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Revue Philosophique de Louvain

De l'évasion à l'exode
Fabio Ciaramelli

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Ciaramelli Fabio. De l'évasion à l'exode. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 80, n°48, 1982. pp. 553-
578;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1982.6208

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_48_6208

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Résumé
Le jeune Levinas s'attache à dégager le sens philosophique de certaines attitudes vécues revenant à
la perception d'un malaise subtil et menaçant. Ce malaise est le sentiment de la brutalité de l'être et de
l'évasion qui s'impose, d'une évasion qui vise l'existence elle-même, c'est-à-dire le poids accablant et
horrible de l'exister en général assumé par le sujet dans sa position d'existant. Le jeune Levinas nous
offre des analyses phénoménologiques suggestives et nuancées de cette oppression de l'existant par
une existence accablante et irrémissible où le besoin d'évasion est structurellement voué à l'échec.
Seule la relation éthique à autrui pourra réaliser l'exode en tant que véritable délivrance de la
subjectivité qui sort de soi et s'ouvre à l'extériorité.

Abstract
The young Levinas aims to uncover the philosophical meaning of certain « lived » attitudes, which
amounts to the perception of a subtle and menacing malaise. This malaise is the feeling of the brutality
of being and of the evasion which is necessary, of an evasion which concerns existence itself, i.e. the
burdening and horrible weight of existence in general assumed by the subject in its position as an «
existant ». The young Levinas offers us suggestive and nuanced phenomenological analyses of this
oppression of the existant by a burdening and unrelenting existence, where the need for evasion is
structurally doomed to failure. Only the ethical relationship to others will be able to realise the exodus
as a genuine delivery of the subjectivity which goes out from itself and opens itself to the exteriority.
(Transl. by J. Dudley).
De l'évasion à l'exode

Subjectivité et existence chez le jeune Levinas

I. L'ÉVASION ENTRE LITTÉRATURE ET ONTOLOGIE

La présente étude est consacrée au premier épanouissement de la


pensée de Levinas dans les années trente et quarante x . Sa méditation, à
cette époque déjà, se révèle incommensurable aux déterminations
ontologiques dominantes dans la tradition philosophique occidentale et se doit
de repérer ailleurs les moyens pour exprimer cette allergie.
La question de l'évasion qui avait hanté tout un courant de la
littérature française fin de siècle, permet au jeune Levinas d'exprimer
l'atmosphère d'où procède l'inspiration la plus profonce de toute sa
philosophie et qui revient à la perception d'une menace radicale à
laquelle on ne saurait se soustraire. Ce malaise constitue la prémisse
inéliminable de son œuvre, le pivot désespéré et tragique de sa recherche.
Il s'exprime pour la première fois dans un essai intitulé De l'évasion,
publié en 1936, qui le formule comme «sentiment de la brutalité de
l'existence», vision dramatique de «tout ce qu'il y a de révoltant dans la
position de l'être» (Dev, 389; souligné par nous). Et Levinas s'empresse
de préciser que c'est surtout la littérature de l'évasion qui offre les
moyens les plus adéquats pour dire une révolte impuissante en face de
l'être en tant que totalité accablante et impersonnelle. «La littérature
contemporaine» — selon les mots de Levinas lui-même — manifeste
«l'étrange inquiétude» de l'évasion qui «apparaît comme une
condamnation la plus radicale de la philosophie de l'être par notre génération»
(Dev, 375).
Il est certain que le judaïsme levinassien s'appliquera à cette

1 Les écrits de Levinas sur lesquels nous appuyerons notre discours seront cités dans
le texte par les abréviations suivantes: Dev = De l'évasion, in Recherches philosophiques, V
(1935-6), pp. 373-392; EE = De l'existence à l'existant (1947), réédité chez Vrin en 1977
avec une nouvelle préface; TA = Le temps et l'autre (1947), réédité à Montpellier par Fata
Morgana en 1979 avec une nouvelle préface; Ro = La réalité et son ombre, in Les temps
modernes, n° 38 (1948), pp. 771-789; EDE = En découvrant l'existence avec Husserl et
Heidegger (1949), réédité par Vrin en 1967 et en 1974.
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«manière» de reprendre le message de la littérature contemporaine relatif


à l'évasion. Mais pour l'instant c'est une référence extra-philosophique
n'ayant rien de religieux qui esquisse une première mise en question de la
philosophie de l'être. Avant de déclarer que la religion — ou plus
exactement le judaïsme — est la façon privilégiée d'une telle mise en
question2, Levinas avait déjà orienté sa recherche vers un dépassement
de l'ontologisme.
L'évasion est le «mal du siècle»: elle met en question l'auto-
suffisance du sujet constituant un des «traits essentiels de l'esprit
bourgeois et de sa philosophie» (Dev, 373). C'est la personne autonome
«qui, sous le terrain solide qu'elle a conquis, se sent dans tous les sens du
terme, mobilisable ... L'être du moi que la guerre et l'après-guerre nous
ont permis de connaître, ne nous laisse plus aucun jeu. Le besoin d'en
avoir raison ne peut être qu'un besoin d'évasion» (Dev, 375).
L'analyse levinassienne va maintenant évoquer, d'une manière
suggestive, les racines ontologiques de ce besoin. Selon la leçon des
«poètes maudits», le malaise humain le plus profond réside dans notre
enchaînement irrémissible à nous-mêmes, dans le fait même d'exister,
dans l'impossibilité de nous évader de l'existence. La cause réelle et
véritable de phénomènes vécus tels que la fatigue, la paresse ou l'ennui,
n'est que cela. Dans un essai écrit en captivité, publié après la guerre et
doué d'un titre emblématique — De l'existence à l'existant, — Levinas
esquisse une phénoménologie existentiale de ces états du moi3. Lors
même de sa solitude, le sujet est acculé à quelque chose d'autre que lui-
même: il est en relation avec V existence. Cette existence n'est pas un
terme déterminé et individuel — le terme d'une relation au sens logique
classique — mais l'anonymat impersonnel de l'être. Il y a donc une
relation originaire entre le sujet humain et une généralité anonyme.
Relation étrange et unique dans son genre, relation qui précède toute
relation dans le monde, relation dont Levinas s'efforce de creuser le sens
et de montrer l'atypicité : «La dualité des termes de cette relation — dit-il
— emprunte son caractère propre au fait que l'existence n'est pas terme à

2 «La religion — ou plus exactement le judaïsme — serait la façon dont, de soi, se


produit, dont, de soi, est possible une désubstantiation de l'être ... Le symbolisme du rite,
comme l'énigme du dire hébraïque, dénoyaute la solidité ultime sous la plasticité des
formes, qu'enseigne la philosophie occidentale» (E. Levinas, Noms propres, Montpellier,
Fata Morgana, 1976, p. 18).
3 A. Lingis, dans son introduction à la traduction anglaise de cette œuvre (parue
chez Nijhoff en 1978), a bien montré l'originalité de ces analyses levinassiennes et leur
indépendance à l'égard des concepts existentialistes.
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proprement parler, n'est pas un substantif et qu'au lieu d'être à distance,


