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Revue Philosophique de Louvain

De l'ontologie à l'éthique
Caterina Rea

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Rea Caterina. De l'ontologie à l'éthique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 100, n°1-2, 2002. pp. 80-
107;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7410

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Abstract
The speculative gesture which animates the thought of Levinas consists in departing from the
ontological order in order to open up to ethics, and, in this way, to the enigma of human singularity. A
new language is, therefore, rendered necessary to express the intersubjective intrigue, the relationship
of the ego with an irreplaceable otherness, which escapes from the logic of the system and of the
totality. Thus it comes about that Levinas distances himself from Heidegger and his conception of the
verbality of being, which founds and makes possible discourse as a manifestation and apophansis. In
the face of the Said and its pretentions of leading every being back to the light of being, it is necessary
to call upon a preontological Say, a simple word and sign made to others. The structure of this
language, the terms of which do not refer to any common horizon of sense, suggests that of judgement
in the Jewish language, in which the copula is often omitted. Being a refusal of the logic of totality, the
philosophy of the otherwise than being does not lend itself either to the ruses and the violence of
political totalitarianism. (Transl. by J. Dudley).

Résumé
Le geste spéculatif qui anime la pensée de Lévinas consiste dans la sortie de l'ordre ontologique pour
s'ouvrir à l'éthique et, par là, à l'énigme de la singularité humaine. Un nouveau langage est donc rendu
nécessaire pour exprimer l'intrigue intersubjective, la relation du moi avec une altérité irremplaçable qui
échappe à la logique du système et de la totalité. C'est ainsi que Lévinas prend ses distances par
rapport à Heidegger et à sa conception de la verbalité de l'être qui fonde et rend possible le discours
en tant que manifestation et apophansis. Face au Dit et à ses prétentions de reconduire tout étant à la
lumière de l'être, il faut faire appel à un Dire pré-ontologique, simple parole et signe faits à l'autre. La
structure de ce langage, dont les termes ne se réfèrent à aucun horizon commun de sens, suggère
celle du jugement dans la langue juive où le verbe de la copule est souvent omis. En tant que refus de
la logique de la totalité, la philosophie de l' autrement qu'être ne se prête pas non plus aux ruses et à la
violence du totalitarisme politique.
De l'ontologie à l'éthique

La singularité hors du système

Défendre l'humain de toute prétention objectivante, montrer que


son sens est irréductible à la logique du système, dénoncer la déshuma-
nisation et la violence dans toutes leurs formes: ici réside le message
central de la pensée d'Emmanuel Lévinas, pensée nourrie tant d'une
profonde réflexion sur les grands thèmes de la philosophie contemporaine
que de la considération des expériences les plus marquantes et les plus
dramatiques du xxe siècle. Le défi que cette philosophie incarne consiste
dans la tentative de dire l'humain selon toute sa plénitude et selon toute
la profondeur de son sens.
La pensée lévinassienne porte donc directement sur la question
anthropologique, même si celle-ci ne peut être abordée qu'à travers
l'éthique. Il ne s'agit donc pas de chercher des définitions, ni d'indiquer
des catégories ou des concepts universels: l'homme est précisément
celui qui échappe à la totalisation, celui qui ne se laisse jamais dé-finir,
ni com-prendre. Il est singularité irremplaçable, il est l'unique. Unique
parce qu'au-dehors de tout genre, unique en tant que sujet (sub-jectum)
d'une responsabilité infinie.
Mais comment est-il possible de reconnaître cette singularité dans
un monde — notre monde contemporain — qui semble à chaque instant
mettre en cause le caractère irremplaçable de l'humain? La globalisation
menace toute forme d'altérité et de différence, l'homme se voit souvent
réduit à un pur numéro. Partout c'est la totalité, neutre et sans visage qui
semble dominer, c'est l'universel avec son «mécanisme» impersonnel
qui prétend tout réduire à sa logique.
Dans ce cadre, la réflexion lévinassienne sur l'unicité de l'homme,
sur sa condition d'irremplaçable présente toute son actualité: la
confrontation avec la réalité et les grands thèmes de notre âge contemporain
reste un point de départ indispensable pour la réflexion lévinassienne.
De là, il s'agit de découvrir la signification vraie et profonde de
l'humain: la concrétude de son existence, son être corporel nu et fragile et
en même temps heureux et jouissant, son rapport avec l'autre qui le lie
dans une responsabilité absolue.
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La pensée lévinassienne s'avère, dès lors, sous ce point de vue,


fidèle à la démarche phénoménologique: l'attention préliminaire qu'elle
prête aux données immédiates de l'expérience, voire aux événements et
aux questions urgentes de notre temps, en est un premier témoignage.
Une philosophie, même la plus soucieuse de rigueur critique, ne peut pas
nier son lien et son rapport avec les expériences et le savoir qui la
précèdent.
Loin d'interpréter la méthode phénoménologique comme une mise
entre parenthèses de tout préjugé et de toute connaissance
pré-philosophique, Lévinas prend au sérieux son attention pour les conditions
concrètes dans lesquelles la pensée humaine est toujours enracinée. Aux
yeux du philosophe d'origine lituanienne, Husserl ne représente pas
seulement le partisan de l'épochè radicale, mais celui qui n'a pas manqué de
souligner l'impossibilité de dépasser complètement la naïveté que tout
mouvement philosophique implique. «C'est peut-être pour cette mise en
garde contre la pensée claire, oublieuse de ses horizons constituants, que
l'œuvre husserlienne aura été la plus immédiatement utile à tous les
théoriciens et, notamment, à tous ceux qui s'imaginent spiritualiser la
pensée théologique, morale ou politique en méconnaissant les conditions
concrètes et, en quelque façon, charnelles où puisent leur vrai sens les
notions en apparence plus pures»1. Lévinas fait allusion ici au fond de
passivité qui caractérise la phénoménologie husserlienne, malgré le
primat qu'elle confère au moment actif et constituant de la subjectivité
transcendantale. Comme si elle se découvrait soudainement
conditionnée et constituée par ce qu'elle pensait posséder et dominer totalement et
absolument: voilà pourquoi Lévinas parle de 1' «ambiguïté de la
constitution, où le noème conditionne et abrite la noèse qui le constitue»2. La
phénoménologie, malgré son souci de se présenter en tant que pensée
pure et non contaminée par des présupposés extérieurs, montre une
certaine prédilection «pour les attributs culturels que la pensée constitue,
mais dont elle se nourrit déjà dans la constitution (...). Méconnaître ce
conditionnement c'est produire des abstractions, équivoques et vides
dans la pensée»3.

1 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris,


1949, nouvelle édition, 1994, p. 134.
2 Ibid.
3 Ibid.
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Sa fidélité à la méthode phénoménologique n'empêche donc pas le


philosophe lituanien de considérer le rôle joué par la tradition juive en
tant que source de sa réflexion philosophique. Cette tradition est
largement traversée par un vif intérêt pour la singularité de l'être humain et
de son agir. La Bible en effet raconte des événements uniques et met en
scène des personnes auxquelles Dieu s'adresse selon des modalités à
chaque fois nouvelles. C'est le cas de l'appel d'Abraham ou de Moïse,
épisodes génétiques de l'histoire du peuple d'Israël: Abraham est appelé
par Dieu à la première personne et il est envoyé vers une terre qu'il ne
connaît pas, poussé uniquement par la confiance dans la parole que
l'Absolu lui a adressée. Et Abraham, à la différence d'Ulysse qui a
quitté Ithaque dans le seul but d'y revenir, part pour une terre lointaine
sans aucun espoir de retourner un jour à Ur en Chaldée.
Ulysse et Abraham représentent dans l'écriture lévinassienne deux
façons différentes de penser: le premier incarne les traits de caractère de
la pensée occidentale, pensée issue du primat d'un Ego retournant sur
lui-même dans le mouvement de la conscience de soi. Le second
représente, par contre, la pensée juive en tant que pensée tendue vers une alté-
rité totale. Il s'agit d'une pensée presque déracinée qui, sans revenir sur
ses pas et sans exiger aucune certification, reste orientée par une hétéro-
nomie radicale.
Le langage de la Bible est donc langage de la concrétude: il ne vise
aucune universalité abstraite, il n'a pas la prétention de se traduire dans
la connaissance de concepts et de catégories objectivants. Selon cette
manière de penser, toute universalité qui se veut authentique ne peut que
dériver de la singularité des expériences que chaque homme peut faire.
Dans le Talmud, les discussions et les diatribes se succèdent entre les
rabbins des différentes écoles: c'est seulement à travers ce débat
opposant des personnes concrètes, qu'il est possible d'atteindre des vérités de
plus grande valeur. L'universel exige donc une confrontation entre des
individus et leurs expériences personnelles.
Les critiques que Lévinas a adressées à la philosophie occidentale
pourront être mieux comprises si on les inscrit dans le contexte de sa
réflexion anthropologique et surtout de sa relation, toujours vivante,
avec la tradition juive. Cette défense de l'humain dans sa singularité
irremplaçable impose en effet une mise en cause radicale des
fondements sur lesquels une grande part de la pensée occidentale a été bâtie.
En particulier, il s'agit de mettre à nu les prétentions objectivantes et
totalisantes de l'ontologie, laquelle, selon Lévinas, a toujours constitué
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le nœud central de notre tradition philosophique. Elle est dominée par la


