ES UTOPIES EN ARTS MARTIAUX
R
amer à contre-courant des
idées reçues n’est décidément
pas une sinécure. C’est
presque aussi pénible que de
traverser l’Atlantique ou le Pacifique à
la rame … sans la gloire.
Mes dernières chroniques, traitant de
« La voie de la violence », ont provoqué
quelques réactions, pour la plupart de
professeurs à qui leurs élèves
posaient des questions dérangeantes.
J’en suis sincèrement désolé. Mais je
reste persuadé que le problème
méritait d’être soulevé.
Car je rappelle que ces chroniques
étaient avant tout une interrogation.
Un sujet de réflexion, très sérieux à
mes yeux … après un peu plus de
cinquante années d’expérience, de
pratique, d’enseignement (plus de 30
champions …), et de très nombreux
entretiens au Japon et en Chine avec
de grands maîtres.
L’interrogation était : « En Art Martial,
quelle que soit la discipline, est-il
humainement possible d’entrer dans la
fluidité, l’efficacité en décontraction,
sans passer par une période de violence
extrême, comme le firent les grands
maîtres du passé ? ».
Et, pour que l’interrogation soit
étayée, je donnais l’exemple du
cheminement des grands maîtres les
plus connus en Occident en Jūdō,
Kendō, Aïkidō et Karate-dō. Ce n’était
pas une interrogation banale. Encore
maintenant, elle me paraît capitale et
c’est à chacun d’y songer « en son âme
et conscience ».
Le goût des utopies
L’homme est un animal étrange,
surtout s’il se targue d’être un
intellectuel ou un philosophe … donc
« intelligent ».
L’homme est toujours tenté par les
utopies romantiques, en particulier
dans les pays latins comme le nôtre.
Les anglo-saxons et les hommes
d’Extrême-Orient sont généralement
moins rêveurs.
Les utopies romantiques touchent
tout. Je ne vois pas l’intérêt de donner
des exemples, nombreux, sur les
utopies politiques notamment.
Contentons-nous des Arts Martiaux.
Qu’est ce qui caractérise les utopies ?
C’est qu’elles sont « logiques »,
intellectuellement valables et sédui-
santes, théoriquement raisonnables,
toujours idéalistes, souvent huma-
nistes.
Pourquoi échouent-elles ? Elles
échouent, à plus ou moins long terme,
parce qu’elles ne s’adressent pas à
des hommes « éveillés ».
On oublie toujours le fait que les
hommes en général (dirigeants y
compris ?) vivent dans une sorte de
« rêve » diurne, aussi vivant que le
rêve nocturne. État de rêve éveillé
que l’on appelle classiquement « le
sommeil » … d’où ces multiples invita-
tions à « l’Éveil » (le Satōri en Zen).
J’en parlerai plus longuement dans
d’autres chroniques. J’aime
supposer que ceux qui lisent mes
chroniques se posent les mêmes
interrogations sur ce mystérieux
« Éveil » que je me posais dans ma
jeunesse. Je ne dis pas que je suis
devenu un « Éveillé » mais je crois
avoir maintenant une idée claire de ce
qu’est le « Sommeil », les raisons de ce
sommeil, comment en sortir, ce qu’est
l’Éveil et quels sont ses pièges.
Le mythe de la fluidité
Ainsi, en Art Martial, et tout
particulièrement dans les « Arts de la
main nue », la « fluidité » est le rêve de
tous les pratiquants avancés.
La « fluidité », c’est l’invulnérabilité.
On en rêve dès la plus tendre enfance.
En jouant, par exemple, à chat perché
ou au gendarme et au voleur. Deux
jeux qui existent dans le monde
entier, même dans les peuplades
« sauvages » les plus isolées. Dans tous
les Arts Martiaux dignes de ce nom, la
fluidité est le but ultime, parce qu’elle
comprend naturellement l’anticipa-
tion.
L’anticipation est le fameux « Sen-nō-
Sen » qui signifie, en japonais,
« initiative (Sen) sur (Nō) initiative
(Sen). C’est ce qu’exprime le précepte
célèbre « il n’y a pas de première
attaque en Karaté ».
Mais ce précepte Karaté, le premier
des 20 préceptes (dits « Kyōkūn ») du
Karate-jūtsū martial (qui s’écrit avec
les idéogrammes « Arts de la main de
Chine » et non pas le Karate-dō, « Voie
de la main vide » datant des années
1930), est le même dans n’importe
quel autre art martial vrai.
