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Revue germanique internationale

15 | 2001
Hegel : droit, histoire, société

Rationalité et priorité de la vie éthique selon Hegel


Robert Pippin

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rgi/826
DOI : 10.4000/rgi.826
ISSN : 1775-3988

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2001
Pagination : 67-102
ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Robert Pippin, « Rationalité et priorité de la vie éthique selon Hegel », Revue germanique internationale
[En ligne], 15 | 2001, mis en ligne le 05 août 2011, consulté le 20 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rgi/826 ; DOI : 10.4000/rgi.826

Tous droits réservés


Rationalité et priorité de la vie éthique
1
selon Hegel

ROBERT PIPPIN

Hegel soutint qu'il développa et défendit une catégorie d'évaluation


éthique unique - celle de Sittlickkeit, ou « vie éthique » (sittlich pourrait aussi
simplement être traduit par « coutumier »). S'il partage avec beaucoup
d'autres philosophes modernes l'idée que vivre justement, c'est vivre libre-
2
ment , et avec certains penseurs classiques l'idée que la vie qui a le plus de
valeur est celle qui comprend u n engagement avec d'autres dans l'action,
Hegel ajoute à ces deux positions la thèse selon laquelle vivre librement,

1. Note de l'éditeur : L'article de Robert Pippin fut originellement publié dans la revue
allemande Mue Hefte fur Philosophie, 35 (1995), p. 95-126. Nous remercions l'éditeur scientifique
r
de cette revue, le P Rüdiger Bubner, pour avoir autorisé la publication d'une traduction
française.
M . Pippin cite Hegel d'apès différentes éditions allemandes et selon les traductions anglaises.
Nous avons, bien entendu, remplacé la référence à ces traductions par une référence aux traduc-
tions françaises, chaque fois que ceci fut possible :
[PPhD Kewégan] = G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad, par Jean-François
Kervégan, Paris, PUF, 1998.
[PPhD Derathé/Frick] = G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad, par Robert
Derathé et Jean-Paul Frick, Paris, Vrin, 1975.
[PhE Jarczyk/Labarrière] = G. W. F. Hegel, Phénoménobgie de l'esprit, trad, par Gwendoline J a r c -
zyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993.
[PhE Lefebvre] = G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad, par Jean-Pierre Lefebvre, Paris,
Aubier, 1991.
[SVE Taminiaux] = G. W. F. Hegel, Système de la vie éthique, trad, par Jacques Taminiaux, Paris,
Payot, 1976.
[Enc. Bourgeois] — G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie de l'esprit,
Paris, Vrin, 1988.
2. Dans l'introduction à la Philosophie du droit, il est dit « que le système du droit » comprend
« le règne de la liberté effectuée, le monde de l'esprit produit à partir de l'esprit lui-même, en tant
que seconde nature » (§ 4, PPhD Kervégan, p . 118). Dans le § 29, Hegel ajoute que « le droit [...] est
de ce fait, de manière générale, la liberté en tant qu'idée » (PPhD Kervégan, p. 118).
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c'est participer à certaines institutions modernes, et être u n être social et
1
politique d'une certaine sorte .
Les raisons qu'a Hegel de soutenir cette thèse sont complexes. Beau-
coup d'entre elles soulèvent des questions difficiles dans ce qu'il considéra
comme la logique de l'individualité et de l'universalité. Mais, comme
Rousseau et K a n t avant lui, il rapporta aussi la possibilité d'agir libre-
ment à une certaine forme de rationalité pratique, et il fonda une bonne
partie de ce qu'il voulait dire à propos de la « priorité de la vie éthique »
sur des considérations dérivant d'une analyse de la possibilité d'une telle
rationalité.
Mais j e crois que l'appréciation de la position adoptée par Hegel sur la
vie éthique fut entravée p a r deux façons largement répandues de caractéri-
ser son œuvre. Ce qui, en premier lieu, obscurcit la nature de son rationa-
lisme éthique, ce fut la critique vigoureuse qu'il avait lui-même faite du rigo-
risme moral, des dualismes de toutes sortes, du « déchirement » (Zerrissenheit)
général de la vie moderne, et ainsi de suite. S'inspirant de tels passages, et
de ce qu'ils pouvaient prendre pour la façon dont Hegel lui-même aurait
rendu compte de la motivation morale, certains commentateurs classèrent
Hegel parmi les « romantiques », dans la ligne d'une position comme celle
de Schiller, et tentèrent ainsi d'assimiler une vie menée selon la rationalité
pratique à une sorte d'harmonie des sens, interne et externe, avec « le
tout », ou avec le rationnel, « ce qu'il y a vraiment ». Hegel devint ainsi (pour
utiliser sa propre classification) u n rationaliste pré-moderne en éthique ; ce
qui est incompatible avec son propre enthousiasme pour la modernité.
(Chaque fois que l'on explique ainsi qu'il s'agit d'être simplement en har-
monie avec la réalité, ou réconcilié avec elle, ce sont mes raisons d'agir,
« m a subjectivité », qui semblent perdues de vue). En second lieu, parce que
la façon dont Hegel rend compte de la vie éthique est historique, on présup-
pose souvent que l'argument par lequel il rend compte de la capacité des
idéaux éthiques modernes à motiver les hommes (de façon non aliénante),
ou encore sa thèse selon laquelle le rationnel (ou n'importe quelle norme
rationnelle) est « actuel », doivent reposer sur une théodicée historique de
vaste envergure, extrêmement implausible. O n présuppose que la rationa-
lité de notre participation à des pratiques éthiques vient de quelque chose
comme la rationalité divine de l'histoire elle-même, sa résolution ou culmi-

1. L a r é f é r e n c e à la m o d e r n i t é d a n s c e t t e t h è s e n ' e s t p a s o i s e u s e . D a n s sa Phénoménologie de
l'esprit, p o u r n e c i t e r q u e c e t t e r é f é r e n c e , H e g e l m o n t r e t r è s c l a i r e m e n t q u ' u n e c o m m u n i t é é t h i q u e
c o m m e telle (à s a v o i r , c o m m e c o n s t i t u t i v e d e la liberté) est u n e r é a l i s a t i o n d i s t i n c t e m e n t m o d e r n e ,
e u r o p é e n n e et o c c i d e n t a l e : « L ' e s p r i t éthique o u e n c o r e l ' e s p r i t vrai » n ' e s t p a s s i m p l e m e n t « la
s u b s t a n c e u n i v e r s e l l e d e t o u s les i n d i v i d u s s i n g u l i e r s (die allgemeine Substanz aller Einzelnen) », c'est
p l u t ô t u n e « s u b s t a n c e », q u i « est s u e p a r e u x c o m m e q u e l q u e c h o s e q u i est l e u r p r o p r e s u b s t a n c e
(Wesen) et l e u r p r o p r e o u v r a g e ». Elle n ' e s t p a s c o m m e u n e s o r t e d e « l u m i è r e » q u i e n g l o u t i r a i t
ces i n d i v i d u s ( c o m m e d a n s les l e c t u r e s faites d e la f a ç o n d o n t H e g e l r e n d i t c o m p t e d e la d i v i n i t é
d e l ' É t a t ) , m a i s « le p e u p l e l i b r e , d a n s l e q u e l c'est la c o u t u m e (Sitte) q u i c o n s t i t u e la s u b s t a n c e d e
t o u s , d o n t t o u s et c h a c u n s a v e n t i n d i v i d u e l l e m e n t l'effectivité et l ' e x i s t e n c e c o m m e l e u r v o l o n t é et
a c t i o n » (PhE Lefebvre, p . 4 6 0 , PhE jarczyk/ Labarrière, p . 6 0 3 ) .
nation dans les institutions modernes. J e voudrais proposer une lecture
alternative, quoique préliminaire, de la défense, p a r Hegel, de la rationalité
et priorité de la vie éthique. Pour dire ceci en d'autres termes, le problème
fondamental est le suivant : s'il est vrai que, comme bien des commenta-
teurs l'ont fait remarquer, Hegel crut qu'une vie libre est constituée par la
participation à des institutions sociales et politiques modernes, il crut aussi
qu'il en était ainsi parce que c'est seulement en tant qu'être social de ce
genre q u ' u n sujet peut être pratiquement rationnel. Tel est l'aspect de sa
position qui tend à être éclipsé p a r le problème de la « rationalité de
l'histoire », ou ignoré dans l'interprétation p a r la « liberté romantique », et
qui mérite une attention plus soutenue. E n tout cas c'est cela que je veux
affirmer dans ce qui suit.

II

Mais d'abord, il y a lieu de faire ici certaines réserves. Parce que cette
sorte d'argument pour la priorité de notre existence sociale et pour ce qui
pourrait apparaître comme une forme d'anti-individualisme a eu u n héri-
tage complexe, et parce qu'il fut associé à certaines expériences politiques
désastreuses, nous devrions d'abord noter que Hegel ne dit pas d'une telle
socialite que c'est tout ce qui importe dans une vie possédant une valeur
éthique. Dans la présentation de sa philosophie pratique que l'on connaît
le mieux, ses Principes de la philosophie du droit, il se range du côté de ceux
qui affirment que les êtres humains sont porteurs de « droits abstraits ».
Chez lui aussi, c'est simplement en vertu de notre qualité d'agents libres
que nous sommes universellement en droit de posséder quelque propriété,
et que nous possédons les droits de transfert de propriété et d'échange que
1
cela entraîne . Il affirme aussi qu'on ne peut attribuer la responsabilité à
des agents libres qu'en référence à leurs intentions et à leurs buts indivi-
duels (des culpabilités de sang ou des malédictions pour des générations ne
peuvent jamais être de droit, ou rechtlich) ; et que nous nous trouvons tous
liés p a r des obligations morales universelles envers les autres individus,
2
qu'ils soient ou non membres de notre communauté éthique .

1. Certes, Hegel dit aussi, contrairement à la tradition du contrat ou du droit naturel, que le
fait que nous soyons capables de nous reconnaître mutuellement les uns les autres en tant que
porteurs égaux de droits et comme individus moralement responsables constitue lui-même une
réalisation historique, et que de telles revendications sont pertinentes pour des modernes. Il se rend
aussi compte de ce à quoi fera penser cette thèse, et s'empresse de chercher à montrer qu'il ne
veut pas « excuser » par là les injustices passées, comme le montre clairement l'Addition impor-
tante au § 3 de la Philosophie du droit.
2. Le but général de la philosophie pratique de Hegel est de décrire les conditions de possibi-
lité de ce qu'est un « agent libre » (free agent), ou de Y « agentivité » (agency) ; et les résultats de son
exposé sont : (i) sois une « personne », et respecte les autres en tant que personnes (ne viole pas les
droits d'autrui ; respecte les revendications légitimes de non-intervention, par-dessus tout celles qui
concernent la propriété) ; (ii) sois un « sujet » ; ou sois moralement responsable de ce que tu fais et
Pourtant, il est aussi affirmé que les revendications de droit et de
moralité sont « incomplètes », et c'est là que commence la controverse. Par
exemple : « L'élément qui constitue le droit et l'élément moral ne peuvent
exister pour soi : il faut qu'ils aient pour support et pour fondement l'élé-
1
ment éthique. »
Dans une certaine mesure, ce qu'il s'agit seulement d'exprimer par
cette sorte de revendication, c'est une réserve envers ceux qui croient que
la question d'une vie complètement libre, et donc ayant de la valeur,
peut être résolue de façon exhaustive p a r la protection des droits et en évi-
tant tout dommage moral. Il serait possible de poursuivre l'argument, et
d'affirmer que poursuivre des fins à valeur éthique de façon plus com-
2
plète, plus active et délibérée, et collectivement, est également important .
Cette façon de comprendre l'affirmation p a r Hegel de la priorité de la
vie éthique (comme u n « règne » distinct, mais néanmoins le « règne » le
plus important du droit, ou de la liberté en acte) ne serait pas fausse,
mais il est clair qu'elle serait incomplète. Hegel maintient aussi que
1' « éthique » est le « support » et le « fondement » des sanctions fondées
sur des droits, et des sanctions morales ; et cette affirmation doit, elle
aussi, être justifiée. Hegel affirme en effet que ce qui est un bien pour les
hommes, c'est d'être en relation active aux autres, dans certaines institu-
tions. Mais il affirme aussi — et plus encore qu'avec la première affirma-
tion, il y a là matière à controverse - que c'est seulement lorsque les
hommes sont ainsi reliés aux autres que la nature, les implications, et le
caractère d'obligation d'autres sortes de revendications normatives peu-
vent être complètement établis. Il affirme plus spécialement que c'est seu-
lement en étant ainsi relié aux autres que j e peux effectivement être u n

considère les autres, tous les autres êtres moraux, comme des êtres moralement responsables ; et
(iii) sois un être éthique, affirme et maintiens certaines institutions. Ou, en un langage convention-
nel : agis légalement, agis moralement, agis éthiquement ; respecte les droits, fais ce qui est mora-
lement obligatoire et ce qui est éthiquement bon.
1. C e c i v i e n t d ' u n e A d d i t i o n d e H o t h o a u § 1 4 1 . Cf. PPhD Derathé/Frick, § 141 a d d . , p . 190 ;
TWA, v o l . 7, p . 2 9 1 : « D a s R e c h t l i c h e u n d d a s M o r a l i s c h e k a n n n i c h t fur sich e x i s t i e r e n , u n d sie
m ù s s e n d a s S i t t l i c h e z u m T r â g e r u n d z u r G r u n d l a g e h a b e n . . . » P o u r les n o t e s d ' o r i g i n e , v o i r
G . W . F . H e g e l , Vorlesungen über Rechtsphilosophie 1818-1831, B d 3, ed. K a r l - H e i n z Ilting, Stuttgart-
B a d Cannstatt, F r o m m a n n - H o l z b o o g , 1974, p . 4 7 8 .
2. J e n e v e u x p a s d i r e ici q u e c e q u e H e g e l a à l'esprit, p a r u n e telle c o l l e c t i v i t é , c'est u n
effort q u i s e r a i t fait e n c o m m u n p o u r p r o d u i r e d e s b i e n s o u d e s b é n é f i c e s s u b s t a n t i e l s . P o u r
r e p r e n d r e les t e r m e s utilisés p a r M i c h a e l O a k e s h o t t d a n s « O n t h e C h a r a c t e r o f a M o d e m E u r o -
p e a n S t a t e » (in Human Conduct, O x f o r d , C l a r e n d o n P r e s s , 1 9 9 1 , 2 5 7 - 2 6 3 ) , la vie é t h i q u e e n g é n é -
r a l n ' e s t p a s u n e a s s o c i a t i o n d ' « e n t r e p r i s e », m a i s u n e a s s o c i a t i o n « civile ». L e s fins q u e n o u s
p o u r s u i v o n s c o n s i s t e n t e n d e s a m é n a g e m e n t s d e n o s r e l a t i o n s les u n s a v e c les a u t r e s tels q u e t o u t e
fin p u i s s e ê t r e p o u r s u i v i e s e l o n c e r t a i n e s f a ç o n s é t h i q u e m e n t a p p r o p r i é e s ( « c h o i s i e s p a r n o u s -
m ê m e s » ). C e q u e j e v e u x d i r e ici, c'est q u e m ê m e u n e fin é t h i q u e « civile » d e c e g e n r e m e t b i e n
p l u s e n j e u q u e la p r o t e c t i o n d e s d r o i t s , o u le fait d ' é v i t e r u n d o m m a g e m o r a l , o u p l u s q u e d e s
i n s t i t u t i o n s q u i g a r a n t i r a i e n t la p r e m i è r e et tiendraient c o m p t e d u d e r n i e r . C e s i n s t i t u t i o n s n é c e s s i -
t e n t u n e s o r t e d e vie c i v i q u e , o u d e c u l t u r e p o l i t i q u e . E n q u o i c e l a p e u t c o n s i s t e r , e t p o u r q u o i c'est
là le s u p p o r t « r a t i o n n e l » e t le f o n d e m e n t d e t o u t « d r o i t » : telles s o n t les q u e s t i o n s d a n s la Philo-
sophie du droit d e H e g e l .
individu, u n individu détenteur de droits, moralement responsable, et de
1
ce fait u n individu libre .
Ainsi, la vie éthique, ces «lois et institutions qui sont en soi et pour
s o i » , comprennent ce qui est d é n o m m é «l'élément éthique objectif» (das
objektive Sittliche), dont il est dit qu'il « fait son entrée à la place du Bien abs-
2
trait » et donc qu'il constitue p o u r les êtres humains « le Bien vivant » .
D'où, aussi, la question familière : pourquoi Hegel croit-il que cette inte-
raction sociale est aussi centrale que cela à la possibilité d'une rationalité
pratique, et p a r là aussi essentielle au bien de l'homme (la liberté) ; et
qu'elle est le « support » et le « fondement » de tous les autres aspects
d'une vie ayant de la valeur ?

