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COMPTES RENDUS

DÉSVEAUX, Emmanuel. - Sous le signe de l'ours. Mythes et temporalité chez les


Ojibwa septentrionaux. Édition de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris,
1988, 304 p., carte, illustr., photo, index, bibl.

Sous le signe de l'ours est l'analyse, conduite à la lumière des principes et des
résultats exposés dans les Mythologiques, d'un corpus de mythes constitué chez les
Ojibwa de Big Trout Lake, dans le Nord-Ouest de l'Ontario, au Canada. Cette
analyse (introduite par une esquisse ethnographique particulièrement riche sur le
cadre écologique et les techniques de subsistance) se propose d'éclairer la
cosmologie de ce groupe : inscription dans l'espace et le temps, philosophie de la
sociabilité, rapport avec autrui et le monde animal. Les thèmes classiques de
l'enthnologie de l'aire, tels que la question de la territorialité, l'« atomisme
algonquin», ou encore le complexe du Windigo, sont examinés à partir de
l'enseignement des mythes. En même temps, E. Désveaux franchit hardiment le
pont transaméricain construit par Lévi-Strauss en définissant la mythologie de Big
Trout Lake comme rimage spéculaire du célèbre mythe de référence Bororo.
L'examen de cette inversion et de ses causes, qui conférerait au corpus ojibwa une
value paradigmatique à l'échelle continentale, est le thème central du livre.
Bien écrit et bien présenté, Sous le signe de l'ours reste cependant un ouvrage
d'une lecture quelque peu difficile pour qui ne garde pas un souvenir très vif de
l'argument, du style et de certains développements de la tétralogie lévi-straussien­
ne : le dénicheur et sa « transformation Putiphar», l'inceste et les taches de la
lune, la déduction transcendantale, le« mythe unique»... Il nous convie de la sorte
à un retour à l'« horizon Lévi-Strauss» de l'américanisme, dont la richesse reste
encore largement inexplorée par le fait même qu'elle a été ensevelie sous des vagues
successives de criticisme textualiste, fécondes en elles-mêmes, mais qui parfois
sombrent dans un snobisme équivoque, surtout lorsqu'elles prétendent rejeter
l'entreprise menée à terme dans les Mythologiques pour s'y substituer.
De tels errements ne font que mieux apparaître l'opportunité du choix de
Désveaux, à savoir prendre la mythologie comme la voie royale d'accès au socius
ojibwa : les Mythologiques, tout en étant un traité de la science de la mythologie,
sont également des « Sociologiques». Il est impossible de faire une description
sérieuse d'un groupe amérindien sans passer par les thèmes développés par Lévi­
Strauss dans sa tétralogie. Sociologie sans société, disait Clastres du structura­
lisme... voire. Mais s'agit-il d'un problème ou d'une solution? car, en fin de
compte, le véritable problème qui se pose à l'ethnologie comme aux Indiens-
-

semble être de savoir : qu'est-ce que cette chose, la société? Telle est la leçon des
mythes.

J.S.A. 1989, LXXV : p. 219 à 247.


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Si cela est le cas, l'unité de la mythologie américaine démontrée par Lévi­