recherche d'un fondement universel, d'une totalité qui puisse tout
comprendre et englober: rien ne peut donc se passer en-dehors de cette
totalité, car le sens coïncide avec la place que chaque réalité possède dans le
système.
La pensée lévinassienne, par contre, conduit la philosophie à une
torsion de l'ontologie — et de la logique de son langage — en
éthique, seul champ dans lequel l'homme témoigne de son unicité.
C'est, en effet, seulement en tant que sujet éthique qu'il refuse toute
assimilation à l'être et à la totalité neutre. «La signification, avant
d'être, fait éclater le rassemblement, le recueillement ou le présent de
l'essence. En deçà ou au-delà de l'essence — signification —
essoufflement de l'esprit expirant sans inspirer, désintéressement et gratuité
ou gratitude — la rupture de l'essence est éthique»4. C'est en ces
termes que Lévinas dessine la condition du sujet, du moi qui existe
comme singularité.
Cette condition est caractérisée par un déracinement radical:
la figure de l'étranger devient chez Lévinas la catégorie fondamentale de
son anthropologie et de son éthique. L'homme ne se définit pas ici par
sa relation à l'être, il n'appartient pas à un fondement ontologique dont
il constituerait le dévoilement. Il ne se présente donc pas comme
le Dasein heideggerien, qui est lié à l'être comme à son lieu, à sa patrie
originaire. La pensée de Heidegger incarne en effet la primauté du séjour
et de l'enracinement dans l'être. Celui-ci, en tant que A^ôyoç, À-éyeiv
de toutes les différences, est «en quelque sorte la condition de
possibilité de tout lieu, du champ ouvert qui est l'essence du lieu en tant que tel.
La séparation, l'exil ne sont que des suites de la contrée pensée en son
essentialité: c'est sur elle, en elle, que dans le rapport d'une chose à
l'autre, fût-il de séparation, il y a toujours une mise en rapport
(Beziehen) qui lie l'un à l'autre»5. Chez Lévinas, par contre, le sujet
demeure u-topique parce qu'il transcende tout contexte et par là tout
égoïsme dans un geste de total dés-inter-essement. «Il faudra dès lors
montrer que l'ex-ception de l'autre que l'être — par-delà le ne-pas-être
— signifie la subjectivité ou l'humanité, le soi-même qui repousse les
annexions de l'essence (...). Unicité sans lieu, sans identité idéale qu'un

4 E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, M. Nijhoff, La Haye,


1978, éd. de poche, p. 30.
5 D. Souche-Dagues, Du Logos chez Heidegger, Millon, Grenoble, 1999, p. 49.
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être tire du kérygme identifiant les aspects innombrables de sa


manifestation, sans identité du moi coïncidant avec soi — unicité se retirant de
l'essence — homme»6.
Cette démarche de sortie de l'anonymat de l'être, cette constante
évasion qui fait de l'homme un étranger et un sans-patrie, conduisent le
philosophe lituanien à un débat critique et serré avec Heidegger dont la
pensée représente à ses yeux l'aboutissement de toute la parabole
ontologique.

Heidegger et l'ontologie du Neutre

Lévinas a fréquenté les séminaires de Heidegger à Fribourg pendant


le semestre 1928-29. Le dialogue philosophique était à l'époque polarisé
autour de la lecture et de l'approfondissement de Sein und Zeit, paru
seulement une année auparavant. La confrontation avec cette œuvre sera
constante dans la pensée de Lévinas, qui, même après s'être détaché de
Heidegger, n'a cependant jamais caché son admiration pour le
philosophe allemand. «J'ai eu très tôt pour ce livre une grande admiration.
C'est un des plus beaux livres de l'histoire de la philosophie — je le dis
après plusieurs années de réflexion (...). Mon admiration pour
Heidegger est surtout une admiration pour Sein und Zeit»1 .
Il est donc impossible de ne pas se confronter à la pensée heideg-
gerienne: faire œuvre de philosophe aujourd'hui signifie, d'une façon ou
d'une autre, entrer en contact avec le philosophe de Messkirch, ne fût-ce
que pour s'en distancier. Ces considérations sont présentes dans
l'introduction à De l'existence à l'existant: les réflexions contenues dans cet
essai «sont commandées par un besoin profond de quitter le climat de
cette philosophie et par la conviction que l'on ne saurait en sortir vers
une philosophie qu'on pourrait qualifier de pré-heideggerienne»8.
Sortir de la philosophie heideggerienne signifie sortir du primat
qu'elle confère au problème ontologique. C'est précisément ce dernier
qui guide les réflexions de Sein und Zeit : l'enjeu consiste ici, en effet,
dans l'exacte formulation et solution du problème de l'être en général.

6 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 21.


7 E. Lévinas, Ethique et Infini, Fayard, Paris, 1982, p. 27-28.
8 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, Fontaine, Paris, 1947, p. 19.
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«Pour la question que nous développons, ce qui est demandé est l'être,
c'est-à-dire ce qui détermine l'étant comme étant, ce à partir de quoi
l'étant, de quelque manière qu'on le traite, est toujours-déjà compris»9.
Face à cette primauté accordée à l'être, la philosophie lévinassienne se
présente comme une défense de la singularité, d'une singularité qui veut
émerger du Même, sortir de l'être, plein et impersonnel qui enveloppe
tout et coupe le souffle. L'affirmation de l'être comme fondement de
l'existant se traduit par la suppression de toute altérite. L'être, en effet,
«n'est pas une personne, ni une chose, ni la totalité des personnes et des
choses. C'est le fait que l'on est, le fait qu'il y a»10. Lévinas utilise le
terme d'il y a, dont il souligne l 'impersonnalité, pour désigner la
présence anonyme du pur fait de l'existence. «L'/V y a, dans son refus de
prendre une forme personnelle, est l'être en général»11. Il submerge tout,
il arrache et prive l'humain de sa propre unicité. L'affirmation du Même
implique toujours une dé-personnalisation. «Ce que l'on appelle le moi
est, lui-même, submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par
elle»12. Uil y a est présence de l'absence, obscurité de la nuit en tant
qu'absence de toute détermination. Il est plutôt le né-ant, mais non pas
un pur rien. «Il n'y a plus ceci ni cela: il n'y a pas quelque chose. Mais
cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence
absolument inévitable»13. L'expérience de l'obscurité qui aplatit tout, la
nuit à laquelle nous sommes rivés, nous serre dans un étau.
Mais quelle est la relation entre la notion lévinassienne de Vil y a et
l'être de l'ontologie heideggerienne? Dans quel sens Lévinas parle-t-il
d'anonymat et d' impersonnalité? Pour comprendre ce passage assez
complexe, il faut rappeler que, chez Heidegger, l'on ne peut parler de
l'être (Sein) qu'en tant qu'être d'un étant. «L'être est toujours l'être
d'un étant», mais il est tout autant transcendant par rapport à l'étant.
«L'être et la structure de l'être sont au-dessus de tout étant et de toute
détermination ontique possible qui serait elle-même de l'ordre de l'étant.
L'être est le transcendens par excellence»14. L 'être se donne toujours

9 M. Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tiibingen, 1927, trad,
française, L'être et le temps, Gallimard, Paris, 1964, p. 21.
10 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 26.
Ibid., p. 94.
12 Ibid., p. 95.
13 Ibid., p. 94.
14 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 56.
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dans la différence ontologique par rapport à la chose (Seiende), dont il


exprime l'acte. À ce propos Lévinas rappelle, dans plusieurs passages de
son œuvre, que, pour Heidegger, l'être a originellement et dans un sens
eminent le caractère de verbe. Uil y a exprime donc l'être dans son sens
verbal, l'être irréductible à l'étant, à un substantif, à un nom. Il est l'acte
comme tel, sans référence à son auteur, le fait même d'exister sans
préciser ce qui existe. C'est justement cette différence de l'être, en tant que
fondement et condition de possibilité de l'étant, qui demeure sans
visage, qui tombe dans l'anonymat.
Dans le contexte de l'ontologie heideggerienne, la compréhension
de l'être est toujours présupposée par toute autre connaissance et par
toute autre relation avec l'étant. Ce savoir originaire et encore implicite
joue un rôle très important dans le déroulement de Sein und Zeit : il
constitue en effet la condition de possibilité de toute autre interprétation
ou expression conceptuelle. «Cette présupposition a le caractère d'une
visée préalable de l'être, permettant une articulation provisoire de l'être
de l'étant immédiatement donné. Cette visée directrice est issue de la
compréhension ordinaire de l'être dans laquelle nous nous mouvons
toujours nécessairement, et qui, pour finir, appartient à la constitution de
l' être-là lui-même»15. Ici, le logos ontologique prend une allure
herméneutique.
Si donc pour Heidegger la compréhension de l'être se présente
comme un «existentiel» fondamental et qu'elle est le présupposé de tout
rapport avec l'étant, il faut conclure que «comprendre devient synonyme
d'exister»16. Ces analyses constituent, aux yeux de Lévinas, une
nouvelle prétention de la philosophie occidentale à tout embrasser et à tout
reconduire à un horizon commun: «comprendre c'est se rapporter au
particulier, le seul qui existe, à travers la connaissance qui est toujours
connaissance de l'universel»17. Malgré ses innovations indiscutables,
malgré son refus de reconnaître le primat de la spéculation théorique sur
l'attitude pratique, la pensée heideggerienne prolonge la tradition
occidentale et ne fait que répéter la primauté de la connaissance de
l'universel sur toute relation avec le particulier. Lévinas ne peut que souligner
toute l'ambiguïté de cette perspective: dans la rencontre avec autrui,

