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André Tosel
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tes dans les lointaines années soixante en Italie (Galvano della Volpe, Lucio
Colletti, Nicola Badaloni, Cesare Luporini), en France (avec la lecture
anti-historiciste de Louis Althusser, et ses critiques par Henri Lefebvre ou
Lucien Sève), en Allemagne (ce sont les débats sur la logique du Kapital
inaugurés par Reichelt et Rosdolsky). Cette question était en fait celle de la
scientificité même de la critique marxienne de l’économie politique. Mérite-
t-elle d’être réouverte alors que la philosophie contemporaine semble avoir
fermé le dossier Marx ? Nous soutiendrons que oui, non pas seulement pour
des raisons relevant de l’histoire théorique, mais pour des raisons substan-
tielles. En effet, si l’économie-monde a pour réalité concrète le développe-
ment des puissances du capital et de son abstraction réelle, la thématique
marxienne qui élève au concept cette abstraction et ses contradictions doit
être sollicitée et interrogée dans sa porté historico-mondiale. Au risque de
passer pour démodés, nous étudierons, sur le cas symptomatique de l’ana-
lyse marxienne du travail, le passage de la critique de l’abstraction spécula-
tive chez le jeune Marx (I) à la problématique de l’abstraction scientifique
(II), et le développement de l’abstraction scientifique concernant le travail
abstrait chez le Marx de la maturité (III).
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l’essence « fruit » était l’absence vide de tous les fruits concrets, le mouve-
ment par lequel la pensée du concret (les fruits particuliers) vise son essence
par négation des déterminations immédiates de ces fruits serait un processus
d’évidement, d’appauvrissement. Alors on aurait non pas l’essence, mais un
simple nom, une mauvaise abstraction d’entendement, c’est-à-dire l’ensem-
ble des propriétés communes aux fruits, leur « loi » de description. L’essence
vraie pose sa différence d’avec les concrets dont elle est l’essence comme cela
même qui est produit logiquement par le devenir du concret lui-même.
Celui-ci se pense ainsi en se nommant et il faut penser ce qui est dit par et
sous ce nom.
En ce sens, le « fruit » est l’avenir immédiat du concret. L’essence,
l’abstrait, est le produit du mouvement réel des choses pensées, et ce
mouvement est la racine réelle de l’organisation du concret. L’essence visée
l’est comme fondatrice de l’intelligibilité des fruits concrets, fondement qui
se détermine comme résultat de leur mouvement, sans jamais être à son tour
une chose, un fruit séparé dans un impensable arrière-monde, qui existerait
in re, comme chose (séparée) des choses, chose universelle dont dépen-
draient les choses particulières qu’elle nomme. « Il faut ici différencier
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rendre compte du tout dont on l’a tiré, fiction qui tend à se procurer la force
du réel, qui se pose comme principe de réalisation du réel sans montrer
qu’elle émane de la nécessité du mouvement de la réalité qu’elle entend se
soumettre.
C’est à un autre niveau que Hegel est désormais critiqué sur la base d’une
appropriation réaliste-matérialiste de la théorie du cercle concret-abstrait.
La critique de l’abstraction spéculative est déplacée dans le sens d’une
réévaluation de l’abstraction scientifique, mais celle-ci est comprise dans la
perspective réaliste impliquant le primat de la différence. Hegel est alors
reconnu comme le philosophe, l’idéaliste par excellence auquel Marx
s’oppose comme le critique matérialiste par excellence. « Pour la conscience
¢ et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui
conçoit constitue l’homme réel et que, par suite, le monde réel n’apparaît
comme réel qu’une fois conçu ¢ pour la conscience, donc, le mouvement des
catégories apparaît comme l’acte de production réel ¢ qui reçoit une simple
impulsion du dehors et on le regrette ¢ dont le résultat est le monde ; et ceci
(mais c’est là encore une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité
concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du
concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par
contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui
penserait en dehors de la vue immédiate et de la représentation, mais un
produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la
représentation. Le tout, tel qu’il apparaît à l’esprit comme une totalité
pensée, est un produit du cerveau pensant qui s’approprie le monde de la
seule façon qu’il lui est possible (...). Après comme avant, le sujet réel
subsiste sans son indépendance en dehors de l’esprit ». (idem, p. 165-166).
Le sujet réel, l’activité productive déterminée des individus réels, tout en
étant approprié par la pensée, n’est pas posé par elle, il demeure sa présup-
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moments. C’est à partir d’elle que recommence sans cessse le procès » (idem,
p. 164). Marx pense ici dépasser Hegel, mais il oublie chemin faisant que
c’est Hegel qui critique l’insuffisance de l’action réciproque. La conception
de la production comme übergreifende Moment tend à se substituer à la
doctrine hégélienne du concept.
