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QUE VEUT DIRE « FAIRE LA MÊME CHOSE » ?

Jacques Bouveresse

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Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2001/3 Tome 64 | pages 479 à 503


ISSN 0003-9632
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Jacques Bouveresse, « Que veut dire « Faire la même chose » ? », Archives de Philosophie
2001/3 (Tome 64), p. 479-503.
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Que veut dire

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« Faire la même chose » ?
JACQUES BOUVERESSE
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Collège de France

On dit assurément « cela réside déjà tout


dans notre concept » de la règle, par exemple ¢
mais cela veut dire à présent : nous sommes
enclins à ces déterminations de concept. Car
qu’avons-nous donc dans la tête, qui con-
tienne déjà toutes ces déterminations ? !
L. Wittgenstein, BGM, p. 409.

RÉSUMÉ : Lorsqu’on se demande si la règle à laquelle obéit, par exemple, la


continuation d’une suite de nombres comme 2, 4, 6, 8, ... a été ou non suivie
correctement dans un cas particulier, il est naturel de répondre qu’elle l’a été si
et seulement si on a fait « la même chose » que depuis le début. Mais Wittgens-
tein souligne que les deux concepts « faire la même chose » et « appliquer
correctement la règle » sont imbriqués l’un dans l’autre d’une manière telle
que cette réponse ne nous est d’aucun secours. Quelqu’un pourrait continuer de
façon déviante et soutenir néanmoins qu’il a bel et bien fait la même chose
qu’auparavant. C’est cette situation qui est à l’origine du « paradoxe scepti-
que » qui a été discuté par Kripke. Un aspect important de la solution de
Wittgenstein consiste à faire remarquer que, même dans le cas des règles
mathématiques, le contenu de la règle n’est ni plus ni moins déterminé que ne
l’est la pratique qui consiste à appliquer la règle. Or, le sceptique raisonne sur
ce point comme si le contenu de la règle, aussi déterminé qu’il puisse être,
pouvait néanmoins toujours laisser subsister une indétermination partielle et
même peut-être complète dans la façon de l’appliquer. Ce que veut dire
Wittgenstein semble être, justement, que la règle ne possède pas, par rapport à
la pratique de l’application, le genre d’indépendance et de distance qui
pourrait donner lieu à la formulation d’un authentique problème sceptique.

MOTS-CLES : Application. Identité. Paradoxe. Récurrence. Règle. Scepticisme.


Uniformité.

Archives de Philosophie 64, 2001


480 J. BOUVERESSE

ABSTRACT : When we ask whether the rule which governs, for instance, the
continuation of a sequence of numbers like 2, 4, 6, 8, ... was or was not
followed correctly in a particular instance, a natural answer is that it was, if
and only if what has been done is ‘‘ the same thing ’’ as in all the preceding
applications. However, Wittgenstein observes that the two concepts ‘‘ to do the

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same thing ’’ and ‘‘ to apply the rule correctly ’’ are involved in each other in
such a way that such an answer is of no help. Some people could very well
continue in a deviant way and maintain nevertheless that they do the same
thing as what they have done from the beginning, a situation which suggests
the possibility of the ‘‘ sceptical paradox ’’ which Kripke questions. An impor-
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tant aspect of Wittgenstein’s solution of the paradox consists in pointing out


that, even in the case of mathematical rules, the content of the rule is neither
more nor less determined than the practice of applying the rule. Here, the
sceptic reflects as if the content of the rule, however determinate it may be,
could still imply a partial or even complete indetermination in the way of
applying it. What Wittgenstein means seems to be, precisely, that the rule does
not possess the kind of distance and independence which could engender a
genuine skeptical problem.

KEY WORDS : Application. Identity. Paradox. Recurrence. Rule. Skepticism.


Uniformity.

Faire « la même chose »

Lorsque nous cherchons à expliquer en quoi consiste le fait d’appliquer


un même concept à différents objets ou une même règle à différents cas
particuliers, nous sommes confrontés avec le problème de la description
d’une pratique qui consiste à faire à chaque fois et un nombre indéfini de fois
« la même chose ». La tentation qui se présente immédiatement à l’esprit est
celle qui nous incite à dire que le concept ou la règle ont été appliqués
correctement à un cas nouveau si et seulement si on a réellement fait la même
chose que ce qu’on avait toujours fait jusque là. L’objection bien connue de
Wittgenstein est que les concepts de ce en quoi consiste le fait de faire la
même chose et le fait d’appliquer correctement la règle dans un cas qui ne
s’est pas encore présenté sont impliqués l’un dans l’autre d’une manière telle
que nous ne pouvons pas nous servir du premier pour donner une explica-
tion non triviale du deuxième : « Le mot « concordance » et le mot « règle »
sont apparentés l’un à l’autre, ils sont cousins. Le phénomène de la concor-
dance et celui de l’agir d’après une règle sont liés entre eux » (BGM,
p. 344). Lorsque nous appliquons une technique de calcul, « nous jugeons
l’identité et la concordance d’après les résultats de notre calcul, c’est pour-
quoi nous ne pouvons pas expliquer le calcul à l’aide de la concordance »
(BGM, p. 228). Dire que le résultat du calcul est tel ou tel et dire que c’est le
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 481

résultat qui concorde avec la règle et avec les applications qui ont été faites
jusqu’à présent de celle-ci revient, en fait, exactement au même. Faire pour
un cas nouveau la même chose qu’auparavant veut dire, en fait, simplement
faire ce que dit la règle dans le cas concerné : « Fais la même chose ! » Mais,
ce disant, je dois en fait montrer la règle. Il doit donc déjà avoir appris à

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appliquer celle-ci. Car que signifie sans cela son expression pour lui ? » (Z,
§ 305).
Wittgenstein considère qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre
le problème d’une nouvelle application d’un mot comme « rouge » à une
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couleur et celui que pose une nouvelle application de la règle « Ajoutez 2 » à


un nombre. Il dit que la question : « Comment sais-je que, dans la continua-
tion de la suite + 2, je dois écrire « 2004, 2006 », et non pas « 2004, 2008 » ? est
semblable à la question « Comment sais-je que cette couleur est ‘rouge’ ? »
(BGM, p. 36) Et il n’y a pas lieu non plus, à ses yeux, de faire une distinction
entre le cas où « faire la même chose » ou « continuer de la même façon »
veulent dire simplement répéter le même nombre, comme dans le cas de la
continuation de la suite constante : 2, 2, 2, ...., et celui dans lequel ils veulent
dire répéter la même opération à propos de nombres qui sont à chaque fois
différents, comme dans le cas de la continuation de la suite : 1, 4, 9, 16, 25, ....
Si quelque chose comme une interprétation, une intuition ou une décision
est nécessaire pour déterminer ce qui doit être fait à chaque étape dans le
deuxième cas, il ne l’est, contrairement à ce qu’on est tenté de croire au
premier abord, pas moins dans le premier : « Suivre une règle de transfor-
mation n’est pas plus problématique que suivre la règle : ‘Continuez à écrire
à chaque fois la même chose’. Car la transformation est une espèce d’iden-
tité » (BGM, p. 331).
On peut, il est vrai, avoir l’impression de disposer, pour l’identité, d’au
moins un « paradigme infaillible », qui est constitué par l’identité d’une
chose avec elle-même. Mais, comme le fait remarquer Wittgenstein, ce
paradigme ne nous est d’aucune utilité, lorsque nous devons décider à
propos de deux choses si elles peuvent ou non être considérées comme étant
la même chose : « Donc deux choses sont identiques quand elles sont comme
l’est une chose ? Et comment dois-je à présent appliquer ce que me montre
l’une des choses au cas des deux ? » (PU, § 215). Il est donc tout à fait illusoire
de s’imaginer que l’on dispose d’un paradigme infaillible de ce qu’on appelle
« faire la même chose », lorsque le résultat de l’application de la règle est
toujours le même, comme dans le cas de la suite constante 2, 2, 2, ..., même
si ce n’est peut-être pas le cas lorsqu’il varie à chaque fois, comme dans le cas
de la suite 1, 4, 9, 16, 25, ... Car on doit, même dans le premier cas, décider
si deux choses différentes que l’on a faites ont consisté ou non à faire la même
chose. « ... Comment sais-je, demande Wittgenstein, qu’après le 500-ième 2
je dois écrire ‘2’ ? Qu’à cette place ‘2’ est, en effet, le même nombre ? »
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(BGM, ibid.) On peut avoir l’impression que ce que je dois écrire a été
déterminé une fois pour toutes et de façon particulièrement explicite pour
toutes les places, puisque je dois, à chaque fois, écrire simplement « le même
nombre ». Autrement dit, il n’y a apparemment pas, en pareil cas, le hiatus
qui pourrait exister entre l’intention générale qui résulte de la compréhen-

