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Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

Quelques pistes théoriques et descriptives


pour (dé)masquer les genres
Driss Ablali
Centre de Recherche sur les Médiations.
Université de Lorraine. France

1. Préliminaires
Pour commencer, je voudrais partir d’une citation de Derrida pour donner ma
conception sémiotique de la notion de masque générique, du genre de discours en
tant phénomène linguistique et sémiotique masqué. Derrida interrogeant les
conditions de production du texte écrit dans les premières lignes de « La pharmacie
de Platon » ceci : « Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au
premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs
toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un
secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse
rigoureusement nommer une perception ». (1972 : 71). C’est sur cette conception du
texte que je m’appuierai tout au long de cette contribution pour traiter des liens entre
genres et masques dans une perspective langagière et culturelle.
Une remarque préliminaire au passage. Elle m’est venue de la réflexion d’un extrait
de l’ouvrage de C. Kerbrat-Orecchioni (1986), L’implicite, pour préciser ces liens :
« Pourquoi ne parle-t-on pas toujours directement, ce serait tellement plus simple ?
Et corrélativement : pourquoi cherche-t-on à décrypter dans les énoncés d’autrui, au
prix d’un surplus de travail interprétatif, ce qui s’y dit entre les lignes, ces sous-
entendus et arrière-pensées qui en constituent en quelque sorte la partie
immergée ? » (1986, 4e de couverture) ». Dans ce passage, Kerbrat-Orecchioni
soutient que l’implicite résulte sans doute de la complémentarité de deux angles
possibles, et aussi légitimes l’un que l’autre : un angle qui place l’implicite, en tant
que phénomène intentionnel, du côté de la production des textes, avec un locuteur
qui veut dire une chose pour en faire entendre une autre ; un angle qui fait de
l’implicite un processus sémiotique, du côté de l’interprétation des textes, qui
consiste pour le lecteur-analyste à déchiffrer l’écart entre le texte et l’intention de
l’auteur. En d’autres termes, l’implicite repose en effet sur le recouvrement de deux
couples, sémiotiquement distincts, l’un émane de l’acte de dire ou d’écrire, l’autre de
l’acte d’interpréter. Mais les deux angles se rejoignent par ce qu’ils font appel tous les

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deux à la question de l’intentionnalité : l’implicite émerge dans un texte lorsque son


lecteur, par exemple, cherche intentionnellement à comprendre l’intention cachée
que le locuteur avait en vue, à rétablir la signification première d’un texte par le
déchiffrement du dit, en lui prêtant un autre sens, un sens masqué. Tout l’effort
herméneutique et philologique est donc d’identifier rigoureusement l’implicite d’un
texte aux intentions auxquelles il a répondu à son origine, et son explicitation à la
reconstruction de sa production originelle ou d’un vouloir-dire préalable comme
cohérence textuelle. En sommes, quand quelqu’un écrit un texte, il peut soit avoir
l’intention d’exprimer explicitement son dit, soit de le masquer. Mais le genre de
discours au sein duquel le dit prend forme, implicitement ou explicitement, (un
éditorial, une lettre ouverte, une recette de cuisine, un sermon, une consultation
médicale, etc.), il ne peut le dire sur le mode explicite ; il ne peut le mettre en discours
que masqué. Le genre fonde son existence sur le non dit, mais un non dit sans
intentionnalité. On ne choisit pas de masquer le genre dans lequel on parle ou on
écrit comme on pourrait taire une insinuation, une ironie, une insulte, mais en même
temps on ne dispose d’autres moyens pour lui donner forme qu’en masquant ses
traits et ses marques. Pour examiner les faits de façon un peu précise, il convient
d’emblée de rappeler qu’en lisant un texte, on ne parvient pas à y voir les marques du
genre si l’on s’attache à regarder les variables seules. Le genre est invisible du dehors.
Car les masques du genre ne peuvent tomber que si l’on arrive à enchaîner les
variables les unes aux autres. C’est dire en quelque sorte que les textes forment ce
qu’ils taisent (le genre) par ce qu’ils disent (le sens). On ne peut faire autrement pour
le genre que de le masquer, non sans préciser en même temps que ce masque
n’émane pas d’une volonté du locuteur, il se construit dans le silence, en imposant de
façon clandestine « le chemin de pensée à prendre » pour l’interprétation, ce que P.
Ricœur appelle l’ « orient du texte » (1986 : 156), c’est-à-dire une direction pour
éviter le « conflit des interprétations ». Produire un texte quel que soit son genre ne
permet pas à l’instance qui écrit ou parle de tenir des propos au sujet de son genre.
Lorsqu’un éditorialiste revient dans son article sur un événement médiatique qui fait
l’actualité, rien dans son propos ne renvoie explicitement à l’éditorial en tant que tel.
L’éditorialiste ne peut tenir des propos réflexifs sur son genre, comme le narrateur en
mettant en récit une histoire. Ici il y a deux niveaux à distinguer, celui du texte et
celui du genre. Si le premier laisse au locuteur la possibilité de masquer ce qu’il est

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censé ne pas dire, le second ne lui laisse pas cette possibilité. D’ailleurs, il n’y a pas
d’autre évidence pour reconstruire le genre que dans le silence du texte à son égard.
Il y a pour ainsi dire deux masques en chaque texte : un masque potentiel qui relève
du sens textuel et sur lequel le locuteur tient un propos qui s’écarte du dit, et un
masque essentiel qui relève du genre sur lequel le locuteur n’en dit mot. Le genre vit
sa vie de façon à la fois innommable et mar(s)qué. Bien qu'il ne puisse être
appréhendé explicitement, il est néanmoins repérable par les énoncés qui font texte.
La spécificité des masques génériques réside dans leur capacité de se passer d’un dit
explicite. Il y a donc des paliers textuels que l’on ne peut avancer que masqués. Ce qui
revient à dire que dans la quête du sens, l’intention de (dé)masquer un genre importe
aussi bien que le dit détourné ou explicite.
Pour montrer comment s’opère ce glissement du visible au masqué, et comment un
genre peut-il même se penser masqué, je dirai seulement que cette conception du
genre s’impose pour trois raisons, également déterminantes que je tacherai d’exposer
dans cette contribution.
Elle se distingue, d’abord, par son aspect multi-sémiotique médié et masqué qui vient
s’ajouter au contenu explicite du dire. Elle se caractérise, ensuite, dans son extension,
par le fait qu’elle affecte non seulement le plan de l’expression du texte, mais aussi
toutes les autres variables pourvues de signification pour introduire des régularités
dans la masse informe des pratiques discursives. Elle trouve enfin une spécificité
supplémentaire, du point de vue de la culture, par le rôle que cette dernière joue dans
la détermination des lois masquées du genre.

