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De l'évasion à l'exode
Fabio Ciaramelli
Ciaramelli Fabio. De l'évasion à l'exode. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 80, n°48, 1982. pp. 553-
578;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1982.6208
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_48_6208
Abstract
The young Levinas aims to uncover the philosophical meaning of certain « lived » attitudes, which
amounts to the perception of a subtle and menacing malaise. This malaise is the feeling of the brutality
of being and of the evasion which is necessary, of an evasion which concerns existence itself, i.e. the
burdening and horrible weight of existence in general assumed by the subject in its position as an «
existant ». The young Levinas offers us suggestive and nuanced phenomenological analyses of this
oppression of the existant by a burdening and unrelenting existence, where the need for evasion is
structurally doomed to failure. Only the ethical relationship to others will be able to realise the exodus
as a genuine delivery of the subjectivity which goes out from itself and opens itself to the exteriority.
(Transl. by J. Dudley).
De l'évasion à l'exode
1 Les écrits de Levinas sur lesquels nous appuyerons notre discours seront cités dans
le texte par les abréviations suivantes: Dev = De l'évasion, in Recherches philosophiques, V
(1935-6), pp. 373-392; EE = De l'existence à l'existant (1947), réédité chez Vrin en 1977
avec une nouvelle préface; TA = Le temps et l'autre (1947), réédité à Montpellier par Fata
Morgana en 1979 avec une nouvelle préface; Ro = La réalité et son ombre, in Les temps
modernes, n° 38 (1948), pp. 771-789; EDE = En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger (1949), réédité par Vrin en 1967 et en 1974.
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5 Voir aussi les remarques sur Corneille et Racine dans EE, 151.
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7 «Im Ausweichen selbst ist das Da erschlossenes», Sein und Zeit, p. 134, trad,
franc, citée, p. 168.
8 Au paragraphe 40 de Sein und Zeit, consacré à l'angoisse, on lit: «Ce n'est que
parce que l'être-là est ontologiquement et essentiellement placé devant lui-même par une
révélation dont il est inséparable, qu'il peut fuir devant soi. Cette a-version en déchéance ne
saisit certes pas devant quoi elle fuit; encore moins peut-elle l'éprouver à la manière d'un
affrontement. Cependant, ce qui est fui est 'là', et est révélé dans l'a-version qui s'en
détourne» (idem, p. 227).
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crie dans les romans de Blanchot — à l'aide d'un concept tel que 1'// y a. Bataille, quant à
lui, croit que Vil y a ne saurait se faire objet d'aucun savoir — fût-il philosophique, — mais
que nous nous en approchons dans la nuit du non-savoir, lors de Vignorance suprême, qui
est aussi notre délivrance, le lieu de notre fusion avec 17/ y a (cfr. p. 1 34). La conception
levinassienne refuse précisément ce type de nostalgie mystique et souligne au contraire —
par le biais de la notion de 17/ y a — l'oppression et l'ennui de toute participation
inpersonnelle à l'être en général.
17 «Si le terme d'expérience n'était pas inapplicable à une situation qui est l'exclusion
absolue de la lumière, nous pourrions dire que la nuit est l'expérience même de Vil y a» (EE,
94). Cfr. aussi EE, 145 où Levinas énonce la nécessité de dépasser la phénoménologie pour
s'approcher de ce niveau qui précède toute lumière. Qu'on lise cet autre texte de la même
époque: «Je dis: une expérience de la passivité. Façon de parler, car expérience signifie
toujours déjà connaissance, lumière, initiative; car expérience signifie aussi retour de l'objet
vers le sujet» (TA, 57). Et pourtant Levinas ne se gardera pas, à l'époque de Totalité et
infini, de qualifier d'«expérience», et même d'«expérience par excellence», la relation
éthique à autrui. Cfr. J. De Greef, Empirisme et éthique chez Levinas, in Archives de
philosophie, 1970, pp. 223-242.