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sion de la règle et l’application qui est faite de celle-ci à tel ou tel cas
particulier qui n’a pas encore été envisagé. Mais Wittgenstein pense que la
différence est illusoire. A supposer, en effet, que l’on puisse réellement dire
que, dans le cas de la suite 2, 2, 2, ..., une intention particulière a été formée
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à l’avance pour tous les cas qui sont susceptibles de se présenter, le même
problème d’interprétation, s’il y a un problème de ce genre, risque de se
poser, au moment de l’exécution, pour cette intention particulière que pour
l’intention générale. Pour que je puisse continuer correctement, il n’est pas
nécessaire que j’aie déjà au préalable effectué en pensée toutes les étapes,
mais cela ne serait pas non plus, suffisant si c’était possible.
Ce que Wittgenstein veut dire est, entre autres choses, que la réponse
correcte à ce type de problème (faire pour un cas nouveau « la même chose »
que ce qu’on a déjà fait pour les cas anciens) est déterminée, dans le cas de
l’application de règles mathématiques strictes et explicites, d’une manière
qui ne diffère pas fondamentalement de celle dont elle l’est dans le cas de
l’application des règles, en principe beaucoup moins strictes et générale-
ment pas du tout explicites, qui gouvernent l’usage des mots de la langue
familière. Les règles du premier type donnent l’impression d’avoir disposé
par elles-mêmes une fois pour toutes de tous les cas qui peuvent se présenter
et de tous les problèmes d’application qui pourraient éventuellement se
poser, alors que celles du deuxième type ne déterminent, semble-t-il, que
partiellement ce qui doit être considéré comme une application correcte.
Wittgenstein estime pourtant que, dans les deux cas, nous ne pouvons parler
de la « bonne » réponse sans nous référer à une certaine pratique concor-
dante de l’utilisation de la règle dans des situations nouvelles. Pas plus dans
le cas des règles mathématiques que dans celui des règles de la deuxième
espèce, la correction de l’application n’est déterminée « en soi »,c’est-à-dire
indépendamment d’une certaine contribution de notre part.
Dans les Remarques sur les fondements des mathématiques, Wittgens-
tein observe que le concept d’une règle mathématique et de ce que c’est que
suivre une règle mathématique n’est pas lui-même un concept mathémati-
que. Il est, comme le concept de ce que c’est que suivre une règle en général,
intrinsèquement lié à une activité humaine spécifique : « Le concept de la
règle de formation d’une fraction décimale infinie n’est ¢ naturellement ¢
pas un concept spécifiquement mathématique. C’est un concept en liaison
avec une activité fermement déterminée dans la vie humaine. Le concept de
cette règle n’est pas plus mathématique que le concept : suivre la règle. Ou
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encore : ce dernier n’est pas défini de façon moins stricte que le concept
d’une telle règle lui-même. ¢ De fait, l’expression de la règle et son sens ne
sont qu’une partie du jeu de langage : suivre la règle » (BGM, p. 409). Ce
serait donc une erreur complète de croire que le concept de la règle peut être
complètement déterminé, alors que celui de ce qu’on appelle « suivre la

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règle » ne l’est que partiellement ou pas du tout. La règle ne peut justement
pas être plus déterminée que ne l’est la pratique qui consiste à la suivre ;
mais elle ne l’est pas non plus moins qu’elle, ce qui, d’une certaine façon,
constitue l’essentiel de la réponse à apporter au sceptique qui se demande
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comment la règle, dissociée de son application et considérée indépendam-


ment d’elle, peut déterminer celle-ci.
Dire que le concept de ce que c’est que suivre une règle mathématique
n’est pas lui-même un concept mathématique, est une façon d’écarter la
tentation que l’on pourrait avoir de s’imaginer qu’il y a des règles qui,
comme les règles mathématiques, disposent en quelque sorte de la capacité
de s’appliquer elles-mêmes, en ce sens qu’elles ont déjà tout réglé indépen-
damment de nous et de nos actions. Le concept de ce que c’est qu’appliquer
la règle reste, dans ce cas-là comme dans n’importe quel autre, essentielle-
ment celui d’une pratique que nous appelons ainsi. Il y a une alliance
naturelle entre la conception platonicienne des règles, considérées comme
ayant un contenu déterminé en soi et indépendamment de la façon dont nous
pourrions être amenés à les appliquer, et une conception mécaniste de la
façon dont elles s’appliquent à ce que nous faisons, puisque, si la règle a
véritablement le genre de contenu que nous croyons pouvoir lui attribuer, la
pratique de l’application correcte ne peut être que le résultat plus ou moins
mécanique de l’action exercée par la règle elle-même en vertu de ce contenu,
plutôt que des actions spécifiques du sujet qui l’applique. À cela Wittgens-
tein objecte que le contenu de la règle ne possède pas ce genre d’indépen-
dance par rapport à la pratique de l’application et que, par conséquent, les
règles n’ont pas le pouvoir explicatif que nous avons tendance à leur attri-
buer, lorsque nous les considérons comme des autorités indépendantes, dans
ce sens-là. Comme le dit David Pears : « Si ces règles ne peuvent se montrer
que dans la pratique qui consiste à leur obéir, alors cette pratique contri-
buera à fixer leur contenu, et l’idée traditionnelle qu’une règle écrite est une
autorité indépendante devra être remplacée par quelque chose de
meilleur » 1. Comme on l’a vu, Wittgenstein consacre une attention tout à
fait spéciale au cas des règles mathématiques, précisément parce qu’elles
semblent à première vue constituer l’exception qui, si l’on peut dire,
échappe à cette règle.
Il résulte déjà de la simple constatation que, même dans le cas des règles
mathématiques, l’expression de la règle et son sens ne sont tout de même
1. David P, « Wittgenstein’s Naturalism », in The Monist, 78, 1995, p. 414.
484 J. BOUVERESSE

qu’une partie du jeu de langage qui consiste à suivre la règle, que, même si les
règles qui gouvernent l’usage du langage étaient des règles « mathémati-
ques » et si l’idée, qui a été contestée systématiquement par Wittgenstein,
que parler un langage consiste à effectuer un calcul selon des règles strictes
avait une plausibilité réelle, elle ne pourrait remédier de façon décisive au

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sentiment d’insécurité, proche de la panique, que nous éprouvons, lorsque
nous devons affronter dans toute sa radicalité la question de savoir sur quoi
reposent exactement la régularité et la concordance remarquables que nous
observons dans la pratique des utilisateurs du langage et la conviction
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qu’elles continueront à exister, à moins d’un accident tout à fait imprévisi-


ble, dans le futur.
Une des idées centrales de la philosophie du langage de Wittgenstein est
que « l’application d’un mot n’est pas limitée de toutes parts par des règles »
(PU, §§ 68, 84) ou encore que l’on peut utiliser un concept d’une manière
telle que « l’extension du concept n’est pas fermée par une limite » (PU, §
68). En fait ¢ et c’est ce qui se passe avec la plupart de nos concepts ¢ « il n’est
pas naturel de tracer une limite conceptuelle là où il n’y a pas de justification
particulière pour elle, où des ressemblances nous entraînent toujours
au-delà de la ligne qui a été arbitrairement tirée » (BPP2, § 628). Cela
signifie, pour dire les choses à la façon de Travis, que, « d’une certaine façon,
la sémantique présente d’un élément laisse son ‘application future’ ¢ et de ce
fait au moins certaines de ses propriétés sémantiques évaluatives ¢ ouver-
tes » 2. Mais, d’un autre côté, n’y a-t-il pas aussi le cas du jeu « qui est limité
de toutes parts par des règles ? Dont les règles ne laissent pénétrer aucun
doute ; lui bouchent tous les trous » (PU, § 84). Or le paradoxe sceptique que
des interprètes comme Kripke ont cru pouvoir tirer des textes de Wittgens-
tein a apparemment pour effet d’établir que, même dans le cas de signes dont
l’application semble bien avoir été délimitée de toutes parts par des règles
(comme c’est le cas, par exemple, pour le signe arithmétique « + ») et ne
laisser subsister aucun trou par lequel pourraient se glisser une hésitation ou
un doute quelconques, il se pourrait que rien n’ait été, en réalité, véritable-
ment déterminé et que la sémantique apparemment tout à fait stricte et
explicite qui a été conférée au signe laisse, là aussi, l’application future
ouverte, en un sens qui est cette fois beaucoup plus radical et plus dramati-
que que celui auquel on peut dire que les règles qui gouvernent l’usage d’un
mot de la langue usuelle, si elles ont décidé certaines choses, n’ont cependant
généralement pas tout décidé.
Selon une représentation courante que l’on se fait de la manière dont un
mot de la langue usuelle signifie, il semblerait que la signification qui a été
attribuée initialement au mot doive prescrire un usage approprié pour toutes
2. Charles T, The Uses of Sense, Wittgenstein’s Philosophy of Language, Clarendon
Press, Oxford, 1989, p. 15.
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 485

les circonstances possibles et imaginables dans lesquelles le mot est suscep-


tible d’être utilisé un jour. Ce qui signifie que les circonstances en question,
en dépit de leur imprévisibilité foncière et de leur infinie diversité, doivent
d’une manière ou d’une autre avoir été prévues au départ et envisagées
implicitement au moment précis où le mot a reçu la signification qu’il a.

