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De l'ontologie à l'éthique
Caterina Rea
Rea Caterina. De l'ontologie à l'éthique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 100, n°1-2, 2002. pp. 80-
107;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7410
Résumé
Le geste spéculatif qui anime la pensée de Lévinas consiste dans la sortie de l'ordre ontologique pour
s'ouvrir à l'éthique et, par là, à l'énigme de la singularité humaine. Un nouveau langage est donc rendu
nécessaire pour exprimer l'intrigue intersubjective, la relation du moi avec une altérité irremplaçable qui
échappe à la logique du système et de la totalité. C'est ainsi que Lévinas prend ses distances par
rapport à Heidegger et à sa conception de la verbalité de l'être qui fonde et rend possible le discours
en tant que manifestation et apophansis. Face au Dit et à ses prétentions de reconduire tout étant à la
lumière de l'être, il faut faire appel à un Dire pré-ontologique, simple parole et signe faits à l'autre. La
structure de ce langage, dont les termes ne se réfèrent à aucun horizon commun de sens, suggère
celle du jugement dans la langue juive où le verbe de la copule est souvent omis. En tant que refus de
la logique de la totalité, la philosophie de l' autrement qu'être ne se prête pas non plus aux ruses et à la
violence du totalitarisme politique.
De l'ontologie à l'éthique
«Pour la question que nous développons, ce qui est demandé est l'être,
c'est-à-dire ce qui détermine l'étant comme étant, ce à partir de quoi
l'étant, de quelque manière qu'on le traite, est toujours-déjà compris»9.
Face à cette primauté accordée à l'être, la philosophie lévinassienne se
présente comme une défense de la singularité, d'une singularité qui veut
émerger du Même, sortir de l'être, plein et impersonnel qui enveloppe
tout et coupe le souffle. L'affirmation de l'être comme fondement de
l'existant se traduit par la suppression de toute altérite. L'être, en effet,
«n'est pas une personne, ni une chose, ni la totalité des personnes et des
choses. C'est le fait que l'on est, le fait qu'il y a»10. Lévinas utilise le
terme d'il y a, dont il souligne l 'impersonnalité, pour désigner la
présence anonyme du pur fait de l'existence. «L'/V y a, dans son refus de
prendre une forme personnelle, est l'être en général»11. Il submerge tout,
il arrache et prive l'humain de sa propre unicité. L'affirmation du Même
implique toujours une dé-personnalisation. «Ce que l'on appelle le moi
est, lui-même, submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par
elle»12. Uil y a est présence de l'absence, obscurité de la nuit en tant
qu'absence de toute détermination. Il est plutôt le né-ant, mais non pas
un pur rien. «Il n'y a plus ceci ni cela: il n'y a pas quelque chose. Mais
cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence
absolument inévitable»13. L'expérience de l'obscurité qui aplatit tout, la
nuit à laquelle nous sommes rivés, nous serre dans un étau.
Mais quelle est la relation entre la notion lévinassienne de Vil y a et
l'être de l'ontologie heideggerienne? Dans quel sens Lévinas parle-t-il
d'anonymat et d' impersonnalité? Pour comprendre ce passage assez
complexe, il faut rappeler que, chez Heidegger, l'on ne peut parler de
l'être (Sein) qu'en tant qu'être d'un étant. «L'être est toujours l'être
d'un étant», mais il est tout autant transcendant par rapport à l'étant.
«L'être et la structure de l'être sont au-dessus de tout étant et de toute
détermination ontique possible qui serait elle-même de l'ordre de l'étant.
L'être est le transcendens par excellence»14. L 'être se donne toujours
9 M. Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tiibingen, 1927, trad,
française, L'être et le temps, Gallimard, Paris, 1964, p. 21.
10 E. Lévinas, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 26.
Ibid., p. 94.
12 Ibid., p. 95.
13 Ibid., p. 94.
14 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 56.
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15 Ibid., p. 23.
16 E. Lévinas, «L'ontologie est-elle fondamentale?», dans Revue de métaphysique
et de morale, janvier, 1951, p. 90.
17 Ibid., p. 92.
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23 Ibid., p. 52.
24 M. Heidegger, L'être et le temps, op. cit., p. 198.
25 M. Heidegger, Einfuhrung in die Metaphysik, Max Niemeyer Verlag, Tiibingen,
1966, trad. fr. Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p. 81.
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29 G.