2. Sémiotique de l’indicible
Sur la question des genres de discours, il y a une littérature qui touche presque tous
les domaines en sciences humaines et sociales, sans que cela recouvre une
homogénéité de pratiques, de conceptions. Diverses approches et points de vue
disciplinaires peuvent être convoqués pour un questionnement sur ses formes et ses
usages (Adam, Bronckart, Compagnon, Genette, Hamburger, Maingueneau, Rastier,
Schaeffer). Au point que, comme le notait ce dernier, « de tous les champs dans
lesquels s’ébat la théorie littéraire, celui des genres est sans nul doute un de ceux où
la confusion est la plus grande » (Schaeffer 1986 : 16).
Dans le sillage des remarques faites plus haut sur le rapport entre genre et implicite,
une rapide mise au point théorique sur l’indicibilité des genres s’impose : le genre n’a
pas de lieu textuel arrêté, son lieu propre est inscriptible, il ne se stabilise jamais dans

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l’espace-temps, car il n’est la propriété exclusive d’aucune variable ou composante


textuelles ; comme palier inappropriable de la textualité, il ne peut voir le jour ou se
donner le jour uniquement par l’interprétation de plusieurs variables qui relèvent de
composantes textuelles diverses.
Mais les contraintes des genres ne s’imposent jamais sans se heurter fréquemment
aux normes de fonctionnement d’autres genres, pas n’importe lesquels. Un genre,
pour être en rupture avec d’autres genres, n’a de chance de se pérenniser et de
confirmer son autonomie que s’il partage avec des genres voisins des contraintes
communes. C’est dans ce sens que je parle de praxis, dans le sens que donne Rastier à
discours1, pour désigner un regroupement de genres issus de la même activité
langagière. On peut, par exemple, parler de praxis universitaire, pour des genres
comme le chapitre dans un ouvrage collectif, un article de revue, un rapport de thèse ;
pour des genres comme le portrait, la chronique, le fait divers et l’éditorial, entre
autres, relevant de la praxis journalistique qui conditionne leur mise en discours
d’abord en tant que genres de la presse et ensuite en tant que genres différents les
uns des autres. Ces genres ont plusieurs propriétés en commun, mais il n’y en a
aucun qui les possède toutes.
Dans le cadre de la SéGeCo, je travaille depuis quelques années sur les
caractérisations multi-sémiotiques de différents genres de discours en considérant les
corpus comme l’une des voies les plus appropriées pour l’accès à une telle entreprise.
Avant d’entrer dans l’analyse des données, je voudrais apporter un éclairage
conceptuel sur trois notions pour démasquer les genres, « corrélats génériques », «
molécule générique », « communauté générique », que cette étude essaiera de mettre
en place.
Pour entrer dans le vif du sujet, une précaution terminologique s’impose : bien que le
genre n’existe pas comme palier explicite, comme le sont la phrase et le paragraphe, il
n’opère pas pour autant dans le vide. Une variable (pronom personnel, catégorie,
grammaticale, temps verbaux, signe de ponctuation, tournure syntaxique, expression
figée, etc), n’existe pas à l’état libre, elle est linguistiquement liée à d’autres variables

1 Je préfère parler de « praxis » que de discours à cause de l’aspect protéiforme du concept de discours

qui se développe en sciences du langage dans des contextes disciplinaires et épistémologiques


spécifiques. On emploie le plus souvent le substantif « discours », de même que l’adjectif « discursif »
comme s’il y avait un consensus sur ce qui est discours et ce qui ne l’est pas. Pourtant, il suffit de
rappeler que « discours » dans son acception énonciative chez Benveniste, comme un des deux plans
d’actualisation de la langue, et sa définition chez Greimas comme synonyme de texte, ou chez Pêcheux
dans sa détermination par son extérieur, pour constater que les ponts sont souvent difficiles à établir
entre des modèles qui fonctionnent en concurrence, plutôt qu’en synergie.

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pour deux raisons : une raison morpho-syntaxique explicite - la présence d’un


pronom personnel à côté d’un verbe pour faire phrase est souvent inévitable- et une
raison générique que la phrase seule ne permet pas de voir, et dont la présence est
nécessaire au sens du texte.
Lorsqu’un éditorialiste dans un quotidien français n’emploie que le pronom
personnel « on » pour décrire une actualité, il ne le fait surtout pas pour une raison
syntaxique. Ce ne sont pas les règles phrastiques qui inhibent l’emploi du « je », mais
les normes génériques. En écrivant « on », et non « je », l’éditorialiste fait d’une
pierre deux coups, le premier est explicite, de nature syntaxique qui lui permet de
construire la structure syntaxique de la phrase et pour ce faire, il utilise initialement
uniquement l'information syntaxique minimale : l'ordre des mots, la catégorie
syntaxique des mots (Pronom/Verbe) ; le deuxième est implicite, de nature
générique, qui reste inaperçu, non perceptible dans la situation même, mais qui passe
obligatoirement par la construction préalable de sa représentation syntaxique.
Prenons les exemples suivants, tirés de notre corpus :

