Vous êtes sur la page 1sur 21

Rencontre nationale JMJ à Taizé

« Enracinés et fondés en Christ, affermis dans la foi »


Fr. Emile, Taizé – lundi 30 août 2010

1
Introduction

Quatre brefs chapitres composent l'Epître aux Colossiens.


Saint Paul est-il vraiment l'auteur de cette épître ? Les arguments de ceux qui contestent son
authenticité sont dans l'ensemble assez faibles. On peut penser que c'est vraiment un texte de Paul. Il
est vrai que la notion d'auteur est sans doute plus large dans l'Antiquité et certains exégètes, réticents
à dire que le texte est de Saint Paul, sont prêts à admettre qu'il s'agit d'un texte que Paul a voulu, qui
traduit sa pensée, dont il a, supervisé la rédaction. Timothée a peut-être joué un rôle important dans
cette rédaction et nous lisons effectivement au chap 1, aux versets 1 et 2 : « Paul, apôtre de Jésus
Christ par la volonté de Dieu, et Timothée, le frère, aux saints de Colosses, frères fidèles en Christ ; à
vous grâce et paix de la part de Dieu, notre Père. »

Un scénario possible

Voici un scénario possible pour la composition de l'épître aux Colossiens.


Paul n'est pas le fondateur de l'Eglise qui est à Colosses. Le fondateur c'est Epaphras. Il est en captivité
avec Paul. Dans l'épître aux Colossiens, S. Paul parle d'Epaphras à deux reprises : au ch 1, verste 7,
« son ami et compagnon de service » et il précise que c'est grâce à lui que les Colossiens ont reçu
dans sa vérité la grâce de Dieu. » (v. 6) . Et une autre fois au chapitre 4, v. 12 : « Epaphras, ce serviteur
de Jésus-Christ, qui est de chez vous et qui ne cesse de mener pour vous le combat de la prière ».
Or voici que des nouvelles de Colosses parviennent à Epaphras dans sa captivité. Il est possible
que ces nouvelles aient été portées par Onésime, l'esclave de Philémon, celui qui est au centre de la
Lettre à Philémon, et qui a rejoint Paul et Epaphras dans leur captivité. Il y a de bonnes raisons de
penser que le maitre d'Onésime, Philémon, est de Colosses.
On peut penser qu'Epaphras a convaincu Paul d'intervenir et d'user de son autorité d'apôtre
dans la crise qui a éclaté à Colosses. Certains exégètes supposent que Paul se sert d'Onésime (et de
Tychique, voir Col 4,7) pour porter la lettre aux Colossiens et lui confie en même temps un billet pour
Philémon.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 1


La crise à Colosses fait prendre conscience à Paul que des problèmes analogues à ceux des
Colossiens pourraient surgir ailleurs et qu'il serait souhaitable de rédiger un texte dont la portée ne
serait pas limitée à une situation particulière. Ne s'adressant plus aux Colossiens, mais reprenant un
certain nombre de thèmes et de développements appartenant à cette épître, Paul compose une lettre
circulaire en ce sens. Son souhait est que cette lettre circulaire soit lue par plusieurs communautés.
Cette lettre circulaire serait la Lettre aux Ephésiens. Il est vrai que des manuscrits anciens de cette
lettre laissent un blanc quand il s'agit du destinatire, ce qui fait penser qu'il s'agit d'une lettre
circulaire.
L'Epitre aux Colossiens mentionne Tychique (4, 7) qui doit porter aux Colossiens des nouvelles
de Paul (4,8) et réconforter les Colossiens. Au ch 4, verset 9, il est dit qu'Onésime l'accompagne.
Il est permis de penser que Tychique et Onésime partent vers Colossess munis de 3 ou même
de 4 lettres :
-la lettre de recommandation pour Onésime (Lettre à Philémon)
-la Lettre pour les Colossiens, notre épître.
-possiblement une autre lettre pour l'Eglise de Laodicée (voir Col. 4, 16)
-et la Lettre aux Ephésiens, lettre circulaire que Tychique doit porter à Hiérapolis, Ephèse et d'autres
villes d'Asie mineure.

Une lettre de captivité

Nous avons parlé de la captivité de Paul et d'Epaphras. Mais de quelle captivité s'agit-il ?
Savoir répondre à cette question permettrait de dater l'Epître aux Colossiens. « L'opinion courante
situe Colossiens avec Philémon et Ephésiens ainsi que Philippiens dans la dernière partie du ministère
de Paul, au temps de sa première captivité romaine (de 61 à 63). C'est l'avis de la TOB.
D'autres préfèrent penser à une captivité à Ephèse (autour de l'an 55). Cela expliquerait plus
facilement le va-et-vient entre Ephèse, Colosses, Laodicée et d'autres villes de la région. Cela
expliquerait également le silence de l'épître sur le tremblement de terre qui a détruit la ville de
Colosses en l'an 61. D'autres évoquent une captivité à Césarée. L'état actuel de nos connaissances ne
permet pas de trancher cette question avec certitude.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 2


Contre quelles erreurs Paul se bat-il ?

Quels propos ont été tenus à Colosses pour troubler la communauté chrétienne fondée par
Epaphras ? Et que savons nous de leurs auteurs ? Qui sont les « docteurs » que Paul doit contrer ?
Certaines données sont assez précises pour fonder des hypothèses. D'autres sont trop vagues
et les meilleurs spécialistes sont prudents.
Ce qui est certain c'est que la région où se situe Colosses, le sud de la Phrygie, (en Asie
Mineure, centre ouest de la Turquie d'aujourd'hui) à 150 km à l'Est de la ville d'Ephèse1 est connue
pour son intérêt pour la magie, les mystères et les extases. C'est là qu'est né le culte de Cybèle. Et on
peut rappeler que le montanisme, une hérésie chrétienne du 2e siècle, est né sur cette terre.2
Montan avait été prêtre de Cybèle dans sa jeunesse.3
On peut imaginer que les païens convertis à la foi chrétienne par Epaphras, coupés de leur
responsable emprisonné, étaient la proie facile de ceux qui leur proposaient des moyens plus
recherchées pour atteindre la perfection.
Perfection. Le mot « teleos », que l'on peut traduire par « parfait », « accompli » revient tout
au long de l'épître. D'où la proposition d'un exégète américain4 de voir au coeur de cette épître la
question de la la maturité chrétienne. Sur quel fondement se construit-t-elle ? Autrement dit :
Comment savoir si nous sommes sur un chemin qui assure la communion avec Dieu ? La foi au Christ
suffit-elle ? Ou faudrait-il encore l'assortir de quelques adjuvants ? Qu'est-ce qui permet de croître,
de grandir vers le plein accomplissement de ce que Dieu a promis ? (le mot « croissance est très
présent dans la l'épître). Ce sont ces questions qui constituent le coeur du débat.
Paul veut que les Colossiens soient « parfaits », « mûrs » dans le Christ.
Col 1, 285 : « C'est lui que nous annonçons, avertissant chacun, instruisant chacun en toute sagesse,
afin de rendre chacun parfait en Christ. Voir encore 4, 12 : « Vous avez les salutations d'Epaphras qui

