Vous êtes sur la page 1sur 10

UN ACCUSÉ EXTRAORDINAIRE, UNE ARCHIVE HORS DU COMMUN

: LES ÉCRITS D’ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM


Fabien Théofilakis

Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »

2015/2 N° 203 | pages 351 à 359


ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966120
Article disponible en ligne à l'adresse :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2015-2-page-351.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

Distribution électronique Cairn.info pour Mémorial de la Shoah.


© Mémorial de la Shoah. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


UN ACCUSÉ EXTRAORDINAIRE, UNE ARCHIVE HORS DU COMMUN :
LES ÉCRITS D'ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM

Fabien Théofilakis1

Le procès d’Adolf Eichmann fut à plusieurs égards un procès extraordinaire.


Cela tient notamment à la personnalité de l’accusé, dont l’une des
particularités fut, à la différence des hauts responsables nazis jugés par

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


le tribunal militaire international de Nuremberg, d’y participer pleinement
et volontairement en s’exprimant, par la parole et l’écrit, tout au long de
la procédure. Il le fit à partir de postulats historiques qu’il partageait avec
l’accusation : la reconnaissance à la fois de la poursuite, par les nazis, d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

politique antisémite qui devient, pendant la Seconde Guerre mondiale,


génocidaire, et de sa propre participation à sa réalisation. Entre son arrivée
en Israël, le 22 mai 1960, et son exécution le 31 mai 1962, Eichmann rédigea
quotidiennement, en moyenne, une vingtaine de pages manuscrites pendant
les quelque 739 jours que dura sa captivité, créant un nouveau corpus en
complément du fonds Argentine2.
Arrêté le 11 mai 1960 à Buenos Aires, Eichmann arriva onze jours après en
Israël. Une semaine plus tard débutait l’interrogatoire préliminaire conduit
par le commissaire Avner Less, du bureau 06 chargé de l’enquête. Lors des
quatre-vingt-dix entretiens – à raison de quatre à cinq séances par semaine
qui se déroulèrent selon le même protocole –, Eichmann répondit pendant
deux semaines aux questions préparées par les membres de l’équipe de
police en fonction des réponses de la veille, puis commenta les quelque
400 documents qui lui furent présentés.
Avner Less qui conduisait l’interrogatoire en allemand crut avoir gagné, à
force de patience, la confiance d’Eichmann. L’accusé fit preuve, il est vrai,
d’une volubilité inattendue – « comme une écluse qui s’ouvre », note, dans
son journal personnel, l’officier le 29 mai, jour du premier interrogatoire3 –,

1 Université de Montréal (Centre canadien d’études allemandes et européennes), professeur DAAD (Deutscher
Akademischer Austauschdienst) invité.
2 Voir Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem. Das unbehelligte Leben eines Massenmörders, Zürich-
Hambourg, Arche Literatur Verlag, 2011. Une partie des éléments de présentation des deux premières catégories
d’écrits en est tirée.
3 Avner Werner Less, Lüge ! Alles Lüge ! : Aufzeichnungen des Eichmann-Verhörers, rekonstruiert von Bettina
Stangneth, Zürich-Hambourg, Arche Verlag, 2012, p. 113.

351

RHS 203 final.indd 351 03/09/15 11:17


LES ÉCRITS D'ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM

racontant sa vie depuis son enfance, fournissant des informations qui


n’auraient pu être obtenues autrement. Eichmann entend-il jouer le rôle
que celui qu’il appelle « Monsieur le capitaine » (Herr Hauptmann) en
signe d’une improbable collégialité professionnelle attend de lui ? Toujours
est-il qu’il utilise l’interrogatoire pour rôder sa stratégie de défense, celle
du « petit rouage » dans la machine d’extermination nazie : il « dicte
quotidiennement » sa part de vérité4. Surpris devant tant de détails
institutionnels et de précisions historiques fournis, quinze ans après la chute
de l’Allemagne hitlérienne, par un accusé qui demande des livres pour se
rafraîchir la mémoire, Avner Less acquiert rapidement l’impression que ce
n’est pas la première fois qu’Eichmann raconte son histoire. En effet, alors