elle colle au moi. Le moi ne se dirige pas sur son existence, il en est
envoûté. Possédée, l'existence possède» (EE, 73).
Dès lors, la solitude du moi «est plus qu'un isolement d'être», c'est
presque une «solitude à deux»: «cet autre que moi court comme une
ombre accompagnant le moi» (EE, 151). La solitude, c'est la faiblesse du
sujet en face de la puissance d'une relation irrémissible à l'existence qui,
dans sa temporalité même, a pris «la saveur indicible de l'absolu. La
vérité élémentaire qu'// >> a de l'être — de l'être qui vaut et qui pèse — se
révèle dans une profondeur qui mesure sa brutalité et son sérieux. Le jeu
aimable de la vie perd son caractère de jeu» (Dev, 375). Au fond du
malaise humain il y a «un sentiment aigu d'être rivé» (ib). Mais on n'est
rivé qu'à soi. Le lien entre moi et soi, entre existant et existence, est
indénouable. D'où le tragique et le définitif de l'existence. Le besoin
désespéré de détruire cette dualité originelle se révèle impossible. Une
telle dualité est indépassable: «dualité de l'ennui distincte de la socialite
que nous connaissons dans le monde et vers laquelle le moi fuit son
ennui; distincte aussi du rapport avec autrui qui détache le moi de soi.
Dualité qui éveille la nostalgie de l'évasion, mais qu'aucun ciel inconnu,
aucune terre nouvelle n'arrive à satisfaire, car dans nos voyages nous
nous emportons» (EE, 151).
Où fuir dans la révolte inutile et perverse?, dirait-on avec Mallarmé!
Le schéma de cette analyse de Levinas relève de la littérature qui
célèbre l'évasion et qui témoigne de son impossibilité. Les références sont
explicites et nombreuses. Nous allons les évoquer rapidement.
La fatigue et la paresse manifestent déjà un radical refus d'exister.
Elles essaient de se dérober au fardeau de l'existence. C'est là l'origine du
besoin d'évasion. Levinas écrit: «C'est de l'existence même et non d'un
de ses décors, dans la nostalgie d'un ciel plus beau, que dans la lassitude
nous voulons nous évader. Évasion sans itinéraire et sans termes, elle
n'est pas pour accoster quelque part. Comme pour les vrais voyageurs de
Baudelaire, il s'agit de partir pour partir» (EE, 32).
La paresse, quant à>lle, refuse l'acte dans la mesure où celui-ci est
«inscription même dans l'être. Et la paresse en tant que recul devant
l'acte, est une hésitation devant l'existence, une paresse d'exister» (EE,
37). La paresse, continue Levinas, «est essentiellement liée au
commencement de l'acte: se déranger, se lever. 'Oh! ne les faites pas lever! c'est le
naufrage ...', dit Rimbaud des 'Assis' qui suppurent la paresse essentielle
et désespérée» (EE, 35).
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Le pas de la paresse à Yennui est toujours déjà franchi, l'état de


paresse n'étant ni paisible, ni agréable: «Le il faut tenter de vivre du
Cimetière marin le traverse comme une inquiétude et par là la relation à
l'existence et à l'acte apparaît au sein de la paresse la plus douce. La
paresse accable, le désoeuvrement pèse, ennuie» (EE, 37).
L'ennui ne procède pas seulement de la paresse, mais aussi du
définitif du travail et de l'engagement dans le présent interminable de
l'exister. «L'effort — écrit Levinas — est condamnation précisément
parce qu'il assume l'instant comme un présent inévitable. Il est une
impossibilité de se dégager de cette éternité sur laquelle il s'ouvre. C'est
parce qu'il assume pleinement l'instant et que dans l'instant il se heurte
au sérieux de l'éternité qu'il est condamnation. D'où la profonde
méditation de Baudelaire sur le squelette laboureur. L'existence lui apparaît à la
fois comme irrémédiablement éternelle et comme vouée à la peine ... Il y
a dans le travail le plus librement consenti, dans l'effort le plus spontané,
l'événement d'un engagement irrémissible, sans pouvoir de rachat»
(EE, 49).
On voit désormais que le caractère malheureux et brutal de
l'existence réside, non pas seulement dans le fait qu'elle est lourde4 et
parfois ennuyeuse, mais surtout dans son définitif, dans l'irrémissibilité
du lien entre le moi et l'être anonyme qu'il assume. En effet, l'existence en
tant qu'événement d'exister est comprise par Levinas comme un noeud
entre l'existant et cet exister impersonnel avec lequel il est en contact en le
maîtrisant et en en étant possédé. Sa maîtrise sur l'exister n'est donc pas
totale: il n'a pas le pouvoir de s'arracher à l'emprise de l'existence.
Levinas, par des réflexions pareilles, vise à «promouvoir une notion
d'être sans néant, qui ne laisse pas d'ouverture, qui ne permet pas
d'échapper» (TA, 28).
Dès que le sujet existe, le noeud entre lui-même et l'existence ne peut
plus être tranché. Même pas la mort ne peut le libérer du définitif de
l'être: l'impossibilité de mourir est l'une des expériences qui nous révèlent
mieux le tragique de ce définitif. Le pivot de la tragédie est précisément,
et pour cause, le sentiment et la douleur de cette impossibilité. Levinas
cite Racine:

4 «L'existence traîne un poids — ne fût-ce qu'elle-même — qui complique son


voyage d'existence. Chargée d'elle-même — omnia sua secum portans — elle n'a pas le
calme serein du sage antique. Elle n'existe pas purement et simplement. Son mouvement
d'existence, qui pourrait être pur et droit, s'infléchit et s'embourbe en lui-même, révélant
dans le verbe être son caractère de verbe réfléchi: on n'est pas, on s'est» (EE, 38).
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Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale!


Mais que dis-je? Mon père y tient l'urne fatale.
Et il ajoute: «Phèdre découvre l'impossibilité de la mort, l'éternelle
responsabilité de son être dans un univers plein où, engagement
irrémissible, son existence n'a plus rien de privé» (EE, 102; cfr. TA, 59 et suiv.).
L'être avec lequel l'existant est en contact se révèle dans toute son
irrémissibilité lors de la perception tragique de l'impossibilité du suicide.
C'est la situation de Hamlet qui — comme le dit Levinas — «comprend
que le 'ne pas être' est peut-être impossible et qu'il ne peut plus maîtriser
l'absurde, même pas par le suicide. La notion de l'être irrémissible et sans
issue, constitue l'absurdité foncière de l'être. L'être est le mal, non parce
que fini, mais parce que sans limites» (TA, 29).
Si la littérature contemporaine fournit à Levinas une expression
immédiate de la nostalgie de l'évasion, c'est la méditation de la grande
tragédie moderne — autre présupposé extra-philosophique à ne pas sous-
estimer — qui lui permet de penser jusqu'au bout son impossibilité. «Ce
retour de la présence en négation — dit-il, — cette impossibilité de
s'évader d'une existence anonyme et incorruptible constitue le plus
profond du tragique shakespearien. La fatalité de la tragédie antique
devient la fatalité de l'être irrémissible» (EE, 101 5). L'importance de la
contribution de la littérature — de Shakespeare, en l'occurrence — à
l'exposition de cette intuition tragique de l'être, est décisive. Levinas va
jusqu'à écrire: «Vous me permettrez de revenir encore une fois à
Shakespeare, dont j'ai abusé au cours de ces conférences. Mais il me
semble parfois que toute la philosophie n'est qu'une méditation de
Shakespeare» (TA, 60) ! Affirmation paradoxale et extrémiste, à laquelle
Levinas ne souscrirait peut-être plus aujourd'hui, mais qui nous paraît
emblématique: elle reconnaît implicitement la nécessité d'un sol extra-
philosophique où sa philosophie puise son inspiration et ses intuitions
centrales.
Il y aurait alors, d'une part, l'expérience des avant-gardes littéraires
qui ont isolé le malaise le plus profond de l'homme contemporain: le fait
même d'exister dont l'ininterrompu remue-ménage est sans cesse évoqué
par Maurice Blanchot dans ses romans. Ce malaise a des racines
ontologiques. L'aspiration à son dépassement ne peut que viser une
évasion radicale hors de l'encerclement ontologique. De par sa radicalité
même — sans laquelle elle serait insignifiante — elle est condamnée à