1 Jean-Noël Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, Gabalda, 1993, p 11.
2 Voir l'article « Phrygie », dans l'encyclopédie Universalis 2008.
3 Montan prônait un ascétisme rigoureux, et multipliait les jeûnes, s'abstenant de viande et de vin ; la continence
parfaite étaient recommandée. Voir l'article « Montanisme » dans l'encyclopédie Universalis 2008.
4 Johnson, Luke Timothy ; Penner, Todd C.: The Writings of the New Testament : An Interpretation. Rev. ed.
MinneapolisFortress Press, 1999, p. 395.
5 En grec : « Teleion in Christo ».

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 3


est de chez vous ; ce serviteur de Jésus Christ ne cesse de mener pour vous le combat de la prière,
afin que vous demeuriez fermes, parfaits, (teleioi) donnant plein consentement à toute volonté de
Dieu. »
A cela, il faut ajouter de nombreux mots liés à croissance. Les Colossiens doivent croître dans la vraie
connaissance (epignosein) de Dieu. Et 1, 10: « vous porterez du fruit et progresserez dans la vraie
connaissance de Dieu ». Et en 2, 19 : « ils ne tiennent pas à la tête, de qui le corps tout entier, pourvu
et bien uni grâce aux articulations et ligaments, tire la croissance que Dieu lui donne. »
Le mot « maturité » n'est peut-être assez suggestif. Car on perçoit, derrière l'agitation qui est à
Colosses, une inquiétude au sujet de ce que nous appellerions peut-être de nos jours un
« épanouissement». Nous avons donc affaire à un désir d'aller le plus loin possible dans la vie
spirituelle, un désir teinté d'inquiétude et d'angoisse.
S'il y a quelque chose de très proche de notre temps dans cette épître, il me semble que c'est
une certaine inquiétude liée à un désir de plénitude. Ceux qui ont semé le trouble chez les Colossiens
ont su jouer habilement sur cette inquiétude. Vous voulez être parfaits ? Vous voulez atteindre la
vraie perfection ? Vous voulez connaître une plénitude ? Alors il vous faut plus que le Christ tel qu'il
vous a été annoncé par Epaphras ? Le Christ n'est que pour les débutants. Il vous faut encore
connaître des choses secrètes, il vous faut des pratiques ascétiques qui ne sont pas à la portée de
tous.
Au chapitre 2, Saint Paul dénonce les pièges de la « philosophie (2, 8) ; il ne s'agit pas de
l'effort de penser le monde et la réalité humaine, mais des spéculations religieuses (TOB) que l'on
voudrait imposer aux chrétiens de Colosses. Il est en effet important de voir qu'il ne s'agit pas d'un
mépris de la pensée mais que « le mot « philosophie » à l'époque désignait tout système religieux.»6
Ceux qui ont essayé de cerner de plus près ce que Paul combat ont émis des avis très différents. Pour
certains, il s'agirait d'un début de gnosticisme, pour d'autres des religions mystériques venues de
l'hellénisme, pour d'autres de judaisme de type essénien ou encore apocalyptique.
Il me semble que la réponse la plus utile est celle de Jean-Noël Aletti qui indique que
« l'incapacité où se trouvent les critiques à reconnaître exactement l'arrière-fond religieux et culturel
de l'erreur (combattu par Paul) tient moins à leur absence de sagacité qu'à la manière dont l'Auteur

6 Norbert Hugedé, L'Epître aux Colossiens, Labor et Fides, 1968, p 111.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 4


procède, en élargissant le champ de ses observations pour qu'elles puissent valoir en des situations
diverses et différentes. »7 Paul voudrait donc que ce qu'il dit dans cette épître puisse être repris dans
des situations qui ne sont pas identiques à celles des Colossiens.
On peut tout de même préciser qu'au coeur de la question il y a « l'importance donnée à la
médiation et au pouvoir des êtres célestes ».8 C'est la « cause ou la racine du mal que l'épître aux
Colossiens voudraient guérir.9
Tout ce qui peut faire croire que le Christ ne suffit pas est combattu par Paul. C'est au fond un
combat pour la primauté du Christ.10 Un combat pour faire reconnaître la plénitude qui est dans le
Christ et en tirer les conséquences. Car cette plénitude qui est celle du Christ est celle-là même dont
les Colossiens ont été comblés. Ils n'ont pas à chercher ailleurs. On comprend alors mieux le rôle de
l'hymne qui se trouve au ch. 1 et qui souligne « la place unique qu'y occupe le Christ »11 :
Il est l'image du Dieu invisible,
Premier-né de toute créature,
car en lui tout a été créé,
dans les cieux et sur la terre,
les êtres visibles comme les invisibles,
Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs.
Tout est créé par lui et pour lui,
et il est, lui, par devant tout ;
tout est maintenu en lui,
et il est, lui, la tête du corps, qui est l'Eglise.
Il est le commencement,
Premier-né d'entre les morts,
afin de tenir en tout, lui, le premier rang.
Car il a plu à Dieu
de faire habiter en lui toute la plénitude
et de tout réconcilier par lui et pour lui,

7 Aletti, L'Epitre aux Colossiens, Gabalda, p 211.


8 Aletti, Ibid, p 212.
9 Aletti, p 212.
10 « La primauté et l'insondable richesse du X constituent le fil de rouge qui mène l'argumentation et donnent à l'agir des
croyants sa fermeté ». Aletti, p 121
11 A. Feuillet, Le Christ, sagesse de Dieu d'après les épîtres pauliniennes, Gabalda, 1966, p 163.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 5


et sur la terre et dans les cieux,
ayant établi la paix par le sang de sa croix.
Il faut lire encore le ch 2, 9-10 : Car en lui habite toute la plénitude de la divinité, corporellement, 10
et vous vous trouvez pleinement comblés en celui qui est le chef de toute Autorité et de tout
Pouvoir .»

