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L'humanité primitive n'a pas été détournée du langage par la pression des soucis
constants de survie ; le temps de la ré exion et du développement linguistique
était disponible, mais cette voie a apparemment été refusée pendant plusieurs
milliers d'années. La victoire dé nitive de l'agriculture, pierre angulaire de la
civilisation, n'a pas non plus eu lieu (sous la forme de la révolution néolithique) en
raison de pénuries alimentaires ou de pressions démographiques. En fait, comme
l'a conclu Lewis Binford, "la question à poser n'est pas de savoir pourquoi
l'agriculture et les techniques de stockage des aliments n'ont pas été développées
partout, mais pourquoi elles ont été développées tout court."
La mythologie, qui, comme le notait Cassirer, "est dès son origine une religion
potentielle", peut être comprise comme une fonction du langage, soumise à ses
exigences comme tout produit idéologique. Le linguiste du XIXe siècle Muller a
décrit la mythologie comme une " maladie du langage " dans ce sens précis ; le
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langage déforme la pensée par son incapacité à décrire directement les
choses. " La mythologie est inévitable, elle est naturelle, elle est une nécessité
inhérente au langage... (Elle est) l'ombre noire qui jette sur la pensée, et qui ne
pourra jamais disparaître tant que le langage ne sera pas entièrement à la mesure
de la pensée, ce qu'il ne fera jamais. "
Il n'est donc pas étonnant que le vieux rêve d'une lingua Adamica, une "vraie"
langue composée non pas de signes conventionnels mais exprimant le sens direct
et non médiatisé des choses, ait fait partie intégrante de la nostalgie de l'humanité
pour un état primitif perdu. Comme on l'a vu plus haut, la tour de Babel est l'une
des signi cations durables de cette aspiration à une véritable communion avec les
autres et avec la nature. Dans cet état premier (mais qui perdure), la nature et la
société formaient un tout cohérent, interconnecté par les liens les plus étroits. Le
passage de la participation à la totalité de la nature à la religion impliquait un
détachement des forces et des êtres dans des existences extérieures, inversées.
Cette séparation a pris la forme de divinités, et le praticien religieux, le chaman, en
a été le premier spécialiste.
La préhistoire est une préécriture ; l'écriture, sous une forme ou une autre, est le
signal du début de la civilisation. "On a l'impression, écrit Freud dans L'avenir
d'une illusion, que la civilisation est quelque chose qui a été imposé à une
majorité résistante par une minorité qui a compris comment obtenir la
possession des moyens de pouvoir et de coercition." Si la question du temps
et de la langue peut sembler problématique, l'écriture en tant que stade du
langage fait son apparition en contribuant à l'assujettissement de manière assez
nue. Freud aurait pu légitimement désigner le langage écrit comme le levier par
lequel la civilisation s'est imposée et consolidée.
Vers 10 000 avant J.-C., la division extensive du travail avait produit le type de
contrôle social que re ètent les villes et les temples. Les premiers écrits sont des
registres de taxes, de lois, de conditions de servitude du travail. Cette domination
objectivée trouve donc son origine dans les besoins pratiques de l'économie
politique. L'utilisation accrue des lettres et des tablettes a rapidement permis aux
responsables d'atteindre de nouveaux sommets de pouvoir et de conquête,
comme l'illustre la nouvelle forme de gouvernement commandée par Hammurabi
de Babylone. Comme le dit Lévi-Strauss, l'écriture "semble favoriser
l'exploitation de l'humanité plutôt que de l'éclairer... L'écriture, lors de sa
première apparition parmi nous, s'était alliée au mensonge".
Les poètes symbolistes, et beaucoup de ceux que l'on pourrait appeler leurs
descendants, considéraient que le dé à la société passait aussi par le dé à
son langage. Mais l'insu sance dans le premier domaine empêche le succès
dans le second, ce qui amène à se demander si les e orts de l'avant-garde
peuvent être autre chose que des gestes abstraits et hermétiques. Il faut mettre
n au langage, qui incarne à tout moment l'idéologie d'une culture
particulière, a n d'abolir les deux catégories d'éloignement ; un projet aux
dimensions considérables, disons-le. Que les textes littéraires (par exemple
Finnegan's Wake, la poésie de e.e. cummings) brisent les règles du langage
semble avoir pour principal e et paradoxal d'évoquer les règles elles-mêmes. En
autorisant le libre jeu des idées sur le langage, la société traite ces idées comme
de simples jeux.
Les mots expriment une tristesse ; ils sont utilisés pour absorber le vide du
temps débridé. Nous avons tous eu ce désir d'aller plus loin, plus profond que
les mots, ce sentiment de vouloir seulement en nir avec tous ces discours,
sachant que le fait d'être autorisé à vivre de manière cohérente e ace le besoin de
formuler une cohérence. Il y a une vérité profonde dans l'idée que "les amoureux
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n'ont pas besoin de mots". Le fait est que nous devons avoir un monde
d'amoureux, un monde de face-à-face, dans lequel même les noms peuvent être
oubliés, un monde qui sait que l'enchantement est le contraire de l'ignorance.
Seule une politique qui défait le langage et le temps et qui est donc visionnaire
jusqu'à la volupté a un sens.