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Trivium

Revue franco-allemande de sciences humaines et


sociales - Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes-
und Sozialwissenschaften
18 | 2014
Cultures de la créativité. Bohème historique et
précarités contemporaines

Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le


prolétariat intellectuel
Robert Michels
Traducteur : Laurent Cantagrel

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/trivium/4986
ISSN : 1963-1820

Éditeur
Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme

Référence électronique
Robert Michels, « Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel », Trivium
[En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 17 décembre 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/trivium/4986

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Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel 1

Sociologie de la bohème et de ses


rapports avec le prolétariat
intellectuel
Robert Michels
Traduction : Laurent Cantagrel

1 Le Dictionnaire de l’Académie française tient aujourd’hui à distinguer nettement deux


homonymes par leurs orthographes respectives afin de souligner leurs différentes
significations. Bohême et bohème. Le premier, avec un accent circonflexe, est une région
d’Europe centrale, le centre politique (avec la Moravie) de la République de
Tchécoslovaquie, une région dont les habitants sont, ou plutôt s’appellent, les
Bohémiens ; le second terme, pour sa part, désigne un groupe d’écrivains ou d’artistes
jeunes et pauvres qui survivent tout juste grâce aux médiocres productions de leur esprit.
Les habitants de ce « pays1 » s’appellent les bohèmes : la bohème désigne le groupe ; le
bohème, un de ses membres (et non pas, donc, le bohémien, comme on le disait autrefois
en français d’une façon qui prêtait à équivoque, et comme on continue aujourd’hui à le
dire en allemand, après l’avoir repris du français).
2 Le sens de la bohème ainsi définie s’est modifié au fil du temps. Pendant longtemps, il n’y
eut que des bohémiens, et ce non seulement dans le sens allemand de Zigeuner (tsiganes),
mais aussi en un sens ethnique, voire en un sens figuré, presque criminologique. Le
bohémien était synonyme d’homme sans feu ni lieu, de gueux, de vagabond ou de va-nu-
pieds appartenant à la lie du peuple2. C’est ainsi qu’apparaît la bohème chez François
Villon ; c’est encore ainsi que la peint Victor Hugo dans son grand roman Notre-Dame de
Paris (1831), dans lequel la bohème, devenue une corporation avec sa hiérarchie propre,
prend place dans la Cour des Miracles. Béranger lui-même accable encore la bohème de
questions embarrassantes pour elle. Ce ne sont, dit-il, que des « sorciers, bateleurs ou
filous », « reste immonde / d’un ancien monde ». D’où viennent-ils, on l’ignore. « Sans
pays, sans prince et sans lois, / [leur] vie / doit faire envie ». Ne sont-ils pas heureux deux
fois la semaine au moins3 ?

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3 Par la suite, le concept de bohème, encore si peu clair chez Béranger, acquiert vite plus de
précision. Il s’intellectualise et prend une dimension esthétique en perdant presque tous
les caractères propres au tsigane4 qui lui étaient jusqu’alors associés et évoquaient la
tromperie, voire le crime. En 1829, Charles Nodier publie son Histoire du roi de Bohème et de
ses sept châteaux5, qui se présente comme une parodie du Voyage sentimental de Laurence
Sterne et dans lequel la nouvelle bohème est déjà nettement esquissée. Vers 1835, au
moins en France, on sait déjà que la bohème désigne une sorte de groupe ou de couche
sociale qui sans doute a ses défauts, qu’elle exhibe même avec ostentation, mais qui n’a
aucune espèce de lien avec le monde du crime. Loin d’être un « peuple d’immigrants »,
elle est au contraire principalement constituée d’enfants du pays, de fils de membres de
la classe moyenne, de la bonne bourgeoisie voire parfois de la haute bourgeoisie.
4 En 18416 enfin, Henry Murger fait paraître son livre Scènes de la vie de bohème, devenu
depuis un classique. Nous ne pouvons nous attarder ici sur les imitations et les variations
auxquelles il a aussitôt donné lieu. On se contentera d’indiquer qu’en 1855, le Dictionnaire
de l’Académie, avec ce décalage caractéristique des publications officielles, ne rendait
toujours pas compte de cette distinction de domaines qui, entre-temps, était entrée dans
l’usage7.
5 1. L’analyse psychologique de la bohème permet de conclure à la présence des éléments
suivants :
a) indifférence des personnes qui constituent la bohème à l’égard des valeurs matérielles,
b) faible importance accordée à la gestion du temps.
6 Murger qualifie les bohèmes de rêveurs8. Ils ont pris l’habitude de gaspiller leurs journées
avec une prodigalité inouïe et une libéralité seigneuriale, comme « des gens qui croient
avoir l’éternité à dépenser9 ». Ainsi s’explique la définition de la bohème que nous
trouvons dans un célèbre dictionnaire de l’argot parisien, orné d’un avant-propos de Jean
Richepin : on entend par bohème un « ensemble de personnes gaies et insouciantes qui
vivent au jour le jour10 ».
7 La synthèse détaillée de la fonction atemporelle qu’exerce la bohème permet néanmoins
de la caractériser approximativement comme un stade, une période, une étape, qui
s’achève pour chacun de ses membres à un carrefour. Car, à partir de la bohème, le
chemin peut conduire aux plus hauts honneurs et aux plus hautes dignités que les
hommes peuvent conférer à leurs semblables, comme aux lieux les plus tristes de
l’existence. Ici aussi, Henry Murger a vu juste en formulant cette définition évocatrice:
« La Bohème, c’est le stage de la vie artistique ; c’est la préface de l’Académie, de l’Hôtel-
Dieu ou de la Morgue11 ».
8 Liée temporellement à une étape, la bohème correspond en général à une génération ou à
une classe d’âge. Voici ce qu’en dit Honoré de Balzac : « La bohème se compose de jeunes
gens, tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie
en leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des
gens fort distingués… Tous les genres de capacité, d’esprit, y sont représentés…12 ».
9 À propos de la bohème considérée comme une étape passagère de la jeunesse :
Dans toutes ces manifestations entre c) pour beaucoup cette crainte de la solitude qui
s’empare aisément des jeunes gens lorsqu’ils quittent la maison parentale. D’un autre
côté, il ne faut pas méconnaître que le désir d’échapper aux dangers du quiétisme et du
traditionalisme, souvent particulièrement menaçants dans la demeure familiale, est un
désir sain pour le libre développement des talents et des idées objectives du fils. Fichte

