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Revue d’économie industrielle

Services et transformation des modes de production


André Barcet, Joël Bonamy

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Barcet André, Bonamy Joël. Services et transformation des modes de production. In: Revue d’économie industrielle, vol. 43,
1er trimestre 1988. Le dynamisme des services aux entreprises. pp. 206-217;

doi : https://doi.org/10.3406/rei.1988.1019

https://www.persee.fr/doc/rei_0154-3229_1988_num_43_1_1019

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Services et transformation

des modes de production

André BARCET
Maître de conférence à l'université Lyon-Lumière

Joël BONAMY
responsable du CEDES (Centre d'échange et de documentation
sur les activités de services), CNRS, Économie et Humanisme

La mutation actuelle du mode de production est analysée essentiellement à


partir de la transformation technique (automatisation, information) cause pour les
uns, conséquence pour les autres de l'internationalisation des économies. Cette
mutation est ensuite appréhendée par ses conséquences en matière d'emploi,
d'organisation du travail, de qualification et de gestion des ressources humaines. Il est
plus rare de centrer l'attention sur la place que les services ont dans une telle
mutation. C'est cette relation que nous cherchons à préciser.

Nous montrerons dans un premier temps que la croissance des services ne peut
se comprendre que par l'articulation qui se noue entre services et activités
économiques, il y a donc de ce point de vue une intégration de plus en plus grande des
services et du système productif, si bien que les services ne se développent pas
de manière autonome mais comme facteur décisif de l'évolution du système
productif.

L'analyse de cette intégration nous conduira alors à analyser la place des


services, nous montrerons que l'enjeu de la période actuelle nous paraît se
comprendre autour du développement de ce que nous appellerons le processus de
conception et le processus d'utilisation.

Il faudra alors tirer certaines conséquences d'une telle organisation, notamment


sur la logique économique d'ensemble.

Enfin, le développement des services (notamment de certains) ne se comprend


que dans la tendance à l'internationalisation croissante des économies où les
services, notamment intellectuels, ont un rôle d'impulsion d'une norme de
production de plus en plus internationale.

I. — LA CROISSANCE DES SERVICES

La croissance des activités de services ne doit pas s'analyser comme la montée


d'activités venant se substituer à la production industrielle, dans une logique d'une

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nouvelle étape économique basée sur le développement des activités tertiaires. Ce
schéma d'analyse, hérité de Fischer (1939), Colin Clark (1940) puis Fourastie (1949)
et, à sa manière, Rostow (1953), ne résiste pas à une analyse un peu précise de
l'évolution économique. Mais, surtout, il est basé sur une hypothèse implicite que
les services ne sont finalement que des biens qui n'ont pas de matérialité. C'est-à-
dire que la logique de production des biens et celle de la production des services
sont substituables, ou au moins que les seconds prendront le relais des premiers
au fur et à mesure que la consommation se développera selon le schéma
traditionnel des lois d' Engel. Le développement des services est en fin de compte le signe
d'une satifaction croissante des besoins les plus primaires et d'une recherche de
besoins plus élevés, c'est-à-dire à dominante intellectuelle ou spirituelle.

S'il existe bien des besoins intellectuels, rien ne permet de dire que ceux-ci devront
être satisfaits nécessairement par des activités de services. Mais là n'est sans doute
pas la question principale. C'est bien dans la conception même de ce qu'est un
service que réside le problème essentiel. Ce n'est pas directement le but de cette
réflexion de s'interroger sur la signification du concept de service. Toutefois, un
minimum de précision s'avère nécessaire. Un service est d'abord un acte sur
quelque chose ou quelqu'un, selon la définition de T. -P. Hill (1977). Il est alors
nécessaire de tirer les conséquences d'une telle approche. Le service, en effet, n'est pas
une finalité en lui-même, il ne se comprend que dans la relation qui se noue avec
quelque chose ou quelqu'un et qui a comme rôle de permettre à cette chose ou
à cette personne d'atteindre un certain état. La compréhension du service nous
semble nécessiter d'introduire le service dans une notion de système où il est non
seulement un élément, mais surtout un facteur de régulation, de maintien d'un
certain équilibre et d'un certain état. Ainsi, le service a essentiellement une
fonction « d'accompagnement » en « agissant sur » de manière à produire un effet.
Ainsi, c'est dans cette relation que le service doit être compris (A. Barcet 1987).

