Vous êtes sur la page 1sur 11

L'USAGE DE L'HUMOUR ET D'AUTRES ACTES CRÉATIFS COMME

VÉHICULE DE CHANGEMENT EN THÉRAPIE STRATÉGIQUE BRÈVE


Giorgio Nardone, Claudette Portelli

De Boeck Supérieur | « Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de


réseaux »

2007/2 n° 39 | pages 83 à 92
ISSN 1372-8202
ISBN 9782804154264
Article disponible en ligne à l'adresse :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-
familiale-2007-2-page-83.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Giorgio Nardone, Claudette Portelli« L'usage de l'humour et d'autres actes créatifs
comme véhicule de changement en thérapie stratégique brève », Cahiers critiques
de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 2007/2 (n° 39), p. 83-92.
DOI 10.3917/ctf.039.0083
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’usage de l’humour et d’autres actes
créatifs comme véhicule de changement
en thérapie stratégique brève 1
Giorgio Nardone 2 & Claudette Portelli 3

Résumé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


La thérapie brève requiert la capacité du thérapeute à utiliser de manière
non planifiée sa créativité pour transformer la thérapie en une expérience émo-
tionnelle correctrice. L’humour et les paradoxes représentent des voies possibles
pour induire le changement.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

Abstract: The Use of Humour and Other Creative Acts as a Vehicle of


Change in Brief Strategic Therapy
Brief therapy relies on the therapist’s seemingly unplanned casual use of
creativity to transform therapy into an actual healing emotional corrective expe-
rience. Humor and paradoxes represent some of the creative ways to induce
change.

Mots-clés
Thérapie brève – Paradoxe – Créativité – Humour – Métaphore.

Key words
Brief Therapy – Paradox – Creativity – Humor – Metaphor.

Depuis une vingtaine d’années, le Centro di Terapia Strategica d’Arezzo


a cherché constamment à améliorer l’efficacité des protocoles de traitement des
différentes catégories de problèmes humains. Au cours de tout ce temps, nos
efforts ont tendu vers l’acquisition de formes de traitement rigoureux sur le

1 Traduction de l'anglais par Edith Goldbeter.


2 Psychologue et psychothérapeute. Directeur du Centro di Terapia Strategica, Arezzo
(Italie).
3 Psychologue et psychothérapeute. Chercheuse au Centro di Terapia Strategica, Arezzo
(Italie).
84 Giorgio Nardone, Claudette Portelli

plan scientifique, prédictibles et reproductibles (Nardone & Watzlawick,


2005), mais qui sont, en même temps, flexibles, créatifs et auto-correcteurs
(Nardone & Portelli, 2005b). De fait, ces protocoles de traitement impliquent
le recours apparemment occasionnel et non planifié à la créativité afin de
transformer la thérapie en une expérience émotionnelle correctrice et curative.
Le courant de la thérapie stratégique brève a toujours considéré la créa-
tivité comme un facteur clé pour susciter la surprise et donc provoquer le
changement. Elle a été et reste encore l’un des outils essentiels du thérapeute
de cette orientation pour élaborer des prescriptions ad hoc selon la logique
inhabituelle et apparemment bizarre du désordre (Portelli, 2004). Par exem-
ple, avec des patients présentant une phobie très résistante, le thérapeute
pourrait user de sa créativité en suggérant une séquence ritualisée d’actions

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


apparemment illogiques, qui détournera l’attention du patient de l’objet craint
vers la tâche prescrite (la prescription la plus connue est celle de la chorégra-
phie des pirouettes 4) en le surprenant et en introduisant quelque chose qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