15 Ibid., p. 23.
16 E. Lévinas, «L'ontologie est-elle fondamentale?», dans Revue de métaphysique
et de morale, janvier, 1951, p. 90.
17 Ibid., p. 92.
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cette altérité qui se révèle dans la nudité du visage, se soustrait à toute


compréhension.
C'est ainsi qu'il faut se distancier de la métaphore heideggerienne
de la lumière qui désigne l'être en tant qu'horizon au sein duquel l'étant
devient intelligible. «La lumière, en chassant les ténèbres, n'arrête pas
le jeu incessant de 1'// y a»18. Encore une fois l'être se présente comme
Vil y a anonyme et impersonnel, comme quelque chose qui constitue la
condition de possibilité de toute connaissance. La lumière n'ouvre ni à
une transcendance radicale ni à la séparation de l'Autre, elle «n'ouvre
rien qui, par-delà le Même, serait absolument autre, c'est-à-dire en soi.
La lumière conditionne les rapports entre données — elle rend possible
la signification des objets qui se côtoient»19.
La tradition occidentale n'est dès lors pas marquée, comme
Heidegger le voudrait, par l'oubli de l'être, ni par sa réduction à la forme
de l'étant, mais par V oubli de l'autre. L'ontologie comme philosophie
première comporte en effet le primat du Même sur l'Autre et sur sa
singularité irréductible. L'affirmation d'une telle primauté entraîne la
subordination de la «relation avec quelqu'un qui est un étant (relation
éthique) à la relation avec l'être de l'étant»20. La relation éthique reste
ainsi subordonnée à la relation ontologique qui est toujours une relation
de savoir.
On a déjà dit que l'un des aspects spécifiques de l'ontologie
heideggerienne consiste à revendiquer le caractère verbal de l'être. Qu'est-
ce que l'on entend par cette verbalité? Lévinas écrit: «l'être est le verbe
même»21. Qu'est-ce que cela veut dire?
Heidegger a beaucoup réfléchi sur la fonction que l'expression de
l'être joue dans le jugement. Une telle fonction, dans sa signification la
plus complète et la plus authentique, reste souvent cachée. «C'est ce
dont la grammaire nous informe. D'après elle la tâche qui incombe au
est consiste à relier, dans la proposition, le sujet au prédicat; le est peut
dès lors s'appeler lien ou copule»22. Dans sa signification copulative, le
est se présente comme quelque chose de vide et d'indéterminé et se prête

18 E. Lévinas, Totalité et Infini, M. Nijhoff, La Haye, 1971, éd. de poche, p. 208.


19 Ibid.
20 Ibid., p. 36.
21 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 61.
22 M. Heidegger, Grundbegriffe, Vittorio Klostermann Verlag, Frankfurt am Main,
1981, trad. fr. Concepts fondamentaux, Gallimard, Paris, 1985, p. 53.
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comme tel à plusieurs emplois, selon les différentes exigences du


discours. C'est pourquoi «le est tire chaque fois sa signification de l'étant
qui se trouve représenté, celui auquel se réfère la proposition et dont elle
profère le nom»23. Il faut donc se demander s'il n'y a pas une
signification plus profonde et originaire du est, une signification à partir de
laquelle l'on puisse donner un fondement à la fonction copulative elle-
même. Heidegger retrouve cette signification originaire de l'être dans sa
fonction purement verbale. Si l'on voit la question de plus près, «il
apparaîtra, en fin de compte, que le phénomène visé sous le nom de
copule n'a rien à voir avec celui de lien et de liaison. En effet, le est et
son interprétation, que ce est soit exprimé directement ou indiqué par la
finale du verbe, doivent passer dans la problématique générale de
l'analytique existentielle, s'il est vrai que renonciation et la compréhension
de l'être sont des possibilités existentielles ontologiques de l'être-là lui-
même»24. La réflexion heideggerienne cherche à faire émerger la
fonction ontologique de la copule et à saisir en elle le retentissement de l'être
dans toute sa richesse, l'être en tant que fondement de l'étant et
condition de possibilité de la prédication. Si le sujet et le prédicat, liés dans le
jugement, n'existaient pas et qu'ils ne reposassent pas dans un même
horizon d'être, on ne pourrait même pas trouver la possibilité de leur
unité.
En essayant de tracer ce qu'il appelle une «grammaire et étymolo-
gie de l'être», Heidegger parvient à la conclusion selon laquelle «dans
toutes les langues indo-européennes le est (êcrxiv, est, ist) se maintient
dès le début»25.
Le philosophe de Messkirch ne considère pas seulement le
jugement comme une pure liaison entre un sujet et un prédicat, mais il y voit
une vraie manifestation de l'être, en tant qu'être. La proposition
predicative laisse apercevoir sa capacité de dévoilement jusqu'à se faire apo-
phansis. Dans Sein und Zeit, Heidegger précise la dépendance
ontologique de la proposition en tant que prédication de la proposition en tant
que manifestation. «Chaque prédication est ce qu'elle est seulement en
tant que manifestation (...). Les termes de l'articulation predicative, le
sujet et le prédicat, se constituent dans la manifestation». Et Lévinas

23 Ibid., p. 52.
24 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 198.
25 M. Heidegger, Einfuhrung in die Metaphysik, Max Niemeyer Verlag, Tiibingen,
1966, trad. fr. Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p. 81.
De l'ontologie à l'éthique 89

commente à ce propos: «dans le verbe de l'apophansis — qui est le


verbe proprement dit — le verbe être — résonne et s'entend Y essence.
A est A, mais aussi A est B s'entend comme une façon dont résonne, ou
vibre, ou se temporalise l'essence de A»26.
La tradition philosophique occidentale, d'après Heidegger, a pour
l'essentiel oublié la force apophantique de la proposition, en la réduisant
à la seule fonction de conjonction ou division entre des termes ou des
concepts, c'est-à-dire à la fonction d'affirmation ou de négation. Par
conséquent, le est a été réduit à la fonction copulative. «La possibilité ou
l'impossibilité de la compréhension analytique de la auvGsaiç et de la
ôiatpsatç et, en général, de la relation dans le jugement, sont
étroitement apparentées à l'état correspondant de la problématique ontologique
en général»27. Si donc la vérité n'a pas son lieu dans le jugement, c'est
parce que la vérité, en tant que manifestation et dévoilement de l'être,
est elle-même le lieu originaire de toute proposition. C'est la copule
dans sa fonction apophantique qui rend possible le discours.
Lévinas identifie la proposition dans sa consistance ontologique
avec le Dit, logos qui exprime l'étant dans la lumière de l'être. Dans le
Dit retentit la différence ontologique, différence dans laquelle gît malgré
tout une ambiguïté profonde. C'est pour cela qu'il parle de l'«
amphibologie de l'être et de l'étant». Dans le Dit de la proposition est contenu un
renvoi à l'être, au fondement. D'autre part, l'être ne peut se montrer qu'à
partir de l'étant à chaque fois nommé. «Il n'existe pas de verbe réfrac-
taire à la nominalisation. Le verbe être dans la prédication (qui est sa
place naturelle) fait résonner Y essence, mais cette résonance se ramasse
en étant par le nom. Être, dès lors, désigne au lieu de résonner»28. L'être
proféré dans le Dit se laisse absorber et se fixe dans la forme de l'étant.

Du Dit au Dire: vers le silence de l'être

Lévinas part de ces réflexions pour rappeler la priorité du Dire,


langage éthique, sur le Dit. L'ambiguïté par laquelle l'être se manifeste
dans la proposition ouvre l'espace à une autre signification, plus
ancienne que celle de l'ontologie, à un Dire originaire qui ne se laisse

26 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 72.


27 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 197.
28 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 73.
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pas absorber dans le Dit. Le langage de l'autrement qu'être, langage


éthique de la responsabilité, va bien au-delà de Vapophansis et brise le
logos de l'ontologie. «La réduction de ce Dit se déroulant en
propositions énoncées, usant de copules et virtuellement écrites, réunies à
nouveau en structures, laissera être la déstructure qu'elle aura opérée»29.
Face aux réflexions heideggeriennes sur la fonction originairement
verbale de l'être exprimé par la copule et devant les remarques critiques
de Lévinas à ce propos, on est poussé à s'enquérir de la structure de la
proposition (ou jugement) dans la langue juive. Cette dernière omet
«presque toujours dans les phrases nominales le verbe être dans sa
fonction de copule»30. Ne s'agit-il que d'une considération purement
grammaticale? N'est-il qu'un phénomène d'intérêt étroitement philologique?
Ou bien ne faudra-t-il pas plutôt se demander si cette omission ne révèle,
d'une certaine manière, un refus de toute primauté de l'être et du Même
au sein de la culture et de la tradition juives? Il s'agit bien sûr d'une
omission implicite qui ne présuppose aucune explicitation ni, à plus
forte raison, aucune prise de distance par rapport à une position
ontologique précise. L'hébreu, langage éthique et Dire prophétique, s'est
constitué dès ses origines en mettant de côté le logos ontologique de
Vapophansis31.