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


qu’il se trouvait en Argentine, celui qui couve le projet de se présenter à la
justice allemande (de l’Ouest) et travaille pour les réunions du cercle Sassen,
a déjà lu la plupart de ces ouvrages. En février 1961, l’intervention de son
avocat, Robert Servatius, informé d’une telle implication, demande à son
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

client de ne plus faire de déclarations. Au 2 février 1961, l’accusation dispose


cependant de 275 heures d’enregistrement, soit 3 564 pages tapuscrites,
consciencieusement relues et paraphées une par une par Eichmann qui
pensait qu’elles seraient publiées. Elles seront en fait utilisées comme pièces
à charge dans les premières séances du procès du 18 au 24 avril.
Ce premier texte de l’accusé Eichmann sous contrôle judiciaire sera
complété par la transcription – non paraphée – de ses dépositions au
cours des 121 sessions du procès, entre le 11 avril et le 14 août 1961. Dans
cette catégorie de textes liés à la procédure, on peut également inclure les
examens psychologiques et psychiatriques auxquels Eichmann est soumis
entre le 20 janvier et le 1er mai 1961. Le rapport original, conservé aux
Archives nationales israéliennes, n’a cependant pas été publié�.
Désormais réduit à l’inactivité, Eichmann consacre toute son énergie
à élaborer sa ligne de défense, réorientant un projet éditorial initié en
exil, et dès lors conçu en contre-point aux écrits d’Argentine. À partir du
29 mai 1960, Avner Less fournit papier et crayons à Eichmann5. Ce dernier
multiplie alors manuscrits et versions dans une véritable frénésie d’écriture
autobiographique, avant, pendant et après le procès, produisant une deuxième
catégorie d’écrits. Ainsi, parallèlement à l’interrogatoire préliminaire, il rédige
80 pages manuscrites par jour en moyenne, notamment une première

4 Le 29 août 1960, Avner Less relève dans son journal : « Cet homme n’a pas une âme de petit fonctionnaire ; chez lui, tout
n’est que tactique, ruse à la Loki [référence au dieu nordique Loki, maître dans l’art d’évoluer en vérité et mensonge],
pour nous embrouiller, nous, ses adversaires pour ainsi dire », A. W. Less, Lüge ! Alles Lüge !…, op. cit., p. 148.
5 L.W. Avner, Lüge ! Alles Lüge !…, op. cit., p. 116.

352

RHS 203 final.indd 352 03/09/15 11:17


DOSSIER : ADOLF EICHMANN, LA CARRIÈRE D'UN NAZI

version de ses Mémoires, Meine Memoiren, rédaction qu’il fait commencer


– de façon erronée – au 9 mai et achève le 16 juin 1960. Ce manuscrit de
126 pages sera utilisé comme preuve à charge lors du procès6.
Une fois le procès commencé, Eichmann livre un second témoignage relatif à
sa fuite, intitulé « Meine Flucht, Bericht aus der Zelle in Jerusalem » (« Ma fuite.
Rapport depuis ma cellule à Jérusalem ») qu’il signe et date de mars 1961.
Il ne sera pas utilisé comme preuve lors de la procédure7. Entre la fin des
audiences et l’annonce du jugement, Eichmann entreprend une deuxième
version de ses mémoires, connues sous le titre Götzen (« Idoles ») dans la
littérature scientifique, 1 206 pages, dont 676 destinées à la publication8. À
en croire son avocat, il leur avait donné comme titre de travail Versailles ou

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


Souvenirs pour les générations à venir. Conçu en contrepoint à son opus
argentin – Die anderen sprachen, jetzt will ich sprechen !9 –, ce plaidoyer pro
domo cherche à réduire son rôle dans la « Solution finale » en se présentant
comme le spécialiste de l’émigration forcée et de la politique de colonisation,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