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écrivait en 1804 à son roi qu’il était dans l’intérêt de l’État que les jeunes gens « débutent
dans la vie en toute indépendance13 ».
10 Un nombre plus ou moins important d’étudiants mène dans les universités, de façon
passagère et occasionnelle, une existence proche de la bohème. Cela vaut surtout pour les
étudiants des premiers semestres, dont l’esprit est tourné vers l’indépendance et le goût
des aventures14, mais aussi souvent pour ceux des semestres plus avancés et pour
quelques têtes chenues de toutes les facultés. Loin de la maison parentale, ils sont
abandonnés à eux-mêmes et se perdent fréquemment dans le tohu-bohu des grandes
villes. Ils y laissent libre cours à leurs instincts juvéniles et peuvent y satisfaire leur désir
de jouir de la vie et de s’affirmer. Ainsi la jeunesse étudiante, séparée de la masse
commune des « philistins », s’unissant pourtant en groupes agglutinés, mène-t-elle dans
les bistrots et les cafés une vie bruyante et agitée à laquelle seul l’après-guerre, avec ses
étudiants sérieux exerçant parallèlement un travail salarié [Werkstudenten], les a au moins
en partie arrachés. La bohème étudiante, en France15 comme en Allemagne16, est toujours
révolte, fuite de la maison parentale et des autorités importunes, et, sans en avoir elle-
même conscience, penchant vers un érotisme incontrôlé. Les raisons de son apparition la
rapprochent du mouvement des Wandervogel, malgré les différences fondamentales dans
les chronologies respectives, les formes d’expression et les milieux.
11 d) Mais la raison essentielle du refus de la richesse et des honneurs par la bohème réside
dans l’amour de la liberté individuelle. Sur son autel, on sacrifie d’un cœur léger tous les
honneurs et les conforts de l’existence. Ainsi par exemple, pour recourir de nouveau à
quelques textes, George Sand s’exclame-t-elle, dans un excès d’épanchement lyrique en
contradiction patente avec son propre style de vie : « Ô verte Bohême17 ! Patrie
fantastique des âmes sans ambition et sans entraves, je vais donc te revoir 18 ! » Et Jules
Vallès : « Ils pouvaient être si heureux ! Les arbres sont si verts au pays, le vin si frais, les
draps si blancs ! Mais non : vienne la faim, vienne le froid, on ne pensera pas aux grands
feux qu’on fait là-bas, aux dîners du dimanche, avec la poule bouillie dans la marmite et le
gigot cuit au four. On préfère rôder dans la neige, la faim au ventre, mais la flamme au
cœur ! On se croit libre19 ! »
12 Parmi les différents aspects de la liberté qui sont chers aux bohèmes, la liberté sexuelle
joue sans doute un rôle particulièrement important. C’est ce qui explique la fréquence des
unions libres.
13 Les jeunes filles qui participent à la vie de bohème de façon non pas seulement
occasionnelle mais constante sont ou bien elles-mêmes des artistes, de jeunes femmes de
lettres et des étudiantes, ou bien des « liaisons » bien établies, originaires d’autres milieux
sociaux. Mais ce ne sont pas des prostituées. Cela serait en contradiction avec le caractère
de la bohème. Un étudiant ou un artiste qui vit en ménage avec une prostituée ne mène
pas une vie de bohème, tout aussi peu qu’un couple de bohème ne saurait être composé,
par exemple, d’une modiste ayant une liaison amoureuse avec un étudiant ou un artiste
issu d’une famille riche et disposant de moyens financiers20.
14 Vers 1833 se développa en France une école littéraire à la tête de laquelle se trouvait
Théophile Gautier et qui se désignait comme les Jeunes-France21. Elle menait de violentes
polémiques, usant notamment d’une langue dure et ironique, contre les bourgeois, qu’elle
traitait par dérision d’épiciers de Montrouge. Cela dit, ce courant n’appartenait pas à la
bohème proprement dite. Il manifestait sans doute une nette propension à l’amour libre
mais qui était pour lui une façon de ridiculiser les notions morales mesquines de la