Si l'on examine la montée des services sur une période longue, ce ne sont pas
les services consommés directement par les personnes qui connaissent la croissance
la plus rapide. La plupart des services qui sont classés comme des services
consommés par les ménages ne le sont qu'indirectement. Dans un sens strict, ce ne
sont que les services sur les personnes qui sont l'objet d'une consommation directe.
Les autres sont dans des relations différentes avec des biens, ou des processus qui
permettront à terme une consommation dans des conditions normales. Autrement
dit, la consommation doit être conçue comme un système qui, au bout, permet
un acte d'assimilation de la part de la personne ; dans ce système il y a place pour
des fonctions différentes, pour des associations de biens et de services. Par
analogie avec la production, de nombreux services peuvent donc être compris comme
ayant une fonction intermédiaire dans un système de consommation.

Cette place du service comme intégré à un ensemble qui lui détermine à la fois
son rôle et sa finalité est encore plus présente dans l'ensemble des services rendus
à l'entreprise. Mais, là aussi, l'utilisation de la notion de système s'avère
nécessaire, dans la mesure où les services ne doivent pas être confondus avec le rôle
d'autres éléments du système. L'inconvénient de l'utilisation de la notion de
consommation intermédiaire est que, d'un point de vue comptable, elle assimile des
utilisations ou des dépenses qui n'ont pas le même rôle au sein du processus
productif. Le service n'est pas transformé au sens strict, il a une fonction plus
indirecte dans le processus de production. Il a une fonction plus d'accompagnement.
En toute rigueur, on devrait d'ailleurs considérer que la plupart des dépenses de

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services sont intégrées dans la valeur ajoutée de l'entreprise et qu'elles sont moné-
tairement un prélèvement sur cette valeur ajoutée, nécessaire à la production de
celle-ci et au fonctionnement normal du processus, dans une vision assez
semblable à celle que l'on a pour l'amortissement, même si la fonction du capital
technique et des services n'est pas la même (GGP 1984).

Ainsi, les services sont pour la plupart à comprendre dans la relation qu'ils
entretiennent dans un système pour permettre à celui-ci de fonctionner (A. Barcet et
J. Bonamy, 1983, 1984, 1985). Ainsi la notion d'intégration, utilisée par plusieurs
auteurs (Brender 1980, Leveson 1983, Petit 1986) rend compte de cette forme
particulière d'action des services.

Le tableau d'entrées et de sorties permet d'obtenir le coefficient technique des


branches marchandes en produits des « services aux entreprises ».

1966 1970 1974 1978 1981


Agriculture 0,25 0,30 0,39 0,46 0,57
Industrie 3,73
Illustration 4,06
non 8,20 4,61
autorisée à la10,34
diffusion 4,58 5,08
B.T.P. 7,48 10,31 11,80
Commerce 1,26 1,65 2,23 2,90 2,69
Services privés 3,68 4,73 5,24 5,00 5,03
3,56 4,09 4,51 4,59 5,07
Source : comptabilité nationale

II s'agit d'une vision très partielle, puisque ne sont pris en compte que les
services classés dans services rendus principalement aux entreprises (T 33). Les
données sur l'évolution en volume de la consommation des entreprises et des
administrations semblent indiquer une croissance annuelle moyenne plus forte que celle
de la production de ces mêmes entreprises.

Taux de croissance annuel moyen de la consommation de service


par les entreprises et les administrations (en volume)

1959-1973 1974-1984
Transports et télécom 8,3 % 3,2 %
Télécommunication seule 8,2 %
(1970-1984)
Services aux entreprises 8,2 % 2,9 %
Crédit-bail immobilier 6,3 °?o 6,3 97o
Source : Rexervices C. Fontaine (1987)

C'est à un constat similaire qu'aboutit par d'autres méthodes Siniscalco (1985).