Tous ces versets veulent faire prendre conscience de l'immensité du don déjà accordé dans le
Christ. La vraie maturité consiste en cela. Tout lecteur de cette épître, tout baptisé, est appelé à cette
connaissance qui doit susciter la reconnaissance. On peut entendre ce mot « reconnaissance » dans
sa double signification: prise de conscience, d'identification du don et, d'autre part, gratitude pour ce
don. Paul Ricoeur qui à la fin de sa vie a beaucoup réfléchi à la reconnaissance nous a dit un jour à
Taizé que la gratitude est la forme ultime de la reconnaissance.
Si l'on tient compte de cela, on comprendra sans doute mieux pourquoi le chant, la louange, la
prière occupent une si grande place dans cette épitre. Nous y reviendrons.
Mais sur la base de ce qui a déjà été dit, je voudrais relire avec vous le v. 7 du ch 2. Le verset
qui a été choisi par le pape Benoît XVI comme thème pour les JMJ de Madrid :
« Soyez enracinés et fondés en lui, affermis ainsi dans la foi telle qu'on vous l'a enseignée, et
débordants de reconnaissance. » Il est précédé par le verset 6 : « Poursuivez donc votre route dans
le Christ, Jésus le Seigneur, tel que vous l'avez reçu ». Quel appel entendons nous dans ces versets ?

Enracinés et fondés en Christ


Le « donc » du verset 6 renvoie à tout ce qui a été dit sur la plénitude. Tout ce qui suit est lié à
ce qui a été posé dans le ch 1. C'est dans cette plénitude qu'il faut trouver ses racines, c'est à partir de
ce don qu'il faut construire et voir sa vie et les rapports que nous pouvons avoir avec les autres (d'où
la partie éthique aux ch 3 et 4)).
Cet appel à l'enracinement ne va pas de soi pour nos contemporains.
Il prend en effet à contrepied une partie de la culture contemporaine. Je dis, « une partie »
seulement, car il me semble que nous pouvons repérer ici des attentes qui vont dans un autre sens.
Un autre écrit néotestamentaire qui conjugue la notion de plénitude et celle d'enracinement
peut nous aider à comprendre la nature de l'enracinement qui est demandé au chrétien. Il est utile
de s'y référer pour comprendre de quoi il s'agit.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 6


Un détour par Saint Jean

La plénitude qui est dans le Christ est souligné dès le ch 1 de St Jean, dans le prologue, qui est
comme un récapitulé de son Evangile : « De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce sur grâce » (1,
16).
Ce qui équivaut à l'enracinement de Paul, ce sont les paroles de Jésus au ch 15 de Saint Jean
sur la vigne et les multiples appels à demeurer en lui ou demeurer en son amour :
« Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là
portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (15, 5-6). Un peu
plus loin nous avons aux versets 9 et 10 : Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ;
demeurez dans mon amour. Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon
amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour. »
Il faut parvenir à voir comment « commandement » et « amour » vont ensemble. Ce n'est pas
évident de nos jours de voir juxtaposer ces deux mots. Les oreilles de nos contemporains perçoivent
une dissonance lorsque ces deux vocables se succèdent. Est-ce que l'amour n'est pas spontané ? Est-
ce qu'il ne naît pas du coeur ? Comment l'amour peut-être lié à un commandement ?
Pour répondre à ces questions et montrer comment la foi chrétienne n'est pas une affaire de
pure hétéronomie12, il est utile de lire de près ce texte de Saint Jean ?
On remarquera d'abord que le mot « commandement » a un sens spécifique qui ne
correspond pas simplement à un « ordre ». Son sens spécifiquement biblique et johannique se
dégage lorsqu'on constate que là où au chapitre 15, Jean a mis « commandement », il a mis, dans
exactement le même contexte, le terme « Parole » au chapitre 14, v. 23 : « Si quelqu'un m'aime, il
observera ma parole, et mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre
demeure. » On comprend déjà mieux que garder la Parole c'est autre qu'exécuter un ordre. Pour
garder une Parole, être fidèle à un message dans un context inédit, il faut de l'intelligence, de la
créativité. Garder la Parole ou le commandement du Christ, lui qui dira dans ce même chapitre qu'il
ne nous appelle pas « serviteurs » mais « amis » c'est saisir de l'intérieur le sens de la vie du Christ,

12 Le Petit Robert définit ainsi ce mot: « État de la volonté qui puise hors d'elle-même, dans les impulsions ou dans
les règles sociales, le principe de son action ».

