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MARX ET LES ABSTRACTIONS

André Tosel

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2002/2 Tome 65 | pages 311 à 334


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Marx et les abstractions
ANDRE TOSEL
Université de Nice-Sophia Antipolis

La pensée comme acte du concevoir se donne pour tâche de saisir le


concept, l’universel, qui permet de déterminer les caractéristiques identi-
fiant l’objet, en laissant de côté celles qui le donnent à notre intuition
sensible, ou à la représentation, mais ne peuvent fixer ce qu’est l’objet en son
essentialité. L’abstraction vise la loi, l’essence du concret donné. Elle impli-
que une activité de séparation, d’analyse, de décomposition du concret
donné en sa richesse confuse et confondante, mais les éléments relativement
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simples ainsi déterminés permettent ensuite de procéder à la synthèse de


l’objet concret. La connaissance est le mouvement du concret au concret par
l’abstrait. Elle est un cercle qui part d’un concret donné pour aboutir au
concret connu ou pensé. Le moment de l’abstraction est le moment moteur
de ce cercle en ce qu’elle ménage une prise de distance, un éloignement de la
vie donnée comme évidence et elle produit ce résultat qui est l’universel, la
catégorie, obtenue par la négation des particularités initiales.
S’il est simple de définir l’abstraction comme moyen et milieu de la
connaissance, il est difficile de la produire. En effet, naît immédiatement le
soupçon que la prise de distance qui la constitue et la négation qui est son
acte n’en fassent l’autre de la vie, du concret réel. Le fait de nier des
particularités initiales peut se révéler être la négation du particulier que
celles-ci révèlent. L’abstraction déchoit alors au rang d’instrument inadé-
quat de la connaissance, indéfiniment éloignée du concret qu’elle menace de
remplacer en prenant pour le concret son double, son idéalisation fantasma-
tique, un simple substitut, un nom qui voile la chose même au moment où il
croit la saisir. Si la compréhension du concret renvoie à un acte de la pensée
nécessairement abstrait, et au résultat de cet acte, il demeure que l’abstrac-
tion est ambiguë et équivoque. Elle se dit en plusieurs sens et se partage en
deux dictions opposées : celle du nom utile, mais à jamais différent de la
chose concrète, et celle de l’essence effective de la chose même.
La question du cercle concret-abstrait est au cœur de pages fameuses de
Marx, l’introduction non publiée aux Grundrisse der Politischen Oekonomie
de 1857-1858. Elle a fait l’objet des derniers débats théoriques entre marxis-
Archives de Philosophie 65, 2002
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tes dans les lointaines années soixante en Italie (Galvano della Volpe, Lucio
Colletti, Nicola Badaloni, Cesare Luporini), en France (avec la lecture
anti-historiciste de Louis Althusser, et ses critiques par Henri Lefebvre ou
Lucien Sève), en Allemagne (ce sont les débats sur la logique du Kapital
inaugurés par Reichelt et Rosdolsky). Cette question était en fait celle de la
scientificité même de la critique marxienne de l’économie politique. Mérite-
t-elle d’être réouverte alors que la philosophie contemporaine semble avoir
fermé le dossier Marx ? Nous soutiendrons que oui, non pas seulement pour
des raisons relevant de l’histoire théorique, mais pour des raisons substan-
tielles. En effet, si l’économie-monde a pour réalité concrète le développe-
ment des puissances du capital et de son abstraction réelle, la thématique
marxienne qui élève au concept cette abstraction et ses contradictions doit
être sollicitée et interrogée dans sa porté historico-mondiale. Au risque de
passer pour démodés, nous étudierons, sur le cas symptomatique de l’ana-
lyse marxienne du travail, le passage de la critique de l’abstraction spécula-
tive chez le jeune Marx (I) à la problématique de l’abstraction scientifique
(II), et le développement de l’abstraction scientifique concernant le travail
abstrait chez le Marx de la maturité (III).
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L   ’     M

Développée dans les Manuscrits de 1844, et dans la Sainte Famille de


1845, la critique marxienne donne à la pensée la tâche de partir de ce qui lui
est donné et qui se présente à elle comme donné sensible pour dégager
l’abstrait qui en procure l’intelligibilité. Mais, pour Marx comme pour
Hegel, la pensée ne se confond pas avec l’abstraction propre de l’entende-
ment qui est constituée de déterminations fixes et isolées. Marx présuppose
en quelque sorte la pertinence de la thèse hégélienne identifiant la bonne
abstraction et la dialectique : toute idée vraie qui se comprend comme
production d’énoncés finis et isolés laisse en dehors d’elle des aspects
contradictoires non pensés, aspects qu’elle ne comprend pas et dénonce
comme faux. Dans cette mesure cette idée vraie se renverse en idée fausse. Le
vrai, la bonne abstraction, n’est pas une simple essence, abstraite au sens
d’enfermée dans une proposition fixée et séparée de ce dont elle est abstraite,
elle est celle du vrai comme processus, de l’abstrait, comme processus qui à
la limite coïncide avec le procès dialectique du savoir tout entier.
Les abstractions de l’entendement ne sont pas tant abolies que contenues
comme moments du savoir. Il s’agit de développer le concret de pensée, le
concret pensé en sa vie, l’abstraction comme concept dialectique qui permet
de penser ce que l’entendement abstrait arrêté devant la contradiction est
incapable de concevoir, c’est-à-dire la connexion, le passage, le mouvement
nécessaire et interne, immanent, des choses, la vie propre de chaque réalité
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du monde en sa totalité. « La dialectique est ce dépassement immanent dans


lequel la nature unilatérale et bornée des déterminations d’entendement se
pose comme ce qu’elle est, à savoir comme leur négation. La dialectique
constitue par suite l’âme motrice de la progression et il est le principe par
lequel seule une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu de
la science, de même qu’en lui en général réside l’élévation vraie, non
extérieure au dessus du fini » (H, Encyclopédie des sciences philosophi-
ques, traduction B. Bourgeois, 1970, p. 189). Ainsi est récusé tout nomina-
lisme qui ferait de l’abstraction un simple nom, une désignation utile, mais
privée de portée cognitive intrinsèque, un schéma provisoire se sachant tel,
autorisant la construction d’énoncés significatifs, mais renonçant à toute
adéquation à la réalité. Avant de s’en prendre à l’abstraction spéculative de
Hegel, Marx hérite du double combat de Hegel contre le rationalisme
abstrait d’entendement et contre le nominalisme empiriste. La bonne abs-
traction ¢ la « dialectique » de la raison ¢ ne se donne pas pour fonction
d’ériger le concret en réalité inépuisable et insaisissable, de dénier à l’abs-
traction conceptuelle le pouvoir de saisir la réalité à ses divers niveaux de
profondeur et de déterminité. Bien au contraire, la bonne abstraction a pour
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horizon sa propre spécification en une série de niveaux hiérarchisés orientés


