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art press 342

livres

Jean Louis Schefer


l’hostie profanée
Fabrice Hadjadj

L’hostie profanée, histoire d’une fiction théologique


Éditions P.O.L.

Se peut-il qu’athées, hérétiques, laïcards oublieux du mystère chrétien, nous communiions malgré tout, par quelque
biais obscur, à la table eucharistique ? Est-il possible que ce cercle blanc sur fond blanc que nous ne croyons plus
guère être le corps du Christ puisse encore nous influencer secrètement jusque dans les ressorts profonds de notre
langue, de notre politique et de notre art ? C’est l’étrange conviction de Jean Louis Schefer, qui n’hésite pas à
reconnaître le caractère fondamental et déterminant de ce lieu théologique : «L’étrange est bien ceci : que tout
l’avenir d’une civilisation repose sur cette crise provoquée [celle de la querelle latine à propos du culte byzantin des
icônes] ; que la notion même de réalité soit élaborée dans une théorie du sacrement.» L’auteur avait souligné plus
haut : «Le débat sur l’eucharistie est peut-être le seul débat réel sur le fondement de l’image.»
Notre économie occidentale de la représentation et du réel, quand bien même sa frondaison aurait poussé les
branches les plus profanes, aurait ses racines plantées dans ces lointaines controverses sacramentaires. Le concile
de Francfort et les Libri Carolini, le conflit des moines Ratramne et Radbert, qui débouche sur la déclaration de
Latran IV définissant la «transsubstantiation» comme un article de foi, toutes ces pages perdues de notre histoire
commanderaient encore l’intrigue de notre présent. Derrière la légende de l’hostie profanée, c’est cette incroyable
idée qui se fait jour et en inverse les signes, à savoir que notre modernité profane puisse provenir de l’ostensoir.
Sur cette idée variée selon ses diverses harmoniques, Schefer a composé un texte monumental que son
mouvement entre l’histoire de l’art et celle du dogme chrétien, son cahier iconographique et ses nombreuses
traductions nouvelles rendent à la fois polyphonique et polychrome. Il fallait cela pour désensevelir la cathédrale.
On pourra toujours critiquer ses thèses particulières (et je ne manquerai pas de le faire moi-même), il faut d’abord
admirer le déploiement de son thème selon une érudition qui verse suffisamment de pièces au dossier pour qu’on
puisse entrer à son tour dans le débat, et de toutes ces premisses si nombreuses parvenir à d’autres conclusions.
Le matériau y est fourni de manière si généreuse qu’il donne à penser par-delà le traitement qu’il lui impose.

D’Uccello à Dracula

Son point de départ, Schefer le prend dans la célèbre prédelle de Paolo Uccello conservée au palais ducal d’Urbino
: le Miracle de l’hostie profanée. Commandée par la congrégation du Corpus Domini, qui avait à charge, entre autres
choses, de gérer le mont-de-piété, cette œuvre en six panneaux raconte une légende où s’entrelacent les motifs
du symbole et de la présence, de la messe et de la monnaie, du juif et du chrétien, du Corps mystique et de l’État,
que le livre de Schefer s’efforce au fil des chapitres de démêler et d’articuler entre eux. La légende peut se résumer
ainsi : une chrétienne veut récupérer pour Pâques un beau manteau qu’elle a laissé en gage auprès d’un prêteur
juif. Celui-ci consent à le lui rendre en échange d’une hostie consacrée. À cette hostie qui a la forme d’une pièce
de monnaie, le juif fait subir des outrages similaires à ceux de la Passion : il la perce d’une lame, la flagelle, essaie
de la faire bouillir. Mais l’hostie, au lieu d’être détruite, saigne ou se met à voler dans les airs. La femme et les
enfants du prêteur en sont bouleversés et se convertissent. Bientôt, on découvre le sacrilège : le juif est condamné
à être brûlé, les anges, bons et mauvais, se disputent l’âme de la chrétienne qui vendit son Seigneur pour une robe,
l’hostie miraculeuse est mise dans un reliquaire. Ce récit, légèrement modifié dans les vignettes de la prédelle, est
celui du miracle des Billettes, qu’on dit avoir eu lieu à Paris à la fin du 13e siècle.
Le point d’arrivée du livre semble très éloigné de ce commencement. C’est une méditation sur la figure de Dracula.
Quel lien entre le moderne vampire des Carpathes et la médiévale profanation d’hostie ? Un lien ténu, sans doute,
mais que l’itinéraire du livre nous révèle comme tenace. Dans les deux cas, il y a du sang comme nourriture, et un
mort qui n’est pas mort, mais le schéma du scénario est inversé : «Il est aisé d’apercevoir le motif extrêmement
profond qui est ici tissé : à peu près au moment où les légendes d’hosties profanées (et miraculeuses : elles
saignent) se diffusent dans l’Europe latine, des légendes de vampires se répandent dans le domaine byzantin ; dans
l’un et l’autre cas, l’eucharistie, la présence réelle, la résurrection sont mises en jeu à travers la hantise du sang.»
Il en va donc d’un jeu sérieux entre Rome et Byzance, d’une opposition entre le christianisme d’Occident et celui
d’Orient. Et ce jeu s’opère en trois temps. D’abord, en Orient, il y a la légende des profanations d’icônes : ceux qui
voudraient les déchirer en font jaillir du sang. Cette légende est ensuite reprise dans l’Église latine, mais au profit
de l’hostie : c’est une preuve de la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin, et une offensive
contre la centralité byzantine du culte des images. Enfin, comme un choc en retour, l’Europe orientale se remplit
d’histoires de vampires qui boivent du sang humain, réel et non symbolique, dans une sorte de messe cannibale
qui parodie la messe catholique.