29 G.
30 Ibid.,
Deiana
p. 76.- A. Spreafico, Guida allô studio dell'ebraico biblico, Roma, 1990,
p. 65. James Barr, spécialiste des langues et littératures sémitiques, explique à ce propos
que «le type de phrase ordinaire dans lequel nous employons la copule 'est', comme dans
'David est roi', 'il est l'homme', n'a pas de verbe copulatif en hébreu. L'hébreu emploie
la tournure nominale, simple juxtaposition des deux éléments 'David' et 'le roi'. La
phrase nominale est un fait bien établi dans la syntaxe sémitique. Il est courant d'ajouter,
après le sujet, le pronom 'lui' ou 'elle', ce qui donne 'David-lui-roi'». J. Barr, The
Semantic of Biblical Language, Oxford University Press, 1961, trad, franc., Sémantique
du langage biblique, Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p. 78. Cet aspect de la langue juive
a donné lieu à un débat philologique animé qui concerne le possible entrelacement de la
structure nominale avec certaines formes de la «pensée» biblique originaire. C'est encore
J. Barr qui résume les termes de cette discussion: «II est couramment admis dans la
théologie biblique moderne que les Israélites ne s'intéressaient pas à l'existence en tant que
distincte de l'existence active, action ou vie; et corrélativement que leur langage ne
dispose d'aucun moyen d'exprimer l'existence pure et simple. Telle semble être l'opinion de
Boman qui déclare à plusieurs reprises que pour les Israélites un être statique est un rien»,
ibid. Barr ne parvient pas aux mêmes conclusions. Le débat reste pourtant ouvert et il se
prête à de nouvelles et différentes interprétations.
31 II est certainement incontestable que même les autres langues dites sémitiques
(et non seulement celles-ci) présentent, comme en hébreu, la construction de la phrase
nominale ou des formes semblables. Devra-t-on envisager dès lors la possibilité que
d'autres langues puissent incarner les traits du dire éthique et prophétique? La question
De l'ontologie à l'éthique 91

II s'agit, peut-on dire, d'un retournement de la perspective heideg-


gerienne. Pour le philosophe de Messkirch, l'être est toujours
présupposé dans toute proposition, au moins implicitement. 'La rose est belle':
c'est grâce à cet est qu'il est possible de parler de la beauté de la rose,
de lier le sujet au prédicat. Dans la langue juive, au contraire, se vérifie
une sorte de 'déstructuration' du Dit: riD"1 Nin "mn (la rose elle belle).
Désarticulation de la forme, silence de l'être: voici les caractères du
langage pré-ontologique. Il incarne le Dire avant tout Dit, Dire qui, en tant
qu'expression d'une transcendance radicale, a déjà laissé tomber l'être
dans l'oubli. L'oubli apparaît ici co-originaire à la constitution de ce
Dire. Mais revenons à l'expression 'la rose elle belle': les unités restent
ici déliées, elles ne se laissent pas reconduire à la totalité. L'altérité est
radicale.
Quelle est alors l'origine de cet oubli de l'être, oubli plus ancien
que toute diction de l'être? L'hébreu est la langue du peuple qui, dans le
traumatisme de la rencontre avec le totalement Autre, avec l'Infini
imprononçable, a déjà implicitement renoncé à la totalisation et, avec
elle, au verbe de Yapophansis. La rencontre avec la Transcendance de
Dieu, implique la rupture de toute ontologie: le Dieu de la Bible
signifie, en effet, l'au-delà de l'être, la transcendance. L'Infini, notion éthique
par excellence, s'annonce dans la rupture de la totalité.
Langage prophétique, appel d'un Bien qui me voue à autrui, la
langue juive s'est constituée au-delà du verbe de Yapophansis.
Que la pensée lévinassienne cherche les possibilités d'un langage
au-delà de l'être, langage qui dépose toute forme de violence et toute
affirmation du Même sur l'Autre, c'est ce qu'affirme J. Derrida dans un
essai consacré au philosophe lituanien: «A la limite, le langage non-
violent, dans le sens de Levinas, serait un langage qui se priverait du verbe
être, c'est-à-dire de toute prédication. La prédication est la première

demeure béante. Du reste, nous n'entendons avancer ici qu'une hypothèse à propos de
possibles implications métaphysiques d'une structure linguistique particulière. Nous ne
prétendons donc pas donner à cette interprétation une valeur universelle ni soutenir une
causalité empirique et directe entre certains aspects morphologiques propres à une langue
et l'évolution de la pensée. Lévinas, quant à lui, ne veut pas défendre le monopole du
judaïsme et de l'hébreu de façon à exclure les autres langages de toute capacité de
signification éthique. Et même pour Heidegger, l'expression du verbe être dans la plupart des
langues occidentales n'a pas pour autant empêché la métaphysique de tomber dans
l'oubli de l'être. L'idée de l'entrelacement des formes linguistiques et de l'articulation du
penser s'avère un modèle interprétatif intéressant, mais il ne nous semble à aucun
moment donner lieu à une liaison rigide et nécessaire.
92 Caterina Rea

violence. Le verbe être et l'acte prédicatif étant impliqués dans tout


autre verbe et dans tout nom commun, le langage non-violent serait à la
limite un langage de pure invocation, de pure adoration, ne proférant que
des noms propres pour appeler l'autre au loin»32. Langage inconnu,
voire inadmissible aux yeux des Grecs et de Platon lui-même qui,
comme le dit encore Derrida, déclare qu' «il n'y a pas de Logos qui ne
suppose l'entrelacement de noms et de verbes»33. Lévinas, par contre,
cherche les possibilités du langage de l' autrement qu'être.
Peut-être pourrait-on parler ici d 'hébraïcité du Dire
pré-ontologique, en indiquant, par là, la constitution la plus intime de ce Dire qui
ne présente pas l'essence des étants et qui, comme tel, ne se laisse pas
enfermer dans l'horizon de la pré-compréhension de l'être. Lévinas ne
parle pas expressément de cet aspect de la langue juive et de ses
éventuelles implications philosophiques. Cependant, dans les pages
consacrées au caractère spécial du Dire par rapport au Dit, il laisse entrevoir
une allusion à la langue de la Bible et à sa tendance à ne pas exprimer le
verbe de la copule. «De l'amphibologie de l'être et de l'étant dans le
Dit, il faudra remonter au Dire, signifiant avant Y essence, avant
l'identification — en deçà de cette amphibologie — énonçant et thématisant le
Dit, mais le signifiant à l'autre — au prochain — d'une signification à
distinguer de celle qui portent les mots dans le Dit»34. L'analyse lévi-
nassiennne remonte au Dire pré-ontologique à partir de l'ambiguïté
selon laquelle l'être se manifeste dans le Dit: le point culminant de ce
dévoilement dans la proposition, le moment où la différence ontologique
semblerait s'affirmer d'une façon certaine, coïncide toujours avec
l'interruption de la différence elle-même. «Mais voici que — par
l'ambiguïté du logos — en l'espace d'une identification — être, verbe par
excellence où résonne, où s'expose Y essence, se nominalise, se fait mot
désignant et consacrant des identités...»35. Il s'agit d'une conséquence
paradoxale pour l'ontologie qui, après avoir envisagé la différence de
l'être par rapport à l'étant, se retrouve dans l'impossibilité de l'exprimer.
La proposition predicative qui va au-delà d'elle-même pour se faire
diction du pur être finit donc par parler seulement de l'étant, de la rose et
de sa beauté. Cette ambiguïté du Dit, crevasse et fissure de l'articulation

32 J. Derrida, «Violence et Métaphysique», dans L'écriture de la Différence, Seuil,


Paris, 1967, p. 218.
33 Ibid., p. 219.
34 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 78.
35 Ibid., p. 73.
De l'ontologie à l'éthique 93

ontologique, ouvre le passage vers le Dire, vers un discours qui signifie


au-delà de l'être et du verbe de la copule.
Dans la démarche amphibologique, le sujet ne se subordonne plus à
l'être et à l'urgence de son appel, mais à la singularité de l'autre et à la
nudité de son visage. Ce passage reste impensable dans le contexte hei-
deggerien où le langage n'est possible que dans l'appartenance
originaire de l'homme à l'être: le langage reste en effet ici «la contrée où
s'accomplit le jeu de cèlement-décèlement, de parence et de latence qui
est la donation de l'être comme Présence (Anwesen)»36.
En relevant l'ambiguïté intrinsèque du Dit, Lévinas envisage de son
côté une signification plus originaire que l'ontologie. Une telle
signification empêcherait l'être de se présenter comme horizon ultime de sens
et comme unique fondement de tout savoir authentique. Ici s'impose
donc une nouvelle définition de l'une des notions fondatrices de tout le
cheminement de la philosophie occidentale: la notion de vérité. La
tradition philosophique a toujours défini la vérité en relation avec l'être. En
effet, depuis l'Antiquité, la vérité n'a pas une signification
originairement gnoséologique, elle n'indique pas l'adéquation de la pensée, c'est-
à-dire de la proposition avec la chose, la concordance avec elle. La
vérité a plutôt une signification ontologique: elle indique un
dévoilement de l'être, la manifestation de l'étant dans la lumière de l'être.
Heidegger, qui dans le panorama contemporain a repris cette notion,
rappelle que les Grecs utilisaient le mot àÀ,f|0£i(x pour désigner ce
qu'aujourd'hui nous appelons improprement vérité. «La traduction de ce mot
par 'vérité', et surtout les définitions conceptuelles et théoriques qui en
sont données, masquent le sens de la compréhension préphilosophique
que les Grecs mettaient 'tout naturellement' au fondement de leur usage
terminologique du terme aA,f|9eia»37.
Ce qui est principalement dévoilé, découvert et donc vrai, c'est
l'étant qui, arraché à son propre voilement, est saisi dans la lumière de
l'être. Cependant, comme cette compréhension reste souvent au niveau
pré-philosophique et implicite, l'étant lui aussi reste ainsi caché et n'est
pas découvert dans son être. Voilà pourquoi la vérité a été définie dès le
début en termes négatifs, en tant qu'à-X,f|0eia, dé-voilement. À ce
propos Heidegger cite un ancien passage d'Heraclite, selon lequel «f|

36 D. Souche-Dagues, Du Logos chez Heidegger, op. cit., p. 75.


37 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 264-65.
94 Caterina Rea

KpÛTtieaGai (piÀ,£Ï», c'est-à-dire «l'étant dans son être aime se cacher».