Anticiper en combat, c’est « partir
après l’attaque adverse … et arriver
avant ». Autrement dit, l’attaquant se
« plante » et, qui plus est, on ajoute
notre force à la sienne. Un idéal
forcément très séduisant. Mais, pour
parvenir à la fluidité et à l’anticipation,
il faut un « non mental » parfait,
puisque toute pensée entraîne un
bavardage mental de notre « Ego » qui
bloque l’action. Se mettre en état de
à non mental peut paraître extrême-
ment facile.
En fait, c’est la maîtrise la plus difficile
qui existe. Notre mental « ordinaire »
est comme un animal indompté, qui
fait ce qu’il veut, quand il veut, et
même contre notre volonté. Les arts
martiaux ont ceci d’exceptionnels,
c’est que ce « non mental » doit
néanmoins rester présent et en éveil.
Presque la quadrature du cercle.
Pour être fluide et pour entrer dans
l’anticipation, il ne suffit pas de le
vouloir et s’y exercer physiquement. Il
faut être sorti de la conscience
subjective et avoir atteint une
conscience objective. Sinon, pour ne
prendre qu’un exemple, on se fera
piéger par toutes les feintes et les
apparences.
Il faut également avoir atteint
l’intuition. Une intuition proche de la
prémonition et de la transmission de
pensée. Un « pouvoir » qui est la
conséquence naturelle de ce niveau
de conscience et que l’on ne peut
obtenir si on le recherche directement
(avec avidité). Ce niveau de
conscience ne peut être atteint dans
la facilité.
Pour espérer entrer dans la fluidité et
l’anticipation, il faut, bien entendu,
être techniquement parfait (niveau
Kyōshi) et, entre autres, il faut avoir
éliminé tous les « appels ». Ces « coups
de téléphone » physiques et mentaux
qui précédent les actions de ceux qui
ont une maîtrise mentale imparfaite
… c’est, soit dit en passant, ce qui
permet aux « vieux » (de niveau
Renshi et Hanshi) de battre les
« jeunes » (trop fougueux).
Autrement dit, non seulement il faut
être techniquement parfait mais il
faut surtout avoir un parfait contrôle
mental pour pouvoir entrer dans la
fluidité et l’anticipation. C’est idéal
n’est donc pas à la portée de tout le
monde, même avec la meilleure
volonté du monde.
Si l’on est exceptionnellement
« doué » (merci papa-maman pour vos
gènes et les gènes de nos ancêtres),
on n’y parvient, lorsque l’on y
parvient, qu’après un long chemine-
ment « dans la douleur et le
déséquilibre ».
Car la fluidité-anticipation n’est pas un
mythe. C’est une réalité … géniale. Il
faut du génie.
C’est un idéal si beau et si riche de
possibilités qu’il est bien normal que
certains aspirent à cette richesse en
essayant de sauter les difficultés
« vulgaires », telle que la « violence »
ou le passage par l’entraînement
« ordinaire », « banal ».
On peut considérer qu’espérer cet
idéal vient d’une sorte de vanité
mégalo, ou pour le moins d’une
surestime de soi. Pour moi, c’est plus
simple. Je suis tenté de comparer ces
rêveurs à ceux qui veulent réussir des
études sans passer dix années
chiantes à l’école, ou à ceux qui
veulent devenir « riches » sans bosser.
On peut « réussir » sans diplômes et
sans avoir travaillé dur, mais c’est très
rare. Surtout de nos jours. À moins
d’être illégal. Pour la richesse
extérieure (le Monde Extérieur), on
peut voler, tricher ou gagner au loto
qui rapporte gros. Mais pour la
richesse intérieure (notre Monde
Intérieur), on ne peut ni voler, ni
tricher, ni gagner le gros lot. Pourtant
certains y croient encore. L’homme
« banal » est incorrigible. Même pour
la richesse intérieure, il y a encore des
utopistes. Le Zen, par exemple, qui
semble promettre le « Satōri » (Éveil)
soudain, sans autre activité que le n’ai jamais compris pourquoi les
Zazen (assis sur les talons), est femmes « féministes » ne protestaient
souvent vu par certains comme une pas contre cette discrimination,
sorte de loto de l’Éveil sans réels d’autant plus déraisonnable que ce ne
efforts (bien entendu le Zen est autre sont pas les femmes qui attaquent les
chose). femmes dans la rue, autant que je
Ce qui me dérange, c’est que sache.
rechercher prématurément la fluidité Il y a un autre grand rêve séduisant
ou l’attaque en décontraction, en dans les arts du poing, c’est l’efficacité
évitant la puissance physique et en décontraction (en attaques et en
même la violence, est comme avouer contre-attaques).
implicitement son infériorité et son L’importance de la maîtrise mentale
incapacité de faire front avec courage est moindre, mais le rêve est le même.
aux difficultés. Lorsque l’on est incapable d’avoir la
Certes, il est bon, souhaitable même, « pêche », il est normal de rêver
de ne pas se surestimer et de toujours pouvoir, un jour, porter des attaques
imaginer l’adversaire comme plus et des contre-attaques décisives « en
grand et plus fort physiquement que décontraction ».
soi. Mais, au Dōjō, comment L’ennui, c’est que ce n’est pas non
progresser si tous nos partenaires plus un mythe.
nous attaquent sans la violence que
l’on ne manquera pas de rencontrer Le mythe de l’efficacité
dans un combat de survie ?
