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Victor DELBOS

(1862-1916)

« Les harmonies
de la pensée kantienne
d’après la Critique de la Faculté de juger »

(1904)

Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole,


professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais)
Courriel: bertrand.gibier@ac-lille.fr

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Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 3

Cette édition électronique a été réalisée par Bertrand Gibier, bénévole,


professeur de philosophie au Lycée Woillez de Montreuil-sur-Mer
(dans le Pas-de-Calais), bertrand.gibier@ac-lille.fr ,
à partir de :

Victor DELBOS,
« Les harmonies de la pensée kantienne
d’après la Critique de la Faculté de juger »

Une édition électronique réalisée à partir de l’article de Victor Delbos, “ Les


harmonies de la pensée kantienne d’après la Critique de la Faculté de juger ” in
Revue de Métaphysique et de Morale, 1904 (XIIe année), pp. 551-558.

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Édition complétée le 29 juin 2008 à Chicoutimi, Ville de


Saguenay, Québec.
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 4

Victor DELBOS,

« Les harmonies de la pensée kantienne


d’après la Critique de la Faculté de juger »

Revue de Métaphysique et de morale, 1904.

Lecture faite à la Société française de philosophie le 26 mars pour


la Séance commémorative du centenaire de la mort de Kant.

Devant parler de la Critique de la Faculté de juger, m’excuserai-je d’avoir


cru qu’il conviendrait mieux au caractère de cette séance commémorative, de
laisser de côté les délicats problèmes d’interprétation qu’elle soulève, pour
voir en elle ce que, somme toute, elle est bien : à savoir, parmi les grands
ouvrages de Kant, celui qui nous représente le plus fidèlement certains traits
essentiels de son génie philosophique, et qui nous développe dans leur union
la plus visible certains thèmes généraux de sa pensée. Cette dernière des trois
Critiques, si elle reste, par sa forme, symétrique des précédentes, n’en est pas
moins, par son contenu, d’une inspiration plus large et plus conciliante, plus
susceptible aussi d’un sens « populaire ». Elle a cet intérêt, de n’avoir pas
seulement travaillé à combler une lacune dans le système, mais de nous offrir
encore en un tableau d’ensemble des conceptions produites par Kant à des
moments divers de son évolution philosophique, et demeurées à ses yeux des
acquisitions légitimes de son esprit ou des expressions importantes de la
vérité. Elle nous rappelle en tout cas que, chez Kant, le Critique qui « isole »
les différentes facultés et qui « limite » strictement l’usage des concepts a
laissé subsister le Philosophe qui aspire à une conception harmonieuse du
Tout, qui ne peut se satisfaire que par une Weltanschauung.
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 5

Les deux idées qui sont le principal objet de la Critique de la Faculté de


juger, l’idée de finalité et l’idée de beauté, ne s’étaient pas jusqu’alors offertes
ensemble aux recherches de Kant, et si elles sont ici rapprochées, c’est moins
assurément par le lien plus ou moins factice de certaines définitions abstraites
que par la fonction commune qu’elles remplissent d’intermédiaires entre la
connaissance scientifique et la moralité.

La connaissance scientifique proprement dite repose sur le mécanisme


cette conception a inspiré Kant dès ses premières entreprises intellectuelles, et
elle est restée intacte à travers les différentes vicissitudes de sa pensée. Elle l’a
inspiré, disions-nous : c’est en effet pour avoir été comprise dans toute son
extension qu’elle lui a suggéré dans son Histoire générale de la nature et
théorie du ciel sa doctrine de l’origine de l’univers, la première en date sans
doute des hypothèses qui, classées sous le titre d’hypothèses de la nébuleuse,
exposent une cosmogonie évolutionniste. La façon même dont Kant critique
ici l’œuvre de Newton, tout en voulant d’ailleurs surtout la compléter, nous
instruit déjà de l’esprit dans lequel il conciliera les divers intérêts de l’âme
humaine comme Newton, il est animé de convictions religieuses profondes ;
mais il n’admet pas que les croyances les plus justes imposent à la science des
restrictions à l’intérieur de son domaine propre ; il tient à la fois pour possible
et pour nécessaire d’étendre jusqu’au problème des origines, de pousser donc
jusqu’au bout, contre toute hésitation et contre tout scrupule, l’explication
naturelle de l’univers. Quand on considère l’univers au point de vue de la
matière et du mouvement, substituer Dieu à des causes mécaniques,
mathématiquement calculables, c’est, observe-t-il, « une triste résolution pour
un philosophe ». Si donc le mécanisme souffre des limitations, c’est d’abord
parce qu’il ne contient pas en lui-même son principe, mais c’est aussi parce
que nous voyons se produire dans l’univers des phénomènes qui ne peuvent
pas être considérés par nous uniquement au point de vue de la matière et du
mouvement : les phénomènes de la vie. On peut dire à bon droit : « Donnez-
moi la matière, j’en ferai sortir un monde ». On ne peut pas dire : « Donnez-
moi la matière, je vais montrer comment un être vivant, une simple taupe, peut
en sortir ». Non qu’il faille pour cela proclamer l’impuissance du mécanisme à
rendre raison de la vie ; mais telles sont nos facultés humaines, que nous ne
pouvons pas par des causes mécaniques expliquer « clairement et
complètement » la production du moindre être organisé, comme nous pouvons
expliquer la formation des corps célestes et leurs mouvements.