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 7


vouloir que son message soit à la source de notre vie, de notre liberté, de nos initiatives, de notre
créativité.
Nous ne sommes donc pas dans une pure passivité, comme s'il n'y avait qu'à exécuter ce qui
est écrit dans un livre. Voyez plutôt comment le commandement à aimer fait appel à notre
intelligence pour discerner ce qu'aimer veut dire et qui peut changer selon le contexte. La minceur de
l'Evangile atteste de la confiance que Dieu nous fait pour discerner. Tout n'est pas écrit. Le
commandement « aimer » est écrit. Il indique une direction très claire à qui veut être disciple du
Christ. Mais quand il s'agit de comprendre comment le mettre en pratique toutes nos facultés seront
sollicitées : intelligence, tact, connaissance, sensibilité...
Il peut être nécessaire de dire ces choses aujourd'hui car la notion d 'autonomie qui est au
coeur de la culture contemporaine est souvent comprise de manière très superficielle13, comme tout
apport extérieur, toute relation, tout échange, était ennemi de cette autonomie. Quelle étrange
conception de la personne !
Il y a certes une part d'hétéronomie dans la foi chrétienne, puisque nous référons à un Autre,
que nous cherchons sa volonté, nous gardons sa Parole. Mais cet Autre c'est aussi, selon notre foi, le
Créateur. Cette unité du Rédempteur et du Créateur a toujours échappé aux gnostiques.
Le Père Yves de Montcheuil qui a marqué la première moitié du 20e siècle (il a été tué en août
1944 pour avoir été trouvé dans le maquis du Vercors) aimait dire :
« ...si nous ne sommes pas autonomes vis-à-vis de Dieu, c'est qu'il n'est pas hétéronome vis-à-vis de
nous, qu'il est assez transcendant pour nous être immanent et pour qu'en obéissant à la loi nous
obéissions à une loi qui sorte de nous-même et nous soit intérieure ».14 Il disait encore: « Dieu est
assez transcendant pour nous être immanent »15 Il cherche à dire que la transcendance de Dieu n'est
pas distance ou éloignement mais ce qui lui permet de franchir toute extériorité, abolir toute
distance.
On retrouve la même intuition chez le Père Jule Monchanin, tellement admiré et aimé par le
Père de Lubac, lorsqu'il écrit de Dieu: «Non seulement Autre, non seulement Tout-Autre, mais Tout-

13 Des analyses très utiles sur autonomie et hétéronomie dans le chapitre 3 du livre de Paul Valadier, Un christianisme
d'avenir, Seuil, 1999.
14 Yves de Montcheuil, in Georges Chantraine, Henri de Lubac, t. 2, Les années de formation, Etudes lubaciennes, VII,
Cerf, 2009, p. 296.
15 G. Chantraine, Henri de Lubac, t. 2, Les années de formation, Etudes lubaciennes VII, p. 356.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 8


Autre que l'autre. Ce qui autorise à dire qu'il est le Non-Autre. » François Varillon aimait également
citer ces lignes. C'est ce thème que j'ai essayé de reprendre dans un livre paru il y a 25 ans : « Nul
n'est plus proche que l'Autre ».
Tout ceci n'est pas pour nier la tension qui est à vivre dans notre rapport à l'Evangile.
L'Evangile nous bouscule, nous sort de nous-même, nous met au défi. Mais ce n'est pas pour nous
aliéner de nous-mêmes ; c'est pour nous éveiller à ce qu'il y a de plus profond et de plus vrai en nous.
On peut en ce sens rappeler la parole d'Emmanuel Mounier : « l'autre n'est pas une limite du moi,
mais une source du moi »16.
Lorsque nous parlons d'enracinement nous devons garder cela à l'esprit et ne pas céder à de
fausses oppositions. Qui aurait idée d'opposer un arbre qui s'élève droit, un tronc qui se dresse, et les
racines de cet arbre ? Est-ce que les racines sont l'ennemi du tronc ? N'est-ce pas absurde de penser
cela?
Notre enracinement dans le Christ est ce qui nous constitue, nous enrichit
incommensurablement. Le Christ n'est pas une limite ; notre rapport à lui est le rapport que l'on peut
avoir avec une source, une terre nourricière.

Tel que vous l'avez reçu


Il s'agit d'être enracinés dans la foi au Christ tel qu'elle nous a été transmise par les Apôtres.
Nous avons ici un mot clé pour dire le processus de tradition. Il s'agit ici de « recevoir » (en grec :
« Paralambanein »). Paul dira dans un célèbre passage de la Première aux Corinthiens : « J'ai reçu du
Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain... »
(11, 23).
Il y a une fidélité à vivre, à quelque chose dont nous avons hérité, que nous ne constituons pas
mais qui nous constitue. En même temps, il ne faut pas perdre de vue que c'est l'actualité de la
plénitude qui est dans le Christ qui doit apparaître17, ce qui suppose de conjuguer une double
fidélité : fidélité absolue aux origines, qui est le fondement qui demeure, et, d'autre part, l'exigence
de devenir tout pour tous (I Cor 9, 22).

16 Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, in Oeuvres de Mounier, tome ***, p 140.
17 « La tradition ecclésiale ne devient pas actuelle du fait que nous nous mettrions à la remorque de l'actualité,
mais du fait qu'elle fait apparaître l'actualité de Jésus-Christ. » Cardinal Walter Kasper, La théologie et l'Eglise, Cerf, p 203.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 9


Ainsi c'est en faisant apparaître la nouveauté inouïe qu’apporte le Christ Jésus que nous
devenons agents de ce que les chrétiens appellent la « Tradition ». Se laisser habiter par la
nouveauté du Christ fait découvrir comment mieux habiter son temps ; accueillir les questions de ses
contemporains peut faire mieux découvrir des virtualités insoupçonnées de cette même nouveauté.
Si pour les Apôtres, le Christ est toute plénitude, il ne doit jamais être moins que cela, à
aucune époque. Un univers que nous découvrons infiniment plus grand et plus ancien que ce que nos
ancêtres, mêmes proches, pouvaient penser appelle une nouvelle prise de conscience et une nouvelle
expression de la plénitude du Christ. Les grandes intuitions de Teilhard de Chardin sur la « nécessité
d'un Christ plus grand pour un monde plus grand » sont nées de sa méditation des Epîtres de captivité
de Saint Paul.18

Tradition et histoire
Dans quelques semaines, le pape Benoît XVI va béatifier le Cardinal Newman. Son sens de la
tradition et ce qu'il a appelé le développement de la doctrine chrétienne peut nous rendre service
aujourd'hui. Newman savait que la foi chrétienne n'est pas un système coupé de la réalité. Le
christianisme est une religion réelle, historique. Il faut regarder sa manifestation concrète dans
l'histoire pour découvrir sa vérité. La foi chrétienne ne fonctionne pas de manière intemporelle.
Newman avait compris cela et son influence a été immense pour mieux comprendre ce que nous
entendons par tradition et qui ne peut jamais se réduire à répétition . Au 20e siècle, un théologien
profondément marqué par Newman, l'un des plus grands artisans du Concile Vatican II, je veux parler
du Père Yves Congar, que Jean-Paul II a fait cardinal, a transmis et développé cette pensée de
Newman. Voici ce qu'il écrivait sur la Tradition :
« La Tradition est vivante parce qu'elle est portée par des esprits vivants, et vivant dans le temps. Ils y
rencontrent des problèmes ou y acquièrent des ressources qui les amènent à donner à la Tradition où
à la vérité qu'elle contient, les réactions et les formes d'une chose vivante : adaptation, réaction,
croissance, fécondité. La Tradition est vivante parce qu'elle est tenue par des esprits qui en vivent
dans une histoire qui est activité, problèmes, mises en question, confrontations, apports nouveaux,