l’aurait paralysé et qu’il aurait été incapable de faire autrement. Ces tâches
sont prescrites comme des sortes de rituels magiques qui ont le pouvoir de
faire fuir les peurs. En d’autres mots, nous créons une réalité inventée qui pro-
duit des effets concrets (Nardone & Watzlawick, 2005).
Dans leur ouvrage extraordinaire, La logique de la communication,
Watzlawick et al. (1972) décrivent le caractère essentiellement paradoxale de
la créativité sous toutes ses formes (fantaisie, jeu, humour, rituels, métapho-
res, symbolisme, etc.). En fait, le paradoxe apparaît dans différentes formula-
tions de la thérapie stratégique brève, depuis les prescriptions paradoxales
décrites plus haut, jusqu’aux actions et communications paradoxales (Nar-
done & Watzlawick, 2005). Historiquement, le paradoxe a franchi pour la
première fois le seuil de la thérapie sous les auspices de « l’intention para-
doxale » de Viktor Frankl (1960), mais Bateson et ses collègues (1956) ont
été pour leur part les précurseurs de la reconnaissance du paradoxe en tant que
constituant de base des troubles mentaux et de l’utilisation systématique de
formulations paradoxales pour résoudre ce type de problèmes.
Le paradoxe est particulièrement utile pour créer une relation et un cli-
mat thérapeutiques adéquats, en particulier avec des patients très résistants. En
prescrivant un comportement opposé à ce qu’ils attendent, et donc en évitant
de faire pression à leur encontre, leurs défenses et résistances sont désarmées.

4 Une description complète de cette prescription peut être trouvée dans Brief Strategic
Therapy: Philosophy, techniques and Research de Nardone & Watzlawick, (2005).
L’usage de l’humour et d’autres actes créatifs comme véhicule de changement… 85

Cela se passe comme au Judo où l’on accepte la poussée de l’attaquant et où,


au lieu de s’y opposer, on l’amplifie, désarmant ainsi l’adversaire. Par la pres-
cription du symptôme ou de la résistance au changement, le patient est amené
à ne plus ressentir le besoin de se défendre de la peur du changement. Ainsi,
l’anxiété anticipée en tant que prophétie qui se réalise par elle-même se voit
minée.
Les patients obsessionnels compulsifs sont souvent choqués et surpris
lorsque le thérapeute stratégique les invite à amplifier leurs symptômes com-
pulsifs au lieu d’essayer de les convaincre de les faire cesser. Ces symptômes
indésirables sont exagérés au point de devenir absurdes et ridicules. Le théra-
peute provoque l’intensification de leur qualité jusqu’à un point de saturation
qui entraîne leur autodestruction (Nardone & Portelli, 2005b). Les qualités

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


destructrices du paradoxe sont mises en action et les perceptions déformées du
patient sont délibérément encouragées puisqu’on sait qu’une tentative voulue
d’être heureux entraîne le déprimé à se sentir plus mal, et qu’essayer de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

s’endormir maintient éveillé. Aller à l’encontre du symptôme est le meilleur


moyen de permettre au patient de persister dans ses processus mentaux per-
turbés qui paraissent incontrôlables. A l’opposé, les prescriptions paradoxales
qui peuvent sembler bizarres, irrationnelles et souvent ridicules, font perdre
aux symptômes indésirables leur spontanéité et leur statut de symptôme et les
conduisent à se supprimer eux-mêmes (Nardone & Watzlawick, 2005). Sou-
vent, le changement est si surprenant et rapide que c’est comme si un miracle
avait eu lieu. Arthur C. Clarke déclare d’ailleurs dans The Lost Worlds of 2001:
« Toute technologie suffisamment avancée est souvent indistincte de la magie. »
Nous sommes arrivés à dégager que certains cas requièrent au cours
des séances l’usage d’actes créatifs ou de langages comme l’humour, la fan-
taisie, les métaphores et le jeu, afin de déclancher des moments de change-
ments thérapeutiques réels. Dans les situations où la logique rationnelle n’a
pas d’effet, le langage paradoxal s’avère utile pour rompre les mécanismes
répétitifs inhérents aux divers types d’obsessions. Pour mieux expliquer cette
technique, citons le cas d’une femme qui nous a été envoyée par son médecin
de famille ; elle était convaincue qu’elle souffrait d’une maladie incurable et
pratiquement indétectable (condition définie par la terminologie psychiatri-
que classique comme l’« hypochondrie »). En dépit du fait que des examens
médicaux et des analyses répétées avaient démontré le contraire, et malgré les
explications hyperdétaillées, rationnelles et démonstratives fournies par de
nombreux médecins, elle persistait à observer et interpréter tout changement
corporel légèrement inhabituel comme un symptôme de son étrange maladie.
Terrifiée par ces indices, elle cherchait la réassurance et de l’aide auprès de
86 Giorgio Nardone, Claudette Portelli

