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Introduction
Un scénario possible
Nous avons parlé de la captivité de Paul et d'Epaphras. Mais de quelle captivité s'agit-il ?
Savoir répondre à cette question permettrait de dater l'Epître aux Colossiens. « L'opinion courante
situe Colossiens avec Philémon et Ephésiens ainsi que Philippiens dans la dernière partie du ministère
de Paul, au temps de sa première captivité romaine (de 61 à 63). C'est l'avis de la TOB.
D'autres préfèrent penser à une captivité à Ephèse (autour de l'an 55). Cela expliquerait plus
facilement le va-et-vient entre Ephèse, Colosses, Laodicée et d'autres villes de la région. Cela
expliquerait également le silence de l'épître sur le tremblement de terre qui a détruit la ville de
Colosses en l'an 61. D'autres évoquent une captivité à Césarée. L'état actuel de nos connaissances ne
permet pas de trancher cette question avec certitude.
Quels propos ont été tenus à Colosses pour troubler la communauté chrétienne fondée par
Epaphras ? Et que savons nous de leurs auteurs ? Qui sont les « docteurs » que Paul doit contrer ?
Certaines données sont assez précises pour fonder des hypothèses. D'autres sont trop vagues
et les meilleurs spécialistes sont prudents.
Ce qui est certain c'est que la région où se situe Colosses, le sud de la Phrygie, (en Asie
Mineure, centre ouest de la Turquie d'aujourd'hui) à 150 km à l'Est de la ville d'Ephèse1 est connue
pour son intérêt pour la magie, les mystères et les extases. C'est là qu'est né le culte de Cybèle. Et on
peut rappeler que le montanisme, une hérésie chrétienne du 2e siècle, est né sur cette terre.2
Montan avait été prêtre de Cybèle dans sa jeunesse.3
On peut imaginer que les païens convertis à la foi chrétienne par Epaphras, coupés de leur
responsable emprisonné, étaient la proie facile de ceux qui leur proposaient des moyens plus
recherchées pour atteindre la perfection.
Perfection. Le mot « teleos », que l'on peut traduire par « parfait », « accompli » revient tout
au long de l'épître. D'où la proposition d'un exégète américain4 de voir au coeur de cette épître la
question de la la maturité chrétienne. Sur quel fondement se construit-t-elle ? Autrement dit :
Comment savoir si nous sommes sur un chemin qui assure la communion avec Dieu ? La foi au Christ
suffit-elle ? Ou faudrait-il encore l'assortir de quelques adjuvants ? Qu'est-ce qui permet de croître,
de grandir vers le plein accomplissement de ce que Dieu a promis ? (le mot « croissance est très
présent dans la l'épître). Ce sont ces questions qui constituent le coeur du débat.
Paul veut que les Colossiens soient « parfaits », « mûrs » dans le Christ.
Col 1, 285 : « C'est lui que nous annonçons, avertissant chacun, instruisant chacun en toute sagesse,
afin de rendre chacun parfait en Christ. Voir encore 4, 12 : « Vous avez les salutations d'Epaphras qui
1 Jean-Noël Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, Gabalda, 1993, p 11.
2 Voir l'article « Phrygie », dans l'encyclopédie Universalis 2008.
3 Montan prônait un ascétisme rigoureux, et multipliait les jeûnes, s'abstenant de viande et de vin ; la continence
parfaite étaient recommandée. Voir l'article « Montanisme » dans l'encyclopédie Universalis 2008.
4 Johnson, Luke Timothy ; Penner, Todd C.: The Writings of the New Testament : An Interpretation. Rev. ed.
MinneapolisFortress Press, 1999, p. 395.
5 En grec : « Teleion in Christo ».
Tous ces versets veulent faire prendre conscience de l'immensité du don déjà accordé dans le
Christ. La vraie maturité consiste en cela. Tout lecteur de cette épître, tout baptisé, est appelé à cette
connaissance qui doit susciter la reconnaissance. On peut entendre ce mot « reconnaissance » dans
sa double signification: prise de conscience, d'identification du don et, d'autre part, gratitude pour ce
don. Paul Ricoeur qui à la fin de sa vie a beaucoup réfléchi à la reconnaissance nous a dit un jour à
Taizé que la gratitude est la forme ultime de la reconnaissance.
