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Sous le signe de l'ours est l'analyse, conduite à la lumière des principes et des
résultats exposés dans les Mythologiques, d'un corpus de mythes constitué chez les
Ojibwa de Big Trout Lake, dans le Nord-Ouest de l'Ontario, au Canada. Cette
analyse (introduite par une esquisse ethnographique particulièrement riche sur le
cadre écologique et les techniques de subsistance) se propose d'éclairer la
cosmologie de ce groupe : inscription dans l'espace et le temps, philosophie de la
sociabilité, rapport avec autrui et le monde animal. Les thèmes classiques de
l'enthnologie de l'aire, tels que la question de la territorialité, l'« atomisme
algonquin», ou encore le complexe du Windigo, sont examinés à partir de
l'enseignement des mythes. En même temps, E. Désveaux franchit hardiment le
pont transaméricain construit par Lévi-Strauss en définissant la mythologie de Big
Trout Lake comme rimage spéculaire du célèbre mythe de référence Bororo.
L'examen de cette inversion et de ses causes, qui conférerait au corpus ojibwa une
value paradigmatique à l'échelle continentale, est le thème central du livre.
Bien écrit et bien présenté, Sous le signe de l'ours reste cependant un ouvrage
d'une lecture quelque peu difficile pour qui ne garde pas un souvenir très vif de
l'argument, du style et de certains développements de la tétralogie lévi-straussien
ne : le dénicheur et sa « transformation Putiphar», l'inceste et les taches de la
lune, la déduction transcendantale, le« mythe unique»... Il nous convie de la sorte
à un retour à l'« horizon Lévi-Strauss» de l'américanisme, dont la richesse reste
encore largement inexplorée par le fait même qu'elle a été ensevelie sous des vagues
successives de criticisme textualiste, fécondes en elles-mêmes, mais qui parfois
sombrent dans un snobisme équivoque, surtout lorsqu'elles prétendent rejeter
l'entreprise menée à terme dans les Mythologiques pour s'y substituer.
De tels errements ne font que mieux apparaître l'opportunité du choix de
Désveaux, à savoir prendre la mythologie comme la voie royale d'accès au socius
ojibwa : les Mythologiques, tout en étant un traité de la science de la mythologie,
sont également des « Sociologiques». Il est impossible de faire une description
sérieuse d'un groupe amérindien sans passer par les thèmes développés par Lévi
Strauss dans sa tétralogie. Sociologie sans société, disait Clastres du structura
lisme... voire. Mais s'agit-il d'un problème ou d'une solution? car, en fin de
compte, le véritable problème qui se pose à l'ethnologie comme aux Indiens-
-
semble être de savoir : qu'est-ce que cette chose, la société? Telle est la leçon des
mythes.
(dans les fascinantes pages finales, le style indirect du livre ne permet pas de
distinguer ce qui relève de la conjoncture, de la reconstruction déductive ou de la
synthèse factuelle). L'argument central d'une subordination de l'alliance à la
«filiation» (succession territoriale père/fils ou beau-père/gendre - voilà une
analogie amazonienne de plus : la résidence implique une dialectique complexe
dans laquelle l'alliance redistribue les positions, et n'est donc pas une règle
mécanique) aurait mérité d'être mieux développé. On pourra remarquer par
exemple - tout en restant sur le pont transcontinental - que le contraste entre
filiation biologique (niée dans ce qui a trait à la transmission de caractères physico
moraux) d'un côté, la filiation spirituelle (entre générations alternées) et l'alliance
de l'autre, évoque le fameux dualisme gé qui oppose filiation biologique et
transmission onomastique, cette dernière mobilisant les germains croisés de
parents ou les grand-parents, deux positions qui ont une connotation de «semi
affinité». La glose, «petit grand-père», avancée par l'auteur pour le nom de
Wemeshos, archétype du beau-père dans les mythes de Big Trout Lake, est à cet
égard tout à fait frappante. Souvenons-nous que chez les Bororo, société
matrilinéaire où le mauvais père du mythe de référence est défini comme un affin,
C. Crocker a découvert une forme de «patrifiliation spirituelle ».
Cela dit, l'épine dorsale du livre de Désveaux se tient gaillardement. L'auteur
nous convainc de la pertinence de ses principaux arguments même si quelques-uns
d'entre eux ne recevraient pas la bénédiction de l'auteur des Mythologiques. Le
mythe de Jakabish propose le premier thème, l'inversion de la «vulgate
américaine», soit la dissociation de la lune et de la menstruation, l'origine
spermatique des taches de l'astre, l'effacement de la périodicité féminine au
bénéfice de la temporalité a-périodique ou de la périodicité saisonnière, masculines.
Cette inversion du sang menstruel en sperme donne lieu à une longue élaboration :
le nœud de la question résiderait dans le paradoxe saisonnier ojibwa selon lequel la
courte concentration estivale, moment de sociabilité maximale, ferait le pont entre
de longues périodes de dispersion hivernales, saison d'isolement sociologique. La
négation du rythme lunaire/menstruel serait un commentaire indigène sur
l' «irrégularité sociologique» de cette morphologie. Le mythe d'Ayash introduit
un second motif : la prééminence de la «transformation Putiphar» sur l'armature
socio-spatiale du dénicheur (mythe de Wemeshos) a pour conséquence la
dominance des thèmes de la mort et de la filiation sur ceux de la conquête du feu et
de l'alliance en tant que signes du passage Nature/Culture. C'est ici que
s'approfondit l'inversion de la «vulgate américaine» et de son paradigme bororo.
Désveaux met finalement cela au compte des conditions extrêmes de survie dans un
milieu tel le milieu subarctique : le vrai problème pour la société, c'est la survie
physique de ses membres (donc le problème de la succession des générations)
plutôt que la construction de sa trame interne. L'Autre est ici la nature elle-même,
et il s'agit moins de célébrer la victoire de la culture sur celle-ci (la conquête du feu)
que de signaler la précarité de l'espace concédé à l'humanité dans un monde limité
et limitant. De la sorte, l'altérité sociologique disparaît de l'horizon mythique.
L'auteur a le souci de préciser qu'il ne se réclame aucunement d'un quelconque
déterminisme puisque nous sommes en présence de l'expérience, culturellement
élaborée, d'un certain (très incertain) milieu, les groupes voisins adoptant d'ailleurs
d'autres solutions idéologiques. Je ne suis pas sûr de pouvoir souscrire intégrale-
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une conjonction excessive d'une mère avec ses fils, pose comme préalable à la
disjonction verticale beau-père/gendre une disjonction « ( oblique»?) frère
aîné/frère cadet ...