qui se déploient comme déconnectées de la déportation des Juifs vers les


centres de mise à mort. Même s’il est déçu par le verdict, sa condamnation à
mort ne met pas fin à cette intense activité scripturale : après le 15 décembre
1961, il continue à rédiger plusieurs manuscrits, comme Mein Sein und Tun
(« Mes faits et gestes ») ou Auch hier im Angesicht des Galgens (« Ici aussi
face à la potence »). Comme le notait le psychologue qui a examiné l’accusé
dans sa cellule israélienne, la forme préférée d’Eichmann est indubitablement
le monologue, qui n’admet aucune interruption, c’est-à-dire contradiction.
Trois historiens, outre David Cesarani, au moins ont utilisé ces deux catégories
de sources : Christian Gerlach, dans un article critique, « The Eichmann
Interrogation in Holocaust Historiography » paru dans Holocaust and Genocide
Studies10. Il en conclut que ce corpus eichmannien est impropre à former, en
lui-même, une preuve décisive dans le champ de recherche sur le national-
socialisme et la Shoah ; il ne peut, au mieux, qu’être utilisé en complément à
d’autres documents.
L’ancienne directrice adjointe du Fritz Bauer Institut à Francfort-sur-le-Main,
Irmtrud Wojak, dans Eichmanns Memoiren. Ein kritischer Essay11, propose

6 Il sera publié sans appareil critique par le quotidien allemand Stern comme feuilleton d’été du 12 août au
4 septembre 1999. Quelques pages sont consultables sur le site des Israeli State Archives : http://www.archives.
gov.il/NR/rdonlyres/363453D3-6BC6-4A4F-99E0-D50F6BA2EF72/0/eichmemo1.pdf.
7 Il a été publié par le magazine britannique People du 30 avril au 28 mai 1961.
8 Le manuscrit est conservé aux Israeli State Archives, mais plusieurs sites en proposent des versions en ligne,
notamment http://www.schoah.org/shoah/eichmann/goetzen.htm.
9 « Les autres ont parlé, je veux maintenant parler ! », 1957.
10 Christian Gerlach, « The Eichmann Interrogation in Holocaust Historiography », Holocaust and Genocide Studies,
vol. 15, n° 3, hiver 2001, p. 428-452.
11 Irmtrud Wojak, Eichmanns Memoiren. Ein kritischer Essay, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2001.

353

RHS 203 final.indd 353 03/09/15 11:17


LES ÉCRITS D'ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM

une interprétation de la personnalité de l’accusé à l’opposé de celle avancée


par Hannah Arendt, à savoir un nazi fanatique qui combat pour le sang de
son peuple, un nouveau « type de fonctionnaire », membre de la SS – l’élite
du régime nazi – délié de toute restriction juridique dans la « recherche
de solutions créatrices » en ce qui concernant la « Solution finale de la
question juive12 ». Prenant ses collègues historiens quelque peu à revers,
l'historien américain Christopher Browning suggère de prendre au sérieux
les dépositions de l’accusé, considérant que le fait qu’Eichmann soit un
menteur invétéré n’implique pas que tout ce qu’il a dit soit nécessairement
mensonge13. Il dégage trois « tests » pour accorder une certaine crédibilité
aux témoignages de l’accusé : le self-interest test qui s’applique aux

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


dépositions allant à l’encontre de l’intérêt de l’accusé ou supposant que
dire la vérité est dans son intérêt propre ; le vividness test qui valide les
dépositions décrivant des événements avec une attention inhabituelle aux
détails visuels ; enfin le possibility test qui déclare fiables les déclarations
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

d’Eichmann venant corroborer une présentation des événements qui


s’appuie sur un corpus documentaire déjà constitué par ailleurs. L’historien
considère alors huit déclarations de l’accusé portant sur la destruction des
Juifs d’Europe. Il conclut notamment en encourageant les historiens, même
s’ils « ne peuvent trouver de documents apportant une preuve irréfutable », à
« chercher des schémas et des concordances parmi les preuves disponibles,
y compris les preuves extrêmement problématiques comme les témoignages
d’Eichmann14 ». Son invitation n’a toutefois pas été suivie d’effet…
Une troisième catégorie d’écrits se distingue dans le corpus constitué en
Israël, assurément celle restée à ce jour la moins exploitée par les chercheurs :
les notes qu’Eichmann prend pendant son procès, en audience – comme
on le voit sur les images du procès tournées par Léo Hurwitz –, entre les
interruptions de séance, mais aussi dans sa cellule de Ramlé pour préparer
les sessions à venir. Elles attestent non seulement de l’implication extrême
d’Eichmann dans son procès afin d’éviter la peine capitale, mais également
de la façon dont le procès en Israël et la médiation qu’il offre sont intégrés
dans une stratégie plus globale et ancienne, dont il s’agit alors d’adapter les
coordonnées en fonction des nouveaux adversaires. Les milliers de feuillets
classés dans le fonds Servatius – l'avocat d'Eichmann – et consultables aux