« Dans ces colonnes, on aime la Grande-Bretagne. La France n’oublie pas ce qu’elle a été pendant la
guerre. On respecte son histoire, on admire sa culture. On sait ce que la démocratie lui doit. Et on
n’arrivera pas à décliner ici tout ce qui nous tient à cœur ».
« Cela, tout cela, on ne le sait que trop. Mais, sans espérer de miracle, on pouvait tout de même
compter sur les gouvernants de la zone euro pour faire preuve de sens des responsabilités. On était en
droit de les imaginer animés du sens de l'urgence. On était fondé à leur demander de traiter cette
affaire avec l'exigence requise par l'enjeu : rien de moins que la survie de l'union monétaire ».
« On découvre qu’il est possible de réduire les dettes des états d’un trait de plume. On voit même, du
côté d’un président français sous pression… ».
« Alors, dans cette pétole économique générale, on cherche une risée. On espère un peu de souffle.
On attend le discours de Barack Obama, jeudi, sur l'emploi. On compte sur les banques centrales - la
Fed à Washington, la BCE à Francfort - pour mener les politiques monétaires les mieux ajustées à ces
temps d'austérité budgétaire ».
« On a vu et on voit chaque jour ce qu’est Sarkozy 1, on peut imaginer ce que serait Sarkozy le
retour ».
« A ce titre, quand on regarde les taux pratiqués aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse ou au
Japon - entre 0 % et moins de 1 % -, on peut juger que M. Draghi aurait dû aller plus avant ».

Sur ces exemples, deux remarques à souligner. Elles portent toutes les deux sur le
« on ». La première est pour dire que l’emploi de ce pronom permet de faire phrase
en associant un pronom à une forme verbale, le présent de l’indicatif dans la plupart
des cas de notre corpus, comme on le verra plus bas. Derrière cette association
morpho-syntaxique, récurrente dans les éditos français, comme cela a déjà été
observé dans d’autres travaux (Dubied et Lits [1997], Lee [1999], Herman et Jufer
[2001], Ablali (2015), il y a un acte énonciatif explicite qui privilégie largement le

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« on » en vue d’augmenter l’apparente objectivité de l’information : l’éditorialiste se


positionne ainsi en co-locuteur en position effacée par rapport à des faits qu’il dit ne
pas vouloir prendre en charge, et pourtant en usant du « on » pour se tenir en retrait
des faits rapportés, l’effet de subjectivité dans son texte y règne en maitre. Le « on »
accentue certes la dépersonnalisation des propos avec la prétention à représenter des
collectifs et, en premier lieu, à prêter une voix à son lectorat, mais les éditorialistes
sont placés dans une position telle qu’il n’est pas nécessaire de s’approprier la
première personne pour parler de soi. Le « on » permet ainsi au journaliste, grâce à
la complexité du statut énonciatif pluriel de cette forme pronominale, de donner une
information, présentée comme objective, sans en assumer complètement la prise en
charge ; le lecteur de l’éditorial accède ainsi malgré lui au statut de co-énonciateur
sans parole. Il s’agit donc d’un emploi intersubjectif de « on » qui récuse la
disjonction entre soi-même et l’autre, et qui tient d’un procédé journalistique
générique, plus que de la règle de grammaire. Car derrière cet acte explicite qui
privilégie le « on » sur les autres pronoms personnels, pour augmenter l’apparente
objectivité de l’information que le texte véhicule, et qui montre que l’éditorialiste est
toujours à la recherche d’une synchronisation cognitive avec autrui, il y a un autre
acte, de nature cette fois-ci générique, que l’éditorialiste ne peut formuler
expressément, et que l’on ne peut démasquer qu’a posteriori, grâce à sa fréquence
très élevée au sein d’un corpus. Nous le redisons, notre approche du genre se
conforme au postulat suivant : les composantes du texte ne peuvent pas être décrites
de façon isolée si l’on veut démasquer le processus générique qui leur permet de faire
texte. Elles ne peuvent pas non plus l’être sans tenir compte de leur fréquence et de
leur compatibilité, car rien dans la combinatoire des composantes du texte ne relève
du hasard des rencontres fortuites. Le genre parce qu’il est dans l’incapacité de se
formuler explicitement, est toujours « entre » quelque chose, entre les catégories
grammaticales, entre les phrases, entre les différentes composantes, entre les textes
et entre les différents genres de la même praxis. Parce qu’il est indicible, il n’y a de
genre que dans le passage d’une variable à une autre, d’une composante à une autre,
et dans la relation entre au moins deux composantes. Ce qui montre que la langue ne
dispose pas de moyens linguistiques ou autre pour la réalisation explicite de l’acte de
faire genre. En conséquence, toutes les variables du genre sont contraintes de se
formuler implicitement, c’est pourquoi je qualifie certaines variables textuelles qui
participent au façonnement du genre de « corrélats génériques » : je nomme

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« corrélats génériques » un tel ensemble de plusieurs variables, (le « on » lié au


présent de l’indicatif, les embrayeurs, le deux-points et le point d’interrogation
comme on le verra plus bas pour le cas de l’éditorial), unies par différentes liaisons.
L’ensemble des corrélats est orienté vers une visée globale dont le texte ne parle pas
directement, que j’appelle une « molécule générique », qui est un regroupement de
plusieurs variables différentes accomplissant une fonction textuelle bien déterminée,
mais jamais formulée explicitement en tant que tel dans le texte.
Pour revenir à notre corpus journalistique, rappelons que l’éditorial, comme genre
relevant du « pôle du commentaire » (Adam 1997), est un texte factitif, qui a pour
objectif d’introduire dans l’espace public les grandes questions de société mais en les
orientant indirectement vers la ligne du journal. C’est en ce point que l’éditorial
construit une persuasion qui n’informe que dans la mesure où elle persuade. Ainsi
prend forme la molécule générique du genre qui consiste à informer le lecteur sur un
événement médiatique en lui donnant des repères pour l’aider à se faire une opinion
mais qui reste dans le sillage de la politique éditoriale du journal. Et naturellement il
ne sert à rien de rappeler que le journaliste va user d’un ensemble de stratégies
génériques pour ne pas laisser apparaître cette intention, d’où le rôle des variables
aux effets homogénéisants pour nous indiquer la direction à suivre. Autrement dit,
une molécule générique ne réside pas dans un contenu, ou dans une seule variable,
elle réside dans la manière dont les corrélats génériques sont mis en discours en
fonction d’une tradition générique (Coseriu), de telle façon que l’actualisation ou
l’inhibition de variables dans un texte – pronom personnel, temps verbaux, signe de
ponctuation, structure et longueur de phrases, présence ou absence de telle ou telle
catégorie grammaticale, etc.– doivent être prises en compte pour rendre compte de la
manière dont les textes pensent et permettent de penser le genre. Car une variable n’existe
que pour ce qu’elle permet de faire au sein d’une molécule générique, c’est-à-dire
pour la charge performative qu’elle confère à la configuration même de cette
molécule. Cela signifie qu’une variable générique ne vaut jamais pour elle-même,
mais pour son effet générique sur une autre variable avec laquelle elle va s’associer
pour configurer les corrélats de la même molécule. En d’autres termes, les corrélats
génériques font ce qu’ils ne disent pas faire du seul fait qu’ils soient associés les uns
aux autres en regardant tous dans la même direction que la visée texte impose. De
manière générale, ce n’est pas la forme seule des variables qui différencie les masques
génériques d’un texte des contenus implicites d’une phrase ou d’un énoncé, mais leur