Symbolisme ou réalisme

Cette liaison surprenante illustre la triple thèse de Schefer à propos des racines eucharistiques de l’Europe latine.
Celle-ci, à l’opposé de Byzance, et notamment dans les Livres carolins dont Schefer traduit en annexe de nombreux
extraits, va très vite affirmer que l’image n’est pas sacrée. Le lieu du sacré se cache sous la figure sans figure d’une
pastille blanche et ronde, que la consécration convertit au Corps même du Christ. Tandis que la messe byzantine
est un grand théâtre qui représente toute la geste de l’Incarnation, tandis qu’elle multiplie les symboles et les
images dans une liturgie très visuelle, la messe latine se concentre autour des formules verbales : «Ceci est mon
corps», «Ceci est mon sang», dans une raréfaction du symbolisme religieux.
Un lieu majeur de divergence concerne la matière du sacrement. Les Grecs optent pour le pain levé, composé de
plusieurs céréales, «afin de ne pas judaïser». Les Latins choisissent le pain azyme, qu’ils veulent le plus léger et le
plus blanc possible, et surtout in forma numi, c’est-à-dire sous la forme d’une pièce de monnaie. Or, il y a un lien
majeur entre la monnaie et l’État, puisqu’elle assure sa souveraineté sur les transactions commerciales. Aussi l’État
chrétien, d’après Schefer, entend assurer sa souveraineté sur cette monnaie adossée non pas à une réserve d’or
mais à une réalité absolue, le Corps du Christ, et ainsi s’identifier au Corps mystique. Cette ambition signerait la
naissance de l’État moderne et sans doute son projet d’être, pour le meilleur et pour le pire, la providence de ses
citoyens.
La thèse de Schefer peut ainsi se résumer à ces trois points majeurs : 1/ L’Occident et l’Orient se sont séparés
autour d’une question eucharistique. 2/ L’Occident latin a inventé la notion de présence réelle pour asseoir son
pouvoir, présence réelle dont les légendes d’hostie profanées fournissent la preuve expérimentale. Derrière le
débat théologique, il y aurait une stratégie politique. 3/ L’Occident latin aurait par là préféré la présence au symbole,
le «réel» à l’allégorique, et cette préférence marque le coup d’envoi de toute sa quête du réel concret, des sciences
expérimentales, du rationnel contre le mythologique. Le référent y devient la mesure du signe. L’être est dissimulé
sous le paraître qui demande à être dépassé. L’image est dévaluée au profit du corps tangible : elle n’est plus cette
icône qui sert d’intermédiaire avec le sacré, elle est une représentation profane, qui raconte une histoire, à moins
qu’elle ne cherche une présence en dehors de toute figuration.

