Vous êtes sur la page 1sur 6

Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Le rossignol et la justice en pleurs (Hésiode, Travaux 203-212)


Annie Bonnafé

Citer ce document / Cite this document :

Bonnafé Annie. Le rossignol et la justice en pleurs (Hésiode, Travaux 203-212). In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé,
n°3, octobre 1983. pp. 260-264;

doi : 10.3406/bude.1983.1198

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1983_num_1_3_1198

Document généré le 30/05/2016


Le rossignol et la justice en pleurs
(Hésiode, « Travaux » 203-212)

La fable de Fépervier et du rossignol (Hésiode, Travaux,


203-212) a donné lieu à d'innombrables commentaires en
raison de l'absence de « morale » explicite qui lui confère un
caractère énigmatique. Il paraît inutile de reprendre ici l'analyse
très complète que L. Bona Quaglia a faite des diverses
tendances exprimées dans les interprétations antérieures à son
excellent ouvrage de 1973 1. On notera cependant qu'en dépit
des nouveaux arguments que celui-ci a apportés à l'appui de
là tlièsô la piUs corniriuriémerit admise ^cellc qui voit dans
l'alvoç une image de la manière dont les rois faussent la
justice et dans l'épervier un partisan de la loi du plus fort
condamnée par Hésiode) les interprétations continuent à
s'opposer de manière radicale. Si P. Pucci ne doute pas que « le
rossignol/chanteur et l'épervier se réfèrent respectivement à
Hésiode et aux basileis »2, pour B. Peabody l'hybris est du côté
du rossignol, tandis que « le faucon est le chanteur lui-même »
et n'est pas plus condamnable que l'aigle du songe de
Pénélope au chant XIX de l'Odyssée3.
Pour éclairer la question, peut-être faut-il se pencher de
près sur la structure même de l'alvoç et utiliser ce que nous
savons, grâce à H. Schwabl et aussi, dans une certaine mesure,
à Peabody lui-même, de la manière de composer d'Hésiode.
Les vers 202 à 285 des Travaux, consacrés à la justice, à
la démesure et à leurs conséquences respectives, constituent
un ensemble d'une symétrie remarquable et d'une
construction rigoureuse :
— adresse aux rois : 202 (1 vers),
— aïvoç (fable ; monde animal) : 203-212 (10 vers),
— à Perses : force et faiblesse respectives i° de l'hybris,
20 de la justice : 213-224 (12 vers) ;
illustration : i° la cité des justes et son bonheur : 225-237
(13 vers) ; 20 la cité des injustes (cité de l'hybris) et son mai-
heur : 238-247 (10 vers),
1. L. Bona Quaglia, Gli Erga di Esiodo (Turin, 1973), p. 131-139.
2. P. Pucci, Hcsiod and the language of poetry (Baltimore-Londres,
1977), p- 62 : « There can be little doubt that the nightingale /singer and
the hawk refer to Hesiod and the basileis respectively. »
3. B. Peabody, The winged word (New York, 1975), p. 253 : « The
hawk is the singer himself and is no more depraved than Penelope's
eagle. The... ïp7jÇ... in chasing small singers is acting in his own proper
way... It is hybris for a nightingale to be ô^i (xœX' èv veçéeaai, as any
man wise in the ways of birds should recognize... It is the nightingale,
among others, who does not realize the wisdom of WD 40-41. >
LE ROSSIGNOL ET LA JUSTICE EN PLEURS 2ÔI

aux rois : force et faiblesse respectives i° de la justice,


2° de l'hybris : 248-273 (26 vers),
adresse à Perses : 274-275 (2 vers),
la loi de Zeus i° monde animal : se manger les uns les
autres; 2° monde humain : justice : 276-285 (10 vers).
Les enchaînements s'y font selon le double procédé du
chiasme et de l'antithèse, ceci à l'intérieur de l'alternance
entre les adresses aux rois et les adresses à Perses1. Si on laisse
pour l'instant de côté le contenu du développement dont le
sens profond fait problème (202-212), on a le schéma suivant :
213-247 : hybris ^z± justice j antithèse