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fréquence, leur contextualité, leur co-occurrentce, bref la façon dont ils font texte.
Pour insister davantage sur la spécificité des masques génériques, ils n’ont pas de
formes signifiantes propres inscrites dans le texte. Ils se greffent sur des formes
linguistiques explicites, dans lesquels s’articulent diverses composantes
morphosyntaxiques, lexicales, stylistiques, rhétoriques, etc., mais sans posséder de
marques spécifiques fixes.
Il ressort des réflexions qui précèdent que les pronoms personnels, par exemple, ne
tirent leur sens que dans leur combinaison avec d’autres parties du discours pour
constituer des syntagmes. Il ne suffit pas de constater, pour démasquer un genre,
qu’un pronom domine dans un genre, il faut se pencher également sur les autres
variables qui évoluent avec lui dans le même environnement syntaxique, en
l’occurrence ici celui du syntagme verbal. Si l’on adopte cette hypothèse, il faut donc
étudier des corrélations et non se contenter d’explorer des vocables isolés, d’où le
choix d’explorer les temps verbaux directement associés au pronom personnel « on »
pour montrer les différents syntagmes que l’on peut former avec ce pronom
personnel au sein d’un corpus d’éditos. Mais avant de le faire, il faut toutefois
apporter au constat de la dominance du « on » dans les éditoriaux un correctif : il
porte sur les liens entre masques génériques et périodicité.

On ne peut pas parler de l’analyse des genres du discours de presse sans évoquer la
question de la périodicité : quotidien, hebdomadaire, mensuel, bimestriel. C’est en ce
point que se pose une question d’importance : un édito dans la presse quotidienne ne
développe pas forcément la même matière langagière et les mêmes stratégies
discursives que celles qui régissent la presse hebdomadaire ou mensuelle. On
voudrait simplement souligner ici que des éditoriaux qui ne partagent pas le même
rythme de parution peuvent ne pas présenter des ressemblances morpho-syntaxique,
énonciative, argumentative, rhétorique ou compositionnelle. Ce qui nous intéresse
ici, c’est comment les textes journalistiques du même genre, avec des fréquences de
parution différentes, peuvent ne pas attirer les mêmes variables linguistiques et en
exclure d’autres. Car, comme je l’ai postulé plus haut, dans le démasquage des
variables génériques, il faut se pencher également sur les masques dont se prive un
genre. En d’autres termes, si dans l’éditorial français quotidien, (Le Figaro,
L’humanité, Le Monde, Libération), le « on » est le pronom le plus sollicité par le
journaliste pour faire part d’une information, on peut en même temps en déduire que
ces éditoriaux se privent d’un masque pour en porter un autre. Ce qui veut dire que

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le « on » contient à la fois lui-même et son opposé ou son autre, le « je ». Et son


interprétation ne peut se faire qu’en l’associant à un absent. Je me limite ici à
quelques remarques cursives. Pour traiter correctement le problème, il faudrait faire
un examen exhaustif – évidemment disproportionné avec les limites d’un article – de
toutes les variables. Une remarque donc sur une seule variable : lorsqu’on change de
périodicité en gardant le même genre, les masques, pas forcément tous, peuvent
changer de forme. C’est ce qu’on voit sans équivoque dans certains éditoriaux
hebdomadaires de la presse française qui n’hésitent pas à s’approprier le « je » pour
faire part au lecteur d’un événement médiatique, pronom complètement absent d’un
corpus de référence de plus de mille éditoriaux que nous avons collectés sur cinq
années :

« Que reste-t-il de notre passé ? dit une personne interrogée. Juste que Staline a arrosé cette terre de
sang, que Khrouchtchev y a planté du maïs et que tout le monde se moquait de Brejnev» (la Fin de
l'homme rouge, p. 300). Lors de la première visite que je fis de la Russie postsoviétique en 1989, je
fus frappé par cette évidence : de ce régime qui avait régné sur le pays pendant près de trois quarts
de siècle, il ne restait pratiquement rien : ni dans les monuments, ni même dans les mentalités ».
(Octobre a mal vieilli, publié dans Marianne, no. 1079, vendredi 17 novembre 2017)

« Balancetonporc ? Ma première réaction fut un franc rejet parce que je déteste les balances et que
j'aime beaucoup les cochons. On ne saurait oublier que la délation est en France une espèce de sport
national ; je vais y revenir. En revanche, le cochon est un animal intelligent et affectueux. Pourtant,
juifs et musulmans le calomnient, tandis que les chrétiens le mangent sous le nom de porc. On n'est
pas sûr que les cochons préfèrent les chrétiens. Et puis, je réalisai très vite combien balancetonporc,
cette opération malsonnante, était nécessaire ». (Faut-il dénoncer ? publié dans Marianne, no. 1080,
vendredi 24 novembre 2017)

« Je ne crois pas que les choses se passent ainsi. Les hommes publics et plus généralement les
membres de la classe opinante sont devenus des épiciers, qui ne parlent que d'épicerie, avec l'élévation
d'esprit de marchands de cacahouètes. » (Le tour de Valls, publié dans Marianne, no. 1026, vendredi
25 novembre 2016).