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bourgeoisie, sans pour autant former un élément constitutif d’une existence, ou d’un
fragment d’existence, entièrement vouée à la liberté et à l’indépendance.
15 e) Opposition aux conventions esthétiques, politiques et morales (« moralisatrices ») et
antithèse du goût régnant. À cela correspond la haine des bohèmes contre la morale
bourgeoise, qu’ils abhorrent comme un atavisme. L’habitus de l’« homme comme il faut »
agit sur eux comme le tissu rouge sur le taureau.
16 Aux yeux de la bohème, le bourgeois devient ainsi l’ennemi par excellence. Le bourgeois,
ce n’est pas seulement le client riche qui paie mal, c’est aussi le logeur qui réclame son
loyer, le gargotier qui refuse de faire crédit, le créancier qui rappelle les échéances. La
notion s’élargit encore. Le bourgeois manque de sens artistique, de sensibilité,
d’éducation, d’art de vivre, de tact et de véritable élégance authentique. En fin de compte,
c’est un analphabète, un inculte, un béotien, ou encore, pour employer une expression de
l’argot parisien, un « daim huppé22 ». Dans les ateliers, les artistes ne connaissent souvent
presque pas d’insulte plus forte et plus déshonorante que celle de « bourgeois 23 » !
17 Le bourgeois est l’incarnation de l’incompétent, du mesquin, de l’ignorant, et pour finir
de l’imbécile. Même sa supériorité par l’argent n’est qu’un symptôme de cette façon de
vivre insensée qui ôte à la jouissance les moyens de jouir.
18 Les bohèmes partageaient avec les romantiques l’élément essentiel de cette conception.
Ces derniers étaient bien éloignés de considérer la bourgeoisie comme une classe sociale,
par exemple. Depuis la Renaissance, les classiques français avaient vus dans le bourgeois
un marchand avide de profit et habile au gain, qui jouit de sa richesse mais dont l’esprit
est par ailleurs purement tourné vers les choses matérielles et qui est incapable
d’enthousiasme pour un idéal quel qu’il soit24. Flaubert haïssait le bourgeois et ne se
lassait pas de le vilipender. Comme le rapporte sa fidèle nièce Caroline Commanville, ce
mot était pour lui synonyme d’« être médiocre, envieux, ne vivant que d’apparence de
vertu et insultant toute grandeur et toute beauté25 ». Et pourtant, d’un point de vue
économique, Flaubert appartenait tout à fait à la classe bourgeoise.
19 Ce que la bohème (et d’ailleurs également une bonne partie des artistes qui étaient
devenus riches et eux-mêmes « bourgeois ») associe avec le mot ‘bourgeois’ a cependant
aussi de nombreux points communs avec le sens que les ouvriers et les socialistes
attribuent à ce même terme. D’après Benedetto Croce, le socialiste considère le bourgeois
comme une « réalité clairement économique », mais aussi comme un individu marqué par
les outrances et les défauts de l’économie, ses côtés vulgaires et grossiers, plein de
fausseté et sans cesse à la recherche d’un profit constant26. Cette idée est vraie dans la
mesure où, aujourd’hui encore, le socialiste reste très souvent fidèle à la conception de
Marx selon laquelle le bourgeois est un sordide épargnant. Car, d’après Marx, le
capitaliste possède trois « vertus cardinales », à savoir la volonté, la force de travail ainsi
que l’épargne et l’avarice, auxquelles il sacrifie lui-même ses désirs charnels 27.
20 L’existence distinctive à laquelle se voue la bohème a également fleuri dans d’autres
domaines. Un jargon propre à la bohème s’est ainsi développé, rattaché aux langues
nationales des différents pays mais ouvert à l’argot, au slang, à la langue vulgaire, qu’il
cherche à enrichir par des mots et des tournures propres. De même le bohème se
distingue-t-il par son habillement, dans lequel le velours jouait un rôle particulier. Le
béret (venant des Pyrénées) faisait ainsi également partie de l’équipement d’un adepte
authentique [de la bohème], même si par ailleurs les étudiants parisiens normaux le
portaient aussi comme signe distinctif de leur groupe.

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21 2. Une sous-espèce de la bohème est constituée par un genre d’hommes d’un caractère
primitif, qui abhorre toute espèce de vie sédentaire, ne se sent bien nulle part, n’éprouve
d’attachement pour aucun clocher, aucun toit, aucun meuble et aucun animal
domestique. Les Juifs errants, toujours sur le point de déménager d’une chambre de
location à une autre, d’une maison à l’autre et d’une ville à l’autre, avec ou sans famille 28.
Ils ont pour proches parents les « vagabonds », les vagrants américains, que Hunter a
décrits comme les nomades des temps modernes, qui errent sans but et sans ambition29.
Tous ne sont pas sans éducation ; d’aucuns connaissent leur Shakespeare par cœur, ont de
bonnes manières et sont des gentlemen de la tête aux pieds. Certains d’entre eux ont une
authentique sensibilité pour les beautés du printemps et des fleurs30.
22 Les représentants du type du vagrant sont d’ailleurs particulièrement nombreux à
Chicago, où un quartier, peuplé de ceux qu’on appelle les « hobos », a été baptisé
Hobohemia. Il compte entre 30 000 et 75 000 personnes, que l’on peut répartir en plusieurs
sous-catégories : 1. le hobo simple, qui alterne les phases d’oisiveté et de travail, 2. le «
bum », qui passe son temps à déambuler et à boire, 3. le home-guard, qui manifeste des
tendances à la sédentarité sans pour autant rester fidèle à son lieu de travail ou à sa
profession, et 4. le « tramp », qui « vagabonde et rêve ». Bien que la majorité des hobos de
Chicago appartiennent évidemment à la classe inférieure, ceux qui sont cultivés ne sont
pas rares parmi eux, en particulier dans la sous-catégorie des tramps 31. Somme toute, ces
types partagent plusieurs des traits de caractère les plus frappants des véritables
bohèmes. Peut-être pourrait-on affirmer qu’ils en sont à peu de chose près des
caricatures, notamment par leur caractère de parasites et leur manque d’envie de
travailler, qualités qui, chez les bohèmes, dans la mesure où on les rencontre, ne sont pas
constitutives, mais seulement fiction et pose.
23 3. Le style de vie que mène la bohème la situe en marge de la société. Il n’y a rien de
surprenant à ce que la société elle-même réagisse en la méprisant, voire en boycottant ses
membres. Ce qui laisse la bohème le plus souvent indifférente. Car le bohème, en tant
qu’artiste, ne se préoccupe en général que d’idéaux intérieurs ; il aime l’art pour lui-
même et se considère comme immunisé contre toute sorte de mise à l’écart de la part de
l’État ou de la société.
***
24 Historique : La bohème a planté sa tente presque partout. Mais sa patrie est la France, et
surtout Paris, qui satisfait le mieux aux conditions intellectuelles et locales qui lui sont
nécessaires. L’époque de sa naissance peut être approximativement datée de l’ère
postnapoléonienne, de la Restauration. Il est plus difficile d’en assigner la paternité. Une
enquête à ce sujet exigerait à elle seule tout un essai. Nous nous contenterons ici de
quelques indications. Son apparition avait été préparée par une prédilection pour des
études libres et sans attaches, par le développement d’existences sous forme de liaison et
de concubinage, aimables dans leurs manifestations et nullement privées d’attraits
artistiques. Les hommes cultivés étaient ainsi liés à des femmes d’un rang souvent
inférieur au leur mais presque jamais entièrement privées de culture, comme on les
rencontrait dans la France de Louis XV et de Louis XVI. Elle fut en outre indirectement
déterminée par l’héroïsme des décennies durant lesquelles le grand Corse régna sur
l’Europe depuis la France. Car la bohème est née d’une réaction contre l’époque
précédente, contre l’enthousiasme des masses pour les valeurs de l’État, de la patrie, de
l’empire et contre l’adoration du héros Napoléon. Avec ses tendances très fortement
individualistes, la bohème était en fin de compte orientée vers le pacifisme et se trouvait