Strauss, démonstration à laquelle Désveaux apporte une confirmation importante,
nous impose un formidable défi : comment penser cette unité continentale à partir
d'une perspective structurale sur d'autres plans, celui du rituel, du chamanisme, de
1'organisation sociale? Les américanistes encyclopédistes ne sont pas légion.
Aujourd'hui prédomine la spécialisation subcontinentale, lorsqu'elle n'est pas
locale, linguistique ou voire même, dans les cas les plus graves d'autisme,
monographique. Les synthèses régionales sont déjà bien assez compliquées à
mettre au point...
Ces réflexions me viennent à resprit parce que le pont qui lie les Ojibwa de Big
Trout Lake aux Indiens des basses terres d'Amérique du Sud n'est pas seulement
mythologique. Sous le signe de l'ours évoque un paysage sociologique très proche
dans sa fluidité, son atomisme et son individualisme, et aussi dans sa fermeture
idéologique sur l'extérieur, de certains paysages amazoniens, de celui des Guyanes
notamment. Cela sans faire mention de quelques invariants cosmologiques
américains qui apparaissent particulièrement bien motivés à Big Trout Lake : ainsi
la conception de la chasse comme séduction érotique (et vise-versa), ainsi la place
centrale de la catégorie de prédation (sorte de schème sensible de toutes les
différences) et rimaginaire du cannibalisme qui en dérive. L'analyse de la relation
entre le décepteur, symbole de la condition humaine, et Wiitiko cannibale s'avère
dans ce contexte particulièrement éclairante (pp. 253-365). Pour les spécialistes de
l'Amérique du Sud, le livre de Désveaux permet d'établir des parallèles et des
contrastes significatifs avec les travaux de S. Hugh-Jones et de T. Turner, auteurs
qui ont eux aussi repris la problématique des Mythologiques à partir de situations
ethnographiques locales.
Le livre s'organise autour de trente deux mythes dont trois sont au cœur de
l'analyse, l'histoire de Jakabish, démiurge incestueux et pourfendeur de géants,
maître de l'hiver et de la vie biologique a-périodique à l'origine des taches lunaires;
la geste du fils d'Ayash, la« transformation Putiphar»- exil insulaire d'un jeune
homme accusé injustement d'inceste maternel qui revient de sa « réclusion»
initiatique pour tuer le père-; le mythe de Wemeshos, beau-père« cannibale»,
version locale du paradigme du dénicheur. Autour de ces personnages s'ébat toute
la faune subarctique dans un décor de lacs de graisse enflammés, de femmes aux
anus dentés, de repas de pus, de batailles contre le Vent du Nord ... L'analyse,
minutieuse et subtile et n'hésitant à recourir lorsque cela est nécessaire à des
matériaux provenant de groupes voisins (bien que d'une façon légèrement
éliptique), est respectueuse de la norme de motivation exhaustive par le contexte
ethnographique. La construction du code écologico-saisonnier des mythes est
brillante.
Cela dit, certaines déductions importantes me paraissent peu claires. C'est le
cas de l'« édiction de la norme endogamique» par Jakabish; c'est le cas
également lorsque l'auteur postule la nature féminime de la lune. L'idée de la
prévalence d'un « principe d'exclusion» est fondée de manière insuffisante,
donnant lieu à quelques paradoxes - dont certains sont mis au compte de la
mythologie elle-même-, qui nous font tout à fait penser à ceux auxquels sont
confrontés les ethnographes des Guyanes. J'aurais aimé une exploration plus
poussée du code sociologique des mythes, en particulier du système de parenté
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(dans les fascinantes pages finales, le style indirect du livre ne permet pas de
distinguer ce qui relève de la conjoncture, de la reconstruction déductive ou de la
synthèse factuelle). L'argument central d'une subordination de l'alliance à la
«filiation» (succession territoriale père/fils ou beau-père/gendre - voilà une
analogie amazonienne de plus : la résidence implique une dialectique complexe
dans laquelle l'alliance redistribue les positions, et n'est donc pas une règle
mécanique) aurait mérité d'être mieux développé. On pourra remarquer par
exemple - tout en restant sur le pont transcontinental - que le contraste entre
filiation biologique (niée dans ce qui a trait à la transmission de caractères physico­
moraux) d'un côté, la filiation spirituelle (entre générations alternées) et l'alliance
de l'autre, évoque le fameux dualisme gé qui oppose filiation biologique et
transmission onomastique, cette dernière mobilisant les germains croisés de
parents ou les grand-parents, deux positions qui ont une connotation de «semi­
affinité». La glose, «petit grand-père», avancée par l'auteur pour le nom de
Wemeshos, archétype du beau-père dans les mythes de Big Trout Lake, est à cet
égard tout à fait frappante. Souvenons-nous que chez les Bororo, société
matrilinéaire où le mauvais père du mythe de référence est défini comme un affin,
C. Crocker a découvert une forme de «patrifiliation spirituelle ».
Cela dit, l'épine dorsale du livre de Désveaux se tient gaillardement. L'auteur
nous convainc de la pertinence de ses principaux arguments même si quelques-uns
d'entre eux ne recevraient pas la bénédiction de l'auteur des Mythologiques. Le
mythe de Jakabish propose le premier thème, l'inversion de la «vulgate
américaine», soit la dissociation de la lune et de la menstruation, l'origine
spermatique des taches de l'astre, l'effacement de la périodicité féminine au
bénéfice de la temporalité a-périodique ou de la périodicité saisonnière, masculines.
Cette inversion du sang menstruel en sperme donne lieu à une longue élaboration :
le nœud de la question résiderait dans le paradoxe saisonnier ojibwa selon lequel la
courte concentration estivale, moment de sociabilité maximale, ferait le pont entre
de longues périodes de dispersion hivernales, saison d'isolement sociologique. La
négation du rythme lunaire/menstruel serait un commentaire indigène sur
l' «irrégularité sociologique» de cette morphologie. Le mythe d'Ayash introduit
un second motif : la prééminence de la «transformation Putiphar» sur l'armature
socio-spatiale du dénicheur (mythe de Wemeshos) a pour conséquence la
dominance des thèmes de la mort et de la filiation sur ceux de la conquête du feu et
de l'alliance en tant que signes du passage Nature/Culture. C'est ici que
s'approfondit l'inversion de la «vulgate américaine» et de son paradigme bororo.
Désveaux met finalement cela au compte des conditions extrêmes de survie dans un
milieu tel le milieu subarctique : le vrai problème pour la société, c'est la survie
physique de ses membres (donc le problème de la succession des générations)
plutôt que la construction de sa trame interne. L'Autre est ici la nature elle-même,
et il s'agit moins de célébrer la victoire de la culture sur celle-ci (la conquête du feu)
que de signaler la précarité de l'espace concédé à l'humanité dans un monde limité
et limitant. De la sorte, l'altérité sociologique disparaît de l'horizon mythique.
L'auteur a le souci de préciser qu'il ne se réclame aucunement d'un quelconque
déterminisme puisque nous sommes en présence de l'expérience, culturellement
élaborée, d'un certain (très incertain) milieu, les groupes voisins adoptant d'ailleurs
d'autres solutions idéologiques. Je ne suis pas sûr de pouvoir souscrire intégrale-
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ment à ce qu'il dit lorsqu'il avance que Lévi-Strauss «sous-estime la portée


