré), était
conçu pour intérioriser le sens de la hiérarchie
féodalisée des membres de la famille.

Or donc, le culte était organisé dans un ordre


qui est celui des dégradés zhaomu. Par ce dis-
positif étaient distingués les pères et les fils, les
branches de collatéralité hautes et basses, les
aînées et les cadettes, les parents proches et loin-
tains, dans un ordre ne souffrant aucune confu-
sion. De cette manière, qu’il y ait une cérémonie
dans le temple ancestral et tout le monde se
138 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

trouvait placé, soit du côté zhao soit du côté mu,


dans des positions marquant sans défaut toutes
les relations interpersonnelles entre les uns et
les autres1.

Le ritualisme confucianiste a si bien effacé la


conscience religieuse sous la conscience sociale
que la langue graphique ignore le concept de
religion proprement dit. Le concept de rite y
est explicitement signifié par un syllogigramme
formé du radical du culte associé au pictogramme
d’un récipient à vin de libation, mais aucune
graphie ne représente distinctement le concept
de religion. Celui-ci est signifié en chinois
moderne par l’expression zongjiao, démarquée
de son sens classique pour être employée au
sens du concept occidental considéré par les
érudits japonais de l’époque Meiji, grands tra-
ducteurs d’ouvrages occidentaux. Le sens clas-
sique de l’expression chinoise est tributaire de
celui du mot jiao, qui veut dire en général ensei-
gner, mais prend dans l’expression l’acception
de doctrine. Sa graphie, attestée déjà dans les ins-
criptions oraculaires, est un syllogigramme com-
posé du radical de la férule et du pictogramme
de bâtonnets croisés, anciens signes représen-
tatifs de chiffres arithmétiques, au-dessus du

1. Liji, chap. 2 (jitong 祭统), op. cit., t. 7, p. 1998.


Effacement de la conscience religieuse 139

pictogramme de l’enfant. Rien n’y est spécifi-


quement religieux ; mais dans une occurrence
datant du règne de l’empereur Wu des Liang
(502‑549) le mot est employé pour désigner les
« trois enseignements » du confucianisme, du
taoïsme et du bouddhisme », mentionnés avant
« neuf courants (de pensée) », confucianiste,
taoïste, moïste, légiste, nominaliste, agriculturaliste,
stratégiste, cosmologiste et de mélange, tous repris
du chapitre bibliographique du Hanshu en lais-
sant de côté un dixième courant, celui des petits
récits (xiqoshuo). Cette occurrence, aujourd’hui
perdue, nous est indirectement rapportée dans
un recueil de notes (biji) du xiie siècle, le Yunlu
manchao 云麓漫钞 de Zhao Yanwei 赵彦卫1. Les
trois enseignements mentionnés recouvrent ce
qui est regardé depuis comme les trois religions
officielles de la Chine impériale, mais à l’époque
en les caractérisant seulement comme doctrines
sources de courants de pensée dérivés, ce que
signifie leur qualification comme zong, au sens
propre chef cultuel d’un lignage.
Deux points sont à souligner dans cette
conception chinoise de la religion réduite à son
côté doctrinal. Le premier, c’est qu’elle apparaît
seulement au vie siècle, c’est-à-dire seulement
quand le bouddhisme, venu de l’Inde où la

1. Au livre VI de ce recueil.
140 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

culture est intensément religieuse, prend toute


son expansion en Chine, en y éclipsant pour
un temps le confucianisme. La religion boud­
dhique, précédemment diffusée surtout chez les
Barbares du Nord, pénètre alors les milieux let-
trés du Sud, en y faisant revivre une conscience
proprement religieuse, non réduite au sens
des rites. Cette reviviscente dérive populaire a
touché le taoïsme, en donnant naissance à une
religion dérivée de l’ancien courant de pensée
éponyme. Ce dérivé religieux apparaît sous les
Han postérieurs, dans la secte des Cinq boisseaux
de riz (wudoumi), jumelée au bouddhisme qui
avait recouru à sa terminologie pour traduire en
chinois les concepts religieux indiens. Moyen-
nant quoi le confucianisme, en perte d’influence
à l’époque, a par contrecoup été lui aussi assi-
milé à une religion.
Le second point à souligner est que la concep-
tion chinoise laisse de côté une composante
essentielle du concept occidental de religion : la
relation (d’où vient le nom de religion dérivé de
relier) que celle-ci instaure entre les croyants et la
divinité. Par-là, la compréhension chinoise de la
pratique religieuse reste marquée par la rupture
que marque le ritualisme Zhou avec le culte divin,
et se distingue radicalement des pratiques confes-
sionnelles occidentales. Conçues comme adhésion
à un enseignement spirituel et non comme mobi-
Effacement de la conscience religieuse 141

lisation au service d’une volonté divine, les reli-


gions chinoises ont été préservées du fanatisme,
ce qui a exempté la Chine du fléau des guerres de
religion telles que celles qui ont lancé l’Europe
dans les croisades au Moyen Âge, puis qui l’ont
enflammée des violences de la Contre-Réforme
à l’orée de l’époque moderne. En revanche, la
consécration du confucianisme comme idéologie
officielle de l’État impérial a verrouillé celui-ci
dans une intolérance doctrinale qui a frappé le
bouddhisme bien avant de martyriser les mission-
naires chrétiens. Quatre proscriptions antiboud­
dhiques ont marqué l’histoire chinoise, connues
comme « trois Wu et une Zong », car elles furent
édictées la première par l’empereur (Tai)Wu des
Wei du Nord en 444, la deuxième par l’empereur
Wu des Zhou du Nord en 577, la troisième par
l’empereur Wu(zong) des Tang en 842 et la qua-
trième par l’empereur (Shi)zong des Zhou posté-
rieurs en 955. Toutes les quatre se sont traduites
par la réduction des bonzes à l’état laïc, le déman-
tèlement des temples bouddhiques et la destruc-
tion des statues de Bouddha. La plus sévère, la
troisième, s’est soldée selon l’Ancienne Histoire des
Tang par la réduction à l’état laïc de deux cent
mille cinq cents moines et nonnes réassujettis à
l’impôt de capitation, par la destruction de quatre
mille six cents monastères, et par la confiscation
de trente à quarante millions de qing (le qing de
142 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

