Vous êtes sur la page 1sur 34

L'Homme

Logique du mythe et de l'action. Le mouvement messianique canela


de 1963
Manuela Carneiro Cunha

Citer ce document / Cite this document :

Cunha Manuela Carneiro. Logique du mythe et de l'action. Le mouvement messianique canela de 1963. In: L'Homme, 1973,
tome 13 n°4. pp. 5-37;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1973.367379

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1973_num_13_4_367379

Fichier pdf généré le 21/11/2018


c^

LOGIQUE DU MYTHE ET DE L'ACTION


Le mouvement messianique canela de 1963*

par

MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

En 1956, dans un article en l'honneur de Roman Jakobson1, Lévi-Strauss


reprenait le débat sur les rapports qu'entretiennent mythes et rites. Il
affirmait alors que la correspondance entre eux devait être entendue non pas
comme une causalité directe mais comme un rapport dialectique qui
apparaîtrait dès lors qu'on les aurait réduits, les uns et les autres, à leurs éléments
structuraux.
Le mouvement messianique qui, en 1963, a soulevé les Indiens Ramkoka-
mekra-Canela de l'État du Maranhâo (Brésil)2 peut sans doute, parce qu'il a été
vécu en fonction d'un modèle préexistant, être traité comme un rite au sens
large. En fait, nous pouvons, au moins à titre heuristique, y distinguer une histoire
sous-jacente, qui, pour des raisons qui deviendront claires, est un rite, et un
culte qui consiste en des ébauches d'institutions. Notre propos est de montrer
que si ce dernier est la contrepartie de la structure sociale canela, le déroulement
des actions, tel qu'il a été entendu par les acteurs, se réfère dialectiquement à un
mythe, celui de l'origine de l'homme blanc, qui est littéralement rejoué pour la
déconfiture ultime de celui-ci3. A cette fin, nous nous placerons au niveau des
représentations mentales : nous pourrons ainsi comprendre l'efficacité d'un mouve-

* Jean-Pierre Vernant, Peter H. Fry et Lux B. Vidal ont bien voulu lire la première
version de ce texte et y contribuer par leurs critiques ; Jean Carter Lave et Vilma Chiara
nous ont généreusement permis d'utiliser des manuscrits encore inédits ; enfin, l'article
a été achevé alors que nous étions boursière de la FAPESP (Fondation d'Aide à la Recherche
de l'État de Sâo Paulo). Que tous soient ici très vivement remerciés.
1. Republié in Lévi-Strauss 1958 : 257-266 (chap, xn : « Structure et dialectique »).
2. Les Ramkokamekra sont à inclure parmi les Timbira orientaux, eux-mêmes fraction
du groupe linguistique gé. Ils sont surtout connus depuis les travaux de Nimuendaju qui ont
attiré l'attention sur cette tribu de la savane dont l'organisation sociale et le système rituel
déploient une complexité remarquable.
3. A son tour, le mythe d'origine de l'homme blanc est la conceptualisation d'une
situation d'inégalité, de sorte que nous avons là les deux premiers moments que G. Balandier
(1962) distingue dans la situation coloniale, à savoir la reconnaissance, l'interprétation du
fait colonial, et la réaction consécutive qui assume ici une forme messianique.
6 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

ment messianique qui se fonde sur les catégories de la pensée canela et qui
satisfait, en dernière analyse, des exigences cognitives.
On nous objectera peut-être que nous avons appliqué à ce qui relève de
l'histoire un traitement mythologique : nous ferons observer en premier lieu que ce
que nous avons ainsi traité est une histoire telle qu'elle fut racontée par ceux
qui la vécurent, une « ethno-histoire » ; en second lieu, on nous concédera, à la
lecture de ce qui suit, que c'est là une histoire idéologique1, qui par conséquent
relève du genre mythologique. Ceci n'implique nullement qu'elle soit entachée
d'erreurs ou d'omissions2, mais plutôt qu'elle déborde de sens, sens qui lui est
antérieur, puisqu'il relève d'une classification, d'un ordre qui préexiste et le
détermine.

Les faits nous sont connus grâce à la communication de William H. Crocker,


présentée au Simpôsio sobre a Biota Amazônica et publiée en 1967 dans les Actes
de cette rencontre.
En peu de mots, il s'agit d'un mouvement issu des prophéties d'une femme
mariée, Kee-kwei, qui aurait reçu des révélations provenant de la fille qu'elle
portait en son sein et qui annonçait la subversion des rapports de pouvoir : le
15 mai 1963, jour où l'enfant naîtrait, les Indiens s'empareraient des villes,
piloteraient les avions et les autobus, tandis que les « civilisés » seraient chassés dans
la forêt. Cette fille, que sa mère nomma Kràà-kwei « fille-sèche », serait la sœur
du héros Auké, c'est-à-dire de l'homme blanc dont on verra plus loin le mythe.
Les « signes » de l'enfant furent d'abord reconnus par ses parents, puis,
par l'entremise de son keti (frère de la mère ou père de l'un des deux parents, le
texte ne le précise pas) , acceptés par le conseil villageois, qui se chargea de
transmettre les nouvelles aux autres villages ramkokamekra. Dix jours plus tard,
à la tête des trois factions tribales réunies, la prophétesse faisait son entrée
triomphale au village traditionnel du Ponto. Par l'intermédiaire de Kee-kwei,
Auké permit aux Indiens de prendre du bétail aux éleveurs environnants : les
bêtes n'étaient-elles pas siennes à l'origine ?
Le culte s'organisa bientôt, mais la naissance, deux jours avant le terme
annoncé, d'un enfant mort-né et, qui plus est, de sexe masculin, vint altérer le
mouvement. Il fallut tenir compte de ce fait nouveau ; la naissance prématurée
fut attribuée aux maléfices d'un étranger, un Apanyekra, à qui Kee-kwei aurait
refusé ses faveurs. Et le mouvement continua de plus belle, avec des adjonctions

1. En tant qu'elle permet à l'acteur d'interpréter son vécu. Cf. à ce propos M. Douglas
(1970 : 98), et E. E. Evans-Pritchard (1962a : 21) : « In the first sense history is part of the
conscious tradition of a people and is operative in their social life. It is the collective
representation of events as distinct from events themselves. This is what the social anthropologist
calls myth. »
2. « A story may be true yet mythical in character and a story may be false yet historical
in character » (Evans-Pritchard 1962b : 53).
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L' ACTION 7

que W. Crocker n'a malheureusement pas toujours pu distinguer de la version


primitive. Il demeure néanmoins que s'est élaborée une nouvelle variante, qu'il
convient de séparer, pour l'analyse, de la précédente. Nous verrons que,
moyennant certaines équivalences, elle est réductible à la première.
L'issue, prévisible, des événements ne se fit guère attendre : début juillet,
irrités par les larcins, les éleveurs de la région brûlèrent le village ; quatre Indiens
furent tués en dépit des assurances d'invulnérabilité prodiguées par Kee-kwei.
Le doute s'instaura dans un groupe de femmes qui furent accusées d'avoir, par
leurs malédictions, provoqué le départ d'Auké et de sa sœur Kràà-kwei ;
s'inaugurait ainsi une troisième version dont les développements nous demeurent
inconnus. Le personnel du Service de Protection des Indiens (SPI) dut alors,
pour les protéger, reloger les Canela, Indiens de la savane, dans la réserve des
Guajajara située en forêt1.
Voilà les grandes lignes de l'affaire : mais là n'est pas le niveau où nous devons
nous situer. Notre propos étant l'analyse du mouvement en tant que
manipulation d'un mythe, il nous faut rendre compte de tous les faits, puisque tous,
par hypothèse, sont alors pertinents.
Il n'est guère possible de transcrire ici en entier le récit de W. Crocker ; nous
nous contenterons d'en offrir un résumé qui implique un certain découpage dont
nous espérons que l'on nous concédera la validité, tout en renvoyant le lecteur
à l'article en question. Ce récit appartient à un genre ambigu : il ne relate pas
un mouvement directement observé par l'ethnologue (ce qui, dans le cas présent,
est un avantage, puisque c'est au niveau « emic » que nous devons nous situer
ici), il est le composé d'un ou plusieurs récits indigènes qui lui auront été faits
et, dans une moindre mesure, d'un découpage et d'un remontage auxquels il
aura procédé. Il est seulement dommage que l'auteur n'ait pas traité les récits
qu'il a recueillis comme autant de textes devant être transcrits tels quels, reproche
que l'on pourrait adresser à Nimuendaju chez qui nous avons pris le mythe de
référence (Nimuendaju 1946 : 245-246). Combien plus riche en renseignements
est la version kraho du même mythe, que H. Schultz (1950) a transcrite à la
lettre avant de la résumer !
C'est compte tenu des lacunes que le procédé entraîne, que nous résumerons
les événements. Du moins aurons-nous tenté de ne rien laisser échapper, de ne
pas sélectionner les faits, pourtant incomplets aux dires mêmes de Crocker.
Nous appellerons la première version « Messianisme A ».

1. Dans une communication récente (octobre 1971), W. Crocker les décrit dans un état
d'abattement, de détachement, qu'il attribue à une inadaptation écologique. Pourtant on
pourrait se demander si ce n'est pas là une étape ultérieure du mouvement messianique.
Il se pourrait, mais ce n'est qu'une hypothèse, que le mouvement se soit orienté de manière
plus ésotérique et ait abouti à un détachement progressif. Ce serait là une des issues que
P. Worsley (1968 : xx-xxi) prévoit à l'échec de prophéties.
MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Messianisme A

Une femme mariée, Kee-kwei, est enceinte de six mois. Se trouvant seule,
en train d'arracher du manioc dans son jardin, elle sent l'enfant dans son
sein lui communiquer, avec force coups de pied, que le soleil est trop chaud
et qu'il souhaite rentrer ; il annonce que son père vient de tuer un tatou
et un agouti et qu'il convient de préparer de l'eau bouillante pour le gibier.
Le chasseur rentre1, portant les animaux annoncés, mais Kee-kwei ne
dévoile pas encore ce qui s'est passé à son mari. Lorsque l'enfant signifie
à sa mère qu'il ne souhaite pas de rapports sexuels entre ses parents,
celle-ci se résout à informer son mari et tous deux, à la tombée de la
nuit, s'en retournent au village. A la lueur de la pleine lune, ils voient
leur enfant, derrière leur maison, sous l'aspect d'une belle fillette de onze
ans, proprement vêtue et coiffée selon la mode canela. L'apparition se
proclame sœur d'Auké et annonce sa naissance pour le 15 mai au
crépuscule : le lendemain à l'aube, elle sera déjà grande et les Canela
seront devenus riches et habiteront les villes, alors que les Blancs seront
réduits
L' « àoncle
chasser
» (keti)
à l'arc
et la
et «àtante
la flèche.
» de l'enfant sont prévenus et le premier
est chargé de porter la nouvelle au conseil villageois. Nommée Krââ-kwei
« fille-sèche » par sa mère, « parce que celle-ci n'avait pas conçu depuis
longtemps », l'enfant se change en serpent et effraie son petit frère, mais
sa mère recommande qu'on ne le craigne pas.
Les factions politiques se rallient autour de Kee-kwei et retournent
au village traditionnel du Ponto. Il est enjoint aux Canela de danser et
chanter afin de plaire à Auké et à sa sœur, Krââ-kwei. Kee-kwei organise
une troupe de fidèles, jeunes gens et jeunes filles qu'elle entretient
richement et qui vivent ensemble dans un groupe de maisons.
Les danses et chants qui forment l'essentiel du culte sont répartis
en quatre jours de danses canela et trois jours (un long week-end) de
danses de style brésilien. Les mauvais danseurs sont punis : ils devront
se prêter sexuellement aux plus endurants. Les rapports sexuels sont
proscrits le week-end et permis seulement hors du village les autres
jours.
Les Canela ont désormais le droit de prendre du bétail aux éleveurs
voisins, la « mère » (c'est-à-dire l'enfant Krââ-kwei) étant arrivée parmi
eux. Les offrandes faites à la prophétesse seront rendues au centuple le
jour de l'avènement de l'enfant.

Là-dessus, l'enfant naît, et il est mort. S'élabore alors une nouvelle version,
que nous appellerons « Messianisme B ».

1. A la maison du jardin. Les Canela cultivent des jardins en bordure des cours
d'eau, relativement éloignés des villages. Ils y construisent habituellement une petite
maison.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION

Messianisme B

Le refus de rapports sexuels avec un étranger {cf. supra, p. 6), un Apanye-


kra-Canela1, est cause de la naissance prématurée de l'enfant, mort-né
de sexe masculin et qui est dit « l'image » de Krââ-kwei. Celle-ci, après une
visite à Auké en sa demeure céleste2, s'installe avec son frère (Auké)
dans le giron maternel. En somme, Auké revient, ramené par sa sœur :
tous deux « sortiront » pour accomplir leurs prodiges lorsqu'ils seront
repus des danses des Indiens. Auké demande qu'une maisonnette soit
construite, en guise de tombe pour l'enfant mort, derrière la maison de
Kee-kwei.
Krââ-kwei n'aimant pas son père, la prophétesse renvoie son mari
et épouse le fils du chef Kheecë. Elle prescrit la rupture des tabous sexuels
entre parents secondaires et même, semble-t-il, entre germains et entre
gendre et belle-mère à l'occasion.
Survient l'attaque des fermiers : les malédictions de certaines femmes
du village entraînent le départ de Krââ-kwei et d'Auké.