Marx parle le langage du concept dans la mesure où il pense l’automou-
vement des déterminations conceptuelles, mais il ne peut assumer la posi-
tion hégélienne qui fait coïncider cet automouvement des déterminations
conceptuelles avec la « chose même », parce qu’alors serait produite cette
identité de la différence et de l’identité qu’il récuse comme mystification
idéaliste et à laquelle il oppose la différence du réel et de ses contradictions,
la positivité de ce réel en ses oppositions mêmes. Les catégories ne sont ni
équivalentes les unes aux autres, ni dotées de la même puissance explicative,
elles forment un organisme où un moment domine tous les autres tout en
figurant comme moment lié aux autres. Cette double inscription de la
production montre l’inégalité des abstractions scientifiques dans l’imma-
nence explicative qui reproduit le mouvement immanent de son objet réel.
Les catégories-abstractions sont articulées de manière différentielle et iné-
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yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’un
mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent le
diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement dévelop-
pée avant même que les travaux privés exécutés indépendamment les uns des
autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et
spontané de la division du travail, soient constamment ramenés à leur
mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapports
d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de
travail nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi
naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à
n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête » (M, Le Capital.
Economie I, p. 608-609).
Mais le mouvement de l’abstraction scientifique ne peut en rester là, à
contempler la puissance d’imposition de l’abstraction réelle. Il lui faut
s’approfondir, gagner un niveau supérieur d’abstraction qui lui permettra de
ne pas se fixer sur l’image de soi que produit cette abstraction en se
représentant comme forme sujet de son mouvement d’imposition et en
occultant ainsi sa contradiction réelle. Toute abstraction réelle est un milieu
de contradictions qu’il reste à développer en produisant l’abstraction scien-
tifique qui permette de saisir le mouvement de la contradiction. Le penser ne
peut s’immobiliser au seul niveau que désigne l’abstraction réelle que cons-
titue le complexe (temps de) travail concret-(temps de) travail abstrait. Si le
travail abstrait en tant qu’universel est d’abord une négativité ¢ il est ce qui
dépasse et enveloppe tous les actes de travail particuliers ¢, si comme tel il
MARX ET LES ABSTRACTIONS 329
texte de Marx dans le livre III du Capital, « Il n’y a qu’un lien fortuit entre,
d’une part, le quantum de travail social consacré à tel article d’utilité sociale,
c’est-à-dire la part adéquate de la force de travail que la société alloue pour la
production de tel article, entre le volume que la production de cet article
occupe dans la production totale, et, d’autre part, la mesure dans laquelle la
société cherche à satisfaire ce besoin par cet article » (M, Economie I,
1968, p. 977-978).
Cette contingence a sa nécessité, en ce qu’il se peut toujours que, cet
article ayant été produit en des quantités excessives, au-delà des besoins
sociaux solvables, une partie du temps de travail social se trouve gaspillée, et
« la masse de marchandise représente alors sur le marché une quantité de
travail social inférieure de celle qu’elle contient réellement ». Les salaires
révèlent en ce point leur statut singulier dans la production incessamment
modifiée de la quantité de travail socialement nécessaire « normale » en ce
qu’ils sont particulièrement compressibles jusqu’à un niveau lui aussi histo-
riquement variable », d’une part, et, d’autre part que leur niveau condi-
tionne le niveau de la demande effectivement pertinente, la demande solva-
ble. En définitive, c’est le niveau de cette demande sociale solvable qui
contredit la détermination immédiate du temps de travail socialement néces-
saire : la quantité de la valeur du travail socialement nécessaire dépend de sa
réalisation par la reconnaissance des seuls besoins solvables. Le temps de
travail socialement nécessaire n’est pas une simple réalité technologique, il
est l’enjeu d’une lutte sociale et politique aussi éternelle que le mode de
production capitaliste. Nous sommes du même coup renvoyés au temps
MARX ET LES ABSTRACTIONS 331
Bibliographie
Résumé : La question de l’abstraction chez Marx n’est pas seulement une question de théorie
de la connaissance qui exigerait une distinction entre les mauvaises abstractions géné-
riques et indéterminées et les bonnes abstractions spécifiques et déterminées. Les abstrac-
tions sont réelles et sont solidaires d’une domination propre aux formes. L’émancipation
du travail vivant est celle d’une « energeia » qui fait l’objet d’un concept adéquat en son
mouvement d’actualisation inachevée.
Mots clés : Abstraction spéculative. Abstraction psychologique. Abstraction réelle. Travail
abstrait ou travail concret. Temps de travail. Capital.
Abstract : The question of abstraction in Marx does not pertains to a question of epistemo-
logy which resolves itself a distinction between a bad abstraction, too generic and
indetermined, and a good one, specific and determined. The abstractions are and real,
including a power of domination exercised upon the social forms which are their content.
The emancipation of living labour is an « energheia » which is thought as an adequate
concept unactualised in the real social world.
Key words : Speculative abstraction. Real abstraction. Abstract, concrete labour. Time of
labour. Capital.
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