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en opposition radicale avec le paroxysme des longues et sanglantes guerres


napoléoniennes. La bohème était une révolte de jeunes gens qui voulaient vivre leur vie
contre les vieux et les moins vieux. Après 1830 et 1848, la bohème trouve de nouveaux
aliments dans l’anticléricalisme et dans le déclin de quantité d’idéaux anciens.
L’épanouissement de la bohème dépend de l’État. Elle fleurit le mieux dans un État faible,
mais dans lequel les forces contestataires ne doivent pas prendre le dessus, car elle ne
manque sans doute pas de foi dans l’art, dans la science et dans la personnalité, mais elle
est plutôt dépourvue de principes éthiques sociaux puissants et ne s’engage guère pour
les défendre. La bohème anticipe Nietzsche par son renversement des valeurs et sa
réceptivité aux théories du surhomme.
25 Malgré son origine française, la bohème, par un aspect, est peu française. Car elle
contraste au plus haut point avec quelques autres qualités fondamentales du peuple
français : l’amour de l’ordre, la clarté dans le monde des idées et dans la vie, poussée
jusqu’à un degré philistin et petit-bourgeois32. En Italie, pour de multiples raisons, la
bohème s’est peu implantée.
26 En Allemagne, la bohème s’est développée à peu près à la même époque qu’en France,
mais plus lentement et de manière plus sporadique, en raison du développement moins
important des grandes villes, d’une moins grande liberté dans le style de vie ainsi que du
rôle moins influent qu’y joue l’artiste dans la société. On trouve des traces de la bohème
dans certaines pages d’E. T. A. Hoffmann ainsi que de Jean Paul. À la fin du siècle, la
bohème se répand davantage. À Berlin naît le cercle de Peter Hille ; à Munich, à cause du
peu de relations personnelles entre la population bavaroise et les « lumières du Nord »
nouvellement arrivées et qui restaient entre elles, se développe une libre fréquentation
des artistes avec les « petites femmes peintres » (« Malweibchen »)33.
27 En Angleterre, l’expansion de la bohème est restée tout à fait insignifiante. Parmi les
causes de ce fait, on peut mentionner les réflexions suivantes : la bohème est un
phénomène hybride, ni « bon » ni « mauvais », ni bourgeois ni prolétaire, et elle contredit
ainsi les conceptions sociales fondamentales régnant en Angleterre, à savoir non
seulement, bien sûr, l’esprit du puritanisme, qui a en horreur toute forme de vie libre,
mais aussi d’autres opinions bien ancrées. L’Anglais souhaite que la vie sociale soit
clairement structurée, même si c’est de façon assez rigide, et se méfie de tout ce qui est
nouveau. Dans ses études comparatives de la vie sociale en France et en Angleterre, Lord
Henry Lytton Bulwer, le frère du romancier, constate que la chute des jeunes filles
anglaises et celle des jeunes filles françaises dans les bas-fonds de la prostitution n’ont
pas les mêmes conséquences. La prostituée anglaise est abandonnée du monde et de dieu,
elle s’abêtit, elle est ravalée à la bête34 ; la prostituée française conserve pour sa part un
remarquable reste d’humanité et perd rarement le désir de s’élever socialement, par
capillarité35.
28 Un élément socio-économique fait également obstacle à l’éclosion d’une bohème et d’un
prolétariat intellectuel en Angleterre : la conception aristocratique et ploutocratique du
système éducatif36. Les meilleures universités anglaises postulent l’existence d’une
certaine richesse chez les parents des étudiants, ou exigent pour le moins l’existence
d’une sécurité assurée pour une certaine durée, soutenue par un mécène ou une société
(coopérative, syndicat, parti) qui se porte garant de l’étudiant, son boursier37. La
psychologie anglaise se heurte à des résistances intérieures insurmontables quand on lui
demande d’accepter la possibilité d’une synthèse d’éducation et de pauvreté. D’après la
conception anglaise, le pauvre n’a pas le droit de se consacrer à une éducation supérieure