Voici à présent le mythe d'Auké, tel qu'il a été recueilli chez les Canela par
Nimuendaju (1946 : 245-24Ô)3 :

Mythe d'Auké

Une fille publique, Amcokwei, fut enceinte. Un jour qu'elle se baignait


avec ses compagnes, elle entendit à deux reprises le cri du préa (Cavia
aperea)^ sans en savoir la provenance. Elle rentra chez elle et se coucha.
Elle entendit alors le cri pour la troisième fois et s'aperçut qu'il venait
de son sein. « Mère, es-tu lasse de me porter ? lui dit l'enfant. — Oui,
mon fils, sors donc ! répondit-elle. — Bien, tel et tel jour, je sortirai. »
Quand Amcokwei sentit venir sa délivrance, elle s'en fut toute seule
dans la forêt. Elle tapissa le sol de feuilles de palmier pati et dit : « Si tu es
un garçon, je te tuerai, mais si tu es une fille, je t'élèverai. » Elle accoucha
d'un garçon ; elle creusa un trou, enterra l'enfant et rentra. Quand sa
mère la vit venir, elle s'enquit de l'enfant et lui reprocha de ne pas le lui
avoir ramené car elle l'aurait élevé. Apprenant qu'il était enterré sous un

1. Dans cet article, nous employons abusivement le terme « Canela » pour désigner les
seuls Ramkokamekra. C'est ce qui nous oblige à préciser lorsqu'il s'agit du groupe Apanyekra-
Canela.
2. Les Canela voient les cendres d'Auké dans la nébuleuse de Magellan (Nimuendaju
1946 : 234).
3. On connaît également de ce mythe des versions kraho (Schultz 1950 : 86-93) et apinayé
(Nimuendaju 1939 : 167-168).
4. Dans la version kraho du même mythe (Schultz 1950 : 86), l'enfant, avant sa naissance,
se change en de petits rongeurs, préa et paca (Coelogenys paca) , retournant au petit matin
dans le sein de sa mère.
10 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

arbre sucupira (Cassiea sp.), elle alla le déterrer, le lava et le ramena


chez elle. Amcokwei ne voulait pas l'allaiter et la vieille femme s'en chargea
à sa place. Alors le petit Auké dit à sa mère : « Ainsi, tu ne veux pas
m'élever ? » Elle fut effrayée et répondit : « Si, je t'élèverai. »
Auké grandissait très vite. Il avait le don de se transformer en toutes
sortes d'animaux. Lorsqu'il se baignait, il se changeait en poisson ; et
quand il allait aux jardins, il se changeait en jaguar, effrayant sa parenté.
Alors le frère d' Amcokwei décida de le tuer. L'enfant était assis, occupé
à manger une galette de viande, et son oncle l'assomma par traîtrise avec
sa massue. Il l'enterra derrière la maison, mais le lendemain le garçon
revint, souillé de terre : « Grand-mère, dit-il, pourquoi m'as-tu tué ? — C'est
ton oncle qui t'a tué parce que tu effraies le monde ! — Non, assura Auké,
je ne blesserai personne. » Mais bientôt, alors qu'il jouait avec d'autres
enfants, il se changea de nouveau en jaguar.
Alors son oncle résolut de s'en débarrasser par un autre stratagème.
Il le convia à une collecte de miel. Ils passèrent deux chaînes de montagnes ;
arrivés au sommet de la troisième, l'homme saisit l'enfant et le jeta dans
l'abîme. Mais Auké se changea en feuille sèche et se posa doucement sur
le sol. Il cracha et tout autour de son oncle surgirent des rochers
escarpés d'où celui-ci ne put s'échapper. Auké retourna chez lui et prévint
que son oncle rentrerait plus tard. Au bout de cinq jours, Auké fit
disparaître les rochers et son oncle put enfin revenir, à moitié mort
d'inanition.
Il projeta de tuer Auké d'une autre manière : il le fit asseoir sur une
natte et lui donna à manger ; mais Auké savait parfaitement ce qu'il
voulait faire. Il assomma l'enfant avec sa massue et le brûla. Alors tout
le monde quitta le village et déménagea au loin. Amcokwei pleurait, mais
sa mère lui dit : « Pourquoi pleures-tu à présent ? N'as-tu pas toi-même
voulu le tuer ? »
Au bout d'un certain temps, Amcokwei demanda au chef et aux
anciens que l'on ramenât les cendres d'Auké. Ils envoyèrent deux hommes
au village abandonné afin de voir si les cendres s'y trouvaient toujours.
Lorsqu'ils furent arrivés, ils virent qu'Auké était mué en homme blanc.
Il avait bâti une grande maison et du noyau sombre d'un arbre avait
créé les Noirs, du bois de bacuri les chevaux, du bois de piqui du bétail.
Il appela les deux messagers et leur montra sa propriété. Puis il appela
sa mère pour qu'elle vienne habiter auprès de lui. Auké est l'empereur
Dom Pedro II (qui régna de 1831 jusqu'en 1889).

Le récit du mouvement messianique et celui du mythe d'Auké présentent


entre eux toute une série d'oppositions qui sautent aux yeux et que nous énumé-
rerons rapidement avant d'y regarder de plus près : dans Messianisme A, Kee-
kwei est une femme mariée, bonne mère qui se refuse à son mari, alors que dans
le mythe, Amcokwei est une fille publique et une mauvaise mère ; la première
est seule dans son jardin et connaît la provenance du message, la seconde est
entourée de ses compagnes et ne sait d'où vient la « voix » ; dans Messianisme A,
11 s'agit d'une fille qui doit naître à terme, dans le mythe, d'un garçon qui dépasse
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION II

le terme de la grossesse1 ; dans Messianisme A, l'enfant est accueillie avec joie


par sa mère et son keti annonce la bonne nouvelle au conseil villageois, alors
qu'Auké est malvenu, et son ketile tue; dans Messianisme A, les Indiens retournent
au village traditionnel et les factions politiques s'unissent, tandis que dans le
mythe ils abandonnent le village (et, dans la version kraho, se dispersent). Enfin
et surtout, le rapport des richesses et du pouvoir s'inverse et c'est évidemment
où toutes les oppositions qui précèdent voulaient en venir. Méthodologiquement,
c'est là le gage que nous sommes bien en présence de l'inversion du mythe d'Auké.
Le matériel dont nous disposons apparaît dès lors exemplaire, car il nous
fournit, au départ, la relation globale — une symétrie — entre le mythe et le
mouvement messianique, dans ses deux versions. La méthode est donc toute
tracée : poser la symétrie entre les deux récits conduit à chercher l'axe de cette
transformation, c'est-à-dire à mettre en évidence l'ensemble de représentations
mentales auxquelles se réfèrent les Canela pour passer du mythe d'Auké à son
inverse. Cette démarche permet d'accéder au champ sémantique qui expliquera
la formule du messianisme canela, et c'est pourquoi on ne peut simplement
opposer le mythe d'Auké à l'histoire de Krâà-kwei : il faut déployer tout le champ.
Si, par le biais de ce matériel privilégié qui est le nôtre, nous parvenons, en
dégageant certains thèmes, à nous tailler une entrée dans cette langue rituelle
timbira dont la complexité est parfois accablante, nous aurons accompli notre
propos.
Aussi avons-nous cherché à demeurer dans le contexte canela. On se
demandera alors comment nous justifions le recours réitéré à la mythologie et aux données
ethnographiques de ces autres Timbira : les Apinayé (Timbira occidentaux),
les Kraho et les Krïkati (Timbira orientaux). Les Timbira se conçoivent eux-
mêmes comme autant de groupes d'une unité plus vaste ; un terme unique,
kupë (à présent réservé aux seuls néo-Brésiliens), servait à désigner les non-
Timbira — des autres tribus du tronc linguistique gé (auquel les Timbira se
rattachent) jusqu'aux Tupi. Les Apinayé, vivant à l'ouest du fleuve Tocantins,
se considèrent issus des Timbira orientaux et plus spécialement des Krïkati
(Nimuendaju 1939 : 1). Enfin, ainsi que l'a noté Cl. Lévi-Strauss, la mythologie
des Timbira forme un ensemble : « II est donc légitime de compléter les uns par
les autres des mythes qui, il y a quelques siècles au plus, étaient encore confondus.
Mais inversement, les divergences qui se manifestent entre eux ne prennent que
plus de valeur et n'acquièrent que plus de signification. Car, s'il s'agissait des
mêmes mythes à une date historiquement récente, des pertes et des lacunes
peuvent s'expliquer par l'oubli de certains détails ou par des confusions ; mais
si ces mythes se contredisent, ce doit être en vertu de quelque raison » (Lévi-
Strauss 1966 : 107 ; cf. aussi 1964 : 155-156 et 173). En particulier, Krïkati,

1. Ceci est implicite dans la version canela et tout à fait explicite dans la version kraho.
12 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Kraho et Ramkokamekra sont des tribus sœurs. Nimuendaju les a traitées


ensemble dans son livre The Eastern Timbira, extrapolant aux premières des
observations recueillies surtout chez la dernière. Cette extrapolation est abusive
et ne tient pas compte de ces divergences qui sont essentielles à l'analyse, et c'est
pour cette raison que nous avons distingué les mythes rapportés par Nimuendaju
(1946), qui sont très vraisemblablement des mythes ramkokamekra, du corpus
kraho que nous trouvons dans H. Schultz (1950) et aussi dans V. Chiara (1961-62).

Ayant précisé notre méthode, revenons au mouvement messianique canela


et aux inversions qu'il présente par rapport au mythe d'origine de l'homme blanc.
Nous avons vu que le mode aquatique et public des premières manifestations
d'Auké (cf. supra, p. 9) contraste avec l'annonciation de sa sœur. Kee-kwei,
en effet, est seule dans son jardin, arrachant du manioc, et l'enfant dans son giron
se plaint d'un excès de soleil. Quand on songe à la place fondamentale qu'occupe
dans la pensée timbira l'opposition entre le sec et le mouillé1, et si l'on remarque
que le manioc (avec, curieusement, le maïs, dont le cycle coïncide pourtant avec
la saison des pluies) est affecté à la moitié ka, celle de la saison sèche, on commence
à soupçonner que le mouvement messianique tente dès l'abord de se situer en
« clé » de sécheresse : du registre atuk (saison des pluies) du mythe d'Auké, on
passe à un registre ka.
A preuve le nom de la sœur d'Auké — Krââ-kwei — qui signifie « fille-sèche »2.

1. Cette distinction qui classe les êtres et les choses dans l'une des deux moitiés kamakra
ou atukmakra établit une série de congruences (Nimuendaju 1946 : 84) :
kamakra est soleil jour feu rouge terre
atukmakra ouest lune nuit bois de brûlage noir eau
sécheresse centre (place) vie
saison des pluies dehors (périphérie) mort
Ces congruences, nous semble-t-il, doivent être envisagées comme relevant de plans différents,
c'est-à-dire que les oppositions peuvent être vues comme homothétiquement semblables.
Ceci ressort très clairement d'un dessin apinayé, publié par R. da Matta (1970b, fig. 9),
représentant l'univers. Les différents éléments sont placés à l'intérieur de cercles
concentriques, qui pourraient être conçus comme des projections sur un plan de cercles croissants
dont les centres s'ordonneraient le long d'un même axe, et dont le tracé, à notre sens, vise
la délimitation d'espaces distincts tels que la place centrale, le village, le ciel. C'est ainsi
que les femmes s'opposent aux hommes dans le cercle de la société (la place), comme la lune
s'oppose au soleil dans le cercle céleste, comme le cru s'oppose au cuit dans le cercle du village
ou des activités domestiques. L'existence de ces plans dans la classification porterait à
reconsidérer une fois de plus le dualisme timbira.
2. Selon l'informateur de W. Crocker, ce nom aurait été choisi parce que la mère n'aurait
pas conçu depuis longtemps. Pourtant il est question du petit frère de Krââ-kwei que celle-ci
épouvante sous la forme d'un serpent ; on sait en outre que les Timbira ont pour coutume
d'espacer les naissances.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 13

Les noms chez les Timbira orientaux ne sont pas choisis par les parents, mais
transmis par un donneur qui sera un keti1 pour un garçon, et une tëi2 dans le cas
d'une fille. Le nom, qui désigne son porteur pour certains rôles cérémoniels, n'a
donc rien à voir avec les attributs personnels de l'enfant, qu'il ne prétend pas
désigner comme individu : il est plutôt un titre, opérateur qui l'insère et le classe
dans la vie cérémonielle, en fait « un personnage», l'affectant en particulier à l'une
des deux moitiés, ka ou atuk.
Or le nom de Krââ-kwei n'en est pas un, au sens canela, et ceci doublement :
parce qu'il est choisi par sa mère (dès avant la naissance) et parce qu'il prétend
décrire l'enfant. Autrement dit, Kràâ-kwei n'est pas revêtue d'une « persona », elle
est elle-même « persona », masque et prototype que d'autres, à sa suite seulement,
pourront assumer3. En Kràà-kwei, l'individu et la personne se confondent, et
son nom la signifie : elle est sécheresse4.
Ce caractère de masque, Krââ-kwei le partage d'ailleurs avec son frère (et
plusieurs autres personnages mythiques) : car ils sont tous deux des « images »,
des mekarô. Ce mot (au singulier karô) signifie à la fois le mort {i.e. l'âme), l'ombre
projetée par un homme, sa photo, son image (Nimuendaju 1946 : 234). Les mekarô
sont donc des êtres en quelque sorte « de pure forme », sans profondeur et sans
entendement5 ; ce sont des êtres à deux dimensions, pour lesquels le monde à son
tour n'est qu'une image, immédiate. Un informateur kraho nous les décrivait
en ces termes : « Les mekarô sont comme ceci : ils n'ont pas d'entendement, ils
vivent débridés [sans raison]. Ils ne voient pas les choses qui les entourent, rien
que ce qui est devant eux. Quand ils entrent dans une maison, ils voient la maison,
mais rien d'autre. S'ils rencontrent quelqu'un, ils le voient mais ne voient pas
le restant. »
Le karô est donc pure image, comme Auké est l'image de tout ce qui se présente
à ses yeux (version kraho : s'il voit venir un enfant, il devient semblable à un