sémantique (... ) de la disjonction horizontale : la prise de conscience du caractère
inéluctable de la mort et, par conséquent, de la nécessité de la filiation. (...) Prendre
la mesure de la mort des individus se révèle tout aussi symptomatique du fameux
passage de l'état de nature à l'état de culture que l'acquisition du feu» (p. 277).
Dans le Cru et le Cuit, l'analyse des mythes sur l'origine du feu débouche sur le
chapitre concernant la vie brève; et, à la fin de son parcours, son auteur rappelle
«le mythe du dénicheur provient lui-même de la bifurcation d'un plus vaste
système dont l'autre branche... conduit à l'origine de la vie brève» (L'Homme nu,
p. 527). raccepte volontiers que la question de la mortalité, dans la réflexion
amérindienne sur la condition humaine, est tout aussi cardinale que la conquête du
feu (autre chose est d'accepter la domination de la filiation sur l'alliance).
J'ajouterais seulement qu'à mes yeux l'opposition mortalité/origine du feu n'est
pas en corrélation simple avec l'opposition disjonction horizontale/disjonction
verticale. Dans la cosmologie des Araweté (Tupi-Guarani d'Amazonie) que j'ai
étudiée, la disjonction verticale (dieux célestes/humains terrestres, positions liées
par affinité) renvoie à l'origine de la mortalité humaine et à sa négation
eschatologique. Le feu apparaît curieusement sur le mode de la négation : les dieux
reçoivent l'épithète de «mangeurs de viande crue»... Un troisième état de la
matière mythique?
Ultime remarque à propos de l'idée selon laquelle, à Big Trout Lake, le feu et
l'alliance seraient subordonnés à la mort et à la filiation. De fait dans les
mythologies américaines l'alliance est toujours conçue en terme de vol (aux yeux
des donneurs) ou de contre-prédation cannibale (qui prend la forme, dans le cas
présent, d'un refus de la part des donneurs de partager leur nourriture avec les
preneurs). Autant que la mort, l'alliance est conçue comme inéluctable et
insupportable - les deux étant le sujet de l'opération éminemment idéologique qui
consiste à la transformation de nécessité en vertue, de son inversion en
impossibilité, de sa ré-inversion en fatalité... (on se rapportera ici à la réflexion de
Jakabish sur la mort, p. 63).
Il y aurait davantage à dire sur un livre d'une telle richesse. J'ai trouvé
particulièrement bien construit le chapitre central consacré aux «trois schème
fondamentaux des mythologies américaines » et qui revendique pour la mythologie
de Big Trout Lake cette qualité de microcosme continental. Le mythe de Jakabish,
hivernal, exemplifie le schème de rinceste entre frère et sœur (conjonction
horizontale excessive); le mythe d'Ayash, estival, explore la disjonction horizontale
père/fils; et celui de Wemeshos, trans-saisonnier, tient lieu de médiation entre les
deux autres, grâce à la disjonction verticale beau-père/gendre. Ici se conjoignent
avec bonheur des schèmes spatiaux, temporels et sociologiques (et astronomiques,
et zoologiques). Je ne peux résister à la tentation d'entrer dans le jeu à mon tour en
suggérant une duplication, sur le mode dynamique, de cette triade : la conjonction
horizontale incestueuse du mythe de Jakabish s'achève en disjonction verticale du
couple frère/sœur (le frère devient taches de lune); la disjonction horizontale
père/fils du mythe d'Ayash est la conséquence et l'antécédent de deux conjonctions
«verticales», la première doublement métaphorique (le héros étant injustement
accusée d'inceste par l'épouse de son père), la seconde littérale entre la mère et le
fils, bien que littéralement sous-entendue; le mythe de Wemeshos, qui s'ouvre sur
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une conjonction excessive d'une mère avec ses fils, pose comme préalable à la
disjonction verticale beau-père/gendre une disjonction « ( oblique»?) frère
aîné/frère cadet ...