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Corrélativement, l’appréhension de la signification est supposée inclure,
d’une façon qui ne peut pas ne pas sembler tout à fait mystérieuse, une sorte
de prise en considération anticipée et instantanée de toutes les circonstances
dans lesquelles la question de l’usage pourrait un jour ou l’autre se poser et
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une indication de la réponse appropriée à chacune d’entre elles. Cette


conception est suffisamment implausible pour obliger à prendre au sérieux
l’idée que, même si, dans des circonstances données, un usage déterminé
s’impose immédiatement comme étant le seul qui soit conforme à la signifi-
cation que l’on a donnée au mot et à la manière dont on l’a toujours
utilisé jusqu’ici, cela n’a peut-être pas de sens de supposer que cet usage
avait été déterminé en un sens quelconque avant que la question ne se pose,
c’est-à-dire avant que les circonstances en question ne se présentent effecti-
vement. On devrait probablement dire, en pareil cas, que, bien que l’usage
résulte malgré tout bel et bien de la signification initiale, il n’y était cepen-
dant pas contenu au départ, en tout cas pas de la façon dont un objet peut être
contenu dans un tiroir en attendant d’en être sorti. Il y a donc un sens auquel
les usages futurs peuvent être considérés comme contenus dans la significa-
tion et également un sens auquel ils ne semblent pas pouvoir l’être réelle-
ment. Et il n’est pas plus facile de se représenter le fait exorbitant que
constituerait la présence virtuelle dans la signification elle-même de la
multiplicité potentiellement infinie des usages qui attendent simplement
des circonstances appropriées pour s’actualiser, que de comprendre com-
ment les usages en question pourraient être déterminés par la signification et
cependant ne pas y être contenus.
Le sens d’un mot est supposé déterminer (et déterminer, dans le cas
idéal, complètement) ses applications futures. Mais pourquoi la signification
d’un mot ne dépendrait-elle pas également jusqu’à un certain point de ses
applications futures ? Considérons par exemple le problème suivant, que
discute Travis : « Imaginons que nous soyons au moment de l’introduction
(fictionnelle) du mot ‘chair’ en anglais (par l’Académie Anglaise). Ne
sachant pas ce que sera son histoire future, nous ne pourrions pas dire à ce
moment-là s’il dira à présent quelque chose de vrai à propos de mon fauteuil
(armchair). Ce fait pourrait suggérer une idée. Nous pensons que la signifi-
cation de ‘chair’ est fixée d’une certaine façon par son usage passé. Mais
pourquoi devrions-nous avoir une prévention en faveur de ce sens particulier
du temps ? Pourquoi la sémantique de ‘chair’ ne devrait-elle pas dépendre
aussi bien des façons dont il sera utilisé dans le futur ? Les usages futurs, par
486 J. BOUVERESSE

exemple, pourraient nous donner une raison de réviser nos conceptions


concernant ce que ‘chair’ a réellement dit depuis le commencement »
(op. cit., p. 16). Nous parlons couramment de ce qu’un mot signifiait à un
moment donné et de la façon dont sa signification a changé à un moment ou
à un autre. Mais le propre des assertions du type « x signifie y » est aussi de

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pouvoir être et d’être généralement utilisées de façon intemporelle et comme
si, ce qui, dans la sémantique d’un mot, n’apparaîtra peut-être qu’avec le
temps pouvait correspondre à quelque chose qu’il a en réalité toujours déjà
signifié.
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Certains faits concernant la signification d’un terme (ce que le terme


voulait dire depuis le moment où il a été introduit) pourraient donc dépen-
dre de façon essentielle de l’histoire de son usage. Un fait de cette sorte, qui
dépend d’un usage qui n’a pas encore eu lieu à l’heure qu’il est, ne pourrait
pas compter à présent comme un fait, même si, par ailleurs, au moment où
il comptera comme un fait, ce sera comme un fait concernant ce que la
sémantique du mot est à présent et ce qui est impliqué par le fait qu’il ait en
ce moment cette sémantique. Mais quelqu’un qui dirait en ce moment que
c’est un fait ne dirait pas une vérité. Il y a donc de bonnes raisons de
considérer l’usage lui-même comme « un facteur dont dépend la sémantique
d’un élément » (ibid., p. 17). Et cette idée que nous devons admettre une
certaine sensibilité de la signification à l’usage et en même temps trouver le
moyen de la concilier, si possible, avec celle d’une détermination (que l’on
aurait a priori de bonnes raisons de considérer comme unilatérale) de l’usage
par la signification est à l’origine d’une question cruciale qui constitue
certainement l’une des plus difficiles et les plus importantes que Wittgens-
tein ait léguées à la philosophie du langage contemporaine.
On pourrait dire que l’auteur des Recherches philosophiques, dans ses
réflexions sur la question des règles, soulève, en fait, deux problèmes
majeurs entre lesquels il existe une certaine symétrie. Le premier est qu’il
n’y a pas de raison de s’attendre à ce que les intuitions de correction qui se
manifestent dans l’usage puissent être justifiées dans tous les cas par des
règles préexistantes. Comme le rappelle Thomas Nagel : « Il est important de
reconnaître que, si les gens ne suivent pas consciemment certaines règles qui
peuvent être énoncées dans un certain domaine d’activité, il n’y a pas de
garantie que l’on puisse découvrir des règles dont il est possible de dire qu’ils
les suivent inconsciemment ¢ des règles qui sont telles qu’ils se conduisent
comme s’ils les suivaient inconsciemment et auxquelles leurs jugements
d’usage correct et incorrect se conforment. » 3 Le deuxième problème est
que, si le paradoxe sceptique concernant les règles mérite d’être pris au
3. Thomas N, « Freud’s Anthropomorphism », in Philosophical Essays on Freud,
edited by Richard Wollheim and James Hopkins, Cambridge University Press, Cambridge,
1982, p. 237.
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 487

sérieux, il n’y a pas non plus de garantie que même des règles énoncées
explicitement et suivies consciemment déterminent une notion de correc-
tion correspondante et des intuitions de correction concordantes chez les
sujets qui appliquent les règles en question.
McDowell décrit de la façon suivante le genre de représentation de ce

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qu’est une pratique gouvernée par des règles, que Wittgenstein voudrait
nous persuader d’abandonner :
Ce qui compte comme consistant à faire la même chose, à l’intérieur de la
pratique en question, est fixé par ses règles. Les règles tracent des rails suivant
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lesquels l’activité correcte à l’intérieur de la pratique doit se dérouler. Ces rails


sont là de toute manière, indépendamment des réponses et des réactions pour
lesquelles on acquiert une propension lorsqu’on apprend la pratique elle-même ;
ou, pour exprimer l’idée de façon moins métaphorique, il est possible en principe
de discerner, d’un point de vue indépendant des réponses qui caractérisent un
individu qui participe à la pratique, qu’une suite de mouvements corrects
effectués dans la pratique constitue réellement un cas dans lequel on aura
continué à faire la même chose. Acquérir la maîtrise de la pratique est représenté
comme une chose analogue à une opération consistant à engager des rouages
mentaux sur ces rails qui existent objectivement 4.

Wittgenstein ne conteste pas qu’une certaine réalité psychologique (ou


neurophysiologique) puisse éventuellement correspondre à cette image ou à
d’autres du même genre, mais soutient que, même si c’était le cas, cela ne
pourrait être le genre de chose qui nous intéresse : « ‘‘ Pour peu qu’il ait vu
la bonne chose (das Richtige), celle des relations en nombre infini que je
cherche à lui faire comprendre, ¢ une fois qu’il l’a simplement appréhendée,
alors il continuera à présent correctement la suite sans rien de plus. Je
concède qu’il ne peut que deviner (deviner intuitivement) cette relation que
je veux dire (die ich meine) ¢ mais si c’est réussi, alors le jeu est gagné. ’’ Mais
cette ‘bonne chose’ que je veux dire n’existe pas du tout. La comparaison est
fausse. Il n’y a pas ici pour ainsi dire un rouage, qu’il doit saisir, la bonne
machine qui, une fois choisie, le mène automatiquement plus loin. Il se
pourrait effectivement que quelque chose de ce genre ait lieu dans notre
cerveau, mais cela ne nous intéresse pas » (Z, § 304).
Il y a à coup sûr une différence majeure entre le cas d’un signe comme le
signe « + », dont l’usage peut, semble-t-il, être décrit complètement à l’aide
de règles et enseigné de cette manière, et celui d’un mot de la langue
naturelle, pour lequel ce genre de chose n’est guère concevable. Comme le
dit Wittgenstein, nous apprenons à utiliser les mots dans des circonstances
(plus ou moins) déterminées ; mais ces circonstances ne nous ont pas été
4. John McD, « Non-Cognitivism and Rule-Following », in Wittgenstein : to Follow a
Rule, edited by Steven H. Holtzman and Christopher M. Leich, Routledge & Kegan Paul,
Londres, Boston et Henley, 1981, p. 145-146.
488 J. BOUVERESSE

décrites au départ, lors de l’apprentissage, et nous ne sommes généralement


pas non plus capables de les décrire nous-mêmes. Il n’est même pas du tout
certain qu’il puisse exister quelque chose comme une description générale
(pour ne rien dire de la possibilité d’une explication « scientifique » générale)
de l’usage d’un mot :

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La description de l’usage d’un mot. Le mot est prononcé ¢ dans quel environ-
nement ? Nous devons donc trouver quelque chose de caractéristique dans ces
occasions individuelles, une espèce de régularité. Or nous n’apprenons pourtant
pas l’usage du mot à l’aide de règles. Comment pourrais-je donc donner à
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quelqu’un une règle lui indiquant quels sont les cas dans lesquels il doit dire qu’il
a mal ! Mais il y a, en revanche, une régularité APPROXIMATIVE dans l’usage
qu’un homme fait effectivement du mot.
Je veux donc dire : il n’est pas dit de prime abord qu’il y a quelque chose
comme ‘une description générale de l’utilisation d’un mot’.