tous ceux qui l’entouraient et également auprès de son thérapeute 5. Voici la


transcription d’un échange avec cette patiente 6 :
Patiente : Docteur, je suis à bout. Je me sens si malade ! J’ai tellement
peur ! Il y a quelque chose de malin en moi, je sens que cela grandit. Je
vais bientôt mourir ! Personne ne croit que je suis gravement malade. Je
transpire tout le temps et je sens que mon cœur bat si vite… Je ressens
comme une malédiction sur moi. Vous n’allez pas croire ces choses,
elles sont pourtant vraies. Personne ne me croit, mais cela me ronge à
l’intérieur.
Thérapeute : Hmmm (paraissant sérieux et pensif). Je crois vraiment
que vous êtes gravement malade. En fait, je suis sûr que votre maladie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


est plutôt rare. Vous savez qu’il y a « malédiction » et « malédiction »,
et on dirait que vous avez été maudite. (Brève pause) Oui, je vois que
vous allez être très malade et que cela ira de mal en pis. En vous regar-
dant maintenant, j’ai l’impression que vous êtes en train d’aller plus mal
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

ici, devant moi. Vous vous sentez malade, pas vrai ? Vous me paraissez
sur le point de vous sentir vraiment mal bientôt. (Faible sourire).
Patiente : Mais docteur, que dites-vous, que je vais mourir ? Ainsi, c’est
vraiment vrai ! Je suis gravement malade. Mais docteur, pourquoi tous
les examens médicaux que j’ai faits n’ont-ils rien montré de négatif à
mon niveau ? Mais, êtes-vous vraiment sûr de ce que vous dites, que je
suis malade et que vous voyez réellement que quelqu’un a porté une
malédiction sur moi ?
Thérapeute : Mais bien sûr. (Léger sourire).
Patiente : Mais docteur, vous vous moquez de moi ! Je ne me sens pra-
tiquement pas malade du tout maintenant. En fait, en vous parlant, j’ai
cessé de transpirer et je me sens plus calme. Mais dites-moi, docteur,
comment se fait-il qu’à l’âge de quarante ans, notre cerveau nous joue
de tels tours ?
Les patients sont habituellement surpris et étonnés d’entendre que
leurs peurs sont justifiées et, dans la plupart des cas, cela a pour effet de les
amener à rechercher la preuve que le thérapeute est loin de la cible. D’autres
patients vont juste sourire lorsqu’ils comprennent le « gentil tour » que leur a

5 La thérapie était menée par Giorgio Nardone.


6 Cette transcription a déjà été publiée dans Brief Strategic Therapy (Nardone &
Watzlawick, 2005).
L’usage de l’humour et d’autres actes créatifs comme véhicule de changement… 87

joué le thérapeute. Mais dans ces deux cas, le recours au langage paradoxal
humoristique permet de rompre le mécanisme obsessionnel des perceptions
et des réactions déformées, et d’amener un changement.
L’un des collègues de Bateson, Fry (1963), avait souligné l’impor-
tance de l’humour en thérapie en déclarant que : « durant le déroulement de
l’humour, on est soudainement confronté à une inversion de l’explicite et de
l’implicite lorsque la chute est donnée. […] Mais, ce retournement a égale-
ment pour effet unique de forcer les participants au jeu humoristique à redé-
finir intérieurement la réalité. […] Suite à cette inversion de contenu, ce qui
paraissait être la réalité peut être présenté maintenant en termes d’irréalité. »
(p. 153-154).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


Burbridge (1978) considère l’humour comme un outil permettant au
patient de s’ouvrir à de nouvelles perceptions qui sont, selon lui, des évalua-
tions et des sentiments. Il rend le patient accessible à de nouveaux points de
vue et contribue donc à provoquer le changement. De fait, on peut définir le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