Le philosophe de Messkirch assigne à l'homme la tâche d'opérer le
dévoilement de l'étant en l'arrachant à son voile et de thématiser la
compréhension originaire de l'être. Cette tâche — c'est Heidegger lui-même
qui le dit — se présente comme un acte de force, presque une violence
envers l'étant qui cherche à rester dans sa Xf|9rj: «La vérité
(être-découvert) doit être toujours conquise sur l'étant. L'étant doit être arraché à la
dissimulation. En fait, l' être-découvert est toujours un rapt»3*.

VÉRITÉ ET JUSTICE

Faut-il dès lors en conclure que la notion de vérité élaborée par la


tradition occidentale contient un acte de violence? La vérité en tant
qu'àA-fjGeia a-t-elle la présomption d'arracher à l'étant le mystère de
son individualité? La réflexion lévinassienne semble aller dans cette
direction: la notion de vérité en tant que dévoilement, que Heidegger a
élaborée à partir de la pensée grecque, ne fait que renforcer le primat du
Même sur toute altérité. La vérité de l'étant ne peut pas être atteinte si
celui-ci n'est pas compris et ressaisi à la lumière de l'être. L'ontologie
consiste donc dans la «suppression ou la possession de l'Autre» qui,
arraché à son voilement, devient disponible à la connaissance à partir de
la totalité. Cette notion de vérité «s'opposerait à la justice qui comporte
des obligations à l'égard d'un étant qui refuse à se donner, à l'égard
d'Autrui qui, dans ce sens, serait étant par excellence»39. La prétention
totalisante de la compréhension de l'être se brise contre l'impossibilité
d'englober la relation éthique.
Un déplacement de sens est alors rendu nécessaire: il ne faudra plus
concevoir la vérité par rapport à l'être, mais par rapport à la justice et à
l'accueil d'Autrui dans la séparation. La vérité contient donc ici une
signification éthique antérieure à la signification ontologique. Elle
présuppose une subjectivité athée et individuelle qui, en se penchant sur une
extériorité radicale, ne cherche pas à la comprendre et à l'englober dans
l'anonymat de l'être, mais accepte le face-à-face avec sa singularité. La
vérité est parole qui se fait appel, mise en question du Même, réponse

38 Ibid., p. 267.
39 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 36.
De l'ontologie à l'éthique 95

qui se fait attention empressée pour l'Autre: comme telle, elle se fonde
sur mon rapport avec autrui ou justice.
Il ne s'agit pas ici de mettre en question la capacité humaine de
parvenir à la vérité, mais de placer celle-ci en dehors de tout contexte
ontologique. La vérité n'est plus atteinte à partir de la pré-compréhension de
l'être, à savoir, la capacité propre à tout Dasein de dévoiler l'étant. Si
Heidegger a cherché à «penser la subjectivité en fonction de l'être»40 en
voyant en elle le lieu privilégié où l'être vient à la parole, Lévinas, quant
à lui, croit que le sujet, dans l'unicité de l'assomption de sa tâche
éthique, ne se laisse ni reconduire ni absorber dans la totalité
ontologique. Le Dasein qui «appartient à l'essence comme modalité selon
laquelle cette essence se manifeste...»41, laisse ainsi évanouir sa propre
singularité.
Dans les œuvres qui suivent Sein und Zeit, le problème ontologique
devient de plus en plus urgent et le thème de l'individualité humaine se
fait moins évident. Comme le dit S. Petrosino, «l'attention de Heidegger
pour le problème de l'être, attention de plus en plus forte et radicale,
aurait en effet impliqué au début un désintérêt et ensuite
l'obscurcissement du problème de Yeigen, du propre, de l'être-toujours-mien; elle
aurait impliqué la neutralisation, la réduction au neutre d'une dynamique
dont le caractère originaire est par contre, selon Lévinas, irréductible»42.
Selon le philosophe lituanien, la vérité met toujours en cause des
unicités qui vivent dans la responsabilité-de-1'un-pour-l' autre: ici cette
unicité est poussée jusqu'à son emphase.
Dans Autrement qu'être, Lévinas souligne la fonction de la thèse
sceptique qui, malgré les critiques qu'on lui a adressées, revient toujours
dans le panorama philosophique. Face à la synchronie de Yapophansis
sur laquelle se base toute ontologie, face à la position d'une singularité,
dont la fonction uniquement dévoilante «recomposerait la disparité
temporelle en présent, en simultanéité», le scepticisme rappelle
l'impossibilité de réduire le Dire au Dit. Ici aussi la lumière heideggerienne de
la vérité dans laquelle l'étant se rend patent d'une façon cooriginaire
et synchronique à son être est interrompue. La vérité implique,
selon Lévinas, l'inversion de la chronologie normale, l'irruption d'un

40 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 34.


41 Ibid.
42 S. Petrosino, Fondamento ed esasperazione : saggio sul pensare di Emmanuel
Lévinas, Marietti, Genova, 1992, p. 104. Je donne ici ma propre traduction française.
96 Caterina Rea

anachronisme extraordinaire. «Dès lors la trace du Dire, ce qui n'a


jamais été présent, m'oblige; la responsabilité pour autrui, jamais
assumée me lie; un commandement jamais entendu est obéi»43. C'est selon
cette structure que s'accomplit dans la tradition juive la révélation de la
Thora, l'événement même de la vérité. Celle-ci se passe en effet dans la
diachronie entre l'acceptation — l'accomplissement du commandement
— et la connaissance de ce qui est commandé. La Thora est acceptée et
pratiquée avant d'en connaître et d'en comprendre pleinement le
contenu, avant tout choix libre. Cette inversion constitue un scandale
pour la logique et une absurdité pour la raison philosophique qui exige
toujours le savoir pour opérer. Néanmoins Lévinas invite à réfléchir sur
cet aspect de la pensée juive et se demande si «toute action inspirée ne
procède pas de la situation unique et première de la donation de la Thora
(...), si plus précisément, l'inversion de la chronologie normale de
l'acceptation et de la connaissance n'indique pas un dépassement du savoir
- un dépassement de la tentation de la tentation — mais un savoir autre
que celui qui consisterait à revenir à la naïveté enfantine»44. La
révélation de la Loi exige donc une exposition sans réserve, une responsabilité
orientée vers l'Autre, qui précède tout engagement.
La notion de vérité qui est en jeu dans la tradition juive et dont
s'inspire la réflexion lévinassienne révèle de plus en plus les traits de
l'accueil du Prochain, de l'Étranger qui demande et exige justice. La
vérité est pensée à partir de l'irruption du visage, regard qui se fait
parole, demande et prière. «Le visage, contre l'ontologie contemporaine,
apporte une notion de vérité qui n'est pas le dévoilement d'un Neutre
impersonnel, mais une expression...»45.
Tout en reconnaissant comme insuffisante la notion ontologique de
la vérité en tant que dévoilement de l'être, Lévinas reconnaît quand
même que la vérité présuppose toujours la manifestation de quelque
chose. Et cependant il «s'empresse de reconduire le sens de la
manifestation au-delà de l'ontologie»46. Ce qui se manifeste et qui constitue la
condition de la vérité c'est, dans ce cas, un visage. Celui-ci ne se laisse

43 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit., p. 261.