Et s’il y a tout de même bien quelque chose de ce genre, ¢ alors il n’est pas dit
jusqu’à quel point une telle description doit être déterminée (LSPP1, p. 968-
969).

Il est, cependant, naturel de supposer que, dans le cas d’une pratique


qui, comme celle du langage, ne peut être codifiée entièrement de façon
explicite, la connaissance de la règle générale peut être remplacée par
quelque chose comme l’appréhension d’un universel, qui est supposée
donner lieu à la mise en place d’un mécanisme du même genre, susceptible
de maintenir l’usage sur des rails qui existent indépendamment de lui.
L’« idée générale » que l’utilisateur du mot est censé avoir dans l’esprit est
conçue comme un mécanisme hypothétique, « que nous tendons à considé-
rer comme statique et en même temps comme conditionnant ce qui va se
passer. La notion que nous en avons est celle d’un mécanisme, de l’existence
duquel il suit que nous allons utiliser un mot général de cette façon-ci ou de
celle-là. Nous avons l’idée fausse que l’usage d’un mot est analogue au fait de
tirer un fil enroulé sur une bobine : il est là tout entier et il n’y a qu’à le
dérouler » (WLC 1932-1935, p. 83).
L’image critiquée par Wittgenstein comporte deux composantes. D’une
part, les rails qui déterminent, indépendamment de ce que qui que ce soit
pourrait faire et sur une distance potentiellement infinie, en quoi consiste le
fait de faire, pour chaque cas particulier, la même chose que pour tous les cas
précédents. Dans la conception platonicienne que l’on se fait le plus souvent
de la nature de la signification, de la règle et de la signification de la règle, ces
rails existeraient, même si personne ne suivait la règle. Mais il y a, d’autre
part, le mécanisme mental qui constitue le résultat de l’apprentissage réussi
et qui, après avoir mis initialement le sujet sur les rails, est supposé être
capable, si tout se passe normalement, de l’y maintenir : il doit, avec toutefois
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 489

une certaine marge d’erreurs ou de déviations (de « déraillements ») possi-


bles, imposer une direction constante aux actions du sujet engagé dans la
pratique. Comprendre une instruction comme « Ajoutez 2 » est une chose
qui dépend de l’existence d’un mécanisme psychologique qui, à certaines
possibilités de dysfonctionnement près, détermine le comportement de

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l’utilisateur à peu près de la même manière qu’une loi naturelle détermine le
comportement régulier d’un objet inanimé. Et dire que quelqu’un a compris
l’instruction, c’est faire l’hypothèse que son comportement est et restera
dirigé par un mécanisme psychologique approprié de cette espèce.
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Lorsqu’on la considère d’un peu plus près, l’image ne tarde pas à se


révéler assez confuse. Au moment où le sujet a compris, son esprit a été en
quelque sorte « mis sur les rails » de l’application correcte, ce qui, comme dit
McDowell, signifie que des rouages mentaux ont été engagés sur les rails en
question. À partir de là, bien entendu, il n’est besoin d’aucun mécanisme
particulier pour maintenir l’esprit dans la bonne direction. Il lui suffit de se
laisser aller simplement sur les rails. Il faut, naturellement, un mécanisme de
propulsion pour le faire avancer. Mais ce mécanisme, s’il y en a un, n’a pas de
rapport direct avec l’application de la règle. Ce n’est pas la règle qui nous fait
agir. Elle détermine seulement la façon dont nous devons agir, si nous
voulons le faire conformément à la règle. Et, pour ce qui est rails, qui ont,
eux, un rapport direct avec l’intériorisation de la règle, il est clair que des
rouages mentaux ne semblent pouvoir être engagés que sur des rails qui sont
également mentaux. De sorte qu’il faut supposer que c’est dans l’esprit
lui-même que des rails sont désormais tracés sur une distance infinie, même
si nous avons tendance à croire en même temps qu’ils existent objective-
ment, d’une façon qui n’implique aucune référence aux actions d’un esprit
quelconque. Quand nous disons : « La règle signifie qu’après 1000, on doit
écrire 1002, 1004, etc. », c’est-à-dire : « Les rails mènent à cet endroit-là ou
passent par ces points-là », il n’est évidemment pas question d’un esprit et de
la trajectoire qu’il pourrait être amené à suivre dans une tentative d’applica-
tion de la règle.
L’image suggère que, lorsque je dis « J’ai compris » ou « Je peux mainte-
nant continuer », je veux dire quelque chose comme « Je suis maintenant sur
les (bons) rails ». Et « être sur les rails » est compris comme un état, que je
suis capable d’identifier et d’où résulte ou en quoi consiste ma capacité
d’appliquer ensuite correctement la règle. Dans certains cas, « Je peux
continuer » semble signifier la même chose que « Je connais la formule ». Par
exemple, quelqu’un écrit la suite de chiffres 1, 5, 11, 19, 29. J’essaie
différentes formules algébriques pour voir si elles conviennent ou non.
Lorsque le nombre 19 est écrit, j’essaie la formule a n = n 2 + n ¢ 1. Le nombre
29 qui est écrit ensuite confirme ma supposition (BrB, p. 112). Wittgenstein
discute la question de savoir si l’on peut dire que les deux expressions « Il
490 J. BOUVERESSE

connaît la formule » et « Il peut continuer » signifient réellement la même


chose. À première vue, ces deux expressions n’ont pas le même sens, parce
que « Il peut continuer » semble contenir nettement plus de choses que « Il
connaît la formule ». Il semble, d’ailleurs, contenir également plus que ne
pourrait le faire la description de n’importe lequel des autres processus qui

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ont pu avoir lieu et auxquels nous nous référons pour dire que quelqu’un est
désormais capable de continuer. On est tenté de dire que c’est seulement
dans certaines circonstances que « Il connaît la formule » peut être considéré
comme réellement synonyme de « Il peut continuer ». Mais il serait tout à fait
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vain d’essayer de donner a priori une liste complète de ces circonstances qui
doivent être réalisées en plus de l’occurrence de la phrase « Je connais la
formule », pour que l’on puisse conclure qu’il est désormais capable de
continuer. Ce que Wittgenstein trouve suspect est la tendance que nous
avons à croire qu’il y a un état ou un processus déterminé, qui correspond à
ce qu’on appelle la « capacité de continuer » et qui a un caractère plus ou
moins caché, ce qui fait que nous ne disposons jamais pour l’atteindre que de
phénomènes concomitants accessoires ou de symptômes, qui peuvent tou-
jours être trompeurs. C’est, bien entendu, cette tendance à considérer la
compréhension comme un état ou un processus caché qui est à l’origine de
l’idée qu’on ne peut jamais savoir avec certitude si quelqu’un a ou non
compris la règle. À cela Wittgenstein répond que les autres choses dont nous
pouvons avoir besoin, en plus de l’occurrence de la phrase « Je connais la
formule », pour nous sentir autorisés à affirmer que quelqu’un peut désor-
mais continuer, ne sont nullement des choses cachées et sont, en fait,
exactement sur le même plan qu’elle. Nous n’avons pas besoin d’accéder à
un niveau supérieur ou de descendre à un niveau plus profond que celui des
circonstances concomitantes et de ce qu’on peut appeler l’environnement de
la déclaration : « Nous sommes justifiés dans le fait de dire que la phrase « Il
peut continuer... » a une signification différente de celle-ci : « Il connaît la
formule ». Mais nous ne devons pas imaginer que nous pouvons trouver un
état de choses particulier ‘auquel la première phrase fait référence’, qui est
situé pour ainsi dire sur un plan supérieur à celui des occurrences spéciales
(telles que connaître la formule, imaginer certains termes ultérieurs, etc.)
qui ont lieu » (BrB, p. 115).
Cela amène Wittgenstein à mettre en question la tendance générale que
nous avons à parler d’un état présent hypothétique dont découle ce qui va
être fait ensuite, la raison de cette méfiance étant, bien entendu, le fait que
l’état en question risque d’être conçu comme n’étant pas seulement hypo-
thétique, mais également intrinsèquement caché. Ce dont il faut se persua-
der est que la compréhension n’est justement pas un état ou un processus
caché et qu’il n’y a donc pas de place réelle pour la question sceptique que
cela pourrait susciter, si c’était le cas. Wittgenstein constate que :
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 491

Nous sommes fortement enclins à utiliser la métaphore de quelque chose qui


se trouve dans un état particulier pour dire que quelque chose peut se conduire
d’une manière particulière. Et ce mode de représentation, ou cette métaphore,
sont incorporés dans les expressions ‘Il est capable de ...’, ‘Il est capable de
multiplier de grands nombres de tête’, ‘Il sait jouer aux échecs’ : dans ces phrases
le verbe est utilisé au temps présent, ce qui suggère que les phrases en question

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sont des descriptions d’états qui existent au moment où nous parlons.
La même tendance se manifeste dans le fait que nous appelons la capacité de
résoudre un problème mathématique, la capacité d’apprécier un morceau de
musique, etc., certains états de l’esprit ; nous ne voulons pas dire par cette
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expression ‘phénomènes mentaux conscients’. Ce qui est vrai est plutôt qu’un
état de l’esprit dans ce sens est l’état d’un mécanisme hypothétique, un modèle de
l’esprit destiné à expliquer les phénomènes mentaux conscients. (Des choses
telles que des états mentaux inconscients ou subconscients sont des caractéristi-
ques du modèle de l’esprit.) D’une façon qui est également analogue, nous ne
pouvons pratiquement pas nous empêcher de concevoir la mémoire comme une
espèce d’entrepôt. Remarquez aussi à quel point les gens sont sûrs qu’à la
capacité d’additionner ou de multiplier ou de réciter un poème par cœur il doit
correspondre un état du cerveau de la personne, bien que, d’un autre côté, ils ne
sachent à peu près rien sur ce genre de correspondances psycho-physiologiques.
Nous regardons ces phénomènes comme des manifestations de ce mécanisme, et
leur possibilité est la construction particulière du mécanisme lui-même (BrB,
p. 117-118 ; cf. le texte un peu différent de la version allemande du Brown Book,
Eine philosophische Betrachtung, p. 170).