l’époque équivalant à six hectares treize) d’excel-


lentes terres arables appartenant aux monastères,
sans parler des cent cinquante mille membres du
personnel de service masculin et féminin rendus
à l’état de sujets fiscaux.
Il est clair que la véritable motivation des édits
de proscription était que le pouvoir impérial ne
pouvait admettre que se multiplient les commu-
nautés monastiques enrichies de donations de
fidèles accumulées en vastes propriétés foncières
échappant à l’impôt. Cependant, leur justification
formelle s’argumentait de la défense de l’éthique
confucianiste, incompatible avec un idéal de vie
prônant la sortie de la famille, et minant le culte
des ancêtres par la doctrine de la réincarnation.
Cette argumentation était développée par les
représentants d’un fondamentalisme confucia-
niste, dont une figure exemplaire est celle de Han
Yu (768‑822), grand poète et grand penseur de
l’époque des Tang. Celui-ci, alors que le boud­
dhisme et le taoïsme étaient à l’apogée de leur his­
toire en Chine, les attaqua dans un pamphlet au
vitriol sur Le Dao authentique (Yuan do), et n’hésita
pas à adresser une célèbre remontrance à l’em-
pereur Xianzong, reprochant à celui-ci d’avoir
en 819 accueilli solennellement des reliques du
Bouddha1. Une audace qui lui valut une condam-

1. La remontrance est bien connue sous le nom de 諫迎佛骨表.


Effacement de la conscience religieuse 143

nation à mort, à laquelle il n’échappa de justesse


qu’au prix d’un bannissement, fort heureusement
pour lui abrégé par le décès de Xuanzong en 820.
Le successeur de celui-ci, Muzong, rappela Han
Yu à la capitale, au ministère de la Guerre. Vingt
ans plus tard la grande proscription édictée par
Wuzong devait donner une revanche posthume
au poète.
Cette intolérance idéologique relève d’une
tradition qui, si elle se perpétue aujourd’hui à
travers la mutation de la littérocratie chinoise
en nomenklatura du parti communiste et en
contrôle très strict de l’opinion, ne doit pas
être confondue avec l’intolérance religieuse
qui a sévi en Occident. En Chine, si le boud­
dhisme doctrinal, qui ne s’est pas relevé de la
sévère proscription de l’année 842, a sous les
Song recédé la prédominance au confucianisme,
en revanche les temples bouddhiques partout
reconstruits ont de nouveau accueilli une pra-
tique populaire qui a repris de plus belle. Les
croyants chinois sont si peu rigoristes qu’ils pra-
tiquent ensemble les trois religions, observant
le cérémonial confucianiste pour vénérer leurs
ancêtres et pour se marier, appelant un prêtre
taoïste pour chasser les mauvais esprits qui les
rendent malades, et priant le Bouddha de faire
que leur fils réussisse l’examen mandarinal ; ce
qu’aucune confession occidentale ne tolérerait.
chapitre xi

Le sens chinois de la transcendance

Dans toutes les cultures, la conscience pro-


fonde qui saisit l’homme des limites de sa nature
induit à spéculer sur l’au-delà de ces dernières,
faute de pouvoir trouver en deçà un sens conve-
nable à l’existence humaine, bien trop précaire
et imparfaite pour avoir en elle-même sa raison
d’être. C’est cet au-delà que la pensée occiden-
tale a conceptualisé comme transcendant, non
sans verser dans la contradiction pour autant
que la transcendance représente comme objet
de spéculation ce qui se définit comme au-
delà de la portée de la connaissance à laquelle
l’homme peut prétendre par ses facultés. La
théologie lève la contradiction en postulant que
Dieu, hypostase du transcendant, s’est lui-même
révélé à l’homme, implicitement par révélation
­naturelle et explicitement par la révélation posi-
tive biblique. La révélation naturelle résulte de ce
que la nature humaine est comprise comme créée
Le sens chinois de la transcendance 145

par Dieu à son image, et de ce fait dotée d’une


âme dont la raison possède de façon innée le
sens de la transcendance. Cette idée de l’âme
accédant naturellement à la connaissance de
l’existence du divin n’est pas attachée exclu-
sivement au judéo-christianisme. On la trouve
aussi dans la philosophie grecque, en particulier
chez Platon, qui professe que le nous (la partie
de l’âme qui raisonne, distincte des deux autres
parties, sièges de la passion et de la volonté)
peut saisir l’intelligible au-delà du sensible, et
au sommet de l’intelligible prendre en compte
le Principe absolu des choses.
Un autre concept de transcendance a été éla-
boré par la pensée chinoise, celui de l’au-delà
des formes sensibles, formulé en termes de
suprasensible (xingershang). Comme le transcen-
dant occidental, cet au-delà ne peut être connu
que par révélation ; mais la culture divinatoire
chinoise développe celle-ci en manticologie et
non en théologie. Il en résulte qu’alors que
la transcendance occidentale est marquée par
une coupure ontologique entre le monde maté-
riel « d’ici-bas » et le monde immatériel « d’en
haut », la transcendance chinoise est conçue
comme coupure entre deux niveaux d’une seule
réalité en deux aspects homogènes, le niveau
phénoménal de l’infrasensible (xingerxia) et le
niveau supraphénoménal du suprasensible (xin-
146 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