1. Généralement le frère de la mère ou l'un des deux grands-pères. Nimuendaju (1946 :


105), qui s'est peu soucié de la terminologie de parenté, donne : « kê'de-ti : MB, MF, MZS older
than ego (last meaning probable, not certain) ; kë 'de-re : FF ». Mais Melatti (1970b : 122 sq.)
donne pour les Kraho : keti : MB, MMB, MF, MFB, FF, FFB.
2. Habituellement la sœur du père. Nimuendaju donne : tu'i-re : FZ, FZD, MM, (FBW),
MZD ; et Melatti, tëi : FZ, FZD, FZDD, FM, FMZ, MM, MMZ.
3. Nous verrons plus loin que ce caractère de prototype est associé à ces personnages
clés de la vie cérémonielle que sont les hamrén, et que le nom de Kràà-kwei recèle
probablement des sens multiples qui renvoient les uns aux autres.
4. D'Auké, au contraire, on pourrait dire qu'il est tout entier du côté de l'eau, atukmakra.
Sa naissance a lieu hors du village, ce qui contrarie les règles (Nimuendaju 1946 : 106)
et le place sous le signe du dehors qui est, on s'en souvient, congru à l'eau et à la moitié atuk.
Il n'est pas jusqu'à sa consomption par le feu qui ne rappelle — mais nous avançons ceci
prudemment — ce bois à brûler qui est la contrepartie du feu et que les Canela situent donc,
en toute rigueur, du côté atuk.
5. Et l'on songe, bien entendu, à ces autres « ombres » homériques, privées de mémoire
et, partant, de savoir (Vernant 1965 : 59).
14 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

enfant ; qu'un homme mûr s'avance, le voici homme au poil noir ; qu'il voie
venir un vieillard, le voilà blanchi et courbé ; cf. Schultz 1950 : 86).
Réplique et miroir, Auké est proprement un karô. En veut-on d'autres preuves ?
Il est dit à plusieurs reprises qu'Auké est mort. Il suffit d'être respectueux du
texte du mythe pour voir qu'Auké s'adresse à sa grand-mère en lui disant : « Grand-
mère, pourquoi m'as-tu tué ?» A quoi elle répond : « C'est ton oncle qui t'a tué
parce que tu effraies les gens. » N'est-on encore pas persuadé ? Eh bien, le pouvoir
de se changer en toutes sortes d'animaux en apporte une dernière preuve. Les
Kraho croient que les morts vivent un certain temps comme des Indiens, puis
meurent à nouveau et prennent la forme d'un animal (un gros gibier,
habituellement), qui peut mourir à son tour et se transformer en un animal ordinairement
plus petit (selon une série qui varie avec l'informateur) et aboutit enfin à l'état
de pierre, de morceau de bois ou de termitière (Melatti 1970b : 210). Chez les
Canela, Nimuendaju rapporte également que les morts peuvent prendre toutes
sortes d'apparences animales (1946 : 235).
Pour conclure qu'Auké et sa sœur sont des mekarô, il faudrait, nous objectera-
t-on, que la réciproque de la proposition soit vraie, à savoir que « tout homme
pouvant prendre à volonté des formes animales est un mort (karô) ». Or c'est
bien ce qui se passe : le texte kraho du mythe d'Akreï et Kengunâ raconte de ce
dernier qu'il savait se transformer en un grand nombre de bêtes, effrayant ainsi
son frère ; et l'informateur, pour désigner ces métamorphoses, dira à deux reprises :
« il allait faisant le mort » ; et, un peu avant, « il se transformait en toutes choses
défuntes » (Schultz 1950 : 95).
Nous aurons ainsi établi en passant le caractère haro non seulement d'Auké,
mais aussi du Kengunâ kraho et de Krâà-kwei pour autant qu'elle se transforme
en serpent.

Un autre trait fondamental qui oppose le mouvement messianique au mythe


d'Auké tient au personnage de la mère. Dans la version canela du mythe, c'est
à n'en point douter une mauvaise mère. Elle enterre son enfant vivant sous
un arbre sucupira (Cassiea sp.), ce qui redouble le meurtre : car cet arbre, au bois
particulièrement dur, est associé à la croissance des enfants qui, vers l'âge de
quatre ans, s'en vont déposer dans un trou de son tronc leurs cordons ombilicaux
desséchés, afin qu'eux-mêmes croissent aussi durs et résistants que lui
(Nimuendaju 1946 : 107). A l'inverse, Kee-kwei est une mère exemplaire qui va
(Messianisme B) jusqu'à complaisamment accueillir en son sein Auké et Krââ-kwei,
en une gestation prolongée.
Mais il ne suffit pas d'opposer ainsi les « mères » : encore faut-il chercher à quel
ensemble de représentations elles se rattachent. Une phrase étonnante de la
version canela pourra nous mettre sur la voie. Au moment de sa délivrance,
Amcokwei déclare : « Si tu es un garçon, je te tuerai, mais si tu es une fille, je
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 15

t'élèverai. » D'où vient à la mère ce trait d'Amazone ? On ne saurait rien trouver


en ce sens dans les institutions ou dans les mythes canela. En revanche, le thème
du village de femmes qui tuent leurs enfants mâles se trouve dans la mythologie
apinayé. L'origine de ce village remonte au massacre de tous les hommes par
leurs épouses privées de leur amant. Quoique, chez les Apinayé, celui-ci soit un
caïman, on reconnaît tout de suite en ce thème du meurtre de l'amant par les
maris une variante du mythe du tapir séducteur que l'on retrouve chez les Kraho.
Le mythe apinayé peut en outre être rattaché au corpus canela, puisqu'un curieux
épisode — que l'on pourrait dire de « type Atalante », où la course du prétendant
devient la traditionnelle course « à la bûche » des Gé — se retrouve dans un mythe
canela lié à l'origine d'un rituel d'initiation, le kétuayé. Aussi, selon nos principes
méthodologiques, sommes-nous à même de tirer de ce mythe des conclusions
pour tous les Timbira.
Le meurtre d'un enfant mâle mais non d'une fille place la mère d'Auké dans
les rangs des « maîtresses du tapir », pour lesquelles Lévi-Strauss (1964 : 261-287)
a établi un certain nombre de propriétés dont nous ne retiendrons ici que celle
qui les caractérise comme de mauvaises nourrices et l'homologue de la pourriture,
donc à l'extrême bout de la nature. C'est bien ce que dit aussi le mythe du village
des femmes, village qui est non pas contre-nature mais contre-culture, puisque
constitué uniquement de femmes qui sont nature par opposition aux hommes
qui seuls sont société. N'élever que les filles signifie donc rester entre femmes,
en état de pourriture, et le mythe d'Auké fournit alors une équation importante
pour la suite, qui pourrait s'écrire : « Sous l'angle de la nature, un enfant mâle
mort vaut une enfant femelle vivante. »
La pourriture, la puanteur nous placent d'emblée dans ce domaine où Lévi-
Strauss a décelé l'importante position sémantique de la sarigue (1964 : 172-195).
On se souvient que cet animal (Didelphys marsupialia) , le seul marsupial que
connaissent les Canela (Vanzolini 1956-58 : 159), est une nourrice qui pue. La
nourrice par excellence, chaste et qui exclut la puanteur pour autant qu'elle
demeure vierge, est Étoile (Vénus du soir), pourvoyeuse des plantes cultivées
et en premier lieu du maïs ; l'arc-en-ciel, lui, est la non-nourrice et la puanteur
extrême (Lévi-Strauss 1964 : 255 sq.)1.

1. Rappelons très brièvement la version canela du mythe d'origine des plantes cultivées :
Étoile descend du ciel pour épouser un Indien dont la laideur rebutait toutes les femmes.
Celui-ci la cache dans une gourde, où son jeune frère la découvre. A la rivière, Étoile aperçoit
du maïs. Elle enseigne aux Indiens la manière d'en manger et prépare des galettes : les Indiens
jusqu'alors ne mangeaient que du bois pourri. Ici se place un épisode où un garçon mange
de la sarigue rôtie, nourriture permise aux seuls vieillards. Il vieillit instantanément. Si son
mari n'avait tenu à consommer le mariage, Étoile aurait encore révélé bien d'autres secrets.
Elle décide de remonter au ciel et son mari demande à l'accompagner. Le soir, Étoile se
poste sur la place et commence à chanter. Au matin, elle et son mari avaient disparu (Nimuen-
daju 1946 : 245).
i6 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Nous pourrions dire alors que sur l'axe de la sarigue, la mère d'Auké se
situerait du côté de l' arc-en-ciel. Que cet axe soit bien pertinent ici, nous en voyons
la preuve dans l'abondance des motifs « marsupiaux ». Dans les trois versions,
canela, kraho et apinayé, l'enfant quitte à volonté le giron de sa mère. Dans
toutes trois, cette mère est la contrepartie d'Étoile : doublement, chez les Canela,
où elle est une fille publique (alors qu'Étoile est une femme mariée qui se refuse
à son mari) et une exécrable nourrice qui refuse d'allaiter ; simplement, chez
les Kraho et les Apinayé. Chez ceux-ci, en effet, elle est une fille publique (qui
veut bien être une nourrice) alors que chez ceux-là elle est une femme mariée
qui sait copuler (par opposition à une autre femme marsupiale, dans le mythe
kraho du serpent séducteur, qui, elle, ne sait pas copuler et est une bonne nourrice,
ce qui la classe comme femme-Étoile)1.

i. A l'appui de la pertinence de « l'axe sarigue », on se souviendra que dans la version


canela, la mère d'Auké entend le cri du préa sans se rendre compte qu'il provient de son corps.
Or le nom de la sarigue (klô-ti) ne diffère de celui du préa (klô) que par l'adjonction de
l'augmentatif ti (Vanzolini 1956-58 : 159). Et notons cette phrase surprenante du mythe
kraho des deux beaux-frères : « ces autres préas qu'on appelle mucura (sarigue) » (Schultz
1950 : 125 ; cf. aussi Lévi-Strauss 1964 : 178).
Le mythe d'Auké et le mouvement messianique éclairent encore un autre point d'ethno-
zoologie. Dans la version apinayé; Auké prend la forme d'un paca (Coelogenys paca) et dans la
version kraho, indifféremment celle d'un préa ou d'un paca. Ces deux rongeurs semblent donc
associés dans le giron de la mère d'Auké, où ils logent, vivants, et s'opposer ainsi à l'agouti
(Dasyprocta sp.) et au tatou (édenté, de la famille des Dasipodides, l'espèce n'est pas spécifiée
par Crocker) qui sont ingérés, une fois morts, par Kee-kwei : soit une opposition, selon
l'hypothèse de Lévi-Strauss (1964 : 138-139, n. 1), fondée sur l'absence ou la présence de la queue.
L'opposition, cette fois, des paires queixada-tatou/préa-paca, soit le long opposé au court
{cf. ibid. : 138), se trouve établie si l'on accepte -— sans exiger une démonstration détaillée
qui nous entraînerait plus loin encore — que dans la pensée kraho le mythe des queixadas
(Tayassu albirostris), obtenus avec le concours du tatou par deux beaux-frères unis (Schultz
1950 : 160-162), a une armature inverse de celle du mythe d'Auké qui, rappelons-le, commence
par apparaître dans la version kraho soit sous forme de préa soit sous forme de paca, et qui
est, dans cette version, tué par son grand-père. Soit, en code de parenté et d'attitudes :

kraho : Mythe d'origine Mythe d'Auké


des queixadas

A-à A

queixada, tatou (fin) préa, paca (début)

Cette inversion n'est pas une vue de l'anthropologue, qui reposerait sur le seul code
ethnologique des représentations de généalogies. Elle répond à une opposition fondamentale chez
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 17