18 Lettres intimes de Teilhard de Chardin, Aubier Montaigne, p. 249., extrait d'une lettre de 193 au Père Henri de Lubac.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 10


exigences de réponses.»19
Pour commenter comment la conscience de ce qui a été donné dans le Christ doit se déployer
dans un effort non seulement de conservation mais de développement, Congar fait un usage heureux
et suggestif d'un texte des Ephésiens où comme dans notre épître aux Colossiens il est question de
plénitude. Congar écrit : « Il nous est donné mais aussi demandé de "comprendre avec tous les
saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur..., connaître l'amour du Christ qui
surpasse toute connaissance et entrer par notre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu" (
Ephésiens, 3, 19). »20 Je tire ces mots d'un petit livre de Congar, La Tradition et la vie de l'Eglise. Dans
la préface qu'il a écrit pour la réédition de ce livre en 1984, Congar écrivait: "la seule façon de dire la
même chose dans un contexte qui changé est de le dire différemment. »21

La créativité de Paul
Il n'est pas difficile de repérer dans la vie de Paul la formidable capacité qu'il avait d'être
inventif dans des situations les plus diverses. Songez au Paul que nous décrit le chapitre 17 des Actes,
plongé dans la culture grecque sur l'aréopage, sa capacité d'annoncer aux Athéniens « le dieu
inconnu », qu'ils cherchent sans le savoir. C'est le même Paul qui dira aux Romains : « Ne vous
conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre
intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce
qui est parfait » (12, 2). Vous voyez ici le rôle donné à l'intelligence, au discernement. Il y a un appel à
penser, à être créateur. Tâche exaltante.
L'épître aux Colossiens est elle-même un exemple éloquent de la créativité de saint Paul. Ne se
limitant pas au vocabulaire ou aux concepts bibliques, Paul a su faire usage de notions venant de
courants de pensée connus par ses auditeurs.22 Il s'en sert pour dire la plénitude qui est dans le Christ.
Il a disséminé tout au long de l'épître des mots qui sont comme des ponts vers d'autres univers, mais
c'est un apôtre qui les emploie. Il reste fidèle à son intention : montrer que le Christ est le fondement,
la « réalité », comme il dit en Col 2, 17 et ceux qui par le baptême ont été transférés en lui (1, 13)

19 La Tradition et la vie, p 62. Voir également de Congar : Le Concile de Vatican II, Beauchesne, p 89-90.
20 La tradition et la vie, p 92.
21 La Tradition et la vie de l'Eglise, Cerf 1984, p 5.
22 Par exemple le stoïcisme avec « Marchez », en 2, 6 ou le platonisme avec l'ombre et la réalité en 2, 17.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 11


dans la communauté chrétienne ont accès à la plénitude qui est dans le Christ.23 On a parfois été
trompé par le vocabulaire et cru qu'il compromettait la spécificité de la foi chrétienne. C'était sans
aucun doute sous-estimer la part créatrice de Paul et ne pas voir suffisamment que ce vocabulaire est
mis au service d'un contenu nouveau.

Affermis dans la foi

« Le seul moyen pour les Colossiens de remporter la victoire de la foi, c'est de rester fidèle au
enseignements reçus. »24 L'épître accorde une place assez grande à l'intelligence (2, 2-3), à la vraie
connaissance. Les Colossiens doivent pénétrer le sens de l'enseignement qu'ils ont reçus, non pour
accumuler des connaissances, mais en vue de marcher dans la foi , de vivre d'une manière conforme à
l'Evangile. Par ailleurs, l'enseignement doit conduire à la foi. Une foi qui renonce à chercher le sens
est, à la longue, une foi sans avenir. Il y a bien entendu un équilibre à trouver et à garder. Et notre
époque attend sans doute que l'on renoue avec le primat du témoignage qui est « le fondement
inébranlable du christianisme ».25 Mais dans cette recherche d'équilibre, il est bon de ne pas oublier
l'avertissement de François Varillon : « le fidéisme est le fossoyeur de la foi. »26

L'action de grâce

Un moyen d'être affermi dans la foi, de s'enraciner dans la foi est livré à la fin de notre verset 7
: c'est de vivre dans l'action de grâce. Paul dit : soyez débordants d'action de grâce (trad. Liturgique),
« débordants de reconnaissance » (TOB)
On imagine sans peine comment cette invitation de Paul est une réponse à l'inquiétude
suscitée par les faux docteurs à Colosses. Ils ont joué sur cette inquiétude faisant croire aux Colossiens
qu'il leur manquait quelque chose pour arriver à la plénitude. Pour valoriser le don déjà accordé aux
Colossiens, Paul les invite à la reconnaissance.

23 Luke Timothy Johnson a bien mis en lumière cet aspect. Voir The Writings of the New Testament, An Interpretation.
24 Hugedé, L'épître aux Colossiens, p 108
25 Ghislain Lafont, Histoire théologique de l'Église catholique, Paris, Cerf, 1994, p 85.
26 L'humilité de Dieu. Centurion 1974.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 12