5 Voir aussi les remarques sur Corneille et Racine dans EE, 151.
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l'échec. C'est bien ce que, d'autre part, nous montre le déroulement


même de la tragédie moderne. Dès lors, tous les mouvements de révolte eu
égard à l'être, qui semblaient donner forme concrète à cette aspiration à
l'évasion, se révèlent solidaires de l'incessant remue-ménage de l'existence
dont ils sont lourds. En esquissant la parabole de la fatigue et de la
paresse, Levinas résume ainsi le geste de reddition de l'impuissante
révolte humaine en face de l'existence qui le rattrape. «Ce qui saisit la
fatigue qui y répugne dans l'exercice même de l'existence, ce contre quoi
elle se refuse impuissamment dans un corps à corps, la paresse s'y refuse
en refusant le corps à corps. Elle veut laisser l'existence, 'cette farce à
mener par tous' de Rimbaud, se jouer sans elle. Mais dans cette négation
de deuxième degré, elle n'en est pas moins un accomplissement de l'être:
son essence amère lui monte de sa désertion qui atteste son contrat. Et là
encore, l'existence apparaît en tant que relation avec l'existence» (EE, 39 ;
souligné par nous).
Cette idée de l'être toujours irrémissible, toujours capable de
rattraper celui qui voudrait s'y dérober, cette idée d'un être auquel on ne
saurait échapper même pas dans l'évasion, est une idée dont le schéma est
peut-être déjà présent dans Sein und Zeit.
Dans sa tentative de fuite ou d'évasion, l'existence demeure attachée
à son être-jeté-dans ... Heidegger le suggère au paragraphe 29 consacré à
la Befindlichkeit (sentiment de la situation). Celle-ci constitue le pendant
ontologique d'un phénomène très connu au niveau ontique sous le nom
de Stimmung (humeur, disposition). Le fait qu'il y ait des Stimmungen
différentes, que la Stimmung puisse changer ou se renverser, signifie que
l'être-là se trouve toujours dans une disposition affective, qu'il a toujours
un sentiment de la situation qui excède ses facultés de connaissance. C'est
donc cette Befindlichkeit qui ouvre l'être-là à son être en tant que «là».
Mais au niveau antique il se trouve que l'être-là cherche à éviter
Y Erschlossenheit (révélation-ouverture) de son être qui a lieu dans la
Befindlichkeit, car cette révélation s'accompagne d'un malaise et d'une
incertitude, mieux: d'un manque de savoir: «l'être — remarque
Heidegger — se manifeste comme un fardeau. Pourquoi? On ne sait
pas»6. L'être-là est livré à son «là», son «là» lui est ouvert-révélé, mais
ce qui se manifeste, c'est le pur fait qu'il est là et qu'il a à être. Sa
provenance et sa direction demeurent voilées. Par conséquent, l'être-là
ontiquement évite l'être ouvert-révélé. Mais au niveau ontologique, cela
6 Sein und Zeit, trad, franc, par R. Boehm et A. De Waelhens, Paris, Gallimard,
1964, p. 168 (légèrement modifiée).
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même que l'être-là cherche à éviter, le manifeste dans son être-livre au


«là». «Dans l'esquive même, le 'là' est un 'là' ouvert-révélé»7.
L'effectivité de l'être-livré — la Geworfenheit — le fait d'être-jeté-dans ...
est confirmée lors même de l'attitude qui essaie de s'y soustraire.
Bien que Levinas ne nomme pas Heidegger dans son analyse du
besoin d'évasion et de ses racines ontologiques, il en est en tout cas assez
proche, notamment par l'exigence d'un renouveau de l'ontologie
classique que la question de l'évasion postule et que Levinas esquisse en se
référant à cette nouvelle expérience de l'être qui résonne dans la
littérature symboliste.
De plus, d'après nous, Levinas trouve dans ces témoignages
littéraires quelque chose qui manque à l'analyse heideggerienne, dont il retient
le résultat tout en en refusant la visée. Heidegger, en effet, constate que
les attitudes ontiques de fuite ou d'évasion ne font que confirmer la
structure ontologique de Y Erschlossenheit propre au Dasein : si bien que
le Dasein est d'ores et déjà ouvert à son être, il est à jamais en situation, il
ne peut se détourner de soi que dans la mesure où il est toujours placé
devant soi8. Par contre, la littérature de l'évasion exprime tout le
pathétique d'une recherche radicale pour se délivrer et sortir d'une telle
claustration ontologique. Tout en dénonçant l'échec et l'impossibilité de
l'évasion, cette littérature est mue par l'acuité de son exigence.
Donc, même si le jeune Levinas est proche de la démarche
heideggerienne (comme le montrent les remarques sur la fatigue, la paresse et les
autres états du moi qui dans leur révolte contre l'être, n'en sont pas
moins un accomplissement), c'est le climat du discours heideggerien qui
lui est déjà profondément étranger. Au lieu de partager cette sorte de
fascination — bien grecque — pour la lumière et la phosphorescence de
l'être dont se nourrit le questionnement heideggerien, l'esprit même de la
recherche de Levinas est mû par l'effroi et l'horreur d'une menace
radicale. Dès lors, ce que Heidegger décrit froidement dans son
analytique existentiale, lui apparaît en quelque sorte comme une ruse de l'être
qui parvient à se glisser partout et à récupérer tous les mouvements qui

7 «Im Ausweichen selbst ist das Da erschlossenes», Sein und Zeit, p. 134, trad,
franc, citée, p. 168.
8 Au paragraphe 40 de Sein und Zeit, consacré à l'angoisse, on lit: «Ce n'est que
parce que l'être-là est ontologiquement et essentiellement placé devant lui-même par une
révélation dont il est inséparable, qu'il peut fuir devant soi. Cette a-version en déchéance ne
saisit certes pas devant quoi elle fuit; encore moins peut-elle l'éprouver à la manière d'un
affrontement. Cependant, ce qui est fui est 'là', et est révélé dans l'a-version qui s'en
détourne» (idem, p. 227).
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visaient à l'exclure. La relation accablante avec l'être irrémissible et


absurde qui rattrape toujours le moi, ne serait pas conçue par Heidegger
dans sa brutalité et son tragique. Ses descriptions resteraient détachées et
abstraites. Même l'analyse de l'angoisse, où pourtant Heidegger exprime
une indéterminité et une insignifiance assez proches de la perception
levinassienne de la brutalité de l'existence, est contestée9.
La vision heideggerienne efface, d'après Levinas, la signification
anti-ontologique de la révolte contre la primauté de l'être et néglige
l'exigence d'extériorité et de transcendance d'où procède le besoin

9 «L'angoisse, d'après Heidegger, est l'expérience du néant. N'est-elle pas, au


contraire, — si par mort on entend néant — le fait qu'il est impossible de mourir?» (TA,
29). «L'angoisse devant l'être — l'horreur de l'être — n'est-elle pas aussi originelle que
l'angoisse devant la mort?» (EE, 20). «Nous opposons donc l'horreur de la nuit ... à
l'angoisse heideggerienne; la peur de l'être à la peur du néant. Alors que l'angoisse, chez
Heidegger, accomplit T'être pour la mort', saisie et comprise en quelque façon, — l'horreur
de la nuit 'sans issue' et 'sans réponse' est l'existence irrémissible» (EE, 102). — II nous
semble tout de même que l'analyse de l'angoisse, telle qu'elle est développée au paragraphe
40 de Sein undZeit, en isole l'objet précisément dans l'être-au-monde du Dasein, qui devient
indéterminé, anonyme et insignifiant. Levinas ne s'éloigne pas beaucoup des coordonnées
de cette analyse, lorsqu'il cherche à nommer l'horreur de l'être opposée à l'angoisse
heideggerienne. En effet, même si l'angoisse est d'après Heidegger «l'expérience
fondamentale du néant» (Was ist Metaphysik 7), Heidegger lui-même a souligné maintes fois le
parallélisme entre l'expérience du néant et celle de l'être: qu'on songe à ce passage du
Nachwort de la conférence sur la métaphysique où le courage pour l'angoisse essentielle
assure la possibilité de l'expérience de l'être précisément dans la mesure où il fait face au
néant. L'angoisse est ainsi, pour reprendre le langage de Sein und Zeit, la disposition
affective fondamentale par laquelle le Dasein se dégage de la banalité de l'existence
quotidienne et se décide pour la possibilité extrême, pour la possibilité qui ne se fige jamais
en réalisation achevée, pour la possibilité de l'impossibilité, à savoir pour la mort. Or,
l'angoisse qui permet ainsi au Dasein de se comprendre d'une manière authentique, a affaire
à cette transcendance vers le néant, qui révèle l'être. La conférence sur la métaphysique dit:
«Dans la claire nuit du néant jaillit l'originaire révélation de l'étant en tant que tel : à savoir
qu'/V est étant — et non pas néant». Levinas, dans son essai sur l'évasion, avait lui-même
reconnu ce parallélisme entre l'être et le néant, lorsqu'il avait écrit: «II nous semble
incontestable que le néant est le fait d'une pensée essentiellement tournée vers l'être» (Dev,
389; souligné par nous). Pourquoi alors opposer avec tant d'éclat la peur de l'être à la peur
du néant?
C'est à un autre niveau que Levinas et Heidegger nous semblent très éloignés. La
différence la plus profonde de leurs analyses, tient d'après nous à la conception de la
solitude et de l'isolement du Dasein qu'implique l'angoisse. «L'angoisse — écrit Heidegger
— isole et révèle l'être-là comme solus ipse» (Sein und Zeit, trad, franc, citée, p. 231). Elle le
révèle en tant qu'être-possible, précisément en tant qu'il peut être ce qu'il est uniquement à
partir de soi. Mais, d'après Heidegger, cet isolement du Dasein, ce «solipsisme existential»
(ib.) qui a lieu dans l'angoisse, n'est que dérivé. Il est toujours relatif à son être-dans-le-
monde et se vit, au sein d'une préalable relation avec le monde, comme dépaysement et perte
du chez soi. Or, Levinas conteste — d'après nous, à tort — précisément le caractère originel
de cette relation et pense la solitude comme un moment originaire dépassé par une relation
avec l'autre qui survient après coup. On y reviendra.
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d'évasion lui-même. Heidegger serait donc incapable de rendre justice à