La prophétesse canela appartient évidemment à ce groupe de femmes marsu-


piales, mais elle se situe du côté d'Étoile, dès lors qu'elle se refuse sexuellement
à son mari (Messianisme A) ou à un étranger (Messianisme B).
En somme, nous voyons le mythe d'Étoile servir en quelque sorte d'axe de
symétrie : si le mouvement messianique prétend inverser le mythe d'Auké,
c'est par référence à Étoile qu'il procède, faisant passer d'une non-Étoile, la mère
d'Auké, à une Étoile véritable, la mère de Krââ-kwei.
Or, si l'on tient compte des congruences suivantes :

saison sèche : saison des pluies : : Étoile : non-Étoile : : société : nature

on aperçoit que les conclusions auxquelles nous sommes déjà arrivée dans les
deux premiers codes se trouvent réaffirmées dans le dernier.
Nous avons vu, en effet, que le village des femmes était pure nature. Or Lévi-
Strauss a montré, à propos justement des maîtresses du tapir (qui sont des non-
Étoiles), que le produit de la nature avec elle-même ne saurait être que « naturel »
(Lévi-Strauss 1964 : 282). Qu'Auké soit bel et bien, au début de sa carrière, à l'état
de nature, est signifié par l'attitude de son keti, son oncle maternel et « parrain »
présumé. On sait en effet que c'est par son keti et par le nom que celui-ci lui
transmet qu'un enfant s'insère dans la vie cérémonielle et y assume le rôle qui
lui est dévolu. Chez les Ramkokamekra plus encore que chez les autres Timbira,
le rôle du keti est prééminent pour tout ce qui touche aux affaires publiques de
son itamtxua. Aussi la métaphore est-elle transparente : Auké, tué par son propre
keti, est un être exclu des rites, il est entièrement « nature ».
L'inverse vaut pour Kràâ-kwei dont l'apparition prénatale, précise Crocker,
a non seulement forme humaine, mais est vêtue selon la mode canela et — ceci
est essentiel — est proprement coiffée. La coiffure, en effet, est le signe de la
participation à la vie sociale : seuls les reclus (en particulier les personnes portant le
deuil) s'abstiennent de se faire couper les cheveux. C'est dire de Krââ-kwei qu'elle
est tout entière société dès avant sa naissance, et ceci est congru à la « sécheresse »
qui est la sienne. Aussi son keti est-il chargé de porter au conseil la nouvelle de
sa proche venue.
Ainsi Auké est-il entièrement « naturel », tout comme sa mère placée sous le
signe de la pourriture. Que l'homme blanc soit conçu comme relevant de la nature
n'a rien pour surprendre : les Timbira ne sont certes pas seuls à se proclamer
« des gens » et à rejeter toute autre société, barbare dès lors qu'elle est autre,

tous les Gé, qui est fondée sur leur matrilocalité. Dans ce système, les beaux-frères sont
conçus comme potentiellement sinon effectivement hostiles, et surtout — comme c'est le
cas dans le mythe des queixadas — si le frère de la femme est célibataire et appartient à la
même maisonnée. C'est dire que l'attitude escomptée entre eux est négative, alors qu'elle est
censée être au contraire positive entre grand-père maternel {keti lui aussi) et petit- fils.
i8 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

dans le règne de la nature. Un informateur kraho ne nous décrivait-il pas la


promiscuité véritablement bestiale des civilisés, qu'il dépeignait couchant avec leurs
propres filles ? La démarche est d'ailleurs strictement la même que celle des
néo-Brésiliens de la région qui comparent les chants indiens aux rugissements
des bêtes féroces (Nimuendaju 1946 : 115).

Nous sommes maintenant à même d'élucider un point fondamental du


mouvement messianique, à savoir comment la pensée canela a pu se satisfaire de la
nouvelle version fournie par la prophétesse après qu'à la place de la fille vivante
annoncée est venu un garçon mort-né, dit alors « image de Krâà-kwei ». Si la
structuration du domaine mythique est un fait, et puisque nous avons vu que le
mouvement messianique est une version du mythe d'Auké en « clé » de femme-
Étoile (soit de société, soit de sécheresse), il s'ensuit que les rapports d'équivalence
entre objets (mais non les objets eux-mêmes) de ce mythe doivent se retrouver
invariants dans le mouvement messianique. Autrement dit, si deux objets sont
équivalents dans le mythe d'Auké, leurs transformés (dans le mouvement
messianique) doivent le demeurer. Si donc nous appliquons cette règle à l'équivalence
établie plus haut {supra, p. 15) — « en clé de non-Étoile (soit de nature) un
enfant mâle mort-né vaut une fille vivante » — , nous obtiendrons la propriété :
« en clé de femme-Étoile, un enfant mâle mort-né équivaut à une fille vivante »,
ce qui, si on développe, donne : « une fille vivante d'une femme-Étoile est
l'équivalent d'un enfant mâle mort-né d'une femme-Étoile », et c'est
précisément ce que dit Messianisme B lorsqu'il affirme que l'enfant mâle mort-né
(non-fils d'un étranger, c'est-à-dire fils d'une non-maîtresse du tapir et nourrice
suprême qui consent à une gravidité prolongée outre mesure, en un mot d'une
Étoile) est l'image de Kràâ-kwei vivante (fille d'une nourrice qui se refuse
à son mari, ce qui est une autre manière d'être Étoile). Soit, si l'on veut un
diagramme :

Mythe d'Auké F Messianisme B

Amcokwei (non-Étoile) Kee-kwei (Étoile)


A = $ mort-né de non-Étoile F(A) = Ç vivante (Krââ-kwei, fille
(Auké) d'une chaste nourrice)
B = Ç vivante de non-Étoile F(B) = $ mort-né (non-fils d'un
étranger, enfant d'une
suprême nourrice)

Nous venons donc de vérifier que pour A = Auké et B = la fille non conçue du
mythe d'Auké : A = B => F (A) = F(B).
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 19

La rigueur de la pensée mythique se trouve ainsi réaffirmée. Le remaniement


d'une version, exigé par l'événement — la mort d'un enfant mâle —, n'en obéit
pas moins, à travers les règles de transformation et d'équivalence de la pensée
canela, à une logique impérieuse1.
Nous aurons vu en passant que Krââ-kwei n'est pas, comme on aurait pu
le croire, la fille non conçue du mythe d'Auké : elle est en fait le transformé
d'Auké lui-même ; alors qu'il est nature, quoique mâle, elle est société, quoique
femelle.
Mais si l'hostilité ou la bienveillance du keti se trouvent expliquées par le
contraste nature /société, il convient de dire un mot des rapports d'Auké et de
sa grand-mère. Il existe un mythe ramkokamekra qui fait charnière entre un
certain nombre d'autres mythes. Il s'agit de l'histoire de Yawé, distincte chez
les Canela de celle de la « visite au ciel », mais dont la partie finale apparaît dans
les versions kraho et apinayé de ce dernier mythe. Là donc où les Kraho ne voient
qu'une histoire, les Ramkokamekra en racontent deux (Yawé et Hàhàk) dont
voici seulement la première :

Yawé est un homme qui s'est brûlé par inadvertance alors qu'il cultivait
son champ. Sa blessure ne guérissant pas, il est cloué au lit, incapable de
chasser. Un jour, ses parents le laissent seul : il reçoit alors la visite des
âmes de ses grands-parents, sous forme d'oiseaux qui le guérissent.
Cependant il cache sa guérison à ses parents. Le lendemain, malgré les
objurgations de sa mère, Yawé s'en va au bain. Sur le chemin se tiennent deux
esprits qui le conduisent à une assemblée de morts. Ceux-ci lui offrent
force gibier mais il se contente d'un perroquet, d'un jacou (Penelope sp.) et
d'un agouti. Yawé cache ce commerce à ses parents. La nuit, deux jaguars
viennent le chercher pour une partie de chasse, dont le produit, un cerf,
revient au père du héros : Yawé, censé être encore malade, ne saurait
y goûter. En revanche, il demande à son beau-frère de lui pêcher des
poissons. Celui-ci préfère chasser des pacas, en tue deux, qu'affamé il

1 . Si nous nous plaçons dans les termes de l'algèbre des catégories (les catégories consistent,
rappelons-le, en une classe d'objets et une classe de morphismes entre ces objets, avec une
loi de composition associative et un morphisme neutre pour chaque objet), termes en lesquels
les mythes peuvent être pensés (Lorrain 1969), ce que nous venons d'établir localement,
c'est que la transformation qui fait passer du mythe d'Auké au mouvement messianique
conserve une relation d'équivalence (qui est probablement, mais encore faudrait-il le
démontrer, ce que F. Lorrain a appelé une logique de l'analogie).
Nous avons vu, en outre, que non seulement les objets (personnages) sont inversés (par
exemple, non-Étoile -> femme-Étoile ; garçon ->■ fille, etc.), mais aussi les morphismes
(rapports) entre eux : par exemple, la malveillance (non-Étoile envers son fils mâle) devient
bienveillance (femme-Étoile envers sa fille). Ceci nous porte à croire qu'une vérification
détaillée permettrait d'établir que le mouvement messianique est une image fonctorielle
(du moins localement) du mythe d'Auké, ce qui est une autre manière de dire que la structure
de la catégorie de départ, le mythe d'Auké, demeure inaltérée par l'inversion de celui-ci.
Au fond, le mouvement messianique n'est qu'une façon de « rejouer » le mythe en le
retournant à l'envers.
20 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

mange incontinent sans même laver ses mains souillées de sang. Aussitôt
saisi de violentes douleurs intestinales, il est guéri par Yawé. Ensuite,
le héros punit sa femme infidèle par la piqûre d'une fourmi en laquelle
il se transforme.

Dans les deux versions kraho publiées à ce jour (Melatti 1970a : 69-70
et Chiara 1961-62 : 339-350) et où se trouvent condensés ce mythe et celui
de la visite au ciel, c'est avec le frère du héros que sa femme le trompe.
Ceci indique clairement qu'il s'agit d'une non-Étoile : Étoile est, on s'en
souvient, on ne peut plus réservée à l'égard de son beau-frère qui la découvre en sa
cachette.
En outre, la remarquable discrétion alimentaire de Yawé, qui refuse le gibier
des âmes, s'oppose très nettement à la gloutonnerie malencontreuse de son beau-
frère1. On sait que chez les Kraho une distance est requise entre le chasseur et
la consommation de la viande, laquelle doit être refroidie au préalable et attrapée
au moyen d'un bâton (Schultz 1950 : 108) 2.
La même continence alimentaire est attribuée chez les Kraho au chasseur
Kengunâ, dont le mythe fonde, chez les Canela, le rituel d'initiation pépyé. Dans
ce mythe, il est question d'enfants immergés (partiellement chez les Canela,
totalement chez les Kraho) dans la rivière, et qui jouissent de la bienveillance
de leurs grands-parents vivants. Yawé, lui, est un adulte, partiellement brûlé
hors du village. L'inversion corrélative qui se produit concerne les grands-parents,
qui sont alors morts au lieu d'être vivants. Or le mythe d'Auké peut être inséré
dans la même série : c'est un enfant brûlé (totalement) dans le village et qui
jouit de la bienveillance de sa grand-mère vivante. Il est intéressant à cet
égard de lui comparer sa version kraho dans laquelle Auké est brûlé non pas
dans le village mais hors de celui-ci, et subit l'hostilité de son grand-père vivant.
Soit le tableau :

1. C'est à cette occasion que se manifestent les pouvoirs magiques de Yawé. Il est frappant
de voir que les récits kraho sur l'acquisition de pouvoirs magiques suivent à la lettre le mythe
canela de Yawé ; cf. Melatti (1970a : 69, 76) qui extrait de ces récits le schéma suivant :
1) un homme (ou une femme) tombe malade ; 2) il est seul ; 3) un être non humain lui
apparaît ; 4) il guérit le malade ; 5) il le nourrit ; 6) il lui donne des pouvoirs magiques ; 7) l'homme
(ou la femme) expérimente les pouvoirs reçus. On voit par là que l'acquisition des pouvoirs
magiques ne se conforme au mythe kraho de la visite au ciel, où Melatti veut voir le paradigme
de ces récits, que pour autant qu'il englobe le mythe canela de Yawé. C'est là un parallèle
surprenant de la situation analysée par Lévi-Strauss (1958 : 266) où au mythe pawnee
d'acquisition des pouvoirs magiques correspond strictement un rite non pas pawnee mais
mandan, hidatsa et blackfoot.
2. On pourrait dire que Yawé et la situation de type Étoile se font pendant selon des
codes différents. La consommation différée du gibier chez l'un correspond à la consommation
différée du mariage chez l'autre.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 21

RA-CANELA KRAHO
YAWE AUKÉ AUKÉ
• adulte brûlé (partiellement) • enfant brûlé (totalement) • enfant brûlé (totalement]
• hors du village • dans le village • hors du village
• bienveillance des • bienveillance de la • hostilité du
grands-parents morts grand-mère vivante grand-père vivant

KENGUNÂ
• enfants immergés
• hors du village
• bienveillance des
grands-parents vivants

II semble ressortir de ce tableau que l'attitude des grands-parents est liée


à l'armature du mythe. En particulier, si nous considérons les versions canela
et kraho du mythe d'Auké, nous voyons que l'attitude peut s'inverser
(bienveillance/malveillance) en même temps que change le sexe de l'aïeul, dès lors qu'une
inversion d'ordre spatial se produit, remplaçant le village par la savane comme
décor du meurtre de l'enfant.
Ce meurtre, c'est seulement par le feu qu'il est rendu définitif. Ou plutôt,
c'est le feu qui opère la disjonction entre les Indiens et Auké, devenu l'homme
blanc. On observera que celui-ci est dépeint comme un éternel enfant qui n'accède
pas au statut d'initié (peb) , celui-ci supposant des rites appropriés qui impliquent
l'immersion dans l'eau. A l'inverse d'Akreï et Kengunâ, héros mythiques auxquels
ces rites d'immersion (= réclusion) se rapportent, Auké devient homme mûr
en même temps qu'il change de nature. En effet, tandis que l'eau douce « fait mûrir
rapidement » mais ne change pas la substance, le feu, et plus particulièrement
le feu-qui-réduit-en-cendres, semble être l'agent d'une séparation irréversible1
et opérer une distinction de nature. Ceci est manifeste par exemple dans une
version kraho de « Hansel und Gretel », conte appris des Brésiliens : lorsque le vieux
(car la vieille sorcière des frères Grimm change ici de sexe) est cuit dans l'eau
du chaudron, l'informateur précise — et on reconnaît le Timbira à cet épisode
à première vue redondant — que l'eau de cuisson s'étant évaporée, le vieillard
prend feu, est réduit en cendres, et que de ces cendres sont issus des coqs, des
poules, des poussins et des chiens (Chiara 1961-62 : 353-354).