enchaînement par chiasme

justice y^ hybris J antithèse

enchaînement par antithèse

248-285 : justice 9^ hybris j antithèse

enchaînement par chiasme

hybris ^ justice ' antithèse


l'enchaînement de 212 à 213 se faisant par antithèse (au Se :
213). Deux passages seulement mettent en scène le monde
animal, les deux passages de longueur identique qui ouvrent
et ferment le développement après deux adresses opposées
aux rois et à Perses : l'aïvoç (203-212, « fable ») et l'exposé
de la loi de Zeus (276-285). Dans les deux passages symétriques
les rapports entre animaux sont présentés comme des
rapports de force et la victoire du plus fort assimilée au fait de
se nourrir (209 ; Mttvov S' cd y.' sOéXco ¦Kotfpso^u.i : « à mon gré,
je ferai de toi mon dîner »/278 : èa9éu.ev àxXifjXouç « se manger
mutuellement »). Dans le passage final, èa0éu.ev àxXTjXouç (278)
est présenté comme l'équivalent de (3ty (275) et opposé à la
justice (278 .* èa9éu.ev àXX-rçXouç inzl où SUt) sa-rl u-st' aùxoïç).
Il ne peut donc y avoir grand doute sur la manière dont
Hésiode utilise l'aïvoç dans ce développement. L'aïvoç,
illustration de la manière dont l'Iliade conçoit les rapports
humains (à l'image des rapports animaux, ainsi qu'en témoignent
les comparaisons homériques opposant rapaces et passereaux),
est bien aussi l'attitude que Perses doit rejeter, parce qu'elle
n'est bonne que pour les animaux, parce qu'elle est celle de
l'hybris. De la même façon, l'unique comparaison animale des
Travaux (303-306) utilise, à l'inverse de l'Iliade, le
rapprochement entre monde animal et monde humain pour souligner
~~
1. Cf. L. Bona Quaglia, op. cit., p. 141-142.
2Ô2 LE ROSSIGNOL ET LA JUSTICE EN PLEURS

non point la ressemblance de fait qui peut exister entre l'un


et l'autre, mais la différence qu'il est indispensable d'établir
entre eux si l'on veut que la justice soit sauve. Les bourdons
ne travaillent pas et mangent tout de même (305-306 : àepyol /
ëdOovTeç), tirant ainsi odieusement profit de la fatigue des
abeilles travailleuses (305 : (/.eXiGo-àcov xàfxaTov rpû/ouo-tv). En
revanche, celui qui ne travaille pas a toujours la faim pour
compagne s'il est un homme (302 : Xîu.oç yàp toi 7ràu.roxv àepycp co{A-
<popoç àvSpi), car dieux et hommes sont unanimes à le
condamner (303). Dans les deux cas, l'exemple animal est l'exemple
à rejeter, l'exemple à ne pas suivre1.
Mais comment lire plus précisément le contenu même de
l'aïvoç? Qui est au juste l'épervier, et qui le rossignol, dans
l'esprit d'Hésiode? Récit chargé de sens, récit à interpréter,
l'oclvoç, s'il veut atteindre son but, se doit de n'être oas une
énigme insoluble : lorqu 'Ulysse-mendiant en compose un à
l'adresse d'Eumée au criant XIV de l'Odyssée, celui-ci en
perçoit immédiatement le sens. Les reprises de termes du
contexte immédiat des Travaux (213-224) comme la mention
répétée du manteau dans l'aïvoç d'Ulysse ne peuvent-elles
constituer autant d'indices pointant vers la solution?
L'aïvoç des Travaux s'organise autour d'une opposition
entre fort et faible, le plus fort (210 : xpelcoovaç) se
considérant de ce fait même, parce qu'il a la victoire dont sa victime
est privée (211 : vîxyjç rè orépeTai), comme le meilleur (207 :
fyewù ae 7rcXX6v àpetav). Le fait que l'épervier tienne le rossignol
apparaît comme la preuve même de sa supériorité, de son
àperr] plus grande. Mais cette opposition se double d'une
seconde, que nos habitudes de langage tendent à occulter, entre
l'épervier et « la rossignole », entre masculin et féminin (206 :
x^v 8 ye). Trois points encore paraissent d'importance :
i° l'inadéquation des termes humains appliqués aux deux
oiseaux (206 : ^ûpe-ro, pour le rossignol ; 20g : Seïttvov, pour
l'épervier) ;
20 le brusque passage du singulier attendu au pluriel, au
vers 210 (xpetacovaç oppose, apparemment sans nécessité autre
que métrique, « l'insensé » &ppcov que condamne
l'épervier, à un groupe et non à une seule personne) ;
30 la manière dont se matérialise la défaite du rossignol :
le rapace « l'emporte » (204 : çéptov), le « tient » (207 : fyei),
l'oblige à aller partout où lui-même veut « l'entraîner » (208 :
ta S' eïç ?) a' av êya> 7rep àyco) et ses cris ou son chant ne lui servent
de rien (207 : tC XéX-rjxaç ; 208 : xal àoiSôv èoûoav).
Pucci a bien su percevoir l'importance de ce dernier détail :
« Hesiod's plea for Perses to hearken to justice and his faith
thaL Dikè will prevail in the end (217-218) constitute the