Et, comme j’ai déjà dit que
en décontraction
Il est tout à fait exact qu’une attaque
systématiser est toujours une erreur,
« à défoncer un coffre-fort », qui n’est
que ce soit dans la violence ou la
pas à la portée de tout un chacun,
fluidité, alors que faire ?
n’assure pas une victoire avec
Je suggère de faire les deux
certitude. Mais elle est souvent
recherches de front. La victoire
préférable à une attaque « en
« carrée » ET la fluidité. Autrement dit
décontraction » … subjective. On
« goûter » les extrêmes (Yang et Yin).
oublie souvent que ce n’est pas ce
Être Yang, ce qui est favorisé par
que nous croyons qui compte mais
notre ego, est naturel, mais on n’est
que c’est ce que ressent l’adversaire
que très rarement totalement Yang. Il
qui est le plus important. Écraser le
faut donc travailler pour atteindre la
makiwara ou le sac de frappe peut
limite de puissance (physique et
donner une illusion d’efficacité
mentale).
d’autant plus subjective qu’un homme
Être Yin est rarement naturel, parce
n’est pas mis hors de combat de la
que cela demande une maîtrise de
même façon. Mais celui qui se prétend
l’ego. Il faut donc également travailler
efficace en décontraction, et qui est
dans cette direction.
incapable d’écraser le makiwara ou le
La recherche de fluidité (qui est Yin)
sac de frappe, a plus de chances
n’est pas sans intérêt, puisque
encore de s’illusionner, me semble-t-il.
l’avantage principal de la fluidité en
Néanmoins, ne souriez pas.
combat est que l’on peut affronter, à
L’efficacité en décontraction existe.
chances égales, un adversaire
Ce n’est pas un mythe.
beaucoup plus grand et plus fort que
Les rares pratiquants qui ont eu
soi, « même » lorsque l’on est du
l’occasion de combattre réellement
« sexe faible ».
des adversaires de valeur (et non pas
C’est parce que la fluidité est rare, une
un passant irrité, sans expérience),
qualité exceptionnelle chez un jeune,
ont tous constaté que le K.O. (par
que les catégories de poids ont été
exemple) a été obtenu après un coup
adoptées pour les compétitions. Et
« décontracté », une sorte de coup de
c’est également la raison pour
fouet avec le corps « solidifié » un bref
laquelle il y a des compétitions
instant, dont le résultat étonne
hommes et femmes séparés … y
toujours le vainqueur. À tel point qu’il
compris pour les kata, ce qui est
est fréquent que l’on se demande
moins raisonnable, car j’ai vu des
alors « mais où il est passé ce mec ? » …
championnats de kata où les femmes
parce que l’adversaire est au sol, sans
étaient nettement supérieures tant
connaissance. En boxe, on parle de
techniquement que mentalement. Je
« punch ». En arts martiaux japonais,
on parle de « kime », c'est-à-dire de
« ki » (Chi en chinois, on est en pleine
mode de « Chi-Kong »). Or, tous les
spécialistes de boxe, sports de
combat où l’on ne peut se permettre
de rêver une efficacité imaginaire,
subjective, affirment que le « punch »
ne s’acquiert pas : c’est un don, on l’a
de naissance ou on ne l’a pas. Ce qui
est si démoralisant que tout boxeur,
techniquement excellent mais peu
décisif, rêve toujours de pouvoir faire
émerger un jour ce fameux « punch »
qui lui manque. Ne vous désolez pas,
c’est rare mais c’est possible. Il m’est
arrivé de penser, à plusieurs reprises,
à l’époque où j’avais moins
d’expérience, « décidément ce type est
un cas sans espoir » à propos d’un de
mes élèves sans « kime » … et de
constater un jour, avec stupéfaction,
que ce dernier était devenu
subitement tout à fait extraordinaire.
Ce ne fut pas fréquent mais cela est
arrivé plusieurs fois. Après quoi, je ne
me suis plus permis de tels jugements.

La pensée du mois
« Enseigne-moi des choses faciles »
« Elles sont les mêmes pour tous :
toutes difficiles. »
Réponse de Sénèque au Roi de
Macédoine Alexandre