44 E. Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Minuit, Paris, 1968, p. 91.
45 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 43.
46 F. Ciaramelli, «Le rôle du judaïsme dans l'œuvre de Lévinas» dans Revue
philosophique de Louvain, 81 (1983), 52, n. 4, p. 592.
De l'ontologie à l'éthique 97

pas reconduire à l'horizon de la lumière de l'être, mais il s'annonce


plutôt comme le différent, l'étranger, le Toi qu'on ne saurait pas rendre syn-
chronique au Moi. «Cette façon de défaire la forme adéquate au Même
pour se présenter comme Autre c'est signifier ou avoir un sens. Se
présenter en signifiant, c'est parler»47. Lévinas désigne cette manière qu'a
le visage de se présenter comme source originaire de toute vérité et de
toute signification par le terme de révélation.
De toute façon, pour comprendre en profondeur la notion lévinas-
sienne de vérité, il est nécessaire de s'arrêter sur la signification
originaire de ce terme dans la tradition juive. L'hébreu ne connaît pas le
concept de vérité dans sa valeur strictement objective et philosophique:
DZ3N (émet) n'indique ni l'àÀT|0eia, le dévoilement de l'étant dans son
être, ni la conformité entre ce qui est affirmé et l'état de choses
correspondant. Originairement, le terme nax entretient une relation stricte
avec les notions de justice (nplïî, tzadekha), bonté (1DH, hesed), paix
(ûiVtP, shalom). Un passage célèbre des Pirqé Avot, texte fondamental de
l'ancienne tradition rabbinique, affirme que «le monde est basé sur trois
choses: la vérité, la justice et la paix, selon les mots qui disent: 'vérité
et droit de paix jugez dans nos villes' (Zacharie 8, 16)»48. Et le Talmud
commente à ce propos: «les trois choses ne sont en réalité qu'une seule:
si le jugement est effectué, la vérité est revendiquée et la paix en
découle» (Taan. 68a). La vérité présuppose donc la justice, comme sa
condition, et elle rend ainsi possible la paix.
La tradition juive ne connaît aucune fracture entre vérité et
charité. Lévinas le précise dans Difficile liberté : la vérité ne concerne pas
des dogmes ou des doctrines; elle est plutôt un fait d'action, c'est-à-
dire un événement éthique. La tâche de l'homme consiste à opérer le
vrai et à exercer le droit et la justice, en prenant la défense du pauvre
et de celui qui est opprimé. C'est seulement en suivant ce chemin que
l'homme peut parvenir à la connaissance de Dieu. Être témoin de
l'Infini signifie ici accueillir sa révélation dans la Thora, parole dans
laquelle résonne le commandement éthique de l'amour (Tûn) et de la
justice (npns).
Il reste alors encore à préciser que dans la langue juive «la
différence entre sincérité (subjective) et vérité (objective) n'est pas aussi

47 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 61.


48 Pirqé Avot, trad, it., DLI, Milan, 1995. Je donne ici ma propre traduction
française.
98 Caterina Rea

évidente que chez nous»49. Selon la tradition d'Israël, en effet, la vérité


s'exprime, au sens primaire et fondamental, dans la sincérité du sujet
unique et voué à l'autre sans aucune possibilité de s'y dérober.
Ce lien entre sincérité et vérité constitue aussi un point central de la
pensée de Lévinas. Il écrit dans Autrement qu'être : «aucun Dit n'égale
la sincérité du Dire, n'est adéquat à la véracité d'avant le Vrai, à la
véracité de l'approche, de la proximité, par-delà la présence. La sincérité
serait donc Dire sans Dit, apparemment un 'parler pour ne rien dire', un
signe que je fais à Autrui de cette donation de signe 'simple comme
bonjour', mais ipso facto, pure transparence de l'aveu, reconnaissance de la
dette»50. Le Dire, en tant que lieu d'ouverture à l'Autre, est témoignage
de l'Infini, du Bien qui commande l'amour du prochain et l'accueil de
l'étranger. C'est dans le Dire méta-ontologique que se réalise la
sincérité. «Témoignage qui est vrai, mais d'une vérité irréductible à la vérité
du dévoilement et qui ne narre rien qui se montre»51.
Si l'ontologie n'a été que la tentative pour réduire toute altérité à un
fondement neutre, Lévinas cherche à tracer la voie d'une évasion du
système et de son impérialisme. Cependant, il ne s'agit pas du tout d'une
fuite d'une subjectivité égoïste, mais de l'évasion de l'anonymat de
l'être pour s'ouvrir à l'Autre dans une responsabilité absolue. La relation
éthique, directement ouverte à autrui, sans la médiation de l'être,
implique le renversement de la différence ontologique, une nouvelle
affirmation de l'existant, du singulier par rapport à l'être. Lévinas
n'accepte pourtant pas que le parcours de sa pensée puisse être réduit à un
simple renversement de la perspective heideggerienne. Il le dit dans la
préface à la deuxième édition de De l'existence à l'existant : «Ce
renversement n'aura été que le premier pas d'un mouvement qui, s'ouvrant
sur une éthique plus vieille que l'ontologie, laissera signifier des
significations d'au-delà de la différence ontologique, ce qui est, en fin de
compte, la signification même de l'Infini». Cette sortie de l'être prend la
forme d'une tension (Désir) vers une transcendance, celle du Bien, qui
vient à l'idée seulement à partir du visage de l'autre homme.

49 E. Jenni — C. Westermann, Theologisches Handwôrterbuch zum Alten


Testament, Kaiser Verlag-Theologischer Verlag, Miinchen-Ziirich, trad, it., Dizionario
teologico dell'Antico Testamento, Marietti, Torino, 1978, vol. I, p. 178. Je donne ici ma
propre traduction française.
50 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit. p., 225.
51 Ibid., p. 226.
De l'ontologie à l'éthique 99

L'enjeu de cette pensée reste donc très haut parce qu'elle


prétend aller jusqu'aux sources du sensé. Ce qui est ici en question c'est,
en effet, un des points fondamentaux de toute la philosophie
occidentale: que «l'être au sens verbal et au sens substantif, est l'ultime
source du sens»52, à savoir, la condition de possibilité de toute chose.
Et que dire alors de l'intrigue qui lie les catégories de l'Être, du
Fondement et de l'Absolu, intrigue aussi ancienne que l'histoire de la
métaphysique?
Heidegger avait déjà attiré l'attention sur le danger, devenu réel au
cours de cette histoire, d'une identification de l'être, dans sa fonction de
fondement, avec Dieu, Étant suprême et Fondateur. Selon le philosophe
allemand ce passage n'est que l'effet de l'oubli de l'être, à savoir, de
l'oubli de sa différence par rapport à l'étant: ici l'ontologie est devenue
théologie. Lévinas s'accorde avec le jugement sévère adressé par
Heidegger à la parabole onto-théologique de la pensée occidentale, mais
il renverse le contenu de sa signification: ce qui, à son avis, a été voilé
par cette identification de l'être avec Dieu ce n'est pas le sens originaire
de l'être, mais précisément la signification dernière de toute relation
avec l'Infini. Toute l'histoire de la philosophie a dès lors été, sauf en
certains cas, un oubli de l'autre, voire une «destruction de la
transcendance». Dans le cours de 1975-76 dédié à «Dieu et l'onto-théo-logie»,
il formule la question en ces termes: «Ici aussi il s'agit d'en finir avec
l'onto-théologie. Mais une question se pose: la faute de l'onto-théologie
a-t-elle consisté à prendre l'être pour Dieu — ou plutôt à prendre Dieu
pour l'être?»53. D'après ce qu'on a dit, il est clair que pour Lévinas
l'équivoque a consisté dans le fait d'avoir conçu Dieu comme un
Principe ontologique impersonnel.
Il ne s'agit donc pas ici de donner un sens nouveau à la différence
ontologique, pour essayer de mieux comprendre la réalité de Dieu,
toujours encore considéré comme un étant et, par là, abordé à partir de la
vérité de l'être. Il s'agit plutôt de se demander s'il existe une rationalité
et une intelligibilité originaire et «préliminaire à l'être». L'éthique,
rationalité qui se soustrait à la synchronie de la compréhension, est à
même d'ouvrir la signification méta-ontologique à partir de laquelle
l'Infini fait son irruption.

52 E. Lévinas, Dieu, la mort et le temps, Grasset, Paris, 1993, p. 141.


53 Ibid.
100 Cater ina Rea

Totalité et totalitarisme

Lévinas se réfère donc à une pensée toujours vigilante qui ne se


laisse pas entraîner par la tentation du Neutre; il nous met en garde
contre les ruses d'une totalité qui peut parfois apparaître rassurante. Par
là, il démasque le jeu subtil dans lequel les catégories ontologiques
renvoient à des significations politiques. C'est ainsi qu'il pousse sa critique
de la philosophie occidentale jusqu'à faire de celle-ci une philosophie du
pouvoir ou une philosophie de l'injustice, où pouvoir et injustice
indiquent les conséquences, presque inévitables, de toute pensée de la
totalité. Une telle pensée contient, en effet, la prétention d'englober la
singularité, l'étant concret, dans le système, en réduisant toute altérité au
Même. Le philosophe lituanien nous met donc devant la possibilité
inquiétante que le primat de la totalité apporte les germes du
totalitarisme et que les catégories de l'ontologie conduisent à la violence de
l'impérialisme.
C'est la pensée heideggerienne elle-même qui laisse cette
possibilité entrouverte: la violence du geste dévoilant l'être est étroitement
liée à la violence humaine, car «de l'intimité de l'être et de l'homme
résulte la correspondance entre la violence et l'être, le duel entre latence
et patence, et la violence historiale, celle des machinations humaines»54.
Il y aurait alors un fil subtil qui noue la philosophie comme pensée du
Même à un réalisme politique froid, comme si, au fond, la première
n'était qu'une sorte d'arme intellectuelle du second. Ou plutôt, faudrait-
il dire, cette philosophie devient le signe d'une civilisation trop souvent
dominée par la logique de la violence et de la guerre et par une volonté
égoïste d'auto-affirmation. Ce n'est dès lors pas un hasard si, dans la
pensée occidentale, la connaissance, exprimant le sommet des facultés
humaines, est indiquée comme com-préhension et assimilation de
l'autre. «La thématisation et la conceptualisation, d'ailleurs
inséparables, ne sont pas paix avec l'Autre, mais suppression ou possession de
l'Autre. La possession, en effet, affirme l'Autre, mais au sein d'une
négation de son indépendance»55. Voilà pourquoi Lévinas désigne la
tradition ontologique en tant que philosophie de la puissance. «Elle
aboutit à l'Etat et à la non- violence de la totalité, sans se prémunir contre la