12 Bundesarchiv Koblenz (BArch K), Nachlaß Eichmann, N 1497, DAT 1747/ I A, cité par I. Wojak, Eichmanns
Memoiren..., op. cit., p. 89.
13 Christopher Browning, « Browning, Another Look at Adolf Eichmann », in Collected memories : Holocaust history
and postwar testimony, Madison, University of Wiscotin Press, 2003, p. 3-36.
14 Ibid., p. 36.

354

RHS 203 final.indd 354 03/09/15 11:17


DOSSIER : ADOLF EICHMANN, LA CARRIÈRE D'UN NAZI

archives fédérales allemandes de Coblence15 montrent comment ce dernier


défi a été relevé par l’Obersturmbannführer SS à la retraite.
Pour saisir ce qu’apportent de nouveau ces textes, il faut revenir à leur
contexte d’élaboration. Contrairement aux papiers d’Argentine, ils ont
en effet été rédigés à Jérusalem, alors que l’accusé se trouve en mains
ennemies et intègre désormais sa présentation de son rôle dans l’histoire
dans sa stratégie de défense. Contrairement aux textes autobiographiques
(Mes Memoiren et Götzen), voire à l’interrogatoire préliminaire, il s’agit d’une
part de textes plus courts, d’instantanés dictés par l’urgence de la procédure
judiciaire lorsque l’accusé, dans sa cage de verre, réagit à l’interprétation de
documents par l’accusation ou aux déclarations de certains témoins, telle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


Hansi Brand lors des séances 30 et 31 mai 1961 consacrées aux Juifs de
Hongrie16 ; de mémorandums rédigés en cellule sous forme notamment de
synthèses thématiques (« Le Juif » dans l’idéologie nazie17 ; l’action du IVB4 et
celle des services impliqués dans la politique antisémite nazie résumées pays
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

par pays) ; de notes de lecture qui valent prise de position – voire accusation
contre les anciens soi-disant camarades –, comme pour l’ouvrage sur
Dr. Hans Globke, Aktenauszüge, Dokumente18 ; d’exposés en lien direct avec
la procédure, où l’on voit Eichmann devenir l’assistant de son avocat dans la
critique méthodique des quelque 1 600 documents produits par l’accusation
pour lesquels il rédige les questions à poser et les réponses qu’il fournirait,
dans l’élaboration d’une contre-interprétation des responsabilités nazies
dans la Shoah fondée sur une autre combinaison des preuves et légitimée
– croit-il – par l’abondant recours à la bibliographie existante sur le sujet,
par les conseils et suggestions qu’il prodigue à son avocat, l’encourageant
à adopter un autre système de classement de la documentation que celui
adopté par l’accusation.
On est loin d’une narration continue, voire choisie par l’accusé, caractéristique
des autres écrits d’Eichmann. Cela explique sans doute la variété des formats,
comme le montrent les extraits ci-dessous, du petit feuillet à la page A4,
ainsi que du soin apporté à leur mise en page : le plus souvent rédigés au
stylo à bille, ils peuvent être mis en valeur par des soulignements en couleur

15 BArch K, All Proz. 6. Il a été constitué en 1979 par l’achat à l’avocat de ses documents relatifs au procès. Une
grande partie d’entre eux se trouve en copie dans les archives israéliennes (Israeli State Archives et fonds de
l’International Institute for Holocaust Research à Yad Vashem).
16 BARch K, All Proz 6/165, p. 273.
17 BARch K, All Proz 6/164, p. 12.
18 BArch K, All Proz 6/171. Il s’agit de l’ouvrage de R.-M. Strecker, Dr. Hans Globke, Aktenauszüge, Dokumente,
Hambourg, Rütten und Loening, 1961. Juriste en poste, sous le IIIe Reich, au ministère de l’Intérieur, Globke participe à
l’élaboration des lois de Nuremberg qu’il commente. En 1953, il devient conseiller du chancelier Adenauer. Servatius,
à la demande de son client, veut le faire citer comme témoin. Ni Israël ni la RFA n'accèdent à cette requête.