« D'où le paradoxe d'Emmanuel Macron en cet automne 2017 : il perd des points dans
les sondages, mais il en gagne sur le terrain [en gras dans le texte]. Car je n'ai rien dit de la
situation en milieu étudiant, où le gouvernement est en train de gagner, à bas bruit, la bataille de la
sélection » : (A-t-il-déjà gagné ?, publié dans Marianne, no. 1081, vendredi 1 décembre 2017).

« Enfin, me dis-je, ne jamais baisser la garde en tant que journaliste. Ce qui suppose non seulement de
dénoncer ces périls où qu'ils surgissent, mais de les expliquer sans relâche à nos lecteurs, car on
s'indigne à bon escient de faits que l'on comprend ». (Terrorisme : ne pas baisser la garde, publié
dans Pèlerin, no. 7039, jeudi 26 octobre 2017).

A travers ces exemples, on voit clairement les variations de prise en charge


énonciative qu’impose la périodicité au même genre. Les éditorialistes
hebdomadaires peuvent recourir à l’usage de la première personne, sous forme
d’énonciation égocentrée, alors que ce pronom est complètement absent de notre
corpus d’éditoriaux quotidiens. Il y a là une piste peu explorée pour étudier l’impact

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de la périodicité sur la textualité et, par conséquent, sur le genre lui-même, et que
nous n’avons fait qu’effleurée ici pour montrer les enjeux des maques périodiques.
Pour revenir à nos quotidiens, mais toujours par rapport à la question de la posture
énonciative, précisons que les corrélats génériques ne se laissent pas rapporter à une
unique variable ou composante, leur filiation n’est jamais simple, leurs racines
implicites sont toujours multiples. Quand l’éditorialiste emploie le « on », quels sont
les temps verbaux qu’il emploie et ceux dont il se prive ? Pour répondre
empiriquement à cette question, on propose un retour au corpus1, pour décrire les
associations attestées les plus caractéristiques de l’éditorial. Pour cela, j’ai exploré
tous les emplois du corpus, et dans les 719 occurrences enregistrées par les 500
textes, une grande relation d’attirance réciproque s’instaure, qui n’est pas décidée
mais constatée après coup par celui qui en est l’interprète, entre le « on » et le présent
de l’indicatif, comme le montrent ces quelques exemples :

« À droite, on trouve aujourd'hui des gens qui ne sont pas résolument contre le droit de vote aux
étrangers ».
« On ne peut pas trouver de réponse évidente tant qu'elles jouent ces fameux fonds propres sur les
marchés ».
« A dire la situation telle qu'elle est, on risque de désespérer un peu plus les agents économiques ».
« On attend le discours de Barack Obama, jeudi, sur l'emploi ».
« Ça ressemble à un mauvais jeu vidéo. Une sorte de serious game, comme on appelle aujourd'hui les
jeux qui produisent un impact social ».
« En ce début d'année 2008, on décèle chez François Fillon les premiers effets d'une lente
métamorphose ».
« On voit maintenant qu'elles peuvent aussi causer leur perte ».
« On peine à évaluer, à cette heure, l’ampleur de la participation, mais on peut conjecturer sans
grand risque qu’elle sera importante ».
« on voit maintenant qu'elles peuvent aussi causer leur perte ».
Dans ces extraits, il faut que convergent deux ordres de facteurs pour qu’il y ait sens :
un phrastique immédiat, dans lequel le « on » et le présent de l’indicatif sont liés de
façon explicite pour faire phrase, et un autre générique différé dans lequel se
dessinent de façon implicite les couches enfouies du genre. Il n’y a pas d’un côté le
monde immédiat et explicite de la phrase et le monde différé implicite du genre, dans
un face-à-face brutal et sans échanges, il y a plutôt entre ces deux mondes des élans,
des forces qui les animent et les affectent, engageant des normes, des contraintes des
puissances de façonnement et des conduites à respecter ou à inhiber.

1 Pour cette recherche, j’ai mobilisé un corpus constitué de 500 éditoriaux, publiés entre 2004 et 2012,

et qui comprend exclusivement des articles intégraux et non des extraits. Ce corpus se répartit sur
quatre quotidiens (Libération, L’Humanité, Le Figaro, Le Monde) distincts dont la réunion est
justifiée par leur appartenance au même espace éditorial : ce sont tous des éditos publiés dans des
journaux nationaux et quotidiens, et vu la taille de ce corpus, on pourra le considérer comme un
« échantillon » de la population observée, et plus précisément de l’éditorial dans la presse quotidienne
française.