ces attitudes de protestation, à ces témoignages de malaise, à ces
dénonciations de la philosophie de l'être, même s'il offre, malgré lui peut-
être, les moyens catégoriaux nécessaires à l'analyse philosophique de leur
surgissement et de leur signification. Levinas est par conséquent comme
obligé de se référer à l'apport heideggerien, tout en s'éloignant de ses
résultats. Dans l'Introduction à De l'existence à l'existant, ce mouvement
est éclairé très remarquablement; Levinas écrit: «Si au début nos
réflexions s'inspirent dans une large mesure — pour la notion de
l'ontologie et de la relation que l'homme entretient avec l'être — de la
philosophie de Martin Heidegger, elles sont commandées par un besoin
profond de quitter le climat de cette philosophie et par la conviction que
l'on ne saurait en sortir vers une philosophie qu'on pourrait qualifier de
pré-heideggerienne» (EE, 19).
On ne pourra donc pas revenir en arrière. L'étrangeté levinassienne
au climat du discours heideggerien est autre chose qu'une négligence.
Les analyses heideggeriennes des modes d'existence du Dasein
donnent à la recherche initiale de Levinas les moyens philosophiques pour
exprimer une intuition et un malaise qui lui viennent d'ailleurs et qui
exigent, de par eux-mêmes, une nouvelle ontologie. Heidegger rend un
«son philosophique» à l'existentialisme producteur d'une vision tragique
de la vie et de l'être. Levinas en est conscient. Il y avait tout un courant
sensu latu «existentialiste» dans la culture européenne, qui était
considéré «de l'ordre de l'essai, de la psychologie, de l'esthétique ou de la
théologie ou de la littérature». Heidegger lui a donné dignité
ontologique. «En quoi a consisté cette transformation, cette œuvre heideggerien-
ne? Elle a consisté — répond Levinas — à ramener les pensées qu'on
peut appeller pathétiques, et qui sont effectivement disséminées un peu
partout le long de l'histoire, à ces repères, à ces points de référence qui —
malgré tout le discrédit que leur vaut leur situation officielle — sont
doués d'un pouvoir exceptionnel d'intelligibilité, et qui sont les catégories
des professeurs»10.
L'expérience qui s'exprimait dans les protestations littéraires trouve
dans les analyses heideggeriennes une nouvelle traduction ontologique:
pour la première fois on applique les catégories officielles de la
philosophie à ces états pathétiques jusqu'alors considérés du domaine de la

10 Intervention de Levinas dans J. Wahl, Esquisse pour une histoire de


l'existentialisme, 2' édition, Paris, L'Arche, 1949, p. 93.
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littérature. L'originalité de cette ontologie est ainsi décrite par Levinas :


«Le 'frisson' philosophique nouveau apporté par la philosophie de
Heidegger consiste à distinguer être et étant, et à transporter, dans l'être,
la relation, le mouvement, l'efficace qui jusqu'alors résidaient dans
l'existant. L'existentialisme, c'est ressentir et penser l'existence — l'être-
verbe — comme événement. Événement qui ne produit pas ce qui existe,
qui n'est pas l'action de ce qui existe sur un autre objet. C'est le pur fait
d'exister qui est événement. Le fait jusqu'alors pur et inoffensif et
tranquille d'exister, ce fait qui, dans la notion aristotélicienne de l'acte,
restait cependant serein et égal à lui-même au milieu de toutes les
aventures que traversait un étant, qui était transcendant à tout étant,
mais n'était pas lui-même l'événement de transcender, — ce fait apparaît
avec l'existentialisme comme l'aventure elle-même, contient en lui
l'histoire même, est articulé dans son instant»11.
Cette conception de l'être est assez proche de celle que, du moins
d'après Lévy-Bruhl, contiendrait la mentalité primitive. Dans un texte
consacré à la contribution qu'ont apportée les études de Lévy-Bruhl à la
philosophie contemporaine — et, soit dit au passage, ce goût pour les
recherches concernant les «primitifs» est lui aussi révélateur d'une
certaine affinité avec les avant-gardes — , Levinas remarque: «L'exister
même de l'être ne se déroule pas comme subsistance tranquille de la
substance, mais comme emprise et possession, comme un champ de force
où la conscience humaine est renfermée et engagée, auquel, on peut déjà
dire avec le terme de Lévy-Bruhl, elle participe»12.
L'accablante participation à un être constitué comme un champ
atmosphérique constitue désormais le moi. L'être n'est plus à
comprendre comme acte pur, mais comme événement auquel on participe en
existant. On peut de la sorte radicaliser le message de la littérature
contemporaine et creuser résolument le sens ontologique de la révolte et
du malaise vécus par l'homme contemporain face à la totalité de
l'existence et du monde.
L'objet de l'ontologie devient cet événement d'exister qui se déroule
comme ouverture à l'indéterminité du possible et dont le déploiement
même est compréhension de l'être. La philosophie traditionnelle, qui
avait privilégié la question de l'essence, ne pouvait concevoir qu'on

11 Idem, pp. 94-95.


12 E. Levinas, Lévy-Bruhl et la philosophie contemporaine, in Revue philosophique de
la France et de l'étranger, 1957, p. 559.
De l'évasion à l'exode 563

attribuât le caractère d'événement à la «suffisance du fait d'être auquel il


n'y a rien à ajouter» (Dev, 374). En effet, «jusqu'alors, l'existence, dont
l'être était pourvu par décret divin quand il ne la tirait pas de son essence,
lui appartenait d'un manière quasi-sensible et naturelle» (EE, 29).
L'ontologie contemporaine, au contraire, «coïncide avec la facticité de
l'existence temporelle. Comprendre l'être, c'est exister ici-bas»13.
Cette nouvelle ontologie, tout comme la «mentalité primitive»,
approche l'être, atteint la structure la plus profonde du réel, en
explicitant les modes de l'existence même. Contre le kantisme, on accède à l'être
par une expérience qui se passe de tout recours aux catégories. La
nouveauté méthodologique instaurée par Heidegger consiste précisément
à refuser l'intellectualisme de l'ontologie traditionnelle. En existant, on a
déjà une pré-compréhension de l'être. L'ontologie ne fait que l'expliciter.
«Il ne s'agit pas — remarque Levinas — de réunir des concepts par une
synthèse pensée, mais de trouver un mode d'existence qui les comprend,
c'est-à-dire qui saisit en existant les possibilités d'être qu'ils réalisent»
(EDE, 75).
Nous com-prenons l'être en existant, en faisant contrat avec lui. Par
conséquent la question de l'être ne pourrait se poser à une pensée
théorique ou représentative. Mais cette question devient tout de même
l'objet d'une discipline philosophique qui confond l'anonymat de l'être
en général avec la déterminité des étants. La nécessité de cette confusion
tient au vertige qui saisit la pensée lorsqu'elle se penche «sur le vide du
verbe exister»1*. Par contre, la véritable question de l'être doit être
reconduite à l'expérience même de l'être, dans le déroulement temporel
de l'existence. «La question de l'être — écrit Levinas — est l'expérience
même de l'être dans son étrangeté. Elle est donc une manière de
l'assumer. C'est pourquoi la question de l'être: qu'est-ce que l'être? n'a
jamais comporté de réponse ... La question est la manifestation même de