355

RHS 203 final.indd 355 03/09/15 11:17


LES ÉCRITS D'ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

Note rédigée par l’accusé Eichmann en réaction à la déposition d’un témoin.


Le 26 avril 1961, Franz Meyer est appelé à la barre par l’accusation pour évoquer le sort des Juifs à Vienne.
Alors qu’il semble impassible dans sa cage de verre, Adolf Eichmann couche sur le papier le flot de ses réac-
tions provoqué par le témoin, traité d’«  acteur  !!!!  ». La note montre une des caractéristiques de la langue
– et défense – d’Eichmann, à la fois logorrhée sans fin et argumentation très hiérarchisée, notamment par
l'usage du soulignement et de la couleur (ici rouge et mauve).
(Bundesarchiv Koblenz, Allproz 6 / 163, p. 24 verso.)

356

RHS 203 final.indd 356 03/09/15 11:17


DOSSIER : ADOLF EICHMANN, LA CARRIÈRE D'UN NAZI

quand ils sont préparés à l’avance ou par des ratures et une écriture très
expressive lorsqu’ils sont réalisés en séance. L’un des traits frappants de cette
production frénétique est qu’elle se déploie également sur la feuille, donnant
une matérialité particulière à l’archive-objet : il n’est pas rare qu’après avoir
noirci plusieurs pages, Eichmann, par ajouts successifs, écrive entre les
lignes, puis dans les marges et finisse par faire des renvois. Cette écriture par
accumulation ininterrompue ne cherche sans doute pas tant à convaincre
qu’à avoir le dernier mot. La note choisie comme illustration donne à voir la
réaction d’Eichmann – par écrit – à la déposition du « Dr Meier » (pour Franz
Meyer), qui témoigne le 26 avril 1961 lors d’une séance consacrée aux Juifs
de Vienne.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


C’est sans doute la seule trace écrite née d’une confrontation directe du
criminel nazi avec ses accusateurs et ses victimes. D’où une tension palpable
comme le montre notamment la calligraphie de certaines feuilles. L’un des
intérêts de ce document réside donc dans la position de l’accusé : Eichmann
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

qui n’est jamais sorti du nazisme, c’est-à-dire d’une idéologie et d’une


pratique du pouvoir qui se pensaient au-dessus des lois, au-dessus du droit
positif, se retrouve dans une position sans doute insolite pour lui, à savoir
devant la justice pour répondre de ses actes. Il va devoir, pour livrer cette
nouvelle bataille de la guerre totale qu’il continue à mener contre « le Juif »,
trouver une nouvelle argumentation. On peut formuler comme hypothèse de
lecture que ces carnets constituent comme un entre-deux qui ferait le lien
entre le Eichmann des entretiens Sassen de 1957 et celui filmé en 1961 en
« bureaucrate prudent » dont il a revêtu l’uniforme à cravate et détourné les
attributs (lunettes, stylos, dossiers).
Ces écrits de circonstance assument, au moins, une triple fonction : ils ont
tout d’abord une fonction tactique, celle d’élaborer la ligne de défense de
l’accusé. Les différentes notes d’Eichmann à son avocat cherchent à corriger
les dépositions des témoins comme les affirmations du procureur général ou
encore à combler les lacunes de la documentation. L’origine de ces notes est
en partie due à la demande formulée auprès d’Eichmann par Robert Servatius :
suppléer la faiblesse de la défense alors composée uniquement de ce dernier
et d’un assistant, Dieter Wechtenbruch, reparti en Europe interroger les
témoins de la défense. Ces notes préparatoires servent aussi à Eichmann
d’examen critique des pièces utilisées par l’accusation. Les précisions sur
l’interprétation correcte de ses propos dévoilent l’extrême participation de
l’accusé dans son procès et la réutilisation des connaissances accumulées
en Argentine.