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Il faut ici prendre garde au fait que la présence du présent dans les éditos français
n’est pas nécessairement liée aux postures énonciatives du texte, mais aux
contraintes médiatiques imposées par la nature du genre lui-même : le présent dans
toutes ses formes donne à l’éditorial une teinte vivante et en prise avec l’actualité.
Pour le rappeler, les éditos font partie de ce qu’on appelle « le pôle du commentaire »
(voir Adam 1997), où l’éditorialiste commente l’actualité dans une forme de
temporalité qui attire essentiellement le présent de l’indicatif et réduit la fréquence
des autres formes temporelles, car incompatibles avec la visée du genre, comme une
prise de position sur un fait d'actualité (Lagardette 1994 ). Si l’information relève de
l’actualité, si l’actualité se dit dans l’éditorial, les indicateurs temporels sont aussi
sous-tendus par l’actualité. Cette dernière n’attire vers elle que des indices temporels
qui mènent vers le présent, tels que « aujourd’hui » « hier », « maintenant », « jeudi
dernier », comme on les voit soulignés dans les extraits donnés plus haut, qui ont
pour repère le moment de l’énonciation. Et comme le genre ne se donne pas comme
présence, mais à travers des blancs, des variables qui ne sont pas seulement
morphématiques, mais aussi sémiotiques, il est indispensable de souligner la
présence massive de deux signes de ponctuation, le deux-points et le point
d’interrogation, statutairement distincts, mais génériquement corrélables au « on » et
au présent de l‘indicatif.
Pour informer, l’éditorial comme genre majoritairement orienté vers le présent,
dispose d’une infinité de moyens pour susciter l’adhésion à son point de vue. C’est le
cas de la ponctuation que le journaliste utilise pour adopter une posture nettement
pédagogique et didactique et nourrir une relation de confiance avec ses lecteurs. Pour
que la passerelle entre ce que avons souligné plus haut au sujet du « on », du présent
de l’indicatif et des déictiques temporels, et ce qu’on dit plus bas, au sujet de la
ponctuation, soit établie, rappelons que le point de vue des éditorialistes dans les
quatre quotidiens de notre corpus est toujours donné sur un mode énonciatif
explicitement impersonnel, avec une prétention à représenter des collectifs et, en
premier lieu, à prêter une voix au lecteur (coénonciation A. Rabatel), d’où la haute
fréquence de deux signes de ponctuation qui renvoient à l’individuation du point de
vue, alors que le genre dans son ensemble fait tout pour apparaître comme
impersonnel. L’éditorialiste se conçoit donc comme celui qui tente d'expliquer le
mieux possible à son lectorat ce que celui-ci doit savoir sur les grandes questions de
l’actualité. Un signe de ponctuation, comme le deux-points, lui permet d’atteindre

174
Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

implicitement son objectif sans remettre en question son aspect « impersonnel ».


Dans notre corpus, l'étude du contexte linguistique dans lequel apparaissent les
énoncés précédés ou suivis de ce signe de ponctuation, révèle qu’il est associé de
manière privilégiée à l’exemplification du point du journaliste dont il cherche à
convaincre son lecteur :

« Il y a là comme un symbole qui souligne la fracture entre deux mondes : l' un à l' économie
dynamique et triomphante ; l' autre au souffle ralenti , comme s' il ne croyait plus en ses forces ».

« Il n' y a pas d' autres chemins que d' en finir avec la dérive pathologique des dépenses publiques :
les 35 heures , la retraite à 60 ans , l' embauche de fonctionnaires , l' embardée des comptes sociaux , l'
assistanat généralisé ».

« Désormais , le choix qui s' offre aux pays européens est tout à la fois simple et douloureux : la
rigueur ou la ruine ».
«
La Tunisie , qui a lancé , en janvier , le mouvement des révoltes populaires contre les dictatures , est
ainsi le premier pays à entrer dans une nouvelle phase : celle de la consolidation d' un régime
démocratique ».

« Cette situation ne devrait laisser personne indifférent : ni l' ONU , ni les grandes puissances qui
prétendent s' intéresser à l' Afrique , et encore moins les multinationales de tous bords qui exploitent
les immenses ressources minières de la RDC ».

« M . Benkirane devra s'allier à la gauche pour former un gouvernement . Il sera investi d'une
responsabilité historique : prouver l'aptitude des islamistes à gouverner un pays aussi diversifié et
complexe que le Maroc de 2011 ».

« Il fallait être naïf pour penser que le printemps arabe suivrait le cours pacifique et harmonieux des
révolutions est - européennes de 1989 . Ces révolutions avaient un objectif précis, pensé et
structuré : remplacer un système - l' ordre communiste , imposé de l' extérieur - par un autre - la
démocratie et l' économie de marché ».

« Deux des entités les plus riches du pays n' ont pas jugé utile de faire un geste non plus : ni la
richissime Eglise orthodoxe ni le groupe des grands armateurs ne versent un euro d' impôt au
gouvernement central - la première par tradition , les autres grâce aux paradis fiscaux ».

« La saga grecque masque le vrai souci : la perspective d' une quasi - récession en 2012 . L' ambiance
sur la Croisette n' était pas , jeudi , à la désinvolture distinguée qui sied en un lieu où l' on célèbre
chaque printemps les fastes du septième art . Au contraire , le moral était au plus bas ».

« On n'a pas fini d' explorer les dégâts qu' il provoque : effets neurotoxiques ou reprotoxiques ,
incidence sur la survenue de certains cancers , de maladies cardiovasculaires ou encore de troubles du
comportement chez les enfants ( hyperactivité , troubles de l' attention ) ».

« On connaît pourtant la suite : plus d'impôts , moins de dépenses et gel des investissements d'
avenir ».

Dans tous ces exemples le deux-points sépare et lie tout à la fois. Son emploi apparaît
justifié par sa capacité à introduire une forte cohésion sémantique entre les segments
qu’il sépare. Le deux-points apporte ainsi une avancée dans le raisonnement du point
de vue, il annonce le développement d’un contenu en consolidant dans la proposition
explicative un élément de l’énoncé que le journaliste juge important dans

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Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

l’information qu’il traite. Le deux-points devient donc bien plus qu’un simple signe
typographique, c’est un vecteur de point de vue qui sert à consolider le faire-croire.
Avec le deux-points, l’information se précise et gagne en persuasion, comme en
témoigne aussi l’usage d’un autre signe de ponctuation, le point d’interrogation qui
sert la même molécule générique de l’éditorial que les variables précédentes, car une
variable n’affirme sa marque générique que quand elle est enchainée aux autres, et
c’est dans cet espacement que les masques du genre se tiennent, qu’ils déposent leurs
traces et exercent durablement leurs forces.
Compte tenu de sa visée profondément persuasive, l’éditorialiste n’hésite pas de
façon récurrente à solliciter directement le lecteur, ou plutôt à lui faire croire qu’il
coopère, car nombre des questions qui sont posées dans notre corpus sinon toutes,
s’apparentent à des questions rhétoriques :

« Léon Blum était un grand homme. C'est Nicolas Sarkozy qui l’a dit . Jean Jaurès aussi était grand.
François Mitterrand ? Le chef de l'État a toujours eu beaucoup d’admiration pour l’époustouflant sens
de la manoeuvre de son prédécesseur. Fort bien, mais que reste-t-il au PS ? Nicolas Sarkozy lui vole
ses hommes d'aujourd’hui, les Kouchner ou les Bockel, ses hommes d’autrefois, et quelques-unes de
ses idées. C’est comme si les socialistes n'avaient plus rien à eux ».