III

Malgré la popularité récente et brève d'un « esprit » communautariste


en théorie éthique, le scepticisme soulevé p a r une telle position est si
répandu qu'il est difficile d'en classer les différentes formes. Beaucoup
doutent qu'il y ait quelque chose comme « une vie éthique moderne » :
e
ce qui, dans la vie telle qu'elle est menée à la fin du X X siècle, serait le
plus évident pour ce qui concerne les institutions, les pratiques gouver-
nées par des normes et les religions, ce serait bien au contraire qu'il est
impossible (et dangereux, potentiellement injuste) de chercher à définir
une catégorie compréhensive incluant tout cela. L'hétérogénéité, le plura-
lisme, u n sujet fracturé, des paradigmes et des pratiques incommensura-
bles, des fragments seulement d'anciennes traditions - voilà tout ce que
3
nous aurions .
Mais le soupçon le plus familier est que, lorsque tout est dit, la caté-
gorie de Sittlichkeit comme catégorie d'évaluation éthique aboutit à une ver-
sion de l'éthique du genre « m a position, ses devoirs » (my station, its
dutiesf : à une éthique finalement conventionnelle et bien trop portée à la

1. L e s r a i s o n s les p l u s c o n n u e s q u ' i l d o n n e à l ' a p p u i d ' u n e telle t h è s e e n f a v e u r d e la p r i o -


r i t é d e la vie é t h i q u e o n t à v o i r a v e c u n e a n i m o s i t é t r è s g é n é r a l e , fondée d a n s le s y s t è m e m ê m e ,
e n v e r s ce q u ' i l c o n s i d è r e c o m m e d e s p r i n c i p e s n o r m a t i f s s i m p l e m e n t « f o r m e l s », o u e n t i è r e m e n t
« n é g a t i f s ». C e s c o n s i d é r a t i o n s s o n t c e r t e s i m p o r t a n t e s , m a i s l a v e r s i o n q u e j e r e c o n s t r u i r a i ici
d e sa t h è s e telle q u ' i l la d é f e n d , n e r e p o s e r a p a s d i r e c t e m e n t s u r d e s p r o b l è m e s l o g i q u e s d e c e
genre.
2 . PPhD Kervégan, p . 2 3 2 s. (§ 142 e t 144).
3 . L a t h è s e s e l o n l a q u e l l e il n ' y a p a s e n fait u n e telle f r a g m e n t a t i o n , les i n s t i t u t i o n s m o d e r n e s
p o s s é d a n t l ' a u t o r i t é q u ' e l l e s o n t (si e t l o r s q u e elles e n ont) p a r c e q u e t o u s les a s p e c t s d e la vie s o n t e n
fin d e c o m p t e la r é a l i s a t i o n d ' u n e n o r m e c o m m u n e , « la l i b e r t é », est é v i d e m m e n t q u e l q u e c h o s e
q u i p e u t s e u l e m e n t ê t r e m o n t r é (si o n le p e u t ) d a n s le c a d r e d ' u n e t h é o r i e g é n é r a l e d e la m o d e r n i t é
e t d e la m o d e r n i s a t i o n , et e n r e c o u r a n t à u n e é v a l u a t i o n d é t a i l l é e d e telles i n s t i t u t i o n s . O n t r o u v e r a
d a n s m o n l i v r e , Modemism as a Philosophical Problem : On the Dissatisfactions of European High Culture
( O x f o r d , B l a c k w e l l , 1991), l ' é b a u c h e d e j u s t i f i c a t i o n d ' u n e l e c t u r e h é g é l i e n n e d e c e t t e q u e s t i o n .
4 . L a p h r a s e v i e n t , b i e n s û r , d e F . H . B r a d l e y , d a n s s o n essai d e 1 8 7 6 i n t i t u l é « M y S t a t i o n
e
a n d its D u t i e s » (Ethical Studies, 2 é d . , O x f o r d , O x f o r d U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 2 7 , p . 160 s.). M ê m e
réconciliation, ou qui ne prête pas suffisamment attention à l'importance
qu'il y a de préserver une mesure de détachement éthique, à la valeur de
l'individualité comme telle, et à la réflexion critique dans la vie morale
moderne.
La réponse standard à ce dernier doute est tout aussi familière, et elle
est également pertinente pour ce qui concerne la première préoccupation.
Le fameux intérêt de Hegel pour 1' « actualité » de nos vies sociales en tant
qu'expression originelle du « Bien vivant » est - et ceci est tout aussi
fameux - une affirmation de la « rationalité » de telles « actualités ». Ce
n'est pas n'importe quelle « position » ou fonction sociale qui compte
comme vie éthique véritable ; et le critère décisif est clairement exprimé
dans la Préface de la Phibsophie du droit. Nous ne pouvons nous contenter,
écrit Hegel, de nous en tenir à ce qui est simplement donné comme droit
public et moralité publique, que ce donné
soit appuyé par l'autorité positive, externe, de l'Etat, ou par le jugement concor-
dant des hommes, ou par l'autorité du sentiment interne et du cœur et par le
témoignage immédiatement consentant de l'esprit...

La tâche est plutôt de saisir ce qui est « rationnel » dans de telles insti-
tutions, pour qu'il puisse « acquérir aussi la forme rationnelle, afin qu'il
apparaisse justifié pour le penser libre ». U n e norme sociale moderne
« exige [...] de se savoir unife] de la façon la plus intime à la vérité »'.
Il est aujourd'hui largement admis, plus qu'on ne le faisait autrefois,
que cette exigence ne se fonde pas sur une justification a priori de tout ce
qui se passe dans l'histoire, du moins lorsque la justification est inter-
prétée comme signifiant que tout peut être déduit ou dérivé nécessaire-
ment du déploiement de quelque Esprit du monde. (Ce consensus a été
récemment renforcé p a r l'édition et la publication des notes prises lors de
cours donnés p a r Hegel en 1819-1820, dans lesquelles la rationalité de
l'actuel est énoncée bien plus prudemment, sans de telles implications
2
pour la théodicée ).
Ce point est simple, mais il mérite d'être fortement souligné. D a n s la

d a n s le c a s d e B r a d l e y , p o u r t a n t , c e s e r a i t u n e e r r e u r d e n é g l i g e r sa p r o p r e i n s i s t a n c e s u r le « c ô t é
i n t é r i e u r » d e la m o r a l i t é , s u r l ' i m p o r t a n c e d ' u n e r e l a t i o n a p p r o p r i é e e n t r e u n i n d i v i d u e t u n r ô l e
i n s t i t u t i o n n e l , p o u r q u e c e r ô l e c o m p t e c o m m e sittlich. Cf. p . 177 et 1 7 9 . Cf. aussi u n s e n t i m e n t
similaire d a n s T . H . G r e e n : « D e m a n d e r p o u r q u o i j e dois m e s o u m e t t r e a u p o u v o i r d e l'Etat,
c'est d e m a n d e r p o u r q u o i j e d o i s p e r m e t t r e q u e m a v i e soit r é g l é e p a r c e c o m p l e x e d ' i n s t i t u t i o n s
s a n s l e q u e l j e n ' a u r a i s l i t t é r a l e m e n t p a s d e vie q u e j e p o u r r a i s d i r e m i e n n e , n i n e s e r a i s c a p a b l e d e
d e m a n d e r u n e j u s t i f i c a t i o n p o u r ce q u e j e suis a p p e l é à faire » (Lectures on the Principles of Political
Obligation, O x f o r d , O x f o r d U n i v e r s i t y P r e s s , 1 8 9 5 , p . 122).
1. Principes de la phibsophie du droit, P r é f a c e , PPhD Kervégan, p . 7 4 .
2 . Cf. G . W . F . H e g e l , Philosophie des Rechts. Die Vorlesung von 1819-1820 in einer Nachschrift, é d .
p a r D i e t e r H e n r i c h , F r a n k f u r t , S u h r k a m p , 1 9 8 3 , p . 5 1 a v e c les r e m a r q u e s d e H e n r i c h d a n s sa
p r é s e n t a t i o n , p . 1 3 - 1 7 . D a n s s o n Encyclopédie d e B e r l i n , H e g e l d é c r i t Vesprit objectif n o n p a s s e u l e -
m e n t c o m m e « u n m o n d e [...] p r o d u i t p a r lui [ p a r l'esprit] », m a i s aussi c o m m e « à p r o d u i r e p a r
l u i » ( E n c . B o u r g e o i s , § 3 8 5 , p . 180). Cf. la d i s c u s s i o n d ' A l l e n W . W o o d , Hegel's Ethical Thought,
C a m b r i d g e U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 9 0 , p . 10 s.
Philosophie du droit, Hegel ne défend jamais la rationalité des institutions
modernes simplement en les décrivant, puis en insistant que, quelles
qu'elles soient, elles doivent être rationnelles parce que nous savons a priori
que l'histoire est rationnelle. Quelle que soit la façon dont on interprète et
dont on défend la thèse que 1' « histoire » a produit ces institutions ration-
nelles, il faut indépendamment s'engager à donner quelque interprétation
et justification de la thèse que les institutions sont rationnelles. En fait, à
moins d'être capables de décrire de façon indépendante en quel sens de
telles institutions sont pratiquement rationnelles, donner un cas quel qu'il
soit dans lequel elles ont été produites, ou m ê m e ne pouvaient qu'être pro-
duites, p a r quelque processus de changement historique, ne va pas très
loin. Pour dire ceci plus généralement, il est très difficile de voir comment
une thèse théorique quelle qu'elle soit sur la rationalité de l'histoire pour-
rait compter pour moi comme une raison d'agir, comme ma raison de
prendre part à l'institution. C o m m e Hegel croit qu'il y a des raisons
1
d'agir, il nous faudra chercher ailleurs . Mais qu'est-ce que ceci pourrait
signifier d'autre, de suggérer que les institutions modernes sont rationnel-
les, que leur contenu peut être «justifié pour le penser libre » ? Il serait
naturel de supposer que Hegel veut affirmer seulement ces « lois et institu-
tions » qui seraient, en u n sens ou en un autre, « ce que tous les partici-
pants voudraient rationnellement ». C'est seulement de cette manière que
de telles institutions comprendraient effectivement la « sphère objective de
l'éthique ». Simplement, il se trouve que les institutions modernes satisfont
à u n tel critère.
Cette réponse suscite u n problème. Hegel, c'est clair, maintient effecti-
vement que la vie éthique moderne est rationnelle et que l'un des traits
distinctifs de la vie éthique moderne est que cette rationalité est à la base
tant des revendications normatives d'allégeance impliquées par de telles
institutions, que de la participation effective et de l'allégeance continue des
participants. Dans le « monde éthique » moderne, c'est la « raison » (non

1. Il n e s'agit n u l l e m e n t d e s u g g é r e r p a r là q u ' i l n ' y a r i e n à e s p é r e r d e la f a ç o n d o n t H e g e l


r e n d c o m p t e d u c h a n g e m e n t historique, o u q u e cette explication n ' a u r a i t a u c u n rôle à j o u e r d a n s
u n e p r é s e n t a t i o n c o m p l è t e d e la d é f e n s e , p a r H e g e l , d e la r a t i o n a l i t é d e s i n s t i t u t i o n s m o d e r n e s .
L e s d e u x t h è s e s : (i) q u e , p a r le fait m ê m e q u ' i l s a g i s s e n t , les a g e n t s s ' e n g a g e n t d é j à i m p l i c i t e m e n t
à la r é a l i s a t i o n d e la l i b e r t é ; e t (ii) q u e l o r s q u e u n e telle n o r m e d e l i b e r t é n ' e s t p a s r é a l i s é e , les i n s -
t i t u t i o n s et les p r a t i q u e s n e p e u v e n t p a s ê t r e m a i n t e n u e s (la t h è s e selon l a q u e l l e u n tel é c h e c n o r -
m a t i f c o n s t i t u e u n e b o n n e e x p l i c a t i o n h i s t o r i q u e d e s e f f o n d r e m e n t s et d e s t r a n s i t i o n s ) , m é r i t e n t
u n e a t t e n t i o n p l u s r i g o u r e u s e q u e celle q u ' o n l e u r a a c c o r d é e j u s q u ' à p r é s e n t . C e q u e j e v e u x
a f f i r m e r ici, c'est s e u l e m e n t q u e ce s e r a i t g r o s s i è r e m e n t simplifier les c h o s e s q u e d e v o u l o i r r a m e -
n e r o u r é d u i r e t o u t e s les d i m e n s i o n s d e la t h è s e d e H e g e l e n f a v e u r d e la r a t i o n a l i t é d e la Sittlich-
keit m o d e r n e à u n e t h è s e g é n é r a l e s u r la r a t i o n a l i t é d e l ' h i s t o i r e . C o m m e n o u s le v e r r o n s p l u s t a r d ,
H e g e l e n v i e n d r a à lier la possibilité d ' u n e n o r m e r a t i o n n e l l e , aussi b i e n q u e 1' « a c t u a l i t é » d ' u n e
telle n o r m e ( q u e j ' i n t e r p r é t e r a i c o m m e c e q u i p e u t lui s e r v i r d e f o r c e d e m o t i v a t i o n ) à u n e n a r r a -
t i o n h i s t o r i q u e . M a i s il e n t e n d aussi m o n t r e r l ' i n é l u c t a b i l i t é d ' u n e telle c o n s c i e n c e d e soi h i s t o -
rique d a n s n ' i m p o r t e q u e l e x p o s é é t h i q u e , et c e t t e q u e s t i o n t r a n s c e n d a n t a l e d o i t ê t r e clarifiée et
analysée en premier.
pas la tradition, ou le sentiment, ou la religion) qui a effectivement « force
et pouvoir » de motivation ; la science du droit va « conceptualiser et
1
exposer l'Etat comme quelque chose de rationnel au-dedans de s o i » . Et
« dans le droit, il faut que sa raison vienne à la rencontre de l'homme »
2
(Seine Vemunft muss dem Menschen im Rechte entgegenkommen) . Ces passages,
ainsi que les attaques vigoureuses dirigées par Hegel contre le sentiment, le
sentiment national ou d'autres sentiments similaires, lorsqu'il rend compte
d'allégeances éthiques et politiques, ne semblent pas corroborer l'idée
selon laquelle, en disant des institutions éthiques modernes qu'elles sont
rationnelles, il en appellerait simplement à la conception moderne, large-
ment répandue, selon laquelle ce sont là les institutions que n'importe quel
individu voudrait, s'il voulait de façon rationnelle. Ceci ouvre, bien sûr,
une boîte de Pandore très familière : quelles conditions permettent de spé-
cifier ce que serait une volonté véritablement rationnelle ? Compte tenu
du fait que nous ne sommes rationnels qu'imparfaitement, pourquoi vaut-il
inconditionnellement mieux faire ce qu'exige de nous la raison pure pra-
tique ? Cela ne nous aide pas beaucoup non plus, dans notre tentative de
comprendre la « priorité » de la vie éthique. Dans de telles lectures, ce qui
semble venir en premier, ce sont des individus hypothétiquement ration-
nels considérés « purement », indépendamment de toute attache particu-
lière et prédélibérative ; et la vie éthique semble être une conséquence. Et
3
cela ne peut tout simplement pas être correct .
Donc, pour éviter de tout faire reposer sur une conception contractua-
liste de la volonté rationnelle, ou sur la thèse d'une List der Vemunft, il nous
faut commencer par la théorie générale de Hegel sur la rationalité pra-
tique, et plus spécialement p a r ce qui, selon lui, rend rationnelles, et m ê m e
rationnelles pour moi, telle ou telle considération ou convention sociale, et
même telle ou telle attache institutionnelle pré-volontaire - des attaches
qui peuvent aussi compter pour moi comme justifiables, des attaches avec
lesquelles j e suis « rationnellement réconcilié ». Alors le problème serait de

1. PPhD Kervégan, p . 7 5 et 8 5 .
2. PPhD Derathé/Frick, p . 4 8 ( t r a d u c t i o n m o d i f i é e ) . D e p l u s , p o u r H e g e l , la r a i s o n « v i e n t à la
r e n c o n t r e » d e l ' h o m m e m o d e r n e d ' u n e f a ç o n p a r t i c u l i è r e m e n t a f f i r m a t i v e et e n t h o u s i a s t e . C e
m o n d e é t h i q u e , s u p p o s é d a n s sa r a t i o n a l i t é ; o u e n c o r e , d a n s les t e r m e s d e H e g e l , ces « p u i s s a n c e s
é t h i q u e s » (die sittlichen Mächte) n e s o n t p a s « q u e l q u e c h o s e d'étranger a u sujet, celui-ci d o n n e a u
c o n t r a i r e à l e u r p r o p o s le témoignage de l'esprit, s e l o n l e q u e l elles s o n t son essence propre, e n l a q u e l l e il a
s o n sentiment de soi et vit c o m m e d a n s u n é l é m e n t n o n d i s t i n c t d e lui - r a p p o r t q u i est i m m é d i a t ,
q u i est e n c o r e p l u s u n r a p p o r t d ' i d e n t i t é q u e la croyance et la confiance e l l e s - m ê m e s » (PPhD Kervégan,
§ 147, p . 233).
3 . D e p l u s , les p a s s a g e s e n t h o u s i a s t e s p a r l e s q u e l s d é b u t e la d e r n i è r e p a r t i e d e la Philosophie
du droit n e font p a s a p p e l à c e q u ' u n sujet a p p r o u v e r a i t , s'il é t a i t r a t i o n n e l d a n s q u e l q u e é t a t d e
n a t u r e h y p e r - i d é a l i s é , m a i s à c e q u e d e s sujets m o d e r n e s t r o u v e n t e f f e c t i v e m e n t d a n s u n e « c o n s -
c i e n c e d e soi » é t h i q u e m o d e r n e q u i est « a c t u e l l e », à s a v o i r « s o n e s s e n c e p r o p r e » (cf. § 146
et 147). E t p u i s il y a aussi les c é l è b r e s t h è s e s d e la p r é f a c e à l a Philosophie du droit, s e l o n l e s q u e l l e s
la p h i l o s o p h i e n e p r o j e t t e p a s « l ' é t a b l i s s e m e n t d ' u n au-delà q u i d e v r a i t ê t r e D i e u sait o ù » ; e t
e n c o r e q u e le t r a i t é d o i t ê t r e « a u p l u s h a u t p o i n t é l o i g n é d e d e v o i r c o n s t r u i r e u n État tel qu'il doit
être » (PPhD Kervégan, p . 8 3 et 85).
montrer dans chaque cas que l'implication dans et la participation à une
existence sociale moderne, la famille fondée sur l'amour personnel, des
sociétés modernes de marché et des régimes républicains peuvent être
défendus, qu'en ce sens ils sont rationnels.
U n e bonne partie de ceux qui s'inquiètent d'un possible conventionna-
lisme, ou historicisme, ou collectivisme de Hegel (ou qui pensent que c'est
là ce qui nous reste, une fois que l'on s'est délesté de son implausible théo-
dicée), s'inquiètent, de toute évidence, directement de ce problème. Ils
s'inquiètent de savoir pourquoi u n « comment en sommes-nous venus à
nous conduire ainsi à tel ou tel propos », pourrait compter pour moi
comme une raison d'agir ou de me retenir d'agir - et l'on ne parle m ê m e
pas d'une raison qui l'emporterait sur les autres, ou d'une raison éthique.
Et il est clair que, à ces sceptiques, Hegel doit une réponse.