30 Ibid.,
Deiana
p. 76.- A. Spreafico, Guida allô studio dell'ebraico biblico, Roma, 1990,
p. 65. James Barr, spécialiste des langues et littératures sémitiques, explique à ce propos
que «le type de phrase ordinaire dans lequel nous employons la copule 'est', comme dans
'David est roi', 'il est l'homme', n'a pas de verbe copulatif en hébreu. L'hébreu emploie
la tournure nominale, simple juxtaposition des deux éléments 'David' et 'le roi'. La
phrase nominale est un fait bien établi dans la syntaxe sémitique. Il est courant d'ajouter,
après le sujet, le pronom 'lui' ou 'elle', ce qui donne 'David-lui-roi'». J. Barr, The
Semantic of Biblical Language, Oxford University Press, 1961, trad, franc., Sémantique
du langage biblique, Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p. 78. Cet aspect de la langue juive
a donné lieu à un débat philologique animé qui concerne le possible entrelacement de la
structure nominale avec certaines formes de la «pensée» biblique originaire. C'est encore
J. Barr qui résume les termes de cette discussion: «II est couramment admis dans la
théologie biblique moderne que les Israélites ne s'intéressaient pas à l'existence en tant que
distincte de l'existence active, action ou vie; et corrélativement que leur langage ne
dispose d'aucun moyen d'exprimer l'existence pure et simple. Telle semble être l'opinion de
Boman qui déclare à plusieurs reprises que pour les Israélites un être statique est un rien»,
ibid. Barr ne parvient pas aux mêmes conclusions. Le débat reste pourtant ouvert et il se
prête à de nouvelles et différentes interprétations.
31 II est certainement incontestable que même les autres langues dites sémitiques
(et non seulement celles-ci) présentent, comme en hébreu, la construction de la phrase
nominale ou des formes semblables. Devra-t-on envisager dès lors la possibilité que
d'autres langues puissent incarner les traits du dire éthique et prophétique? La question
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demeure béante. Du reste, nous n'entendons avancer ici qu'une hypothèse à propos de
possibles implications métaphysiques d'une structure linguistique particulière. Nous ne
prétendons donc pas donner à cette interprétation une valeur universelle ni soutenir une
causalité empirique et directe entre certains aspects morphologiques propres à une langue
et l'évolution de la pensée. Lévinas, quant à lui, ne veut pas défendre le monopole du
judaïsme et de l'hébreu de façon à exclure les autres langages de toute capacité de
signification éthique. Et même pour Heidegger, l'expression du verbe être dans la plupart des
langues occidentales n'a pas pour autant empêché la métaphysique de tomber dans
l'oubli de l'être. L'idée de l'entrelacement des formes linguistiques et de l'articulation du
penser s'avère un modèle interprétatif intéressant, mais il ne nous semble à aucun
moment donner lieu à une liaison rigide et nécessaire.
92 Caterina Rea
VÉRITÉ ET JUSTICE
38 Ibid., p. 267.
39 E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 36.
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qui se fait attention empressée pour l'Autre: comme telle, elle se fonde
sur mon rapport avec autrui ou justice.
Il ne s'agit pas ici de mettre en question la capacité humaine de
parvenir à la vérité, mais de placer celle-ci en dehors de tout contexte
ontologique. La vérité n'est plus atteinte à partir de la pré-compréhension de
l'être, à savoir, la capacité propre à tout Dasein de dévoiler l'étant. Si
Heidegger a cherché à «penser la subjectivité en fonction de l'être»40 en
voyant en elle le lieu privilégié où l'être vient à la parole, Lévinas, quant
à lui, croit que le sujet, dans l'unicité de l'assomption de sa tâche
éthique, ne se laisse ni reconduire ni absorber dans la totalité
ontologique. Le Dasein qui «appartient à l'essence comme modalité selon
laquelle cette essence se manifeste...»41, laisse ainsi évanouir sa propre
singularité.
Dans les œuvres qui suivent Sein und Zeit, le problème ontologique
devient de plus en plus urgent et le thème de l'individualité humaine se
fait moins évident. Comme le dit S. Petrosino, «l'attention de Heidegger
pour le problème de l'être, attention de plus en plus forte et radicale,
aurait en effet impliqué au début un désintérêt et ensuite
l'obscurcissement du problème de Yeigen, du propre, de l'être-toujours-mien; elle
aurait impliqué la neutralisation, la réduction au neutre d'une dynamique
dont le caractère originaire est par contre, selon Lévinas, irréductible»42.
Selon le philosophe lituanien, la vérité met toujours en cause des
unicités qui vivent dans la responsabilité-de-1'un-pour-l' autre: ici cette
unicité est poussée jusqu'à son emphase.
Dans Autrement qu'être, Lévinas souligne la fonction de la thèse
sceptique qui, malgré les critiques qu'on lui a adressées, revient toujours
dans le panorama philosophique. Face à la synchronie de Yapophansis
sur laquelle se base toute ontologie, face à la position d'une singularité,
dont la fonction uniquement dévoilante «recomposerait la disparité
temporelle en présent, en simultanéité», le scepticisme rappelle
l'impossibilité de réduire le Dire au Dit. Ici aussi la lumière heideggerienne de
la vérité dans laquelle l'étant se rend patent d'une façon cooriginaire
et synchronique à son être est interrompue. La vérité implique,
selon Lévinas, l'inversion de la chronologie normale, l'irruption d'un
Totalité et totalitarisme
56 Ibid.
57 E. Lévinas, Autrement qu'être, op. cit. p. 248.
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61 Cette citation biblique et les suivantes sont tirées de la Bible traduite par
Chouraqui.
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