sur la détermination de la sphère concrète la plus décisive.
Le point le plus important de ce commencement hégelien de Marx réside
dans le lien qui unit refus du nominalisme et critique de l’abstrait d’enten-
dement. Le cercle concret (donné)/abstrait/concret (pensé) comprend deux
moments qu’il faut analyser.
¢ Le premier moment entend penser l’essence de ce qui se présente
comme concret. Parvenir à ce qui est autre que le concret exige la traversée
des données immédiates avec pour présupposé que derrière l’immédiat il y
ait quelque chose d’autre qui, libéré de la certitude sensible, soit comme la
structure du donné. Une telle essence est visée non pas comme une idée
régulatrice, inaccessible, posée comme une asymptote, mais comme fonda-
trice de l’ordre concret même. On peut donner l’exemple que Hegel donne
lui-même dans la Logique de l’Encyclopédie et qui aura un destin paradoxal
chez Marx, celui du fruit. Le concept abstrait ou universel de fruit est bien
l’autre de tous les fruits particuliers. Il s’abstrait de la pluralité des êtres
concrets en ce qu’il est leur négation : l’essence n’est pas le concret dont elle
est l’essence. Mais il fait préciser le lien qui unit l’abstraction qu’est l’essence
et la négation du concret qui la caractérise. Il faut comprendre que c’est la
pluralité des concrets réels ¢ les fruits les plus divers ¢ qui exige de par son
mouvement immanent même d’être pensée en son essence. L’essence
« fruit » est le résultat, le fruit en quelque sorte du mouvement du concret,
du mouvement de cette pluralité, laquelle ne se borne pas à se situer comme
absence de détermination, comme autre indéterminé des fruits concrets. Si
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l’essence « fruit » était l’absence vide de tous les fruits concrets, le mouve-
ment par lequel la pensée du concret (les fruits particuliers) vise son essence
par négation des déterminations immédiates de ces fruits serait un processus
d’évidement, d’appauvrissement. Alors on aurait non pas l’essence, mais un
simple nom, une mauvaise abstraction d’entendement, c’est-à-dire l’ensem-
ble des propriétés communes aux fruits, leur « loi » de description. L’essence
vraie pose sa différence d’avec les concrets dont elle est l’essence comme cela
même qui est produit logiquement par le devenir du concret lui-même.
Celui-ci se pense ainsi en se nommant et il faut penser ce qui est dit par et
sous ce nom.
En ce sens, le « fruit » est l’avenir immédiat du concret. L’essence,
l’abstrait, est le produit du mouvement réel des choses pensées, et ce
mouvement est la racine réelle de l’organisation du concret. L’essence visée
l’est comme fondatrice de l’intelligibilité des fruits concrets, fondement qui
se détermine comme résultat de leur mouvement, sans jamais être à son tour
une chose, un fruit séparé dans un impensable arrière-monde, qui existerait
in re, comme chose (séparée) des choses, chose universelle dont dépen-
draient les choses particulières qu’elle nomme. « Il faut ici différencier
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suivant leur détermination propre l’universel et le particulier ; l’universel,


pris formellement et posé à côté du particulier, devient lui-même quelque
chose de particulier. Une telle proposition, dans le cas de la vie courante,
frapperait d’elle-même comme inadéquate et maladroite comme si par
exemple quelqu’un qui réclamerait des fruits, repousserait cerises, poires,
raisins, etc., sous prétexte que ce seraient là des cerises, poires, raisins, mais
non pas des fruits » (H, idem, § 8, p. 158). L’essence renvoie à l’être
pensé de cet universel qui comme tel récapitule dans la pensée des traits
caractéristiques de tous les fruits et se constitue comme la structure intelli-
gible étudiée par le spécialiste en physiologie végétale. L’infinie multiplicité
de ce divers concret que sont les fruits ne s’oppose pas à l’essence abstraite de
fruit. Cette multiplicité impose d’elle-même à la compréhension, par delà le
nom qui la désigne, de se faire connaître en opérant, avec la négation des
particularités concrètes de chaque fruit, l’émergence de l’essence abstraite,
du concept de fruit, laquelle permet tout à la fois de la dire et de la
comprendre.
¢ Second moment. Si les concepts abstraits réfléchissent le mouvement
des choses concrètes et les récapitulent dans la pensée, ces choses se consti-
tuent comme mouvement de leur pensée et limite de cette pensée. Le
concept abstrait a pour fin interne, donnée dans l’immanence de la pensée, la
compréhension du monde. Il faut que dans une seconde étape la pensée fasse
retour à la pluralité des fruits. L’essence ne peut demeurer, une fois posée
comme raison interne des particuliers concrets, dans son vide, elle ne peut
exister dans l’indétermination de son essentialité séparée. Il lui faut entrer
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dans l’existence déterminée, sortir de sa simplicité fondatrice, en se produi-


sant comme fondement de son point de départ immédiat, comme acte de
position de ses présupposés. C’est le passage de l’essence abstraite à l’exis-
tence déterminée qui transforme le concret en concret pensé, riche de ses
déterminations enfin éprouvées ou élucidées. Il ne suffit pas que l’idée soit
adéquate au concret objet de pensée, ni que le monde concret soit adéquat à
son concret de pensée, l’abstrait. Il faut que le monde et comme concret réel
et comme concret de pensée se manifeste comme adéquation de la pensée à
la réalité. Si ce second moment ne pouvait se constituer, le mouvement de
l’abstraction nous aurait éloigné à jamais du monde concret pour s’ériger en
fondement séparé, abstrait au sens de l’abstraction d’entendement. Le
fondement est acte de fondation, il pose et se pose comme unité du concept
et de la réalité concrète. Telle est la bonne abstraction du concept de la
raison. Le cercle concret-abstrait-concret conduit à pénétrer le monde par la
pensée tout comme le monde manifeste qu’il est cette concrétion de la
pensée. A la fin du processus, se produit l’unité de l’idée et de la réalité, et
elle nous apparaît de manière telle que cela qui est saisi l’est comme étant en
soi et pour soi dès le début le vrai fondement du concret.
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Or c’est ce second moment propre à l’abstraction spéculative que Marx


critique en donnant à la qualification de spéculatif un sens péjoratif. Il
retourne Hegel contre lui-même. « Le mystère de la construction spécula-
tive », son mysticisme, consiste à s’imaginer que le Fruit comme représenta-
tion abstraite, tirée des fruits réels, est un être réel qui existe hors de moi et
qui constitue l’essence vraie de la pomme, de la poire, etc., que l’on peut faire
de ce fruit la substance de la poire, de la pomme, etc. Il est inessentiel à la
poire d’être poire, à la pomme d’être pomme. Ce qui est essentiel, spécula-
tivement, ce n’est plus l’existence réelle de ces choses pour l’intuition
sensible, c’est l’essence abstraite posée comme fondement qui doit engen-
drer les fruits réels. L’abstraction spéculative est une mauvaise abstraction
dans sa prétention à engendrer les fruits réels à partir d’elle-même sous
prétexte de les fonder. Les fruits réels sont érigés en simples modes d’exis-
tence de leur essence vraie, le fruit comme substance (M, Sainte
Famille, 1969, p. 73-74). L’abstraction spéculative est une nouvelle version
de l’abstraction d’entendement critiquée à juste titre par Hegel, elle aboutit
à imposer une forme subtile de nominalisme : la prétention de fonder le
concret réel à partir du concret de pensée érigé en puissance productive fait
de celui-là un milieu séparateur, une chute, une apparence de celui-ci.
S’opère une inversion selon laquelle le sujet réel et concret devient l’attribut
de son prédicat abstrait hypostasié en sujet. C’est la réalité concrète qui
devient le prédicat de l’idée abstraite.
Le texte de la Critique du droit hégelien de 1843 était encore plus
explicite dans la mesure où il montrait de quel prix se paye cette spéculation-
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inversion. Le concret se venge puisque l’abstrait qui est supposé le produire


ne peut avoir de contenu propre sinon celui de la réalité empirique telle
qu’elle est, non comprise, non critiquée, répétée dans son empirie la plus
crasse. Ainsi l’Etat hégélien reçoit bien le chrême de son sens abstrait
d’universel opposé à la particularité concrète de l’Etat historique, mais il
n’est que le redoublement de ce dernier qui a pour contenu les conflits des
intérêts privés de la société civile. Le fondement abstrait n’est que la forme
séparée d’un contenu non élucidé en ses déterminations et en son mouve-
ment. L’Etat qui se pose comme le fondement rationnel de la société civile,
son présupposé empirique, visé et produit par le développement des contra-
dictions de ce présuppposé, se révèle être, non pas le fondement rationnel de
ce présupposé, mais son redoublement tautologique ; il n’est pas fondateur
mais fondé dans et par le mouvement de transsubstantiation mystique que
subit le développement des contradictions de la société civile qu’il ne
dépasse qu’en idée. Les déterminations empiriques de l’Etat sont énoncées
comme rationnelles et acceptées telles quelles alors qu’elles ne sont que le
déplacement des déterminations de la société civile qui, loin d’être ce qu’il
faut fonder, se révèle être le fondement incompris de son pseudo-fondement.
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L’abstraction spéculative hégélienne ne donne que la forme extérieure de la