Ainsi, la croissance des services et en conséquence leur poids croissant dans le PIB
apparaît essentiellement entraîné par l'intégration des services à la production et,
dans une moindre mesure, à la consommation.

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IL — LA PLACE DES SERVICES

Cette intégration des services nécessite alors d'examiner la place qu'ont pris les
services. Si nous nous situons au niveau du système économique dans sa
globalité, il apparaît alors que les services aux entreprises ont comme rôle de produire
les conditions économiques et sociales nécessaires à la valorisation du capital.

Le schéma suivant montre la place que les services ont pris en relation avec les
deux actes fondamentaux de l'économie marchande : la production et l'échange.

SCHÉMA : La place des services

Conditions Conditions
du procès du procès
de production d'échange

L'analyse économique théorique a centré son attention sur la séquence


production-échange, chacun de ces deux moment étant d'ailleurs conçu de manière
abstraite. Mais en même temps, il a été fait quasiment abstraction des conditions
dans lesquelles cette séquence se déroule et des deux moments indispensables, l'un
en amont de la production, l'autre en aval ; le premier sera appelé procès de
conception, le second procès d'utilisation. Or, c'est précisément là que les services
trouvent leur place. Le procès de conception a sans doute été pris en compte d'une
manière abstraite, dans le cadre de la théorie de l'innovation, mais il a peu été
analysé sous l'angle d'une activité, d'un processus économique. Le procès
d'utilisation est beaucoup plus encore absent de la réflexion, il apparaît tout d'abord
du domaine de l'économie domestique ou individuelle, il n'a alors que peu
d'intérêt, notamment parce qu'il n'est pas du ressort de l'économie monétaire. Nous
définirons chacun des aspects avant de nous interroger sur les mutations actuelles.

2.1 Le procès de conception

Le procès de conception ne doit pas se comprendre seulement au niveau


microéconomique de la firme, où il est nécessaire de concevoir les produits et les
manières de les produire. Il doit se percevoir au niveau macroéconomique. Il s'agit non
seulement de concevoir les produits et les processus de production, mais aussi
d'organiser l'ensemble du système économique, c'est-à-dire l'ensemble des
relations entre les entreprises, les différentes formes de concurrence et la
mobilisation et le placement des différents capitaux. La réalisation d'une telle fonction
passe donc aussi bien par le développement de la recherche, par celui de la
circulation et de la mobilité des capitaux, que par la mise en place des différents méca-

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nismes sociaux qui assurent à la fois une régulation du système et une croissance
équilibrée des revenus et des débouchés. Ainsi la politique économique et sociale,
dans une large mesure dans la période passée la Sécurité Sociale, participent à
une telle fonction.

2.2 Le procès d'utilisation

Le procès d'utilisation concerne les conditions dans lesquelles les biens vont être
utilisés pour permettre d'obtenir les effets attendus de leur consommation. D'un
point de vue microéconomique, ce procès d'utilisation tend à s'allonger, pour la
raison très simple que l'utilisation n'est plus strictement déterminée par les
caractéristiques intrinsèques des biens, mais qu'elle nécessite le développement de tout
un ensemble d'activités. Une première forme de développement du procès
d'utilisation, tout à fait traditionnelle et ancienne, concerne les activités de maintenance
et de réparation, de manière à permettre une utilisation satisfaisante du bien. Une
seconde forme se développe dans la nécessité d'un apprentissage d'élaboration,
d'une méthodologie d'utilisation. En effet, certains biens n'ont pas un usage
entièrement prédéterminé et immédiat pour l'utilisateur (ceci va de la voiture à
l'ordinateur). Enfin, une troisième forme ouvre potentiellement de nombreuses
possibilités. Il s'agit du développement de tous les outils techniques qui sont créateurs
d'une possibilité, qui ne sont en fait qu'une infrastructure organisée qui demande
à tout moment d'être activée, de recevoir un contenu. Le développement des
services doit permettre cette activation d'un potentiel, et ceci sur une période
longue. Il y a donc, de ce point de vue, la nécessité de créer un flux régulier de
services. Les exemples des Télécommunications, de la création de divers réseaux
illustrent ce développement (audiovisuel, cinéma, information à distance).