54 D. Souche-Dagues, Du logos chez Heidegger, op. cit., p. 22.


55 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 37.
De l'ontologie à l'éthique 101

violence dont cette non-violence vit et qui apparaît dans la tyrannie de


l'Etat»56. L'ordre de l'être, totalité dans laquelle chaque individualité a
sa propre place, se transforme en ordre de l'État. Ordre, qui de prime
abord apparaît comme non violent, mais qui en réalité est une structure
anonyme et universelle dans laquelle se cache la possibilité de
l'homologation, de la suppression de la différence et de tout ce qui prétend fuir
l'Entier.
Il semble que le philosophe lituanien identifie ici la politique avec
ce qu'on appelle Realpolitik, c'est-à-dire son aspect froid et calculateur,
dominé par une logique d'hégémonie et de contrôle du pouvoir. Du
reste, Lévinas juge avec le regard de celui qui a assisté aux événements
ayant bouleversé ce siècle: il vise, en particulier, la rhétorique
nationaliste et impérialiste des régimes fascistes qui a abouti à l'extermination
de masse et à la Shoa.
La politique ne peut pas être laissée à elle-même. Elle doit être
constamment traversée par une tension éthique, presque utopique, qui
l'empêche de devenir un pur instrument de domination. Certes, l'éthique
ne peut pas remplacer la politique. Celle-ci, pour réaliser l'équilibre et la
justice dans la société et l'État, doit faire également appel à la thémati-
sation et au calcul. État, lois et organisation sociale exigent un équilibre
entre droits et devoirs et donc l'objectivité et la mesure. Dans la
communauté, en effet, le moi ne rencontre pas seulement son prochain, mais
aussi les tiers envers lesquels il est également responsable. Cette intrigue
des responsabilités, cette limitation réciproque des devoirs,
réintroduisent la synchronie du Dit.
Quoi qu'il en soit, la politique, afin de ne pas tomber dans
l'anonymat, doit se laisser inspirer par le logos anar chique de l'au-delà de
l'être, par le Bien qui aime l'étranger et qui commande qu'on le
respecte. Même dans l'État, la conscience est toujours en éveil face à
l'inquiétude de sa tension utopique. «La justice, la société, l'Etat et les
institutions — les échanges et le travail compris à partir de la proximité —
cela signifie que rien ne se soustrait au contrôle de la responsabilité de
l'un pour l'autre. Il est important de retrouver toutes ces formes à partir
de la proximité où l'être, la totalité, l'état, la politique, les techniques, le
travail, sont à tout moment sur le point d'avoir leur centre de gravitation
en eux-mêmes, de peser pour leur compte»57.

56 Ibid.
57 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit. p. 248.
102 Caterina Rea

La société ne peut pas se fonder uniquement sur l'équilibre entre les


intérêts et les avantages des citoyens, puisque cela conduit presque
inévitablement au conflit. Comme le dit S. Mosès dans un essai consacré
à la notion lévinassienne de justice, une société «dont serait absente la
sollicitude fondamentale pour autrui — fût-ce au détriment du propre
bien-être — ne peut que mener sous l'apparence d'une égalité formelle,
à la lutte incessante de tous contre tous. L'égalité n'engendre pas d'elle-
même la moralité des individus; il faut au contraire une exigence
originelle de moralité — c'est à dire de souci pour autrui — pour que naisse,
à partir de l'égalité formelle, mais au-delà d'elle, une société juste»58.
La justice de l'état ou justice politique exige la rectitude éthique en tant
que condition. Ce n'est que de cette manière que l'on parvient à
reconnaître le caractère infini de l'obligation envers autrui, et, par là,
l'exigence de limiter l'exercice de la liberté individuelle jusqu'au sacrifice de
soi, jusqu'à donner le pain-arraché-de-sa-propre-bouche.
Ici, une précision s'impose: cet ordre utopique au-delà de l'être, ce
souffle éthique qui pénètre l'organisation politique et fonde sa légitimité,
ne coïncide pas avec un espoir quelconque à l'égard d'un futur au-delà
de l'histoire. L'éthique concerne le présent; elle «ne pense pas un autre
univers, mais se produit dans le monde immédiat, celui de la violence et
de la ruse, celui des efforts et des léthargies, celui de l'usure et de la
misère, du temps qui dure, du fini»59. La pensée lévinassienne incarne
ainsi une instance fondamentale du judaïsme: l'événement de la justice
sociale et de la paix ne se laisse pas expulser dans l'au-delà d'un monde-
à-venir, mais doit déjà opérer à partir du présent. «Subordination de
toutes les relations possibles entre Dieu et les hommes: rédemption,
révélation et création à l'institution d'une société où la justice, au lieu de
rester une aspiration de la piété individuelle, est assez forte pour
s'étendre à tous et pour se réaliser. C'est peut-être cet état d'esprit qu'il
convient d'appeler messianisme juif»60.
La tradition juive est caractérisée par un profond enracinement dans
le monde terrestre. Son attention est constamment dirigée vers les
besoins humains, vers les conditions matérielles de la vie: la nourriture,

58 S. Moses, «L'idée de justice chez E. Lévinas», dans L'histoire de la philosophie


juive, Cedam, Padova, 1993, p. 451.
59 G. Petitdemange, «Emmanuel Lévinas et la politique», dans L'éthique comme
philosophie première, Cerf, Paris, 1993, p. 344.
60 E. Lévinas, Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963, éd. de poche, 1976, p. 38.
De l'ontologie à l'éthique 103

le repos et la jouissance. Cette attention à la concrétude humaine se


traduit dans l'intérêt pour la question de la justice, pour l'urgence de son
instauration dans le présent. Dans les textes bibliques et talmudiques, le
secours porté au pauvre, à l'étranger et, en général, à celui qui est dans
le besoin n'est pas complètement confié aux actes d'aumône, mais il est
inscrit dans le droit qui vient de l'Alliance et de la Thora. Ainsi, par
exemple, le Deutéronome prescrit-il: «Quand tu moissonneras ta
moisson dans ton champ et tu oublieras une gerbe dans le champ, tu ne
retourneras pas la prendre, elle sera au métèque, à l'orphelin et à la
veuve, pour que Adonaï, ton Elohîm te bénisse dans toute l'œuvre de tes
mains» (Deut. 24, 18)61. Ce n'est alors peut-être pas un hasard si dans la
langue juive le mot aumône est identique à celui qui indique la justice :
nplS (tzedakha). Par là, on désigne une distribution équitable de ce que
Dieu a donné à l'humanité.
Le texte biblique commande et exhorte en plusieurs passages à
rendre justice aux pauvres, à soutenir la cause des étrangers, des
orphelins et des veuves. «Ô Maison de David! Ainsi dit Adonaï:
'rendez dès le matin le jugement, secourez le spolié de la main de
l'exploiteur, qu'elle ne sorte, comme au feu, ma fièvre, qu'elle ne
brûle sans personne pour l'éteindre face au mal de vos agissements'»
(Ger. 21, 12). Mais c'est surtout le prophète Amos qui condamne le
luxe et les richesses, la corruption et les injustices du règne de
Jéréboam II. Il prophétise des punitions et des malheurs pour tous
ceux qui ont exploité et vexé les faibles. «Ainsi, parce que vous
piétinez le chétif et lui prenez une charge de froment, vous bâtissez des
maisons en meulière, mais vous n'y habiterez pas, vous plantez des
vignobles convoitables, mais vous n'en boirez pas le vin. Oui, je le
pénètre, vos carences sont multiples, vigoureuses vos fautes.
Oppresseurs du juste, preneurs de rançons ; ils dévoient les pauvres à
la porte» (Am. 5, 11).
L'urgence de justice qui caractérise la tradition juive ne semble
donc jamais oublier la réalité, une réalité souvent dominée par
l'oppression de l'autre et par la violence (Dûn, hamas). Cette dernière incarne en
effet «la transgression des devoirs à l'égard du prochain, une
délimitation de son droit et de son espace vital et s'étend à toutes les formes de

61 Cette citation biblique et les suivantes sont tirées de la Bible traduite par
Chouraqui.
104 Cater ina Rea

comportement asocial en opposition au droit et à la justice»62. Le Texte


biblique, en tant que réflexion sur la condition humaine, ne peut pas
ignorer l'expérience de la guerre et de l'injustice, et, en effet, il ne
l'ignore pas. Cependant la grandeur du Livre des livres consiste dans le
fait qu'il ne se borne pas à une pure constatation du triomphe des plus
forts et de la logique de la domination, puisqu'il indique, même aux
moments extrêmes, la voie du respect de l'autre. Il ne s'agit donc pas
d'un rêve chimérique, mais d'un appel à la vigilance et à la résistance
contre la tentation permanente de l'exploitation. Le commandement de
l'amour et de la justice n'est pas une tâche irréalisable pour l'homme, il
ne réside pas au-delà de la mer ou au ciel, mais il est disponible pour
tout homme, ici et maintenant.
Ce n'est pas le lieu de présenter ici une vision détaillée de
l'eschatologie juive, très complexe et très articulée. On peut cependant
souligner encore une fois son attention très forte au présent, sa soif de
rédemption dont les signes doivent être déjà visibles au cours de
l'histoire. À ce propos, G. Scholem affirme que «dans toutes ses formes et
dans toutes ses constructions le judaïsme a toujours pensé la rédemption
comme un événement public qui s'accomplit dans l'histoire, au cœur de
la communauté. Bref, en tant qu'événement qui se produit
essentiel ement dans le monde visible et qui, au dehors de cette manifestation
visible, est impensable»63. Ici réside l'intérêt de cette doctrine au sein de
la pensée lévinassienne, qui autrement ne semble guère se soucier des
issues futures et ultramondaines de l'eschatologie.
À partir de ces réflexions, on parvient toutefois à une
compréhension plus adéquate de la préface à Totalité et Infini, là où il est
précisément question de l'eschatologie. Celle-ci ouvre certainement vers l'au-
delà, mais n'implique ni croyances ni espoir adressés au futur ou à des
finalités de l'être. L'au-delà auquel elle amène est plutôt l'au-delà de
l'être et de l'histoire en tant que totalité. Elle transcende donc le présent
autant que le futur. «L'eschatologique, en tant que l'au-delà de l'histoire
arrache les êtres à la juridiction de l'histoire et de l'avenir - il les suscite
dans leur pleine responsabilité et les y appelle»64.