Si l'on tient compte de cela, on comprendra sans doute mieux pourquoi le chant, la louange, la
prière occupent une si grande place dans cette épitre. Nous y reviendrons.
Mais sur la base de ce qui a déjà été dit, je voudrais relire avec vous le v. 7 du ch 2. Le verset
qui a été choisi par le pape Benoît XVI comme thème pour les JMJ de Madrid :
« Soyez enracinés et fondés en lui, affermis ainsi dans la foi telle qu'on vous l'a enseignée, et
débordants de reconnaissance. » Il est précédé par le verset 6 : « Poursuivez donc votre route dans
le Christ, Jésus le Seigneur, tel que vous l'avez reçu ». Quel appel entendons nous dans ces versets ?
La plénitude qui est dans le Christ est souligné dès le ch 1 de St Jean, dans le prologue, qui est
comme un récapitulé de son Evangile : « De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce sur grâce » (1,
16).
Ce qui équivaut à l'enracinement de Paul, ce sont les paroles de Jésus au ch 15 de Saint Jean
sur la vigne et les multiples appels à demeurer en lui ou demeurer en son amour :
« Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là
portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (15, 5-6). Un peu
plus loin nous avons aux versets 9 et 10 : Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés ;
demeurez dans mon amour. Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon
amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour. »
Il faut parvenir à voir comment « commandement » et « amour » vont ensemble. Ce n'est pas
évident de nos jours de voir juxtaposer ces deux mots. Les oreilles de nos contemporains perçoivent
une dissonance lorsque ces deux vocables se succèdent. Est-ce que l'amour n'est pas spontané ? Est-
ce qu'il ne naît pas du coeur ? Comment l'amour peut-être lié à un commandement ?
Pour répondre à ces questions et montrer comment la foi chrétienne n'est pas une affaire de
pure hétéronomie12, il est utile de lire de près ce texte de Saint Jean ?
On remarquera d'abord que le mot « commandement » a un sens spécifique qui ne
correspond pas simplement à un « ordre ». Son sens spécifiquement biblique et johannique se
dégage lorsqu'on constate que là où au chapitre 15, Jean a mis « commandement », il a mis, dans
exactement le même contexte, le terme « Parole » au chapitre 14, v. 23 : « Si quelqu'un m'aime, il
observera ma parole, et mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre
demeure. » On comprend déjà mieux que garder la Parole c'est autre qu'exécuter un ordre. Pour
garder une Parole, être fidèle à un message dans un context inédit, il faut de l'intelligence, de la
créativité. Garder la Parole ou le commandement du Christ, lui qui dira dans ce même chapitre qu'il
ne nous appelle pas « serviteurs » mais « amis » c'est saisir de l'intérieur le sens de la vie du Christ,
12 Le Petit Robert définit ainsi ce mot: « État de la volonté qui puise hors d'elle-même, dans les impulsions ou dans
les règles sociales, le principe de son action ».
13 Des analyses très utiles sur autonomie et hétéronomie dans le chapitre 3 du livre de Paul Valadier, Un christianisme
d'avenir, Seuil, 1999.
14 Yves de Montcheuil, in Georges Chantraine, Henri de Lubac, t. 2, Les années de formation, Etudes lubaciennes, VII,
Cerf, 2009, p. 296.
15 G. Chantraine, Henri de Lubac, t. 2, Les années de formation, Etudes lubaciennes VII, p. 356.
16 Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, in Oeuvres de Mounier, tome ***, p 140.
17 « La tradition ecclésiale ne devient pas actuelle du fait que nous nous mettrions à la remorque de l'actualité,
mais du fait qu'elle fait apparaître l'actualité de Jésus-Christ. » Cardinal Walter Kasper, La théologie et l'Eglise, Cerf, p 203.
Tradition et histoire
Dans quelques semaines, le pape Benoît XVI va béatifier le Cardinal Newman. Son sens de la
tradition et ce qu'il a appelé le développement de la doctrine chrétienne peut nous rendre service
aujourd'hui. Newman savait que la foi chrétienne n'est pas un système coupé de la réalité. Le
christianisme est une religion réelle, historique. Il faut regarder sa manifestation concrète dans
l'histoire pour découvrir sa vérité. La foi chrétienne ne fonctionne pas de manière intemporelle.