Mais le procès d'utilisation ne doit pas seulement se comprendre d'un point de


vue microéconomique. Il a également une signification macroéconomique. La mise
en place et le développement de ce processus implique deux conditions
macroéconomiques : la première concerne la nécessité d'un temps social lié à l'utilisation
et donc à l'organisation de ce temps ; la seconde, la croissance des revenus. En
effet, dans la mesure où l'utilisation devient un processus, cela implique la
possibilité de consacrer socialement un temps à cette utilisation. Le développement de
la sphère d'utilisation doit alors signifier une autre répartition sociale du temps,
libérant socialement une partie du temps consacré à la production au sens strict
pour permettre cette nouvelle utilisation. La seconde condition est également une
nécessité d'un autre ordre. En effet, l'enjeu de la période actuelle est de
transformer cette utilisation essentiellement individuelle en une utilisation monétaire
assurant une croissance des débouchés. La limite actuelle d'une telle tendance tient,
à l'évidence, à la contrainte de l'évolution des revenus.

Le développement de cette sphère économique liée à l'utilisation est en étroite


corrélation avec le développement du procès de conception. En effet, la
condition sociale du développement de la sphère d'utilisation ne tient pas seulement
à la capacité de créer les nouvelles infrastructures et donc en partie à la capacité
d'investissement d'une nation ou d'une entreprise. Elle tient aussi à la capacité
de « créer », « d'imaginer » des produits, des flux qui permettent une véritable
utilité sociale comme individuelle. Dans la phase actuelle, il faut sans doute faire
la distinction selon les différents utilisateurs. Le développement des nouveaux outils
techniques et des différents produits que ceux-ci doivent véhiculer a, sans doute,
été plus important dans la production en transformant la manière de produire des

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entreprises que dans la relation avec les besoins des personnes physiques. C'est
en partie en fonction de la capacité de création que dépend la mise en place de
nouveaux débouchés liés à l'utilisation.

2.3 Conditions de production et d'échange

Enfin, les services se sont aussi développés dans une articulation directe avec
l'acte de production proprement dit et l'acte d'échange. Cette place des services
est ancienne, ce qui ne signifie pas qu'elle ne se transforme pas, comme en
témoignent le commerce, le transport ou simplement la gestion de production. Une telle
nécessité implique la mise en place d'activités régulières. En terme de « volume »
d'activités ou d'emplois, de tels services peuvent prendre une place significative.

III. — LA TRANSFORMATION DU MODE DE PRODUCTION

Si l'émergence et le développement des services en relation avec le processus


de production et d'échange est d'un constat relativement facile, il est aussi
fondamental de remarquer qu'il s'agit d'une transformation du mode de production,
si du moins on entend par mode de production la manière dont socialement les
individus et groupes sociaux s'organisent pour produire et satisfaire leurs besoins,
ceci impliquant à chacun une place précise. Cette transformation implique la mise
en place d'une logique quelque peu différente.

Le développement de services correspond tout d'abord à un vaste déplacement


des emplois et des actifs. Si plus de 70 °7o des actifs travaillent dans des activités
de services aux USA, il faudrait encore ajouter à ces actifs l'ensemble des emplois
de services internes aux autres activités (sans doute proche de 50 % de ces emplois).
L'enjeu social de tels emplois devient alors déterminant. Si l'on fait l'hypothèse
que dans la période passée l'essentiel des mécanismes sociaux a été déterminé par
la position « type » de l'emploi industriel et sans doute plus précisément de l'ouvrier
professionnel de l'industrie, une telle évolution de la répartition des actifs doit
nécessairement avoir à terme des conséquences sur la manière sociale de
concevoir la place de l'homme au travail et sur les mécanismes de la régulation sociale.
Les services ne sont pas un ensemble homogène en matière des formes de
mobilisation du travail humain, il y a à la fois des formes très archaïques d'emplois et
des formes très modernes. Toutefois, la réflexion sur certaines tendances à l'œuvre
dans certaines activités de services amènent à suggérer une mutation assez
fondamentale qui concerne aussi bien le mode de gestion des ressources humaines,
l'élargissement des qualifications > des exigences fortes en matière de formation,
l'exigence également d'une relation interindividuelle plus élevée, y compris dans la
relation avec les clientèle, la recherche d'une certaine flexibilité, mais aussi d'une
certaine autonomie sur la base d'une responsabilité plus forte de l'individu (cf.
Économie et humanisme 1987) (1).