1. A tel point que, selon un informateur kraho, les esprits des morts qui sont brûlés ne se
réincarnent plus (Melatti 1970b : 211). C'est peut-être dans ce but que l'on brûle
habituellement les sorciers kraho condamnés à mort par la tribu (Schultz i960 : 193).
22 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Cette transmutation que le feu est censé opérer éclaire la conclusion


apparemment surprenante de l'informateur de Schultz : « Si les Indiens n'avaient
pas brûlé cet Auké, ils seraient devenus pareils aux chrétiens » (Schultz 1950 : 92) 1.
Autrement dit, le feu qui brûle (et non pas le feu de cuisine) dissocie
irréversiblement et fait changer de nature, la mort seule n'ayant pas ce pouvoir.
L'eau, au contraire, est l'élément de la création : dans le mythe canela, Soleil
et Lune créent les hommes en plongeant dans une crique (Nimuendaju 1946 : 244)
ou en y lançant des troncs de palmier buriti (Mauritia flexuosa ou vinifera)
(Crocker 1963 : 164) ; de même dans le mythe apinayé (Nimuendaju 1939 : 164) ;
enfin, dans le mythe kraho, les femmes sont créées par l'immersion de gourdes
dans la rivière (Schultz 1950 : 58). Que l'eau puisse favoriser la création semble
ressortir encore des mythes de démiurges immergés rapportés chez les Shavante
(Maybury-Lewis 1967 : 248-249) ainsi que du mythe apinayé de Vanmegaprana,
l'homologue d'Auké, qui crée hommes blancs et hommes noirs à partir des poissons
(Nimuendaju 1939 : 168).
Mais, surtout, l'eau de rivière marque le mûrissement rapide et l'insertion
dans la société2. C'est ce qui transparaît du mythe d'Akreï et Kengunâ, que nous
avons déjà cité et qui fonde l'un des rituels d'initiation timbira. Le bain de rivière,
par ailleurs, signale, chez plusieurs tribus gé, la fin du deuil ainsi que celle de la
réclusion des tueurs, qui retrouvent alors leur vie sociale. Chez les Canela, on se
débarrasse de l'influence des morts, soit après les funérailles, soit lors du rituel
du kétuayé, par une sorte de douche administrée par les parentes maternelles
(Nimuendaju 1946 : 174). Enfin, dans un mythe kraho, sorte d'histoire de Daphnis
et Chloé, la copulation est enseignée à une Indienne par un serpent séducteur,
et ceci a lieu à la rivière (Schultz 1950 : 156-158) 3.

1. D'autant plus surprenante que dans cette même version kraho, les Indiens sont privés
des commodités de la civilisation non pas à l'avènement de l'homme blanc mais par la
faute du grand-père timoré d'Auké, qui, pressé par celui-ci de choisir, préfère l'arc et la
calebasse au fusil et à l'assiette, vouant ainsi les Indiens à la pauvreté.
2. Ainsi le nominateur est-il tenu, chez les Krïkati, de baigner tous les jours l'enfant
qu'il aura nommé, et ce, jusqu'à ses premiers pas (Lave 1972 : 29).
3. L'enfant ainsi conçu sort et rentre à volonté dans le sein de sa mère : il se change en
poisson, en paca, etc., jusqu'à sa naissance ; après quoi, il semble demeurer entièrement
humain. Il est frappant que son compagnon, son double, soit un enfant qui grandit vite,
issu des tripes d'un caitetu (Tayassu tayassu) bouilli. Il semblerait que nous sommes là
en présence d'une transformation du mythe d'Akreï et Kengunâ et de celui d'Auké. Les
héros des trois mythes sont du type mekarô : ils se transforment à loisir, soit avant leur
naissance (Auké et le héros du mythe du serpent), soit après (Kengunâ). Les deux premiers
commencent leur carrière dans l'eau, mais l'un meurt brûlé et donc change de nature, alors
que l'autre naît bouilli et poursuit une vie indienne ; soit le tableau suivant, dont nous voulons
retenir seulement ici l'opposition entre le feu qui transmute (non pas le feu de cuisine) et l'eau
de rivière créatrice ou « mûrisseuse » :
Kengunâ Auké Héros du mythe du serpent
immergé (eau sans feu) brûlé (feu sans eau) bouilli (feu et eau)
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 23

L'association de l'immersion et de la maturation est, chez les Krîkati,


explicitement référée aux fruits du palmier buriti, qui ne sont mangeables qu'après
être restés quelques jours dans l'eau. D'où la synonymie à première vue étonnante :
mouillé = mûr ; sec = vert (Lave 1972 : 81).
Or, chez les Canela, l'opposition sec /mouillé sous-tend celle entre le commun
des hommes, les « têtes sèches », et les plus importants personnages de la vie
cérémonielle, appelés mégakrâ-ko « têtes humides » ou hamrén (Crocker 1962 :
125 sq.). Le mot hamrén signifie, selon Nimuendaju (1946 : 97), « remis d'une
longue maladie ». Ce nom relève d'une série d'associations que nous pouvons
tenter de reconstituer.
Parmi les hamrén, en effet, se comptent en plus grand nombre les tàmhàk
(Vautours royaux), à tel point que les deux termes sont interchangeables. Or les
vautours royaux (Gypagus papa) sont censés ouvrir, de leurs becs acérés, ces
charognes que les becs plus faibles des autres vautours sont impuissants à dépecer.
A l'instar de leurs homonymes animaux, on demande aux tàmhàk de procéder à la
première incision d'un gibier afin que celui-ci se révèle gras1. A ces personnages il est
défendu de manger des nourritures n'ayant pas atteint une complète maturité,
maturité qu'il leur incombe d'ailleurs de sanctionner puisqu'il leur est demandé
d'ouvrir les récoltes : ils mangeront les premières patates, ils recueilleront le premier
poisson qui montera à la surface lors d'une pêche au poison, ils seront les premiers
à mettre le feu à la savane afin que la chasse soit fructueuse. Ils sont astreints,
en outre, à une étiquette sévère, car ils doivent incarner les plus hautes valeurs
de la culture canela : il leur est interdit de se plaindre, de confondre leur prochain
(ce qui leur enlève d'emblée toute possibilité de pouvoir politique, où le procédé
de « faire honte » est courant), enfin ils se doivent d'être généreux (Crocker 1962 :
125 sq. et Nimuendaju 1946 : 64, 71, 100). Ce sont donc des mangeurs de prémices,
de généreux pourvoyeurs de nourritures mûres, en même temps que des parangons
de vertu. En particulier, ils s'opposent nettement aux chefs politiques (Crocker
1962 : 127-128).
Les tàmhàk ne figurent comme unité organisée que durant la dernière partie
des rites de pepkâhàk. J. C. Melatti (1970a : 412) a décelé dans ces rites le scheme
du mythe de la « visite au ciel », où le Vautour royal (tàmhàk) joue le rôle de chef
des oiseaux et de guérisseur. Or le héros de ce mythe, appelé Hâhâk chez les
Canela, Turkrén chez les Kraho et qui demeure anonyme dans la version apinayé,
est, comme Yawé avec lequel, nous l'avons vu, il se confond chez ces deux
dernières tribus, un homme depuis longtemps malade, abandonné des siens et que
les oiseaux guérissent — ce qui nous ramène enfin au terme hamrén « remis d'une
longue maladie », qu'il s'agissait d'élucider.

1. Ces tàmhàk sont donc sans doute associés au Soleil, Pud, protecteur de la chasse et
qui, dans un mythe, rend gras son gibier et maigre celui de Lune, Pudlere.
24 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Les hamrén avaient le privilège d'être enterrés sur la place du village qui est,
par excellence, le lieu des vivants. C'est le théâtre de la vie cérémonielle et elle
est en tant que telle associée aux hommes et à la société1. Aussi avons-nous vu
que l'importance des hamrén est exclusivement cérémonielle (les chefs politiques
et les commandants des classes d'âge ne sauraient être des hamrén). Parmi eux se
comptent en particulier les « ambassadeurs » d'autres tribus, désignés par elles
pour être leurs représentants2 et qui sont les tàmhâk au sens strict ; les filles associées
aux rites d'initiation, aMpepkàhàk ; et d'autres personnages qui sont comme l'abrégé
du groupe auquel on les associe (tout en lui étant le plus souvent extérieurs) .
Il découle de ceci que l'ensemble des hamrén semble être conçu en quelque
sorte comme un modèle idéal de la société, telle qu'elle se voudrait elle-même,
c'est-à-dire cérémonielle au premier chef3. Aussi l'inhumation des hamrén sur la
place du village fournit-elle une « carte » idéale de la société4 où chacun incarne
un groupe ou une institution fondamentale, et où figureraient jusqu'aux tribus
étrangères : organigramme ou modèle réduit où la société se reconnaît.
Or on ne naît pas « tête humide » (mégakrâ-ko = hamrén), on le devient
(Crocker 1962 : 128) ; de même, chez les Krïkati, certains enfants aux noms
cérémoniellement importants n'atteignent l'état mûr (= mouillé) qu'une fois
accomplis deux rituels : patronnés par les parents de l'enfant, ces rites doivent
avoir lieu l'un après la naissance, l'autre avant la puberté, et avant que ne se
terminent les rituels d'initiation (Lave 1972 : 27, 80). A défaut de ces cérémonies, ou si
l'enfant n'est pas porteur d'un nom important, il demeurera vert à jamais {ibid. : 81) .
A la lumière de ce qui précède, il nous paraît significatif que Kràâ-kwei
annonce qu'elle naîtra au crépuscule, qu'à l'aube elle aura grandi et que les Canela
seront au pouvoir : on pourrait y reconnaître les deux moments des rites de
mûrissement, la naissance et la puberté ; ce n'est qu'à l'issue de sa maturation,
et non simplement à sa naissance, que s'instaurerait le nouvel ordre social.
Il nous semble donc qu'il y a dans le « nom » de Krâà-kwei « fille-sèche »

1 . Rappelons encore une fois les congruences timbira :


place : périphérie : : hommes : femmes : : société : nature : : vivants : morts.
2. Ces ambassadeurs sont des membres de la tribu, désignés par une tribu étrangère
pour la représenter auprès des leurs. Ainsi un Ramkokamekra sera tàmhàk des Kraho chez
les Ramkokamekra ; un Blanc sera tàmhàk des Kraho à Sâo Paulo.
3. Le domaine politique, s'il existe et ordonne bien des activités, n'est pas néanmoins
tenu pour un modèle : il semble aux Canela dépourvu de structure, dans la mesure d'ailleurs
où il se confond avec le domaine domestique. Les Shavante qui, à l'inverse, conçoivent
clairement deux modèles, celui des classes d'âge et celui des factions politiques, disposent
d'une forme d'organisation, absente chez les Timbira, à savoir les clans patrilinéaires qui
régissent la vie politique (cf. Maybury-Lewis 1967).
4. Ces hamrén, « remis d'une longue maladie », seraient d'une certaine façon des gens
pour qui la mort n'existe plus ; ils seraient à jamais des vivants, comme la société est à jamais
durable, et c'est ce que pourrait signifier leur enterrement sur la place, lieu des vivants et
de la société.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 25

un jeu de mots. Si, d'une part, elle est Auké en « clé » de sécheresse, par ailleurs
elle fait virtuellement partie de ces personnages importants en qui se résume
la société, un hamrén en devenir. Encore faut-il que celui-ci arrive, si l'on peut
dire, à maturité. Il nous semble que c'est ce passage de la virtualité à
l'accomplissement qui est à la base de la forme « chantante et dansante » du culte. Nous
tenterons d'établir, en effet, que les chants et danses des Timbira ont la fonction
de marqueurs de temps. Dès lors, la forme du culte s'éclairera : les chants et danses
seraient destinés à hâter le temps, à faire mûrir Kràâ-kwei, la fille-sèche.

Ayant précisé notre propos, il nous faut à présent analyser de façon détaillée
certains aspects de la notion et de la mesure du temps chez les Timbira.
Jean Carter Lave (1972 : 80) a déjà mis l'accent sur la fonction de marqueurs
de périodes qui est le propre des rites, aussi bien dans le calendrier annuel que dans
le cycle de vie d'un Krïkati : les rites définissent à la fois un temps écologique et
structural au sens d'Evans-Pritchard (1940 : 95 sq.). J. C. Lave a, à cette occasion,
attiré l'attention sur le fait que les cérémonies se tiennent lors de transitions,
soit au niveau annuel, au changement des saisons, soit au niveau quotidien, à l'aube
et au couchant, c'est-à-dire à des moments intermédiaires entre le jour et la nuit.
Ses conclusions recouvrent celles auxquelles nous prétendons aboutir, et nous
pourrions nous contenter de suggérer que les deux moments, naissance et puberté,
lors desquels les rites de « mûrissement » doivent nécessairement se tenir, sont
rapprochés dans le temps par la vertu d'une activité rituelle intensifiée. Mais
nous croyons qu'il est utile d'y regarder de plus près.
On connaît la place impartie aux chanteurs chez les Timbira. Une bonne
chanteuse a droit à des égards et à une bande de portage cérémonielle (voir la
photo d'une chanteuse kraho dans Schultz 1962 : pi. 1 ; pour les Ramkokamekra,
cf. Nimuendaju 1946 : 165). Les chants masculins kraho étaient « acquis » à l'issue
du rituel d'initiation ikrere : l'un d'entre eux jouit d'un prestige particulier et
seuls d'excellents chanteurs osaient se l'attribuer. C'est le chant du khoiré, la
hache de pierre en forme d'ancre ou de croissant lunaire, qui est en même temps
l'insigne du chanteur.
Au sujet de cette hache nous disposons d'un certain nombre de mythes.
Dans l'un (Schultz 1950 : 114-119), le khoiré, d'abord décrit comme une « terrible
arme guerrière », apprend les chants à une femme. Un mythe d'origine, recueilli
en premier lieu chez les Kraho par V. Chiara et encore inédit, dont nous possédons
deux variantes, en fait 1' « enfant » ou la possession d'un être du même nom,
le Khoiré au chant merveilleux :

Khoiré a sa demeure au khoikwakhrat, le « pied du ciel », c'est-à-dire dans


les hauteurs de l'orient1. De là il propulse vers le monde en aval les myriades

1 . L'est, chez les Kraho, est associé au « haut » et l'ouest au « bas ».