Newman avait compris cela et son influence a été immense pour mieux comprendre ce que nous
entendons par tradition et qui ne peut jamais se réduire à répétition . Au 20e siècle, un théologien
profondément marqué par Newman, l'un des plus grands artisans du Concile Vatican II, je veux parler
du Père Yves Congar, que Jean-Paul II a fait cardinal, a transmis et développé cette pensée de
Newman. Voici ce qu'il écrivait sur la Tradition :
« La Tradition est vivante parce qu'elle est portée par des esprits vivants, et vivant dans le temps. Ils y
rencontrent des problèmes ou y acquièrent des ressources qui les amènent à donner à la Tradition où
à la vérité qu'elle contient, les réactions et les formes d'une chose vivante : adaptation, réaction,
croissance, fécondité. La Tradition est vivante parce qu'elle est tenue par des esprits qui en vivent
dans une histoire qui est activité, problèmes, mises en question, confrontations, apports nouveaux,
18 Lettres intimes de Teilhard de Chardin, Aubier Montaigne, p. 249., extrait d'une lettre de 193 au Père Henri de Lubac.
La créativité de Paul
Il n'est pas difficile de repérer dans la vie de Paul la formidable capacité qu'il avait d'être
inventif dans des situations les plus diverses. Songez au Paul que nous décrit le chapitre 17 des Actes,
plongé dans la culture grecque sur l'aréopage, sa capacité d'annoncer aux Athéniens « le dieu
inconnu », qu'ils cherchent sans le savoir. C'est le même Paul qui dira aux Romains : « Ne vous
conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre
intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce
qui est parfait » (12, 2). Vous voyez ici le rôle donné à l'intelligence, au discernement. Il y a un appel à
penser, à être créateur. Tâche exaltante.
L'épître aux Colossiens est elle-même un exemple éloquent de la créativité de saint Paul. Ne se
limitant pas au vocabulaire ou aux concepts bibliques, Paul a su faire usage de notions venant de
courants de pensée connus par ses auditeurs.22 Il s'en sert pour dire la plénitude qui est dans le Christ.
Il a disséminé tout au long de l'épître des mots qui sont comme des ponts vers d'autres univers, mais
c'est un apôtre qui les emploie. Il reste fidèle à son intention : montrer que le Christ est le fondement,
la « réalité », comme il dit en Col 2, 17 et ceux qui par le baptême ont été transférés en lui (1, 13)
19 La Tradition et la vie, p 62. Voir également de Congar : Le Concile de Vatican II, Beauchesne, p 89-90.
20 La tradition et la vie, p 92.
21 La Tradition et la vie de l'Eglise, Cerf 1984, p 5.
22 Par exemple le stoïcisme avec « Marchez », en 2, 6 ou le platonisme avec l'ombre et la réalité en 2, 17.
« Le seul moyen pour les Colossiens de remporter la victoire de la foi, c'est de rester fidèle au
enseignements reçus. »24 L'épître accorde une place assez grande à l'intelligence (2, 2-3), à la vraie
connaissance. Les Colossiens doivent pénétrer le sens de l'enseignement qu'ils ont reçus, non pour
accumuler des connaissances, mais en vue de marcher dans la foi , de vivre d'une manière conforme à
l'Evangile. Par ailleurs, l'enseignement doit conduire à la foi. Une foi qui renonce à chercher le sens
est, à la longue, une foi sans avenir. Il y a bien entendu un équilibre à trouver et à garder. Et notre
époque attend sans doute que l'on renoue avec le primat du témoignage qui est « le fondement
inébranlable du christianisme ».25 Mais dans cette recherche d'équilibre, il est bon de ne pas oublier
l'avertissement de François Varillon : « le fidéisme est le fossoyeur de la foi. »26
L'action de grâce
Un moyen d'être affermi dans la foi, de s'enraciner dans la foi est livré à la fin de notre verset 7
: c'est de vivre dans l'action de grâce. Paul dit : soyez débordants d'action de grâce (trad. Liturgique),
« débordants de reconnaissance » (TOB)
On imagine sans peine comment cette invitation de Paul est une réponse à l'inquiétude
suscitée par les faux docteurs à Colosses. Ils ont joué sur cette inquiétude faisant croire aux Colossiens
qu'il leur manquait quelque chose pour arriver à la plénitude. Pour valoriser le don déjà accordé aux
Colossiens, Paul les invite à la reconnaissance.