En dehors du fait qu’il s’agit, Wittgenstein ne le conteste pas, d’un mode


d’expression extrêmement naturel et même presque irrésistible, nous
devons nous demander pourquoi nous nous laissons si facilement convaincre
que seul un état qui existe dès à présent et que nous serions capables
d’atteindre directement pourrait nous justifier réellement dans le fait de dire
que quelqu’un a compris ou qu’il peut désormais continuer correctement.
C’est une situation très classique en philosophie. Nous avons l’impression
que le seul fait qui pourrait rendre vraie notre assertion est justement un fait
auquel nous ne pouvons accéder que de façon détournée et avec une part
d’incertitude qui reste beaucoup trop grande et même peut-être totale. Dans
la Grammaire philosophique, Wittgenstein remarque à propos de la façon
très naturelle et très tentante dont nous avons l’habitude de nous représenter
les choses : « Je peux avoir dans la tête les possibilités d’application d’un mot
au sens auquel un joueur d’échecs a dans la tête toutes les règles du jeu
d’échecs ; mais en même temps également l’alphabet et la table de multipli-
cation. Le savoir est le réservoir hypothétique d’où coule l’eau que l’on voit »
(PG, p. 49). Dire qu’il y a quelque chose d’irréductiblement métaphorique
dans des idées comme celle du mécanisme psychologique sous-jacent ou
celle du réservoir hypothétique d’où coule l’action, signifie que ce mode
d’expression, qui s’impose irrésistiblement à nous, devient immédiatement
492 J. BOUVERESSE

problématique lorsque nous essayons de l’interpréter comme une descrip-


tion littérale de ce qui se passe, c’est-à-dire de comprendre comment une
description statique de l’état présent que nous postulons peut constituer en
même temps une description anticipée de l’usage futur.
Un mécanisme empirique (par exemple, psychologique) peut fournir

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une explication causale des actions dont il détermine l’effectuation. Mais il
ne peut rendre compte par lui-même de la distinction qui est faite, sur la base
de la compréhension de la règle, entre une action qui est en accord avec la
règle et une action qui ne l’est pas :
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Par exemple, l’idée d’une plante est supposée me rendre capable d’identifier
quelque chose comme une plante, d’apporter une plante lorsqu’on me l’ordonne,
de définir ‘plante’, etc. ; et ces phénomènes sont considérés comme étant en
accord ou en désaccord avec l’idée. Si, par ‘idée générale’, nous entendons la
cause de l’accord et du désaccord, il n’y aurait pas de difficulté, car, dans ce
cas-là, l’idée serait une chose existante du genre d’un acide qui produit une
réaction d’un certain type. Mais nous ne voulons pas que la relation entre l’idée
et un phénomène qui est en accord ou en désaccord avec elle soit une simple
relation causale. La concordance que nous voulons n’est pas du tout une concor-
dance établie par l’expérience. Ce n’est pas une question d’expérience que de
savoir si une chose sera en accord avec notre idée générale, comme c’est le cas avec
un mécanisme à propos duquel nous ne pouvons formuler des prédictions en
toute certitude. Si nous considérons l’idée comme un phénomène naturel qui
peut faire des choses telles que celle qui consiste à nous rendre capables d’appli-
quer un mot général ou d’en donner une définition, l’examen auquel nous la
soumettons est psychologique. Nous sommes dans le domaine du ‘doit’. Mais
nous avons tort de considérer l’examen de l’idée générale comme consistant dans
un examen des causes et des effets d’un phénomène naturel (WLC 1932-1935,
p. 85).

La connexion qui existe entre la règle et ce qui constitue une application


correcte de la règle (et, de la même façon, entre la compréhension de la règle
et la reconnaissance d’une application particulière de la règle comme cor-
recte) est une connexion interne, établie a priori et, par le fait, indépendante
du genre de réactions que le mécanisme aura et de réponses qu’il produira le
moment venu. Un mécanisme du genre de celui auquel nous songeons peut
rendre compte éventuellement de l’aspect causal, mais non de l’aspect
proprement normatif de la capacité concernée. Comme le dit Wittgenstein,
une relation simplement causale établie entre une idée générale et un objet
qui lui correspond ou entre une règle que nous suivons et une action qui
concorde avec elle contredit notre idée de ce que c’est qu’utiliser une idée
générale ou appliquer une règle. Et la seule relation qui puisse résulter de
l’entrée en action d’un mécanisme réel (que celui-ci soit connu directement
ou, au contraire, simplement postulé) semble être précisément une relation
de ce genre.
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 493

La signification doit, croyons-nous, contenir déjà d’une certaine façon


l’usage futur et la connaissance (présente) de la signification celle de tous les
usages futurs. Nous avons donc tendance à considérer la compréhension
comme étant un état donné actuellement, d’où découlera le moment venu (si
tout se passe comme il faut) l’usage correct. Mais dire que la règle réussit la

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performance remarquable qu’elle réalise (la détermination de la totalité de
ses applications correctes) par le biais de la compréhension qui s’interpose
comme un intermédiaire essentiel entre la première et les secondes, ne nous
avance à rien, si la manière dont l’usage résulte de la compréhension doit être
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considérée finalement comme identique à celle dont une application parti-


culière peut résulter d’une formule générale. Une application correcte ou
une série quelconque d’applications correctes constituent tout au plus une
manifestation ou une conséquence de la compréhension, et non la compré-
hension elle-même. Mais si, lorsqu’on dit que la compréhension transcende
définitivement la série des applications correctes que l’on pourrait éventuel-
lement observer, en ce sens qu’elle constitue la source et l’explication de
toutes les applications correctes possibles, on veut dire simplement (et que
peut-on vouloir dire d’autre ?) qu’elle se rapporte à celles-ci à peu près
comme une formule générale aux cas particuliers, en nombre potentielle-
ment infini, qui en découlent, on se retrouve évidemment en présence du
même problème :
Posséder (innehaben) le système (ou également : le comprendre) ne peut pas
consister dans le fait que l’on continue la suite jusqu’à ce nombre-ci, ou jusqu’à
celui-là ; cela n’est que l’application de la compréhension. La compréhension
elle-même est un état d’où découle l’application correcte.
Et à quoi pense-t-on ici au juste ? Ne pense-t-on pas à la déduction d’une suite
à partir de son expression algébrique ? Ou en tout cas à quelque chose d’analo-
gue ? Mais c’est en vérité déjà là que nous nous trouvions. Nous pouvons bien
justement imaginer plus d’une application d’une formule algébrique ; et tout
mode d’application peut assurément à nouveau être consigné algébriquement,
mais cela ne nous mène évidemment pas plus loin. L’application reste un critère
de la compréhension (PU, § 146).

La difficulté provient ici du fait que la règle détermine a priori et de


façon intemporelle ce qui s’accorde avec elle dans tous les cas qui pourraient
se présenter et en même temps donne l’impression de ne pouvoir gouverner
l’usage étendu dans le temps qu’à la condition de légiférer en quelque sorte
de façon nouvelle et spécifique pour chaque cas nouveau. La réponse de
Wittgenstein consiste, sur ce point, à remarquer que l’essence de la règle est
justement d’abolir en un certain sens purement et simplement la distinction
qui existe, du point de vue de l’histoire de l’application, entre les cas
nouveaux et les cas anciens ou, en tout cas, de la dépouiller à la fois de toute
pertinence réelle et de tout caractère problématique. Comme l’écrivent
494 J. BOUVERESSE

Baker et Hacker, qui accusent les interprètes comme Kripke de se laisser


prendre aux « pièges de la nouveauté » (c’est-à-dire, du problème que semble
représenter l’application de la règle à des cas particuliers qui ne se sont pas
encore présentés) : « La chose importante dans l’idée qu’en apprenant à
additionner j’appréhende une règle n’est pas que la règle détermine de façon

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mystérieuse une réponse unique pour une multiplicité indéfinie de cas
nouveaux dans le futur (encore moins, que mes intentions le font). Nous
devrions dire plutôt que ce qui est important est qu’il est de la nature de
l’opération consistant à stipuler des règles que les cas futurs (de façon
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caractéristique) soient des cas anciens, que chaque application d’une règle
consiste à faire à nouveau la même chose. » 5

De quelle façon agissent les règles ?