C'est l'un des signes d'une véritable maturité. Il est frappant que l'action de grâce revienne à chaque
chapitre de notre brève épître. Il n'y a sans doute pas de meilleur moyen pour laisser la foi prendre
racine en nous.
Il peut être utile de rappeler ici en parlant d'action de grâce et d'enracinement dans la foi que
les textes les plus anciens où l’on trouve le plus d’indications sur les effets de l’action salvatrice de
Dieu ne sont pas tant les formules de confession de foi que les hymnes liturgiques. Une
caractéristique de ces textes, comme l’a relevé le grand exégète allemand H. Schlier27, c’est qu’ils
insistent sur la signification de l’événement du salut pour les croyants et le cosmos. Centrés sur le
Christ, ces hymnes ne tentent pas de définir le Christ ou de préciser conceptuellement son identité :
elles chantent ce qu’il a fait, mais en faisant cela elles disent efficacement qui il est. Je reviendrai
demain dans l'atelier pédagogie sur ce point que j'ai essayé de développer dans un article de
« Christus ».28
Mais sur ce thème encore un mot. On pourrait dire que rendre grâce c'est une certaine
manière d'être enraciné dans la réalité. Celui ou celle qui rend grâce a pris conscience d'un don et
c'est ce don de Dieu dans le Christ qui constitue le plus réel de notre vie. La vraie maturité chrétienne
s'occupe du réel. La poursuite d'une plénitude par la multiplications des pratiques ésotériques ou
ascétiques c'est poursuivre une ombre. Il faut relire en ce sens le très beau verset 17 du ch 2 à propos
de telles pratiques : « tout cela n'est que l'ombre de ce qui devait venir, mais la réalité, c'est le Christ.
» Est-ce que Paul songe à la célèbre caverne de Platon où les gens se contentent des ombres quand la
réalité est à l'entrée de la grotte ? La quête des Colossiens ressemble à cette poursuite de l'ombre. La
réalité, le corps, c'est le Christ. C'est là que se trouve la plénitude.
Avant de parler de la dernière partie de l'épître aux Colossiens qui est consacrée
essentiellement à l'éthique, je voudrais encore signaler deux thèmes qui apparaissent dans notre
épître : le thème du combat et celui du mépris.

27 H.Schlier, Probleme der ältesten Christologie , cité par A. Grillmeier, L’effet de l’action salvatrice de Dieu, in Le Mystère
Pascal , Mysterium Salutis, vol. 12, Paris, Cerf, p 343.
28 Frère Emile de Taizé, Prier avec les chants de Taizé, Christus, janvier 2008.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 13


Le combat de Paul
Paul insiste sur son combat dès le ch 1 : « Je trouve maintenant ma joie dans mes souffrances
pour vous, et je complète ce qui manque aux tribulations du Christ en ma chair pour son corps, qui
est l'Eglise; dont je suis devenu le ministère, selon la charge que Dieu m'a confiée à votre égard : pour
porter à son accomplissement la parole de Dieu, le mystère caché depuis les siècles et les générations
; mais maintenant, il fut manifesté à ses saints, auxquels Dieu a voulu faire connaître quelle est la
richesse de la gloire de ce mystère parmi les Nations : Christ chez vous, l'espérance de la gloire ; lui
que nous annonçons, exhortant tout homme et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de
présenter tout homme parfait en Christ ; c'est pour cela que je me fatigue à lutter, avec son énergie
qui agit en moi avec puissance » (v. 24-29).29
Et un peu avant Paul a écrit au v. 23 : « Mais il faut que, par la foi, vous teniez, solides et
fermes, sans vous laisser déporter hors de l'espérance de l'Evangile que vous avez entendu, qui a été
proclamé à toute créature sous le ciel, et dont moi, Paul, je suis devenu le ministre. »
Le verset 24 : « Je trouve maintenant ma joie dans mes souffrances pour vous, et je complète
ce qui manque aux tribulations du Christ en ma chair pour son corps, qui est l'Eglise » a parfois fait
problème et divisé les chrétiens.
Il ne s'agit pas de penser que quelque chose manque à la plénitude du Christ, comme si sa
passion pouvait avoir besoin d'un complément. Une telle pensée serait en contradiction avec ce qui a
été dit dans les versets précédents.
Ce qui manque dit Paul ce sont les tribulations du Christ « en ma chair » pour son Corps qui est
l'Eglise. Ces mots « en ma chair » sont décisifs pour l'interprétation à donner à ce passage et le
respect de l'ordre dans lequel les mots se succèdent dans le verset est également décisif. En parlant
« de ce qui manque aux tribulations du Christ en ma chair », Paul est très clair. Le Père Aletti insiste
beaucoup sur ce point : ce qui n'est pas fini (achevé, si l'on veut) c'est le combat de Paul. Paul doit
mener à terme son propre itinéraire et qui reproduit celui du Christ dans sa disponibilité à souffrir
pour l'annonce de l'Evangile.
On peut parler d'un combat qui est spécifique à la vie de l'apôtre et qui est la marque, le signe

29 Je reprends, pour ce passage, la traduction de Jean-Noël Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, Gabalda, 1993. p 129.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 14


distinctif, la caractéristique de l'apôtre : il est prêt à souffrir pour le nom. Ce n'est pas que l'Apôtre
ajoute quelque chose à l'oeuvre de salut du Christ. Paul a trop insisté sur la plénitude qui est dans le
Christ pour nous laisser penser cela. Mais il souffre pour le bien de l'Eglise, son combat a un sens, car
il contribue à la croissance de l'Eglise.30

L'Eglise : lieu de croissance

L'Eglise est en effet très présente dans cette épître. Un commentateur a même pu écrire :
« pour la première fois peut-être, l'Eglise fait partie du contenu de l'Evangile. »31 (Voir 1, 18a, et 2,
19).

Cela signifie que pour Paul, l'Evangile n'est pas seulement l'itinéraire du Christ, mais sa
présence parmi les nations, « présence universelle, facteur d'intégration, d'unité, de vie, de
croissance, au point de faire des croyants une entité unique, définie christologiquement (le corps du
Christ)32.

Dans le NT, l'Eglise est le plus souvent, l'Eglise d'une région, d'une ville, d'une localité, ici,
comme en 1, 18a et 2, 19, il s'agit de l'Eglise universelle. La plénitude du Christ elle continue à être
présente dans le monde. D'où l'importance en 2, 19 d'être rattaché à la Tête.

Paul mène un combat pour cette croissance. Il est également possible de comprendre, comme
l'a fait Pascal33, que le Christ en réalité nous associe à son propre combat. Ce qu'il a accompli une fois
pour toutes doit encore se répandre, se communiquer à toute l'humanité, et à tous les âges. Pour
cela, il a besoin de personnes qui acceptent de livrer un combat.