Il semble bien qu'au-delà du caractère conjoncturel de certains aspects se


cherche une nouvelle modalité de mobiliser le travail humain. L'automatisation de
la production a réduit considérablement dans de nombreuses activités, qu'elles

(1) Cf. notamment Économie et Humanisme n° 2905, J. BONAMY, J. BENGTSSON, O.


BERTRAND, T. NOYELLE, L. HIRSCHHORN, A. BARCET.

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soient industrielles ou de service, l'importance du travail répétitif, mais en même
temps elle crée un nouveau lien autour de la conception, de la maintenance de
l'organisation. C'est alors moins la capacité physique qui est utile que la capacité
de créer ou d'organiser.

Toutefois, la mutation économique essentielle nous paraît tenir à une


transformation lente de la vision même de l'économie, et par là de la logique
économique. L'évolution économique depuis la révolution industrielle a mis au centre du
processus économique la logique de la production, cette place s'est renforcée avec
le mouvement à la production de masse, sur la base d'un marché connu et
relativement régulier dans sa croissance. Cette logique de production est en grande partie
remise en cause, à la fois en raison d'une certaine saturation dans la
consommation des biens et d'une modification dans la concurrence (notamment l'ouverture
des économies).

Cette logique est remise en cause de deux points de vue : l'un relatif à la
production, l'autre au marché. Certes, la production restera toujours un acte
fondamental, et l'organisation de cette production est et sera toujours fondamentale
pour la détermination des coûts et par là de la compétitivité. Mais la question
plus essentielle est bien celle de la conception, des produits et des processus. Dans
une certaine mesure, l'efficacité du processus de production tend à se déplacer
de la partie réalisation concrète du processus à la partie conception du processus.
Et ceci est la conséquence directe de la mutation technique en cours liée à
l'automatisation de la production sous différentes formes techniques concrètes ; ceci
s'articule également à la diminution du rôle du travail humain comme producteur
direct. Si l'efficacité du processus de production dépend plus de la conception de
ce processus que de son déroulement concret, cela implique que l'activité de
laboratoire prend une place centrale dans le processus économique (Weinstein 1987).
Le second point de vue s'organise autour de la question du marché. Il y a une
double tendance. La première concerne l'introduction d'une différenciation
beaucoup plus forte des marchandises. Il y a là aussi un basculement dans la logique
économique, où il s'agit maintenant d'intégrer l'utilisateur et l'utilisation dans
la production des marchandises. Il y a, dès lors, un rapprochement entre la
production des biens et celle des services, ces derniers incluant nécessairement
l'utilisateur comme partie prenante de la production. Cette différenciation des produits
comme résultat de la production manufacturière conduit dans certains cas à des
associations entre biens et services, le service étant précisément le moyen de la
différenciation. D'une manière plus générale se pose à la production
manufacturière, dominée par la logique de la production de masse, la question de savoir
comment offrir une valeur ajoutée plus élevée. La réponse apparaît bien passer
quelque part par l'introduction d'un plus d'intelligence, d'un plus de qualité, d'une
meilleure utilisation, c'est-à-dire par l'intégration à un moment ou à un autre d'une
place au service.