rv

D a n s les réponses données p a r Hegel à de telles questions, il y a des


thèses très contestées sur l'individualité et la personne, et sur la raison en
général. Ainsi, dans toute reconstitution complète de sa position, il faudrait
inclure et évaluer son affirmation, selon laquelle les caractéristiques qui
définissent toute individualité possible, ou les différentes façons dont des
personnes pourraient se comprendre comme « délimitées » p a r rapport
aux autres et distinctes des autres, représentent des possibilités historique-
ment distinctes, et sont des résultats nécessaires de ce qu'il d é n o m m a une
« lutte pour la reconnaissance mutuelle ». La thèse de Hegel, prise comme
une question tant de phénoménologie que de logique, est que la définition
de soi est nécessairement une définition de soi en relation à, et même en
inévitable conflit avec, un autre ; et qu'on ne peut pas rendre compte de la
possibilité d'une relation de ce genre et de son résultat si l'on ignore
l'inévitable problème de pouvoir inhérent à une telle relation. Nous ne
pouvons arriver à comprendre ce qu'il est rationnel pour qui que ce soit
de faire, lorsque nous prétendons que la vie commence avec des individus
relativement transparents à eux-mêmes, s'appartenant à eux-mêmes, déter-
minés, adultes et se suffisant à eux-mêmes. La thèse hégélienne est, ultime-
ment, que le problème de la définition de soi ou de l'identité est u n pro-
blème de pouvoir social, non une vérité métaphysique ; et que ce processus
a en lui une certaine « logique » - et c'est là u n sujet qui mérite, à lui seul,
tout u n livre.
De plus, toute représentation complète de cette position devrait com-
prendre une partie traitant des raisons pour lesquelles Hegel nie qu' « être
rationnel » (il est bien d'accord sur le fait que c'est là le fondement de
toute « agentivité » [agency] possible, ou de la liberté) n'implique que
l'usage approprié d'une faculté, ou compétence. Être rationnel, en ce sens
ultime, c'est s' « intégrer à » (to fit into) la structure rationnelle du tout, c'est
vivre « en vérité », à la lumière de la façon dont « les choses, au sens le
1
plus large du terme, se tiennent, au sens le plus large du terme » .
Mais dans la grande présentation encyclopédique de Hegel il y a aussi un
certain nombre de niveaux et de stratégies ; et il est possible de comprendre
sa défense de la thèse pour la priorité de la vie éthique et la rationalité des
institutions sociales modernes de plusieurs manières plus limitées, des
manières dérivant de la façon dont il rend compte en général de la rationa-
lité pratique. Si, comme j ' a i essayé de le suggérer, la question porte sur la
façon dont Hegel défend la « rationalité et priorité de la vie éthique », cette
défense se divise en deux parties. Quelles conditions doit remplir une consi-
dération, p o u r compter comme une norme dans la conduite humaine ?
(Etant présupposé que seule une conduite dirigée p a r des normes est libre.)
Deuxièmement, pourquoi est-ce la version de Hegel des normes éthiques et
sociales qui remplit le mieux de telles conditions ? C o m m e nous le verrons,
une bonne partie du travail nécessaire afin de répondre à la seconde ques-
tion découle d'une réponse complète à la première.
Considérons en premier la question plus limitée de savoir ce que c'est
pour la conduite humaine que d'être gouvernée p a r une norme. Si l'approche
théorique, par Hegel, de la question sur la liberté est différente de celle de
2
K a n t , tous deux s'accordent sur ce que, lorsque j'agis, il est pratiquement
nécessaire que je le fasse « sous l'idée de la liberté », comme le formula
3
K a n t . (Tout ce que ceci signifie p o u r le moment, c'est que je ne peux pas
agir comme si mes actes étaient déterminés, à moins que je ne détermine
que je le ferai ; à moins q u ' u n tel principe ne devienne m a norme.) Et pour
tous deux, cette exigence ne peut être satisfaite si j'agis arbitrairement ou
sans motif. Si l'acte se fait parce que j ' a i déterminé qu'il se ferait, alors j ' a i
agi pour une raison ou pour une autre, une raison pour laquelle il devrait se
produire. J'agis sous une norme que je me suis imposée à moi-même. Pour
K a n t comme pour Hegel, être u n agent libre, c'est ne pas être sujet à diver-
ses forces de motivation, mais être le sujet de ses propres actes ; et pour tous
deux la question cruciale, dans la possibilité d'une telle subjectivité, est la
possibilité d'agir selon des considérations qui pourraient être justifiées pour
tous, ou d'agir selon des raisons. Pour Hegel, la question de la possibilité

1. How « things in the broadest sense of that terni hang together in the broadest sensé of that term » : la
p h r a s e est b i e n s û r d e W i l f r i d S e l l a r s , n o n d e H e g e l . Cf. « P h i l o s o p h y a n d t h e Scientific I m a g e o f
M a n », i n Science, Perception and Reality, L o n d o n , R o u d e d g e & K e g a n P a u l , 1 9 6 3 , p . 1 ; e t cf. les
r e m a r q u e s fort utiles d e L u d w i g S i e p d a n s Praktische Philosophie im Deutschen Idealismus, Frankfurt,
S u h r k a m p , 1 9 9 2 , p . 3 0 8 ; a i n s i q u e n o t r e a r t i c l e « H o r s t m a n n , S i e p a n d G e r m a n I d e a l i s m », i n
European Journal of Philosophy, 2 ( 1 9 9 4 ) , p . 8 5 - 9 6 .
2 . Cf. R o b e r t P i p p i n , « I d e a l i s m a n d A g e n c y i n K a n t a n d H e g e l », i n Journal of Philosophy,
L X X X V I I I ( o c t o b r e 1991), p . 5 3 2 - 5 4 1 .
3 . I. K a n t , Fondements de la métaphysique des mœurs, t r a d . d e V i c t o r D e l b o s , r e v u e p a r F e r d i n a n d
A l q u i é , P a r i s , G a l l i m a r d , P l é i a d e [Œuvres de Kant II], 1 9 8 5 , p . 3 1 7 ; Akademie-Ausgabe, v o l . 4 , p . 4 4 8 .
Cf. H e n r y A l l i s o n , « M o r a l i t y a n d F r e e d o m : K a n t ' s R e c i p r o c i t y T h e s i s », in 77K Philosophical
Review, X C V (juillet 1986), p . 3 9 3 - 4 2 5 ; et C h r i s t i n e K o r s g a r d , « M o r a l i t y a s F r e e d o m », i n Kant's
Practical Philosophy Reconsidered, é d . p a r Y i r m i y a h u Y o v e l , D o r d r e c h t , K l u w e r , 1 9 8 9 , p . 2 3 - 4 8 .
d'une telle norme est la m ê m e que celle des conditions dans lesquelles u n
principe, ou u n but, ou une revendication, pourrait jouer u n rôle dans les
justifications, p a r u n agent, de son action, ou dans ses raisons (et il en est
1
ainsi dans toute explication de l'action à la troisième personne) . C o m m e
dans beaucoup d'exposés philosophiques, si la question est d'expliquer
pourquoi u n agent a fait ce qu'il (ou elle) a fait, ou « ce qui a motivé
l'agent A à X », alors une composante nécessaire de la réponse doit être :
« Quelles raisons ont justifié l'acte pour A. » Il nous faut savoir ce qu'A
pensa qu'il (ou elle) faisait, et pourquoi il (ou elle) pensa que X devrait être
fait, sinon nous ne saurons pas quelle action est accomplie.
Mais cette situation se complique immédiatement, parce qu'il y a
manifestement une différence entre les « raisons personnelles » (que l'on
fait parfois simplement passer pour des « motifs ») propres à quelqu'un de
2
faire quelque chose, et des « raisons » qui justifient vraiment l'action . (Les
gens ont toujours encore « leurs propres raisons » d'agir, m ê m e lorsqu'ils
agissent contre leurs propres intérêts, ou irrationnellement, ou imprudem-
ment, ou lorsqu'il n'y a aucune bonne raison en aucun sens du terme de
faire ce qu'ils font.) Mais si nous présupposons, comme je pense que nous
devrions le faire, que les raisons individuelles d'agir de qui que ce soit doi-
vent s'insérer dans quelque structure globale de justification, ou que nul ne
pourrait avoir de raisons d'agir sans les considérer en m ê m e temps comme
des raisons justifiant suffisamment l'action, alors nous sommes en droit de
rechercher la justification, explicite ou implicite, impliquée dans l'action de
quelqu'un qui agit comme il le fait. Voilà ce que cela signifie, de dire que
son action présuppose une norme envers laquelle il est engagé. (Pour le
moment, nous pouvons rester neutres sur la question de savoir si une telle
norme pourrait en fin de compte être complètement « subjective », ou
3
personnelle.)
Il y a évidemment des philosophes qui maintiennent que cette façon de
rendre compte des normes ou des raisons est dès ce point susceptible d'in-
duire en erreur, parce qu'elle suggère que des prescriptions morales, ou
des raisons relevant de la prudence, ou m ê m e des croyances de quelque
sorte que ce soit pourraient fonctionner en tant qu'origine principale, ou

1. Cf. Bernard Williams, « Internal and External Reasons », in Moral Luck, Cambridge, Uni-
versity Press, 1981, p. 102 : «S'il y a des raisons pour l'action, ce doit être le cas que des gens
agissent parfois pour ces raisons, et s'ils le font, leurs raisons doivent figurer dans une explication
correcte de leur action... »
2. Ce thème a joué un grand rôle dans les nombreuses discussions contemporaines des
devoirs et raisons d'agir, et de la « motivation ». Cf. la façon dont W. D. Falk explore les ambiguï-
tés des devoirs « purs », et ses considérations de « motivation formelle », dans « Ought and Motiva-
tion», in Ought, Reasons, and Morality, Ithaca, Cornell University Press, 1986, p . 21-41.
3. Cf. le refus controversé, par Thomas Nagel, qu'elle pourrait l'être dans The Possibility of
Altruism, Princeton, University Press, 1970, chap. X-XIII. Cf. aussi la façon dont, dans son livre
plus récent intitulé Le point de vue de nulle part (trad, franc, par Sonia Kronlund, Combas, Éd. de
l'Eclat, 1993, ici p . 191), il qualifie et même, dans une certaine mesure, abandonne une telle
thèse.
motivation, des actions. Par opposition à ceci, il vaudrait mieux affirmer
que, disons, des « désirs » motivent « p a r eux-mêmes », et juste en vertu de
leur « pouvoir de motivation », ou en produisant causalement des actions.
O u encore, on pourrait avancer que l'on peut bien formuler des principes
normatifs comme ceux évoqués ci-dessus, mais qu'ils ne peuvent pas jouer
de rôle par eux-mêmes pour produire une action, si ce n'est lorsqu'ils sont
couplés avec u n désir, ou rendus pertinents pour une action p a r u n désir,
1
ultimement u n désir immotivé . C'est là l'une des nombreuses questions
litigieuses qui surgiront, mais pour l'instant la seule chose qu'il nous faut
noter est que Hegel ne compte pas p a r m i les partisans de telles thèses. Il
est clair que, pour lui, une condition pour q u ' u n événement soit une
action est que cet événement soit gouverné p a r une norme, qu'il soit
motivé par quelque considération adoptée pour justifier l'action. Et il croit
manifestement qu'il n'est nul besoin de restreindre de telles normes, et
qu'elles ne peuvent pas être restreintes, à des impératifs simplement instru-
2
mentaux, relevant de la prudence, ou « hypothétiques » . En effet, dire
dans quelle mesure u n agent peut donner des raisons, et être motivé à agir
selon des raisons qui justifient effectivement son action, c'est dire dans
quelle mesure l'action est libre ; ou encore, lorsqu'il s'agit de dire dans
quelle mesure quelqu'un est venu librement à u n débat de philosophie, la
question n'est pas de savoir s'il est venu volontairement, ceci résultant de
ses propres désirs, sans contrainte extérieure, mais de déterminer dans
quelle mesure il a compris pourquoi il était là (ce qui inclut la question de
savoir pourquoi il désirait venir, ce qui a motivé son désir), ou quelle
norme a gouverné sa venue, pourquoi il a pensé qu'il valait mieux venir
3
plutôt que ne pas venir, etc. . La question de la liberté chez Hegel n'est

1. O u e n c o r e , o n p o u r r a i t c o m p t e r les r a i s o n s c o m m e d e s f a c t e u r s d a n s u n e e x p l i c a t i o n p s y -
c h o l o g i q u e , m a i s a l o r s c o m m e d e s c a u s e s , des é t a t s m e n t a u x (des c r o y a n c e s ) q u i , a v e c les d é s i r s ,
e x p l i q u e n t l ' a c t i o n . Cf. D o n a l d D a v i d s o n , « A c t i o n s , r a i s o n s et c a u s e s », in Actions et événements,
t r a d . p a r P a s c a l E n g e l , P a r i s , PUF, 1 9 9 3 , p . 1 5 - 3 6 . M a i s c e à q u o i ceci r e v i e n d r a i t e n fait, c'est à
ne pas c o m p t e r d e tels é t a t s c o m m e d e s raisons, c ' e s t - à - d i r e c o m m e d e s c o n s i d é r a t i o n s d o n t l a f o r c e
de motivation d é p e n d de tout u n e n s e m b l e de questions de justification, o u c o m m e des considéra-
t i o n s q u i m o t i v e n t n o n p a s p a r c e q u ' e l l e s se p r o d u i s e n t , m a i s s e u l e m e n t p a r c e q u ' e l l e s s ' i n s è r e n t ,
d e f a ç o n a p p r o p r i é e , d a n s 1' « e s p a c e d e s r a i s o n s » .
2. P o u r u n e d i s c u s s i o n d e la f a ç o n d o n t H e g e l d é f e n d la t h è s e s e l o n l a q u e l l e t o u t e « v o l o n t é
n a t u r e l l e » (ou t o u t e f a ç o n d ' a g i r q u i c h e r c h e r a i t s e u l e m e n t à satisfaire d e s i n c l i n a t i o n s n a t u r e l l e s )
i m p l i q u e d é j à e l l e - m ê m e u n sujet d a n s u n e v o l o n t é « c o m p l è t e m e n t l i b r e » o u r a t i o n n e l l e (qui e n
En d e c o m p t e doit être c o m p r i s e c o m m e i n c o r p o r é e d a n s des institutions f o r m a n t collectivement
le m o i ) , cf. m o n a r t i c l e « H e g e l , E t h i c a l R e a s o n s , K a n t i a n R e j o i n d e r s », i n Philosophical Topics, 19
(1991), p . 9 9 - 1 3 2 . P o u r u n e d i s c u s s i o n d e s o b j e c t i o n s s o u l e v é e s p a r H e g e l c o n t r e d e s n o t i o n s d e
r a t i o n a l i t é r e l e v a n t d e la p r u d e n c e , cf. m o n a r t i c l e i n t i t u l é « Y o u c a n ' t g e t t h e r e f r o m h e r e : T r a n -
sition P r o b l e m s in H e g e l ' s Phenomenology of Spirit », i n The Cambridge Companion to Hegel, é d . p a r
F. C . Beiser, C a m b r i d g e , University Press, 1993, p . 5 2 - 8 5 .
3 . P o u r a n t i c i p e r t o u t e l a c o n c l u s i o n d e c e t t e d i s c u s s i o n : les c o n d i t i o n s d a n s l e s q u e l l e s ceci
p o u r r a i t se p r o d u i r e , et d o n c d a n s l e s q u e l l e s v o u s p o u r r i e z v r a i m e n t ê t r e u n sujet v o u s d é t e r m i -
n a n t v o u s - m ê m e , p o r t e u r d e d r o i t s o u m o r a l e m e n t r e s p o n s a b l e , s o n t les c o n d i t i o n s sociales q u i
p e r m e t t e n t c e t t e c o n n a i s s a n c e d e soi et c e t t e a c t i o n r a t i o n n e l l e . C e n e s o n t p a s d e s c o n d i t i o n s
métaphysiques o u naturelles.
pas la question de savoir quel facteur causa effectivement l'action (un
désir, ou le respect pour la loi morale, etc.), mais c'est une question sur le
1
caractère et la qualité des raisons qui justifient l'action pour vous . (Il y a
donc de vastes « degrés » de liberté dans la théorie de Hegel, qui est en
gros compatibiliste.)
Pour en revenir au point général, Hegel est tout à fait explicite sur u n
certain nombre de conditions, nécessaires pour qu'une norme soit une
norme en ce sens. Par exemple, pour que quelque chose fonctionne
comme une norme, il faut qu'on se l'impose soi-même ; m ê m e si, ultimement,
on se l'impose d'une certaine manière collectivement. En u n sens, sa
« théorie de l'esprit objectif» est justement une façon de rendre compte de
la possibilité de celles d'entre les activités et interactions humaines qui sont
ce qu'elles sont parce C e l l e s sont contraintes par de telles normes, que l'on
s'impose de certaines façons ; étant constituées p a r une telle façon, cons-
ciente de soi, de suivre une norme. U n e action n'est la réalisation d'un
contrat, la punition d'un criminel, une promesse, un héritage et ainsi de
suite que parce que les participants aux institutions concernées « se consi-
dèrent comme » participant à des institutions gouvernées p a r certaines
règles, et considèrent que ces règles peuvent en un certain sens être justi-
fiées. Pour dire ceci de façon plus spéculative, les êtres humains sont « en
eux-mêmes » ce qu'ils sont « pour eux-mêmes » ; ou encore, ce sont des
créatures se formant elles-mêmes collectivement. (Ceci n ' a rien à voir avec
ce qu'ils croient individuellement, ou avec le contenu de leur histoire men-
tale. De telles façons de se construire soi-même peuvent être implicites,
dispositionnelles, révélées davantage dans des actes que p a r des affirma-
tions, et ainsi de suite. Mais c'est là une autre histoire.) Le point essentiel
est le suivant : si des individus devaient faire les mêmes mouvements cor-
porels sans se considérer eux-mêmes comme suivant de telles normes, ou
s'ils se considéraient eux-mêmes comme suivant ou se conformant à
d'autres normes, les actions ne seraient pas ces actions-là.
Pour dire ceci d'une façon peut-être plus directe : il n'y a ni ne peut y
avoir de normes directement « naturelles » ou « divines », de faits concer-
nant le m o n d e de la nature, ou de révélations sur la volonté de Dieu, ou
d'intuition de propriétés non naturelles, qui — juste parce que ce sont de
tels faits ou de telles révélations — contraignent, de ce fait m ê m e ; ou diri-
gent m a conduite. Ce ne pourraient être des normes que s'ils pouvaient
compter pour moi comme des raisons d'agir ; et rien de ce à quoi res-
2
semble la nature, ou de ce que dit Dieu, etc., ne peut manifester cela .