sens de l’humour comme l’aptitude à apprécier l’incongruité, l’absurdité, un


futur inattendu, une surprise agréable, un choc et/ou un chaos émotionnel
dont on pourra se souvenir sereinement ensuite.
Schimel (1978) fut l’un des premiers érudits à déclarer que l’humour
permet de contourner et de désarmer les défenses ou les résistances des
patients. C’est un outil thérapeutique qui nous permet de communiquer avec
eux alors que d’autres méthodes ont échoué, et d’altérer de manière construc-
tive leur comportement et par conséquent leur perception. Ceci est dû au fait
que l’humour offre la possibilité de se distancer et se libérer d’anciennes con-
figurations dysfonctionnelles au niveau des perceptions et des réactions. Il
suscite une sorte de juxtaposition du réel avec l’irréel et de la métaphore avec
la fantaisie, remet en question l’absolutisme, ébranle le sérieux exagéré et
crée le jeu. Par exemple, avec un jeune homme diagnostiqué comme « méga-
lomaniaque politique » (obsédé par sa mission de soulever une révolution
politique et de divulguer les idéologies socialistes), le thérapeute 7 avait com-
mencé la thérapie en s’écriant : « Vive la révolution ». Cette phase humoris-
tique et provocante ébranla la gravité exagérée de la situation et amena un
sourire sur le visage du jeune patient qui se montra alors plus disposé et enclin
à questionner son credo.

7 Thérapie menée par Giorgio Nardone. Une description plus détaillée de ce cas se
trouve dans Knowing through Changing: The Evolution of brief strategic Therapy
(Nardone & Portelli, 2005).
88 Giorgio Nardone, Claudette Portelli

Le grand philosophe Kierkegaard considérait l’humour comme une


contradiction indolore qui nous conduit à une nouvelle manière de voir, à une
soi-disante nouvelle existence religieuse (Lipitt, 2000). Dans le même ordre
d’idées, Hazlitt (in Morreall, 1987, p. 68) ajoute que l’humour est une « con-
tradiction indolore » soudaine et inattendue entre ce que les choses sont et ce
qu’elles devraient être. De son côté, Baudelaire parle de la collision contra-
dictoire entre la misère infinie et la grandeur infinie. On peut associer ce point
de vue à sa perception de la métaphore selon laquelle toute chose correspond
à une autre (1923-1952, MB : 40). Dans une recherche plus récente, Morreall
(1987) affirme que l’humour implique toujours la jouissance d’une incon-
gruité perçue ou imaginée. Il est basé sur la surprise ou l’incongruité et peut
constituer un changement affectif.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


Selon Kant (1951, p. 181), lorsque la logique paraît illogique, les prévi-
sions tombent à l’eau et laissent la place au rire. Sa théorie de l’absurdité logi-
que est celle-ci : « L’humour pris dans le bon sens signifie la capacité de se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

mettre volontairement dans une certaine disposition mentale où tout est jugé
à l’aide d’une méthode différente de l’ordinaire et pourtant en accord avec
certains principes rationnels de ce cadre d’esprit. » Ces termes sont tout à fait
applicables à la thérapie. La plupart des patients viennent en thérapie, piégés
par leur perception et leur croyance d’avoir un problème insoluble. Une atti-
tude trop sérieuse du thérapeute amènera par conséquent à confirmer cette
conviction.
En thérapie, l’humour est souvent joliment associé à la métaphore. On
peut utiliser cette dernière pour éviter d’être littéral, échapper aux perceptions
étroites ou oppressives, s’écarter du langage tabou ou inacceptable, apporter
du soulagement ; elle offre des moyens indirects de dire les choses. La méta-
phore permet de se distancer d’un objet, d’une personne ou d’une situation.
Cette technique réduit les résistances car on ne demande pas ici aux patients
de faire quelque chose et on ne critique ni leurs opinions, ni leur comporte-
ment. Le message passe sous une forme déguisée, dans une manière de parler
(Nardone & Watzlawick, 2005).
En thérapie brève, nous faisons souvent usage de métaphores ou d’anec-
dotes humoristiques pour créer en douceur une aversion envers une tentative
de solution dysfonctionnelle qui maintiendrait et aggraverait le problème. Par
exemple, pour faire comprendre à une personne obsessionnelle et phobique, le
côté contre-productif de s’écouter elle-même sans arrêt et donc d’accroître
ainsi son anxiété jusqu’à l’attaque de panique, le thérapeute peut raconter
l’histoire apparemment ridicule du mille-pattes. Ce récit évoque un mille-
L’usage de l’humour et d’autres actes créatifs comme véhicule de changement… 89