science de l’Etat et elle la donne en inversant les termes de l’objet étudié.
L’idée juste ¢ développer le concept de la chose à partir des rapports réels ¢
échoue en ce que le concept, l’idée d’Etat, résultat à obtenir, devient sous sa
forme immédiate producteur de l’instance qui le produit, celle-ci devenant
alors le produit de son propre produit.
Cette critique jeune-marxienne de l’abstraction spéculative est directe-
ment empruntée, on le sait, à la critique de la religion développée par
Feuerbach en terme d’aliénation. L’aliénation politique, le politico-étatique
comme aliénation, est une figuration de l’aliénation comme inversion par
laquelle un sujet réel se fait le produit de son prédicat ou attribut, et fait de
cet attribut du sujet (réel) le sujet (imaginaire) posant cet attribut. Très vite
Marx identifie dans les individus réels, membres de la société civile, le sujet
concret dont il faut produire la science en inversant théoriquement l’inver-
sion spéculative qui les soumet à l’abstraction de l’Etat, et donc en désalié-
nant pratiquement ces individus de leur aliénation politique puisque l’abs-
traction étatico-politique est réelle comme mécanisme efficace de
l’imaginaire devenant réalité. La critique de l’abstraction spéculative-
politique est mouvement de lutte réelle qui rend les individus au mouvement
de production autonome de leur vie sociale. Qu’il s’agisse de l’Etat, du Dieu
des religions, de la légitimation de l’ordre humain, l’abstraction a le statut
d’une réalité mentale puisque elle est le résultat d’un processus « psycho-
logique » par lequel des individus concrets se pensent comme dépendants
d’un « universel », produit de leur activité mentale, érigé en sujet imaginaire
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mais efficace de cette activité. La critique doit alors produire l’intelligence


des conditions réelles déterminées qui ont motivé cette production de
l’abstraction, et ensuite éclairer le mouvement de transformation de ces
conditions permettant la suppression de la mauvaise abstraction et la réap-
propriation par les individus concrets de leur activité.
Marx a donc étendu le modèle de la critique feuerbachienne de l’abstrac-
tion comme aliénation à toutes les autres sphères de la vie réelle puisque avec
les Manuscrits de 1844 la pratique économique et le travail sont interprétés
comme inversion de l’activité concrète des travailleurs sous la domination de
cette abstraction que constitue la division capitaliste du travail. De cette
première théorie critique de l’abstraction, il faut tout d’abord retenir deux
points qui sont des acquis durables : a) la thèse de méthode : avant tout
remplacer la logique spéculative et ses formules générales par « la logique
spécifique de l’objet spécifique » ; b) cet objet spécifique est toujours d’une
manière ou d’une autre l’activité des individus ou sujets réels que le concept
scientifique ne peut interpoler par recours à la seule inversion, mais doit
éclairer en son irréductibilité positive. Mais c’est ici que Marx rencontre la
difficulté qui se révèlera motrice de son changement de point de vue sur
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l’abstraction et qui lui permettra de donner une théorie de la bonne abstrac-


tion scientifique et de la pratiquer pour son compte en analysant les abstrac-
tions réelles, non mentales, du mode de production capitaliste.
Cette difficulté prend la forme de deux problèmes intimement liés l’un
à l’autre.
¢ Celui de la détermination de ces sujets réels dont il faut partir, comme
le précise l’Idéologie allemande, et auxquels il faut retourner muni de la
science de leurs relations et mouvements : s’agit-il des individus considérés
comme origine relativement autonome des institutions que sont l’Etat et la
société civile-bourgeoise ou comme définis par d’autres rapports réels ?
Comment, une fois découverte l’objectivité historique des rapports sociaux
de production liant ces individus, maintenir à la fois le point de départ dans
les individus réels et éviter de réduire ces rapports à de simples objectiva-
tions de comportements individuels ?
¢ Le problème rebondit en ce qu’il devient de plus en plus problémati-
que, avec l’analyse des rapports sociaux de production en leur déterminité,
de maintenir la fusion première de la doctrine de l’aliénation généralisée
avec la critique de l’abstraction. Celle-ci ne peut tenir lieu d’opérateur
scientifique pour la critique de l’économie politique que Marx élabore dans
les années 1857-1863. Il devient impossible de conserver la thèse de
l’abstraction-aliénation produit d’une activité mentale, le modèle « idéo-
logique » au sens strict d’un processus psychique qui conduit à sortir de la
réalité, à se déconnecter d’elle, en produisant une entité érigée ensuite en
universel abstrait : entité valant en soi, idéologisée, comme partie supposée
318 A. TOSEL

rendre compte du tout dont on l’a tiré, fiction qui tend à se procurer la force
du réel, qui se pose comme principe de réalisation du réel sans montrer
qu’elle émane de la nécessité du mouvement de la réalité qu’elle entend se
soumettre.

L  :    ’ 


 ’  

On doit revenir sur le texte fameux de méthode où Marx dans l’introduc-


tion aux Grundrisse de 1857 propose une conception nouvelle de l’abstrac-
tion qui implique un autre rapport critique à Hegel et qui repose sur le cercle
réaliste de l’abstrait et du concret. Si l’on veut connaître la structure du
mode de production capitaliste, la bonne méthode, « la seule scientifique-
ment correcte », ne consiste pas « à commencer par le réel et le concret qui
constituent la condition préalable effective », mais « à s’élever de l’abstrait au
concret », « manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le repro-
duire sous la forme d’un concret de pensée ». Ou encore : « Le concret est
concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité
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de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de


synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le
véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue
immédiate et de la représentation. La première démarche ¢ celle qui part
d’un concret pour le réduire à des abstractions simples sans pouvoir dépas-
ser le niveau de rapports généraux ¢ a réduit la plénitude de la représentation
à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites
conduisent à la reproduction du concret par les voies de la pensée ». Ce texte
mérite attention en ce qu’il critique l’empirisme des premiers économistes
en reposant la question de l’abstraction scientifique et en la mesurant à J
l’abstraction spéculative : il entend se distancier de Hegel, mais en recon-
naissant à celui-ci le mérite d’avoir visé le savoir ou concept de l’objet en son
mouvement propre, en écartant aussi la méthode empiriste et ses illusions de
concrétude immédiate. Marx réévalue le « concret de pensée », il donne une
fonction décisive à la bonne abstraction scientifique qui est le rassemblement
de multiples déterminations dans l’unité de la diversité. Ce recours à Hegel
est évident dans la manière dont Marx montre comment production,
consommation, distribution se déterminent en moments constituant un
même processus où chacun passe dans l’autre et se médiatise avec lui. Mais ce
recours est immédiatement limité et la distance critique ménagée. « Rien de
plus facile pour un hégélien que de poser la production et la consommation
comme identiques », Marx reste ferme dans son refus de confondre le
mouvement de constitution de « l’abstrait de pensée » avec l’engendrement
du concret réel par cet abstrait : « C’est pourquoi Hegel est tombé dans
MARX ET LES ABSTRACTIONS 319

l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se concentre


en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut en elle-même ». Le cercle
selon Marx n’est pas celui hégélien de l’identité devenue comme identité de
la différence et de l’identité, c’est un cercle qui s’ouvre continuellement sur
la différence que constitue le concret de départ. Ainsi le processus qui
enchaîne les moments de la production, de la consommation et de la distri-
bution est en fait un processus où la production « est le véritable point de
départ et par suite le facteur qui domine, l’acte dans lequel tout le procès se
réalise à nouveau » (M, 1957, p. 158-159). La pensée est bien une activité
productive mais elle ne produit pas le processus de production réelle que sa
pratique propre s’approprie dans la représentation. La réalité, celle de l’acte
de production accompli par des individus réels en tous ses moments,
demeure une différence, elle est affectée d’un coefficient de pesanteur qui
n’en fait pas un début, un initium, qui contient déjà en lui-même sa fin
idéale, un présupposé voué à être complètement posé. Elle demeure un
présupposé qui résiste au mouvement dialectique spéculatif ; elle est une
différence qui pose son rapport à l’autre et initie le processus antihégelien de
la différence de l’unité et de la différence (voir B. B, 1993).
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C’est à un autre niveau que Hegel est désormais critiqué sur la base d’une
appropriation réaliste-matérialiste de la théorie du cercle concret-abstrait.
La critique de l’abstraction spéculative est déplacée dans le sens d’une
réévaluation de l’abstraction scientifique, mais celle-ci est comprise dans la
perspective réaliste impliquant le primat de la différence. Hegel est alors
reconnu comme le philosophe, l’idéaliste par excellence auquel Marx
s’oppose comme le critique matérialiste par excellence. « Pour la conscience
¢ et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui
conçoit constitue l’homme réel et que, par suite, le monde réel n’apparaît
comme réel qu’une fois conçu ¢ pour la conscience, donc, le mouvement des
catégories apparaît comme l’acte de production réel ¢ qui reçoit une simple
impulsion du dehors et on le regrette ¢ dont le résultat est le monde ; et ceci
(mais c’est là encore une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité
concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du
concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par
contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui
penserait en dehors de la vue immédiate et de la représentation, mais un
produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la
représentation. Le tout, tel qu’il apparaît à l’esprit comme une totalité
pensée, est un produit du cerveau pensant qui s’approprie le monde de la
seule façon qu’il lui est possible (...). Après comme avant, le sujet réel
subsiste sans son indépendance en dehors de l’esprit ». (idem, p. 165-166).
Le sujet réel, l’activité productive déterminée des individus réels, tout en
étant approprié par la pensée, n’est pas posé par elle, il demeure sa présup-
320 A. TOSEL