1. Voir l'addition au § 15 de la Philosophie du droit: PPhD Derathé/Frick, p . 82. La discussion de


ce point par Allen W. Wood, Hegel's Ethical Thought [voir ci-dessus, p. 72, n. 2], chap. 2, compte
parmi les meilleures de son livre.
2. Die Rechtsgesetze sirid Gisetzte, herkommend vom Menschen («Les lois du droit sont quelque chose de
posé, quelque chose qui vient de l'homme»: PPhD Derathé/Frick, p . 48).
Pour Hegel, agir librement consiste donc à agir selon des normes ; ce
qui veut dire agir selon des considérations que l'on envisage comme ayant
une force de justification. Ces normes doivent être auto-imposées, ou
encore elles doivent compter comme des raisons pour moi, elles doivent
1
effectivement motiver m o n action . Avant d'en venir à la question de la
participation à la vie éthique, vue comme condition d'une telle possibilité,
il nous faut noter que, bien sûr, Hegel exprime ce que je viens de dire
dans son propre langage. T ô t dans sa carrière philosophique, à Iéna, dans
l'un de ses premiers longs traités sur la vie éthique, u n travail sans titre
que des éditeurs intitulèrent plus tard System der Sittlichkeit (1802 ou 1803), il
revient toujours à nouveau sur un point de ce genre - m ê m e si les notions
de fait et d'auto-imposition consciente de soi sont souvent introduites de
façon quelque peu forcée et artificielle dans le langage de l'intuition et du
concept, du sentiment et du principe rationnel, de la nature et de l'esprit.
Voici un exemple type.
Expliquant ce qui, selon lui, comprend d'authentiques relations éthi-
ques, Hegel tente de diminuer le statut ou la signification de relations qui
sont perçues comme simplement naturelles, ou que l'on suppose être le
résultat direct d'inclinations et de désirs naturels. Les relations éthiques
impliquent une « liberté » par rapport à ces sortes d'attaches, et m ê m e leur
« annihilation ». Il en est ainsi parce que la « nature absolue » en tant que
telle n'est pas « dans la figure de l'esprit » :
La vie éthique doit être absolue identité de l'intelligence, avec annihilation com-
plète de la particularité et de l'identité relative dont le rapport naturel est seule-
ment capable, ou encore l'identité absolue de la nature doit être reprise dans l'unité
du concept absolu, et être présente dans la forme de cette unités-
Hegel souligne le m ê m e point, d'une façon un peu plus directe, dans la
psychologie philosophique qu'il esquisse dans l'Introduction à la Philosophie

1. J e p r e n d « m o t i v e r » j u s t e d a n s le sens d e « d o i v e n t ê t r e c a p a b l e s d ' ê t r e les r a i s o n s e n


f o n c t i o n d e s q u e l l e s j ' a g i s », n o n p a s a u sens d e « p r o d u i s e n t c a u s a l e m e n t ».
2. G . W . F . H e g e l , Système de la vit éthique, t r a d . f r a n c . J . T a m i n i a u x , P a r i s , P a y o t , 1 9 7 6 ,
p . 159 (nom soulignons, R . P.) D a n s c e p a s s a g e , H e g e l c o n t i n u e à p a r l e r d e c e t t e vie é t h i q u e , c o m -
p r i s e « c o n c e p t u e l l e m e n t » o u d e f a ç o n c o n s c i e n t e d e soi c o m m e « la s u p p r e s s i o n d e l a d é t e r m i n i t é
e t d e la figuration n a t u r e l l e s » d e l ' i n d i v i d u n a t u r e l , e t d o n c « l ' i n d i f f é r e n c e c o m p l è t e d e la j o u i s -
s a n c e d e s o i » (SVE Taminiaux, p . 160). M a i s c e c i se r é f è r e à l ' a u t o - e f f a c e m e n t d e l ' i n d i v i d u n a t u r e l
o u s e n s u e l , e t n e d e v r a i t p a s ê t r e c o n f o n d u a v e c u n a n t i - i n d i v i d u a l i s m e g é n é r a l i s é . Cf., p a r
e x e m p l e , u n p a s s a g e a n t é r i e u r : « L a vie é t h i q u e a b s o l u e s u p p r i m e i m m é d i a t e m e n t l a s u b j e c t i v i t é
p a r le fait q u ' e l l e n ' a n n i h i l e celle-ci q u e c o m m e d é t e r m i n i t é i d é e l l e , c o m m e c o n t r a i r e , m a i s e n
laisse a b s o l u m e n t s u b s i s t e r l ' e s s e n c e , l a r e n d r é e l l e e t la fait p r é c i s é m e n t c o n s i s t e r e n c e l a q u e s o n
e s s e n c e p e u t r e s t e r c e q u ' e l l e est. T e l l e d e m e u r e l ' i n t e l l i g e n c e d a n s la vie é t h i q u e » (SVE Taminiaux,
p . 146). C ' e s t c e t t e d e r n i è r e s o r t e d e p h r a s e q u e j e c o m m e n t e c o m m e : les n o r m e s é t h i q u e s c o m p -
t e n t c o m m e d e s r a i s o n s p o u r u n i n d i v i d u ; elles s o n t m o t i v a n t e s , et n o n p a s j u s t e d a n s la m e s u r e
où cet individu a u n e volonté rationnelle.
du droit. Au lieu de parier de ce qui est « repris dans l'unité du concept
absolu », il discute d'une telle « reprise » dans un langage plus directement
psychologique et motivationnel, en niant qu'il puisse jamais être vrai que,
dans des êtres conscients d'eux-mêmes, une action soit produite ou causée
par un désir ou une impulsion, ou d'ailleurs p a r n'importe quelle sorte
d'état mental.
L'animal a, lui aussi, des penchants, des désirs, des inclinations, mais il n'a pas
de volonté, et doit obéir au penchant si rien d'extérieur ne l'en détourne.
L'homme, par contre, comme quelque chose de totalement indéterminé, se tient
au-dessus des penchants : il peut les déterminer et les poser comme les siens. Le
penchant est dans la nature, mais de les poser dans ce moi, cela dépend de ma
volonté. Celle-ci ne peut donc alléguer (comme excuse) que le penchant fait
1
partie de la nature .

(Il est important de noter ici que, lorsque Hegel discute de la question
de savoir pourquoi les animaux ne sont pas « libres », il ne mentionne pas
les problèmes du déterminisme et du volontarisme. L'animal n'est pas libre
2
« parce qu'il ne se représente pas ce qu'il désire » . Ce qui est crucial, c'est
ce caractère de relation consciente de soi de celui qui fait à ce qui est fait.
Ce n'est pas la relation causale.)
Hegel ne nie pas que l'une des composantes importantes des raisons
pour lesquelles quelqu'un agit puisse effectivement être u n fort désir. Mais
ce qu'il nie, c'est que le désir puisse jouer un tel rôle juste parce qu'il est
là, et parce qu'il aurait une force causale. Le langage qu'il utilise pour sou-
ligner ce point est frappant. Afin de jouer « p o u r moi » le rôle d'une moti-
vation, u n désir (ou une impulsion) devraient être « purifiés ». Ce qui veut
dire que ces impulsions
« seraient libérées de la forme de leur déterminité naturelle immédiate et de ce que
leur contenu a de subjectif et de contingent, et seraient reconduites à leur essence
substantielle. Ce que cette exigence indéterminée a de véritable est que les impul-
sions soient le système rationnel de la détermination de la volonté ; les saisir ainsi à
3
partir du concept, tel est le contenu de la science du droit » .

1. PPhD Derathé/Frick, § 11 add., p. 79.


2. PPhD Derathé/Frick, § 4 add., p . 72.
3. PPhD Kervégan, § 19, p . 111. Des thèses du même genre sont présentées tant dans cette
œuvre que dans la Phénoménologie de l'esprit de 1807, bien mieux connue, à propos des toutes « pre-
mières » manifestations de l'esprit. Dans ce livre, une situation dans laquelle il y aurait quelque
pouvoir supérieur dans les faits, en quelque sorte, et une coercition possible, est distinguée du sta-
tut normatif des relations maître-esclave. En ce cas, Hegel essaie de distinguer entre, d'une part,
les façons dont une certaine considération, ici l'anticipation de ma mort possible dans un combat
de prestige avec l'autre, est susceptible de fonctionner comme une impulsion causalement efficace,
« naturellement » (l'issue du combat étant fondamentalement une question de force et de caracté-
ristiques psychologiques), et d'autre part, les situations où de telles anticipations fonctionnent pour
le sujet comme des normes, ou des raisons le motivant ; et le résultat est ainsi lui-même normatif,
une relation entre maîtres et esclaves, non pas simplement entre plus forts et plus faibles, vain-
queurs et perdants.
Hegel affirmant aussi que le « contenu de la science du droit » culmine
nécessairement dans les structures de la vie éthique ou d'une existence
sociale, il est possible d'inférer que la thèse ci-dessus doit jouer un rôle cru-
cial dans la justification d'une « priorité de la vie éthique ». Hegel, tel que
je l'ai présenté, présuppose manifestement u n certain nombre de thèses
kantiennes. Il présuppose, comme Kant, que les êtres humains ne peuvent
agir que s'ils le font « sous l'idée de la liberté », qu'il est pratiquement
impossible d'agir comme si nous étions déterminés. Pour lui aussi, comme
pour Kant, cela veut dire que nos actions présupposent l'adoption ou
l'auto-imposition de principes généraux (des normes, des maximes) ; même
si, pour la plus grande partie de notre vie quotidienne, nous nous conten-
tons d'exécuter des normes que nous considérons comme allant de soi. Et
ceci conduit Hegel, lui aussi, à la question de savoir quelles considérations
pourraient être pertinentes pour l'adoption de normes telles qu'elles soient
en accord avec ce qu'exige pratiquement notre considération de nous-
mêmes comme des agents libres. Ainsi, la question « que serait-il cohérent
de compter comme une raison, de quelque sorte que ce soit, justifiant une
action pour quelqu'un ? » joue un grand rôle dans la réponse à la question
« p o u r q u o i Hegel considère-t-il que l'autorité des normes, leur force,
dépend de pratiques sociales et d'institutions ? ». L'idée semble être que,
pour qu'une considération fonctionne comme une norme cohérente et effi-
cace pour u n agent libre, la condition cruciale est une condition sociale,
l'existence de certaines institutions sociales et l'implication en elles.
C o m m e nous le verrons, l'argument sur lequel cette idée repose sera lié à
l'affirmation que certains arrangements sociaux sont présupposés tant par
ce qui pourrait compter pour des sujets comme une norme acceptable à
tous, que p a r F « actualité », ou la force de motivation, de telles considéra-
tions. U n e conception, quelle qu'elle soit, de ce qu'est « réellement » une
contrainte universelle, ou « de base », de la justification, ou des capacités
centrales à toute délibération et justification, etc., devra réfléchir les capa-
cités et les contraintes particulières de telle ou telle forme d'arrangement
social. Ces arrangements doivent être vus comme pré-volontaires, comme
produits collectivement et historiquement, mais en aucune façon comme
étant, pour cette raison, pré-rationnels. Tel est, en tout cas, le c œ u r de ce
que Hegel essaie de défendre.

O n pourrait encore dire, pour contraster, que selon K a n t la condition


pour avoir u n principe justifiant pleinement un acte (et donc u n acte plei-
nement libre) ne pourrait être satisfaite que p a r une sorte de principe for-
mel incarnant la rationalité, ou p a r la conformité à la loi elle-même. Le
grand souci de K a n t fut de montrer que des considérations fondées sur la
satisfaction des désirs ne pouvaient pas être les seules normes, ou les nor-
mes fondamentales, que doit adopter u n agent libre. J e crois que ce n'est
pas tant avec cette thèse que Hegel est en désaccord, qu'avec les implica-
tions que K a n t en tire, et avec ce que K a n t oppose à une telle possibilité.
Il affirme que le principe moral de K a n t (adopte la conformité à la loi en
général comme ta norme) ne satisfait pas à la condition de K a n t lui-même,
et il essaie de montrer pourquoi ses arrangements sociaux (ceux de Hegel)
1
le font .

VI

La référence à K a n t fait aussi penser à ce que Hegel semble considé-


rer comme une thèse plus ambitieuse. T o u t ce que nous savons jusqu'ici,
c'est que les actions sont ceux d'entre les événements qui peuvent être
expliqués p a r référence aux raisons d'agir d'un sujet ; que de telles rai-
sons présupposent toujours certaines normes pour l'action ; et que de tel-
les normes ne peuvent être des normes que si elles sont auto-imposées,
donc qu'elles ne peuvent pas être comprises dans ce que l'on en est venu
2
à d é n o m m e r u n sens strictement « externaliste » . Cependant, ce que
nous avons dit jusqu'à présent est encore compatible avec quelqu'un qui
agit parce qu'il le voulait vraiment beaucoup ; et parce que sa norme
générale, dont il sent qu'elle est justifiable, est de faire tout ce qu'il a le
plus envie de faire.