Plus généralement, on peut penser qu'en évoquant son propre combat, Paul veut également
faire prendre conscience aux Colossiens, que leur vie de foi, leur enracinement implique une part de
combat.

Il y a, dans ce thème du combat, un complément nécessaire, à ce qui a été dit de la plénitude.


Nous comprenons mieux qu'il ne faut pas comprendre « plénitude » d'une manière facile. Frère Roger

30 Sur tout ceci voir Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, p 136-137.
31 Aletti, p 137.
32 Aletti, p 137.
33 « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps là. »

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 15


mettait en garde contre un usage trop facile de ce terme. Notre vie de foi, nous devons en être
conscients, comporte une part de combat.

On ne peut que redouter une certaine manière de parler de la foi qui oublierait le combat, qui
oublierait la patience qu'il faut dans la vie de foi. L'oubli de cela, laisser croire que la vie de foi et une
idylle ne peut que conduire à des grands découragements. C'est ce qui risque de se produire quand le
décalage est trop grand entre le tableau brossé par celui qui parle de la foi et ceux et celles qui la
vivent dans leur pauvreté.

Le mépris

Quelques mots rapides sur le mépris dans l'Epître aux Colossiens.


Ce thème est lié à celui de la maturité. Tout ce qui est mépris de l'autre est compris par Paul, comme
un manque de maturité.
Le mépris des docteurs de Colosses apparaît au ch 2 dans dans les versets 16-18: « Dès lors,
que nul ne vous condamne pour des questions de nourriture ou de boisson, à propos d'une fête,
d'une nouvelle lune ou de sabbat. Tout cela n'est que l'ombre de ce qui devait venir, mais la réalité
relève du Christ. Ne vous laissez pas frustrer de la victoire par des gens qui se complaisent dans une
« dévotion », dans un « culte des anges » ; ils se plongent dans leurs visions, et leur intelligence
charnelle les gonfle de chimères » (TOB).
Traduction liturgique : 16 Alors, que personne ne vous juge pour des questions de nourriture et de
boisson, ou à propos de fête, de nouvelle lune ou de sabbat :
17 tout cela n'est que l'ombre de ce qui devait venir, mais la réalité, c'est le Christ.
18 Ne vous laissez pas frustrer de votre récompense par quelqu'un qui veut vous humilier dans un
culte des anges, qui s'évade dans des visions, qui se gonfle d'orgueil pour rien dans sa mentalité
purement humaine. »
Le sens du message est clair : ceux qui se prévalent d'être plus avancés que d'autres à cause de
leurs visions, de leurs disciplines, sont en réalité gonflés d'orgueil (c'est-à-dire ils ne pas spirituels du
tout). Leur manque de maturité est flagrant dans leur mépris des autres.
Le verbe qui est employé au v. 18 vient du monde du sport, des jeux de stade et peut être rendu par
« disqualifier », mais faussement, par une erreur d'arbitrage. La traduction liturgique et la TOB
traduisent presque identiquement : « Ne vous laissez pas frustrer de votre récompense ». TOB: Ne

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 16


vous laissez pas frustrer de la victoire l'autre (2, 18). Le verbe qui n'apparaît qu'ici dans le NT a en
effet le sens de : « commettre volontairement une faute d'arbitrage contre quelqu'un, frustrer
quelqu'un du prix qui lui revenait ». Ceux qui l'ont étudié de près ont conclu que son sens est :
frustrer quelqu'un de ce qui lui revient de droit.34
Exclure un autre, le mépriser montre que l'on a rien compris du Christ.
La maturité pour Paul s'exprime dans le soutien que l'on s'apporte les uns aux autres, dans l'amour du
frère, dans le sens de la communauté, c'est là que l'humanité nouvelle prend forme. La Première aux
Corinthiens est plus explicite sur ce point, mais voyez déjà dans notre épître aux Colossiens le chap 3,
les 12 à 15: « Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de
compassion, de bienveillance, d'humilité, de douceur, de patience. (...) Et par-dessus tout, revêtez
l'amour : c'est le lien parfait. 15Que règne en vos cœurs la paix du Christ, à laquelle vous avez été
appelés tous en un seul corps. » Ce sens de l'appel à être un est un autre signe de maturité.
Je termine avec quelques mots sur la partie éthique de l'épître dans ses deux derniers
chapitres.

L'éthique chrétienne : vivre en ressuscités


Le ch 3, s'ouvre avec ce verset : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les
réalités d'en haut : c'est là qu'est le Christ, assis à la droite de Dieu. »
Vous savez que les biblistes ont l'habitude d'exprimer leur mécontentement au sujet des titres
qui divisent un écrit en unités distinctes. Ils craignent que ces titres séparent ce qui est profondément
uni dans la pensée de l'auteur biblique.
L'ouverture du ch 3 contribue à maintenir l'unité de l'épître. « C'est encore l'être ressuscité-avec-le-
Christ du croyant qui définit l'horizon et les modalités de l'agir des croyants ».35 Tout ce qui a été dit
de la plénitude qui est dans le Christ, de sa primauté, du baptême des chrétiens va être présent dans
cette partie éthique. Commencer par « vous êtes ressuscités avec le Christ » est une entrée en
matière pour préciser en quoi consiste « vivre en ressuscités ». L'épître autorise cette très belle
définition de l'éthique chrétienne : s'exercer à vivre en ressuscités.
« La dimension éthique est celle où doit se manifester la plénitude reçue, faite pour être partagée :