La seconde tendance du côté du marché concerne la nécessité d'élaborer de


nouveaux débouchés. Une des constantes de l'évolution économique du capitalisme
a bien été, historiquement, sa capacité, face à une crise économique, de découvrir
une nouvelle « frontière » permettant de dépasser la limite que le marché laissait
entrevoir. On peut aujourd'hui faire l'hypothèse qu'une telle tendance se cherche
dans ce que nous avons appelé plus haut la monétarisation de la sphère de
l'utilisation. Cette monétarisation nécessite la production de « produits immatériels »,
créés et reproduits, transmis au moyen de l'infrastructure de réseaux et des outils

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de réception. Là aussi, la tendance n'est pas à un développement autonome des
services. Ce nouveau débouché suppose nécessairement l'articulation entre :

— une infrastructure technique impliquant la création d'un réseau,


— un ensemble d'équipements individualisés permettant l'accès à ce réseau,
— un « service », c'est-à-dire la production d'un « produit immatériel » ayant
un sens, auquel la partie matérielle donnera accès.

La mise en place d'un tel débouché a plusieurs conséquences importantes. La


première est à l'évidence la nécessité extrêmement forte de capital technique, il
y a là potentiellement la base d'une forme élargie d'accumulation du capital. La
seconde est d'inscrire le processus d'utilisation dans la temporité, ce qui signifie
concrètement que le processus d'utilisation s'inscrira dans la durée si l'utilisation
est en permanence renouvelée, si elle implique un flux de production continu. Dès
lors, on conçoit que les services de création aient dans une telle problématique
une fonction fondamentale.

Il s'agit à la fois d'une activité de création, de nouveauté et d'une activité


d'éphémère, dans la mesure où le « produit véhiculé » est « détruit », « consommé »
au moment même de sa circulation. Dès lors il devient nécessaire de « reproduire »
un produit nouveau, même si la nouveauté n'est que très limitée. La limite du
mode de consommation fordien, de ce point de vue, est bien qu'il n'induisait que
faiblement une monétarisation de la sphère d'utilisation. Il était basé centrale-
ment sur la production de l'équipement ou de l'automobile. L'enjeu de la phase
actuelle est bien un déplacement de la logique d'accumulation et de
rentabilisation. Un tel déplacement suppose la mise en place d'un processus d'innovation
pour découvrir l'ensemble des possibilités dans ce domaine. Il y a donc une
articulation très spécifique dans la phase actuelle entre le développement du procès
de conception et la mise en place d'un procès d'utilisation comme nouvelle
frontière de l'économie.

La mise en place d'un tel mouvement concerne aussi bien la consommation des
ménages que celles de l'entreprise. On peut sans doute faire l'hypothèse que dans
un premier temps ce sont plus les entreprises qui seront concernées par la mise
en place de ces ensembles réseaux-équipements-services. Il y a là la base d'un
développement de nouveaux emplois, pour permettre la conception et surtout la
maîtrise de ces nouvelles potentialités.

La dernière conséquence qu'il nous faut examiner concerne la question de la


valeur et du flux monétaire de l'échange. La logique économique qui se met en
place, dans la mesure où elle se polarise sur l'utilisation, tend à déplacer la
question de la valeur dominée par la logique de production à une valeur beaucoup
plus liée à l'utilisation (O. Giarini 1983). Une des différences essentielles entre les
deux aspects tient au fait que la logique de la valeur fondée sur la production
implique une domination d'une logique d'appropriation et de possession ; or, les
services tendent à mettre virtuellement en cause une telle logique. S'il est vrai qu'un
des enjeux de la période pour le développement de l'accumulation du capital et
de sa rentabilisation est bien la monétarisation de la sphère de l'utilisation, il ne
s'en déduit pas pour autant que la nature de l'échange soit strictement assimilable
à l'échange de biens. Tout d'abord, le flux monétaire n'est pas organisé à l'acte.
Il correspond beaucoup plus à un droit d'accès à un réseau, à un service où ce
qui est payé c'est plus le temps d'utilisation du réseau ou du déroulement du pro-

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cessus de service que le service lui-même. La pratique du paiement s'apparente
plus à une forme de forfait qu'à une véritable catégorie de prix.