1. Il est clair qu'entre Kant et Hegel se profilent aussi des questions plus graves. S'il est en
fin de compte vrai que l'on n'est véritablement libre qu'en « étant reconnu par des autres », ou à
l'intérieur de certaines sortes d'institutions sociales, Kant aurait alors voulu savoir comment, dans
ce cas, nous devrions décrire le pauvre type qui doit vivre non reconnu. Doit-on dire qu'il n'est
pas encore libre, qu'il est en fait encore toujours autonome, quelles que soient les difficultés et la
misère de son existence ? Car, en un sens, Kant affirme que l'autonomie est tout simplement
constitutive de la nature humaine (nouménale), et ce éternellement, pour chacun, quelle que soit
l'époque, point final. Mais si c'était là toute l'histoire, pour ce qui concerne Kant et son rigorisme,
alors les philosophies de la religion, de l'histoire, de la politique, de l'éducation seraient nécessaire-
ment marginalisées à l'extrême. O u encore : ce serait évidemment une erreur de penser qu'une
théorie de l'obligation peut épuiser le sens de l'entreprise morale de Kant. O n trouve dans la phi-
losophie de Kant une théorie du bien, et même du « tout » à l'intérieur duquel ce bien pourrait
avoir un sens en tant que bien. Hegel, ainsi que beaucoup de postkantiens, sont manifestement
plus intéressés par ces derniers éléments.
2. Pour reprendre la formulation de Williams : « Tout ce qu'il s'agit de dire par des énoncés
de raisons externes, c'est qu'ils peuvent être vrais indépendamment des motivations des agents »
(cf. Bernard Williams, « Internal and External Reasons », in Moral Luck [voir ci-dessus, p . 77,
n. 1], p . 107). L'exemple que Williams donne alors est emprunté à une histoire de James : le père
d'Owen Wingrave insiste sur le fait q u ' O w e n Wingrave a tout de même une raison de faire son
service militaire, même si Owen n'a aucune motivation pour cela - tous ses désirs le conduisent
dans d'autres directions et il hait tout ce qui a un rapport à la vie militaire, et ce qu'elle signifie.
Très peu de philosophes ont essayé d'affirmer qu'il y aurait des raisons externes en ce sens-là. (En
fait, et comme Williams lui-même semble le reconnaître, l'exemple est étrange, parce qu'il est très
peu probable que Wingrave ait véritablement une bonne raison à donner à son fils - une raison
qui résisterait à l'examen. La raison pour laquelle cette raison-là n'est pas une raison externe est
très probablement non pas qu'il n'existe pas de telles raisons, mais que celle-là en est une mau-
vaise.) D'habitude, la réaction du rationaliste est d'essayer de montrer que différentes considéra-
tions peuvent satisfaire la contrainte internaliste, sans pour autant être « relativisées », au point de
devenir quelque « ensemble de motivations » existantes, contingentes. Dans la littérature récente,
cette réaction est commune à Nagel et à Korsgaard, malgré leurs différences. M a thèse est qu'elle
est aussi commune à Kant et à Hegel ; et ce qu'il s'agit alors de voir, c'est comment elles diffèrent
sur ce qui ne pourrait pas ne pas motiver, être matière à indifférence.
O r comme on l'a indiqué, K a n t est célèbre pour avoir affirmé que
cette sorte de norme ne pourrait pas être entièrement auto-imposée, ou
qu'en fin de compte elle ne serait pas justificatrice, parce que le fait même
d'y souscrire doit être motivé p a r des considérations qui ne sont pas plei-
nement auto-imposées, p a r des dispositions et des désirs qui sont de facto
ceux de l'individu, et que K a n t ne considéra comme constitutifs que de
l'hétéronomie, non pas de l'autonomie. U n e seule sorte de norme pourrait
être auto-imposée et universellement justifiable, et donc constituer ce que
c'est pour u n acte que d'être rationnellement motivé, et donc librement
accompli : son célèbre impératif catégorique.
Les objections faites p a r Hegel à cette possibilité révèlent une autre
dimension de sa façon de rendre compte de la rationalité pratique. Il sou-
lève une objection contre la thèse selon laquelle une action ne serait plei-
nement justifiable pour tous les autres, et donc n'aurait une valeur morale,
que si elle était gouvernée p a r une certaine sorte de norme, l'impératif
catégorique. D a n s l'argument kantien, cela veut dire qu'une action n ' a de
valeur morale que si elle est accomplie « uniquement p a r devoir », que si
j'agis en reconnaissant le caractère d'obligation de cette norme et en étant
motivé par cette obligation. Si j'agis parce que je crains pour m a réputa-
tion, ou pour assurer m o n bien-être personnel, ou pour satisfaire u n besoin
émotionnel d'agir avec bienveillance, il se peut que j e finisse p a r faire ce
q u ' u n agent purement rationnel ferait en raison des contraintes de justifia-
bilité universelle, mais je n'en aurai aucun crédit moral. Dans un tel cas,
mes raisons d'agir, ce que K a n t appelle m a maxime, expriment un prin-
cipe dont je n'ai aucune raison de penser que d'autres le partagent, ou que
pour eux aussi il justifie l'action ; ou encore, je pourrais seulement m'at-
tendre à ce qu'ils le partagent dans des circonstances contingentes. (Il se
trouve seulement qu'ils veulent ce que je veux, ou ont peur de ce dont j ' a i
peur, etc.) J e ne pourrais donc pas m'attendre à voir mes raisons d'agir
compter aussi comme raisons pour eux.
Hegel affirme d'abord que l'impératif catégorique, ou le principe
général de ne faire que ce que tous les autres êtres rationnels pourraient
vouloir faire, ne peut pas guider l'action, parce qu'ainsi il est formel. S'il
échoue en tant que norme, c'est parce qu'il n'inclut ou n'exclut pas de
façon suffisamment déterminée des sortes d'actions ou de façons d'agir. Il
est vide.
Cette objection ne me concerne pas ici. Mais Hegel affirme aussi que
le critère de valeur morale est rigoriste, que nul ne pourrait agir comme
l'exige Kant. Et cette affirmation fait ressortir ce que semblent être les
présuppositions implicites de Hegel, sur les conditions dans lesquelles un
principe pourrait servir de norme. Elle devrait ainsi nous indiquer les questions
les plus importantes dans sa théorie de la rationalité de la vie éthique.
C o m m e ce que nous avons cherché, ce sont les considérations qui
conduisirent Hegel à penser que les normes sociales de la vie éthique
remplissent paradigmatiquement les conditions de l'agentivité rationnelle
(rational agency), ces objections au rigorisme kantien devraient révéler bien
des choses.
Il y a deux loci classici pour ces thèses ; l'une dans le chapitre V I de la
Phénoménologie de l'esprit, l'autre dans la présentation du point de vue moral,
qui se trouve dans la Philosophie du droit. Ce que le propre système moral de
K a n t révèle, affirme Hegel dans le premier, c'est que K a n t lui-même
aurait reconnu que
la conscience morale ne peut pas renoncer à la félicité, et ne peut pas défaire ce
moment de sa fin absolue. La fin qui est énoncée comme pur devoir a essentielle-
ment ceci chez elle-même de contenir cette conscience de soi singulière ; la persuasion
individuelle et le savoir de cette persuasion constituaient un moment absolu de la
1
moralité .

Mais, affirme Hegel, la réaction de K a n t à cette reconnaissance du


caractère inévitablement intéressé et individuel de notre relation à u n quel-
conque principe d'action est, d'une part, de nous condamner comme radi-
calement mauvais, incapables de jamais réaliser complètement, mais au
mieux d'aspirer à, ce qu'exige la raison ; et, d'autre part, de concéder que
les êtres humains ne pourraient pas maintenir l'entreprise morale, qu'ils ne
pourraient donner pleinement sens à ses exigences, s'il n'était pas aussi
possible de croire en u n juge moral tout-puissant, une âme immortelle et
une récompense et des punitions éternelles.
Selon Hegel, cette condamnation de notre indignité et cette concession
sur des « postulats » révèlent que dans u n tel point de vue, nous ne som-
mes pas « sérieux » sur ce qu'exige la moralité, que nous « travestissons »,
ou passons de façon inconséquente de ce que nous prétendons exiger de
nous-mêmes à ce que nous concédons être incapables de faire ; et ainsi
nous encourageons une sorte d'hypocrisie : un trait du moralisme chrétien
2
qui selon Hegel lui serait essentiel, non pas accessoire . Le « devoir au
n o m du devoir », accuse Hegel,
cette fin pure, est l'ineffectif; la fin visée a son effectivité dans l'activité de
l'individualité et l'action a par là même chez elle le côté de la particularité. Il n'est
pas de héros pour le valet de chambre ; non point parce que le premier n'est pas
un héros, mais parce que le second est... le valet de chambre, auquel le premier a
affaire non en tant que héros, mais comme quelqu'un qui mange, boit,
s'habille, etc., bref, est pris dans la singularité du besoin et de la représentation.
Ainsi donc, il n'y a pas pour la pratique jugeante d'action en laquelle elle ne puisse
opposer le côté de la singularité de l'individualité au côté universel de l'action, et
3
faire, face à celui qui agit, le valet de chambre de la moralité .

Ce que suggère clairement Hegel, c'est que jouer le rôle de ce valet


moraliste ne rime à rien, qu'il ne sert à rien de formuler une conception
du droit qui ne pourrait pas compter comme raison d'agir pour un indi-

1. PhE Lefebvre, p . 401 ; PhE Jarczyk/Labarrière, p. 529.


2. Cf. PhE Lefebvre, p . 410 s. ; PhE Jarczyk/Labarrière, p . 541 s.
3. PhE Lefebvre, p . 438 s. ; PhE Jarczyk/Labarrière, p . 575.
vidu réel quel qu'il soit ; et c'est souvent le même point que l'on souligne
dans la discussion de la moralité de la Philosophie du droit. Ainsi, dans
l'affirmation :
Comme la satisfaction subjective de l'individu lui-même (y compris sa reconnaissance
dans l'honneur et la gloire) est aussi contenue dans l'accomplissement de fins qui
ont validité en soi et pour soi, l'exigence que seule une telle fin apparaisse comme
voulue et atteinte, ainsi que le point de vue selon lequel, dans le vouloir, les fins
objectives et les fins subjectives s'excluraient mutuellement, sont l'une et l'autre
1
une affirmation vide de l'entendement abstrait .

Hegel pense m ê m e que le moraliste a besoin qu'on lui rappelle qu'


il n'y a rien de déshonorant dans le fait que l'on soit un être vivant et, pour l'être
vivant, il n'y a aucune forme supérieure de spiritualité, dans laquelle il pourrait
exister. Ce n'est qu'en élevant ce qui est donné au niveau de quelque chose que
2
l'on crée soi-même, que l'on atteint la sphère plus haute du Bien ...

Et enfin :
L e d r o i t d e la particularité d u sujet à se t r o u v e r satisfait o u , c e q u i est l a m ê m e
c h o s e , le d r o i t d e la liberté subjective c o n s t i t u e le p o i n t d'inflexion et le p o i n t c e n t r a l
d e la différence e n t r e l'Antiquité et l ' é p o q u e moderne. D a n s s o n infinité, ce d r o i t a été
é n o n c é d a n s le c h r i s t i a n i s m e et il a été fait p r i n c i p e effectif u n i v e r s e l d ' u n e n o u -
3
velle f o r m e d u m o n d e .

O n peut bien évidemment poser la question - qui ne me concerne pas


ici - de savoir si tout ceci constitue une critique équitable de K a n t . O n
pourrait demander si la position de K a n t dépend des postulats de la
manière dont Hegel l'affirme, et l'on pourrait insister sur le fait que rien
de ce que dit Hegel n'ébranle l'argument mûrement considéré, ou com-
plet, élaboré p a r K a n t pour établir comment la raison pure pratique peut
motiver l'action (dans le chapitre III de la première partie de la Critique de
la raison pratique, peut-être). J'attirerai seulement l'attention sur ce que ces
remarques révèlent de la propre position de Hegel, et de la structure géné-
rale du raisonnement qu'il développe pour l'établir.
Ce dernier point est spécialement important : il y a deux façons diffé-
rentes de tirer des conclusions de ces sortes de considérations ; et les for-
mulations de Hegel suggèrent souvent celle qui à m o n avis induit le plus
en erreur - elle est aussi, en fin de compte, non hégélienne. Selon l'une de
ces interprétations, ce que Hegel dit, c'est que l'on peut montrer que les
actions humaines présupposent une certaine structure de motivation :
lorsque nous aurons compris les contraintes induites p a r cette structure, et
reconnu ce qu'exige de nous la raison pratique, nous serons en mesure de

1. PPhD Kervégan, § 1 2 4 , p . 2 0 0 .
2 . PPhD Derathé/Frick, § 123 add., p . 162.
3 . PPhD Kervégan, § 1 2 4 , p . 2 0 1 . P o u r d i r e c e c i p l u s p o é t i q u e m e n t : « L e s l a u r i e r s d e la p u r e
v o l o n t é s o n t d e s feuilles d e s s é c h é e s q u i n ' o n t j a m a i s c o n n u la f r a î c h e u r » (PPhD Derathél Frick,
§ 1 2 4 a d d . , p . 164).
voir que cette exigence ne p o u r r a en aucun cas convenir à de telles con-
traintes. U n e considération de ce que ferait u n agent conçu comme impar-
tial et asocial, comme n'ayant aucun motif qui lui serait propre, ne p o u r r a
jamais être, par elle-même, u n facteur motivant dans l'action. Nous pour-
rions probablement montrer que les êtres humains ne pourraient jamais
être motivés que par le désir d'atteindre leur propre bonheur et leur
propre bien-être, et donc ne pourraient être motivés à souscrire à des
normes q u ' à cette condition. Pour nous rapprocher des thèses de Hegel
sur la Sittlichkeit, il nous faudrait alors seulement ajouter quelque thèse
générale, empirique ou métaphysique, sur la dépendance de telle ou telle
conception du bonheur par rapport à des conventions sociales et histori-
ques. Si, dans cette lecture, le critère pour une raison justifiant l'action est
que ce soit u n principe qui ne fasse aucune référence à des désirs ou des
fins particulières ; et si la question est de savoir pourquoi ce principe
devrait m'importer, ou comment j e pourrais en venir à considérer une
telle idée, l'idée d'un agent puremen t rationnel, comme une raison d'agir pour
moi, la réponse est : je ne le pourrais pas. Ce serait la position m ê m e de
K a n t qui, une fois complétée, montrerait cela, parce que — ainsi se pour-
suit cette interprétation — il concède que nous ne le pourrions pas, et nous
rappelle alors que nous sommes tout simplement radicalement mauvais, ou
encore il cherche ailleurs pour trouver des motivations à ce qui était inca-
pable de motiver p a r soi-même (les « Postulats »).
C'est là une forme d'objection familière dans les attaques dirigées
contre les conceptions rationalistes de l'éthique, et plus familière encore
dans les attaques dirigées par H u m e contre la possibilité d'une rationalité
pratique quelle qu'elle soit. Si nous considérons sous ce j o u r les attaques
dirigées p a r Hegel contre Kant, tout en gardant à l'esprit notre question
sur la socialité - alors, de façon quelque p e u surprenante, Hegel com-
mence à apparaître comme u n auteur qui sympathiserait avec ces préoccu-
pations humiennes, tout en substituant néanmoins à la psychologie natura-
liste de H u m e une sorte de sociologie historique, pour rendre compte des
véritables ressorts de la motivation humaine. Ce sont nos dispositions
affectives et émotionnelles, ou encore l'intérêt de base que nous portons à
notre propre bien-être, qui motivent ce que nous faisons ; mais nous som-
mes bien plus malléables que H u m e ne le réalisa. Nous pouvons réussir à
comprendre de certaines façons ce b o n h e u r que nous désirons tant p o u r
nous-mêmes : en voyant notre bien-être comme essentiellement lié aux
autres, et ainsi en souscrivant à des normes que d'autres pourraient parta-
ger pleinement. Mais tout ceci ne peut être fait que dans certaines sortes
de sociétés, et avec certaines sortes d'institutions, socialement formatrices,
et structurant les désirs.
C e serait là une façon, reconnaissable, de comprendre pourquoi Hegel
pense que nos vies sociales viennent avant toute délibération pratique, et
donc avant la rationalité pratique ; et fonctionnent m ê m e comme le sol
inévitable de cette délibération. Pourtant, et comme nous l'avons vu tout
au long de cet article, cela ne peut pas être la conclusion correcte à tirer des
attaques dirigées p a r Hegel contre le rigorisme kantien. Hegel est manifes-
tement u n rationaliste en éthique, et il le souligne lui-même, m ê m e lors-
qu'il critique le point de vue moral.
... l'affirmation selon laquelle l'homme ne pourrait connaître le vrai [et] n'aurait
affaire, au contraire, qu'à des phénomènes - selon laquelle la pensée nuit à la
volonté bonne, cette représentation et d'autres semblables retranchent de l'esprit
toute valeur et toute dignité éthique, comme la valeur intellectuelle. - Le droit de
ne rien reconnaître de ce que je ne discerne pas comme étant rationnel est le droit
suprême du sujet, mais il est en même temps formel de par sa détermination subjec-
tive, et le droit du rationnel, en tant que droit de l'objectif à même le sujet, demeure
1
solidement campé face à lui .