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allant au-delà des cours du soir des universités (« University Extention »). On se moque des
intellectuels démunis. Ce parti-pris n’a pas sa source, ou pas seulement, dans le mépris de
la pauvreté perçue comme pauvreté méritée38. Il correspond aussi à un idéal de vie, l’idéal
de la vie irréprochable, autonome, indépendante et confortable du gentleman,
incompatible avec l’existence d’un individu déréglé, mal vêtu, ne pratiquant aucun sport,
traînant dans les bistrots, sans emploi et cherchant à gagner son pain. Dans la société
anglaise, et quel que soit son niveau d’éducation, le shabby-genteel est tout bonnement un
outcast.
***
29 L’antipode du bohème est le snob. Le snob est sans caractère, capable de tout, ployable,
toujours prêt à bondir pour accéder à la bonne société, dans la mesure où il n’en fait pas
déjà partie, et pour y acquérir une réputation. Grâce à son admiration – authentique ou
feinte – pour tout ce qui est riche, grand, brillant et surtout pour tout ce qui a du succès,
ses chances de réussir sont considérables, même quand il est dépourvu de moyens 39. Mais
il existe aussi un type de snob que l’on pourrait appeler le snob inversé, qui, au lieu du
ammirari omnia, suit la tendance ou le principe du nil ammirari. Ce type aussi s’ouvre plus
d’une porte grâce à son scepticisme et à son indifférence, habilement affichés, et à son
aspect de surhomme. Car bien des chemins mènent à Rome.
30 Stendhal fait remarquer quelque part à propos des intellectuels que la société ne paie que
ce qu’elle voit. L’économie classique, même si l’on doit bien reconnaître qu’elle est
souvent mal comprise ou conçue de manière trop étroitement littérale, a une part
importante de responsabilité dans les conceptions de ce genre. Dans son Inquiry, comme
on sait, Adam Smith a formulé des principes qui étaient propres à donner du travail
intellectuel l’image d’une activité ayant une faible valeur productrice. Dans la circulation
des biens économiques échangeables, il n’y aurait selon lui pas vraiment de place pour les
produits du travail intellectuel. Les services que rend celui-ci ne laisseraient pas de valeur
saisissable (le chant du chanteur s’évanouit dans le néant, de même pour l’art de l’orateur
ou du conférencier). Selon la formule de Smith, ces produits se dissolvent dans l’instant
même de leur production, sans rien laisser de concret grâce à quoi ceux qui ont payé cette
production avec du bel et bon argent pourraient l’échanger, suivant la logique du marché,
contre une valeur équivalente du travail d’un tiers. De ce fait, les intellectuels devraient
être comptés parmi la classe des travailleurs improductifs dont l’existence doit être
assurée grâce au produit total du travail de la nation40. Les intellectuels sont donc ici
presque mis sur le même niveau que les parasites.
31 Sorel fait remarquer avec raison qu’il est fort vraisemblable qu’aux yeux des physiocrates
eux-mêmes, de manière inconsciente, le mot citoyens désigne des personnes dont le
travail productif a dégagé du profit pour eux-mêmes et pour leur pays. Dans son Mémoire
sur les municipalités, Turgot a qualifié de « citoyen entier » celui qui possède suffisamment
de bien-fonds pour faire vivre une famille41.
32 Antonio Genovesi avait déjà élevé des protestations contre un tel rétrécissement
conceptuel. Dans les conférences d’économie classique qu’il prononça en 1754 à
l’Université de Naples, il enseignait qu’il existe indéniablement des classes de personnes
qui exercent des professions ne dégageant aucun bénéfice immédiat, mais qu’il ne fallait
pas pour autant les considérer comme dépourvues d’utilité économique. C’était
évidemment le cas pour les médecins et les pharmaciens. Mais même des professions
comme les soldats ou les avocats, qui ne sont pas à proprement parler productives,
enrichissent malgré tout indirectement le revenu du travail national en accroissant le

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bien-être, en aidant les individus à faire respecter leur droit et en garantissant la


poursuite paisible de l’activité économique nationale contre les ambitions éventuelles de
pays étrangers. Genovesi conclut ses réflexions sur ce sujet, qui occupent plusieurs pages,
en faisant remarquer que la non-productivité apparaît uniquement lorsque certaines
professions se révèlent surpeuplées, c’est-à-dire quand se fait jour une disproportion
entre les services qu’on attend d’elles et les besoins de la société42.
33 L’idée que les militaires produisent de la valeur fut reprise par Saint-Simon en personne
qui, dans une de ses lettres adressées aux industriels, décrit Bayard, le chevalier sans peur
et sans reproche, comme le sauveur de l’industrie française de son temps, tout en laissant
échapper une phrase étrange affirmant qu’alors, au XVIe siècle, « les industriels n’étaient
pas en état de se défendre eux-mêmes43 ».
34 Quesnay soutenait l’idée que les besoins en armement d’un État augmentaient avec la
richesse de sa population, même s’il était par ailleurs d’avis que des finances publiques
bien gérées étaient plus importantes pour la défense du pays qu’une population
nombreuse44.
35 En 1841, comme on sait, Friedrich List s’opposa de manière fondamentale aux
innombrables classiques et néoclassiques en reprochant à leur école un « incroyable
syllogisme ». Celui-ci, pour le formuler de manière très condensée, revenait à admettre
l’idée que le travail consistant à former des âmes ou des esprits humains était moins
productif que le travail d’élever des cochons45.
36 Avant List, même si c’était de façon moins immédiate et ayant plutôt en vue le
développement de la production, les saint-simoniens s’étaient déclarés en faveur d’une
pleine reconnaissance de la valeur des productions intellectuelles. L’intellectuel était
pour eux le principal pilier de la production, le prototype du producteur. C’est pourquoi
ils détestaient du fond de l’âme la dévalorisation du travail intellectuel, diamétralement
opposée à leurs principes. Enfantin se plaint amèrement de la situation des intellectuels
dans une société où ils gagnent moins que les graisseurs de voitures, où les écrivains et les
magistrats sont contraints à des travaux urgents et inutiles pour les oisifs et où les
savants ne travaillent que pour l’industrie46. Disant cela, Enfantin faisait d’ailleurs preuve
d’une certaine liberté par rapport à la conception plus étroite de Saint-Simon que nous
venons de citer.
37 La bohème serait ainsi le stade du recueillement et de la préparation à une existence
rangée, voire à une position dans la vie respectable et assurée. De là à une interprétation
pessimiste, il n’y a qu’un pas. D’après celle-ci, les bohèmes n’étaient nullement des
idéalistes, mais des stratèges et des opportunistes ; ils ne seraient en dernier recours que
de petits ambitieux intéressés qui patientent dans l’antichambre jusqu’à ce qu’ils
parviennent à pénétrer dans les salles d’apparat des gros parvenus et à s’y installer à
domicile47. Ils se livreraient à un terne jeu de cache-cache, indigne d’un homme et surtout
hypocrite, derrière un décor ridicule et tape-à-l’œil. Proudhon a reproché aux écrivains
et aux artistes de son temps de s’être, dans la bohème, transformés artificiellement en
représentants d’une sorte de « misère vaniteuse48 ». Gérard de Nerval déclarait que
beaucoup de bohèmes manifestaient du mépris pour l’argent à seule fin de pouvoir le
dépenser avec d’autant plus d’insouciance. Ils ne sont donc pas d’aussi pauvres diables
qu’ils le prétendent. Murger constatait déjà qu’il existe aussi, à côté des autres variétés
décrites plus haut, une variété de bohème amateur, le bohème dilettante49. Daudet a
immortalisé une espèce encore plus méprisable de bohème, celui de l’exploiteur et du