position. On a donc une adhérence de la présupposition qui interdit toute


coïncidence avec le présupposé une fois celui-ci posé par le mouvement de la
pensée. Quelque chose d’aristotélicien contamine ou rectifie l’hégélianisme
intentionnellement tronqué de Marx. Si c’est bien le concret même, les
individus réels et les rapports réels les liant, qui impose et conditionne le
passage à l’abstrait qui le pense, on peut voir en ce réel immédiat comme
l’analogue des substances premières, les ousiai protai. Ce sont elles qui
limitent la pensée, elles sont la différence irréductible qui mobilise et
circonscrit le mouvement de l’abstraction scientifique ou conceptuelle. Cet
aristotélisme secret est en fait très profond : Aristote en effet déterminait les
substances premières comme des « réceptacles d’opposés », et Marx pose le
concret réel comme autre ou différence de la pensée et il caractérise cette
différence en termes d’opposés et de contradictions, celles-là même que la
pensée identifie comme formes de mouvement des rapports liant les indivi-
dus réels. La différence qu’est le concret présupposé s’impose comme étant
en elle-même structurée par des différences : différence de différences. Ce
sont les oppositions ou plutôt les contradictions réelles qui sont présuppo-
sées comme imposant le passage au concept, à l’abstraction. Marx hérite bien
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de la catégorie dialectique hégélienne de contradiction, mais il la reformule


dans le sens du réalisme aristotélicien. Le mouvement du concret réel n’est
pas celui d’un sujet qui se donne à penser comme différence en attendant de
retrouver à la fin une identité seconde et supérieure, identité de l’identité et
de la différence (comme le montre la pénétrante étude de B. Bourgeois que
nous suivons ici (Actuel Marx, no13, 1993)). Le concret présupposé est donc
une pluralité différente de la pensée qui s’impose à celle-ci comme ensemble
de différences. Le passage du concret à l’abstrait de la pensée repose ainsi sur
le présupposé de la contradiction réelle. Le mouvement du concret naît de la
compénétration des opposés réels. On ne conçoit le concret-présupposé
qu’en le saisissant par l’attribution de la catégorie, et cette abstraction se
détermine comme étant la catégorie de contradiction réelle. De l’intérieur de
son abstraction, la catégorie manifeste une adhérence au réel présupposé qui
la contraint à se mesurer à lui et à ses contradictions et qui règle le mouve-
ment immanent du savoir.
Mais le mouvement de spécification de l’abstraction ne fait que commen-
cer. Marx montre dans le même texte de 1857 que toute abstraction doit être
spécifiée. A commencer par l’abstraction majeure de la critique de l’écono-
mie politique, celle de la production. « L’objet de cette étude est tout d’abord
la production matérielle. Des individus déterminés produisant en société ¢
donc une production d’individus socialement déterminés, tel est naturelle-
ment le point de départ » (M, 1957, p. 149). « Quand nous parlons de
production, c’est toujours de la production à un stade déterminé du déve-
loppement social qu’il s’agit ¢ de la production d’individus vivant en
MARX ET LES ABSTRACTIONS 321

société » (idem, p. 150). La production en général est ainsi une abstraction


indéterminée qui permet de penser « certains caractères communs, certaines
déterminations communes » à toutes les époques historiques de la produc-
tion. Mais le travail de la pensée exige une spécification de ces abstractions
car des déterminations communes ne le sont qu’à certaines époques et sont
moins communes que d’autres. Et néanmoins elles importent pour penser
en leur différence les époques qu’elles caractérisent. « La production en
général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, dans la mesure
où, soulignant et précisant bien les traits communs, elle nous évite la
répétition. Cependant ce caractère général, ou ces traits communs, que
permet de dégager la comparaison, forment eux-mêmes un ensemble com-
plexe dont les éléments divergent pour revêtir des déterminations différen-
tes. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres
sont communs à quelques-unes seulement » (150-151). Il faut aller jusqu’à
construire par la pensée l’abstraction la plus déterminée, celle qui permet de
saisir la production capitaliste comme stade historique réel de la production,
c’est-à-dire de penser « la différence essentielle », le capital dans son rapport
au « travail accumulé », la différence qui est un système de déterminités
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spécifiques, de différences qui sont des opposés.


Les catégories sont des universalisations qui renvoient à leur racine
réelle, à des caractères constants déterminés du concret dont on part, et ces
caractères ne peuvent être de purs noms, même si leur niveau de saisie est
inégal. La production en général se situe à un niveau de saisie général qui fait
d’elle une mauvaise abstraction si elle est érigée en absolu, et si elle est
séparée de son mouvement de détermination, impliqué lui-même dans le
mouvement du réel déterminé. Elle désigne un trait invariant récurrent et
réel de toutes les formes déterminées de la production, mais ce trait exige sa
différenciation essentielle pour chaque forme. Il importe de définir la pro-
duction comme une dépense d’énergie humaine assurant la vie des hommes
dans la nature sous la forme du travail utile, indépendamment de la forme
prise en chaque forme de société. Mais cette définition est comme telle
incomplète, partiale, et l’invariance exige d’être déterminée en chacune des
formes de sa variation en raison des oppositions internes qui caractérisent
chacune d’elles. Il faut donc produire les hiérarchisations déterminées de
l’abstrait sous lesquelles la pensée abstractive fait en quelque sorte se
développer la totalité d’abord amorphe du réel immédiat. Les abstractions
logiques s’organisent et se constituent en totalité organique, leur mouve-
ment nous fait en quelque sorte assister au développement de cette totalité
en ses différenciations. Mais il faut encore préciser que le « penser » ne trouve
pas ses catégories « dans » la réalité empirique, le concret immédiat. Il
commence par les noms dans lesquels se dit ce réel et par les représentations
afférentes (argent, valeur, salaire, profit). Le penser produit en son propre
322 A. TOSEL

milieu l’autodéveloppement de la « rationalité » capitaliste. Il ne crée rien, il


ne produit pas la production en sa réalité extérieure, il produit en les
découvrant tout à la fois les catégories ou déterminations qui rendent
intelligible le réel de la production en sa forme sociale déterminée. Marx ne
déduit pas ces notions, il produit leur auto-articulation en leur ordre propre
de connexions. Il montre de fait que toute abstraction scientifique est
menacée d’insuffisance pour deux raisons : de manière générale, d’abord, en
ce qu’elle peut manquer de distance par rapport au concret immédiat, et, de
manière plus particulière en ce qu’elle peut fixer sur elle-même et arrêter le
mouvement qui conduit à d’autres abstractions plus articulées ou différen-
ciées, seules capables de rendre compte par leurs différences de l’ordre
d’apparaître du réel. En ce sens, Marx reprend en la déplaçant la critique
hégélienne des abstractions d’entendement sans toutefois avoir à produire
un équivalent du concept spéculatif du vieux maître. La production en
général peut donc se révéler comme mauvaise abstraction d’entendement.
Mais il est un autre exemple de mauvaise abstraction, et c’est celui de
l’analyse accomplie par l’économie classique de la production générale qui
sépare les moments de la production stricto sensu, de la distribution, et de la
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consommation, en faisant de la première le commencement du processus et