13 E. Levinas, L'ontologie est-elle fondamentale?, in Revue de métaphysique et de


morale, 1951, p. 89.
14 «La distinction entre ce qui existe et cette existence même, entre l'individu, le
genre, la collectivité, Dieu, qui sont des êtres désignés par des substantifs et l'événement ou
l'acte de leur existence, s'impose à la méditation philosophique et s'efface pour elle avec la
même facilité. Il y a comme un vertige pour la pensée à se pencher sur le vide du verbe
exister dont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient intelligible que dans son
participe — l'existant, — dans ce qui existe. La pensée glisse insensiblement de la notion de
l'être en tant qu'être, de ce par quoi un existant existe, à l'idée de cause de l'existence, d'un
'étant en général', d'un Dieu, dont l'essence ne contiendra à la rigueur que l'existence, mais
qui n'en sera pas moins un 'étant' et non pas le fait ou l'action ou l'événement pur ou
l'œuvre d'être. Celle-ci sera comprise dans sa confusion, avec Pétant'» (EE, 15-16).
564 Fabio Ciaramelli

la relation avec l'être. L'être est essentiellement étranger et nous heurte.


Nous subissons son étreinte étouffante comme la nuit, mais il ne répond
pas. Il est le mal d'être» (EE, 28).
R. Duval a bien résumé le pivot de cette conception, en soutenant
que pour Levinas l'être n'est pas la question qui nous appelle, mais le
poids qui nous écrase15. On parvient à en envisager l'acuité en
réfléchissant sur la structure même de sa généralité anonyme. Au cœur de cette
réflexion — d'un style au départ très heideggerien, — on peut déjà voir à
l'œuvre un certain renversement de la perspective ontologique de
Heidegger. Ce mouvement est très visible dans le texte qui suit: «Détaché
de T'étant' qui le domine, l'événement d'être, l'être en général, qu'est-il?
Que signifie sa généralité? Assurément autre chose que la généralité du
genre ... L'être se refuse à toute spécification et ne spécifie rien. Il n'est ni
une qualité qu'un objet supporte, ni le support de qualités, ni l'acte d'un
sujet, et cependant, dans la formule 'ceci est', l'être devient attribut,
puisque nous sommes immédiatement obligés de déclarer que cet attribut
n'ajoute rien au sujet. Ne faut-il pas dès lors, dans la difficulté même de
comprendre la catégorie selon laquelle l'être appartient à un 'étant', voir
la marque du caractère impersonnel de l'être en général?» (EE, 17-18).
Cette constatation de l'impersonnalité et de l'anonymat de l'être
confirme l'intuition originaire de sa brutalité et renforce la conviction levinas-
sienne de la nécessité d'un dépassement de l'horizon ontologique.
Le premier mouvement de sortie de l'anonymat de l'être en général
va être isolé dans le surgissement de l'existant individuel. La première
étape de la voie de la transcendance est ainsi la constitution de la
subjectivité. Nous en discuterons tout à l'heure le surgissement au sein de
l'anonymat de l'être en général.

II. De l'être au sujet

Dans le cadre du renouveau de l'ontologie contemporaine, si


profondement marqué par l'importance des découvertes heideggeriennes,
le jeune Levinas apporte sa contribution à la recherche d'une nouvelle
définition de l'être en général et s'achemine, d'une manière de plus en
plus explicite, vers un dépassement de l'ontologisme. La reprise de
l'intuition tragique de l'existence contenue dans bien des témoignages
littéraires et l'analyse phénoménologique de l'expérience de l'être en tant

15 Cfr. R. Duval, Exode et altérité, in Revue des sciences théologiques et


philosophiques, 1975, p. 221.
De l'évasion à l'exode 565

que poids accablant, exigent maintenant l'élaboration originale d'une


philosophie du sujet qui surgit comme rupture et renversement de la
totalité ontologique initiale.
Cette exigence se précise comme elucidation de la voie qui mène de
la généralité anonyme de l'être en tant qu'événement verbal à la
constitution d'un sujet séparé et solitaire. Le point de départ d'une telle
démarche est encore une fois donné par l'analyse phénoménologique
d'un de ces états vécus dans lequel la maîtrise subjective sur l'exister est
comme obnubilée et l'être ressenti comme fardeau et menace. «Dans la
nausée, qui est une impossibilité d'être ce qu'on est — remarque Levinas
—, on est en même temps rivé à soi-même, enserré dans un cercle étroit
qui étouffe. On est là, et il n'y a plus rien à faire, ni rien à ajouter à ce fait
que nous avons été livré entièrement, que tout est consommé: c'est
l'expérience même de l'être pur» (Dev, 386). Cette expérience arrive à un
sujet séparé qui a été déjà constitué dans sa maîtrise subjective sur
l'existence anonyme, mais qui voit menacée précisément cette maîtrise
qui le constitue comme existant. A partir de là Levinas peut s'approcher
de la «situation-limite» (ib.) où se fait jour l'expérience de l'être pur et le
moment ambigu de la constitution du sujet.
Il nous reste maintenant à discuter dans les détails cette double
analyse de la généralité anonyme de l'être — décrite à l'aide de la
nouvelle notion ontologique de Vil y a — et du surgissement de l'existant
subjectif dans sa solitude et dans sa séparation hypostatique.

1. La généralité de l'être: approche de Vil y a.

«L'expérience de l'être pur est en même temps l'expérience de son


antagonisme interne et de l'évasion qui s'impose» (Dev, 387).
L'expérience véritable de l'être pur est dès lors impossible à
l'ontologie traditionnelle qui en a oublié le caractère «antagoniste» et
oppressif. La condamnation de la philosophie de l'être qui voit le jour
dans la culture contemporaine, part précisément du radicalisme de cette
expérience douloureuse et tragique de l'être pur et exige une nouvelle
ontologie capable de dire la situation-limite d'une telle expérience.
Nous nous trouvons ici, selon une juste remarque de Bataille, à la
limite de Y ineffable16. En effet, il s'agit de décrire par de nouvelles