18 Selon la formule de P. Lawton, Levinas' Notion of 'There Is\ in Tijdschrift voor
filosofie, 1975, pp. 477-489. En se référant à l'aspect méthodologique et formel des
descriptions levinassiennes de 177 y a et en le rattachant à la reprise de la méthode
phénoménologique dans la préface à Totalité et infini (pp. xvi-xvih), Lawton remarque:
«Levinas veut décrire en termes phénoménologiques un événement, une expérience en
quelque sorte pré-personnelle — les termes sont contradictoires, — qui est déduite plutôt
que vécue ..., bref, un événement qui est une condition de possibilité de la structure qui le
dénie» (p. 481). Si bien qu'«en s'approchant de la question de Vil y a, Levinas essaie de
décrire, ou au moins d'indiquer, dans le langage, une expérience déduite qui précède le
langage, précède l'expérience» (p. 482). Cfr. aussi H. Valavanidis, Veille et il y a,
in Exercices de la patience n° 1 (1981), pp. 57-66.
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19 Cette différence n'est pas revendiquée sans polémique: «Aucune générosité, que
contiendrait, paraît-il, le terme allemand de 'es gibt' correspondant à il y a, ne s'y
manifestait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit dit!» (E. Levinas, Signature, in E.
Levinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1977, p. 375.
Signature a été publié pour la première fois en 1963 dans l'ouvrage collectif Les philosophes
français par eux-mêmes, et contient une esquisse rapide des diverses étapes de la pensée de
Levinas à partir des perspectives des textes de jeunesse).
20 Cette allusion discrète et très significative à une enfance lointaine nous en rappelle
une autre, où Levinas déclare que sa «biographie est dominée par le pressentiment et le
souvenir de l'horreur nazie» (Signature, in Op. cit., p. 376). La critique de l'ontologie
traditionnelle — la condamnation de la philosophie de l'être — s'avère étroitement liée à
cette perception d'une menace radicale qui trame l'existence juive et son destin.
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Donadio, parue à Naples, chez Guida, en 1980), il écrivait: «Pour autant que nous
connaissions l'attitude religieuse de l'humanité pré-chrétienne, ce n'est que l'attitude
religieuse judaïque qui s'est opposée à l'esthétisation et par là même à l'intellectualisation
des données religieuses. Par cette foncière absence d'images s 'exprime le sérieux — grandiose
et abstrait — de cette forme de conscience... D'où le verbalisme de la science judaïque.
Tandis que dans le culte grec s'accomplit la synthèse qui se rend manifeste dans l'idée de
cosmos ..., on trouve ici un processus moraliste abstrait qui aboutit au decalogue ... La
racine de la position judaïque de la conscience se montre ainsi dans le fait que Dieu est parole»
(pp. 54-55; souligné par nous).
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2* Ici Levinas nous semble assez proche de Blanchot, surtout de L'espace littéraire
qui rattache la possibilité de l'art à la perte de la maîtrise subjective, qui caractérise la mort.
D'après Levinas — qui ne reprend pas explicitement le parallélisme entre l'art et la mort, —
l'art réalise cette situation au cœur même du monde: pour le dire métaphoriquement, il
parle de nuits en plein jour: «Les objets éclairés peuvent nous apparaître comme à travers
leur crépuscule. Telle la ville irréelle, inventée, que l'on trouve après un voyage fatigant; les
choses et les êtres nous atteignent comme si elles n'étaient plus un monde, nageant dans le
chaos de leur existence. Telle ainsi la réalité 'fantastique', 'hallucinante' chez des poètes
comme Rimbaud, même quand ils nomment les choses les plus familières, les êtres les plus
habituels» (EE, 97). L'art nous introduit ainsi dans une strate de la réalité où nous sommes
ensorcelés et envahis par le grouillement informe de l'être.
25 Cfr. E. Levinas, Maurice Blanchot et le regard du poète ( 1 956), in E. Levinas, Sur
Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, pp. 20-22.
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ment déterminé, qu'il ne s'arrête pas dans la possession d'un terme, que
l'autre ne se donne jamais totalement, qu'il soit foncièrement absent, que
la rencontre avec jui soit toujours Recherche, Désir, Question — tout
cela constitue l'excellence métaphysique de l'ordre éthique.
Uexode demeure toujours à venir, toujours à recommencer dans
une réitération ininterrompue qui n'a rien du mauvais infini et qui nous
conduit vers le «bien au delà de l'être» de la formule platonicienne si
chère à Levinas. «N'est-ce pas là — dit-il — la difficulté et la hauteur de
la religion?» (TA, 11).