« Le bétail européen n’est-il pas élevé avec du soja OGM importé ? Économiquement, c’est laisser le
champ libre aux multinationales américaines et aux nations émergentes qui investissent des milliards
dans ce domaine. Cela rend vains tous les discours sur la recherche - développement, facteur d’une
croissance tant espérée ».

« Ils sont prêts parce qu’ils n'ont pas le choix. Ils savent bien ce qu’on dira d’eux en cas de défaite.
Nicolas Sarkozy ? On dira que la politique de rupture a été brutalement désavouée. Ségolène Royal ?
On dira qu' elle s’habitue à la défaite et que c' est fâcheux . Lui ou elle pourront invoquer l’enjeu local,
on ne les croira pas ».

Dans six mois, les Français glisseront un bulletin dans l'urne pour élire leur nouveau président. Au
moment de faire leur choix , à quoi penseront-ils ? A l'éducation, à la santé, à la sécurité, au déclin
industriel de la France, à la construction européenne en berne ? Probablement. Espérons que la prise
en charge de la dépendance des personnes âgées fera aussi partie des sujets qui animeront la
campagne électorale ».

« Le but du jeu ? Décrocher, à l’issue d' un long parcours semé d' embûches, la reconnaissance
culturelle d' un genre préalablement mal famé ».

Dans les 1980 questions que nous donne à lire notre corpus, on peut dire sans
équivoque, comme cela avait aussi été remarqué par Lee (1999), que presque toutes
ces interrogations ne sont pas des demandes d’information et correspondent plutôt à
des interrogations rhétoriques qui ne laissent au lecteur que « le droit d’acquiescer »
(Grésillon 1981 : 70). La question dans l’éditorial n’interroge pas réellement ;
l’interrogation ne donne pas véritablement lieu à interlocution. Elle ne sollicite
aucune réponse de l’interlocuteur ; c’est l’éditorialiste lui-même qui fait suivre
directement la réponse qu’il voudrait faire correspondre à la question qu’il pose. Pour

176
Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

résumer, notre objectif ici est de montrer qu’interrogation ne rime pas


nécessairement avec co-locution. Elle rime avec persuasion, car, le journaliste, afin
d’éviter d’entrer en conflit avec son lecteur, lui pose des questions qui valent pour des
assertions.
Et comme on peut le constater sans équivoque, les différents éditoriaux de notre
corpus, malgré leur appartenance à des lignes éditoriales différentes, et à des régimes
auctoriaux divers finissent par dessiner un ensemble mouvant de relations
différentielles et qualitatives, destinées à rendre compte du jeu implicite par lequel le
genre décide des enjeux et des relations dont il faut faire phrases et texte. C’est dans
cette perspective que je parle de « communauté générique », et non de communauté
discursive, qui occulte la variabilité des usages en fonction des genres, car le discours,
celui de la presse par exemple, est un regroupement de pratiques textuelles
différentes les unes des autres. L’éditorial, le portrait et le fait divers, en appartenant
à la même praxis journalistique, ne développent pas forcément le même mode
textualité en relayant une information.

3. Il n’y a que des masques culturels


Ce n’est pas l’appartenance à la praxis de la presse qui assure la régulation des
variables et des composantes, mais le fait d’appartenir à un genre qui est déterminant
pour l’identification des instances de régulation (morpho-syntaxique, énonciative,
argumentatives, lexicales, etc.) sur la base de similitudes de texte à texte, dans un
corpus. D’où la représentativité du terme de « communauté générique » pour
désigner une communauté langagière génériquement structurée, où les membres ne
se rencontrent pas forcément, n’échangent pas, mais partagent le même genre en
écrivant ou en parlant. Un partage qui dicte aux membres de la communauté
les instructions langagières à suivre pour l’organisation de leur texte, la façon de se
rapporter à soi et aux autres, la posture énonciative à adopter, la façon de convoquer
telle ou telle structure syntaxique, argumentative ou rhétorique. C’est en partant de
ce genre de postulats qu’il est nécessaire de rappeler la dimension sociale des
communautés génériques, qui ne sont jamais données, innocemment, dans une
autonomie absolue, car elles n’existent que connectées en extériorité à la culture qui
les englobe, car les genres sont indissolublement immergés dans leur contexte
culturel d’intelligibilité qui les recompose et les réagence, comme le dit, depuis
plusieurs années, F. Rastier : « une langue n’est pas une et unique : elle est constituée
par l’ensemble des textes qui l’attestent : ce sont des objets culturels, élaborés dans

177
Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

des pratiques sociales particulières et qui ont elles-mêmes une histoire. A ces
pratiques correspondent des discours et des genres » (2001 : 234). C’est donc la
question du contexte social qui détermine la pertinence d’un démasquage du sens des
genres, et non une appartenance à telle ou telle praxis. D’où les questions suivantes
en rapport avec les masques culturels des genres : qu’apporte aux textes du même
genre de discours le fait d’appartenir à deux communautés journalistiques
différentes, française d’un côté, africaine de l’autre ? Leur suffit-il de se ranger dans le
même genre pour développer la même textualité ? Cette appartenance a-t-elle un
impact sémiotique sur les masques génériques de l’édito, ou bien le genre arrive-t-il à
faire son chemin sans se laisser enfermer dans un masquage générique arrêté ? Nous
avons répondu à cette série de questions dans un autre travail (Ablali 2015) 1 où il
était question de contraster des éditoriaux français et africains, tous écrits en
français. En les reprenant dans le cadre de cette contribution sur les masques du
genre, rappelons simplement, eu égard aux trois variables, décrites plus haut, que les
éditorialistes africains2, font un usage complètement à l’opposé de celui de leurs
homologues français quand il s’agit de faire part d’une information. Un trait y
apparaît d’évidence et qui montre sans ambages que les masques génériques sont
surdéterminés par la culture qui les abrite. Ce trait on l’observe clairement dans
l’usage des pronoms personnels et des temps verbaux, deux variables de la
composante énonciative qui font passer dans l’écriture journalistique les ressources
des conteurs en y adjoignant les attributs de l’oralité africaine. Car lorsqu’on lit des
éditoriaux ivoiriens par exemple, le positionnement énonciatif de l’éditorialiste est
clairement affiché, et la valeur de certaines hypothèses est très personnelle.
L’éditorialiste africain se pose explicitement comme la source de l’événement
médiatique. Il assume sans se masquer un énoncé d'où se dégage son engagement et
une forte prise de parti, comme en témoignent ces exemples qui montrent que si, sur
le plan de la matérialité discursive, la subjectivité est atténuée dans les éditos
français, elle est clairement prise en charge dans les éditos africains :