gershang), ce dernier étant le niveau des raisons


qui, sous les apparences, expliquent les phéno-
mènes, raisons que découvre la divination, et
que la spéculation manticologique a théorisées
en cosmologie du yin et du yang et des cinq élé-
ments. Elles ne sont pas rapportées à une omni-
potence divine créatrice surplombant la réalité,
mais creusées sous les apparences dans la réalité
même, et représentent donc une transcendance
dans l’immanence.
La culture chinoise s’en trouve existentielle-
ment marquée d’un sens de la vie et de la mort
tout autre que celui que cultive la tradition
occidentale, pour laquelle la dimension ontolo-
gique de la transcendance a comme corollaire
la radicalité de la rupture de la mort, qui résulte
de l’hétérogénéité absolue du corps matériel
condamné à mourir, et de l’âme immatérielle
que la mort du corps détache de l’ici-bas et ren-
voie dans le monde d’en haut. Dans la culture
chinoise, le corps et l’âme ne sont nullement
hétérogènes, et la mort est si loin d’être ressen-
tie comme radicalement opposée à la vie que les
cercueils sont marqués de la graphie de la longé-
vité, par laquelle il est souhaité au défunt longue
vie dans l’au-delà, grâce à un culte à lui rendu
par une descendance dont on espère qu’elle
ne s’éteindra jamais. L’anthropologie tradition-
nelle, théorisée à l’époque des cent écoles à la
Le sens chinois de la transcendance 147

lumière de la cosmologie divinatoire, ramène


les dix mille êtres, dont l’homme, tous tant qu’ils
sont, à des émanations en yin et yang du souffle
cosmique primordial (yuanqi). La trace la plus
ancienne que nous ayons de cette anthropolo-
gie est la réponse suivante, du célèbre ministre
Zichan, à une question sur les risques d’appari-
tion d’un revenant, rapportée dans le Zuozhuan à
la date du quatrième mois de la septième année
du mandat du duc Zhao (535 avant notre ère) :

Quand l’embryon humain commence à se for-


mer, c’est le fait de ce qu’on appelle l’âme ani-
male [po]; une fois celle-ci venue à la vie, c’est le
tour du yang, sous l’appellation d’âme psychique
[hun]; les essences des choses consommées, en
s’accumulant, fortifient l’âme animale et l’âme
psychique, qui par-là distillent leur vitalité en
lumière spirituelle. Si un homme ou une femme
meurt de mort violente, ces deux âmes peuvent
s’aider d’un succédané d’humain pour de per-
verses nuisances…

Cette explication résume le fondement de l’an-


thropologie chinoise : l’être humain se constitue
individuellement sous l’action de deux sortes
d’âmes émanant du souffle primordial, l’une
yin relevant de la Terre, l’autre yang relevant
du Ciel. La spéculation médicale a par la suite
développé cette première explication en démul-
148 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

tipliant l’âme animale en sept âmes particulières,


localisées dans les larmes, le cérumen, la morve,
la salive, le sang du cœur, le sang du poumon et
le sang de l’appareil digestif, et l’âme psychique
en trois âmes respectivement de lumière, d’éner-
gie mystique et d’énergie spermatique. Ces dix
âmes régissent ensemble toutes les fonctions
de la vie de chaque individu, physiologiques et
psychologiques. Durant la vie d’avant comme
d’après la mort, elles tirent leur subsistance de
la quintessence de ce dont le corps se nourrit. À
la mort, elles se séparent et retournent, les âmes
animales yin à la Terre, les âmes psychiques yang
au Ciel. Mais en cas de mort violente, la rupture
du destin, brusquée, se fait mal, et les âmes résis-
tant à se séparer s’accrochent à des succédanés
fantomatiques de corps en cherchant vengeance.
Quant au culte des ancêtres, il entretient par
les offrandes la longévité post mortem des âmes
célestes des défunts, qui perdurent tant que des
descendants continuent de les nourrir.
Ce bref aperçu d’un champ de représentations
considérablement plus riche suffit à montrer
comment, sous le rapport des conceptions de la
mort et de l’âme et du corps, le suprasensible
chinois est entièrement immanent au cosmos.
Cette conceptualisation de la transcendance
dans l’immanence a non seulement fait fusion-
ner la religion et la médecine dans un taoïsme
Le sens chinois de la transcendance 149

religieux procurant médicalement l’immortalité,


mais aussi entraîné dans l’idéologie confucia-
niste la cosmologisation de la loi morale. Ce qui
est illustré entre autres par le texte de l’un des
manuscrits sur soie exhumés à Mawangdui en
1973, identifié comme traité des cinq éléments,
émanant de la doctrine de Mencius et de son
maître Zi Si, petit-fils de Confucius. Ce traité rap-
porte les quatre vertus cardinales de l’éthique
confucianiste que sont l’humanité, la justice, le
sens des rites et la sagesse, augmentés de la sainteté
qui les couronne, aux cinq éléments cosmiques.
La règle d’or de la morale de Mencius, « nourrir
en soi le souffle de la grandeur d’âme » (yang haoran
zhi qi), doit dans ces conditions se comprendre
comme prescrivant de se nourrir des principes
vitaux constitutifs du cosmos non seulement
pour sustenter le corps, mais tout autant pour
fortifier le sens moral.
Observons cependant que cette cosmologisa-
tion de la morale, dont la marque se retrouve
non seulement dans le confucianisme Han de
Dong Zhongshu mais jusque dans le néoconfu-
cianisme de Zhu Xi, est le fait moins de Confu-
cius lui-même que de ses deux épigones les plus
audacieux dans la spéculation, Zi Si et Mencius.
Confucius personnellement n’était pas enclin à
spéculer de cette manière : « Il discourait rare-
ment d’intérêt, de destin et d’humanité », rap-
150 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

porte le Lunyu (9‑1), ce qui a dérouté beaucoup


de commentateurs. Il est pourtant bien compré-
hensible qu’un réformateur soucieux surtout de
pratique politique soit peu porté à la spécula-
tion. On peut être assuré que Confucius tirait ses
leçons principalement du Chunqiu, recueil d’an-
nales politiques. C’est sur celles-ci qu’il atten-
dait le jugement de la postérité, rapporte Sima
Qian. La substance doit en être cherchée dans
ce qui en a été recueilli plus ou moins direc-
tement dans les trois commentaires canoniques
du recueil. Quant à la spéculation doctrinale,
proche de celle que l’Occident a développée
spécifiquement en philosophie, si elle a existé
dans la tradition chinoise sans en avoir le nom,
c’est surtout dans celle des cent écoles qui a été
qualifiée de taoïste, à ne pas confondre avec la
religion qui en a dérivé sous les Han.
chapitre xii