Ces passages ne semblent pas célébrer notre efficacité instrumentale dans


la poursuite des fins que notre socialisation nous conduit à poursuivre. Ils
doivent signifier que Hegel ne nie ni que différentes formes d'attachements
pré-volontaires peuvent être elles-mêmes rationnelles, ni que notre relation
à de telles pratiques peut être comprise comme rationnelle, et que ces rai-
sons peuvent p a r elles-mêmes nous motiver (qu'elles peuvent compter
comme des raisons pour u n agent). Il n'implique pas non plus que toute
position soutenant que ces raisons non instrumentales peuvent motiver
l'action serait une position positiviste ou rigoriste. En un sens, tout ceci ne
fait qu'ajouter au mystère, mais il est clair que Hegel doit avoir des objec-
tions à formuler contre les sortes de considérations rationnelles dont K a n t
dit qu'elles obligent. (C'est, en d'autres termes, la version kantienne d'un
impératif inconditionnellement primordial ou catégorique, ou encore la
formulation, p a r K a n t lui-même, d'un principe exclusif et singulier
d'action libre, qui crée le dualisme rigoriste entre le noyau de m o n moi,
ou m o n moi autonome, et l'ensemble de mes attachements contingents.
Ce qui induit en erreur, c'est l'apparence créée p a r Hegel, qu'il célébrerait
ce que K a n t décrie, à savoir l'amour de soi, l'hédonisme, la motivation
égoïste, les attachements contingents.)
Pourtant, les résultats à ce point laissent encore perplexe. C o m m e nous
l'avons vu, les normes — quel que soit ce que Hegel croie sur leur
contenu - ne nous obligent pas simplement à cause de ce que nous som-
mes et de ce qu'il nous arrive de désirer, ou à cause de ce que nous som-
mes devenus historiquement, et donc à cause de ce que, en fait, nous ne
pouvons pas nous empêcher d'estimer. Mais elles obligent tout de m ê m e ,
« à cause de ce qu'il est rationnel d'estimer ». Pourtant, lorsque K a n t exige
que nous souscrivions à des normes que nous pouvons rationnellement
nous imposer à nous-mêmes, et m ê m e à des normes qui sont abstraitement
« sociales » (dans tous nos actes, nous devons tenir compte de l'autre,
comme dans le règne des fins idéalisé), Hegel se plaint que K a n t est dur,

1. PPhD Kervégan, § 132, p . 207.


ascétique, et qu'il n'explique pas comment nous pourrions être motivés à
agir selon de tels principes, comment nous pourrions compter l'impératif
1
catégorique comme une raison d'agir .

VII

Hegel n'est manifestement pas u n conventionnaliste anti-rationaliste,


du genre « tout ce que dit m a communauté est O K ». Pour mieux com-
prendre sa prise de position sur ce point, il nous faut en quelque sorte pla-
cer les passages que nous avons cités en perspective. Il nous faut rappeler
certaines questions de classification. C o m m e l'indiquent les passages cités,
Hegel croit de toute évidence que, pour qu'une norme puisse avoir le sta-
tut de norme, une condition cruciale est qu'il puisse aussi y avoir motiva-
tion. Il ne croit pas qu'une considération puisse compter comme une
norme, et donc comme une raison impérieuse d'agir, même dans le cas
extrême où l'on pourrait montrer que jamais je ne pourrais agir pour une
telle raison. En fait, c'est exactement la sorte de langage qu'il utilise pour
introduire sa notion de vie éthique. Il affirme que c'est dans «l'être éthi-
que » que « la conscience de soi » trouve « son assise qui est en soi et pour
2
soi et sa fin motrice [bewegender zweck] » .
De plus, s'il ne croyait pas en cette connexion étroite entre une norme
et sa force de motivation, ses critiques du rigorisme kantien seraient inuti-
les. K a n t pourrait simplement répondre : écoutez, c'est ce que nous som-
mes supposés faire, point final. Le fait que nous soyons si faibles, si enclins
à préférer notre propre cas que nous ne pouvons jamais faire ce que nous
sommes supposés faire, et que nous ayons besoin de tant d'aide pour nous
motiver, p a r la religion (ou dans la socialisation), n'a rien à voir avec «ce
que nous sommes supposés faire».
(Je dois noter qu'en fait, K a n t parle parfois comme ça. Il est, après
tout, célèbre pour avoir affirmé que, d'un bois aussi tordu que celui dont
est fait l'homme, rien ne pourra jamais croître qui soit droit. Et comme je
viens de le noter, les réactions de Hegel peuvent, dans cet esprit, donner à
penser qu'au lieu de regretter, il approuve simplement le besoin d'une telle
aide à la motivation. Mais ce n'est pas là la position de Kant, et cela ne
joue pas u n rôle central dans les objections de Hegel. K a n t ne croit pas

1. Ceci signifie que la dispute entre eux n'est pas en rapport, comme le veut Allan Wood (op.
cit.), avec la différence entre une doctrine de « raisons internes » défendue par Hegel, et la défense
par Kant d'une théorie mettant en avant des causes psychologiques. J e reconnais que Hegel croit
à la possibilité d'une surdétermination de la motivation pour une action, et qu'il ne pense pas que
la valeur morale pourrait exiger d'isoler quelque « motif pur ». Mais je ne pense pas que les rai-
sons pour lesquelles il croit cela, et objecte à la théorie kantienne de la valeur morale, ont à voir
avec des idées sur les raisons et les causes chez Kant. Ici, je suis d'accord avec la façon dont
Henry Allison présente, dans Kant's Theory of Freedom (Cambridge, University Press, 1990, ici
p. 189), l'acceptation par Kant lui-même de raisons internes.
2. PPhD Kervégan, § 142, p . 231.
que des considérations rationnelles ne puissent pas du tout motiver, ou que
la question de savoir « c e que nous sommes supposés faire» n'ait rien à
voir avec celle des considérations, comme raisons d'agir. Q u e des considé-
rations puissent motiver est, en fait, crucial à sa défense de la « possibilité
d'une raison pure pratique ». Mais le fait q u ' u n tel principe « ne puisse
être autre chose que motivant à agir » ne signifie pas qu'il est décisif ou
prédominant ; et lorsque nous pesons telle ou telle considération, nous
sommes toujours enclins à accorder plus de poids qu'il ne serait justifié à
1
d'autres considérations .
D'ailleurs, il n'est pas évident que qui que ce soit, dans l'histoire de la
philosophie, ait jamais défendu une conception complètement externaliste
2
des normes . Mais quelqu'un qui croirait que nous devrions faire la volonté
révélée de Dieu parce que c'est la volonté de Dieu, et qui croirait aussi que,
à cause de nos natures déchues, une considération de la volonté de Dieu ne
pourra jamais à elle seule nous motiver à agir (mais que nous devrions tout
de même la faire, que la norme nous oblige) - celui-là compterait. (En fait,
l'une des premières indications de l'importance, pour Hegel, de ces aspects
des normes qui touchent à la motivation, n'est autre que sa propre investi-
gation de la « positivité » de la religion chrétienne. La positivité prise en ce
sens, ou une sorte de disjonction de ce qui pourrait être motivant pour un
sujet, constituent déjà, par là même, une objection à la norme.) Parfois, on
cite aussi J . Mill et G. E. Moore parmi les philosophes qui croient en
quelque théorie du juste et du bien, indépendamment de la nécessité qu'il y
aurait à montrer pourquoi nous devrions jamais vouloir ce qui est juste, ou
3
être motivés à faire le juste, et à promouvoir le bien .
Mais à nouveau, et indépendamment des complexités de cette contro-
verse post-humienne, le point dont nous devons partir ici est simplement
que Hegel, manifestement, est de l'autre côté. Il accepte comme contrainte
générale de possibilité pour une norme le principe, P :
Pour qu'un fait, ou un état, ou une considération soient susceptibles de compter
comme une raison pour S de faire A, l'acceptation d'une telle considération par S,
4
ou le fait que S ait une telle considération, doit pouvoir le motiver à faire A .

Hegel accepta amplement u n tel principe ; ce qu'il est important de noter


pour plusieurs raisons, celles touchant à son influence n'étant pas les moin-

1. Cf. T h o m a s N a g e l , The Possibility of AUruism [voir c i - d e s s u s , p . 7 7 , n. 3 ] , p . 11 s., et les


r e m a r q u e s d e C h r i s t i n e K o r s g a a r d , « S k e p t i c i s m a b o u t P r a c t i c a l R e a s o n », i n Journal of Philosophy,
L X X X I I I (janvier 1986), p . 10 e t 2 3 s. P o u r u n e x a m e n c o m p l e t d e la c o n c e p t i o n k a n t i e n n e , p l u s
s p é c i a l e m e n t d e ses p o s i t i o n s a n t é r i e u r e s et u l t é r i e u r e s , cf. H e n r y A l l i s o n , Kant's Theory of Freedom
[voir c i - d e s s u s , p . 9 3 , n . 1], c h a p . I I I .
2 . C h . K o r s g a a r d , « S k e p t i c i s m a b o u t P r a c t i c a l R e a s o n » [voir n o t e p r é c é d e n t e ] , p . 2 3 .
3 . V o i r T h o m a s N a g e l , The Possibilité of Altruism [voir c i - d e s s u s , p . 7 7 , n . 3 ] , c h a p . I I et
cf. aussi W . F . F r a n k e n a , « O b l i g a t i o n a n d M o t i v a t i o n i n R é c e n t M o r a l P h i l o s o p h y », i n Essays in
Moral Philosophy, é d . p a r A . M e l d e n , S e a t d e , U n i v e r s i t y of W a s h i n g t o n P r e s s , 1 9 5 8 , p . 4 0 - 8 1 .
4 . C e t t e a c c e p t a t i o n est, à m o n s e n s , ce q u ' a p p o r t e n t les p a s s a g e s d e la Philosophie du droit
cités p l u s h a u t , ainsi q u e le § 1 3 2 .
dres. Ainsi, p a r exemple, concevoir une communauté éthique comme
« aliénée », non « réconciliée » à ses propres normes constitue une sorte de
critique sociale, qui présuppose une acceptation enthousiaste de ce critère.
O n peut ne pas prêter attention au problème de l'aliénation, en tant que
problème éthique ; que les gens ne se trouvent pas « chez eux » dans leurs
propres pratiques pourrait simplement être de leur faute, non pas de la
faute des normes, tout cela étant dû à la corruption et à l'irrationalité de
l'espèce humaine. Pourquoi qui que ce soit devrait-il être surpris du fait
que nous soyons aliénés p a r rapport aux normes éthiques ? Prendre sérieu-
sement le principe (P), c'est affirmer au contraire qu'à u n certain niveau,
une aliénation profonde et persistante montre que quelque chose ne va pas
avec la norme, qu'il s'avère qu'elle ne pouvait pas motiver, et qu'en ce sens
elle ne pouvait pas compter comme norme.
Mais comme on l'a noté, u n tel principe est des plus communs dans les
exposés anti-rationalistes et sceptiques. Les philosophes qui acceptent P sont
souvent des Humiens, des théoriciens du sens moral, des égoïstes, et des
émotivistes. Compte tenu de ceci, il pourrait sembler que le débat général
est entre, d'un côté, ceux qui veulent préserver la pureté des considérations
éthiques, en les maintenant comme strictement normatives : le bien est sim-
plement, disons, le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, m ê m e si
les meilleurs d'entre les êtres humains ne pourraient jamais, à cause de leur
égoïsme et de leur irrationalité, agir par égard pour u n tel bien ; ou encore,
le bien est quelque propriété non naturelle dans le m o n d e , que nous pou-
vons appréhender, mais que nous nous déciderions à réaliser et à promou-
voir seulement si nous étions mus par quelque perception de notre propre
intérêt personnel. De l'autre côté, il y a ceux qui trouvent qu'il est difficile
de comprendre une conception du bien, ou de la valeur morale, qui n'aurait
pas été orientée dès l'origine par quelque considération de ce que les êtres
humains veulent et de ce dont ils ont besoin, ou orientée par ce qui devrait
être, pour une personne, une raison imperative d'agir. Le premier camp se
soucie de ce que nous soyons alors amenés à rogner sur nos normes éthi-
ques, de façon à les ajuster à nos natures les plus communes ; et le second se
soucie de ce que nous brodions des romans de perfection éthique qui non
seulement ne tiendraient aucun compte de notre humanité commune, mais
1
trahiraient aussi une sorte d'hostilité ascétique envers elle .
Mais tout ceci serait une façon bien trop étroite d'envisager les caté-
gories. Il y a, comme nous l'avons vu, beaucoup de rationalistes en éthi-
que qui croient en P, et qui ne concéderaient jamais qu'ils ont rogné les
voiles de leur navire, pour les ajuster à nos besoins corrompus. K a n t en
2
est un, et Hegel en est u n autre . Nous serions entraînés dans une longue

1. Cf. les remarques de conclusion de l'article de Frankena cité ci-dessus.


2. En fait, il est possible d'être en quelque sorte u n objectiviste, et d'accepter tout de même
le principe. O n pourrait soutenir que percevoir le monde d'une certaine manière est déjà par là
même motivant, que discerner les traits moralement frappants d'une situation ou d'un but pos-
sible donne, par là même, une motivation à agir à laquelle on ne peut échapper. O n accepterait 91
digression si nous voulions explorer ces options de façon quelque peu
détaillée. Mais nous devrions au moins noter que dans le cas de Hegel,
voir les choses dans cette perspective a, entre autres résultats, celui de
nous aider à clarifier sa fameuse dénégation de la conception selon
laquelle une théorie normative traiterait seulement de ce qui doit être, et
ainsi à comprendre pourquoi il célèbre la rationalité de l' « actuel ». Nous
pouvons voir maintenant, j'espère, que ce qui importe dans de telles for-
mulations, c'est ce qu'il nie : que des principes rationnels, normatifs,
pourraient être considérés comme des normes indépendamment de toute
démonstration du comment et du pourquoi ils pourraient constituer des
raisons « actuelles », ou effectives, d'agir pour des personnes ; ou qu'une
quelconque perception d'une qualité ou d'un bien pourrait fonctionner
comme une norme indépendamment d'une démonstration de la façon
dont je « la reprends », et dont je justifie le fait de me F « imposer » à
moi-même en tant que norme. Dire que le rationnel est « actuel », c'est
justement dire que certaines raisons ne pourraient qu'être motivantes, que nul
ne pourrait être présumé « actuellement » indifférent à ce qu'elles exi-
gent. Et affirmer une telle thèse, c'est attaquer toutes les façons
d'envisager une théorie morale (ainsi que bien des façons d'envisager la
religion) qui ignorent une telle considération.
Ainsi, en fin de compte, la question décisive est de savoir pourquoi
Hegel croit ceci, et c'est l'une des deux questions décisives de notre
enquête. L'autre est celle de savoir pourquoi il croit que seule sa version
1
des « normes éthiques » pourrait satisfaire à cette condition .

la contrainte suggérée par P, mais on affirmerait que c'est une erreur de séparer un tel discerne-
ment moral de la question (prise comme question séparée) « qu'est-ce qui motive », lorsque j ' e n
viens à agir selon une telle perception. J e ne pourrais en aucune façon voir les choses de cette
manière et faire l'expérience d'une brèche dans la motivation. Si je faisais cette expérience, ce
serait une bonne façon de prouver que je n'avais pas vu ce qu'il y avait à voir. (L'irrationalité se
trouve dans le fait de percevoir, ou dans ce qui trouble cette perception, non dans la volonté, ou
la force de la volonté.)
1. Comme nous l'avons aussi déjà noté dans le cas de Hegel, préférer une forme d'action à
une autre, ou toute « valeur », est quelque chose de conféré, non pas de découvert. U n principe
ou u n but ne peuvent fonctionner comme une norme gouvernant mon évaluation d'actions pos-
sibles que s'ils sont auto-imposés ; et cette thèse ramène la question à celle des conditions dans
lesquelles on a une authentique auto-imposition, ou une évaluation vraiment justifiable. (Selon
cette conception, trouver que quelque chose a de la valeur ne se justifie pas lorsqu'on se montre
capable d'indiquer dans le monde une qualité de la chose ayant une valeur inhérente, mais
parce qu'on a des raisons d'estimation, ou d'estime, ne reposant pas sur une considération qui
serait au-delà de toute justification, ou qui serait simplement « donnée ».) Juste comme chez
Kant, ceci soulève à son tour pour Hegel la question de la relation entre ce qui pourrait sembler
être, prima facie, simplement mes propres raisons d'agir, des raisons pertinentes juste pour moi et
ma situation, ou des raisons subjectives, et les considérations générales auxquelles je dois faire
appel pour me justifier à moi-même ces raisons, ou, ultimement, des raisons objectives.
Q u e Hegel ait eu à l'esprit cette façon de voir le problème est signalé partout, par les termes
que nous avons déjà cités, et dans bien d'autres endroits. Il objecte à ce qu'il considère comme
une opposition kantienne entre des fins subjectives, ou déterminées de façon hétéronome, et des
fins objectives, déterminées de façon autonome, impliquant qu'une telle objectivité constitue en
ultime recours une condition du pouvoir de justification de n'importe quelle considération. Il dit
Nous pouvons maintenant formuler le résultat le plus général de la
tentative faite afin de considérer Hegel comme un rationaliste. On peut
dire, en une phrase, que les préoccupations de Hegel ne sont manifeste-
ment pas celles de Schiller. Il ne dépeint pas le problème comme étant
essentiellement un problème d'harmonie psychique, d'intégration, ou d'alié-
nation interne ; comme si ce qui était originellement erroné dans le point
de vue moral, c'est qu'il exigerait de moi de me détacher de tout ce que
j'en suis venu à chérir, de tout ce qui me fait « moi ». La question que
Hegel soulève, avec Kant, est de savoir si ce que vous en êtes venu à chérir
« vous » reflète réellement en tant que sujet. Elle porte en premier lieu sur
les conditions d'attachement, qui devraient être telles que ces attachements
1
soient le véritable reflet de votre subjectivité . Kant pense qu'il en est ainsi
s'ils passent le test de permissibilité morale, si à tout le moins ils ne sont
pas logiquement contraires à ce qu'une volonté spontanée pourrait légiférer.
Hegel pense que cette façon de voir les choses est excessivement limitatrice
et non satisfaisante, et que les normes auxquelles vous devez être liés
- comme le fait qu'un attachement puisse en venir à vous refléter, vous et
votre subjectivité (que vous puissiez agir « sous l'idée de la liberté ») - met-
tent en jeu des conditions sociales et institutionnelles, dans lesquelles vous
pouvez « venir à la rencontre » de votre propre raison.
La question décisive dans son cas, vu de cette façon, tient à une consi-
dération très générale. Comme nous l'avons vu, l'intérêt manifesté par
Hegel pour le rôle, dans une théorie éthique, de la possibilité d'une moti-