16 G. Bataille, De l'existentialisme au primat de l'économie, in Critique, 1948, pp.


131-2. Bataille reproche à Levinas d'être rester existentialiste et philosophe et d'avoir voulu
communiquer cette «expérience ineffable» — d'avoir prétendu décrire ce que l'existence
566 Fabio Ciaramelli

notions philosophiques, cette radicale déstructure de la subjectivité et de


l'ontologie traditionnelle, qui s'accomplit lors de l'expérience de l'être
pur, de son antagonisme et de la révolte qu'il commande. Levinas
reconnaît qu'il est impossible de décrire cette situation-limite à la
manière d'une expérience quelconque17. C'est pourquoi il l'évoque avec
une grande circonspection, à l'aide d'une nouvelle notion ontologique —
la notion de Vil y a, — qui, en feignant la disparition totale de tous les
existants et renvoyant à leur caractère d'éléments, indique la pure
matérialité informe où «se profile la menace de la présence pure et
simple» (EE, 96). La notion de Vil y a essaie de faire signe vers cette
présence absolument indéterminée, qui rappelle la scène originelle du
chaos qui précède la création et le surgissement des étants différenciés.
«L'être auquel la disparition du monde nous rend vigilants — écrit en
effet Levinas — n'est pas une personne, ni une chose, ni la totalité des
personnes et des choses. C'est le fait qu'on est, le fait qu'il y a» (EE, 26).
L'expérience «en quelque sorte pré-personnelle»18 qu'est Y il y a,
avec cette perception subtile et indéterminée d'une menace radicale,

crie dans les romans de Blanchot — à l'aide d'un concept tel que 1'// y a. Bataille, quant à
lui, croit que Vil y a ne saurait se faire objet d'aucun savoir — fût-il philosophique, — mais
que nous nous en approchons dans la nuit du non-savoir, lors de Vignorance suprême, qui
est aussi notre délivrance, le lieu de notre fusion avec 17/ y a (cfr. p. 1 34). La conception
levinassienne refuse précisément ce type de nostalgie mystique et souligne au contraire —
par le biais de la notion de 17/ y a — l'oppression et l'ennui de toute participation
inpersonnelle à l'être en général.
17 «Si le terme d'expérience n'était pas inapplicable à une situation qui est l'exclusion
absolue de la lumière, nous pourrions dire que la nuit est l'expérience même de Vil y a» (EE,
94). Cfr. aussi EE, 145 où Levinas énonce la nécessité de dépasser la phénoménologie pour
s'approcher de ce niveau qui précède toute lumière. Qu'on lise cet autre texte de la même
époque: «Je dis: une expérience de la passivité. Façon de parler, car expérience signifie
toujours déjà connaissance, lumière, initiative; car expérience signifie aussi retour de l'objet
vers le sujet» (TA, 57). Et pourtant Levinas ne se gardera pas, à l'époque de Totalité et
infini, de qualifier d'«expérience», et même d'«expérience par excellence», la relation
éthique à autrui. Cfr. J. De Greef, Empirisme et éthique chez Levinas, in Archives de
philosophie, 1970, pp. 223-242.
18 Selon la formule de P. Lawton, Levinas' Notion of 'There Is\ in Tijdschrift voor
filosofie, 1975, pp. 477-489. En se référant à l'aspect méthodologique et formel des
descriptions levinassiennes de 177 y a et en le rattachant à la reprise de la méthode
phénoménologique dans la préface à Totalité et infini (pp. xvi-xvih), Lawton remarque:
«Levinas veut décrire en termes phénoménologiques un événement, une expérience en
quelque sorte pré-personnelle — les termes sont contradictoires, — qui est déduite plutôt
que vécue ..., bref, un événement qui est une condition de possibilité de la structure qui le
dénie» (p. 481). Si bien qu'«en s'approchant de la question de Vil y a, Levinas essaie de
décrire, ou au moins d'indiquer, dans le langage, une expérience déduite qui précède le
langage, précède l'expérience» (p. 482). Cfr. aussi H. Valavanidis, Veille et il y a,
in Exercices de la patience n° 1 (1981), pp. 57-66.
De l'évasion à l'exode 567

constitue l'horizon de toute l'œuvre de Levinas: elle traduit la hantise


d'encerclement et l'aspiration au Dehors, qui la caractérisent et qui
renvoient au «sentiment de la brutalité de l'existence» dont il a été déjà
question.
Vil y a dit l'immanence absolue de l'être, l'impossibilité de toute
négation radicale, la fatalité d'une évasion irréalisable. Lors de la récente
réédition de De l'existence à l'existant, Levinas a reconnu précisément
dans les analyses consacrées à ces questions, le «morceau de résistance»
de l'ouvrage écrit trente ans avant. Il a ajouté que Vil y a évoque «l'être
anonyme qu'aucun étant ne revendique, être sans étants et sans êtres,
incessant 'remue-ménage', pour reprendre une métaphore de Blanchot, il
y a impersonnel comme un 'il pleut' ou un 'il fait nuit'» (EE, 10). Il faut,
bien sûr, encore remarquer qu'en dépit de la ressemblance
terminologique, il est foncièrement différent de Yes gibt heideggerien x 9 : aucun
foisonnement ni aucune générosité ne s'y font jour, mais au contraire il
remonte «à une de ces étranges obsessions qu'on garde de l'enfance et
qui reparaissent dans l'insomnie quand le silence résonne et le vide reste
plein» {EE, 11)20.
Dès lors, «le frôlement de Vil y a, c'est l'horreur» {EE, 98), La
pensée de Levinas est nourrie par cet effroi pré-philosophique où se
coulent formation culturelle et expérience historique. Seule une
méditation de l'art peut l'évoquer. L'art en effet est une des voies de 17/ y a. Il
nous révèle le caractère antagoniste de l'être; il nous montre un sujet qui,
loin d'être comme le Dasein dans le monde, est «chose parmi les choses»,
jusqu'à faire partie «d'un spectacle, extérieur à lui-même» (Ro, 725). Le
roman moderne renvoie à une participation oppressive «à un 'monde'
qui n'est pas une totalité d'êtres singuliers ..., mais champ
atmosphérique»; et «la peinture moderne repousse les choses dans un réel qui n'est

19 Cette différence n'est pas revendiquée sans polémique: «Aucune générosité, que
contiendrait, paraît-il, le terme allemand de 'es gibt' correspondant à il y a, ne s'y
manifestait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit dit!» (E. Levinas, Signature, in E.
Levinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1977, p. 375.
Signature a été publié pour la première fois en 1963 dans l'ouvrage collectif Les philosophes
français par eux-mêmes, et contient une esquisse rapide des diverses étapes de la pensée de
Levinas à partir des perspectives des textes de jeunesse).
20 Cette allusion discrète et très significative à une enfance lointaine nous en rappelle
une autre, où Levinas déclare que sa «biographie est dominée par le pressentiment et le
souvenir de l'horreur nazie» (Signature, in Op. cit., p. 376). La critique de l'ontologie
traditionnelle — la condamnation de la philosophie de l'être — s'avère étroitement liée à
cette perception d'une menace radicale qui trame l'existence juive et son destin.
568 Fabio Ciaramelli

pas figuré ; dans une profusion de formes monstrueuses, elle cherche la


compossibilité du non compossible»21.
L'art nous montre l'épaisseur ambiguë et horrible de l'être:
détournant les objets matériels de leur finalité, il en accomplit une radicale mise
à nu, une déformation: il en montre la matérialité. «La découverte de la
matérialité de l'être — écrit Levinas — n'est pas la découverte d'une
nouvelle qualité, mais de son grouillement informe. Derrière la
luminosité des formes par lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre 'dedans', la
matière est le fait même de Vil y a» (EE, 92).
L'insignifiance de 1'// y a pointe dans tous les étants, tout établis
qu'ils soient dans leur être. C'est ce que montre une analyse de l'œuvre
d'art attentive à sa portée ontologique. Selon la leçon heideggerienne,
l'œuvre d'art est une mise en œuvre de la vérité. Cette vérité n'est, d'après
le jeune Levinas, que la manifestation d'un arrachement au monde, d'un
dégagement visant l'en-deçà de la connaissance et de la lumière, d'un
conflit à l'intérieur de l'étant entre sa réalité et son ombre.
D'après Levinas, l'art — tout art — substitue une image à l'être.
C'est pourquoi il faut en refuser les «rythmes ensorceleurs»22.
L'immobile plasticité de l'image ne saurait en effet être acceptée par une
sensibilité juive qui recherchera dans l'expression directe — dans la
parole — la manifestation véritable de l'être en soi23.