23 Luke Timothy Johnson a bien mis en lumière cet aspect. Voir The Writings of the New Testament, An Interpretation.
24 Hugedé, L'épître aux Colossiens, p 108
25 Ghislain Lafont, Histoire théologique de l'Église catholique, Paris, Cerf, 1994, p 85.
26 L'humilité de Dieu. Centurion 1974.
27 H.Schlier, Probleme der ältesten Christologie , cité par A. Grillmeier, L’effet de l’action salvatrice de Dieu, in Le Mystère
Pascal , Mysterium Salutis, vol. 12, Paris, Cerf, p 343.
28 Frère Emile de Taizé, Prier avec les chants de Taizé, Christus, janvier 2008.
29 Je reprends, pour ce passage, la traduction de Jean-Noël Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, Gabalda, 1993. p 129.
L'Eglise est en effet très présente dans cette épître. Un commentateur a même pu écrire :
« pour la première fois peut-être, l'Eglise fait partie du contenu de l'Evangile. »31 (Voir 1, 18a, et 2,
19).
Cela signifie que pour Paul, l'Evangile n'est pas seulement l'itinéraire du Christ, mais sa
présence parmi les nations, « présence universelle, facteur d'intégration, d'unité, de vie, de
croissance, au point de faire des croyants une entité unique, définie christologiquement (le corps du
Christ)32.
Dans le NT, l'Eglise est le plus souvent, l'Eglise d'une région, d'une ville, d'une localité, ici,
comme en 1, 18a et 2, 19, il s'agit de l'Eglise universelle. La plénitude du Christ elle continue à être
présente dans le monde. D'où l'importance en 2, 19 d'être rattaché à la Tête.
Paul mène un combat pour cette croissance. Il est également possible de comprendre, comme
l'a fait Pascal33, que le Christ en réalité nous associe à son propre combat. Ce qu'il a accompli une fois
pour toutes doit encore se répandre, se communiquer à toute l'humanité, et à tous les âges. Pour
cela, il a besoin de personnes qui acceptent de livrer un combat.
Plus généralement, on peut penser qu'en évoquant son propre combat, Paul veut également
faire prendre conscience aux Colossiens, que leur vie de foi, leur enracinement implique une part de
combat.
30 Sur tout ceci voir Aletti, Saint Paul, Epître aux Colossiens, p 136-137.
31 Aletti, p 137.
32 Aletti, p 137.
33 « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps là. »
On ne peut que redouter une certaine manière de parler de la foi qui oublierait le combat, qui
oublierait la patience qu'il faut dans la vie de foi. L'oubli de cela, laisser croire que la vie de foi et une
idylle ne peut que conduire à des grands découragements. C'est ce qui risque de se produire quand le
décalage est trop grand entre le tableau brossé par celui qui parle de la foi et ceux et celles qui la
vivent dans leur pauvreté.
Le mépris
36 Ibid, p 216.
37 Luke Timothy Johnson, Todd Penner, The Writings of the New Testament : An Interpretation. Rev. ed. Minneapolis :
Fortress Press, 1999, p. 398.
38 Olivier Clément nous a souvent parlé de cette façon à Taizé. Voir Olivier Clément, Taizé, un sens à la vie, Bayard 1997.
39 Je reprends ici plusieurs idées et formulations de LT Johnson, The Writings of the NT, p 399-400.
Je dirais en conclusion que l'on peut s'émerveiller de voir comment cette épître peut à la foi
déployer des thèmes cosmiques, parler du rôle cosmique du Christ, sa primauté et sa plénitude et
dans un même mouvement évoquer les relations de la vie de tous les jours, dans le cadre de la vie
familiale et domestique.