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Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel 9

faux homme de lettres, qui s’attache à des femmes riches et aspire avec avidité à une vie
aisée à laquelle il ne contribue lui-même par aucune forme de travail que ce soit 50. Même
les éléments féminins de la bohème n’échappent pas toujours au reproche d’un manque
de conséquence. La douce Musette, qui montre tant de mépris pour Mammon, surtout
lorsqu’il s’agit de payer son loyer, ne finit-elle pas par épouser un pharmacien vulgaire
mais prospère51 ?
38 À l’exception de quelques caractères bien trempés, un trop long séjour dans la bohème,
au-delà de la limite d’âge52, conduit au type des génies gaspillés, des déclassés, des ratés 53.
Car la bohème n’ouvre pas seulement de temps à autre de nouvelles voies, elle mène plus
souvent encore dans des impasses où l’on ne distingue aucune issue54.
39 Même au cœur du bohème gît une aspiration, qui croît au fil des ans, à une certitude, à la
sécurité, à être automatiquement assuré, à la fin de chaque mois, des moyens qui
permettent de satisfaire ses besoins. Le désir de posséder une position stable, même dans
le commerce ou l’industrie, devient ainsi souvent à la longue le dernier espoir de tous les
craintifs, les faibles, les déçus et les incompris qui ont fait naufrage dans ou par la
bohème55.
40 La politique offre une autre issue hors de la bohème. En règle générale, elle fait partie des
domaines que le bohème considère comme tout bonnement indigne de son attention. Le
véritable bohème est un « anarchiste ». Cela étant, on a pu percevoir en France, dans les
cercles de la bohème, précisément pendant ses meilleures années, entre 1830 et 1848, la
montée d’une passion politique. L’insouciance de la bohème fut mise à trop rude épreuve
au cours de ces années. Certains bohèmes passèrent ainsi au type du réfractaire, incarné
le plus fortement par Jules Vallès, jetèrent le béret de velours aux orties et mirent à sa
place le bonnet phrygien. Ce fut le processus de politisation de la bohème. Mais il
n’entraîna qu’une infime partie des bohèmes dans son sillage. La majorité resta fidèle à
l’« anarchisme », parfois avec entêtement.
***
41 L’ensemble complexe de la bohème que nous avons essayé d’analyser dans les pages
précédentes présente de fortes affinités avec le phénomène qu’on a appelé le prolétariat
intellectuel.
42 Il est vrai que ce dernier, il faut le souligner d’emblée, n’est pas pour l’essentiel un « acte
volontaire », un caprice, une humeur, un style de vie ou une question de conviction
résultant d’un choix individuel, comme la bohème, mais qu’il est strictement
économiquement déterminé. Le prolétariat intellectuel est le résultat d’une production
intellectuelle non régulée qui a dépassé la consommation respective possible. Le caractère
de prolétariat est alors défini par l’échec dans la lutte de concurrence renforcée à laquelle
se livrent les intellectuels entre eux. Les conséquences en sont la misère, ou du moins la
gêne, et la déchéance sociale de ceux qui sont en surnombre : d’un point de vue
psychologique, elles se traduisent par la rancœur et l’amertume des intéressés. Le
prolétariat intellectuel est donc, en un certain sens, un effet secondaire du système
capitaliste56.
43 Il y a de nombreuses raisons qui poussent la jeunesse aux portes des universités : le
besoin de fonctionnaires de l’État, l’expansion du journalisme, la ramification de la
grande industrie qui cherche des personnes pour défendre ses intérêts, les carrières
politiques, l’espoir que les études universitaires conduiront à une ascension sociale.

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Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel 10

44 L’histoire offre bien des exemples de l’existence d’un prolétariat intellectuel, même si les
chiffres que l’on peut rassembler ne sont pas toujours entièrement sûrs. Prenons-en un
exemple caractéristique. La première enquête réalisée en Allemagne d’après les
déclarations des intéressés, ainsi que l’imposait la réforme fiscale du ministre Miquel,
donna comme résultat qu’à Berlin, une proportion infime des médecins pouvait compter
sur un revenu tant soit peu suffisant57.
45 L’enquête officielle, réalisée peu après par la région du Brandebourg, montra qu’à Berlin,
parmi les médecins de plus de 40 ans, 5 ½ pour cent n’avaient aucun revenu annuel.
13 pour cent n’avaient que des revenus occasionnels, 27,2 pour cent gagnaient entre 900
et 3000 marks, 14 pour cent entre 3000 et 5000 marks et chez 40,3 pour cent seulement,
les revenus dépassaient 5000 marks58.
46 Le prolétariat intellectuel est un prolétariat d’inactifs, et l’inactivité ne correspond pas à
un trait permanent, durant toute une vie, à un caractère de classe proprement dit. La
majeure partie de ses éléments n’en fait partie que pendant une période donnée, en
général à un âge assez jeune – les difficultés d’un début de carrière. Les effets
psychologiques du chômage intellectuel croissent le plus souvent avec l’âge des intéressés
et avec la durée du manque.
47 On peut distinguer deux catégories d’intellectuels. La première a réussi à trouver une
place lucrative et conforme à son statut dans l’État et la société, alors que la seconde
assiège en vain la forteresse sans parvenir à y entrer59. Les uns sont comparables à des
troupes mercenaires qui, par sentiment du devoir, inquiétude de perdre leur poste ou
égoïsme en tout genre, défendent par tous les moyens l’État qui les nourrit. C’est d’eux
que l’on peut encore dire :
48 Ceux-là seuls soutiennent l’État
Dont l’État est le seul soutien.
49 Ce qui ne les empêche pas, quand l’État change de maître, de suivre le changement. Les
autres sont les ennemis jurés de l’État, des éléments agités qui attisent toutes les
insatisfactions et sont prêts à participer à toutes les révoltes. Pour apaiser cette deuxième
catégorie, dangereuse, d’intellectuels, l’État est obligé d’ouvrir de temps en temps les
portes de sa bureaucratie et de faire passer ainsi une série d’insatisfaits et d’esprit agités
dans son camp « conservateur ». Cela étant, l’État est toujours en retard par rapport au
prolétariat intellectuel qui se multiplie d’ordinaire plus vite qu’il n’est possible à l’État de
créer de nouveaux bureaucrates. Mais il reste toujours conscient du danger et réfléchit
aux moyens d’y parer. Il a un besoin d’autant plus urgent de s’en défendre que les
intellectuels sont des combattants de l’esprit et qu’en général, s’ils sont contraints de
rester dans la seconde catégorie, ils tendent à attaquer précisément cette même
institution que l’État considère comme sa tâche la plus essentielle de préserver : la
propriété privée60.
50 La bourgeoisie a toujours considéré par principe la montée d’un mouvement de
travailleurs comme un produit artificiel, l’œuvre mauvaise d’universitaires affamés.
Même Adolphe Blanqui, historien pourtant consciencieux du mouvement prolétarien de
1848 en France, qui écrivait au nom de l’université, était convaincu que les soulèvements
ouvriers étaient à attribuer aux provocations de mauvais étudiants, de commis incultes et
d’oisifs sans profession définie61.
51 Pendant toute l’histoire du socialisme, on a accusé les universitaires socialistes de n’être
que des membres du prolétariat intellectuel et, en conséquence, de n’agir que dans leur