21 E. Levinas, Lévy-Bruhl et la philosophie contemporaine, I.e., p. 562. Voir aussi


l'essai de 1947 sur Proust, intitulé L'autre dans Proust et repris dans Noms propres, op. cit.,
pp. 149-156.
22 E. Levinas, Signature, in Op. cit., p. 374.
23 Si la figure privilégiée du monde grec peut être isolée dans la divine harmonie de la
statue, le trait spécifique du judaïsme est sans doute donné par le refus de toute la plasticité,
la visibilité, la divinité polythéiste et la beauté païenne qu'évoque la statue. Tel est, d'après
nous, le présupposé fondamental de toutes ces analyses levinassiennes, profondément
marquées par la capitale allergie juive à l'image (toute image, au fond, se réduit à la
plasticité de la statue). L'atmosphère propre de l'œuvre de Levinas se laisse aisément
reconnaître dans cette méfiance pour l'image, qui est parallèle à une autre conception bien
juive, à savoir celle du privilège de la parole. La notion levinassienne de visage unit ces deux
caractéristiques de la sensibilité juive, en refusant au visage le caractère de forme plastique,
la visibilité d'image et l'immobilité de masque, en l'identifiant à la parole (d'où la célèbre
formule: le visage parle), en satisfaisant précisément par la parole son exigence d'une
certaine visibilité. Le lieu de la révélation ou de l'épiphanie du visage, par conséquent, ne
sera que la parole. Le dépassement de l'image par la parole — comme caractéristique
fondamentale du judaïsme — avait été remarqué dans de profondes analyses de la
conscience judaïque par Paul Yorck von Wartenburg, singulier philosophe allemand non
académique, dont les réflexions influencèrent si profondement Dilthey et Heidegger. Dans
ses notes de travail publiées à titre posthume en 1957 sous le titre de Bewusstseinsstellung
und Geschichte (que nous citons dans la récente édition italienne due aux soins de Francesco
De l'évasion à l'exode 569

L'essai intitulé La réalité et son ombre analyse la portée ontologique


fondamentale de l'œuvre d'art. Dans la vie quotidienne, remarque
Levinas, nous avons commerce avec des choses: l'art y remplace leur
image qui «marque son emprise sur nous plutôt que notre initiative»
(Ro, 774). De la sorte il renverse le monde, le reconduit à l'état de Vil y a
où la maîtrise de l'existant sur l'exister disparaît. La magie de l'art
consiste en ceci, qu'il reconduit le monde à Vil y a sans détruire le monde,
mais en demeurant précisément dans le monde. L'œuvre d'art est un
étant parmi les autres. Mais elle a le pouvoir de nous mettre en rapport
avec l'être. Le rythme ensorceleur de l'art nous révèle l'ambiguïté de
l'être. Levinas écrit: «L'être n'est pas seulement lui-même, il s'échappe.
Voici une personne qui est ce qu'elle est; mais elle ne fait pas oublier,
n'absorbe pas, ne recouvre pas entièrement les objets qu'elle tient et la
manière dont elle les tient, ses gestes, ses membres, son regard, sa pensée,
sa peau, qui s'échappent de sous l'identité de sa substance, incapable,
comme un sac troué, de les contenir. Et c'est ainsi que la personne porte
sur sa face, à côté de son être avec lequel elle coïncide, sa propre
caricature, son pittoresque ... Il y a donc dans cette personne, dans cette
chose une dualité dans son être. Elle est ce qu'elle est et elle est étrangère
à elle-même et il y a un rapport entre ces deux moments. Nous dirons que
la chose est elle-même et son image. Et que ce rapport entre la chose et
son image est la ressemblance» (Ro, 778).
L'art se greffe ainsi sur cet antagonisme intérieur à l'être lui-même et
le laisse voir. Il instaure «un commerce ambigu avec la réalité où celle-ci
ne se réfère pas à elle-même, mais à son reflet, à son ombre. L'allégorie
représente, par conséquent, ce qui dans l'objet lui-même le double.
L'image, peut-on dire, est l'allégorie de l'être» (Ro, 779). Par cette
relation avec l'autre face de la réalité, l'art implique une interruption de
la vie quotidienne, un dégagement par rapport au monde, le passage de la
réalité à son ombre, qui est le fait d'une expérience-limite où l'on perd le
pouvoir de pouvoir, la maîtrise individuelle sur l'exister, et où l'on

Donadio, parue à Naples, chez Guida, en 1980), il écrivait: «Pour autant que nous
connaissions l'attitude religieuse de l'humanité pré-chrétienne, ce n'est que l'attitude
religieuse judaïque qui s'est opposée à l'esthétisation et par là même à l'intellectualisation
des données religieuses. Par cette foncière absence d'images s 'exprime le sérieux — grandiose
et abstrait — de cette forme de conscience... D'où le verbalisme de la science judaïque.
Tandis que dans le culte grec s'accomplit la synthèse qui se rend manifeste dans l'idée de
cosmos ..., on trouve ici un processus moraliste abstrait qui aboutit au decalogue ... La
racine de la position judaïque de la conscience se montre ainsi dans le fait que Dieu est parole»
(pp. 54-55; souligné par nous).
570 Fabio Ciaramelli

ressent l'anonymat et la neutralité de l'être en général au delà du


monde24.
La notion d'ombre permet de donner une véritable épaisseur
ontologique à cette expérience-limite. En effet, par le biais de cette
notion, Levinas nous fait apercevoir un aspect de cet antagonisme
interne de l'être, que la ressemblance — en tant que rapport entre la
réalité et son ombre — évoque. Levinas écrit: «L'être est ce qu'il est, ce
qu'il se révèle dans sa vérité et, à la fois, il se ressemble, est sa propre
image. L'original s'y donne comme s'il était à distance de soi, comme s'il
se retirait, comme si quelque chose dans l'être retardait sur l'être»
(Ro, 779).
L'œuvre d'art nous manifeste ainsi une sorte de brisure de l'être, qui
apporte un démenti radical à la prétendue adéquation de l'être que
viserait la philosophie. Dans l'œuvre d'art, l'être est dans la mesure où il
se ressemble, où, en dehors de son œuvre triomphale et lumineuse, «il
jette une ombre, dégage cette essence obscure et insaisissable, cette
essence fantomatique que rien ne permet d'identifier avec l'essence
révélée dans la vérité» (Ro, 780). Comme l'a montré Blanchot, dans
l'œuvre d'art, nous nous approchons d'une vérité de l'être qui est tout à
fait opposée au dé-voilement heideggerien25. Toute l'acuité de cette
expérience-limite consiste précisément en ceci, que cette essence
insaisissable est plus vraie et plus fondamentale que celle révélée dans la lumière
du dé-voilement. L'art contemporain est nourri par cette perception:
c'est justement pour cela qu'il ne peut pas se passer d'exprimer le
pittoresque de l'être, d'en pressentir l'épaisseur ambiguë, d'en faire
résonner l'essence horrible. L'art classique, lié à une autre ontologie et à
une autre expérience de l'être-au-monde, exprimait une harmonie et une
sérénité ontologiques dans l'idéal de la beauté, laquelle, d'après Levinas,

2* Ici Levinas nous semble assez proche de Blanchot, surtout de L'espace littéraire
qui rattache la possibilité de l'art à la perte de la maîtrise subjective, qui caractérise la mort.
D'après Levinas — qui ne reprend pas explicitement le parallélisme entre l'art et la mort, —
l'art réalise cette situation au cœur même du monde: pour le dire métaphoriquement, il
parle de nuits en plein jour: «Les objets éclairés peuvent nous apparaître comme à travers
leur crépuscule. Telle la ville irréelle, inventée, que l'on trouve après un voyage fatigant; les
choses et les êtres nous atteignent comme si elles n'étaient plus un monde, nageant dans le
chaos de leur existence. Telle ainsi la réalité 'fantastique', 'hallucinante' chez des poètes
comme Rimbaud, même quand ils nomment les choses les plus familières, les êtres les plus
habituels» (EE, 97). L'art nous introduit ainsi dans une strate de la réalité où nous sommes
ensorcelés et envahis par le grouillement informe de l'être.
25 Cfr. E. Levinas, Maurice Blanchot et le regard du poète ( 1 956), in E. Levinas, Sur
Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, pp. 20-22.
De l'évasion à l'exode 571