34 Hugedé, p 147 et la note 167 à la même page.


35 Aletti, 215-216.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 17


l'agir éthique est à la foi le fruit de la plénitude vécue avec le Christ et le lieu où elle se donne à lire, à
reconnaître ».36
On apprend dans cette partie des Colossiens que croître en Dieu, mûrir en Lui et dans la vie
chrétienne, ce n'est pas accumuler les extases, amonceler les pratiques ésotériques : cela se fait, nous
le voyons dans cette partie de la lettre, par l'apprentissage de la vie avec d'autres. L'extraordinaire et
le plus ordinaire se conjuguent dans notre épître.
Il ne faut pas se tromper sur le sens de ces mots que nous entendons le matin de Pâques :
« Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le
Christ, assis à la droite de Dieu ; c'est en haut qu'est votre but, non sur la terre. »
Ce n'est pas un appel à fuir la terre, ou s'échapper des responsabilités humaines Il faut plutôt y
voir un appel à comprendre toutes choses à partir de la résurrection. C'est en comprenant sa vie,
celles des autres, celle du monde, à partir de la résurrection que l'on trouvera la note juste pour agir.
Les 4 premiers versets du ch 3 constituent une introduction où l'on trouve deux thèmes qui
seront développés dans les versets 5-17. Il faut remarquer cependant que le développement de ces
thèmes se fait dans l'ordre inverse de celui donné dans l'introduction. Le v. 1 avait commencé avec
« Vous êtes ressuscités, pour dire ensuite au v. 3 : « Vous êtes morts avec le Christ. » Dans le
développement en question, l'auteur commence, au verset 5, par la mort, pour ensuite terminer par
la vie selon la résurrection, sans doute parce qu'il tient à terminer par le positif.
Les images employées viennent du rituel du baptême.37
Il commence donc par parler de la mort et de tout ce qui dans l'existence est rattachée à la mort, qui
n'a pas d'avenir : « le vieil homme avec ses pratiques » (v 9) : colère, emportement, méchanceté,
insultes, propos grossiers. Plus de mensonge entre vous ; débarrassez-vous des agissements de
l'homme ancien qui est en vous. »
Il a été donné aux Colossiens une nouvelle manière de vivre et de voir le monde. Il faut lire ch
3, v 10: « Vous avez revêtu l'homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse
d'être renouvelé à l'image de son créateur ; là, il n'y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis,
barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. » Les catégories dans

36 Ibid, p 216.
37 Luke Timothy Johnson, Todd Penner, The Writings of the New Testament : An Interpretation. Rev. ed. Minneapolis :
Fortress Press, 1999, p. 398.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 18


lesquelles les humains ont l'habitude de ranger leurs frères et qui sont nommées par Paul ne sont pas
exhaustives. Paul en donne une liste plus longue en Galates. Mais leur dépassement suggère la
radicale nouveauté qui est entrée dans le monde. Il s'agit de voir toutes choses à lumière de cette
nouveauté qui est celle de la résurrection. C'est cela rechercher les choses d'en haut.
On décrit ce qu'est cette vie de résurrection dans les versets 12 à 17 du chapitre 3.
Remarquez l'emploi de « Revêtez » au verset 12, inspiré également par le rituel du baptême. De quoi
faut-il se revêtir ? Qu'est-ce qui exprime que nous sommes ressuscités : une vie dans la compassion
miséricordieuse, la bonté, l'humilité, la patience, la charité, la paix qui règne dans nos coeurs (versets
12-15).
Vivre en ressuscités c'est ne plus avoir besoin d'ennemis pour exister. Une façon de vivre avec
l'angoisse c'est de chercher des boucs émissaires. Dans le Christ, cette angoisse peut être transformée
en confiance.38
Les Colossiens doivent vivre dans ce monde. C'est au sein de ce monde qu'ils doivent
développer des relations nouvelles. C'est la partie qui va du ch 3, verset 18 jusqu'au ch 4, v. 1. En
reprenant notre thème de la maturité, nous pourrions dire que la maturité ne consiste pas à s'évader
de ce monde et de ses structures39, mais dans cette part de la réalité qui résiste à la nouveauté,
d'inventer du neuf dans les relations quotidiennes.
Certains sont gênés de ne pas trouver un message plus franchement révolutionnaire. Il est vrai
que Paul part du monde tel qu'il est, avec ses structures, le monde grec et une société patriarcale. On
a signalé cependant l'accent sur la réciprocité. Il y a là une note nouvelle. On ne parle pas seulement
de la soumission de la femme à son mari, mais les maris doivent “aimer” leurs femmes. Le mot agape
doit s'entendre dans toute sa force de service de l'autre. Pour ce qui est de la relation maître-esclave,
point délicat puisque la lettre accompagne le retour de l'esclave Onésime à son maître Philémon, si
Paul évoque la simplicité de coeur avec lequel l'esclave doit servir, il évoque de manière plus
surprenante ce qui est attendu du maître : il doit traiter l'esclave avec justice et équité. Certains ont
reconnu dans cet appel un élément subversif de la stratification sociale de l'époque par son emploi du
vocabulaire de la koinonia. Dans le monde antique, il n'y a rien de cet ordre dans la relation maitre-
esclave.

38 Olivier Clément nous a souvent parlé de cette façon à Taizé. Voir Olivier Clément, Taizé, un sens à la vie, Bayard 1997.
39 Je reprends ici plusieurs idées et formulations de LT Johnson, The Writings of the NT, p 399-400.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 19


Luke Timothy Johnson fait remarquer que tout système social est relativisé parce qu'il est re-
situé dans le cadre de la bonne nouvelle. La stratification sociale entre en tension avec un idéal
communautaire où il n'y a ni esclave ni homme libre, ni Juif, ni Grec, (3,11). Remarquez la fin du v 18
au chapitre 3. “Comme il se doit dans le Seigneur”. La relation à Dieu appelle à revoir et à évaluer ce
qui convient. On n'a pas toujours vu la nouveauté que Paul introduit au sein du monde antique et on
lui a reproché de légitimer un ordre injuste. Mais ces simples mots “comme il se doit dans le
Seigneur” impliquent un changement de taille puisqu'il s'agit d'abord d'être obéissant à Dieu. Toute
soumission qui opposerait cette obéissance à Dieu doit être repoussée. “Dans le Seigneur” signifie
que la structure sociale est soumise au jugement critique de l'évangile.
Celui ou celle qui veut vivre l'Evangile sait qu'il y a des tensions à vivre dans un monde
imparfait. Cette épître, dans sa partie éthique, ne nous le laisse pas oublier.

Je dirais en conclusion que l'on peut s'émerveiller de voir comment cette épître peut à la foi
déployer des thèmes cosmiques, parler du rôle cosmique du Christ, sa primauté et sa plénitude et
dans un même mouvement évoquer les relations de la vie de tous les jours, dans le cadre de la vie
familiale et domestique.

Thème des JMJ – intervention Fr. Emile – Taizé - 20

Vous aimerez peut-être aussi