Voilà ce que Kant redit, avec une précision nouvelle, dans la Critique de
la Faculté de juger. Rien ne limite le droit que nous avons de poursuivre
indéfiniment une explication mécanique de toutes les productions de la
nature ; l’intérêt de la science nous commande même de la poursuivre. Une
raison seulement s’oppose à ce que nous puissions jamais nous flatter de
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 6

l’avoir pleinement atteinte : c’est l’impossibilité où nous sommes, nous autres


hommes, de déterminer le principe dont se déduirait cette unité des lois
empiriques particulières sans lesquelles la vie est inintelligible. Dans un être
vivant, les parties sont des organes qui se produisent réciproquement les uns
les autres, et qui, dans leur existence comme dans leur forme, sont
conditionnés par le tout qu’ils engendrent. Or il n’y a qu’un entendement
intuitif qui soit capable d’une connaissance déterminant les parties par le tout.
À dire vrai, l’entendement humain — et de là vient l’illusoire prétention du
mécanisme à se considérer comme une explication absolue — possède bien un
mode de représentation dans lequel le tout préexiste aux parties, la
représentation de l’espace ; mais l’espace n’est que la condition formelle de la
perception des phénomènes sensibles, non un principe réel des productions de
la nature. Notre entendement ne peut donc fournir une connaissance achevée
des phénomènes de la vie ; mais ne pouvant pas admettre non plus que ces
phénomènes cessent d’être intelligibles là où ils cessent pour nous d’être
mécaniquement explicables, il garde le droit d’en juger par réflexion, c’est-à-
dire de supposer que ce qui est contingent par rapport à lui-même dans les lois
empiriques particulières de la nature et de la vie, renferme cependant en soi
une unité comme si une intelligence l’avait disposé. C’est là ce que signifie,
dans l’usage légitime que nous en pouvons faire, le principe de finalité ; il
consiste à nous représenter, non pour en tirer une connaissance, mais pour en
satisfaire notre entendement, des groupes de phénomènes particuliers sous
l’idée du tout. Cependant, loin qu’ainsi compris, le principe de finalité entrave
l’usage scientifique des conceptions mécanistes, il l’autorise plutôt et le
stimule jusqu’au point où ces conceptions manqueraient à leur rôle, qui est de
nous fournir des explications déterminées et saisissables dans l’intuition
sensible ; elles ne sauraient jamais nous représenter l’origine absolue de la
vie ; mais elles peuvent, par exemple, intervenir pour interpréter les données
de l’anatomie et de la morphologie comparées dans le sens de la réduction de
toutes les espèces à un type unique primitif dont elles seraient issues ; comme
il avait ailleurs annoncé Laplace, Kant paraît pressentir ici Lamarck et
Darwin. En tout cas, la notion de finalité ne saurait pas plus gêner l’extension
légitime du mécanisme qu’elle n’en saurait elle-même être gênée ; toujours
acceptée par Kant, mais tenue en garde aussi contre les abus de
l’anthropomorphisme, puis du dogmatisme, cette notion sert ici surtout à nous
faire comprendre comment la liberté peut agir au sein même de la nature :
dans un monde où nous devons, pour contenter notre intelligence, rapporter la
causalité de certaines productions à des concepts, il peut y avoir place pour
cette causalité par purs concepts qui est la liberté ; que la liberté soit en elle-
même supra-sensible : elle n’est pas surnaturelle.

Pareillement la pure moralité se lie au sentiment par la beauté. L’idée d’un


accord intime entre la moralité et la beauté a été suggérée à Kant par la lecture
des Anglais, notamment de Shaftesbury, de Hutcheson, de Hume ; elle est le
fond de ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, parues en
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 7