La transcendance comme au-delà


du langage dans la pensée taoïste

Le texte fondateur de la pensée taoïste est le


Canon de la Voie et de la Vertu, attribué à un cer-
tain Lao Dan (Vieux Dan), dont on ne sait rien,
mais qui a été mythifié sous l’appellation de
Laozi (Vieux Maître). Ce texte, dont l’influence
a été considérable en Chine et hors de Chine,
est l’un des premiers exemples d’écrit d’auteur
dont la composition a été déclenchée par l’ap-
propriation personnelle de la langue g ­ raphique
qu’a introduite Confucius. Une version manuscrite
sur bambou en a été découverte en 1993 dans
une tombe du ive siècle avant notre ère, située à
Guodian, sur les lieux où se trouvait à l’époque
la capitale du royaume de Chu. Une autre ver-
sion un peu plus tardive, manuscrite sur soie,
avait été découverte en 1972 dans la fameuse
tombe de Mawangdui, richement garnie, qui
date de l’époque des Han antérieurs. Le texte
traditionnel, de quelque cinq mille caractères (le
152 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

nombre cinq mille est symbolique), est composé


de stances de huit à dix phrases de six à dix
caractères chacune, le plus souvent parallèles et
rimées, groupées en deux parties, la première
de trente-sept stances consacrées à la Voie et la
seconde de quarante-quatre stances consacrées à
la Vertu. Par rapport à ce texte classique, les ver-
sions manuscrites anciennes retrouvées archéo-
logiquement ne comportent que de légères
variantes textuelles, mais l’ordre des deux par-
ties est inversé dans celle de Guodian. En sub­
stance, il s’agit d’aphorismes formulés sans doute
non pas par un seul mais par un collectif de pen-
seurs partageant le même point de vue critique
sur la doctrine de Confucius. Ces tout premiers
taoïstes ont fait circuler leur écrit en lui donnant
pour auteur, sous le nom de Laozi, un maître
imaginaire l’emportant par l’âge sur Confucius,
et auquel celui-ci aurait demandé des leçons ; ce
qui a sans doute été pris pour argent comptant
par le défunt enterré dans la tombe de Guodian,
où le manuscrit donné comme de Laozi voisine
avec deux autres textes tous deux confucéens.
Les concepts de voie et de vertu, au sens chinois
de Dao et De, sont d’ailleurs originellement l’un
et l’autre confucianistes ; le pseudo-Laozi les a
simplement recadrés dans sa propre doctrine,
sans souligner cette appropriation, car « ne pas
se mettre en vue, c’est ainsi qu’on brille, et ne
La transcendance comme au-delà du langage 153

pas s’affirmer, c’est ainsi qu’on resplendit »


(stance n° 22).
Les voies confucéenne et taoïste n’en sont
pas moins très divergentes. Celle du confucia-
nisme est la voie des rites, formes sophistiquées
calquées sur les lois de la nature cosmique de
façon à y ajuster le fonctionnement de la société
pour le rendre aussi bien réglé que celui des
quatre saisons. Celle du taoïsme est de se pas-
ser de tout artifice institutionnel pour fusionner
directement avec la nature, sans médiation. Dans
le confucianisme, le véhicule de la médiation
des rites est la langue graphique, le wenyan, tiré
des graphismes divinatoires et à travers lequel le
patrimoine scripturaire des Zhou a été distillé
en cinq canons (wujing). Aussi est-ce en commen-
çant par proclamer le discrédit du langage que
se présente le nouveau canon qu’est le Daode-
jing, dès sa première ligne que voici : « Le Dao
qui se formule n’est pas le Dao immuable. » En
d’autres termes, le Dao est indicible, et ce qui
le théorise, à savoir le ritualisme confucianiste,
le dénature.
Mais alors ne faut-il pas écarter tout dis-
cours sur le Dao ? Comment se justifie le canon
taoïste ? En ceci qu’au lieu de théoriser le Dao
il ne fait qu’en déconstruire les théorisations.
Le discours du Daodejing est essentiellement
déconstructif. Sous l’emblème de Laozi chevau-
154 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

chant un buffle à l’envers, il renverse systéma-


tiquement le discours du sens commun sur les
choses. « Les noms nommables ne sont pas le
nom immuable, c’est dans l’innommé que com-
mence le sens du cosmique. Avoir un nom n’est
que de la matrice des dix mille êtres » (dans la
multiplicité desquels se dévalue l’Unité primor-
diale) (stance n° 1).
Soit par exemple la positivité que le sens com-
mun confère à la solidité, le taoïsme la renverse
en positivant au contraire le vide, à partir de
ce qui permet aux roues du char de tourner et
au char d’avancer, qui n’est pas la solidité des
rayons de la roue assurant la solidarité de la jante
et du moyeu, mais le vide circulaire entourant le
moyeu qui permet à la roue de tourner (stance
n° 11). De même, ce qui fait l’utilité du pot
n’est pas la solidité de sa panse de terre cuite
mais le vide du contenant, qui procure l’espace
qu’il faut pour stocker un contenu (ibid.). De
ce renversement se déduisent des principes de
conduite paradoxaux : faire des détours pour
arriver à ses fins, se courber pour marcher droit,
se démunir pour être comblé, user les choses
pour les rénover, partir du manque pour obte-
nir le plein (stance 22). Et surtout, ne pas agir
(wuwei), pour mieux réussir en laissant les
choses agir d’elles-mêmes. Le non-agir aussi est
un concept originellement confucéen, illustré
La transcendance comme au-delà du langage 155