357

RHS 203 final.indd 357 03/09/15 11:17


LES ÉCRITS D'ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM

La seconde fonction de ces notes est de révéler comment Eichmann se


prépare à témoigner lui-même, à partir de juillet 1961 selon la procédure
de common law anglo-saxonne. Son but est alors d’opposer aux preuves
de l’accusation une « contextualisation » des faits tels qu’il les a vécus de
l’intérieur. C’est, excepté les témoins, le seul insider du procès : ni les juges,
ni les procureurs, ni même Servatius officier dans la Wehrmacht pendant
la Seconde Guerre mondiale, n’ont sa connaissance de la Shoah. Malgré
les adaptations de la vérité, Eichmann contribue ainsi à rendre crédible la
dimension contradictoire du procès : il a pu parler et se défendre. Ces notes
peuvent donc également se lire comme une ultime mise en scène du rôle
dans l’histoire de la Shoah que l’accusé veut laisser de lui-même. Tirant

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


parti de son expérience de SS en charge des « affaires juives » et de sa fine
connaissance de l’historiographie, Eichmann cherche alors à Jérusalem à
produire un récit pour la cour en intégrant ce que savent ces adversaires et
un discours à destination de ceux restés fidèles au nazisme qui préparent un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

IVe Reich.
Pour l’historien qui travaille, 50 ans plus tard sur le procès, certains de ces écrits
offrent la possibilité de considérer l’évolution d’Eichmann entre l’Argentine
et Jérusalem, la fin de la guerre et 1961. En donnant du procès depuis les
coulisses de la défense – ces notes n’étaient pas destinées à être publiées –,
ils permettent de mieux suivre le double jeu, le double langage d’Eichmann,
comme lorsqu’il commente les témoins et peut-être de mieux comprendre
sa stratégie de défense comme ses relations avec son avocat. Elles font
partie des rares écrits de responsables nazis donnant une vue subjective et
personnelle sur la « Solution finale de la question juive » et le fonctionnement
du régime nazi, « la plupart des dirigeants nationaux-socialistes – comme le
relèvent justement Jürgen Matthäus et Frank Bajohr – se concevaient comme
des “hommes d’action” qui versaient peu dans la contemplation ou même la
réflexion critique, d’autant que ces qualités ne furent pas particulièrement
appréciées à l’intérieur du parti19 ». Enfin, les archives du procès Eichmann
contiennent toute une série d’écrits de nature diverse – commentaires,
dactylographiés ou manuscrits, discussions dans le cadre du cercle Sassen
à propos de leur publication dans Life, correspondance privée, courriers
administratifs réglant la succession d’Eichmann, réponses manuscrites au
questionnaire de Paris Match – qui montrent Eichmann soucieux jusqu’au
bout de l’image publique qu’il laissera.

19 Alfred Rosenberg, Die Tagebücher von 1934 bis 1944 (édité et commenté par Jürgen Matthäus et Frank Bajohr),
S. Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 2015, p. 16. Voir le compte rendu de l'ouvrage dans ce numéro, p. 359-36.
La version française du journal de Rosenberg paraît en septembre 2015 aux éditions Flammarion.

358

RHS 203 final.indd 358 03/09/15 11:17


DOSSIER : ADOLF EICHMANN, LA CARRIÈRE D'UN NAZI

Les écrits d’Adolf Eichmann en Israël (1960-1962) constituent un corpus


encore sous-exploité compte tenu de sa richesse et de sa diversité. L’étude
exhaustive des notes et memoranda devrait permettre d’en préciser la
spécificité dans l’ensemble des productions d’Eichmann et l’apport dans la
stratégie de défense de celui qui prenait autant de plaisir à manier les mots
qu’à manipuler les individus20.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.153.2.246 - 28/03/2019 19h12. © Mémorial de la Shoah

20 Nous préparons pour 2016 un ouvrage sur le procès à partir des écrits de l’accusé. Nous nous permettons de
renvoyer à une première utilisation de ce corpus de Jérusalem : Fabien Théofilakis, « Adolf Eichmann à Jérusalem
ou le procès vu depuis la cage de verre (1961-1962) », dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire de Sciences Po,
n° 120/4, p. 71-85.

359

RHS 203 final.indd 359 03/09/15 11:17

Vous aimerez peut-être aussi