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Sociologie de la bohème et de ses rapports avec le prolétariat intellectuel 11

propre intérêt. Karl Marx lui-même s’est servi de cet argument lorsque, dans sa
polémique contre Bakounine, il décrivit les étudiants italiens (qui étaient des partisans
passionnés de ce dernier) comme une horde d’intellectuels déclassés, sans emploi et qui
ne se souciaient nullement de justice sociale62. Bakounine pour sa part, dans sa polémique
contre Mazzini, en 1871, avait rendu justice précisément à la jeunesse étudiante italienne,
qu’il qualifiait d’héroïque. « D’admirables jeunes gens, pauvres, remplis d’aspirations
généreuses et d’idéaux, même s’ils sont vraiment ignorants, assez désorientés et
totalement perdus au milieu de la réalité concrète63 ». J’ai entrepris pour ma part
d’apporter la preuve, en m’appuyant sur des documents historiques de l’époque, que
l’Internationale italienne n’était pas composée de déclassés, mais de personnes se
déclassant elles-mêmes, c’est-à-dire de jeunes universitaires souvent riches, presque
toujours prometteurs, qui, sans arrière-pensées, d’un cœur léger mais pleins de
détermination, s’étaient voués à une cause qui leur paraissait d’une haute dignité
humaine64. Par la suite, Sombart, suivant les traces de Marx, mais en internationalisant
son propos et en incluant dans son jugement les intellectuels marxistes, a développé une
théorie socio-psychologique selon laquelle le jeune révolutionnaire est toujours un déçu,
quelqu’un qui a échoué à l’examen de la vie, et qui se laisse guider dans ses actions par le
ressentiment65. Mais un certain nombre d’auteurs ont objecté avec raison à Sombart que
le ressentiment est bien plus souvent un effet qu’une cause de l’entrée dans le
mouvement socialiste66. Le prolétariat intellectuel n’est d’ailleurs évidemment pas
exclusivement constitué de fils de familles bourgeoises ou petites-bourgeoises. Il est assez
fréquent de voir naître au sein du prolétariat ou de la paysannerie des fils doués qui
parviennent à entrer à l’université. Beaucoup d’entre eux arrivent ensuite à se faire une
place dans la société et à obtenir une bonne, voire une excellente situation. Beaucoup
d’autres par contre, moins chanceux ou moins énergiques, viennent tôt ou tard grossir les
rangs du prolétariat intellectuel.
52 Il y a deux moyens de prévenir la formation d’un prolétariat intellectuel, ou tout au
moins de le neutraliser politiquement et de faire ainsi fusionner les deux groupes
d’intellectuels évoqués plus haut. Le premier se présente quand l’État – comme c’est
l’idéal du fascisme – parvient à implanter dans les têtes des intellectuels, et pas seulement
chez ceux qui sont à sa solde, la ferme conviction du pouvoir intérieur de l’État, et à
susciter en eux le sens de l’État, le sentimento dello Stato, comme ordonnateur et protecteur
suprême de toute chose. Le deuxième moyen est celui de l’Amérique du Nord : le potentiel
de la mangeoire de l’État est tellement infime par rapport à l’offre du commerce et de
l’industrie que cette dernière suffit à satisfaire les désirs des intellectuels.

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NOTES
1. On appelle en français, avec malice mais non sans sympathie, la rue dans laquelle vivent
surtout des bohèmes le « pays de Bohème » ; et le quartier parisien de l’université, le « pays
latin ».
2. Jean Richepin dans les Chansons des gueux (Fayard, p. 11).
3. Michels paraphrase ici en allemand une chanson de Béranger dans laquelle on lit : « Sans pays,
sans prince et sans lois, / Notre vie / Doit faire envie : / Sans pays, sans prince et sans lois, /
L’homme est heureux un jour sur trois » (Béranger [1839], t. II, p. 313). [NdT].
4. En anglais gipsy, en espagnol gitano, en italien zingaro.
5. Le titre et la date de parution du roman de Nodier sont en fait : Histoire du Roi de Bohême et de ses
sept châteaux, Paris, Delangle, 1830 [NdT].
6. Sic – La date de parution des Scènes de la vie de bohème est 1851 [NDLR].
7. Éd. Mélion, p. 112.
8. Murger (1851), p. 259-260.