de la dernière son but et sa fin. Marx utilise la théorie hégélienne du
syllogisme pour montrer que chacun des termes médiatise les deux autres.
Les moments ne sont plus alors de mauvaises abstractions séparées. Mais
Marx va plus loin, car ces moments pour l’instant demeurent liés par la
relation de l’action réciproque qui, en bonne logique kantienne et hégé-
lienne, est une catégorie d’entendement. L’action réciproque ne rend pas
compte du mouvement qui produit la totalité de pensée en sa structure-
processus différenciée. Marx précise qu’il faut faire de la production cet
extrême qui n’est pas seulement le point de départ du savoir égal aux autres
moments, le moment qui embrasse, contient et qui recouvre tous les autres,
das übergreifende Moment. Là est produite l’abstraction scientifique la plus
développée qui inclut les autres tout en s’inscrivant à leur côté et en se les
subordonnant dans un complexe hiérarchiquement déterminé d’abstrac-
tions qui perdent leur mauvaise abstraction seulement par cette intégration
dans la bonne abstraction comme mouvement dominant de la production.
Production et consommation « apparaissent comme les moments d’un pro-
cès dans lequel la production est le véritable point de départ et par suite aussi
le moment qui l’emporte », « l’acte dans lequel tout le procès se déroule à
nouveau » (idem, p. 159). « Le résultat auquel nous arrivons n’est pas que la
production, la distribution, l’échange, la consommation sont identiques,
mais qu’ils sont tous les éléments d’une totalité, des différenciations à
l’intérieur d’une unité. La production déborde aussi bien son propre cadre
dans sa détermination antithétique d’elle-même que dans les autres
MARX ET LES ABSTRACTIONS 323

moments. C’est à partir d’elle que recommence sans cessse le procès » (idem,
p. 164). Marx pense ici dépasser Hegel, mais il oublie chemin faisant que
c’est Hegel qui critique l’insuffisance de l’action réciproque. La conception
de la production comme übergreifende Moment tend à se substituer à la
doctrine hégélienne du concept.
Marx parle le langage du concept dans la mesure où il pense l’automou-
vement des déterminations conceptuelles, mais il ne peut assumer la posi-
tion hégélienne qui fait coïncider cet automouvement des déterminations
conceptuelles avec la « chose même », parce qu’alors serait produite cette
identité de la différence et de l’identité qu’il récuse comme mystification
idéaliste et à laquelle il oppose la différence du réel et de ses contradictions,
la positivité de ce réel en ses oppositions mêmes. Les catégories ne sont ni
équivalentes les unes aux autres, ni dotées de la même puissance explicative,
elles forment un organisme où un moment domine tous les autres tout en
figurant comme moment lié aux autres. Cette double inscription de la
production montre l’inégalité des abstractions scientifiques dans l’imma-
nence explicative qui reproduit le mouvement immanent de son objet réel.
Les catégories-abstractions sont articulées de manière différentielle et iné-
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galement concrètes, dans leur abstraction même, en fonction de l’autodiffé-


renciation de la réalité en ses moments. En définitive, c’est le capital qui est
le plus spécifiquement en son opposition au travail ce moment qui enveloppe
et domine tous les autres en se faisant être aussi bien dans ses formes
différentes qu’en ses cycles, sans pouvoir jamais se faire concept ou esprit au
sens hégélien en raison de la persistance et de la résistance que ne cesse de lui
opposer son autre, le travail. Le concret de toute manière se conquiert
comme auto-approfondissement des abstractions les plus immédiates dans
des abstractions qui font apparaître des relations de plus en plus riches au
sens de plus explicatives, de mieux en mieux articulées en leur autodifféren-
ciations (ou synthèse de nombreuses déterminations).

L   ’     

Mais ce n’est qu’ici que le problème décisif se pose. Marx, dans sa


critique mature de l’économie politique, porte au concept, à l’abstraction
scientifique, des déterminations réelles qui méritent l’attribut d’abstraction
réelle. Comme l’a montré une étude de Roberto Finelli (1987), les catégories
de travail abstrait, de temps de travail abstrait, de capital, sont des abstrac-
tions réelles dotées d’un pouvoir d’imposition inouï. Leur analyse condi-
tionne le refus marxien de reprendre la théorie hégélienne du concept pour
éviter l’identification du capital au concept, pour résister à l’hégémonie de
l’esprit du capital, à l’idéalisme du capital comme esprit.
324 A. TOSEL

1) Sur le travail abstrait


L’abstraction scientifique de travail abstrait est décisive pour développer
la critique de l’économie politique et du mode de production capitaliste en sa
différence essentielle. On sait que la valeur est l’unité contradictoire de la
valeur d’usage et de la valeur d’échange. La distinction entre travail concret
et travail abstrait est le développement partiel de cette contradiction. La
valeur d’usage renvoie à l’utilité humaine, elle implique le travail comme
activité vécue mettant en œuvre les moyens de travail, les matériaux, et
s’achevant dans un produit qualitativement déterminé, apte à satisfaire un
besoin qualitativement déterminé. A ce travail concret s’oppose le travail
abstrait qui, lui, renvoie à l’échangeabilité d’un produit défini comme mar-
chandise, laquelle ne peut être telle qu’en s’échangeant contre une autre
marchandise équivalente selon la formule xA = yB. C’est le travail de
l’individu comme tel qui lui permet d’échanger avec une série indéterminée
d’individus des marchandises en fonction de la même grandeur de valeur les
définissant. La forme valeur comme fondement de l’équivalence des mar-
chandises échangées ne s’accomplit qu’avec la forme monnaie, l’équivalent
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général, et c’est l’existence de la monnaie qui est la forme d’existence inédite


du travail abstrait, lui-même immédiatement présent dans sa liaison au
temps de travail abstrait.
Le travail abstrait n’est pas le résultat d’une abstraction mentale ren-
voyant aux opérations subjectives d’un sujet connaissant. Il se caractérise
comme acte effectif d’abstraction par lequel la particularité de tel travail
concret se rend indifférente à son contenu et par lequel se constitue dans les
actes de travail une substance immanente qui est une pure dépense de travail
quantifiable en raison de cette indifférence aux contenus. C’est cette subs-
tance qui rend compte de la possibilité réelle de l’échange des marchandises
selon leur valeur et elle a pour qualité ontologique d’être une quantité réelle
universelle. Elle se forme dès que les produits du travail concret entrent en
des relations d’échange et elle fonde désormais cet échange sans qu’il y ait à
travailler deux fois, une fois concrètement et une autre abstraitement. Le
temps n’est pas une manifestation phénoménale de cette substance, il est son
être comme temps abstrait. La relation entre travail abstrait et temps de
travail abstrait est co-constitutive de ses deux termes. « Le travail qui est ainsi
mesuré par le temps n’apparaît pas comme le travail d’individus différents,
mais ce sont les individus qui paraissent être en travaillant de simples
organes du travail. » (M, Economie I, Pléiade, 1968, p. 280-283).
Le travail abstrait est immédiatement social, producteur d’une sociabi-
lité inédite et spécifique. Le travail de chacun ne peut plus être particularisé
par sa concrétude, il ne se différence plus du travail des autres individus, il
est le travail égal de tous et de personne, dont le travail de chacun comme
MARX ET LES ABSTRACTIONS 325

agent social laborieux est une détermination quantitative. Il est un lien


social, le lien social moderne. L’abstraction réelle a, elle est la puissance d’un
lien spécifique. Elle est une réalité humaine, produit ou résultat d’une
intervention humaine non intentionnelle, et ce résultat devient milieu et acte
présent en chacun de ses modes en ce qu’il constitue la valeur d’échange qui
le manifeste. La force de travail humain se détermine à la fois comme
grandeur, comme quantum homogène et divisible, et comme acte ou énergie
pratique. Celle-ci se caractérise par le fait que dans leurs gestes de travail, les
individualités des travailleurs se trouvent comme séparées de leur concré-
tude, et leur vécu de travail devient une répétition sans fin de l’identité d’un
même acte qui est comme tel soumission par renversement de cette énergie
à son propre résultat. « Les différentes valeurs d’échange » sont « le résultat
de travaux individuellement différents », tandis que comme valeurs d’usage
les marchandises produites « représentent » du travail homogène, indifféren-
cié, du travail dans lequel l’individualité des travailleurs est effacée.
Marx souligne le point délicat de cette analyse : il faut bien comprendre
que l’on ne travaille pas deux fois, une fois concrètement, une autre abstrai-
tement. C’est le même acte travail, ou plutôt le même temps, qui s’oppose à
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lui-même en tant qu’il forme la valeur d’usage et qu’il détermine la valeur