Wittgenstein parle également de « métaphore » à propos de la tendance


que nous avons à dire que celui qui applique une règle est conduit ou se laisse
conduire par la règle (c’est, du reste, précisément ce que suggère l’idée des
rails qui ont été « posés » lors de l’apprentissage de la règle) :
Mais ne sommes-nous pas conduits par la règle ? Et comment peut-elle nous
conduire, étant donné que son expression peut bien être interprétée par nous de
cette façon et également d’une autre ? C’est-à-dire, étant donné qu’il est pourtant
vrai que des régularités différentes lui correspondent. Eh bien, nous sommes
enclins à dire qu’une expression de la règle nous conduit, nous sommes donc
enclins à utiliser cette métaphore (BGM, p. 347).

Le problème est que, lorsque nous considérons que nous avons fait
quelque chose « à cause de la règle » ou « parce que » la règle nous le disait,
nous avons l’impression que nous devrions pouvoir trouver dans ce qui s’est
passé au moment de l’action une expérience particulière (celle qu’aurait
justement, si l’on peut s’exprimer ainsi, un véhicule contraint de se déplacer
sur des rails), que l’on pourrait appeler l’expérience du « parce que » ou de
l’« influence » et que pourtant nous ne trouvons, dans ce que nous avons
expérimenté alors, aucun élément que nous serions disposés à appeler de ce
nom. Ce qui se passe est en réalité ceci : « J’aimerais dire : ‘‘ Je vis l’expé-
rience du parce que ’’. Mais non pas parce que je me souviens de cette
expérience ; c’est en fait parce qu’en réfléchissant sur ce que j’expérimente
dans un cas de ce genre, je regarde la chose à travers le milieu du concept
parce que (ou influence, ou cause, ou liaison) (PU, § 177). C’est seulement
après coup qu’intervient « l’idée de l’influence éthérée, insaisissable en
5. G. P. B and P. M. S. H, Scepticism, Rules and Language, B. Blackwell,
Oxford, 1984, p. 88.
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 495

question » (PU, § 176), dont nous n’avons en réalité aucune expérience


véritable. Elle est destinée à rendre compte du fait que nous avons été,
précisément, guidés par la règle. Mais, de quelque manière qu’on la consi-
dère, la règle n’est pas une force qui me mène à l’endroit où elle me dit
d’aller : « Une fois que j’ai compris une règle, je suis astreint (gebunden)

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dans ce que je fais par la suite. Mais cela signifie naturellement uniquement
que je suis astreint dans mes jugements sur ce qui est conforme à la règle et
ce qui ne l’est pas » (BGM, p. 328-329).
Lorsque nous effectuons une action déterminée en application d’une
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règle (ou, comme nous aimerions dire, « sous l’influence de » la règle), il


semble que nous ayons affaire à une forme de causalité non hypothétique que
nous pouvons expérimenter de façon directe. Mais Wittgenstein soutient que
nous confondons ici la cause et la raison : « Si, en suivant la règle [de
l’élévation au carré], j’écris sous ‘4’, ‘16’, alors il pourrait sembler qu’il y a ici
en jeu une causalité qui n’est pas hypothétique, mais immédiatement perçue
(vécue). (Confusion de ‘raison’ et ‘cause’.) » (PG, p. 101). Une règle peut
influencer notre action d’une quantité de façons différentes, dont le mode de
description causal uniforme (« J’agis ainsi à cause de la règle ») dissimule la
diversité considérable. C’est encore à cause de la règle ou sous l’influence de
la règle que j’agis, lorsque, pour une raison ou pour une autre, je fais
délibérément le contraire de ce qu’elle ordonne. D’où la question : « Quel
nexus ai-je en tête dans la phrase : « Je sors, parce qu’ il l’ordonne » ? Et
comment cette phrase se rapporte-t-elle à : « Je sors, bien qu’ il me l’ait
ordonné » ? (Ou : « Je sors, mais pas parce qu’il l’a ordonné », « Je sors, parce
qu’il m’a ordonné de ne pas le faire ».) » (Ibid.) Le cas dans lequel on agit
simplement en conformité avec une règle est différent de celui dans lequel on
agit réellement d’après la règle (d’une façon que la règle justifie) ; mais la
différence n’est pas qu’une causalité spécifique de la règle est censée pro-
duire l’action dans le deuxième, alors qu’il n’est pas question de cela dans le
premier. Et il est, en tout état de cause, comme le remarque Wittgenstein,
difficile de parler d’une action causale uniforme de la règle à laquelle nous
pouvons effectivement céder (lorsque nous observons la règle), mais que
nous pouvons aussi bien, le cas échéant, ignorer, contrarier ou même, en
quelque sorte, inverser.
Dans le long développement que les Recherches philosophiques consa-
crent au problème de ce qu’on appelle « lire » (§§ 156-178), Wittgenstein re-
marque que nous n’aurions jamais eu l’idée que nous sentions l’influence des
lettres sur nous lors de la lecture, si nous n’étions pas frappés par le contraste
qui existe entre le cas des lettres et celui d’une suite de signes quelconques
arrangés de façon quelconque. C’est cette différence que nous interprétons
en termes d’influence et d’absence d’influence : « Nous nous imaginons que
nous percevons, pour ainsi dire, par une sensation un mécanisme qui fait le
496 J. BOUVERESSE

lien entre l’image verbale et le son que nous proférons. Car si je parle de
l’expérience vécue de l’influence, de la causalité, du guidage, alors cela doit
vouloir dire en vérité que je sens en quelque sorte le mouvement des leviers
qui rattachent la vision des lettres à la parole » (PU, § 170). Nous sommes
exposés, dans le cas des règles, à une tentation qui est exactement du même

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type. Nous interprétons en termes d’influence et d’absence d’influence la
différence qui existe entre une règle que nous comprenons et qui est capable
de nous faire faire certaines choses et une suite de signes qui ne nous dit rien
et n’a aucun effet sur nous ; et nous nous imaginons que nous saurions
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exactement ce que c’est que suivre une règle si nous pouvions, dans l’immé-
diat, appréhender directement et peut-être plus tard, lorsque la science que
nous avons de ces choses aura suffisamment progressé, décrire objective-
ment de l’extérieur le mécanisme qui fait la liaison entre notre perception du
signe de la règle et l’action que nous effectuons.
Dire que l’expression de la règle nous conduit est une métaphore, parce
que nous ne voulons évidemment pas dire que c’est l’expression de la règle
qui nous fait par elle-même agir comme nous le faisons. Ce qui le fait est
plutôt le sens que nous donnons à la règle ou la manière dont nous l’inter-
prétons. Ce que nous faisons ne semble pas pouvoir résulter d’une action
causale directe exercée par la formule de la règle sur notre façon d’agir.
Suivre une règle est en principe très différent de quelque chose comme un
simple réflexe conditionné, puisque nous disons également que ce que nous
faisons en application de la règle manifeste notre « compréhension » de
celle-ci. Nous ne réagissons pas simplement d’une certaine façon caractéris-
tique à l’énoncé de la règle : le propre de la règle est de susciter des jugements
et des évaluations, de fournir des justifications et des raisons, de rendre
possibles la critique et la correction de l’action. Mais, d’un autre côté, nous
n’avons aucune notion de causalité qui permette de rendre compte de façon
satisfaisante de la manière dont quelque chose qui est de la nature d’une
signification que nous avons réussi à un moment donné à appréhender peut
déterminer la suite d’actions qui est censée en découler. Nous nous rendons
compte aisément que la causalité de la règle, s’il y en a une, n’est pas de la
même nature que celle d’un mécanisme, que celui-ci soit psychologique,
neurophysiologique ou purement physique. (On peut dire de l’expression de
la règle, justement, qu’elle nous « guide »,mais non qu’elle nous contraint.)
Mais, comme la seule notion de causalité que nous ayons à notre disposition
est celle qui est suggérée par l’idée d’un mécanisme sous-jacent quelconque,
nous pouvons être tentés de conclure finalement qu’il n’y a aucun sens
auquel on puisse dire que nous sommes conduits ou dirigés par la règle. C’est
un peu comme s’il y avait, d’un côté, ce que dit la règle et que nous
comprenons et, de l’autre, ce que nous faisons en conséquence de cela, sans
que nous parvenions à donner un sens réel à l’idée d’une connexion essen-
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 497

tielle qui existe entre les deux ou à construire une représentation acceptable
de cette connexion.
Wittgenstein proteste contre la tendance que nous avons à interpréter
l’action que la règle est supposée exercer sur nous, lorsque nous sommes,
comme nous disons, « conduits » par elle, comme une contrainte que nous