1764. La véritable vertu, y disait-il, loin de s’appuyer sur des règles


spéculatives, se ramène à un sentiment, le sentiment de la beauté et de la
dignité de la nature humaine. Ce sentiment atteint au sublime, quand l’homme
en fait un principe de conduite, universel dans sa portée et invariable dans son
application. C’était donc une conception plutôt esthétique de la moralité qui
nous était alors offerte. La Critique de la Faculté de juger atteste que cette
conception a pour une bonne part subsisté dans l’esprit de Kant, seulement
pour y être mise à son rang. La beauté n’est sans doute pas identique à la
moralité, rigoureusement définie comme elle doit l’être, et isolée en son
essence de tout ce qui n’est pas elle ; mais la beauté est le symbole de la
moralité ; car en montrant à l’homme comment l’imagination peut librement
s’accorder avec l’entendement, elle lui rappelle que la volonté peut, elle aussi,
librement s’accorder avec la loi pratique de la raison. Aussi la culture
esthétique a-t-elle une extrême importance pour le développement de l’être
humain que nous sommes ; au lieu de remplir nos facultés de préceptes, elle
les exerce par ces connaissances propédeutiques qu’on appelle humaniora,
sans doute parce que humanité signifie sentiment d’universelle sympathie en
même temps que puissance de communication universelle. Elle n’a donc pas
seulement l’avantage de produire et d’entretenir pour une part, par delà les
limites de l’animalité, la vie sociale ; elle fait se pénétrer les classes les plus
cultivées et les classes les plus incultes de la société ; elle relie la civilisation à
la nature. Humaine en ses effets, la beauté est humaine aussi en ses
expressions les plus hautes et en son principe : seul, nous dit Kant, l’être qui
peut déterminer ses fins, ou, quand il les reçoit de la nature, les mettre en
accord avec ses propres fins essentielles, et juger esthétiquement de cette
harmonie, seul l’homme est capable d’un idéal de la beauté, de même que
l’humanité en sa personne est capable de perfection. En outre la Critique de la
Faculté de juger, tout en distinguant le goût du génie et en voulant limiter le
génie par le goût, applique au goût ce que Kant avait découvert du génie,
c’est-à-dire qu’il le considère comme un libre jeu de l’imagination et de
l’entendement se proportionnant l’un à l’autre sans s’imposer l’un à l’autre.
Par là s’accomplit en nous la plus parfaite unité de la nature humaine, en
même temps que se symbolise le principe inaccessible où se concilient la
nature et la liberté. Quant au sublime, il n’est proprement esthétique que parce
qu’il traduit en des formes sensibles la conscience de notre destination morale
et l’incommensurable valeur de la personne : traduction d’ailleurs impuissante
par laquelle l’imagination tente de se hausser jusqu’à la raison sans y
atteindre. Toujours est-il que le développement de nos facultés esthétiques
présente ce que Kant appelle un intérêt moral par alliance. Le « rigorisme »
kantien ne va donc, au fond, qu’à définir en termes de raison pure uniquement
le principe et les maximes de la moralité ; mais loin d’exclure le sentiment de
la vie morale, Kant l’invoque plutôt toutes les fois que le sentiment peut créer
en l’homme des dispositions favorables à la moralité ; et le sentiment
esthétique est de cette sorte. Ce n’est pas trahir Kant que de lui prêter un
impératif comme celui-ci, subordonné seulement à l’impératif de la loi :
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 8

Cultive en toi le sentiment de telle façon qu’il devienne capable de mieux


représenter et de mieux réaliser sous les espèces de la beauté un idéal
communicable à tous les hommes.

Cependant pas plus que la moralité ne rejette, chez Kant, ni l’action réelle
sur la nature, ni même un certain concours de la nature, elle n’abroge, au nom
de la souveraineté absolue de la loi, les autres fins que l’homme par nature se
propose. Kant n’a jamais prétendu que toutes les valeurs humaines dussent
être absorbées par la morale il a voulu seulement en établir la distinction et la
hiérarchie en prenant la loi morale comme mesure irréductible. La Critique de
la Faculté de juger, empruntant une classification que Kant avait d’abord
introduite dans ses leçons d’anthropologie et qu’il avait depuis maintes fois
reproduite, ramène les fins humaines à trois : le bonheur, l’habileté, la
moralité. Dans la poursuite de ces fins l’homme est surtout considéré, d’abord
comme individu, puis comme espèce, enfin comme personne.

Que, comme individu, l’homme recherche inévitablement le bonheur,


qu’il le puisse et qu’à certains égards il le doive, c’est ce que Kant n’a jamais
contesté. Mais ce qu’il n’admet pas, c’est que, fin nécessaire et légitime de
l’homme, le bonheur soit érigé en fin suprême. Car, comme fin naturelle, le
bonheur ne peut même pas se prévaloir des faveurs de la nature, qui plutôt lui
suscite des obstacles sans nombre ; et, d’un autre côté, l’idée qui le représente
est tellement indéterminée qu’elle ne saurait jamais avoir un contenu ferme et
s’imposer comme loi définie d’action.