26 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

de « nuits » timides venues l'écouter. Les Kraho arrivent au pied de la


montagne sous la conduite du héros Haltant et, séduits par les chants qu'ils
entendent, demandent à Khoiré l'un de ses enfants : celui-ci leur donne
son fils mâle, la hache en forme de croissant, et garde la femelle. La hache
apprendra son chant aux Indiens, mais celui qui la détiendra devra être
un modèle des vertus kraho : il lui est enjoint de ne pas faire de bruit,
d'écouter plutôt que de parler, de ne pas se quereller, de ne pas divorcer,
de dormir peu, de ne pas médire et d'attendre, pour manger, que tous
aient été servis (Chiara 1972).

Le chant du khoiré est censé durer toute la nuit : il comprend, outre l'épopée
de Haltant, le récit des aventures de Soleil et de Lune et la description de la
première incursion des nuits de par le monde et de leurs retours précipités
(communication de V. Chiara). Sans nous lancer dans une exégèse exhaustive, nous
remarquons tout de suite que le thème récurrent est l'alternance du jour et de
la nuit, ou, plus généralement, la périodicité. Le parcours de Haltant qui, partant
du village, emmène son peuple affamé vers les lieux d'abondance du miel et du
gibier, sur le chemin du pied du ciel, puis, traversant les périls du khoikwakhrat
et prenant possession du khoiré, revient par les chemins de la disette, ressemble
fort au cycle des saisons, « vaches grasses » de la saison sèche, « vaches maigres »
de la saison des pluies. A l'appui de cette association, V. Chiara nous signale un
fait remarquable : l'épopée de Haltant est racontée dans un ordre différent selon
la moitié (saison sèche /saison des pluies) à laquelle appartient le conteur ; les
uns feront se dérouler le récit à partir du départ du village, les autres le prendront
au khoikwakhrat et remémoreront ensuite tout ce qui a précédé. Le mythe d'origine
et le chant du khoiré nous paraissent donc sanctionner une périodicité à deux
niveaux au moins : alternance du jour et de la nuit, alternance de la saison sèche
et de la saison des pluies.
Cette interprétation se trouve indirectement appuyée par un mythe apinayé
(Nimuendaju 1939 : 178) :

Un garçon ne dispose pas d'une hache semi-lunaire, alors, nous est-il dit,
qu'il voudrait danser. Il va la quérir avec son frère dans ce village
d'Amazones issu de la scission de la gent féminine à la suite du meurtre du
caïman séducteur, dont le récit constitue d'ailleurs la première partie du
mythe. Dans ce village, tout entier « nature », la sœur des garçons détient
plusieurs haches et elle en cède une à son frère. Le lendemain, les frères
veulent coucher avec deux filles qui les invitent à la baignade. Celles-ci
ne céderont pourtant qu'à condition d'être battues à la course. L'un des
frères réussit à devancer sa belle ; le lendemain, les frères repartent.

Retenons de ce fragment de mythe que ce village « naturel » est exorcisé


au moyen de deux échanges qui se correspondent sur des codes différents : le don
d'une hache semi-lunaire et les rapports sexuels non pas avec un animal (le caïman)
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 27

mais entre homme et femme. La hache marque donc la médiation entre deux
domaines abusivement séparés. Elle rejoint ainsi la fonction du hochet en
calebasse ou des cloches que Lévi-Strauss (1966 : 364 sq.) a mise en évidence.
Instruments de la médiation, hochets, cloches et haches semi-lunaires sont la marque
de la périodicité1. Que la garde de cette hache soit confiée, dans les mythes kraho
et apinayé, à des femmes, pourrait peut-être être mis au compte de leur caractère
intrinsèquement « périodique » (cf. Lévi-Strauss 1968 : 421) 2.

1. En fait, chez les Kraho, on assigne une période aux chanteurs. Un chanteur de la
moitié saisonnière wakmeye est théoriquement tenu de chanter de jour, sa moitié étant
associée au soleil, à l'est et au jour ; un chanteur katamye chantera de nuit (Chiara 1972).
Selon des mythes recueillis par J. C. Melatti (1970b : 436), certains chants furent appris
d'un homme sur la tête duquel poussait une fleur et qui chantait de l'aube au couchant.
D'autres proviennent d'un couple qui vivait au « pied du ciel » ( khoikwakhrat) et qui chantait
du couchant jusqu'à minuit.
2. Mais il est un détail essentiel que nous n'avons pas encore relevé : dans le mythe
kraho (Schultz 1950 : 110 sq.), la hache cérémonielle n'est cédée par son propriétaire qu'à
celui qui l'aura devancé à la course, tout comme dans le mythe apinayé que nous venons
de voir, les jeunes Amazones ne cèdent qu'à celui qui les battra de vitesse.
Notre hypothèse est que la course de relais « à la bûche » est l'expression du mouvement
temporel, qu'elle exprime la périodicité, l'alternance dans la durée, alors que le chant et la
danse en sont la marque. Pour réduire cette idée à une image approchée, on pourrait dire
que la course de relais est le pendule d'une horloge où le chant et la danse seraient l'aiguille.
Aussi, si les courses relèvent d'une représentation d'alternance harmonieuse et renvoient
à un temps cyclique ou « pendulaire », pour reprendre l'expression de Leach (1961), les
chants et danses renvoient plutôt à un temps linéaire, mais dans la mesure seulement où
celui-ci est la limite d'un cercle à grand rayon. Car les aiguilles de l'horloge suivent, elles
aussi, la « ronde des heures », et le « temps structural » (Evans-Pritchard 1940 : 94 sq.) n'a
qu'une apparence de linéarité, puisqu'il se réfère à des distances entre des groupes de personnes
occupant des places qui se maintiennent du fait même qu'elles constituent la structure
sociale.
Avouons tout de suite que nous ne prétendons pas pouvoir démontrer complètement
notre assertion. Les courses « à la bûche » sont imbriquées dans un système de représentations
sur lequel on sait encore trop peu de choses : il faudrait une étude séparée qui commencerait
par élucider la position sémantique d'autres éléments fort nombreux auxquels ces courses
se rattachent. Nous nous contenterons donc de fournir certaines indications.
Un mot d'abord sur ces courses, sans doute l'institution la plus célèbre des Gé, qui a
excité l'imagination de tous les voyageurs qui en ont fait tour à tour des épreuves
matrimoniales, des compétitions sportives, des rites funéraires... (Nimuendaju 1946 : 141 sq.). Deux
partis s'y affrontent, soit des classes d'âge, soit des moitiés cérémonielles, soit des groupes
formés pour un rituel particulier, etc. Deux troncs, généralement de palmier buriti (Mauritia
flexuosa ou vinifera) , sont abattus pour chaque course et leur longueur varie selon l'occasion.
Ils sont déposés hors du village, à un endroit préalablement nettoyé. Là, les deux partis se
saisissent chacun de leur tronc et, se relayant habilement, courent jusqu'au village.
Melatti (1970b : 440-441) a pertinemment remarqué le rapport entre certains troncs
et des produits de la nature que l'on rapporte au village (gros troncs pour un tapir abattu,
troncs dont la taille suit celle du maïs qui croît dans les jardins, etc.). Seulement ceci ne rend
pas compte du fait qu'il y a deux troncs à chaque fois, pas plus que de la course en elle-même.
D. Maybury-Lewis (1967 : 246-247) a déjà mis en évidence que cette course n'en est pas
une, au sens que nous donnons au terme, mais un rite. En effet, le seul devoir des coureurs
est de bien courir, non pas d'arriver en tête ; les troncs peuvent être inégalement lourds
sans que nul ne s'en incommode ; l'arrivée suscite moins d'intérêt que la course elle-même,
28 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Les intervalles du jour et de la nuit sont, nous l'avons vu, marqués par le
chant : la voix du « père du khoiré », c'est-à-dire du chef des chants, doit être
la première à l'aurore et la dernière le soir (Chiara 1972 : 36). Et les chants et
danses se tiennent, comme Ta noté J. C. Lave (1972 : 80), à des points de
transition : à l'aube et au crépuscule. On ne saurait mieux exprimer, ce nous semble,
leur qualité de marqueurs de temps1. Nous dirions qu'ils en sont l'unité
élémentaire, c'est-à-dire qu'ils sont présents en tant que sous-divisions dans toutes
les mesures temporelles2.
L'année des Timbira orientaux peut être divisée en deux grandes périodes
cérémonielles. L'une suit approximativement la saison sèche (de mai à octobre
environ), l'autre la saison des pluies. Elles sont délimitées chacune par une fête
d'ouverture et une fête de clôture. Un cas très frappant et qui illustre bien
l'alternance requise entre ces deux périodes, en même temps que la prééminence d'une

et on ne loue les vainqueurs pas plus qu'on ne raille les vaincus. Plus encore, un trop grand
écart à l'arrivée entre les partis peut compromettre la course et, au moins dans un cas
shavante rapporté par Maybury-Lewis, il aura fallu la recommencer ! Il est significatif que
lors de cette course, l'un des troncs étant tombé et l'un des partis ayant trop distancé l'autre,
des membres de l'équipe gagnante aidèrent leurs adversaires à porter le tronc, tentant par là
de diminuer l'écart considérable qui s'était creusé. On ne saurait mieux marquer que la vertu
de cette course est d'instaurer un écart raisonnable qui maintienne les partis en état d'échange :
il faut qu'ils demeurent des « partenaires », et on évoquerait volontiers ce montant payé en
plus de la valeur qui, dans certaines sociétés, est le gage que le commerce ne cessera pas.
Les Krîkati, d'ailleurs, établissent une équivalence entre les troncs de la course et la
société comme un tout (Lave 1972 : 75). Il est certain que la course exprime l'alternance
des groupes dominants (saison sèche, saison des pluies, etc.). Mais en tant que telle, elle
exprime justement ce « temps structural » défini par cette alternance même. Les courses à la
bûche sont ainsi au temps non marqué (durée) ce que les rituels (chants et danses) sont au
temps marqué (dates). Ceci se trouve confirmé par le caractère respectivement marqué des
bons chanteurs, qui sont des personnages cérémoniels importants, et non marqué des coureurs
véloces qui, s'ils sont hautement estimés, ne jouissent cependant d'aucun privilège cérémoniel.
1. L'usage du son ou de son absence (silence, vacarme, instruments de percussion, etc.)
comme index de temps a déjà été discuté par A. Jackson (1968 : 293-299) à la suite de
l'article de R. Needham (1967 : 606-614). Mais, pour nous, ce ne sont pas les éléments
constitutifs du chant ou de la danse qui sont des indicateurs de temps, mais ces manifestations
prises dans leur totalité, et ceci dans un contexte précis, à savoir celui des Timbira orientaux.
L'article de Needham a encore donné lieu à un commentaire de Blacking (1968 : 313-314)
chez qui l'on nous pardonnera de puiser — tant elle recoupe notre idée — cette citation de
Stravinsky : « La musique nous est donnée dans le seul but d'établir un ordre dans les choses,
y compris et tout particulièrement la coordination entre l'homme et le temps » (c'est nous qui
soulignons) .
On songe aussi à la fonction des Muses chez Homère, dont le chant qui « commence par
le début » et dévide les généalogies semble ainsi marquer le temps et ordonner la compréhension.
« Et maintenant dites-moi, Muses, habitantes de l'Olympe — car vous êtes, vous, des déesses :
partout présentes, vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit, nous, et ne savons rien... »
{cf. Vernant 1965 : 55 sq.).
2. Il est entendu qu'il est des unités beaucoup plus grandes, telles les distances entre
classes d'âge, par exemple, qu'il ne serait pas pertinent de décomposer en micro-unités
comme celles-ci.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L' ACTION 29

date fixée socialement sur tout autre critère « météorologique », est rapporté
par Nimuendaju. En 1936, trois épidémies ayant décimé les Canela, l'ouverture
de la saison sèche fut différée d'environ trois mois. Un mois plus tard, le 15 août,
elle fut abruptement close, et la saison des pluies officiellement ouverte. Une
semaine plus tard, les Canela se préparaient à la fermer afin de pouvoir rouvrir
la saison sèche à laquelle succéderait, en temps voulu, une nouvelle saison des
pluies (Nimuendaju 1946 : 169-170). C'est dire qu'en 1936, les Canela auront
connu le double des « saisons » habituelles.
Entre les fêtes d'ouverture et de fermeture de chaque saison, qui, pour
reprendre les termes de H. Hubert (1905), sont « les dates critiques qui
interrompent la continuité du temps », se placent des intervalles conçus comme
continus.
Ce scheme — fête d'ouverture, période « d'entretien » ou de latence, fête de
clôture — se retrouve non seulement pour les deux « saisons » mais dans la plupart
des rituels timbira. Tout au long de cette période intercalaire, on court avec un
certain type de troncs1 et on chante un certain type de chants.
Nous induisons de tout ceci que les Timbira orientaux conçoivent plusieurs
de ce que nous nous risquons à appeler des unités de temps. Seulement, de ce
que le temps est conçu « qualitativement » et non quantitativement, ces unités
se trouvent en quelque sorte « colorées » par la macro-unité dont elles dépendent.
Pour nous, l'aiguille des minutes sera identique à elle-même qu'il soit 3 h 20'
ou 4 h 20' au cadran de l'horloge : seule l'aiguille des heures aura bougé. Il n'en
est pas de même chez les Timbira orientaux, et les chants, danses et courses de
troncs diffèrent qualitativement selon le rituel en cours.
Si donc on nous accorde la fonction que nous avons attribuée aux chants
et danses, on comprendra que cette pléthore cérémonielle, requise pour
l'avènement de Krââ-kwei, n'est au fond qu'une manière de hâter le temps, en avançant en
quelque sorte les aiguilles de la montre. Chaque semaine, avec ses deux « saisons »,
indienne et civilisée, boucle un cycle et fait ainsi mûrir, s' « humidifier » la fille
sèche qu'est Krââ-kwei afin d'y parfaire le hamrén, garant d'un nouvel ordre
social2.