métaphoriquement que nous avons à « reprendre » de façon subjective et contingente ce qui est
contraignant, et à le « purifier », à 1' « élever » à un niveau de « création de soi », d ' « infinité » ;
ce en quoi notre « droit subjectif à la satisfaction » est accompli dans la « rationalité » elle-même,
et ainsi de suite.
Ces façons de voir les choses, qui déplacent toutes la question de la rationalité des normes
à des questions de justifiabilité, et à la relation entre raisons subjectives et objectives, soulèvent
des problèmes qui leur sont propres. Pour une part, de telles approches tendent à « sur-
résoudre » le problème, et elles tendent à traiter toutes les raisons subjectives comme des raisons
seulement si en fin de compte celles-ci sont objectives, sous-évaluant ainsi grossièrement le point
de vue personnel, ou celui qui est centré sur l'agent. Mais ce qui est en jeu maintenant, c'est de
clarifier enfin de quoi a l'air la position de Hegel sur la Sittlichkeit, quand elle est vue à la
lumière de ces considérations.
1. Plus généralement, c'est le p r o b l è m e d e tout « Huméanisme » en éthique, o u de toute
inclination à traiter m a « passion » , mes désirs, mes projets de fond, o u l'ensemble de mes moti-
vations c o m m e une raison d'agir d e base. U n e telle position doit tenir compte de la possibilité,
et de façon ultime de la priorité, de désirs « motivés » , o u rationnellement induits, non pas juste
de désirs « n o n motivés » . Pour d'utiles discussions de cette version des problèmes, voir R . Jay
Wallace, « H o w to A r g u e A b o u t Practical Reason » , in Mind 9 9 (juillet 1990), p . 3 5 5 - 3 8 5 ;
Rachel C o h o n , « H u m e and Humeanism in Ethics » , in Pacific Philosophical Quarterly 69 (1988),
p . 9 9 - 1 1 6 ; M i c h a e l Smith, « T h e H u m e a n T h e o r y o f Motivation » , in Mind 96 (1987), p . 36-
61 ; Philip Petit, « Humeans, Anti-Humeans, and M o t i v a t i o n » , in Mind 97 (1987), p . 5 3 1 - 5 3 3 ;
Michael Smith, « O n Humeans, Anti-Humeans, and Motivation : A R e p l y to Petit » , in Mind 9 6
(1987), p . 589-595.
vation ne consiste pas à affirmer qu'il nous faut trouver de la place pour
des préoccupations hédonistes ou égoïstes, afin d'expliquer cette motiva-
tion. Il accepte le lien normatif entre justification et autonomie, et ensuite
il commence à chercher une façon de rendre compte d'une forme de justifi-
1
cation, qui expliquerait «sa p r o p r e » force de motivation . Dans son lan-
gage quelque peu romantique, trouver une telle considération, une consi-
dération qui ne nécessite pas de soutien extra-rationnel, nous assure que
nous nous sommes trouvés « nous-mêmes », que la liberté comme bei sich
selbst sein, être-chez-soi-même, peut être assurée. En rendre compte revient
pour lui, comme pour bien d'autres, à la question de savoir quelles raisons
pourraient être données p a r u n rationaliste, ou d'ailleurs p a r n'importe
quel « internaliste », pour satisfaire à une telle contrainte de la motivation.
Ce qui complique le problème dans le cas de Kant, c'est que la ques-
tion de la rationalité pratique est pour lui une question d'impératifs, non
pas de « raisons » d'agir en un sens général. Ainsi, chez Kant, ce que la
raison reconnaît est que nous nous trouvons inévitablement sous une loi
morale universelle, une exigence que nous agissions d'une certaine
manière. Nous faisons l'expérience du « fait de raison » (Faktum der Ver-
nunft) : le fait m ê m e d'agir intentionnellement nous place sous l'obligation
d'une telle norme. (Il montre ensuite ce qui nous arrive de façon sensible
lorsque nous reconnaissons cette obligation, comment nous en venons à
ressentir la douleur de nier la priorité de l'amour de soi, et l'estime qu'il
appelle « respect ».) Mais c'est en établissant qu'il y a cette obligation que
K a n t montre, pour sa part, que nous ne pourrions pas être indifférents à
ce que c o m m a n d e la raison, qu'il serait impossible que nous demandions
« pourquoi m'importerait-il de faire ce que la raison pure commande,
pourquoi devrais-je vouloir le faire ? ». Si K a n t peut montrer ce qu'il
affirme, alors nous avons déjà eu la réponse à notre question. Hegel, quant
à lui, n'accepte pas que les raisons pratiques soient essentiellement des
impératifs, et de toute évidence il pense que K a n t formula de façon inadé-
quate le caractère inévitablement contraignant de la raison. Mais ce qui
est important ici, c'est la structure de l'argument. Cette structure fait inter-
venir des considérations, dans K a n t et Hegel, qui sont inévitablement
métaphysiques, du moins au sens kantien général d'une « métaphysique de
2
la personne » . J e voudrais suggérer que c'est à ce niveau que K a n t et
Hegel sont le plus en désaccord, et c'est à ce niveau que le caractère dis-
tinctif de la position de Hegel commence à émerger. La question com-
m u n e est : Qu'est-ce qui est impliqué dans le fait d'agir « sous l'idée de la
liberté » ?, et l'on comprend ceci comme signifiant : Quel est le principe
qui doit gouverner la façon dont un agent agissant librement s'impose des

1. « L e sujet est d a n s l ' o b j e c t i f e n s o n p a y s , e n s o n é l é m e n t » (Das Subjekt ist im Objektiven in seiner


Heimat, in seinem Elément: H e g e l , Philosophie des Rechts. Die Vorlesung von 1819-1820, [voir c i - d e s s u s ,
p . 7 2 , n . 3 , ici p . 122).
2. Cf. T h o m a s N a g e l , The Possibilité of Altruism [voir c i - d e s s u s , p . 7 7 , n . 3 ] , p . 14, 1 8 .
normes ? C'est comme si l'on posait une question sur quelque événement
que l'on présume hors du temps, lorsque quelqu'un imposerait, pour des
raisons purement rationnelles, u n tel principe (1' « a m o u r de soi », ou la
« conformité à la loi en général »). Mais la question est plutôt : à quels
principes sommes-nous déjà et inévitablement tenus, juste en vertu du fait
que nous agissons sous l'idée de la liberté. (Ce qui signifie : des principes
tels qu'imaginer ce que ce serait que de répudier une telle considération, et
pourtant toujours « agir sous l'idée de la liberté », serait incohérent.) Pour
savoir ce qu'est (ou doit être) une telle considération, il nous faut savoir ce
que cela doit être, d'être u n tel agent. T o u t le poids de l'argument pour u n
principe quel qu'il soit (ou pour les normes sociales de la vie éthique) se
ramène à cette sorte de considération. (Il est très important de souligner
qu'il en irait de même pour u n sceptique, comme H u m e ou Williams, qui
voudrait dire : étant donné ce que nous sommes, seules des considérations relativi-
sées à ce que nous voulons déjà, ou à ce que nous avons la motivation de
poursuivre, pourraient compter comme raisons d'agir. Et il en irait de
même pour un contractualiste strict, dont la façon de voir ce qui pourrait
être justifié pour, ou accepté par, u n autre, doit être dirigée par quelque
considération de ce qui ne pourrait pas ne pas être contraignant pour tout
u n chacun, étant donné « qui nous sommes ».)
Nous affirmons, en d'autres termes, que concéder que quelqu'un pour-
rait être indifférent à certaines sortes de considérations, que ce soit des
commandements de la raison ou u n but comme celui de se réaliser soi-
même, équivaudrait à postuler u n être totalement non reconnaissable p o u r
nous, quelqu'un qui ne pourrait pas du tout agir pour des raisons. Voici
pourquoi de telles considérations ne peuvent pas ne pas motiver (du moins
là où tout ce que l'on entend p a r là, c'est une motivation prima facie ; j e ne
pourrais pas leur être indifférent, et être encore moi). La m ê m e sorte
d'exposé peut être constatée dans bien d'autres exposés rationnels, quoique
avec de larges variations. Platon, lui aussi, affirme que ce que la raison
pure détermine comme la meilleure organisation sociale et politique ne
pourrait pas servir de norme, à moins que l'on ne puisse aussi montrer que
« la justice paie », que les individus pourraient être motivés à y souscrire.
Étant donné « ce que c'est que d'être u n être humain », et ce à quoi cor-
respondent, pour une telle créature, l'accomplissement et le bonheur, nul
ne pourrait éviter d'être motivé à souscrire à la République, si (et ici vient
le « si » décisif, massif), ils pouvaient arriver à comprendre leur propre
« bien », ou leur santé psychique. Ils ne le peuvent pas, bien sûr, et ainsi
en arrivons-nous à la situation singulière (singulière aux modernes) que des
masses de gens sont aussi heureux qu'ils pourraient l'être lorsqu'ils vivent
dans la République — m ê m e si, subjectivement, eux-mêmes pourraient bien ne
pas être d'accord, et préférer, imprudemment, vivre dans u n régime
démocratique.
Et ainsi en est-il chez Kant. Ici, les considérations reposent sur la
métaphysique de 1' « agentivité » (agency) elle-même, sur le « fait » que nul
ne pourrait nier être u n agent libre et responsable, et donc qu'il ne lui est
pas possible d'être indifférent à ce qui est exigé a priori de tout agent tel
que lui. Nier cela serait tenter de nier que l'on est libre ; et pour être
capable de faire cela on doit être libre. (Dans tous les arguments de ce
genre, il est présupposé qu'il est impossible de concéder « j e vois ce qu'il y a
une bonne raison pour moi de faire », et de demander tout de même,
« p o u r q u o i devrais-je faire ce qu'il y a une bonne raison pour moi de
faire ? »)
Chez Hegel, les thèses parallèles sont idiosyncratiques dans la termino-
logie, mais la stratégie générale est encore reconnaissable, comme dans
l'exposé général de la Sittlichkeit, que l'on trouve dans les Vorlesungen
von 1819-1820 in einer Nachschrift.
E n c e q u e les i n d i v i d u s s o n t ainsi d a n s l ' u n i t é é t h i q u e , ils o b t i e n n e n t l e u r v é r i -
t a b l e d r o i t (so erlangen sie ihr wahrhaftes Recht). Les i n d i v i d u s o b t i e n n e n t l e u r d r o i t
e n a t t e i g n a n t , d e c e t t e façon, l e u r essence. Ils r é a l i s e r a i e n t p a r là, c o m m e o n l'a
dit, l e u r d e s t i n a t i o n (ihre Bestimmung) [...] E n ce q u e l ' é t h i q u e est ainsi effective-
m e n t réel d a n s les i n d i v i d u s , il est l e u r â m e e n g é n é r a l , le m o d e g é n é r a l d e l e u r
1
effectivité .

Et aussi :
La vie en commun éthique des hommes est leur libération ; ils atteignent en elle
2
l'intuition d'eux-mêmes .

IX

J ' a i affirmé que nous pouvons situer Hegel, en gros, dans ce camp
rationaliste, et comme u n auteur qui sympathise largement avec de nom-
breux aspects de l'approche kantienne. Par approche « kantienne » (plutôt
que, strictement, approche de Kant), j e veux dire ceci : les considérations
que Hegel est intéressé à défendre, en tant que facteurs que nous ne pour-
rions qu'être motivés à réaliser, ne sont pas des considérations fondées sur
des perceptions de biens, d'avantages ou de valeurs objectifs, mais des éva-
luations ou estimations (conférant de la valeur), dont les justifications possè-
3
dent un certain caractère . Ce sont certaines sortes de relations dans les-
quelles se trouvent des personnes envers leurs propres activités, qui sont
décisives dans la possibilité d ' « actions que l'on valorise librement ». Dans
l'exposé de Hegel, de telles justifications sont rationnelles en ce qu'elles ne
peuvent pas simplement en appeler à, ou « délibérer à partir de », ce qui,

1. Philosophie des Rechts, op. cit. (p. 7 2 , n . 3 ci-dessus), p . 1 2 4 . J e r e m e r c i e T e r r y P i n k a r d p o u r


m ' a v o i r i n d i q u é ce passage.
2. Dos sittliche Zusammenleben der Menschen ist dam Befreiung; sie kommen darin zur Anschauung ihrer
selbst: ibid., p . 1 2 5 .
3 . O n t r o u v e r a c h e z N a g e l u n e d i s c u s s i o n utile d e s a m b i g u ï t é s d a n s c e d o m a i n e . Cf. C h r i s -
tine K o r s g a a r d , « T h e reasons w e c a n share : a n attack o n the distinction b e t w e e n agent-relative
a n d a g e n t - n e u t r a l r e a s o n s », i n Altruism, é d . p a r E . F . P a u l , F . D . M i l l e r J r . et J . P a u l , C a m b r i d g e ,
University Press, 1993, p . 2 4 - 5 1 .
1
dans m o n « ensemble de motivations », est fait d'éléments contingents :
ceci parce que ce qui est en jeu pour u n sujet dans l'évaluation, c'est préci-
sément le caractère d'obligation de tels éléments, ou la possibilité de les
justifier comme raisons d'agir. Si l'on peut dire de tels éléments qu'ils
m'appartiennent vraiment, qu'ils sont vraiment à moi, c'est seulement
parce qu'existe la possibilité d'une telle « élévation » et « purification »
2
évaluative de mes propres motifs . Le point que, à la base, Hegel veut sou-
ligner est le suivant : ce desideratum n'est pas une condition que j e peux réa-
liser individuellement, en essayant de « mettre hors jeu » toutes mes atta-
ches antérieures à la délibération.
En conséquence, voici de quoi aurait l'air u n résumé des conclusions
obtenues à ce point.
M o n argument a été q u ' a u cœur de la façon dont Hegel rend compte
de la Sittlichkeit se trouve une théorie de la rationalité pratique, une façon
de rendre compte des sortes de considérations qui pourraient compter
pour Hegel comme des raisons d'agir. (Des considérations diverses ne pour-
raient compter pour moi comme de telles raisons que dans certaines sortes
d'arrangements sociaux.) Telle est la question cruciale, parce que Hegel
croit manifestement que seul u n agent usant de rationalité pratique est u n
agent libre, et il identifie une vie ayant une valeur éthique à une vie libre.
Traditionnellement, la question de la rationalité de l'action a été
limitée à des façons de voir comme celle selon laquelle une suite d'actions
est rationnelle si elle est le moyen le plus efficace pour arriver à une fin ;
ou encore, elle est rationnelle si elle conduit à une fin nécessaire à toute vie
ayant de la valeur, ou libre (nécessaire à quelque « bien pour l'homme ») ;
ou encore, une suite d'actions est rationnelle si elle est requise p a r u n prin-
cipe dont nul ne saurait être présumé exempt.
La théorie générale de l'action de Hegel est téléologique ; toute action
est orientée vers u n but, ou faite pour une fin. Mais Hegel ne croit pas que
cette prémisse l'engage à rendre compte de la motivation d'une façon
humienne (selon des fins posées p a r « les passions »), ou qu'elle l'engage à
une théorie aristotélicienne du bien pour l'homme (une théorie de fins
essentielles). D a n s l'exposé de Hegel, poursuivre une fin, c'est se soumettre

1. C ' e s t le l a n g a g e utilisé p a r B e r n a r d W i l l i a m s d a n s « I n t e r n a i a n d E x t e r n a l R e a s o n s » , op.