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9. Ibid., p. 285.
10. Delesalle (1899), p. 40.
11. Murger (1851), p. VI.
12. Cité par Larchey (1878), p. 48.
13. Ruge (1906), p. 72.
14. Vallès parle quelque part des « fourvoyés de collège », qu’une mauvaise éducation et la
fatalité a rendus « éperdus et affamés » et qui se jettent « au sortir de leurs classes » dans des
aventures « dont le récit fait sangloter et rire » (Clère [1871], p. 187).
15. Barrès (1898), p. 137-145.
16. Schulze / Szymank (1910), p. 458 sq. ; Ziegler (1895), p. 64 ; Thesing (1896).
17. Sic – Michels écrit par erreur Bohème au lieu de Bohême [NdT].
18. « Lettre d’un voyageur », IV (1835), in : Sand (1970), t. II, p. 817 [NdT].
19. Vallès (1881), p. 11.
20. Fernand Baldensperger (1927, p. 6) considère à juste titre que les nouvelles d’Alfred de Musset
comme Frédéric et Bergerette ou Mimi Pinson n’offrent pas des tableaux de la véritable bohème, car
ce qui y est décrit est seulement la vie commune d’une grisette et d’un étudiant bourgeois.
D’après la chanson de Musset « Mimi Pinson » (éd. Lemerre, Paris, 1906, p. 17 sq.), il faudrait
certes conclure que Mimi Pinson fait partie de ces vierges amourettes d’étudiants que l’on
appellera parfois plus tard des « étudiantes ».
21. Voir le recueil de nouvelles Les Jeunes-France. Romans goguenards de Théophile Gautier (1832).
[en fait : 1833 – NdT].
22. Delesalle (1899), p. 323. À propos du mépris de l’intellectualisme dans la bourgeoisie
française, voir Izoulet (1892), p. 32 et 37 ; ainsi que Goblot (1929), p. 132-133. On leur comparera le
plaidoyer spirituel pour le mauvais goût bourgeois dans Johannet (1924), p. 127 sq. En Allemagne,
avant la guerre, le monde étudiant connut, comme on sait, un fort embourgeoisement et une
évolution vers le philistin ; voir Schulze / Ssymank (1910), p. 251 ; Ziegler (1895), p. 42. Voir aussi
les données statistiques que l’auteur de ces lignes a publiées dans Michels (1928), p. 734.
23. Larchey (1878), p. 57 (d’après Monnier).
24. Goblot (1929), p. 131 et 133 ; voir aussi p. 54.
25. Préface à la Correspondance de Gustave Flaubert, p. XI.
26. Croce (1928), p. 55.
27. Marx (1872), p. 115.
28. Meuter (1925), p. 33, 29, 66.
29. Hunter (1906), p. 107.
30. Hunter (1906), p. 127.
31. Anderson (1923).
32. Pour des jugements d’observateurs étrangers sur le caractère français, voir Herzen (1907),
vol. II, p. 226 ; mais aussi Fouillée (1902), p. 569. Le type très répandu du philistin est bien sûr loin
d’épuiser le caractère français, dans lequel les qualités d’énergie et de détermination et les
qualités éthiques créent de nombreux types qui occupent une grande place dans l’art, la science
et l’histoire (voir Michels [1930], p. 291). – Leurs voisins s’étonnent à juste titre de la prudence
exagérée des Français, même dans les classes laborieuses, en matière de politique matrimoniale,
et de leur prédilection pour des mariages de raison et de convenance. Voir Hamerton (1889),
vol. II, p. 148-149 et Prezzolini (1913), p. 20.
33. Le roman de Ernst von Wolzogen, Das dritte Geschlecht, donne une description spirituelle de
certains aspects du milieu munichois.
34. Bulwer (1834), p. 226.
35. Bulwer (1834), p. 226 ; Parent-Duchâtelet (1857), vol. I, p. 151.
36. « The Englishman needs gentleman schools, he has social drill and hides his emotions » (Inge
[1926], p. 57, 70 et 235).

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37. Michels (1925), p. 46.


38. Voir d’autres références dans Michels (1918), p. 88.
39. Voir Scot (1912), p. 79.
40. Smith (1926), p. 313.
41. Sorel (1908), p. 89.
42. Genovesi (1820), vol. I, p. 201.
43. Saint-Simon (1869), vol. V, p. 168.
44. Quesnay (1888), p. 356.
45. List (1910), p. 231.
46. Clouard, p. 195.
47. Baldensperger (1927), p. 8.
48. Proudhon (1862), p. 249.
49. Murger (1851), p. XI.
50. Alphonse Daudet : Jack, Paris, p. 83 sq., 64 sq., 180 sq., 261 sq.
51. Baldensperger (1927), p. 13.
52. Voir paragraphe 10 de cet essai.
53. « Individu qui n’a pas réussi dans la carrière qu’il a entreprise, et qui ne réussit en rien »,
Delesalle (1899), p. 16.
54. Murger (1851), p. X.
55. Arcoleo (1909), p. 103.
56. Voir Michels (1905), p. 393 sq.
57. Haeseler (1902), p. 11.
58. Zetkin (1902), p. 17.
59. Sighele (1903), p. 160.
60. Voir Puviani (1903), p. 258.
61. Blanqui (1849), vol. II, p. 182.
62. Marx (1873), p. 48.
63. Bakounine (1905), p. 39.
64. Michels (1908), p. 39 sq.
65. Sombart (1924), vol. I, p. 55.
66. De Man (1926), p. 149 ; Michels (1927), p. 146 sq.

INDEX
Mots-clés : prolétariat intellectuel, bohème
Schlüsselwörter : geistiges Proletariat, Bohème

AUTEURS
ROBERT MICHELS
Robert Michels (1876-1936), sociologue germano-italien, est considéré comme le fondateur de la
sociologie des partis politiques. Pour plus d’informations, voir le lien suivant.

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