d’échange. Le travail abstrait est inséparable de cette opposition et celle-ci est
immédiatement qualitative et quantitative. S’il faut en effet que le contenu
du travail en sa particularité soit effacé pour que soit identifiée et rendue
manifeste la durée du travail comme durée du temps de travail général ou
abstrait, s’opère in actu une réduction du (temps de) travail concret au
(temps de) travail abstrait. Cette réduction n’est pas le fait de la conscience
épistémique, elle est celui de la chose même et elle se matérialise dans une
réalité particulière qui, en sa concrétude propre, fait être et apparaître la
substance-travail abstrait : la monnaie. Le travail abstrait, comme abstrait
réel, n’a pas d’autre contenu, ni sens que la négation de ce particulier que
sont les travaux concrets dans lesquels il existe. Mais il s’en sépare : dans la
mesure où le temps de travail est déterminé comme quantum de travail
abstrait ou général, lequel est déterminé comme substance. Il possède à son
tour un contenu spécifique qui le distingue d’un simple universel mental
comme l’universel du « fruit » se distinguait dans la Sainte Famille des fruits
concrets particuliers. Marx thématise cette existence séparée de l’universel
du travail abstrait qui non seulement se présente dans les concrets mais doit
exister comme tel dans un universel concret particulier propre, et c’est la
détermination du travail abstrait comme monnaie ou argent.
Ce point mérite une attention redoublée, en ce qu’il montre que l’oppo-
sition ou contradiction structure la relation du travail concret et du travail
abstrait. La monnaie est une résolution provisoire de cette contradiction, elle
est un cas éminent d’abstraction réelle en tant que « matérialisation du
326 A. TOSEL

temps de travail général, produit de l’aliénation universelle, élimination des


travaux individuels. » « Si pour apparaître les unes aux autres comme valeurs
d’échange, les marchandises acquièrent un double mode d’existence, la
marchandise exclue, en tant qu’équivalent général, acquiert une double
valeur d’usage. Outre sa valeur d’usage particulière comme marchandise
particulière, elle acquiert une valeur d’usage générale. Cette valeur d’usage,
qui lui est propre, est elle-même une détermination formelle, c’est-à-dire
qu’elle résulte du rôle spécifique que joue cette marchandise particulière en
raison de l’action universelle qu’exercent sur elle les autres marchandi-
ses.(...) La marchandise exclue comme équivalent général est maintenant
l’objet d’un besoin général engendré par le processus d’échange et a pour
tous la même valeur d’usage : elle est support de la valeur d’échange, moyen
d’échange général. Ainsi se trouve résolue la contradiction que renferme la
marchandise en soi : comme valeur d’usage particulière, la marchandise est
à la fois équivalent général, et, par suite valeur d’usage générale.(...) A l’ori-
gine, la marchandise se présentait comme marchandise en général, comme
temps de travail général matérialisé dans une marchandise particulière. Dans
le procès d’échange, toutes les marchandises se rapportent à la marchandise
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exclusive, en tant que marchandise tout court, à la marchandise, mode d’exis-


tence du temps de travail général dans une valeur d’usage particulière. En tant
que marchandises particulières, les marchandises se comportent de façon
antithétique à l’égard d’une autre marchandise particulière considérée
comme marchandise générale (...), l’argent (M, Contribution..., 1957,
p. 25-26). Tout se passe comme si les échangistes rencontraient le temps de
travail abstrait dans la monnaie comme existant réellement en dehors et à
côté de la multiplicité des temps de travail concret. La première caractéris-
tique de la société moderne capitaliste en tant que société marchande
généralisée est de reposer sur le travail abstrait et son temps.
Ce travail abstrait-réel constitue un rapport social affecté d’un indice de
domination que connote le langage maintenu de l’aliénation, mais ce langage
excède la première critique de l’abstraction-aliénation comme fiction
mentale-imaginaire. L’argent ne résout la contradiction initiale qu’en la
généralisant et en la déplaçant puisqu’il matérialise la soumission de l’action
sociale des individus à son résultat lequel devient ainsi forme de domination.
« L’argent n’est pas un symbole, pas plus que l’existence d’une valeur
d’usage comme marchandise n’est un symbole. Le fait qu’un rapport social
de production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors des
individus, et que les relations déterminées, dans lesquelles ceux-ci entrent
dans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des
propriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement, cette mystification
non pas imaginaire, mais d’une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les
formes sociales du travail créateur de valeur d’échange » (idem, 1957, p. 27).
MARX ET LES ABSTRACTIONS 327

Pour préciser cette extériorisation particulière de l’abstraction réelle mon-


naie, qui désormais définit tous les rapports sociaux de production capita-
listes comme formes de domination, Marx prend donc ses distances avec son
ancienne thèse de l’abstraction spéculative comme produit imaginaire
devenu le créateur de son créateur. Le symbole est opposé à la prosaïque
réalité d’un objet qui matérialise un rapport social efficace dans l’élément
d’une fixation mystique, condition de son efficace. La monnaie n’est ni un
symbole ni un langage, et il est extrêmement instructif de voir Marx lui-
même limiter la comparaison entre argent et langage au seul cas d’une langue
étrangère. S. Tombazos (1994) attire l’attention sur une note des Grundrisse
(M, Economie II, 1968, p. 215). « Comparer l’argent au langage n’est pas
moins faux. Les idées ne sont pas transformées dans le langage de telle sorte
que leur particularité s’y trouve dissoute ou que leur caractère social figure à
côté d’elles dans le langage, comme les prix à côté des marchandises. Les
idées n’existent pas séparées du langage. Les idées qui doivent être traduites
de leur langue maternelle en une langue étrangère pour circuler, pour être
échangeables, offrent déjà plus d’analogie ; toutefois l’analogie ne réside pas
alors dans le langage, mais dans son caractère de langue étrangère ».
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Ainsi, à côté de la langue des producteurs immédiats et des valeurs


d’usage qui est celle du travail concret existe une autre langue qui est
étrangère à la première et qui dispose de ses propres règles. Les travaux
particuliers sont ainsi traduits de fait dans le travail abstrait-général et ils le
sont par ce traducteur qu’est le procès de l’échange marchand. La langue du
temps de travail abstrait est étrangère sous plusieurs aspects. D’abord, elle
est différente de la langue maternelle des marchandises comme (temps de)
travail concret en ce qu’elle est quantitative et s’exprime dans les règles de la
mesure, de la quantité du (temps de) travail abstrait. Ensuite, cette langue
est étrangère au sens d’étrange, de partiellement incompréhensible pour les
agents économiques qui se trouvent en une situation aussi étrange qu’iné-
dite : ils la parlent en échangeant sans pour autant la comprendre totalement,
sans pouvoir a fortiori en déchiffrer les règles, que pourtant ils actualisent en
chaque échange marchand et monétaire. Ils la parlent et ce langage est
action, mais ils ne savent pas vraiment ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font.
Etrange Pentecôte monétaire où, comme les apôtres, les agents de l’échange
vivent le don de la langue argent en une glossolalie mystique aussi incom-
prise que quotidienne et prosaïque. Cette étrangeté est le devenir puissance
étrangère du temps de travail abstrait comme rapport social imposant sa
contrainte à ses acteurs et les séparant du contrôle de cette puissance.
L’abstraction réelle qu’est le travail abstrait se présente à ses agents comme
une chose, mais cette chose n’en est pas une, elle est un rapport social défini
par un lien spécifique qui contient sa présentation et son imposition comme
chose aux agents sociaux qu’il lie.
328 A. TOSEL

2) Sur les contradictions du travail abstrait.