par l’image de l’empereur Yao gouvernant le


monde seulement par l’exemple de sa vertu,
comme l’étoile Polaire qui ne bouge pas crée
par sa brillance une gravitation qui fait tourner
autour d’elle toutes les autres étoiles. Mais le
confucianisme entend le non-agir moralement,
et le taoïsme cosmologiquement, regardant la
morale comme un pis-aller pour suppléer à la
perte de la spontanéité naturelle. La stance n° 18
le proclame : « C’est de l’oblitération du grand
Dao qu’a résulté qu’il y ait les vertus d’huma-
nité et de justice », tandis que la stance n° 37
ajoute que « le Dao est immuablement non-agir
et nulle part sans action ; si la royauté féodale y
conformait sa gouvernance (au lieu de gouver-
ner par les rites), les dix mille êtres se transfor-
meraient d’eux-mêmes ».
Le canon taoïste de la déconstruction s’achève
par l’apologie d’une décivilisation utopique :
retour à de petits pays de peu de monde, armés
d’armes qui ne servent pas car nul ne pense à
faire la guerre, équipés de chars et de bateaux
inutiles car personne n’a envie de quitter la
familiarité de villages si proches entre eux que
les aboiements des chiens et les cris des coqs
s’entendent de l’un à l’autre. Le comble de
l’utopie est « le retour à l’usage des quipus », les
cordelettes auxquelles sont faits des nœuds pour
exprimer des nombres, antérieurement à leur
156 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

­ otation par écrit (stance n° 80). En reje-


n
tant ainsi l’écriture, le taoïsme prend l’exact
contre-pied de la civilisation à la chinoise, que
l’idéographie appelle wenhua, littéralement idéo­
graphisation : passage de l’ignorance de l’écri-
ture à la pratique de l’idéographie.
Le Zhuangzi approfondit cette doctrine du
Daodejing à partir d’une analyse sémiologique
du langage, qui, au début du chapitre XXVII,
classe les discours en trois catégories :
les discours décalés (yuyan 寓言) (dont ce cha-
pitre est éponyme),
les discours sérieux (zhnonyan 重言),
les discours à la coupe (zhiyan 𠨗言).
Les discours à la coupe sont des discours qui
s’échangent entre interlocuteurs comme dans
les banquets se remplissent et se vident les
coupes échangées entre convives ; ce sont les
discours ordinaires, qui émaillent la vie quoti-
dienne sans arrêt et sans qu’on y pense. Les dis-
cours sérieux, littéralement « discours lourds »,
sont les discours mémorables des anciens que la
postérité conserve par écrit. Quant aux discours
décalés, littéralement les « discours logés » (dont
la formulation est « logée » hors du registre de
leur signification, autrement dit les discours
métaphoriques), ce sont ceux du langage allégo-
rique dont se sert Zhuangzi pour représenter
indirectement l’indicible. Par exemple, le dis-
La transcendance comme au-delà du langage 157

cours qui commence le premier chapitre de ses


écrits intitulé Vagabondages à loisir (Yaoyou 遥游)
et traite de la liberté transcendantale de l’esprit
fusionnant avec le Tao, est une allégorie figu-
rant cette liberté par le vol de l’immense oiseau
Peng, en qui s’est métamorphosé l’immense
poisson Kun, et que le vent porte d’un bout
à l’autre du monde. Notons que cette allégo-
rie n’est pas formée de métaphores ordinaires,
mais, à l’exemple de l’oiseau Peng et du poisson
Kun, de métaphores singulières.
La distinction du discours à la coupe et du dis-
cours sérieux recouvre exactement celle du lan-
gage de la communication et du langage de la
spéculation, remarquablement reconnue sous
une formulation d’époque. Quant au langage
décalé de l’allégorie surréaliste, c’est le langage
mystique, que Zhuangzi invente au-dessus du
langage spéculatif. Le texte ne donne à celui-ci
qu’une fiabilité de soixante-dix pour cent, pour
la raison que même une autorité reconnue
peut se tromper. En revanche le langage mys-
tique est reconnu fiable à quatre-vingt-dix pour
cent, pour la raison qu’il est allégorique et que
— surprenante explication — cela lui confère
une valeur supérieure à celle de la spéculation
directe, de même que l’éloge d’un fils est plus
fiable de la bouche d’un étranger que de celle
de son propre père. Cette analogie insolite ne
158 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

se comprend que dans le contexte de l’idéogra-


phie chinoise, qui apparente graphiquement le
mot lun 论, disserter, au mot lun 伦, relation de
parenté.
Remarquons encore que les allégories du
Zhuangzi n’ont rien à voir avec la mythologie.
La mythologie produit des explications, imagi-
nées de façon aberrante par manque de savoir
à l’aube de la connaissance ; ce que produit
l’allégorie ce sont ne pas des explications mais
des significations, que l’originalité du Zhuangzi
est de construire en recourant à des signifiants
métaphoriques (logés à l’extérieur de ce qu’ils
signifient) pour tourner l’impossibilité de
conceptualiser directement ce qui est au-delà du
langage. Cette voie dépasse celle du Daodejing,
pas encore entièrement émancipée de la pensée
mythologique, ainsi qu’en témoigne, à la stance
n° 6, cette vision de la genèse du cosmos :
« L’esprit de la vallée est immortel, on l’ap-
pelle la femelle mystérieuse, celle dont l’orifice
est celui hors duquel ont poussé le Ciel et la
Terre. »
D’autre part, le recours à l’allégorie éloigne
aussi le Zhuangzi de l’attachement du confucia-
nisme au wen, révéré comme divinatoire :
« La nasse ne sert que pour le poisson, quand
le poisson est pris, on oublie la nasse ; le collet
ne sert que pour le lièvre, quand le lièvre est
La transcendance comme au-delà du langage 159

pris, on oublie le collet. Le langage ne sert que


pour la signification : quand la signification est
saisie, on oublie le langage1. »
Qu’il s’agisse bien ici du langage allégorique et
non pas du langage ordinaire résulte implicite-
ment a contrario de l’exclamation qui suit, sans
doute interpolée ultérieurement par stupide
méprise du discours ordinaire à la place du dis-
cours allégorique :

Comment pourrais-je dialoguer avec les gens


s’ils oublient le langage ?