cit. Cf. aussi s a n o t i o n d e ground project, o u « p r o j e t f o n d a m e n t a l », d a n s « P e r s o n n e , c a r a c t è r e et
m o r a l e » , La fortune morale, t r a d . p a r J e a n L e l a i d i e r , P a r i s , PUF, 1 9 9 4 , p . 2 2 7 - 2 5 1 , ici p . 2 4 2 .
2. C e s o n t d e s q u e s t i o n s c o m p l e x e s q u e celle, g é n é r a l e , d u d é s a c c o r d d e H e g e l a v e c le r é a -
l i s m e m o r a l ; et d e sa p r o p r e p o s i t i o n s u r la q u e s t i o n d e s a v o i r c o m m e n t d e s v a l e u r s s o n t c o n f é -
r é e s , e t s u r les c o n d i t i o n s d ' u n tel a c t e d e c o n f é r e r d e s v a l e u r s . M a i s il p o u r r a i t ê t r e utile d e n o t e r
q u e l ' u n d e s m o d è l e s a u x q u e l s H e g e l p e n s e p r o b a b l e m e n t ici est c e l u i é l a b o r é p a r K a n t p o u r j u s t i -
fier les j u g e m e n t s e s t h é t i q u e s . L à aussi la v a l e u r , la b e a u t é , est c o n f é r é e p a r d e s sujets, n o n p a s
t r o u v é e . M a i s l à aussi elle n ' e s t p a s c o n f é r é e d e f a ç o n c o n t i n g e n t e , c o m m e si elle r é s u l t a i t d e dis-
p o s i t i o n s et d e d é s i r s q u ' i l n o u s a r r i v e d e p a r t a g e r . D a n s n o t r e a t t e n t e , les a u t r e s d o i v e n t t r o u v e r
ceci b e a u : c e t t e a t t e n t e r e p o s e s u r u n e e s t i m a t i o n g é n é r a l e d e ce q u ' i l s s o n t , et d o n c d e c e d o n t ils
à une norme ; j e poursuis une fin pour une raison, une raison que j e consi-
dère comme ayant une force de justification. Mais p o u r être en mesure de
spécifier quelles sortes de considérations pourraient avoir cette force de
justification, de façon à ce que nul ne puisse être présumé indifférent par
rapport à elles, il faut en appeler à : a) une métaphysique générale de la
personne. Ceci signifie que, pour que l'argument de Hegel réussisse, il faut
défendre son attaque de l'atomisme nouménal de K a n t (et de toutes les
formes d'atomisme nouménal), en considérant les personnes, ainsi que sa
propre façon de rendre compte de notre dépendance sociale essentielle, et
de la façon dont nos « soi » se forment mutuellement l'un l'autre dans le
temps ; et b) la façon dont il rend compte en général des pratiques sociales
constitutives de la modernité, et des raisons pour lesquelles ces pratiques
réalisent, de façon en quelque sorte paradigmatique, l'essence sociale (sittli-
ches Wesen) défendue en a).
M ê m e si les raisons de fait qu'eut Hegel d'affirmer que nous sommes
des êtres socialement dépendants, dont le soi se forme de façon collective,
sont beaucoup trop matière à controverse pour être soulevées ici, il est du
moins clair qu'il objecte à cette procédure d'en arriver à une telle base
qu'il décrit comme caractéristique de 1' « entendement » : nous pourrions
faire abstraction de tout ce qui est particulier et contingent, pour en arriver à
une conception de nous-mêmes qui serait suffisamment « mince » et peu
controversée, de façon à justifier ces sortes de considérations auxquelles
nul ne peut être présumé indifférent. Nous présupposons que la condition
de rationalité exige que nous nous demandions ce q u ' u n agent impartial,
n'ayant ni attaches, ni engagements, ou ne se réclamant, comme on dit,
d'aucune raison relative à l'agent, pourrait justifier. Mais l'erreur opposée
consisterait à penser qu'une telle délibération et justification doit être
fondée sur quelque ensemble contingent et particulier d'intérêts et de
désirs ou de projets fondamentaux, ou en d'autres termes sur ce que nous
sommes de façon contingente, Cette vue est fausse, mais il est également
faux de conclure que nous devons adopter u n critère de justification fondé
sur une notion de sujet si neutre et si impartiale que sa relation à une vie
réelle, avec ses attaches, ses engagements, ses désirs et ses projets en
devient très problématique. Selon Kant, les obligations qui dérivent de
cette manière de nous considérer nous-mêmes sont supposées être incondi-
tionnelles, pour couper court à toutes les autres considérations pratiques
qui, autrement, pourraient nous sembler des nécessités pratiques. Selon
Hegel, ceci ne pourrait être établi (et ainsi, la condition de motivation
serait remplie) que si l'on montrait que tous les aspects de notre vie qui ne
sont pas rattachés au noyau d'un tel soi, comme ensemble d'obligations,
peuvent simplement être « niés de façon indéterminée », et sont de simples
apparences, non pas qui « nous sommes ». Les perspectives d'un projet
général de ce genre sont sombres, et m ê m e si elles étaient plus brillantes
ceci nous engagerait peut-être à quelque phénoménologie de l'expérience
morale, dans laquelle on pourrait montrer que cet attachement suprême à
un idéal rationnel a une dimension institutionnelle et sociale, une façon de
le promouvoir et de le maintenir. Et les perspectives d'une telle entreprise
sont tout aussi sombres. K a n t a certaines choses à dire là-dessus, mais si
l'on pense à l'idéal moral en question, les perspectives peuvent sembler
1
étranges, et contraires à nos intuitions .
Il faut admettre q u ' à ce point, de telles considérations nous conduisent
simplement à une position du « ni l'un ni l'autre ». Elles nous conduisent à
affirmer qu'il doit y avoir une condition institutionnelle pour que nos
attachements et nos projets soient authentiquement « nôtres » (pour que
nous soyons des « sujets », pour agir « sous l'idée de la liberté ») ; mais à
nier que ceci puisse être accompli p a r une délibération relevant simple-
ment de l'ordre de la prudence, ou p a r ce qu'exige la stricte rationalité
morale. Pour compléter l'image, il serait nécessaire de montrer comment
une vue élaborée du caractère fondamental ou inévitable de nos attache-
ments sociaux détermine le caractère de cette condition réflexive, ou de
rationalité.
D u moins, il n'est pas difficile d'imaginer de quoi aurait l'air cet
exposé, selon Hegel. Pour utiliser les termes les plus simples, nous avons
tous des parents, nous ne pouvons reproduire les conditions de notre
existence que de façon coopérative, et nous sommes immanquablement
sujets à, ou les sujets de, décisions sur le bien commun, ou sur l'exercice
d'une forme ou une autre de pouvoir politique. Nous ne sommes pas
simplement u n agent p a r m i bien d'autres, ou tous semblables en ce que
nous pouvons agir selon des raisons. Nous le sommes, mais m ê m e si nous
sommes capables de reconnaître de telles considérations et d'agir en fonc-
tion d'elles, nous avons besoin des autres, pour que soient effectives les
institutions socialement formatrices et éducationnelles permettant une
2
telle reconnaissance, ainsi que sa réalisation . O u , s'il y a des considéra-

ne pourraient pas ne pas être affectés si ce n'était, comme dans la plupart des cas, parce que
quelque chose déforme ou bloque cette réaction, conférant une valeur.
1. Elles c o m p r e n n e n t d e s c h o s e s c o m m e m a n i p u l e r a r t i f i c i e l l e m e n t n o s d i s p o s i t i o n s é m o t i o n -
nelles, d é c i d e r d e visiter les m a l a d e s p o u r t e n t e r d ' a u g m e n t e r n o s s e n t i m e n t s d e s y m p a t h i e , afin
d ' a v o i r q u e l q u e a i d e affective l o r s q u e n o u s r e j e t o n s n o t r e d e v o i r d e b i e n v e i l l a n c e ; o u e n v i s a g e r le
m a r i a g e c o m m e u n c o n t r a t p o u r l ' u t i l i s a t i o n r é c i p r o q u e d e s c o r p s d e l ' u n e t d e l ' a u t r e , et ainsi d e
suite.
2 . L ' u n e d e s m a n i è r e s d o n t H e g e l t e n t e d e m o n t r e r c e l a c o n c e r n e les p r o b l è m e s d u j u g e -
m e n t m o r a l , d a n s les c a s o ù d e s r e v e n d i c a t i o n s m o r a l e s , o u d e s r e v e n d i c a t i o n s f o n d é e s s u r d e s
d r o i t s , s o n t c o m p r i s e s c o m m e é t a n t les r e v e n d i c a t i o n s q u ' e l l e s s o n t p a r c e q u ' e l l e s s o n t f o r m u l é e s
d a n s les t e r m e s d ' u n sujet m o r a l , c o n ç u a b s t r a i t e m e n t . C o m p r e n d r e le p r o b l è m e d e la p o s s i b i l i t é
d e j u s t i f i c a t i o n m o r a l e c o m m e s'il s'agissait d ' é v i t e r d e m e t r a i t e r c o m m e u n e e x c e p t i o n , o u
d ' é v i t e r u n e m a x i m e q u i d é n i e r a i t a u x a u t r e s le s t a t u t d ' a g e n t s l i b r e s , d ' a g e n t s p o u v a n t ê t r e m o t i -
v é s p a r d e s r a i s o n s , e t c . , finira c e r t a i n e m e n t p a r i n t e r d i r e d e l a r g e s classes d ' a c t i o n . M a i s t o u t e vie
m o r a l e r e q u i e r t u n j u g e m e n t m o r a l d ' u n g r a i n a s s e z fin, et s'il n ' e x i s t e p a s d e r è g l e s d ' a p p l i c a t i o n
d ' u n tel j u g e m e n t , si l ' o r i e n t a t i o n g é n é r a l e n ' e s t p r o c u r é e q u e p a r u n e c o n c e p t i o n aussi « m i n c e »
d e s p e r s o n n e s , les r é s u l t a t s , dit-il, s e r o n t p r é o c c u p a n t s . D é p e n d r e d e c e l a , dit-il, g a r a n t i r a q u e j e
n ' a u r a i a u c u n critère de j u g e m e n t sur lequel m ' a p p u y e r p o u r décider de ce qui, d a n s m a façon de
t r a i t e r u n a u t r e , c o m p t e c o m m e u n m o y e n o u c o m m e u n e fin, si c e n ' e s t m a p r o p r e
« c o n s c i e n c e », o u la p r o f o n d e u r d e m e s c o n v i c t i o n s p e r s o n n e l l e s . E t il essaie d e m o n t r e r q u e
rions morales dans une vie éthique, ce ne sont pas des considérations qui
prédominent inconditionnellement. En essayant de déterminer si et
q u a n d de telles obligations peuvent être supplantées par d'autres (comme
lorsqu'un espion ment) nous faisons peser sur le jugement la priorité de
1
la vie éthique telle que nous l'avons esquissée ici .

Hegel affirma u n certain nombre de choses sur la vie éthique


moderne. Les institutions modernes sont dites incorporer les requisits nor-
matifs « différenciés » de la vie sociale moderne, et donner ainsi une
réponse riche en « contenu » à la question de savoir ce que nous devons
faire. Et Hegel affirme aussi que dans des rôles éthiques modernes, il n'y a
pas de brèche entre les exigences « objectives » du « droit », et ce qu'il
dénomme le « subjectif», ce que j ' a i appelé l'aspect « motivant » de telles
exigences. (Mon argumentation a été que la revendication hégélienne
d'une « unité des moments objectifs et subjectifs » est sa façon de satisfaire
à u n fort requisit internaliste : il s'agit de montrer que des considérations
rationnelles sont motivantes. C'est en ce sens que le rationnel est, ou en est
venu à être, « actuel ».) En d'autres termes, Hegel accepte la condition
selon laquelle des raisons d'agir doivent être capables de motiver u n sujet à
agir, et il tente d'étudier telle ou telle raison possible d'agir à la lumière de
ce qu'est la personne dans ses traits généraux, et de la possibilité d'une
« agentivité » (agency). Ce qu'il ajoute, c'est une insistance simple mais déci-
sive sur le fait que, qui que nous soyons, nous ne sommes pas des créatures
telles que nous nous formions nous-mêmes de façon autonome. T o u t ce
qui concerne tant le contenu que la force de motivation des raisons d'agir
change de façon dramatique, dit-il, lorsque nous tenons compte de ce fait
à u n niveau significatif. Cette réalisation déplace le centre d'intérêt des
questions éthiques, l'éloignant de deux domaines traditionnels et
l'orientant vers u n troisième. Elle nie la priorité, ou m ê m e le caractère
supposé ultime, de « dispositions », « passions », ou « projets fondamen-
taux » dans nos estimations et évaluations ; soulevant de vastes questions
sur ce qui pourrait être considéré comme constituant les « propres » incli-
nations d'un individu, de façon telle qu'elles puissent être décisives. Mais

ceci permettra en fin de compte à chacun d'afficher quelque forme de pureté morale, d'accord
sur le principe moral, mais une complaisance très étendue envers soi-même dans sa pratique
morale. Pour éviter un tel résultat, une conception plus complexe de nos liens inévitables, histori-
quement « épais », avec les autres, est requise ; une conception donnant, par là même, les sortes de
raisons d'agir, ou de normes, qui ne pourraient pas ne pas être motivantes, étant donné de telles
conditions. Kant, bien sûr, nie ceci, et il a une doctrine de la vertu. J'ai essayé de montrer ailleurs
que cette doctrine ne répond pas à une telle objection. Cf. « Hegel, Ethical Reasons, Kantian
rejoinders », op. cit.
1. Bernard Williams discute, dans un esprit hégélien, de cette sorte de limitation de la mora-
s'il s'agit dans le point de vue éthique de Hegel de procéder ainsi, ce n'est
pas avec la présupposition que la seule condition susceptible de réaliser
une telle autodétermination serait une forme de détachement radical, une
réflexion venant « de nulle part », ou une autolégislation morale et indivi-
duelle « pure ». Ces thèses soulèveraient u n certain nombre de questions si
nous continuions à explorer la façon dont Hegel justifia la conception
selon laquelle certains attachements et dépendances pré-volitionnels (dans
la forme moderne, européenne et occidentale, qu'il décrit) sont des condi-
tions nécessaires à une vie libre, parce que pratiquement rationnelle, gou-
vernée par des normes. Mais j ' a i voulu ici introduire à la forme générale
de son argument.
Cette forme suggère déjà u n certain nombre d'implications, tout parti-
culièrement lorsqu'on les considère à la lumière de l'héritage de Hegel. J e
pense tout spécialement à la façon dont on qualifie parfois de néo-
hégéliennes, comme en passant, des positions éthiques contemporaines qui
insistent sur la priorité, sous une forme ou sous une autre, d'attachements
ou engagements pré-volitionnels, ou de projets fondamentaux dans la vie
éthique (ils auraient une priorité, au sens où ils seraient nécessaires pour
que commence toute délibération éthique, mais ils ne seraient pas eux-
mêmes des produits possibles de la délibération éthique). Ces positions
communautaristes, ou néo-humiennes, ou néo-aristotéliciennes, ou prag-
matistes, ou burkiennes peuvent être intéressantes en elles-mêmes, mais
non pas en raison de ce à quoi elles conduisent chez Hegel. Pour Hegel, la
vie éthique moderne n'est pas juste la nôtre ; elle est rationnelle. Elle
consiste en pratiques et en attachements sociaux, dont on doit montrer
qu'ils peuvent être librement affirmés, et rationnellement motivés. L'at-
taque vigoureuse dirigée ici par Hegel contre K a n t peut, comme dans sa
philosophie théorique, obscurcir l'envergure dans laquelle il développe une
position sur la rationalité pratique et la liberté qui est dans une large
mesure dans le même esprit que celle de ses prédécesseurs, Rousseau et
Kant.
C'est aussi dans une large mesure dans l'esprit de ses successeurs, ces
défenseurs de la « théorie critique » qui affirmèrent qu'aucune façon de
rendre compte des normes humaines ne serait possible sans une théorie
générale de la société ; que cette théorie pourrait être « critique » sans être
moraliste ou externaliste ; qu'elle pourrait découvrir les intérêts émancipa-
teurs « réels » inhérents aux formes sociales, et montrer la voie vers leur
réalisation. U n e façon d'établir ce point, et d'identifier ses origines dans
l'attaque dirigée par Hegel contre le rigorisme de Kant, et contre toute
théorie externaliste de « tu dois » purement rationnels, est de noter que la
position sous-jacente à tous deux est une forme d'internalisme rationaliste,
une façon de montrer pourquoi les normes constitutives d'actes faits libre-
ment ne pourraient pas ne pas être, ultimement, motivantes rationnelle-
ment pour tout agent réel ou « actuel ». Si nous tentons de montrer ceci,
poursuivrait Hegel dans son exposé originel, nous serons ramenés à des
dimensions sociales et historiques de 1' « agentivité » (agency) indispensables
à une telle démonstration, et donc à la question de savoir quelles sortes
d'attachements et de dépendances peuvent être considérées comme consti-
tutives d'une vie libre, pour u n agent moderne.
D e plus, d'autres considérations deviennent aussi immédiatement perti-
nentes et inévitables. N o n seulement nous ne nous formons pas nous-
mêmes dans notre propre vie, mais nous nous formons nous-mêmes collec-
tivement à travers le temps, nous sommes des êtres historiques. Dans cer-
tains contextes, et pour certains buts, il peut être important de demander
ce que nous devons reconnaître l'un de l'autre, ces considérations et réali-
tés mises à part. Mais Hegel conteste la priorité donnée à une telle abs-
traction dans la théorie morale moderne. Pleinement rendre compte de ce
que pourrait être une raison d'agir, une raison qui pourrait me motiver, ne
peut en fin de compte pas être isolé de l'entreprise consistant à rendre
compte des formes de coopération, de dépendance et de reconnaissance
requises dans le processus p a r lequel je deviens le sujet de mes actes, et me
préserve comme tel. Vous ne pouvez pas être un rationaliste en éthique
sans prendre parti sur cette question, mais vous pouvez certainement être
u n rationaliste prudent, vous concentrant sur ces considérations de per-
sonne et d ' « agentivité » (agency), qui peuvent être isolées de notre dépen-
dance sociale et de nos natures historiques, et cherchant p a r là ce qui ne
pourrait pas ne pas être motivant p o u r quiconque serait conçu ainsi. Mais
cet agent-là n'est pas réellement ou « actuellement » nous, et il ne fournira
que des notions très générales de ce qui ne peut pas être permis (et donc
de ce qui est obligatoire en ce sens : se retenir de faire ce qui ne peut pas
être permis). Concevoir toute notre vie morale en ces termes, c'est appau-
vrir la notion, et laisser sans discussion les considérations les plus impor-
tantes du débat sur l'éthique : que d e v r i o n s - n o u s faire ?

The University of Chicago


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