Eduardo VIVEIROS DE CASTRO.

GRAULICH, Michel. Mythes et rituels du Mexique ancien


- préhispanique, Acadé­
mie Royale de Belgique, Bruxelles, 1987, 463 p.

Nous connaissions l'intérêt de Michel Graulich pour la mythologie et le rituel


des peuples mésoaméricains, par les divers articles qu'il a fait paraître précédem­
ment, en particulier dans Current Anthropology et qui donnaient comme un
« avant-goût» du gros ouvrage qu'il nous propose maintenant.
Celui-ci comprend deux parties, la première relative aux mythes du Mexique
ancien, la deuxième aux fëtes solaires et à leurs rites.
Le lecteur entraîné dans le dédale de récits mythologiques aussi variés
qu'abscons pourrait de prime abord craindre de perdre son « nahuatl», malgré
qu'il en ait. Mais Michel Graulich l'aide à assimiler toutes ces données parfois
contradictoires, et par touches successives, l'amène par une pente toute naturelle à
accepter ses interprétations.
La mèthode de l'auteur consiste à mettre en parallèle, et sur le même pied les
diverses sources, à comparer les mythes qu'elles rapportent, à faire appel
éventuellement à des compléments d'information tirés du « Popol Vuh» ou des
mythes modernes. Il procède également à la réduction des variantes, établissant des
assimilations entre certaines divinités féminines (Toci, Ciuacoatl. ltzpapalotl... ou
masculines (Cinteotl = Vénus/Quetzalcoatl; Tezcatlipoca = Lune...), assimilations
sur lesquelles nous avions émis des réserves (Current Anthropology, 1979) que nous
ne reprendrons pas ici. Fort des résultats obtenus, M. Graulich nous propose alors
une vision d'ensemble « structurée» de la mythologie mésoaméricaine. Celle-ci
s'articule autour d'une « métaphore de base» : la course quotidienne du soleil,
mise en rapport successivement avec les « régions» du monde, les mythes
d'origine, une vision« mythique» et exemplaire de l'histoire (schéma récurrent),
illustrée par l'histoire toltèque ou aztèque.
Alors que la croyance en quatre ère successives s'était largement répandue en
Mésoamérique, les Mexica innovèrent, selon M. Graulich, en instituant un système
à cinq soleils, ce qui entraîna un bouleversement dans l'ordre de succession des
âges précédents, et la mise à l'écart de Quetzalcoatl au profit de Huitzilopochtli,
leur dieu tribal. Cependant, faute de temps, l'impact mexica fut trop superficiel
pour affecter le calendrier.
C'est précisément à l'analyse des rites propres au calendrier solaire que l'auteur
consacre la deuxième partie de son livre. Constatant, après d'autres, qu'en 1519, à
l'arrivée des Espagnols, les noms des 18 Fêtes mensuelles ou vingtaines ne
correspondaient plus aux phénomènes saisonniers auxquels elles étaient censées se
rapporter, M. Graulich émet donc l'hypothèse, encore très controversée, que les
anciens Mexicains ne connaissaient pas l'intercalation ou qu'ils n'en faisaient pas
usage.

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