Aux origines de la spéculation occidentale,


l’allégorie sert aussi à Platon à exprimer l’indi-
cible. Ce qu’on appelle à tort le « mythe » de la
caverne est une allégorie de la transcendance
des idées par rapport aux représentations que
s’en font les hommes, et qui n’en sont que les
ombres visibles sur la paroi de cette caverne
qu’est le monde phénoménal. Il se trouve que
Zhuangzi se sert lui aussi de la métaphore de
l’ombre pour exprimer allégoriquement la trans-
cendance de l’être suprasensible des choses
au-delà de l’apparence infrasensible des phéno-
mènes, mais dans un tout autre esprit :

1. Zhuangzi, chap. 26. Zhuangzi jushi 庄子集释, Zhonghua Shuju, Pékin


1961, t. IV, p. 944.
160 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

L’ombre portée posa cette question à l’ombre


propre : un moment vous marchez, puis vous
vous arrêtez, un moment vous êtes assise, et vous
êtes debout, pourquoi ces agissements sans rai-
son particulière ? L’ombre propre répondit : Ne
suis-je pas à la merci de ce dont je suis l’ombre,
et qui lui-même est à la merci de ce qui le fait
comme il est ? Je suis à lui comme la peau au
serpent, comme la chrysalide à la cigale ; com-
ment saurais-je s’il est possible de bouger autre-
ment1 ?

L’ombre portée, qui colle entièrement à


l’ombre propre, est l’allégorie des phénomènes
qui, selon la logique chinoise de la corrélativité,
sont entraînés par résonance (ganying 感应) à
se mouvoir tous en écho les uns des autres. La
raison profonde de l’ensemble de ces mouve-
ments est d’ordre suprasensible, relevant du yin
et du yang et des wuxing (les cinq éléments-agents),
qu’allégoriquement l’ombre propre ignore, tout
en étant consciente d’en être l’épiphénomène.
L’allégorie taoïste, comme l’allégorie platoni-
cienne, est un détour pour signifier ce que la
transcendance a d’indicible. Mais tandis que
dans le platonisme la transcendance est celle

1. Zhuangzi, op. cit., t. I, p. 110‑111. Une variante du même texte est


reprise au chap. XXVII, t. IV, p. 960.
La transcendance comme au-delà du langage 161

d’un autre monde, hors de la caverne, dans le


taoïsme la transcendance est dans l’immanence,
comme le serpent est dans sa peau et la cigale
dans sa chrysalide.
De même que le platonisme a conduit fina-
lement à la critique transcendantale kantienne,
de même le taoïsme de Zhuangzi a conduit à
une aporétique transcendantale développée
dans les gong’an (kôan en japonais) du boud­
dhisme chan (zen en japonais). Au sens propre,
les gong’an sont des cas de jurisprudence sur
lesquels peuvent se fonder les règlements de
causes judiciaires difficiles. Au sens figuré, ce
sont des réponses métaphoriques plus ou moins
paradoxales données par de grands maîtres du
chan à des questions touchant des points de
doctrine difficiles à comprendre. Ces réponses
sont toujours tournées d’une façon énigma-
tique qui leur confère la nature d’apories, et
le plus souvent formulées en termes provoca-
teurs, caractéristiques du chan, visant à stimuler
la conscience à se détacher du sens commun
pour se laisser pénétrer par l’illumination de la
vérité transcendante (wu 悟, satori en japonais).
En voici un exemple, tiré des gong’an recueillis
de la bouche du maître Wenyan 文檐, fondateur
du monastère chan de la montagne de la Porte
des Nuages (Yunmen) :
162 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

Question : Qu’est-ce qu’un Bouddha ? Réponse :


Un bâton torche-cul 1.

Ce que cette réponse paradoxale et volon-


tairement très choquante cherche à faire com-
prendre, c’est que dans l’absolu toutes les
différences entre les êtres disparaissent, même
celles qui sont infinies, comme celle qui rend la
bouddhéité incommensurable à l’ordure. Il faut
y voir une radicalisation au niveau du suprasen-
sible (xingershang) du Qiwulun du Zhuangzi, qui
théorise l’indifférenciation des choses au niveau de
l’infrasensible (xingerxia). Le bouddhisme appro-
fondit la théorie ontologiquement, abolissant
toute différence entre l’être et le non-être, ce
que l’École chan figure dans un discours mys-
tique repris de celui du Zhuangzi, qui recourt à
un surréalisme avant la lettre pour renverser la
sémantique commune.
Un modèle anticipé d’aporie du genre des
gong’an figure dans le Zhuangzi, en conclusion
précisément du Qiwulun (le deuxième chapitre
du recueil), la célèbre allégorie du rêve du papil-
lon que voici :

1. Rapporté dans le Wumenguan (volume 48 du Daizôkyô), cas n° 21


(大正藏 第四十八册, 無門關, 第二十一則) : « 雲門因僧問 : “如何是
佛 ?” 門雲 : “幹屎橛。 ” » Traduit par Catherine Despeux (Wumen Huikai,
La Passe sans porte, Éditions Points, Paris 2014, p. 124), avec une excellente
introduction au bouddhisme chan (zen).
La transcendance comme au-delà du langage 163

Jadis Zhuang Zhou [alias Zhuangzi] rêva qu’il


était un papillon, papillonnant gaiement tout
à son aise sans savoir qu’il était Zhuang Zhou.
Brusquement réveillé, il reprit conscience de soi
comme Zhuang Zhou. Qui sait si c’est Zhuan
Zhou qui a rêvé qu’il était papillon, ou si c’est
un papillon rêvant qu’il est Zhuang Zhou1 ?