Cette forme de forfait correspond d'ailleurs à une particularité, forte dans


certains services, qui est liée à la question de la nature de l'engagement qui est pris
dans le contrat de service. De la part de l'entreprise de service, cet engagement
ne peut pas toujours porter sur un résultat, dans la mesure où l'effet du service
est probable mais pas certain. Dès lors, l'engagement porte sur la mise en œuvre
d'un nombre de moyens, et non sur un résultat précis. Dans un tel contrat, le
forfait est un dédommagement sur les coûts supportés et éventuellement sur une
rentabilité minimale des sommes investies, il n'est pas véritablement le prix du
service. Ensuite cette relation marchande est spécifique, car le service n'est pas
approprié (ni appropriable) par le bénéficiaire. Ceci est la conséquence directe du fait
que le service est un processus, un mouvement. En conséquence, il n'y a pas non
plus de transférabilité possible du service à un tiers (le service n'est pas
revendable). D'où d'ailleurs la tendance extrêmement forte dans le domaine des services
de chercher à établir « un support objectif » qui permettrait d'assimiler cette
relation à une marchandise, identique à ce qui se passe pour les biens. C'est
l'existence ou plutôt la remise de ce « support objectif » (document, papier officiel)
qui « matérialise » en quelque sorte l'échange. On peut sans doute nous
rétorquer : qu'importe en fin de compte la manière dont se fait l'échange, pourvu que
cette relation monétaire permette la rentabilité. De notre point de vue, ce n'est
pas tout à fait assimilable, dans la mesure précisément où toute la logique de la
marchandise est basée sur l'appropriation. De plus, une telle forme met au centre
de l'échange non plus l'objet, qui ici n'existe pas, mais la relation entre les deux
partenaires. Le développement d'une telle forme d'échange, dont le forfait sera
le type, nous paraît alors impliquer une relation qui tend à s'inscrire dans une
certaine durée, alors que l'échange marchand sur la base d'un bien est instantané.
Cette introduction de la durée permet alors d'entrevoir une autre articulation entre
l'offre et le demande, la production et les débouchés. Non seulement la crise de
surproduction traditionnelle est impossible, mais aussi il y a une certaine
désarticulation entre le flux de production du service et le flux monétaire, dans le sens
où les deux flux peuvent ne pas strictement coïncider, sans qu'il y ait remise en
cause de la relation. Une telle approche ne signifie nullement que la question de
la rentabilisation soit évacuée, elle tend seulement à se faire dans une forme
quelque peu différente. Dans la mesure où la crise économique pose à court terme
la question des débouchés d'une offre potentielle, la mise en place d'une logique
de « forfait » peut alors chercher à inscrire l'articulation offre-demande dans une
logique plus longue.

Il est possible que le développement actuel de cette logique contractuelle de «


forfait », qui concerne d'ailleurs essentiellement les services liés à l'information, à
l'audiovisuel, aux banques de données, ne soit qu'une phase transitoire née de
la difficulté actuelle de définir de véritable « produit informationnel ». La
logique de forfait serait alors un mécanisme d'introduction de la monnaie et de test
de l'existence d'un marché. Ceci signifie alors une transformation assez précise
du processus de production du service, impliquant qu'il y ait possibilité de
distinguer les différents produits au sein du processus de production, autrement dit
qu'une information soit en termes de coût et de processus indépendante d'une
autre information.

La logique de la marchandise, au sein de l'appropriation et de la possession,

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domine la logique économique ; il y a sans doute une tendance forte à chercher
à transformer toute relation en une relation marchande stricte. Les services (du
moins certains d'entre eux) résistent toutefois à une telle transformation. Il sont
la manifestation d'autres processus sociaux et économiques, que la logique
marchande ne peut entièrement supprimer.

En conclusion, la croissance des services aux entreprises, que ceux-ci


s'articulent directement à l'acte de production et à l'acte d'échange ou qu'ils concernent
l'acte de conception ou celui de l'utilisation, témoigne d'une transformation lente
mais décisive du mode de production.