Au lieu d’obéir à la nature, qui le pousse au bonheur sans l’y conduire,


l’homme peut user d’elle comme d’un moyen pour des fins librement
adoptées ; ainsi il passe de l’état de nature à l’état de culture. Sous l’influence
de Rousseau qui fut sur lui si profonde, Kant estime que cette transmutation a
été l’origine de maux innombrables pour l’individu, mais il en voit sortir un
bénéfice pour l’espèce. Selon ce qu’il avait déjà expliqué dans ses leçons
d’anthropologie et dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolite, l’antagonisme des individus, avec les inégalités, les misères, les
oppressions qu’il engendre, a cependant d’une part l’avantage de stimuler les
énergies, d’autre part celui d’imposer de plus en plus aux esprits et aux
volontés l’idée d’une constitution légale, substituant à la liberté sauvage de
chacun la liberté réglée de tous. Le terme du développement de l’humanité
comme espèce, c’est l’union juridique des hommes dans les nations et des
nations entre elles. Mais si l’humanité marche ainsi vers la paix perpétuelle,
c’est à travers les calamités inévitables, dans une certaine mesure même
bienfaisantes, de la guerre ; car la paix pure et simple, répondant à un naïf
besoin de repos et de bien-être, ce serait l’engourdissement de nos forces ; la
paix véritablement humaine, c’est celle dont la nécessité se dégage de plus en
plus inéluctable du choc même des peuples, et dont la formule idéale pour la
conscience est, non le bonheur universel, mais le droit universel.
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 9

Le développement de la civilisation doit donc guérir progressivement les


maux que la civilisation entraîne ; en opposant les penchants entre eux par
leur rudesse et leur violence, il prépare en l’homme l’avènement de la raison.
Or quand l’homme agit à titre d’être raisonnable, il se ne contente pas de se
poser à lui-même ses fins, il se les pose d’après une loi que sa volonté institue
et qui est en même temps universelle. La personne humaine, définie par
l’autonomie de la volonté, ainsi que l’avaient fait les Fondements de la
Métaphysique des mœurs, contient en elle son but ; elle arrête donc dans
l’ordre de la nature la série des fins qui sont en même temps des moyens, et
elle mérite en conséquence d’être considérée aussi comme le but final de la
création.

S’il faut maintenant concevoir un au-delà de la personne, c’est uniquement


pour concilier avec elle, sous la garantie de sa dignité, l’individu dont elle a
fait son instrument, ou encore pour affirmer la totalité des conditions sans
lesquelles l’accord du plus grand bonheur avec la plus grande moralité, c’est-
à-dire le souverain bien, objet de la raison pratique, ne saurait être réalisé.
Mais ainsi que Kant l’avait proclamé après avoir sondé les bases ruineuses de
la métaphysique wolffienne, et surtout après avoir lu Rousseau, il y a là
matière, non pas à des démonstrations théoriques, mais à des affirmations
pratiques ; des croyances telles que l’immortalité de l’âme et l’existence de
Dieu lui étaient donc un temps apparues comme valables plus ou moins hors
de la raison ; si dans la suite elles redeviennent rationnellement justifiées sous
le titre de postulats, elles n’en restent pas moins, par la façon dont elles
s’imposent à l’esprit, des croyances ; c’est-à-dire qu’elles demeurent relatives
à la personne qui doit les admettre ; la Religion ne fonde pas la moralité, elle
l’achève.

Mécanisme et finalité, nature et liberté, beauté et moralité, sentiment et


loi, antagonisme des énergies et union juridique, bonheur et devoir,
individualité et personnalité : telles sont les notions opposées ou diverses entre
lesquelles la Critique de la Faculté de juger découvre liaison et accord. Kant
pouvait donc prétendre, dans sa réplique à Eberhard, que sa philosophie était
bien plus propre que celle des wolffiens à faire comprendre l’idée leibnizienne
d’une harmonie du règne de la nature et du règne de la grâce. Cependant cette
harmonie ne doit pas être posée pour ainsi dire en elle-même, hors de l’esprit
humain qui en juge : elle est une conception du monde et de la vie pour le
service et dans les limites de l’humanité. Ce n’est pas sans motif que la
Critique de la Faculté de juger, là où Kant disait d’ordinaire l’être
raisonnable en général, dit plus volontiers l’homme, et ce n’est par hasard que
les matériaux en ont été dans une large mesure empruntés aux leçons que Kant
avait faites sur l’anthropologie venue après les deux autres Critiques qui
Victor Delbos (1904), “ Les harmonies de la pensée kantienne ” 10

définissaient en formules objectives, l’une les conditions de la certitude


scientifique, l’autre le principe de la morale, elle en est comme la « synthèse
subjective », par laquelle se consacre sans doute une fois de plus
l’impuissance de l’esprit humain à déterminer intellectuellement l’absolu,
mais aussi sa suffisante capacité de concevoir dans un ordre harmonieux,
selon une hiérarchie régulière, tout ce qui théoriquement lui est accessible et
tout ce qui pratiquement l’intéresse.

Fin du texte.

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