L’allégorie représente l’indicible indifféren-


ciation ontologique qui, selon la doctrine,
efface l’opposition de l’être au non-être, par
l’aporie de la réversibilité de l’illusion du rêve
dans le réel et l’illusion du réel dans le rêve.
Ce gong’an avant la lettre est à méditer en exer-
cice mental propre à casser les attaches de la
conscience au sens commun pour l’élever à
la fusion avec le Tao. Plus tard, la coagulation
de la pensée taoïste en religion a matérialisé
la délivrance spirituelle grâce au discours mys-
tique du Zhuangzi en guérison médicale de la
mort grâce à la drogue d’immortalité fabriquée
par alchimie. Le bouddhisme zen a restauré la
spiritualité de la délivrance dans le satori. Il est
piquant de retrouver, parallèlement à la vieille
dénaturation alchimique de la mystique taoïste,
une moderne dénaturation psychanalytique qui,
sur un autre plan, la fausse tout autant. Celle-ci

1. Zhuangzi, op. cit., t. I, p. 112.


164 Ce que la Chine nous apprend sur l’existence

est due à Lacan, féru de chinois et qu’a frappé


ce passage du Zhuangzi, mais qui, prenant l’al-
légorie au pied de la lettre, en a échafaudé
une analyse néofreudienne comme si Zhuangzi
s’était effectivement rêvé en papillon1. Que ne
connaissait-il aussi Le Traité de la grande Vertu de
la Sagesse (Mahāprajñāpāramitāśāstra), qui met en
garde contre la méprise de « l’idiot qui regarde
le doigt du sage quand le sage montre la lune2 ».

1. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (S XII, 1964),


Seuil, Paris, 1973, p. 39, et La logique du fantasme (Séminaire XIV), Staferla,
25/01/1967, p. 78.
2. 大智度論 卷九 : « 語以得義, 義非語也。如人以指指月, 以示
惑者。» Je dois, cette précieuse référence à l’érudition de mon ami Chen
Lichuan 陈立川, que je remercie beaucoup d’avoir retrouvé pour moi l’ori-
gine oubliée d’un proverbe bien connu.
conclusion
Aujourd’hui, l’hétérotopie chinoise, dissoute
dans la mondialisation, n’est plus qu’historique.
Mais elle se prolonge dans le surprenant socialo-
capitalisme chinois, parfaitement improbable
pour le monde occidental qui au contraire s’est
cassé en deux sur le retournement du capita-
lisme en collectivisme planificateur. En Chine, le
mariage des deux idéologies n’a été possible que
parce qu’il s’est inscrit dans l’empreinte de celui
de la littérocratie et de l’agrocratie, exempt de
contradiction en l’absence d’aucun souffle de
libéralisme susceptible de rendre l’une incom-
patible avec l’autre. Ce n’est assurément pas
d’un tel mariage illibéral que l’Occident pour-
rait avoir des leçons à prendre de la Chine.
Plus digne d’intérêt pourrait être la doctrine
chinoise de « l’unité de l’Homme et du Ciel » :
dans l’imminence d’un désastre environnemen-
tal planétaire, cette doctrine de la conjugaison
168 Conclusion

du civilisationnel au naturel n’apporterait-elle


pas l’indispensable correctif à l’excès d’anthro-
pocentrisme de la doctrine biblique de l’homme
fait par Dieu maître de la création, confortée
par la philosophie grecque de l’Homme mesure
de toutes choses ? Malheureusement, c’est à
l’inverse la Chine qui a été contaminée par la
frénésie industrielle occidentale destructrice
du milieu naturel, au point d’oublier sa propre
tradition de respect de la nature. Tradition qui
d’ailleurs, fondée sur la cosmologie aberrante du
Canon des mutations, s’était déjà montrée aveugle
aux dévastations antiécologiques d’avant l’in-
dustrialisation, à la déforestation à tout va, avait
déstabilisé le lit du fleuve Jaune et multiplié les
inondations à répétition de provinces entières.
Reste le point fort de l’hétérotopie chinoise :
l’idéographie. Celle-ci non seulement a profon-
dément influencé la spéculation appuyée sur
elle dans tous les domaines de la connaissance,
mais fait elle-même l’objet d’une remarquable
séméiologie, développée en Chine sous le nom
de petite étude (xiaoxue). À travers cette appel-
lation plutôt dépréciative, appliquée d’abord à
l’étude des caractères d’écriture du premier cycle
de l’enseignement dispensé aux jeunes gens de
l’aristocratie, la séméiologie de l’idéographie a
dominé la philologie chinoise. Pour le chinois,
langue non flexionnelle sans morphologie des
Conclusion 169

mots, la grammatique des caractères a pris la


place de la grammaire des formes de flexion
dans les langues indo-européennes. Par-là, la
pensée chinoise a très tôt pris conscience du
pouvoir social attaché au langage, que les radi-
caux graphiques trahissent bien plus significati-
vement que de simples flexions. À son disciple
Zilu qui lui demandait par quoi il commencerait
s’il avait à gouverner, Confucius répondit : « par
la rectification des noms » (zhenghua) (Lunyu,
XIII-3). C’est en effet ce que le Maître a mis
en œuvre dans la réécriture des archives de la
royauté Zhou en cinq canons, dont la prégnance
sémantique a été renforcée par le choix des mots
graphiques les plus concis pour la plus grande signi-
fication (weiyandayi).
L’écriture inclusive prônée aujourd’hui par
les néoféministes procède implicitement de la
même doctrine, que Roland Barthes a été le pre-
mier à réactualiser en dénonçant le fascisme de
la langue. Barthes opposait à ce pouvoir l’insou-
mission de l’écriture littéraire. C’était aller bien
moins loin que la critique taoïste qui, dans le
Zhuangzi puis dans le bouddhisme zen, s’attaque
aux tromperies ontologiques du langage. Mais
sans doute cette radicalité-ci tombe-t‑elle hors
champ de la spéculation occidentale, articulée
en écriture alphabétique et révérant la parole au
point de l’hypostasier en verbe divin.
1

1. point

2. trait transverse

3. trait longitudinal

4. crochet

5. trait enfoncé

6. trait fouetté

7. trait en coup de bec

8. trait descendant appuyé

2
19. Graphèmes standards de l’idéographie chinoise étalonnés sur la graphie yong 永 (éternel).