1 . Par exemple, chez les Kraho, la moitié wakmeye, associée à la saison sèche, a le privilège
(et la pesante obligation) d'abattre et de façonner les troncs (appelés alors wakmeti) pour
la course, pendant toute la saison où elle domine. L'inverse prévaut dans la saison des pluies,
où les troncs (katamti) sont la responsabilité des katamye (Melatti 1970b : 333).
2. Alors que cet article était rédigé, Lux B. Vidal nous a très aimablement communiqué
sa thèse (1972) où nous trouvons des données sur les Xikrin — fraction des Kayapo
septentrionaux, donc des Gé eux aussi — qui semblent appuyer remarquablement les
rapprochements que nous venons de faire.
Le soir de la fête du më-rêrê-mê, qui est une fête de nomination, il faut chanter et danser
sans relâche du coucher du soleil jusqu'à son lever. La cérémonie s'achève à l'est, devant
la maison des hommes, sur un chant qui s'appelle le ngrere-ni-ngô « le chant de l'eau qui
coule » et qui se termine à l'inô (« source » ; peut aussi signifier « la fin ») . L. Vidal, qui a pu
30 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Ceci jette quelque lumière sur le code sexuel dans lequel W. Crocker croit
déceler une parodie de l'éthique « civilisée » où la honte régit le rapport des sexes
— alors que l'amour est joyeux chez les Canela — et où la parenté est réduite
à un petit noyau : l'inceste prescrit par la prophétesse se chargerait de briser
les liens trop lointains de parenté (Crocker 1967 : 76, 80).
Sur le premier point, nous rappellerons que bien que l'acte sexuel soit fort
prisé et que le mimer soit un mode cérémoniel de manifester sa joie, il est
néanmoins des situations où la continence est prescrite, et ce, justement pour
favoriser la croissance physique des jeunes gens et jeunes filles, afin qu'ils deviennent
aptes à remplir leurs rôles sociaux (Crocker 1968 : 327). Nous pouvons en induire
que l'abstinence sexuelle serait donc, elle aussi, un mécanisme destiné à hâter
la maturation de Krââ-kwei.
Quant au second point, à savoir l'inceste comme réducteur de parenté, il
convient d'y regarder de plus près. Cette explication ne rend manifestement pas
compte de tous les cas, car malgré toute la lubricité que les Canela attribuent
aux néo-Brésiliens, ils ont dû remarquer chez ceux-ci la persistance des liens et
de la distance entre gendre et belle-mère ainsi qu'entre germains. Or Crocker
rapporte des cas sinon d'inceste consommé, du moins, ce qui revient au même,
d'infraction quant à la distance requise entre ces catégories de parents. Nous
croyons, et c'est ce que nous allons tenter de montrer, que la raison de ces pratiques
incestueuses peut être trouvée dans des représentations propres à la tribu et non
pas purement parodiques.
Dans ce culte qui annonçait le renversement du pouvoir, il s'est certainement
établi, ainsi que le remarque Crocker (1967 : 80), un simulacre de la stratification

observer cette fête, rapporte qu'un Indien déclara alors littéralement : « Nous voilà à la
source (inô) ; c'est fini » (Vidal 1972 : 30).
On remarquera que la danse débute au moment où le soleil se couche et qu'elle se termine
à l'est, alors qu'il resurgit, ce qui exprime manifestement une remontée du cours du temps.
Ceci ne saurait surprendre dans une fête de nomination, c'est-à-dire du passage d'une identité
rituelle qui se trouve revivifiée par son nouvel acteur (cette idée a été développée à propos
des Krïkati par J. C. Lave 1972 : 79 5*7.). Or cette remontée est accomplie par des chants
et des danses.
Mais un autre aspect est particulièrement remarquable dans cette fête : la division des
participants en më-be-kon-kati et më-ka-pit-kôro. Les premiers dansent en rond et leur nom
signifie littéralement « bons à rien », soit « des gens sans fonction cérémonielle spéciale en
tant que groupe ». Les seconds tiennent leur privilège de leurs noms : ils dansent selon un
axe est-ouest et recoupent le cercle des autres danseurs. Le nom de leur société signifie
littéralement « ceux qui coupent en criant » (Vidal 1972 : 29 et 62-64). Nous retrouvons donc
chez cette tribu, pourtant fort différente à maints égards des Canela, les éléments qui
caractérisent les hamrén (ou les Krïkati « aux grands noms ») et leur fonction cérémonielle marquée.
La danse des më-ka-pit-kôro est une danse qui découpe des intervalles — et c'est, semble-t-il,
la fonction que les Xikrin lui attribuent (Vidal 1972 : 62) — dans le cercle amorphe des
« bons à rien ». Comme le soleil, c'est-à-dire le temps, elle s'oriente selon l'axe est-ouest.
Il est remarquable de voir à quel point les différentes sociétés gé exploitent et organisent
différemment le patrimoine de représentations mentales qu'elles partagent.
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L ACTION 31

sociale des néo-Brésiliens environnants. C'est là ce que Victor Turner, dans un


admirable ouvrage (1969), a appelé une « pseudo-hiérarchie », en ce sens qu'elle
est purement expressive et nullement instrumentale : elle ne correspond à aucune
division du travail véritable. Or ce pastiche de hiérarchie1 connote précisément,
comme l'a souligné Turner, les rituels d'inversion de statut.
Pour qu'il y ait inversion de statut, il faut encore que le système admette
des différences de statut. C'est dire que dans ce mouvement, les Indiens Canela
ont conçu leur société comme faisant partie d'un ensemble plus vaste, englobant
à la fois les civilisés et eux-mêmes : c'est la reconnaissance de la situation de
dépendance2. Déjà le mythe d'Auké, du moins dans sa version kraho, soulignait

1. Dont un exemple frappant peut être trouvé dans le film de Jean Rouch : Les Maîtres-
Fous.
2. Ces rituels d'inversion de statut, Turner les associe aux fêtes périodiques où les faibles
assument le pouvoir. C'est alors la société tout entière qui est conçue comme étant plongée
dans l'inarticulé. Que les civilisés n'aient pas pris part au mouvement, sinon pour
l'exterminer, ne signifie pas qu'ils n'aient pas été considérés comme participants par les Canela.
Quant aux « week-ends civilisés », ce ne sont pas, à notre sens, des inversions de statut,
mais proprement des « mascarades » : c'est en tant que Blancs métaphoriques que les Indiens
dansent comme les Blancs : ce sont donc toujours ceux-ci qui détiennent le pouvoir tant que
l'avènement de Kràâ-kwei ne sera pas consommé. L'expression status reversai est, nous
semble-t-il, bien abusivement utilisée (cf. Peter Rigby 1968, par exemple, où ce sont des
hommes métaphoriques, incarnés par des femmes gogo, qui accomplissent certains rituels :
mais ce n'en sont pas moins des hommes qui détiennent certains rôles) .
Il nous semble qu'il y a lieu de distinguer l'ensemble d'une population, soit P, de l'ensemble
des « rôles » (au sens traditionnel de Linton), soit R, et de l'ensemble des « identités sociales »,
au sens de Goodenough (1965 : 2), soit I. Il existe des correspondances C (I, R) entre
l'ensemble des identités sociales et celui des rôles. Par ailleurs, l'attribution de rôles consiste
d'abord en une attribution d'une identité sociale, soit c : P->I. Que cette correspondance c
soit altérée n'entraîne pas que f : I -» R le soit aussi. Nous dirions que la modification de c
en c' : P -» I est une mascarade et celle de f en f : I -> R est un status reversai au sens plein.
Ainsi le dîner de Noël servi par des officiers anglais (en tant qu'officiers) à leurs subordonnés
(cf. Gluckman 1963 : 109) serait une inversion de statut au sens propre, tout comme le but
final du mouvement messianique, où les Indiens (en tant qu'Indiens) auraient le « bon rôle ».
La distinction entre status reversai et mascarade suppose donc une distinction préalable
entre individu et persona, mais n'implique nullement que la société considérée ait une notion
d'individu telle que la nôtre, l'individu étant en ce sens simplement la matière première
sur laquelle la société imprime sa marque. Parce qu'il ne semble pas faire cette distinction,
M. Gluckman donne de ce qu'il appelle « rébellion » (1954 : 20-23) des exemples à la fois
de mascarades et d'inversions de statut au sens propre. Par ailleurs, ce qu'il a appelé «
révolution » serait un changement, non dans l'attribution des rôles aux identités sociales, mais
dans la structure de l'ensemble des rôles lui-même, c'est-à-dire, en nos termes, lorsque R
devient R'.
Pour en revenir à la « pseudo-hiérarchie », Turner (1969 : 191) suggère qu'elle pourrait
être précisément l'expression de la liminarité chez des groupes par ailleurs egalitaires. Ceci
montre en passant qu'il serait peut-être préférable d'abandonner le terme communitas que
Turner utilise et qui évoque la liminarité dans certaines mais non toutes les situations, et de
revenir à la notion de « charisme » de Max Weber, qui oppose au fond les deux modes de
l'action sociale : un mode qui suit les canaux définis culturellement, soit des liaisons entre
des rôles et des statuts, et le mode charismatique qui se vivifie dans les potentialités d'un
ordre social qui n'est pas encore — dans la virtualité de l'informe.
32 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

cet élargissement du cadre de référence : Auké est le Blanc nourricier à qui il


incombe de pourvoir aux besoins des Indiens et de les protéger.
Nous retrouvons dans la société canela, à la veille de la « rébellion », ces
symboles de l'indifférencié propres aux états liminaires, et qui expriment le chaos
qui doit s'instaurer avant que n'émerge un nouvel ordre social. Seulement,
l'inarticulation, l'homogénéité de la liminarité, est le revers et le complément
d'une structure sociale donnée1. Elle n'a par conséquent pas de forme universelle,
quoiqu'elle soit reconnaissable à plusieurs de ses attributs.
Ainsi, chez les Canela, l'homogénéité est-elle exprimée par la conjonction
inusitée des factions politiques, l'absence de propriété que marque le devoir
de se défaire de ses biens afin que, le jour venu, ils soient rendus au centuple
(ce qui explicite on ne peut plus clairement la succession liminarité /nouvel ordre),
l'obédience inconditionnelle aux ordres de la prophétesse. Les droits et les devoirs
de parenté sont suspendus par l'inceste (dont la position sémantique se trouve
ainsi clarifiée), une indifférenciation sexuelle s'établit. Il est remarquable, à cet
égard, que chez les Shavante et les Sherente, autres tribus gé, le même mot,
tsiwamnâr, désigne à la fois l'inceste, la métamorphose, la confusion. Les Sherente
ont même un monstre terrifiant dont le nom dérive de tsiwamnâr et qui est,
selon Maybury-Lewis (1967 : 75), l'esprit de la confusion. En outre, Kee-kwei,
nous dit Crocker, entretenait richement une troupe de fidèles, garçons et filles,
qui habitaient ensemble un groupe de maisons. Or cette communauté rappelle,
tout en les contredisant, les classes d'âge, formées par des garçons et seulement
deux filles associées, à l'issue d'une réclusion où chacun était enfermé dans une
cellule adossée à la maison maternelle.
Il semble donc que dans cet état liminaire qui est le moule en creux de
l'organisation sociale, tout ce qui fonde la société canela soit nié et dissous, aussi bien
les classes d'âge que l'alliance, l'alignement politique et les différents groupes
rituels. Le mouvement messianique a fait table rase, anéantissant la société
canela afin que surgisse un ordre nouveau.
D'un point de vue méthodologique, il est remarquable que ce que nous
appellerions « l'histoire », la séquence d'événements, soit intelligible par rapport à un mythe
dont elle est l'inversion, alors que les « institutions » ou formes prises par le culte
s'éclairent par la structure sociale dont elles sont l'envers et le complément. Nous en
induirions volontiers que si mythe et rite ne se correspondent certes pas terme à
terme, il existe néanmoins une solidarité entre eux, ils « vont de pair », de telle sorte
qu'une inversion de l'un s'accompagne nécessairement d'une inversion de l'autre.