62 E. Jenni - C. Westermann, Dizionario teologico dell'Antico Testamento, op. cit.,


vol. I, p. 505. Je donne ici ma propre traduction française.
63 G. Scholem, Ûber einige Grundbegriffe des Judentums, Suhrkamp Verlag,
Frankfurt am Main, 1970, trad. it. Marietti, Genova, 1986, p. 107. Je donne ici ma propre
traduction française.
64 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 7.
De l'ontologie à l'éthique 105

Le monde eschatologique se réalise dans le primat de l'éthique qui


interrompt la logique de la violence, de la guerre et de la domination, en
rendant possible le discours et l'accueil de l'étranger. Il est le monde de
\apaix et non pas celui d'évidences qui se veulent indiscutables. Comme
le suggère G. Petitdemange, cette condition vise alors «le présent pour y
défaire la sollicitation envahissante du pouvoir, de ses ruses et de ses
coûts, comme s'il était l'instance ultime où se juge une vie humaine»65.
Mais, qu'est-ce que la paix? Comment peut-elle être établie?
Lévinas en esquisse les caractères fondamentaux dans un bref essai.
Selon la conception qui domine en Occident, elle se réalise dans la
conciliation des opposés, dans la reconduction de la multiplicité à
l'Unité. Paix comme l'Identité du Tout dans lequel l'étranger est
assimilé. «Paix à partir de l'Etat qui serait rassemblement des hommes
participant aux mêmes vérités idéales»66. Et cependant, est-ce que la paix
signifie originairement la prétention omnicompréhensive, voire
impérialiste de l'universel qui, en reconduisant toute chose à lui-même,
l'harmoniserait dans son sein? Lévinas introduit une autre notion de paix qui
reste irréductible à la logique du système. Elle vit, en effet, dans la
relation éthique, «relation à l'autre non assimilable, à l'autre irréductible, à
l'autre unique. Seul l'unique est irréductible et absolument autre»67.
La paix se réalise seulement dans la proximité éthique qui, comme
telle, abandonne toute tentative d'homologation et d'assimilation de
l'étranger, même si elle ne lui reste pas indifférente. La proximité est en
effet l'incessant éveil d'un visage qui sollicite la responsabilité, la
charge de l'étranger. La paix ne réside donc pas dans le calme ni dans la
tranquillité, elle n'est pas «la paix bourgeoise de l'homme qui est chez
soi, derrière les portes fermées, rejetant ce qui de l'extérieur, le nie»68.
Elle est plutôt in-quiétude, angoisse pour l'autre, angoisse devant la
possibilité, toujours possible, de lui faire violence.
Les pages consacrées au thème de la paix sont encore une fois
influencées par la tradition juive. Un passage des Pirqé Avot affirme à ce
propos: «Sois des disciples d'Aron, en aimant la paix et en enseignant
la paix, en aimant le prochain et en l'approchant de la Thora» (1, 12).
Et ainsi, dans la langue juive, la formule de salutation est EiVtP (shalom),

65 G. Petitdemange, «Emmanuel Lévinas et le politique», dans L'éthique comme


philosophie première, op. cit., p. 341.
66 E. Lévinas, Altérité et Transcendance, Fata Morgana, Montpellier, 1995, p. 138-39.
67 Ibid., p. 144.
68 Ibid., p. 143.
106 Caterina Rea

c'est-à-dire paix. La rencontre avec l'autre, la relation avec le prochain


est pensée en tant que lieu de la paix.
Il serait impossible de ne pas entendre ici la fascination et surtout la
forte actualité de ces réflexions. La paix y figure comme moment de
crise, au moins du point de vue théorique, de la prétention à
l'homologation, propre à la pensée occidentale et devenue désormais une donnée
presque indiscutable. Toute spécificité est éliminée, tout comme toute
singularité ou particularité est résorbée dans l'anonymat. L'on pense
souvent que le prix de la paix est la suppression de la différence dont
l'autre est porteur, diversité qui met en question la suprématie présumée
de nos idées et de nos opinions. Ainsi l'étranger n'est accueilli que s'il
renonce à sa diversité, s'il s'assimile à celui dont il est l'hôte. Dans le
triomphe de ce nouvel irénisme qui réduit la paix à la tranquille
indifférence de l'anonyme, l'appel lévinassien au respect de l'altérité et au
caractère irréductible du divers se présente comme fortement actuel.
Encore une fois le philosophe lituanien pose une question pressante:
cette recherche d'unité et d'homologation n'est-t-elle pas déjà une
méconnaissance de l'autre? Et encore, la vraie proximité, au-delà de
toute violence, n'implique-t-elle pas le respect de la différence et du
patrimoine dont l'autre est porteur?
Alors la diversité ne sera plus considérée comme source presque
inévitable de lutte et de contraste, mais comme la condition du
pluralisme qui empêche le Neutre de triompher. Ainsi la paix se révélera-t-
elle comme ouverture œcuménique vers une altérité qui s'avère être
inéliminable.

Une question reste pourtant encore ouverte: est-ce que ces


réflexions, même dans leur extrême actualité, ne se heurtent pas avec la
dureté d'un monde où les particularités sont souvent niées, parfois avec
violence, et où l'altérité de l'homme est donc constamment menacée?
Lévinas sait bien que le visage d' autrui, justement dans sa fragilité et
dans sa nudité, à partir desquelles retentit l'ancien commandement «tu
ne tueras pas» (nsin X1? lo tirzah), mène toujours à la tentation de tuer.
Il ne s'agit pas alors de bâtir des idéaux chimériques qui oublieraient la
situation concrète d'un monde déchiré par les haines et les guerres et où
l'exploitation et la violence semblent à l'ordre du jour. Il s'agit plutôt de
témoigner en faveur de la résistance à la violence, en éveillant l'homme
à sa propre humanité qui est responsabilité et accueil de l'autre. En
effet, que signifient la conscience et la spiritualité, sinon la crainte de
De l'ontologie à l'éthique 107

commettre un meurtre, l'inquiétude envers la possibilité que, par le fait


même de mon existence, j'enlève la nourriture et l'air à mon prochain?

Institut supérieur de philosophie Caterina Rea.


Place du Cardinal Mercier, 14
B-1348 Louvain-la-Neuve

Résumé. — Le geste spéculatif qui anime la pensée de Lévinas consiste


dans la sortie de l'ordre ontologique pour s'ouvrir à l'éthique et, par là, à
l'énigme de la singularité humaine. Un nouveau langage est donc rendu
nécessaire pour exprimer l'intrigue intersubjective, la relation du moi avec une alté-
rité irremplaçable qui échappe à la logique du système et de la totalité. C'est
ainsi que Lévinas prend ses distances par rapport à Heidegger et à sa conception
de la verbalité de l'être qui fonde et rend possible le discours en tant que
manifestation et apophansis. Face au Dit et à ses prétentions de reconduire tout étant
à la lumière de l'être, il faut faire appel à un Dire pré-ontologique, simple parole
et signe faits à l'autre. La structure de ce langage, dont les termes ne se réfèrent
à aucun horizon commun de sens, suggère celle du jugement dans la langue
juive où le verbe de la copule est souvent omis. En tant que refus de la logique
de la totalité, la philosophie de l' autrement qu'être ne se prête pas non plus aux
ruses et à la violence du totalitarisme politique.

Abstract. — The speculative gesture which animates the thought of


Levinas consists in departing from the ontological order in order to open up to
ethics, and, in this way, to the enigma of human singularity. A new language is,
therefore, rendered necessary to express the intersubjective intrigue, the
relationship of the ego with an irreplaceable otherness, which escapes from the logic
of the system and of the totality. Thus it comes about that Levinas distances
himself from Heidegger and his conception of the verbality of being, which
founds and makes possible discourse as a manifestation and apophansis. In the
face of the Said and its prétentions of leading every being back to the light of
being, it is necessary to call upon a preontological Say, a simple word and sign
made to others. The structure of this language, the terms of which do not refer
to any common horizon of sense, suggests that of judgement in the Jewish
language, in which the copula is often omitted. Being a refusal of the logic of
totality, the philosophy of the otherwise than being does not lend itself either to the
ruses and the violence of political totalitarianism. (Transi, by J. Dudley).

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