Limites de la sémiologie

Le lecteur peut toutefois demeurer réticent devant certains partis pris par notre grand déchiffreur d’image. S’il
dénoue l’écheveau avec un certain génie, on est sceptique devant la tresse qu’il renoue sous nos yeux. S’il offre
des fulgurances qui suscitent l’admiration du poète, il pratique des conceptualisations qui provoquent la gêne du
théologien. Sa terminologie sacramentaire est parfois flottante. Sa posture tantôt protestante et tantôt orthodoxe
pour juger de la doctrine catholique est un présupposé qui ne produit jamais ses lettres de créance. Ainsi, Schefer
oppose typiquement la tradition évangélique et l’Église romaine, et voit des innovations théologiques là où l’on
pourrait plutôt reconnaître des explicitations de la foi. Cette décision personnelle le pousse à forcer certaines
distinctions pour en faire des fractures : le christianisme serait en rupture complète avec le judaïsme, l’affirmation
de la présence réelle impliquerait le refus du symbolisme, la théologie latine serait le contraire de la théologie
grecque, la première allant vers le juridisme lorsque la seconde en reste à l’allégorie. À ce sujet, il faut noter que la
scolastique latine se déploie à partir du Grec Aristote, et que Thomas d’Aquin, théologien de la présence réelle, est
aussi l’auteur de l’Office de la Fête-Dieu, déployant une symbolique d’une poésie incomparable. Ce qui montre bien
que les oppositions ne sont pas aussi tranchées que Schefer le prétend.
Mais son glissement sémantique le plus douteux est celui du passage du Corps mystique à l’État chrétien, comme
si la théologie catholique n’avait pas, au contraire, insisté sur la distinction radicale du pouvoir temporel et du
pouvoir spirituel, au point d’inventer à la fois une laïcité politique qui est un rempart contre la théocratie, ainsi qu’une
universalité transcendante qui, en échappant au contrôle humain, fait obstacle à toute pente totalitaire. Le conflit
qui opposa Philippe le Bel et le pape Boniface VIII en est un exemple majeur, et l’on s’étonne que Schefer l’ait passé
sous silence.
Mais on ne saurait s’étonner, après tout, de voir un sémiologue préférer la logique du symbole à celle de la
présence réelle. Ce sont les limites de sa propre méthode auxquelles il se trouve confronté, puisque sa discipline
définit son domaine en excluant par avance ce qu’elle feint par la suite de ne pouvoir trouver. Il eût fallu quitter le
domaine des signes purs pour aller vers celui de la métaphysique. Mais cette façon qu’a Schefer de se cogner
contre les limites de sa spécialité n’est pas pour nous déplaire. Elle fait souvent jaillir de splendides étincelles.

L’essence catholique de la peinture

L’espace de réflexion défriché ici appelle des prolongements innombrables dont je n’esquisserai qu’un seul. Dans
son essai de référence, la Peinture et le mal, Jacques Henric avait osé dire à la suite de Baudelaire que la peinture
est d’«essence catholique» : l’Incarnation, c’est-à-dire une tension extrême entre la matière et l’esprit, et le péché
originel, c’est-à-dire la présence d’un mal que nulle beauté humaine ne peut racheter, écartèle la toile sur son
chevalet et ouvre toute l’histoire moderne de la peinture. La pensée de Schefer étaye cette affirmation en lui
ajoutant un autre fondement, le dogme de la présence réelle.
En recentrant son culte sur le Saint-Sacrement plutôt que sur les icônes et en préférant la logique de la présence
à celle du symbole, le catholicisme a désacralisé l’image. La représentation religieuse se décharge dès lors des
contraintes cultuelles. Le champ est libre pour d’ardentes explorations de la réalité. Titien, Caravage, Rubens
peuvent faire leur entrée dans l’Église. La gloire du corps se substitue à un spiritualisme éthéré comme à un
matérialisme lourd. La chair de l’homme a été investie par le dieu. Elle apparaît désormais comme le lieu même du
spirituel et le chemin de la plus haute contemplation.
Mais avec la chair, et donc le toucher supplantant la vue, il y va aussi de la présence. On peut penser que tout
l’effort du siècle dernier fut pour atteindre en art à une présence pure par-delà toute figuration. Comme si cette
blancheur silencieuse qui rayonne de l’ostensoir restait encore notre secret paradigme.

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