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subissons passivement : « Qu’est-ce qui me contraint donc ? ¢ L’expression
de la règle ? ¢ Oui ; une fois que j’ai été éduqué ainsi. Mais puis-je dire qu’elle
me contraint à la suivre ? Oui ; si l’on se représente ici la règle non pas
comme une ligne que je suis, mais comme une formule magique qui nous
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tient sous son charme » (BGM, p. 395). Si la règle me contraint, ce n’est


jamais à la façon d’une force brute, dont je devrais être capable d’expérimen-
ter l’action, mais uniquement en ce sens qu’elle constitue la norme sur
laquelle je règle mon action. La règle détermine ce qui doit être fait, et non ce
qui sera fait. C’est nous qui nous déterminons à faire ce qui doit l’être.
L’inconvénient majeur de la conception magique de la règle est de
supprimer la différence entre ce qui est correct et ce qui semble à chaque fois
correct (ce que la formule de la règle m’« inspire » ou me suggère irrésisti-
blement le moment venu) et, d’autre part, de rendre purement contingente
la connexion essentielle qui existe entre l’idée de règle et celle de régularité
ou d’uniformité. Si la règle me guide à la manière d’une formule magique qui
me tient sous son charme, la suite d’actions qu’elle me dicte peut très bien
être dépourvue de toute espèce de régularité et cesser du même coup
d’apparaître comme étant le produit de l’obéissance à une règle. Il y a une
différence fondamentale entre le fait d’être conduit ou dirigé par une ins-
truction et le fait d’être suggestionné ou inspiré par elle :
Quelle est à présent la différence entre le processus qui consiste à déduire
nombre après nombre, dans l’ordre de succession, selon une règle (par exemple,
une expression algébrique) et ce processus-ci ? Lorsque nous montrons, par
exemple, à quelqu’un un certain signe, alors il lui vient à nouveau à l’esprit un
certain chiffre, et ainsi de suite. Et à chaque fois que nous entreprenons cette
expérience, la même suite de chiffres lui vient à l’esprit. La différence entre ce
processus et le fait de procéder selon la règle est-elle la différence psychologique
qui consiste en ce que, dans le deuxième cas, a lieu le fait qu’une chose vient à
l’esprit ? Ne pourrais-je pas dire : lorsqu’il suivait la règle « - - », « - - » lui est venu
toujours à nouveau à l’esprit ?
Eh bien, dans notre cas, nous avons tout de même de l’intuition, et l’on dit
bien que l’intuition est au fondement de l’agir d’après une règle.
Supposons donc que le signe, pour ainsi dire, magique en question ait pour
effet la suite 123123123 etc. ; le signe n’est-il pas alors l’expression d’une règle ?
Non.
Le fait d’agir d’après une règle présuppose la connaissance d’une régularité
et le signe « 123123123 etc. » était l’expression naturelle d’une régularité (BGM,
p. 347-348).
498 J. BOUVERESSE

On pourrait naturellement dire de celui qui se laisse inspirer à chaque


fois par la règle la manière dont il doit procéder qu’il fait toujours la même
chose, au moins en ce sens qu’il fait à chaque fois ce que la règle lui inspire.
Mais cela n’imposerait, en réalité, aucune restriction significative à ce que
l’on peut appeler, en pareil cas, « faire la même chose ». Aucun sens n’aurait

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été donné à l’expression « la même chose » et par conséquent aucune règle
introduite. Wittgenstein remarque que celui qui procéderait de la façon
indiquée pourrait dire qu’il fait toujours la même chose, bien qu’il ne suive
pas une règle, alors que celui qui suit véritablement une règle pourrait dire,
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de son côté, qu’il fait en un certain sens toujours la même chose et en un


autre sens toujours autre chose. La conclusion est que « s’il fait la même
chose, ou toujours autre chose, ne détermine pas s’il suit une règle » (BGM,
p. 416). On ne peut donc décrire le processus consistant à suivre une règle
qu’en décrivant d’une autre manière ce que nous faisons lorsque nous
suivons une règle.
Dans l’exemple considéré plus haut, c’est, en réalité, simplement parce
que la suite de chiffres « 123123123, etc. » est l’expression typique d’une
régularité et pourrait être utilisée elle-même comme une règle, que nous
sommes tentés de dire que le signe qui, en étant présenté à chaque fois, a
produit « magiquement » cette suite était lui-même l’expression d’une règle.
Nous avons vu pourquoi il ne l’était pas. Mais si nous renonçons à l’idée que
la règle détermine son application dans chaque cas particulier par l’intermé-
diaire de quelque chose qui nous vient à l’esprit (une intuition ou une
inspiration, qui constituent l’instance suprême à laquelle nous devons nous
en remettre à chaque fois), nous nous retrouvons, semble-t-il, en présence du
problème suivant. Pour appliquer la règle, nous devons « interpréter » à
chaque fois l’expression de la règle, comprendre ce que dit la règle pour le cas
concerné ; et nous n’avons pour ce faire que l’expression elle-même, plus
l’entraînement que nous avons subi dans l’exercice qui consiste à appliquer
la règle. Du reste, parler d’une « inspiration » pourrait être simplement une
façon indirecte de souligner qu’aucun élément intermédiaire n’intervient
normalement entre la règle et l’action effectuée :
‘‘ La ligne m’inspire... ’’ Ici l’accent est mis sur ce qu’il y a d’insaisissable
dans l’inspiration. Précisément sur le fait qu’il n’y a rien entre la règle et mon
action.
Mais on pourrait imaginer que quelqu’un multiplie avec des sentiments de ce
genre, multiplie correctement ; qu’il dise à chaque fois à nouveau : « Je ne sais pas
¢ à présent la règle m’inspire tout d’un coup ceci » et que nous répondions :
« Assurément ; vous procédez en vérité tout à fait selon la règle. » (BGM, p. 421).

L’application de la règle pourrait être et est peut-être effectivement dans


certains cas accompagnée de sensations ou d’impressions de ce genre. Mais
nous ne les utiliserions évidemment pas comme critère pour dire que
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 499

quelqu’un a appliqué correctement une règle, même si le résultat obtenu se


trouvait être conforme à ce que dit la règle :
La ligne, pourrait-on dire, m’inspire la manière dont je dois me diriger. Mais
ce n’est naturellement qu’une image. Et si je juge qu’elle m’inspire, pour ainsi
dire de façon irresponsable, ceci ou cela, alors je ne dirais pas que je la suis en tant

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que règle.
‘‘ La ligne m’inspire de quelle façon je dois me diriger ’’ : c’est seulement une
paraphrase pour : ¢ elle est la dernière instance que j’invoque pour savoir
comment je dois me diriger (BGM, p. 414-415).
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Ceux qui considèrent que le passage problématique de la règle générale


à l’application particulière s’effectue par l’intermédiaire d’une intuition qui
nous dicte à chaque fois l’action précise que la règle prescrit pour le cas
considéré ne conçoivent évidemment pas l’intuition comme agissant à la
manière d’une force occulte et sur le mode de la suggestion magique. Ils
veulent dire plutôt que l’intuition est justement ce qui interprète la règle à
chaque étape de l’application. Mais le problème est qu’il y aura nécessaire-
ment encore différentes façons d’interpréter et d’appliquer cette interpréta-
tion. Si l’intuition est comparable, par exemple, à une sorte de voix inté-
rieure que je dois écouter, en plus de celle de la règle, pour savoir ce que je
dois faire, il y a plusieurs façons de comprendre ce qu’elle me dit et je ne suis
pas plus assuré de la comprendre correctement que je ne l’étais de compren-
dre la règle elle-même. L’intuition ne peut donc en aucun cas représenter la
justification ultime que nous cherchons. Comme l’écrit Rhees : « Il n’est pas
plus vrai qu’il n’y a qu’une façon possible de ‘suivre votre intuition’ ou
d’ ‘être guidé par l’intuition’ qu’il ne l’est qu’il n’y a qu’une façon possible
d’être guidé par une règle mathématique. De sorte que, même si toutes les
personnes qui font des mathématiques ont des intuitions qui sont parfaite-
ment claires, il y a encore différentes façons dont les mathématiques pour-
raient être faites, et dans chaque cas on pourrait affirmer que cette voie a été
empruntée parce qu’on voulait suivre son intuition. Nous pourrions imagi-
ner différentes interprétations que les gens pourraient donner à une intui-
tion, même si des interprétations de ce genre pourraient nous sembler
effectivement très étranges. Cela n’avance à rien de dire que nous avons une
intuition de la manière d’interpréter notre intuition. De ce fait, si l’intuition
justifie une façon quelconque de calculer et si la seule chose qui justifie le fait
de calculer d’une certaine façon est l’intuition, il n’en résulte cependant pas
qu’il ne pourrait y avoir de justification pour le fait de calculer d’une manière
différente 6 ». Le recours à l’intuition soulève donc aux moins deux problè-
mes fondamentaux qui l’empêchent de constituer la réponse appropriée à la
6. Rush R, « On Continuity : Wittgenstein’s Ideas, 1938 », in Discussions of Wittgens-
tein, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1970, p. 122-123.
500 J. BOUVERESSE

question que nous nous posons : 1) l’intuition ne doit pas nous dicter notre
conduite d’une façon que nous serions tentés de qualifier d’irresponsable,
elle doit se régler elle-même en permanence sur ce que dit exactement la
règle, ce qui nous ramène au problème de la compréhension correcte de
celle-ci ; 2) si l’intuition nous communique ce que nous devons faire par le

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biais d’une instruction quelconque ou de quoi que ce soit du même genre,
nous ne devons pas oublier qu’une instruction doit encore être comprise et
peut toujours en principe l’être de différentes façons.
Si maintenant, comme nous avons, semble-t-il, les meilleures raisons de
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le faire, nous abandonnons l’idée d’une contrainte, exercée sous quelque


forme que ce soit, par la règle, alors nous nous trouvons apparemment dans
l’obligation d’admettre que la règle doit toujours être interprétée et pourrait
en principe être interprétée à chaque fois autrement :
Si une règle ne vous contraint pas, alors vous ne suivez aucune règle.
Mais comment dois-je donc la suivre ; si je peux cependant la suivre comme
je veux ?
Comment dois-je suivre le poteau indicateur, si tout ce que je fais est un
suivre ?
Mais que tout puisse être interprété (aussi) comme un suivre, ne signifie
pourtant pas que tout est un suivre » (BGM, p. 413-414).