pattes en train de se promener avec élégance quand une fourmi l’arrête et lui
exprime son étonnement devant la manière dont il arrive avec tellement
d’aisance à coordonner si adroitement tant de pattes. C’est la première fois
que le mille-pattes le remarque lui-même, et donc, il commence à réfléchir à
la manière dont il s’y prend pour mouvoir tant de pattes en même temps ;
mais ce faisant, il n’arrive plus à marcher et finit par trébucher. Ce type de tac-
tique est de loin plus efficace que celle de donner des explications scientifiques
sérieuses au patient. Au cours de la thérapie, il est plus important que le patient
arrive à sentir que quelque chose a besoin de changer que de le comprendre
(Nardone & Salvini, 2004). Les suggestions sont intégrées et communiquées
au travers des métaphores sans que le patient ne soit impliqué directement,
mais le pouvoir évocateur de l’image humoristique contrebalancera les per-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


ceptions et réactions autorenforçantes du patient (Nardone & Watzlawick,
2005).
La métaphore et les autres types de langages analogiques ne révèlent pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

les perceptions et les sentiments directement ; en effet, ils revêtent des signifi-
cations multiples et permettent donc différentes lectures. Le thérapeute peut
dès lors aider le patient à utiliser ces figures de langage comme échappatoire ou
pour se libérer du poids d’une vision de la réalité trop perturbante sur le plan
émotionnel. La métaphore consiste à user d’un langage autre que littéral, elle
est une émotion. Elle ne se borne pas à susciter nos émotions ou à permettre
leur expression. Le vécu de la métaphore est une émotion ou une sensation en
elle-même. Ce dispositif offre une expérience émotionnelle correctrice qui
touche (Nardone & Portelli, 2005b). En fait, le langage analogique joue un rôle
toujours significatif dans le dialogue stratégique 8 en évoquant des sensations
chez des patients bloqués au niveau émotionnel 9. Ce qui amorce le processus
de changement, ce sont nos sentiments ; tout le reste, les changements de com-
portement ou de cognition, va suivre ensuite. On peut très bien comprendre

8 Le dialogue stratégique est une technique stratégique brève destinée à rendre une
séance thérapeutique inductrice de changements chez l’interlocuteur. La dernière
évolution de la thérapie stratégique brève aborde la première séance et l’usage du
dialogue stratégique, instrument d’intervention et de discrimination qui implique les
trois axes de cette approche – l’utilisation du langage, la relation et la logique de
l’intervention – et est caractérisée par son orientation constante vers le changement.
Vous pourrez trouver une explication plus détaillée et des exemples de cet instru-
ment dans Knowing through Changing. The Evolution of Brief Strategic Therapy
(Nardone & Portelli, 2005b).
9 Les patients sont habituellement bloqués par la colère, la douleur, la peur ou le plaisir
(les quatre sensations de base). Communication de Giogio Nardone au cours d’un sé-
minaire organisé en novembre 2006 à Milan (Italie).
90 Giorgio Nardone, Claudette Portelli

que l’on a besoin de changer, mais il est nécessaire de le ressentir aussi, afin
de faire quelque chose pour y arriver (Nardone & Portelli, 2005b).
Blaise Pascal a déclaré qu’« avant de convaincre l’intellect, il est néces-
saire de toucher et de prédisposer le cœur », indiquant ainsi l’importance fon-
damentale de l’éveil des émotions pour accéder à l’argumentation incluse dans
tout processus de persuasion. Toutes les figures rhétoriques du discours et des
formes poétiques sont employées dans cette intention. De fait, il n’y a aucune
limitation linguistique pour ce qui concerne l’éveil d’une sensation dans le dia-
logue. Un facteur important est que la formulation communicative provoque
chez l’interlocuteur un effet évocateur planifié et utile pour atteindre le niveau
prédéterminé de dialogue. En d’autres mots, il n’y a aucune différence entre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


les utilisations de l’humour ou du jeu, des aphorismes ou des métaphores, des
anecdotes ou des exemples concrets, une récitation d’un poème ou une narra-
tion d’un événement, une argumentation ou un contresens, tant que ces pro-
cédés évoquent une sensation qui provoque un effet émotionnel conduisant à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