IV. — INTERNATIONALISATION ET SERVICE

Dans cette mutation, les pays n'ont sans doute pas exactement la même place.
Le développement, notamment de la sphère d'utilisation, est sans doute plus rapide
là où les innovations d'informatique et de télécommunication ont été le plus
élaborées (USA, Japon). De même, la transformation microéconomique des
processus de production (automatisation, informatisation...) est assez différente selon
le type d'entreprises (taille, capacité de financement) et selon le secteur d'activité
économique. Les services de type conseil, audit, ont alors un rôle assez
fondamental d'impulser les transformations nécessaires à l'ensemble des activités
économiques.

Dans la phase actuelle, deux tendances semblent s'articuler. Dans une très large
mesure, la période passée a laissé une place centrale aux services financiers, en
ce qu'ils assuraient une fonction macroéconomique d'impulsion des normes de
production, d'échange et de hiérarchisation des différentes économies et des
différentes activités. Cette fonction d'organisation d'ensemble du système était
accomplie par les sociétés holdings, les grandes banques d'affaires, les établissements
financiers, notamment certains à contrôle étatique, et dans une moindre mesure
les banques commerciales. La crise économique actuelle témoigne à sa manière
d'une insuffisancce d'un tel processus d'organisation et d'impulsion d'une norme,
dans la mesure où la simple gestion du capital financier n'a pas été suffisante pour
maintenir un processus de rentabilisation. On peut dès lors faire l'hypothèse que
de nouveaux services prennent un rôle actif dans la gestion et la transformation
du système productif : il s'agit essentiellement des services autour de la gestion
de la technologie (choix des techniques, mise en place, conséquences de ce choix).
Il est, nous semble-t-il, particulièrement révélateur que les grandes sociétés d'audit,
qui avaient une vision essentiellement financière, développent l'audit technique.

La seconde tendance concerne l'internationalisation croissante des activités de


services, notamment celles qui ont un contenu intellectuel (conseil, audit,
comptabilité, publicité). Cette internationalisation nous semble alors avoir une
fonction assez fondamentale de « mettre à ¡a norme internationale » le système
productif français.

Il s'agit, par la mise en place d'un modèle d'organisation de la production,


d'articulation du marché et de la production, de gestion de la main-d'œuvre, d'imiter
au moins en partie des processus de production considérés comme plus avancés.
Le contrôle des activités de service internes ne doit donc pas seulement et
principalement être considéré comme une opération financière où des capitaux cher-

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chent une rentabilisation, il s'agit, semble-t-il, avant tout d'imposer ou prescrire
une norme de production.

D'ailleurs, l'internationalisation des services ne passe pas nécessairement par


un contrôle financier. La constitution de ce que l'on peut appeler des réseaux à
l'échelle internationale, sans contrôle du capital, est une forme extrêmement
développée de l'internationalisation. Il s'agit d'une association, d'une méthodologie
commune et de l'offre de « produits-services » relativement homogènes.

Cette internationalisation des activités de service implique aussi une certaine


transformation de la manière même de produire les services (A. Barcet, J. Bonamy,
A. Mayere 1987). Autrement dit, la norme de production tend à s'imposer
également aux activités de service. Cette internationalisation conduit à la fois à la
croissance de la professionnalisation (spécialisation des produits) et de la
rationalisation de la production.

V. — CONCLUSION

Le développement des services aux entreprises nous apparaît donc témoigner


d'une mutation assez radicale du mode de production, où il y a relativement une
place dominante prise à la fois par le processus de conception et le processus
d'utilisation. Ce déplacement relatif de la polarité du système productif signifie aussi
de nouvelles questions, concernant notamment l'articulation offre-demande et la
relation entre ce qui est offert et la circulation de l'argent. Dans cette mutation,
ce ne sont pas les services qui se développeront au détriment des biens, c'est au
contraire de nouvelles relations, de nouvelles articulations entre biens et services,
et plus explicitement des articulations entre infrastructures, équipements et
services qui se mettent en place. Si l'introduction du service semble poser question c'est
sans doute parce que, de manière assez fondamentale, le service introduit dans
le processus économique et dans la logique économique la question de
l'utilisation et, par là, de l'utilisateur. Dans la mesure où le service doit nécessairement,
d'une manière ou d'une autre, établir une relation, où offreur et demandeur sont
actifs, il y a mise en place d'une nouvelle logique économique.

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