Une application déviante de la règle peut évidemment être interprétée


comme ayant consisté à suivre la règle (dans une interprétation de la règle
qui était précisément incorrecte) ; mais, comme le fait remarquer Wittgens-
tein, cela ne fait pas pour autant de l’action concernée une action qui
consistait à suivre la règle.
En réalité, au lieu de dire que nous devons en quelque sorte réinterpréter
la règle à chaque application pour décider ce que nous devons faire dans le
cas particulier concerné, il semblerait plus correct de dire que nous avons
interprété une fois pour toutes la règle d’une manière qui, dans le cas
normal, ne laisse plus rien à décider :
Je sens que j’ai donné à la règle une interprétation, avant de l’avoir suivie ; et
que cette interprétation suffit pour déterminer ce que j’ai à faire dans le cas
déterminé pour la suivre.
Si j’appréhende la règle comme je l’ai appréhendée, alors il lui correspond
uniquement cette action.
« Avez-vous compris la règle ? » ¢ Oui, je l’ai comprise. ¢ « Dans ce cas,
appliquez-la maintenant aux nombres ... ! » ¢ Si je veux la suivre, ai-je à présent
encore un choix quelconque ? (BGM, p. 332-333).

Lorsque nous considérons la règle à travers ce que Wittgenstein appelle


le milieu de la causalité ou de l’influence, il semble que nous ne trouvions à
notre disposition que des formes d’action qui sont trop rigides, comme celle
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 501

de la contrainte mécanique, ou trop lâches, comme celle qui suppose une


interprétation plus ou moins « libre » ajoutée à chaque fois à la règle elle-
même. Une détermination qui pourrait être décrite en termes de causalité
brute ne correspond pas à ce que nous appelons « être guidé par une règle ».
Et une détermination qui ne peut opérer que par le biais d’une interpréta-

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tion ne semble rien déterminer du tout. Wittgenstein décrit la situation de la
façon suivante :
Est-ce qu’une ligne me contraint à la suivre ? ¢ Non ; mais lorsque je me suis
décidé à l’utiliser ainsi comme modèle, alors elle me contraint. ¢ Non ; alors je
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me contrains à l’utiliser ainsi. Je m’attache pour ainsi dire à elle. ¢ Mais il est tout
de même important ici que je puisse en quelque sorte une fois pour toutes
adopter et maintenir la décision avec l’interprétation (générale), et que je n’inter-
prète pas de nouveau à chaque fois (BGM, p. 414).

L’idée du mécanisme hypothétique, dans lequel sont déjà virtuellement


contenues toutes les actions futures qui seront effectuées, comme simples
conséquences de la compréhension de la règle et de la décision de s’en tenir
à elle, est essentiellement destinée à combler un vide apparent et à expliquer
un sentiment de sécurité que nous ressentons en même temps qu’une
espérance que nous avons bel et bien, en dépit du fait qu’ils ne reposent
apparemment sur rien de tangible. Le vide est celui qui existe entre le très
petit nombre de choses que nous avons réellement apprises et le nombre
énorme de choses que nous savons ou que nous sommes supposés savoir faire
comme résultat de l’apprentissage. Le problème qui se pose ici est celui qui
est formulé de façon remarquable par Cavell dans le passage suivant :
À partir du Cahier brun (1934-1935), la pensée de Wittgenstein est ponctuée
par les idées de normalité et d’anormalité. Elle explore alors plus en profondeur
l’idée que le langage est quelque chose qui est appris, qu’on devient civilisé ; et
elle élargit la reconnaissance que ce qui peut être enseigné est infime ; que
l’enseignement est, pour ainsi dire, désemparé ou sans ressource en comparaison
avec l’énorme quantité de ce qui est appris. Comme si Wittgenstein voyait dans
les débats philosophiques une exemplification du caractère concurremment
extérieur et destinal de notre rapport à la culture ; comme si ces débats drama-
tisaient, résumaient, les faits primordiaux de cette asymétrie entre enseignement
et apprentissage. (La motivation philosophique peut alors être conçue comme un
désir de rectifier cette asymétrie.) La pensée ne peut parcourir la totalité des
points ; l’enseignement (les raisons ; mon contrôle) s’achève quelque part ; et
autrui prend alors le relais. Mon enseignement (mes assertions, questions, remar-
ques, encouragements, blâmes) a très exactement pour objet que l’autre puisse
prendre le relais, qu’il soit capable de poursuivre (tout seul). Mais de poursuivre
correctement, c’est-à-dire de telle manière qu’il fasse ce que je ferais, qu’il en
fasse ce que j’en ferais. Les différences entre normalité et anormalité ne sont pas
aussi instructives du point de vue philosophique que l’unité fondamentale des
502 J. BOUVERESSE

deux ¢ qui est une commune dépendance à l’égard d’un même trait de la
civilisation : à savoir que celle-ci compte de la part de ses membres sur une
acceptation et une compréhension complètes. Alors même qu’elle peut si peu en
dire sur la manière dont s’accomplit en son sein cette acquisition. Normalité ou
anormalité : dans les deux cas vous devez poursuivre seul ; dans le premier cas,
vous avancez dans l’acceptation ; dans l’autre, dans la sécession 7.

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Le sentiment de sécurité dont il était question plus haut est celui qui
correspond à la certitude que nous avons, lorsque nous avons compris une
règle, de pouvoir continuer correctement sur une distance aussi longue que
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l’on voudra ; et l’espérance est que ceux qui ont reçu le même apprentissage
donneront à chaque fois la même réponse que nous et avec la même impres-
sion d’évidence totale, qui élimine toute espèce d’hésitation ou de doute.
Wittgenstein suggère que l’idée du mécanisme dans lequel les réponses sont
déjà en quelque sorte présentes sous la forme de mouvements possibles de la
machinerie hypothétique constitue simplement une expression métaphori-
que et hyperbolique de l’assurance que nous éprouvons en pareil cas, et non,
à proprement parler, une explication ou une justification de cette assurance,
une chose dont nous pourrions considérer qu’elle nous autorise réellement à
l’avoir et à la manifester. A la différence de la plupart des philosophes qui
réfléchissent sur ce type de question, il ne semble pas du tout gêné par l’idée
que nous devrions peut-être simplement nous satisfaire de l’existence de ce
sentiment de sécurité, sans nous croire obligés d’en expliquer la prove-
nance :
« Je sais tout de même à chaque étape ce que j’ai à faire. Je le vois tout à fait
clairement devant moi. Cela peut-être ennuyeux, mais il n’y a aucun doute sur ce
que j’ai à faire. »
D’où provient cette sûreté ? Mais pourquoi posé-je cette question ? N’est-il
pas suffisant que cette sûreté existe ? Pourquoi dois-je chercher une source pour
elle ? (Et des causes pour elle, je peux bien en indiquer, BGM, p. 350).

C’est un fait essentiel que, sinon pour toutes les règles, du moins pour un
bon nombre d’entre elles, nous nous considérons comme capables de distin-
guer et nous distinguons sans la moindre hésitation une action unique qui
s’accorde avec la règle et qui est exigée par elle, parmi un nombre plus ou
moins important d’actions qui correspondent à des façons théoriquement
concevables de la comprendre et constituent des candidats possibles au
statut d’applications de la règle. On peut se demander d’où provient cette
assurance. Mais Wittgenstein n’a, en tout cas, aucun doute sur le fait qu’elle
existe et ne manifeste aucune tendance à la considérer comme suspecte ou
7. Stanley C, The Claim of Reason, Wittgenstein, Skepticism, Morality and Tra-
gedy, Oxford University Press, Oxford, 1979, p. 111-112, tr. fr. par S. Laugier et N. Balso, Le
Seuil, 1996, p. 179-180.
QUE VEUT DIRE : « FAIRE LA MÊME CHOSE » ? 503

abusive : « Je peux donc dire que le poteau indicateur ne laisse tout de même
ouvert aucun doute. Ou plutôt : il laisse parfois ouvert un doute, parfois non.
Et ce n’est plus à présent une proposition philosophique, mais une proposi-
tion d’expérience » (PU, § 85). Puisque Wittgenstein a été fréquemment
soupçonné d’adopter sur ce point une attitude que l’on pourrait qualifier de

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« sceptique », il est donc important de rappeler pour finir que ce qu’il pensait
est plutôt qu’il y a des faits qui sont plus fondamentaux et plus sûrs que
toutes les explications que nous pourrions songer à en donner.
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Abréviations :

BGM : Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik


BrB : The Brown Book
PG : Philosophische Grammatik
PU : Philosophische Untersuchungen
WLC 1932-1935 : Wittgenstein’s Lectures, Cambridge, 1932-1935
Z: Zettel

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