L’abstraction réelle est bien une forme productive de réalité sociale mais
sa fécondité est inséparable de sa détermination en tant que forme de
domination. Cette forme de domination produit jusqu’à la forme de son
apparaître aux agents qu’elle se subordonne ; cette forme d’apparaître
redouble la puissance de la domination : on aura reconnu dans la thématisa-
tion de la monnaie une première intervention du fétichisme. Le temps de
travail ¢ en son lien aux prix expressions monétaires de la valeur ¢ ne cesse de
déterminer les proportions dans lesquelles les marchandises s’échangent, il
réorganise incessamment la division du travail, en maintenant son étrangeté
(Fremdheit) de langue étrangère parlée de manière automatique et partiel-
lement incomprise. Les variations de la substance travail abstrait régulent les
échanges toujours ex post et s’érigent en destin, en loi naturelle. La subs-
tance tend à se constituer comme quasi-sujet et elle produit une forme de son
apparaître pour ses agents qui la présente comme un objet automoteur. « Le
caractère de la valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu’ils
se déterminent comme quantités de valeur. Ces quantités changent sans
cesse indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs aux
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yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’un
mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent le
diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement dévelop-
pée avant même que les travaux privés exécutés indépendamment les uns des
autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et
spontané de la division du travail, soient constamment ramenés à leur
mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapports
d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de
travail nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi
naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à
n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête » (M, Le Capital.
Economie I, p. 608-609).
Mais le mouvement de l’abstraction scientifique ne peut en rester là, à
contempler la puissance d’imposition de l’abstraction réelle. Il lui faut
s’approfondir, gagner un niveau supérieur d’abstraction qui lui permettra de
ne pas se fixer sur l’image de soi que produit cette abstraction en se
représentant comme forme sujet de son mouvement d’imposition et en
occultant ainsi sa contradiction réelle. Toute abstraction réelle est un milieu
de contradictions qu’il reste à développer en produisant l’abstraction scien-
tifique qui permette de saisir le mouvement de la contradiction. Le penser ne
peut s’immobiliser au seul niveau que désigne l’abstraction réelle que cons-
titue le complexe (temps de) travail concret-(temps de) travail abstrait. Si le
travail abstrait en tant qu’universel est d’abord une négativité ¢ il est ce qui
dépasse et enveloppe tous les actes de travail particuliers ¢, si comme tel il
MARX ET LES ABSTRACTIONS 329

permet une catharsis de la conscience individuelle qui libère de toute image


trop concrète du travail moderne, la purification de la représentation, du
nom « travail » qu’il assure, exige de poursuivre le mouvement conceptuel en
nous enfonçant dans les contradictions non vues mais bien vécues qu’il
subsume. Pour l’abstraction conceptuelle, l’abstraction réelle pensée du
travail abstrait implique la saisie de son acte ou procès de différenciations.
Reprenons en ce sens le mouvement de différenciation par abstraction qui
avait conduit à l’argent.
Le travail abstrait ne s’arrête pas à la fonction qui en fait la négation
du caractère concret des travaux concrets particuliers. Il sort de cette
indifférence simple, de pure négativité, essence de substance quanti-
tative inerte, pour se diviser à nouveau, on l’a vu, en travail abstrait-
abstrait et travail abstrait-concret, en d’une part l’ensemble des activités
productives homogénéisées selon la prescription du quantum de travail
social et d’autre part en l’existence particulière de la monnaie comme
marchandise générale. C’est la monnaie qui opère la critique pratique
permettant de sanctionner si chaque marchandise a été produite par incor-
poration de la quantité de travail abstrait moyenne adéquate pour être
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échangée. La monnaie sanctionne la valeur de tel produit et révèle si ce


produit contient la quantité de travail abstrait social moyen susceptible de la
rendre échangeable ou s’il contient une trop grande quantité de valeur pour
trouver acquéreur au prix réalisant cette valeur. Les produits non consom-
mables parce que trop chers, les restructurations dans la division du travail,
les fermetures de secteurs de production produisant au-dessus de la valeur
moyenne, telles sont les sanctions pratiques constituant ce que l’on peut
appeler l’autocritique de la monnaie. L’autodifférenciation du travail abs-
trait comme développement de la contradiction qui oppose en lui sa forme
universelle et sa forme particulière a pour ressort la dialectique du temps de
travail socialement nécessaire. C’est elle qui introduit la détermination du
capital et de sa contradiction avec la force de travail, c’est elle qui identifie le
niveau supérieur de l’abstraction conceptuelle adéquate aux nouvelles abs-
tractions réelles.
La catégorie de temps de travail abstrait ne peut en quelque sorte
s’autoconserver en l’état sous des formes fixes, son autoconservation est son
autodifférenciation, ou si l’on préfère son autocritique. Cette abstraction
contient et dissimule une contradiction motrice qui oppose une version
technologique et une version politico-sociale. En effet, dans un premier
temps, le temps de travail abstrait renvoie immédiatement à la notion
équivalente de temps de travail socialement nécessaire à la production de
toute marchandise, c’est-à-dire aux variations de ce temps. Le temps de
travail socialement nécessaire recouvre une réalité complexe : il s’agit des
modifications de la force productive du travail, laquelle dépend de l’habileté
330 A. TOSEL

moyenne des travailleurs, du développement des techniques de production,


des combinaisons des moyens de production, et de leur efficacité. On a ici la
version technologique du temps de travail abstrait en tant que travail socia-
lement nécessaire. Marx établit que la force productive du travail obéit à une
règle des proportions inverses : plus la force productive du travail est élevée,
moins de temps de travail est socialement nécessaire à la production d’une
quantité déterminée de valeurs d’usage. Or le temps de travail socialement
nécessaire que la société consacre à la production d’une marchandise se
définit par les variations que subissent les conditions de production définies
comme normales. Cette normalité n’est donnée, ou n’apparait qu’après
coup, a posteriori. Le temps de travail nécessaire en des conditions données
comme normales doit être reconnu comme socialement utile dans et par les
actes d’achat monétairement sanctionnés des marchandises ainsi produites.
Opère une contradiction interne à l’intérieur de la version technologique du
temps de travail abstrait, celle qui l’oppose à lui-même dans la mesure où sa
détermination immédiate exige sa redétermination par la reconnaissance
sociale de sa « juste dépense » dans la production de produits effectivement
achetés et vérifiant leur quantité de valeur « normale ». Comme le précise un
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texte de Marx dans le livre III du Capital, « Il n’y a qu’un lien fortuit entre,
d’une part, le quantum de travail social consacré à tel article d’utilité sociale,
c’est-à-dire la part adéquate de la force de travail que la société alloue pour la
production de tel article, entre le volume que la production de cet article
occupe dans la production totale, et, d’autre part, la mesure dans laquelle la
société cherche à satisfaire ce besoin par cet article » (M, Economie I,
1968, p. 977-978).
Cette contingence a sa nécessité, en ce qu’il se peut toujours que, cet
article ayant été produit en des quantités excessives, au-delà des besoins
sociaux solvables, une partie du temps de travail social se trouve gaspillée, et
« la masse de marchandise représente alors sur le marché une quantité de
travail social inférieure de celle qu’elle contient réellement ». Les salaires
révèlent en ce point leur statut singulier dans la production incessamment
modifiée de la quantité de travail socialement nécessaire « normale » en ce
qu’ils sont particulièrement compressibles jusqu’à un niveau lui aussi histo-
riquement variable », d’une part, et, d’autre part que leur niveau condi-
tionne le niveau de la demande effectivement pertinente, la demande solva-
ble. En définitive, c’est le niveau de cette demande sociale solvable qui
contredit la détermination immédiate du temps de travail socialement néces-
saire : la quantité de la valeur du travail socialement nécessaire dépend de sa
réalisation par la reconnaissance des seuls besoins solvables. Le temps de
travail socialement nécessaire n’est pas une simple réalité technologique, il
est l’enjeu d’une lutte sociale et politique aussi éternelle que le mode de
production capitaliste. Nous sommes du même coup renvoyés au temps
MARX ET LES ABSTRACTIONS 331

caché au sein même du temps de travail abstrait, au temps nécessaire à la


reproduction de la force de travail et au temps extra ou temps de surtravail
durant lequel cette force de travail vivante peut produire au-delà du temps
nécessaire à la reproduction en valeur des biens nécessaires à sa survie. Le
terme caché de la contradiction interne qui structure l’abstraction (temps
de) travail abstrait est exhibé par la critique dans l’unité contradictoire du
temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail et du temps
de surtravail durant lequel cette force de travail produit « pour un autre », le
capital, celui-ci se subordonnant cette force de travail comme capital varia-
ble. Le travail abstrait cesse de renvoyer à une marchandise générale quel-
conque, mais la critique se positionne désormais du côté d’une marchandise
particulière concrète, la force de travail humaine capable de surtravail,
englobée aussi comme pure puissance productive dans le travail abstrait,
soumise au capital, maître du (temps de) travail abstrait.
La force de travail est cette marchandise dont la valeur d’usage est d’être
en soi créatrice de valeur, c’est-à-dire de travail abstrait, et celui-ci se
différencie en travail nécessaire pour remplacer la valeur des moyens de
production, y compris la valeur des éléments nécessaires à la reproduction
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de la force de travail même, et en surtravail qui ajoute de la valeur aux