1. Cf. ma thèse : Présence et sentiment de la nature d'Homère à


Aristophane, chap. vi, p. 569 sq.
LE ROSSIGNOL ET LA JUSTICE EN PLEURS 263

poet's immédiate answer to the moral teaching of the hawk1. »


L'adresse à Perses, 213-214, est effectivement à mettre en
rapport avec l'aïvoç auquel elle s'oppose. Plus précisément,
l'allégorie de la justice en pleurs (220-224) es^ ^a C1^ de l'atvoç et
en explique les trois caractéristiques exposées plus haut ; elle
se trouve, par rapport à cet aïvoç qui a tous les dehors d'une
comparaison homérique tronquée et limitée à son univers de
référence animal, dans la même position que le volet humain
de la comparaison rattaché, dans l'Iliade, à l'univers du récit.
L'allégorie s'organise elle aussi autour d'une double
opposition fort /faible, masculin /féminin. Les termes de l'antithèse
sont cette fois « les hommes mangeurs de présents » d'un côté,
« la justice » de l'autre. Le glissement du singulier au pluriel
qu'on observe dans l'aïvoç au vers 210 apparaît donc comme
une anticipation de la situation exposée dans l'allégorie. Les
« mangeurs de présents » ne peuvent être autres que les rois
auxquels s'adresse l'aïvoç (cf. l'emploi de Swpoçâyoi en 38-39
comme en 263-264) puisqu'ils sont ceux qui tranchent les
différends en détournant la justice de la route droite qu'elle
devrait suivre avec ces « sentences torses » ou obliques (221
et 224) que Zeus doit redresser (v. 9). L'assimilation des rois
à l'épervier, conforme à l'usage homérique qui réserve aux
basileis de l'Iliade l'image du rapace, se trouve facilitée par
le terme humain de Ssîtuvov appliqué ici de manière unique à
la pâture de l'oiseau de proie. Elle se trouve en outre
confirmée par la reprise ultérieure du pronom réciproque àxX-rjXouç
(251 : àxx-fjXouç xpl&ooai ; 278 : èarOlfiev àxX-yjXouç) qui assimile la
mauvaise justice rendue par les rois à un usage pernicieux de
la force, et celui-ci à l'usage qui règne chez les animaux et
fait du plus faible la pâture du plus fort.
Face à ses oppresseurs masculins que sont les rois, voraces
eux aussi et « mangeurs de présents », la justice subit à court
terme la même défaite que la « rossignole ». Elle aussi est «
entraînée » de force là où ses adversaires le trouvent bon (220 :
éXxouiv7)ç f) x' àvSpsç àywcnv, cf. 208 : tji B' sîç f) a' av syco nep àyco).
Elle aussi a pour seule ressource de pleurer à chaudes larmes
(222 : xXaiouaa) et l'emploi de èXeov... f^ûpsTo aux vers 205-
206, terme humain appliqué à l'oiseau, se trouve ainsi justifié
a posteriori. Elle aussi mène grand bruit (220 : p69oç) sans
que les rois l'écoutent plus que l'épervier écoute les cris ou
le chant du rossignol2.
Mais entre le rossignol et la justice, l'analogie n'est
qu'apparente et temporaire. De ce point de vue encore, le modèle que
semble fournir le monde animal est un modèle inadéquat, qui
ne peut s'appliquer valablement aux situations humaines sur
lesquelles s'exerce le contrôle des dieux. Invisible aux yeux