la persuasion visée.
Ainsi, un thérapeute stratégique est plus efficace s’il est assez créatif et
flexible pour pouvoir se montrer dramatique, sérieux, enjoué et humoristique
lorsque c’est nécessaire. Il est souvent plus difficile d’être naturellement humo-
ristique en thérapie que sérieux ou dramatique. Dziemidok (1993, p. 153) a dit :
« L’esprit est une preuve d’intelligence. Personne ne peut jouir d’un sens actif
et créatif du comique ou être vraiment spirituel s’il n’a pas un esprit vif, brillant
et critique. »
L’humour, le paradoxe et d’autres actes créatifs représentent incontes-
tablement des outils essentiels pour le thérapeute stratégique. La recherche
empirique et clinique a prouvé que ces procédés constituent de puissants
moyens pour nous permettre de transcender l’étroitesse d’esprit et d’aller au-
delà du bien et du mal, du vrai et du faux ; ils nous aident ainsi à atteindre les
niveaux supérieurs de perception et de sentiment, et dès lors, à agir différem-
ment. L’humour et les autres actes créatifs nous renvoient à la réalité d’une
manière qui ne pourrait être réalisée par la logique rationnelle ordinaire. Ils
frustrent et sapent intentionnellement les idées rigides, les plongeant dans la
contradiction et dans l’absurde. Bien qu’ils soient souvent sous-estimés, ils
constituent des moyens pour créer une situation occasionnellement planifiée
qui bouleverse discrètement une résistance de l’intérieur afin d’amener le
changement désiré. On peut donc conclure que l’utilisation d’actes créatifs est
réellement un art, et pourtant c’est aussi une science qui exige de la flexibilité
tout autant que de la rigueur, de la spontanéité mais aussi de la prévisibilité.
L’usage de l’humour et d’autres actes créatifs comme véhicule de changement… 91

Références

BATESON G., JACKSON D., HALEY J. & WEAKLAND J. (1956): Toward a


Theory of Schizophrenia, Behavioral Science, I, pp. 251–84. Trad. fr. : Vers
une théorie de la schizophrénie. In BATESON G. (1972-1980) : Vers une éco-
logie de l’esprit. Tome II, p. 9-34, Seuil, Paris.
BURBRIDGE R. (1978): The Nature and Potential of Therapeutic Humor. Ph.D.
diss. California Institute of Asian Studies.
DZIEMIDOK B. (1963): The Comical: A Philosophical Analysis. Tr. M. Janiak.
Dordrecht: Kluwer 1993. (Ph.D. diss. Lublin: Maria-Curie-Sklodowska Uni-
versity 1963)
FRANKL V. E. (1960): Paradoxical Intention, American Journal of Psychothe-
rapy 14: 520-35.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


FRY W.F. (1963): Sweet Madness: A study of humour, Pacific Books, Palo Alto.
KANT I. (1951): Critique of Judgment. J. Bernard, trans. (1892), Hafner, New York.
LIPPITT J. (2000): Humour and Irony in Kierkegaard’s Thought. St. Martin’s/
Macmillan, NY/London.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

MORREALL J. (ed) (1987): The Philosophy of Laughter and Humor. SUNY,


Albany, NY.
NARDONE G. (ed.) (1988): Modelli di psicoterapia a confronto. Il Ventaglio,
Rome.
NARDONE G. (1991): Suggestione ? Ristrutturazione = Cambiamento.
L’approccio strategico e costruttivista alla psicoterapia breve. Giuffrè, Milan.
NARDONE G. (1993): Paura, Panico, Fobie. Ponte alle Grazie, Milan. Trad. fr.
(1996): Peur, Panique, Phobies. L’Esprit du Temps, Bordeaux.
NARDONE G. (1994a): Manuale di sopravvivenza per psicopazienti. Ponte alle
Grazie, Firenze.
NARDONE G. (1994b): La prescrizione medica: strategie di comunicazione
ingiuntiva. Scienze dell’Interazione 1 (1): 81–90.
NARDONE G. (1995a): Brief strategic therapy of phobic disorders: A model of
therapy and evaluation research. In J. H. Weakland & W. A. Ray (eds): Propa-
gations: thirty years of influence from the Mental Research Institute. Haworth
Press Inc, New York.
NARDONE G. (1995b): Conoscere un problema mediante la sua soluzione: i sis-
temi percettivo-reattivi patogeni e la psicoterapia strategica. In G. Pagliaro &
M. Cesa-Bianchi (a cura di): Nuove prospettive in psicoterapia e modelli inte-
rattivo-cognitivi. Angeli, Milano.
NARDONE G. (1996): Brief Strategic Solution-oriented Therapy of Phobic and
Obsessive Disorders. Jason Aronson, Inc., Northvale, NJ.
NARDONE G. (1998): Psicosoluzioni. Rizzoli Milan.
NARDONE G. (2000): Oltre il limiti della paura. Rizzoli Milan.
NARDONE G. (2003): Cavalcare la propria tigre: Gli stratagemmi nelle arti
marziali ovvero come risolvere problemi difficili attraverso soluzioni templi.
Ponte alle Grazie, Milan.
92 Giorgio Nardone, Claudette Portelli