moyens de production utilisés. Cette force de travail n’est pas déduite de
manière a priori, elle est rencontrée comme produite par le mouvement
historique et sa production coïncide avec la violence contingente de l’expro-
priation qu’ont subie les producteurs immédiats de la part des premiers
détenteurs de capital. Le présupposé que constitue la force de travail est
fourni par le fait de l’histoire, le Faktum indéductible de l’accumulation
originaire. Le savoir a pour tâche de porter au concept ce fait : il lui faut
penser, poser ce présupposé, le reposer en lui faisant subir le traitement
logique qui lui donne sa fonction dans le tout considéré. La plus-value ou
survaleur est ainsi la nouvelle solution de la contradiction qui oppose le
temps de travail abstrait nécessaire au temps abstrait de surtravail. Cette
solution implique un changement de point de vue, puisque le savoir ne
détermine plus le temps de travail abstrait du point de vue technologique,
celui de la productivité du travail, mais qu’elle le détermine du point de vue
social-politique du surtravail opposé au travail nécessaire, c’est-à-dire du
point de vue du travail et des travailleurs. La nouvelle abstraction scien-
tifique, plus profonde et plus explicative, a pour objet la contradiction
qui déchire le temps de travail en temps de travail social nécessaire
et temps de surtravail. La puissance sociale extérieure qui s’était d’abord
manifestée comme monnaie se manifeste désormais et se spécifie
plus adéquatement comme celle du temps de travail abstrait en tant
que celui-ci se soumet le surtravail et le soustrait au contrôle des produc-
teurs.
332 A. TOSEL

Il reste à caractériser cette soumission du travail sous le capital en


montrant comment les deux modalités d’extorsion de la plus-value ¢ absolue
et relative, l’une reposant sur l’extension quantitative du surtravail, l’autre
sur l’amélioration intensive de la productivité dans l’usage du surtravail ¢
rendent intelligible le passsage de la manufacture à la grande industrie ou
« machinerie » capitalistes. Le travail abstrait est alors spécifié une fois
encore comme reposant sur l’économie du temps de travail et sur la recher-
che effrénée de la plus-value relative, sur la subsomption réelle du travail par
le capital. La Maschinerei matérialise l’abstraction réelle comme appropria-
tion du surtravail et s’incorpore les forces de travail comme ses organes en
s’efforçant de briser leur résistance. Par la révolution permanente des
moyens et des méthodes de travail, le capital prend ainsi toujours l’initiative
dans la lutte de classes qui est lutte politique et sociale pour le contrôle et
l’usage du temps de travail abstrait. Les travailleurs résistent à l’exploitation,
qui est réalisation en acte de l’abstraction réelle comme dépossession de leur
temps. Toute la question est de déterminer cette résistance en force active de
réappropriation de ce temps dans l’universel enfin devenu concret de la libre
association des travailleurs. Le capital ne vit que par et dans la reproduction
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de cette abstraction réelle qui n’est pas résolution de la contradiction, mais


son déplacement élargi. Voilà pourquoi l’abstraction réelle qu’est le capital
comme rapport social ne peut s’égaler au concept hégélien : il est le mouve-
ment de sa contradiction. « Le capital est contradiction en acte : il tend à
réduire au minimum le temps de travail tout en en faisant la source et la
mesure de la richesse. Ainsi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour
l’augmenter dans sa forme initiale, faisant du temps de travail superflu la
condition, question de vie ou de mort, la condition du travail nécessaire.
D’un côté, le capital met en branle toutes les forces de la science et de la
nature, il stimule la coopération et le commerce sociaux pour libérer (rela-
tivement) la création de la richesse du temps de travail. D’un autre côté, il
entend mesurer en temps de travail les immenses forces sociales ainsi créées,
de sorte qu’il en maintient et limite les acquis » (M, Economie II, 1968,
p. 306).

Conclusion : l’universel concret en souffrance ?


La substance du travail ne peut donc se faire sujet ou concept. Elle
demeure encore déterminée comme l’abstraction réelle du capital, en tant
qu’unité contradictoire du (temps de) travail nécessaire et du (temps de)
surtravail. Le capital vise en sa forme le statut du concept, il se veut comme
position de soi par soi, il se fait position de son présupposé, le travail, mais il
ne peut poser intégralement ce présupposé parce que ce dernier, comme
surtravail approprié par le capital, résiste infiniment à cette appropriation.
MARX ET LES ABSTRACTIONS 333

Marx s’exprime dans le langage hégelien du présupposé posé et de l’appro-


fondissement des abstractions jusqu’au concept. Mais il ne peut accomplir
ce mouvement, car cela reviendrait pour lui à faire du capital le concept,
l’universel concret. Pensant du côté du surtravail, du travail exploité, Marx
voit en lui la différence, le terme soumis mais irréductible de la contradiction
qui définit le capital comme unité des opposés, du travail nécessaire et du
surtravail. Si ce dernier est d’un côté moment du capital qui tend infiniment
à séparer le travail de l’usage autonome de son temps, il ne peut être
intégralement ce moment intérieur. Dans sa soumission réelle qui définit
pour lui l’abstraction réelle du capital, il est énergie de résistance, puissance,
revendication d’exercice de son autonomie à plein temps, refus de s’identi-
fier au rôle de part(ie)qui subit la désappropriation de l’usage de soi comme
usage de sa force de travail. La fin de l’abstraction réelle serait la fin du capital
comme rapport social et la fin du savoir serait alors l’accession à la bonne
abstraction théorique visée et absente, en souffrance, de la libre association.
Si le processus de la connaissance est un mouvement de production d’abs-
tractions capables d’objectiver en leurs contradictions les abstractions réel-
les de la modernité capitaliste, il est lié à la résistance contre ces abstractions
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et il s’ouvre sur cette différence présente et absente, sur la réalité doulou-


reuse d’un processus de concrétisation empêché. Malgré sa visée totalitaire,
le capital, cette abstraction réelle éminente, n’est pas le tout du réel. L’abs-
traction scientifique qui réfléchit le réel et sa structuration selon ces abstrac-
tions réelles n’est en aucun cas le tout du concept, car le concept est là en
souffrance. Identifier le capital au concept serait le suicide de la critique qui
cesserait en ce cas d’être autocritique du réel en ses abstractions et qui
procéderait ainsi à l’apologie du capital, en devenant elle-même proie de la
mauvaise abstraction.

Bibliographie

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no13, Paris, PUF, 1993.
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H Georg F., Encyclopédie des sciences philosophiques. I. Logique, traduction et
présentation de B. Bourgeois, Paris, Gallimard, 1970.
T Stavros, Le temps dans l’analyse économique. Les catégories du temps dans Le
Capital, Paris, Société des saisons, 1994.
Les œuvres de Marx sont citées dans les éditions suivantes :
¢ La Sainte Famille, Paris, Editions Sociales, 1969.
¢ Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Editions Sociales, 1957.
¢ Œuvres. Economie I (1965), Economie II (1968), traduction de M. Rubel, Biblo-
thèque de la Pléiade, Paris, Gallimard.
334 A. TOSEL

Résumé : La question de l’abstraction chez Marx n’est pas seulement une question de théorie
de la connaissance qui exigerait une distinction entre les mauvaises abstractions géné-
riques et indéterminées et les bonnes abstractions spécifiques et déterminées. Les abstrac-
tions sont réelles et sont solidaires d’une domination propre aux formes. L’émancipation
du travail vivant est celle d’une « energeia » qui fait l’objet d’un concept adéquat en son
mouvement d’actualisation inachevée.
Mots clés : Abstraction spéculative. Abstraction psychologique. Abstraction réelle. Travail
abstrait ou travail concret. Temps de travail. Capital.

Abstract : The question of abstraction in Marx does not pertains to a question of epistemo-
logy which resolves itself a distinction between a bad abstraction, too generic and
indetermined, and a good one, specific and determined. The abstractions are and real,
including a power of domination exercised upon the social forms which are their content.
The emancipation of living labour is an « energheia » which is thought as an adequate
concept unactualised in the real social world.
Key words : Speculative abstraction. Real abstraction. Abstract, concrete labour. Time of
labour. Capital.
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