1. P. Pucci, op. cit., p. 65.


2. Cf. E. Livrea, L'Ainos esiodeo, Giornale Italiano di Filologia, I, 2.
264 LE ROSSIGNOL ET LA JUSTICE EN PLEURS

des hommes sous son manteau de brume magique, la justice,


parce qu'elle est d'essence divine, « apporte le malheur » à
ceux qui la malmènent : le vers 223, qui exprime la même
idée que les vers 238-247 et 260-262, doit être maintenu, et
les accusatifs du vers 222 (t:6Xiv xal ^8ea XaôSv), séparés du
participe xXafouoa par la coupe penthémimère, sont à
comprendre comme des accusatifs d'extension à rattacher à inetai,
ainsi que l'a bien vu M. L. West1. Les Xaol ne sont pas ceux
qui « chassent la justice et la dispensent sans droiture » (224 :
oùx £0eïav èvei^av) et ne peuvent donc être l'antécédent du
relatif du vers 224. Mais ils subissent bien le contrecoup de
l'injustice de leurs rois, ainsi qu'en témoignent les vers 240-
241 et 243, et Dikè ne leur témoigne aucune pitié, ne « pleure
pas sur eux ». Elle les punit. Les pleurs que lui arrache la
violence qui lui est faite ne sont pas plus entendus de ses
oppresseurs que ceux du rossignol ne le sont de l'épervier,
mais ils sont entendus de Zeus (259-260, 268-269), et pour
cette raison sa victoire à long terme est assurée. La force
véritable est de son côté (217-218 : Sîxtj S' mtèp (56ptcç Xox^l
èç xéXoç èÇeXôoûca). Aussi le fou (ou le sot) et le sage échangent-
ils leurs places. Tel qui se croyait (ou passait pour) « sensé »,
comme les rois (202 : çpovéooci xal aùxoïç), et trouvait «
insensé » (210 : ôcçpcùv) celui qui ne se pliait pas sans protester
à la loi du plus fort, est en réalité « un sot » (218 : v7j7uoç l'épi-
thète était déjà appliquée aux rois au vers 40) qui ne se
reconnaît pour tel que lorsqu'il est trop tard (218 : toOùv Se xe
v^tcioç èyvco) comme Épiméthée lui-même (89).
Plus donc qu'il ne représente Hésiode lui-même (bien que
tous deux soient chanteurs ou aèdes, àoiSoi), le rossignol
apparaît dans l'aïvoç comme une préfiguration de la justice
malmenée et en pleurs comme lui, dans un monde celui des
animaux où la justice divine n'a pas de place (278 : èuel
où Six?) èoxl u.ex' aùxoïç). De l'épervier, les rois ont le culte
de la force brutale et ce bon sens à courte vue qui se confond,
aux yeux d'Hésiode, avec la sottise, alors que celui qui a
véritablement droit au nom de « meilleur », de manière absolue
et non par comparaison relative (raxvàpicrxoç 293 et non àpelcov
208), est celui qui sait voir en toutes choses la fin (293-294).
Mais Perses lui-même, quand il suit les conseils de la
mauvaise éris et se fie à l'appui des rois plutôt qu'à celui de Zeus,
a quelque chose du rapace qui prend de force et emporte ce
qui ne lui revient pas de droit (37-38 : ôcXXa xe 7roXXà /àpmiÇwv
èç6peiç). Il mérite donc bien d'être appelé « grand sot » (286)
comme les rois, puisqu'il ignore comme eux que « la prise est
pernicieuse » et ses apports, ses « cadeaux », empoisonnés
(356 : fipTOx!; Se xaxrj, Bavàxoio 86xeipa).
Annie Bonnafé.

i. M. L. West, Hesiod : Works and Days (Oxford, 1978), s. v.

Vous aimerez peut-être aussi