NARDONE G., MARIOTTI R., MILANESE R. & FIORENZA A. (2000): La


terapia dell’azienda malata: problem solving strategico per organizzazioni.
Ponte alle Grazie, Milan.
NARDONE G. & PORTELLI C. (2005a): When the diagnosis invents the illness.
Kybernetes: The International Journal of Systems & Cybernatics 34(3-4):365-
372. Emerald Group Publishing Limited, Bradford, UK.
NARDONE G. & PORTELLI C. (2005b): Knowing through Changing: The Evo-
lution of brief strategic Therapy. Crown Publishing House, UK.
NARDONE. G. ROCCHI R. & GIANNOTTI E. (2001): Modelli di Famiglia.
Conoscere e risolvere i problemi tra genitori e figli. Ponte alle Grazie, Milan.
NARDONE, G. & SALVINI A. (1997) : Logica matematica e logiche non ordina-
rie come guida per il problem-solving strategico. In P. Watzlawick & G. Nar-
done (eds): Terapia breve strategica. pp. 53–61. Raffaello Cortina Editore,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur


Milan. Tr. Fr.: (2000): Stratégie de thérapie brève. Seuil, Paris.
NARDONE G. & SALVINI A. (2004): Il Dialogo Strategico: Comunicare per-
suadendo: tecniche evolute per il cambiamento. Ponte alle Grazie, Milan.
NARDONE G., VERBITZ T. & MILANESE R. (1999): Le prigioni del cibo.
Vomiting, Bulimia, Anoressia: la terapia in tempi brevi. Ponte alle Grazie,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.10.50.188 - 12/07/2017 09h27. © De Boeck Supérieur

Firenze. Trad. Fr. (2004): Manger beaucoup, à la folie, pas du tout. Editions du
Seuil, Paris.
NARDONE G. & WATZLAWICK P. (1990) : L’Arte del Cambiamento: manuale
di terapia strategica e ipnoterapia senza trance. Ponte alle Grazie, Milan.
NARDONE G. & WATZLAWICK P. (1993): The Art of Change: Strategic The-
rapy and Hypnotherapy Without Trance. Jossey-Bass Inc., San Francisco, CA.
Trad. fr. (1993): L’art du changement, thérapie stratégique et hypnothérapie
sans transe, L’Esprit du Temps, Bordeaux.
NARDONE G. & WATZLAWICK P. (eds) (2004): Brief Strategic Therapy: Phi-
losophy, Technique and Research. Rowman & Littlefield Publishers-Aronson
group, Maryland, USA.
PORTELLI C. (2004): Advanced Brief Strategic Therapy for Obsessive-Compul-
sive Disorder, Brief Strategic & Systemic Therapy: European Review 1: 88-94.
SCHIMEL J. (1978): The Function of Wit and Humor in Psychoanalysis. Journal
of the American Academy of Psychoanalysis 6 : 369-379.
WATZLAWICK P., BEAVIN-BAVELAS J. & JACKSON D. (1972): Une logi-
que de la communication, Ed. du Seuil, Paris.
WATZLAWICK P. & NARDONE G. (a cura di) (1997): Terapia breve strate-
gica, Raffaello Cortina Editore, Milan. Tr. Fr.: (2000): Stratégie de thérapie
brève. Seuil, Paris.
WATZLAWICK P., WEAKLAND J. H. & FISCH R. (1974), Change: principles
of problem formation and problem solution. W. W. Norton & Co., New York,
NY. Trad. Fr. (1975): Changements: paradoxes et psychothérapie, Ed. du
Seuil, Paris.

Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux - n° 39, 2007/2

Vous aimerez peut-être aussi