« Vexés que les Européens que nous prenions pour des amis, voire des parents, nous ferment ainsi
leurs portes au nez, nous exigeâmes de nos gouvernants qu’ils leur imposent aussi des visas. Nos

1Que l’on peut aussi consulter à cette adresse :


https://www.academia.edu/20081667/LES_%C3%89DITORIAUX_ENTRE_DEUX_PRATIQUES_C
ULTURELLES
2 Pour le corpus africain, deux cents éditoriaux ont été collectés, avec 110.091 occurrences et 8023

formes graphiques, en ciblant des pays dits « francophones » : le Sénégal (Pressafrik), le Mali
(L’Essor) et la Côte d’Ivoire (Fraternité Matin).

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Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

dirigeants, que notre exode vers l’Europe ne dérangeait pas du tout, bien au contraire, se vexèrent
aussi et obtempérèrent. Ils décidèrent presque tous d’appliquer la règle de la réciprocité. Des visas
pour entrer dans nos pays furent donc imposés aux ressortissants des pays les plus riches du
monde… ».
« Il revint à la charge, lorsque je décidai de m’abonner au bouquet de chaînes télévisées satellitaires.
Il m’expliqua, en long et en large, les vertus du « système araignée » qui… ».

« Devenu DG de cette entreprise de presse, je lui fis appel, parce que je cherchais de grands reporters,
des journalistes un peu casse-cous. DG aimait toujours aller sur les terrains difficiles, tels que le
Liberia et l’ouest de la Côte d’Ivoire, chaque fois qu’il y avait des problèmes de sécurité. Il devint le
chef du service des grands reportages de Fraternité Matin. Un jour qu’il se trouvait au Liberia, il
m’appela et me dit ... ».

« Lorsqu’ils se remirent ensemble, ils décidèrent de tirer les leçons de leur passé tumultueux… ».

Il ne s’agit pas d’un point de détail : derrière ces questions temporelles et


pronominales apparaissent deux conceptions culturelles qui divergent dans leur
vision du genre éditorial. Le présent de l’indicatif et le « on » sont deux corrélats
génériques de l’éditorial à la française, ils cessent de l’être quand l’éditorial change
culture, pour laisser place au « je » ou au « nous », lesquels, comme deux parangons
morphosyntaxiques de l’éditorial d’une certaine presse africaine (Coté d’ivoire, Mali,
Sénégal), sont souvent corrélés au passé simple (temps banni de l’éditorial français).
Une corrélation qui n’est pas sans liens avec l’ancrage social et culturel des textes et
des discours. Car la mise en récit, utilisée ici comme un argument, apporte un
éclairage concret à l’événement médiatique en construisant une intrigue qui consiste
précisément à intriguer le lecteur africain, à l’amener à adhérer à la thèse défendue.
C’est en ce point que je peux souligner que la narration n'est pas extérieure à
l'argumentation. Cela signifie sans doute que l'événement, tel qu'il est présenté dans
les éditos africains formé sur le registre de la narration, ne puisse valoir qu’en tant
qu’il est vécu par quelqu’un d’une certaine façon. Car cette mise en récit dans les
éditos africains de notre corpus permet au journaliste, dans une culture africaine
essentiellement orale, dominée par un mode de pensée narratif, de partager la même
vision du monde que son lecteur. Resurgit ici non le débat sur le caractère normatif
des genres, mais le caractère culturel des normes et des singularités sociétales :
comment un genre qui circule d’une culture à l’autre, entre des milieux culturels
différents, dans la même langue, garde-t-il ou pas les mêmes régimes de textualité ?
Ici ce sont les variations et les invariations des genres selon les contextes culturels des
pratiques langagières réelles des locuteurs en référence à la totalité englobante de
l’échange social que je pointe.

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Quelques pistes théoriques et descriptives pour (dé)masquer les genres Driss Ablali

Résumons, sans forcément conclure. Dans cette contribution, j’ai souhaité montrer
l’utilité et la complexité de la mise en place d’une description multi-sémiotique des
masques génériques qui prenne en compte la fréquence des variables, les liens entre
les composantes et la dimension culturelle des genres.
Le problème qui, incessamment, a été posé dans le cadre cette contribution est celui
des liens entre masque, implicite et genre, sans avoir la prétention de démasquer
toutes les variables de l’éditorial. L’essentiel, à vrai dire, n’est sans doute pas là. Dans
la dernière partie, nous avons aperçu, quoique sur une seule variable, que c’est
précisément la culture qui donne aux masques génériques leurs formes, leurs portées
et leurs visées, selon l’usage que l’on fait des genres. Faut-il le dire ? Nous sommes ici
en présence d’une des questions les plus délicates de l’étude des genres de discours,
celle de son articulation avec le culturel. Un approfondissement des liens entre
culture et masques génériques me paraît incontournable dans le cadre d’une
description des pratiques langagières ne serait-ce que pour savoir si tous le corrélats
génériques d’un texte sont susceptibles de varier ou pas en passant d’une culture à
l’autre. Je n’étais pas ici l’initiateur de cette jonction. Ce que j’en ai proposé plus haut
sur les modalités de circulation culturelle des genres en est un échantillon infime.

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