Notre analyse a porté essentiellement sur les représentations sous-jacentes


au mouvement messianique canela. Cependant, il convient de dire un mot sur

1. Selon Turner (1969 : 203) : « Tribal communitas is the obverse of tribal structure. »
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L'ACTION 33

les circonstances de son émergence, et notamment sur un apparent paradoxe :


son éclosion a coïncidé non pas avec une « déprivation relative » (Aberle 1966)
tenue pour propice à ce genre de mouvements, mais plutôt avec une « prospérité
relative », puisque c'était la première année depuis longtemps qui promettait
des excédents agricoles.
Nous pourrions peut-être le comprendre si nous rappelons que la production
d'excédents ouvre l'accès à un système d'échanges commerciaux qui suppose
la réciprocité. Or la réciprocité est à chaque instant déniée par les néo-Brésiliens,
que ce soit par l'habitant de la région qui ne fait que prendre ou par l'habitant
de la ville lointaine qui ne fait que donner. Il n'est sans doute pas fortuit que
R. da Matta (1970 : 104) ait mis en évidence, dans son analyse du mythe canela
d'origine de l'homme blanc, l'absence de réciprocité. Les néo-Brésiliens ne refusent
pas de céder leur culture aux Indiens, ce qui aurait alors pu entraîner les Canela
dans un mouvement de type « nativiste », où auraient été montés en épingle
certains traits indigènes1 ; ce qu'ils leur refusent, c'est d'être des partenaires à égalité.
Une autre remarque paraît évidente : la corrélation entre les mouvements
messianiques parmi les tribus gé et l'absence de mobilité individuelle des Indiens
dans la société globale. Il semble que ce soit là un facteur pouvant rendre compte
de l'absence de tels mouvements chez les Gaviôes, qui sont sollicités comme
main-d'œuvre dans l'exploitation de la châtaigne du Para, alors que des messia-
nismes ont surgi chez les Kraho (en 1961) comme chez les Ramkokamekra (en
1963), toutes deux tribus qui vivent dans une région d'élevage où l'on n'a que
faire de leurs services et où l'on convoite leurs terres (cf. Melatti 1967 ; Laraia &
da Matta 1967) 2.
Mais ce que notre analyse a voulu démontrer en premier lieu, est que le
mouvement canela de 1963 est une « application », un exercice pratique du mythe d'Auké.
77 ne le nie pas, il l'exernplifie : par la négation des prémisses du mythe, valeurs
et rapports s'inversent. Mais que l'on ne s'y trompe pas : les règles du jeu sont
les mêmes, et ces règles sont la structure même du mythe d'Auké, ce qui n'est
qu'une autre manière de dire que mouvement messianique et mythe sont des
exemples d'un seul et même modèle, au sens que Lévi-Strauss a étendu à
l'ethnologie (Lévi-Strauss 1958 : 306).

1. La dialectique de ces mouvements nativistes a été depuis longtemps décrite par


R. Linton (1943) qui a montré que ce sont toujours des réactions au refus, de la part du
groupe dominant, de céder intégralement sa culture. C'est le cas, en particulier, de divers
mouvements dans des pays de colonisation anglo-saxonne.
2. Le mouvement canela illustre à la perfection le schéma weberien de charisme et routi-
nisation. Nous y voyons l'essor initial se tempérer bientôt d'une légitimation de type séculier,
la prophétesse épousant le fils du plus important chef politique, en même temps que se
profile et croît en importance le personnage du « leader séculier », Kaapel-tïk, celui-là même
dont Crocker, dans un article antérieur, disait qu'il était désireux d'améliorer, par la
compréhension réciproque, les rapports entre Indiens et néo-Brésiliens.
3
34 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Si le rite est un jeu où la partie serait jouée (Lévi-Strauss 1962 : 44), le


mouvement messianique lance à nouveau les dés. La pensée mythique peut donc opérer
un jeu au sens propre, soit un ensemble de règles mises en branle par l'événement,
et c'est par là que l'histoire se réintroduit dans cette pensée intemporelle {cf. Lévi-
Strauss 1962 : 248).
Nous en arrivons donc à la conclusion de Lévi-Strauss (1958 : 258) que nous
placions en tête de ce travail, à savoir qu'il faut « renoncer à chercher le rapport
du mythe et du rituel dans une sorte de causalité mécanique, mais concevoir
leur relation sur le plan d'une dialectique, accessible seulement à la condition
de les avoir, au préalable, réduits l'un et l'autre à leurs éléments structuraux ».
Cette structure n'est autre que le système de référence logique canela, dont
la validité n'est à aucun moment mise en question. Tant que les hypothèses sur
lesquelles elle repose ne seront pas contredites, il ne saura être question de «
révolution » ni même de « réformisme », au sens que leur a donné Hobsbawm (1959 :
10-11) et qui suppose un changement (radical ou mitigé) dans l'ordre social.
L'ordonnance du monde demeure, et la seule manipulation possible est d'inverser
les rôles impartis à chacun, c'est-à-dire une « rébellion » au sens de M. Gluckman
(1954 : 20-23), ou plus précisément ce que nous avons appelé une inversion de
statut au sens plein. Ceci rejoint ce que P. Lawrence (1971 : 230-232, passim)
a établi à propos du culte du cargo de la partie méridionale de Madang, en
Nouvelle-Guinée.
Le mouvement canela illustre encore un autre point important : c'est,
initialement du moins, dans la mesure où l'action proposée est cognitivement
satisfaisante que l'adhésion est accordée au chef charismatique, et non pas dans la
proportion de ses « succès ». C'est pourquoi ces chefs semblent fort peu soucieux
de différer l'échéance de leurs prophéties : si elles ne se réalisent pas, ceci ne
constitue pas ipso facto un échec, lequel tient bien plutôt à l'impossibilité de
satisfaire cognitivement les adeptes1. Nous trouvons dans le livre de P. Lawrence
des exemples de carrières prolongées de prophètes du cargo, et ceci malgré leurs
échecs répétés. Peu importe d'ailleurs la carrière de tel ou tel prophète : il est
beaucoup plus significatif et poignant à la fois de voir comment les cultes du
cargo se sont maintenus en dépit de tous les démentis depuis 1871 ! Si l'agent
moteur de ces mouvements est indéniablement la situation d'inégalité vécue,
c'est cependant parce qu'ils satisfont des exigences intellectuelles, parce qu'ils
permettent de comprendre, qu'ils ont duré sous une forme qui n'a guère changé
depuis un siècle2.
Du moins les Ramkokamekra-Canela auront-ils compris.

1. C'est pourquoi le martyre peut être une preuve charismatique dans un système mental
où il a sa place, et un démenti dans un autre contexte.
2. Ceci souligne la préséance du message sur la personnalité du prophète, sur laquelle
tant d'auteurs ont déjà attiré l'attention {cf. par exemple Worsley 1968 : xiv).
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L'ACTION 35

BIBLIOGRAPHIE

Aberle, David F.
1966 The Peyote Religion among the Navaho. New York, Wenner-Gren Foundation
for Anthropological Research («Viking Fund Publications in Anthropology » 42).
Balandier, Georges
1962 « Les Mythes politiques de colonisation et de décolonisation en Afrique », Cahiers
internationaux de Sociologie XXXIII : 85-96. Paris.
Blacking, John
1968 « Correspondence on Percussion and Transition », Man 3 (2) : 313-314. London.
Chiara, Vilma
1961-62 « Folclore Krahô », Revista do Museu Paulista, n.s., XIII : 333-375. Sâo Paulo.
1972 « Kraho Indians and their Music », in Tribal Art of Brazil. Reeding, Osprey
(à paraître) .
Crocker, William H.
1962 A Method for Deriving Themes as Applied to Canela Indians Festival Materials.
Ann Arbor, University Microfilms.
1963 « A Premilinary Analysis of Some Canela Religious Aspects », Revista do Museu
Paulista, n.s., XIV : 163-173. Sâo Paulo.
1967 « The Canela Messianic Movement : an Introduction », in Atas do Simpôsio sobre
a Biota Amazônica, 2 : 69-83.
1968 « The Canela (Brazil) Taboo System », in Proceedings of the XXXVIIIth
International Congress of Americanists (Stuttgart) : 323-331.
Da Matta, Roberto
1970a « Mito e Antimito entre os Timbira », in Mito e Linguagem Social. Rio de Janeiro,
Tempo Brasileiro : 77-106.
1970b Apinayé Social Structure. Harvard University, Dept. of Anthropology (Peabody
Museum) (Unpubl. Ph.D.).
Douglas, Mary
1970 Purity and Danger : an Analysis of Concepts of Pollution and Taboo. London,
Penguin Books. (ire éd. 1966.)
Evans-Pritchard, E. E.
1940 The Nuer. A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions
of a Nilotic People. Oxford at the Clarendon Press.
1962a « Social Anthropology : Past and Present », in Essays in Social Anthropology.
London, Faber & Faber : 13-28.
1962b « Anthropology and History », in Essays in Social Anthropology. London, Faber
& Faber : 46-65.
Gluckman, Max G.
1954 Rituals of Rebellion in South-East Africa. Manchester University Press (« The
Frazer Lectures », 1952).
1963 Custom and Conflict in Africa. Oxford, Basil Blackwell. (ire éd. 1955.)
36 MANUELA CARNEIRO DA CUNHA

Goodenotjgh, Ward H.
1965 « Rethinking Status and Role », in M. Banton, éd., The Relevance of Models
for Social Anthropology. London, Tavistock Publ. : 1-22 (« ASA Monographs » 1).
Hobsbawm, E. J.
*959 Primitive Rebels. Studies in Archaic Forms of Social Movement in the içth and
20th Centuries. Manchester University Press.
Hubert, Henri
1905 « Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et la magie »,
in Rapports annuels de l'Ecole Pratique des Hautes Études. Section des Sciences
religieuses. Paris.
Jackson, Anthony
1968 « Sound and Ritual », Man 3 (2) : 293-299. London.
Laraia, Roque de Barros & Roberto da Matta
1967 tndios e Castanheiros. A Emprêsa extrativa e os îndios do Médio Tocantins. Sâo
Paulo, Difusâo Européia do Livro.
Lave, Jean Carter
1972 « Trends and Cycles in Krïkati Naming Practices », in D. Maybury-Lewis,
éd., Dialectical Societies (à paraître).
Lawrence, Peter
1971 Road Belong Cargo. A Study of the Cargo Movement in the Southern Madang
District, New Guinea. Manchester University Press. (ire éd. 1964.)
Leach, Edmund
1961 « Two Essays Concerning the Symbolic Representation of Time », in Rethinking
Anthropology. London, the Athlone Press : 124-136. (ire éd. 1956.)
Lévi-Strauss, Claude
1958 Anthropologie structurale. Paris, Pion.
1962 La Pensée sauvage. Paris, Pion.
1964 Mythologiques I. Le Cru et le cuit. Paris, Pion.
1966 Mythologiques II. Du Miel aux cendres. Paris, Pion.
1968 Mythologiques III. L'Origine des manières de table. Paris, Pion.
Linton, Ralph
1943 « The Nativistic Movement », American Anthropologist, n.s., 45 (2) : 230-240.
Lorrain, François
1969 Quelques aspects de l'interdépendance entre l'organisation interne des systèmes
sociaux et les modes culturels de classification. Harvard University, Dept. of
Social Relations, ms.
Maybury-Lewis, David
1967 Akwë-Shavante Society. Oxford, Clarendon Press.
Melatti, Julio Cezar
1967 Indios e Criadores. A Situaçào dos Krahô na ârea pasloril do Tocantins. Rio de
Janeiro (« Monografias do Institute de Ciências Sociais » 3).
LOGIQUE DU MYTHE ET DE L'ACTION 37

Melatti, Julio Cezar


1970a « O Mito e o Xamâ », in Mito e Linguagem Social. Rio de Janeiro, Tempo Brasi-
leiro : 65-76.
1970b O Sistema Social Krahâ. Universidade de Sâo Paulo (Dissertaçâo inédita de
doutoramento).
Needham, Rodney
1967 « Percussion and Transition », Man 2 (4) : 606-614. London.
Nimuendaju, Curt
1939 The Apinayê. Washington, Catholic University of America Press.
1946 The Eastern Timbira. Berkeley and Los Angeles, University of California Press.
Rigby, Peter
1968 « Some Rituals of ' Purification ' : an Essay on Social and Moral Categories »,
in E. R. Leach, éd., Dialectics in Practical Religion. Cambridge (« Cambridge
Papers in Social Anthropology » 5) .
Schultz, Harald
1949 « Notas sobre magia krahô », Sociologia XI (4) : 450-463. Sâo Paulo.
1950 « Lendas dos îndios Krahô », Revista do Museu Paulista, n.s., IV : 49-164. Sâo
Paulo.
i960 « Condenaçâo e execuçâo de médico-feiticeiro entre os Krahô », Revista do Museu
Paulista, n.s., XII : 185-197. Sâo Paulo.
1962 Hombu. Rio de Janeiro - Amsterdam, Colibris Editera.
Turner, Victor W.
1969 The Ritual Process : Structure and Anti-Structure. London, Routledge & Kegan
Paul.
Vanzolini, Paulo Emilio
1 95 6-5 8 « Notas sobre a zoologia dos îndios Canela », Revista do Museu Paulista,
n.s., X : 155-171. Sâo Paulo.
Vernant, Jean-Pierre
1965 « Aspects mythiques de la mémoire » (1959), in Mythe et pensée chez les Grecs.
Paris, Maspero : 51-78.
Vidal, Lux B.
1972 Më-rêrê-mê. Uma cerimônia dos Indios Xikrin. Tese de mestrado apresentada
à Universidade de Sâo Paulo, ms.
Worsley, Peter
1968 The Trumpet Shall Sound : a Study of ' Cargo ' Cults in Melanesia. London,
MacGibon & Kee. (ire éd. 1957.)

Vous aimerez peut-être aussi