20. Structure du lexique


de l’idéographie chinoise…
Ligne du haut (R) : exposition de
radicaux commandant chacun une
lignée de mots graphiques.
Colonne de gauche (Ph) : exposition de
1 Traitsphonétiques
de pinceauxcommandant
normés chacune une
de la calligraphie
branche de chinoise.
mots graphiques.
À chaque croisement d’une lignée
⋯ verticale
2 Graphie 永 (éternel)
et d’un
de Yong branche horizontale,
la combinaison
prise pour paradigme. d’un radical et d’une
phonétique, si elle est cohérente
voguer sémantico-phonétiquement, forme
un mot graphique ; à défaut de cette
3

3 Détail d’un relief sur pierre tombale


de l’époque des Han (300-200 avant
notre ère), Galerie nationale, Prague.
Photo © Collection Dagli Orti / Galerie nationale
Prague / Werner Forman Archive / Aurimages.
4

4 Li Zhao Dao (vers 675-750), Voyage de l’empereur


Ming-Huang à Shu (Sichuan), dynastie Tang,
vers 720-740, rouleau à l’encre noire
et couleur sur soie, musée national du Palais,
Taipei, Taiwan. Photo © CC.BY.SA 3.0.
5

5 Ma Yuan (1160-1225), Marcher sur un chemin


de montagne au printemps, feuille d’album,
dynastie Song du Sud, encre et couleurs
légères sur soie, musée national du Palais,
Taipei, Taiwan. Photo © CC.BY.SA 3.0.
6

6 Wang Wei (699-761), Cascade, vers 618-907,


dynastie Tang, encre et lavis sur soie,
temple de Chishaku-in, Kyoto, Japon.
Photo © Alamy / Photo12.
7

7 Li Xiarong (1951), Pivoines, peinture,


eau et encre d’aujourd’hui, 2019,
collection particulière. Photo de l’auteur.
8

8 Dong Qichang (1555-1636), Paysage d’arbres


et de rochers, avec une chaumière blottie près
d’un torrent, 1602, dynastie Ming, encre
de Chine sur papier, musée national du Palais,
Taipei, Taiwan. Photo © National Palace Museum,
Taipei, Taiwan, Dist. RMN-GP / image NPM.
Introduction 9

première partie

ce que la chine nous apprend


sur le langage
  I. Les deux fonctions du langage 15
II. Logique occidentale et grammatique chinoise 31
III. Le langage de l’art comme antilangage 44

deuxième partie

ce que la chine nous apprend


sur la société
IV. Les rapports de production selon les rites 55
V. La marchandisation de la production sociale
et la dépréciation des rites à l’époque des
Printemps et Automnes (722‑481) 68
172 Table

   VI. De la dissidence proritualiste de Confucius à


l’antiritualisme légiste 78
VII. 
Formation d’une propriété foncière sur
laquelle s’est développée une agrocratie et
d’une propriété des titres mandarinaux sur
laquelle s’est développée une littérocratie 89
VIII. Regard depuis la Chine sur le prétendu
mode de production asiatique et sur la tri-
fonctionnalité indo-européenne 111
  IX. Le socialo-capitalisme chinois d’aujourd’hui 127

troisième partie

ce que la chine nous apprend


sur l ’ existence
   X. Effacement de la conscience religieuse 135
  XI. Le sens chinois de la transcendance 144
XII. La transcendance comme au-delà du langage
dans la pensée taoïste 151

conclusion 165
DU MÊME AUTEUR

LE NOUVEAU MONDE SINISÉ, Paris, PUF, 1986


CONFUCIANISME ET SOCIÉTÉS ASIATIQUES, Yuzô Mizoguchi
et Léon Vandermeersch (dir.), Paris, Éditions L’Harmattan – Sophia
University (Tokyo), 1991
ÉTUDES SINOLOGIQUES, Paris, PUF, 1994
SAGESSES CHINOISES, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », avec
Jean de Miribel, 1997
LES DEUX RAISONS DE LA PENSÉE CHINOISE, DIVINA-
TION ET IDÉOGRAPHIE, Gallimard, 2013
LÉON VANDERMEERSCH

Ce que la Chine
nous apprend
Sur le langage, la société, l’existence

Ce court texte condense une vie de recherches du grand


sinologue français. Il répond à l’éternelle question de savoir
si la Chine représente un « ailleurs » inaccessible à notre
compréhension d’Occidentaux (c’est ce que Foucault appelait
une « hétéro-topie ») ou s’il y a une manière de la comprendre
qui la ramène à notre humanité commune.
Vandermeersch attaque le problème de trois côtés : d’abord
par ses théories sur le langage, qui, en Chine, dériverait des
pratiques divinatoires, entraînant une séparation complète
entre le langage écrit et le langage parlé, à la différence du
langage occidental, indo-européen, qui fonde la logique aris-
totélicienne. C’est ce que l’auteur a développé dans Les deux
raisons de la pensée chinoise en 2013 (« Bibliothèque des
sciences humaines »).
L’auteur passe ensuite à l’organisation sociale, son apport
le plus personnel, fondée sur un ritualisme qui a été renversé
par des formes chinoises de modes de production très diffé-
rentes de celles qu’a connues l’Occident.
Il complète son approche par l’analyse de ce qui, en Chine,
s’est substitué à la religion, l’absence d’une coupure entre le
monde humain et la transcendance divine. Au contraire, la
Chine a trouvé un accord complémentaire avec le cosmos,
que le confucianisme a théorisé et confirmé.

Léon Vandermeersch, directeur d’études à l’École pratique


des Hautes Études, est spécialiste du confucianisme. Il est
en particulier l’auteur du Nouveau monde sinisé (PUF, 1986)
et des Études sinologiques (PUF, 1994).
Ce que la Chine
nous apprend
Sur le langage, la société, l’existence

par

LÉON VANDERMEERSCH

Ce que la Chine
nous apprend
Léon Vandermeersch

Cette édition électronique du livre


Ce que la Chine nous apprend de Léon Vandermeersch
a été réalisée le 26 février 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072828423 - Numéro d’édition : 343929).
Code Sodis : U22151 - ISBN : 9782072828454.
Numéro d’édition : 343932.

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