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Michel Schneider, La Comédie de la

Culture
Géraud de Vaublanc
Le Seuil, 1993, 208 pages.

Il est des livres qui font du bien, même s'ils font mal à quelques uns. La
Comédie de la Culture est de ceux-là, qui dénonce la dérive de la politique
pratiquée par le ministère de la culture, de la communication, des grands
travaux et du Bicentenaire (que sont les laconiques affaires culturelles
devenues?), pendant la décennie triomphante du tout culturel. Le fond de
l'ouvrage ne se résume pourtant pas à la seule polémique, comme aurait pu le
laisser croire l'émission Bouillon de Culture consacrée au pamphlet, quelques
temps après sa parution.
Autour de Bernard Pivot, s'étaient en effets violemment affrontés le trublion
Michel Schneider, auteur du «libelle» — Lang dixit —, et directeur de la
musique et de la danse au ministère de la culture de 1988 à 1991(date de sa
démission), et son ancien patron, Jack Lang, soigneusement escortés par deux
zélés serviteurs de l'orthodoxie pan-culturelle, Pierre Boulez, «musicien officiel
de la République» et Edmonde Charles-Roux. Pendant plus d'une heure, les
propos acerbes avaient succédé aux amères acrimonies: Michel Schneider,
reprochant à Jack Lang, l'inanité de sa politique culturelle, qui confond
populaire et populisme, culture et loisir, art et pouvoir; l'offensé ministre
fustigeant en retour l'incompétence de son ancien serviteur renégat (mais alors,
pourquoi l'avoir nommé?), en mariant invective et dédain, courageusement
épaulé par la veuve de Gaston Defferre, opinant du chef aux opinions du chef,
et par l'auteur du Marteau sans Maître, enfonçant le clou avec le bonheur
rythmé du chef d'orchestre.
La tentation eût été forte, pour Michel Schneider, de rouvrir un procès mille fois
intenté, en ne s'arrêtant qu'aux petites phrases, aux slogans et aux coups
médiatiques. Le piège a été évité, l'ambition de l'auteur étant plus vaste:
démonter les mécanismes de la politique culturelle, afin d'en dénoncer les
errements et les vices. Aussi, l'ouvrage ausculte les rapports entre la politique
et la culture, entre l'art et le pouvoir, entre la culture et l'art; ce dernier est-il
voué à la mort prochaine, si souvent promise par Hegel, Adorno ou Rémy de
Gourmont? Après avoir subi le joug totalitaire, négation absolue de l'art, son
répit serait-il de courte durée, l'art étant menacé par la dérive marchande et par
la dilution de son sens, due aux exigences inassouvies de l'hégémonique
communication? Ces différentes questions sont approfondies, plus sur le mode
analytique que polémique, même si le souffle pamphlétaire écorche au passage
les acteurs de la politique culturelle. Et la flèche fait d'autant plus mouche, que
l'auteur se réclame de la gauche et de ses valeurs; il ne s'agit donc pas d'une

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joute politique, opposant la droite et la gauche. Non, l'affaire est plus grave, il
s'agit d'une trahison. Trahison de l'espoir (diminuer les inégalités devant la
culture), trahison des valeurs.
Comme toute comédie qui se respecte, la Comédie de la Culture fait intervenir
des acteurs, une pièce, et un public: telles sont les trois parties du livre, dont
chacune met en évidence une méprise, une confusion. Confusion des acteurs,
d'abord: au sein du couple prince/artiste (qui rappelle à M. Schneider, le couple
formé par le Baron Scarpia et Floria Tosca), chacun prétend assumer le rôle de
l'autre, au mépris de sa mission et de sa spécificité: «Un artiste ne dit jamais
nous, et un politique ne dit jamais je». Et finalement, «l'artiste et le politique,
couple de la modernité étatique qui n'a pas encore trouvé son Max Weber» se
piègent mutuellement, car «chacun ruse avec le désir de l'autre et promet ce
qu'il ne donnera pas».
Ensuite, confusion autour de la pièce que donnent Jack Lang et ses acolytes.
Elle a joué de l'ambiguïté autour de la notion de culture, à la fois «ensemble de
techniques, d'habitudes et de savoirs» (c'est le sens anthropologique du terme),
et «activités de l'esprit tournées vers le beau» (c'est son sens esthétique). Le
tout culturel a ainsi pu se développer dans l'espace laissé vide par
l'indétermination conceptuelle. Et pourtant, quel que soit le sens assigné au mot
«culture», le tout culturel est indéfendable: «au sens anthropologique du terme,
c'est une tautologie; au sens esthétique du terme, c'est une absurdité».
Confusion enfin autour du public: la politique culturelle aurait dû s'acharner
contre les inégalités d'accès à la culture, en élargissant toujours la demande.
Las, elle a privilégié l'offre en multipliant les crédits (+200% entre 1981 et
1992), et les grands travaux (Grand Louvre, Grande Arche, Très Grande
Bibliothèque, immense gâchis?), et en donnant au public l'illusion d'un accès
partagé à la culture, grâce aux différentes manifestations annuelles (la Fureur
de Lire, la Ruée vers l'Art) dont la violence des appellations évoque davantage
l'expédition militaire, que le havre de paix de la culture. La Rage du Théâtre, le
Cri du Patrimoine, la Défonce de la Photo ont été évités de justesse. La culture
adoucit les mœurs…

Le Banquet, n°3, 1993/2.

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