Vous êtes sur la page 1sur 1

Ce que l’on appelle l’esclavage ne peut être considéré comme une catégorie homogène tant les dispositifs

de pouvoir se sont constitués dans des situations historiques différentes. Mais, par-delà les différences, un
processus commun se met en place. L’esclavage procède d’une relation. C’est un rapport de domination
fondé sur une agression visant l’appropriation et l’exploitation et qui a le plus souvent recours à la
déportation. La relation esclavagiste est une relation d’assujettissement c’est-à-dire de transformation du
sujet en objet dans lequel le groupe des maîtres ne considère nullement le groupe des esclaves dans les
termes d’une commune humanité mais dans la construction fantasmatique d’un autre essentialisé.

2Or ce rapport, s’il se manifeste à travers des discours (y compris « civilisationnels » comme dans le
colonialisme) se forme, d’abord dans une expérience du regard porté sur ceux qui sont soumis à ce
processus d’essentialisation et de réification. Et c’est ici qu’est susceptible d’intervenir une tout autre forme
de regard : celle d’une caméra dont la fonction n’est pas nécessairement de s’indigner, mais d’affiner notre
perception.

3La rencontre entre le thème de l’esclavage et le renouveau du regard par les 
images – mais nous le
verrons, pas n’importe lesquelles – est une rencontre dangereuse et risquée pour la rationalité occidentale.
D’abord parce que la connaissance de ce qui s’est passé (mais n’est pas radicalement dépassé) ne peut être
considérée comme un domaine d’étude parmi d’autres. C’est une question cruciale qui engage une réflexion
éthique. L’esclavage détruit, déshumanise. L’esclavage, c’est le mal qui affecte non seulement ceux qui
subissent la violence et qui la commettent mais aussi ceux qui s’efforcent de la comprendre.

4Or force est de constater que l’anthropologie classique et plus particulièrement l’anthropologie française
n’est pas d’un très grand secours pour aborder ces questions. Elle s’est constituée avec Marcel Mauss dans
l’étude du fait social puis du faire social et a négligé le défaire : ce qui défait le social, ce qui le détruit en
arrachant l’être humain à son milieu et en le transformant en marchandise. Cette anthropologie a beaucoup
travaillé sur les formes sociales de l’agir et si peu sur les formes du subir. Elle a certes consacré beaucoup
d’observations et d’analyses (de Evans-Pritchard à Jeanne Favret-Saada) à l’infortune, au malheur et à la
maladie. Mais elle s’est rarement engagée – à quelques exceptions bien sûr car il y a Germaine Tillion – dans
des domaines beaucoup plus dangereux (esclavages, exterminations, génocides) qui posent la question du
mal. Ce que je propose d’appeler le mal commun est l’aptitude qui est la nôtre non seulement à subir le mal
mais à l’infliger.

5Les esclavages peuvent évidemment être expliqués historiquement et économiquement par l’exploitation
d’une main-d’œuvre assujettie. Il subsiste néanmoins un point d’achoppement qui s’apparente à ce que
Primo Lévi désigne par le terme de « zone grise ». C’est l’ampleur et la brutalité des dispositifs d’agression,
de déportation et de déculturation. Il y a là quelque chose qui renvoie à ce qu’il y a de plus difficile à
accepter et a fortiori à élaborer anthropologiquement, qui ne peut faire l’économie d’une réflexion sur
l’inconscient, l’inconscient étant ce que nous ne voulons pas dire, ce que nous ne pouvons pas dire, ce que
nous ne savons pas dire. Nous touchons ici aux limites du langage et c’est la raison pour laquelle nous avons
tant besoin des images et notamment de la médiation du cinéma, susceptible de révéler ce que Walter
Benjamin appelle l’« inconscient optique ».

6Dans l’étude des phénomènes d’esclavage et de leurs héritages, tout ne peut être exprimé par le langage.
Si d’ailleurs tout pouvait être exprimé discursivement et a fortiori explicitement et définitivement, nous
aboutirions à une saturation du sens, à une explication « sans reste » selon l’expression de Max Weber.

7Pour réinterroger l’histoire de telles entreprises de destruction ainsi que les traces qu’elles ont laissées
dans la mémoire, il est certes nécessaire d’avoir recours à des concepts, mais ce n’est pas suffisant. Il nous
faut aussi inventer des décepts qui soient aussi des percepts permettant de mettre en question la franche
positivité qui ne s’accorde guère avec l’expérience de ceux qui ont subi les phénomènes en question.

Vous aimerez peut-être aussi