est «l'être qui dissimule sa caricature, qui recouvre ou absorbe son


ombre» (Ro, 781). Il s'agit là d'un idéal illusoire, car même l'image la
plus parfaite est caricaturale: l'œuvre d'art ne peut que montrer l'ombre
de l'être, sa dépossession, son antagonisme interne. «Toute image —
écrit Levinas — est en fin de compte plastique et toute œuvre d'art est en
fin de compte statue — un arrêt de temps ou plutôt un retard sur lui-
même» (Ro, 782). Et, remarque encore plus importante, «l'exister de la
statue est un semblant de l'exister de l'être» (ib. ; souligné par nous). Cela
signifie que l'aspect caricatural de l'être en fait partie intégrante et que
l'œuvre d'art, dans sa plasticité immobile, ou dans l'illusion d'un
mouvement de ses formes figées, nous fait entrevoir l'horrible éternité de
Vil y a. La portée ontologique de l'analyse de la statue se montre dans
cette conception de l'être impersonnel, éternel et surtout muet, qu'elle
contribue à promouvoir. L'éternel présent de la statue — où il n'y a pas
de place pour ce pouvoir de rompre et de commencer qui définit la parole
— manifeste le tragique du définitif de l'exister. Dans le foisonnement de
formes identiques et muettes, se fait jour l'essence foncièrement païenne
de la statue et de tout art plastique. La parole n'a pas encore retenti dans
ce sourd bruissement «qui murmure au fond du néant lui-même» (EE,
94).
La présence envahissante et inévitable de Vil y a constitue donc le
fond de l'être que nous expérimentons et vivons dans la maîtrise
quotidienne des choses. La méfiance à l'égard des rythmes ensorceleurs
de l'art est la même qui commande la sortie de l'anonyme participation à
l'être. «Anonymat essentiel ... La disparition de toute chose et la
disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même
de l'être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris
l'initiative, anonymement» (EE, 95).
Intolérable violence de l'ontologie! Il faut s'y soustraire. Première
obligation qui jaillit de l'existence elle-même. Il faut refuser et déborder le
fond horrible et anonyme d'un être cruel et neutre. «Ce que Levinas
refuse, c'est de s'en tenir à l'être»26. «Toute civilisation qui accepte l'être
— dit-il en effet, — le désespoir tragique qu'il comporte et les crimes qu'il
justifie, mérite le nom de barbare» (Dev, 391). Le drame de l'être
irrémissible et absurde est en effet aussi historique: il fait corps avec le
tragique de notre civilisation et avec la crise de notre époque27. Face à

26 J. Catesson, Un penseur enraciné, in Critique, 1953, p. 968.


27 Levinas l'a récemment évoqué: «Les guerres mondiales — et locales —, le
572 Fabio Ciaramelli

cela, le jeune Levinas propose résolument une «sortie de l'être et des


catégories qui le décrivent» et se réfère, déjà dans l'Avant propos à De
l'existence à l'existant, à la «formule platonicienne plaçant le Bien au
delà de l'être» (EE, 9)28. Le dépassement radical de l'ontologie et de la
primauté de l'être, ne se peut que comme abandon de l'horizon même de
la Seinsfrage. Levinas écrit: «Si la philosophie est la question de l'être,
elle est déjà assumption de l'être. Et si elle est plus que cette question,
c'est qu'elle permet de dépasser la question et non pas d'y répondre. Ce
qu'il peut y avoir de plus que la question de l'être, ce n'est pas une vérité,
mais le bien» {EE, 28; souligné par nous).
La démarche vers le bien au delà de l'être se précise dans les textes
du jeune Levinas comme analyse de la constitution de l'existant qui
surgit au sein de l'exister en général. L'ontologie ne doit pas se borner à
évoquer l'envahissement du moi par l'horrible éternité de Vil y a, mais elle
doit aussi analyser l'avènement d'un sujet personnel à l'intérieur de
l'anonymat dont il se démarque. Levinas résume ainsi le sens de son
itinéraire ontologique: «Une analyse qui feint la disparition de tout
existant ... est envahie par le bruissement chaotique d'un exister
anonyme ... La lumière et le sens ne naissent qu'avec le surgissement et la
position d'existants dans cette horrible neutralité de Vil y a. Ils sont sur la
voie qui mène de l'existence à l'existant et de l'existant à autrui»29.
Une telle voie est la voie de la transcendance, dont le surgissement
d'un existant séparé et seul est une première étape, encore ontologique,
mais déjà lancée vers le dépassement de l'ontologie et la rencontre
éthique avec autrui.

2. Le surgissement de l'existant: subjectivité et solitude.

La position d'un existant à partir de l'anonymat de l'existence, est


l'événement ontologique décisif en vue du dépassement éthique de
l'ontologie. Un tel événement comporte l'inversion de l 'impersonnalité
de l'exister en général qui se recueille dans un point précis et individuel,

national-socialisme, le stalinisme — et même la déstalinisation, — les camps, les chambres à


gaz, les arsenaux nucléaires, le terrorisme et le chômage — c'est beaucoup pour une seule
génération, n'en eût-elle été que témoin» (E. Levinas, Noms propres, op. cit., p. 9).
28 Cfr. Platon, Rép. 506b : «Le bien n'est donc pas une ousia; il est au delà de Yousia
en dignité et puissance». La référence à Yepekeina tes ousias constitue, comme on sait, un
Leitmotif de l'œuvre de Levinas, qui résonne encore dans l'intitulé de son dernier chef-
d'œuvre: Autrement qu'être ou au delà de l'essence, paru en 1974.
29 E. Levinas, Signature, in Op. cit., p. 375.
De l'évasion à l'exode 573

qui se replie en soi, qui passe de la verbalité de l'événement pur à


l'apparition d'un substantif. Dès lors, l'existant est hypostase: de par lui
«l'acte exprimé par le verbe devient un être désigné par un substantif.
L'hypostase ... signifie la suspension de Vil y a anonyme, l'apparition
d'un domaine privé, d'un nom. Sur le fond de Vil y a surgit un étant ...
Par l'hypostase l'être anonyme perd son caractère d'il y a. L'étant — ce
qui est — est sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la
fatalité de l'être devenu son attribut» (EE, 141).
Or, cet événement de la position de l'existant, même s'il est essentiel
à la transcendance — à savoir, au dépassement de l'ontologie, — est
caractérisé par l'immanence la plus radicale. «L'acte de la position —
remarque Levinas — ne se transcende pas. Cet effort qui ne se transcende
pas constitue le présent ou le 'je'. A la notion d'existence — où l'accent
est mis sur la première syllabe, — nous opposons la notion d'un être dont
l'avènement même est un repli en soi, qui, dans un certain sens, contre
l'extatisme de la pensée contemporaine, est une substance» (EE, 138).
Levinas s'oppose par là à la conception heideggerienne qui voit dans
l'ouverture vers le dehors — dans le ex — le caractère fondamental du
mode d'être propre de l'existant. D'après Levinas, le contrat avec
l'existence de la part de l'existant, tout en étant une libération de
l'anonymat de l'être, n'en est pas moins un assujettissement. Le moi est
sans doute pur pouvoir de recul, il est certes défini par un «quant à soi»
irréductible; mais ce mouvement n'implique aucune extériorité: le moi
est auto-référence pure. De la sorte il retourne fatalement à soi, dans la
solitude de la séparation hypostatique: «II ne se réfère qu'à soi: mais la
référence qui aurait dû l'éblouir de liberté, l'emprisonne dans
l'identification» (EE, 135). Le moi est seul: cette solitude fonde son
autonomie mais contient aussi une condamnation au solipsisme.
La caractéristique principale de cette analyse du surgissement de la
subjectivité dans la position de l'existant séparé et seul, est précisément la
solitude. La constitution hypostatique de l'existant séparé est d'emblée
solitaire. D'une solitude qui lui pèse comme un fardeau, tel le solipsisme
existential de l'angoisse heideggerienne30, mais d'une solitude originaire,
saisie d'entrée de jeu, considérée comme première. «Nous répudions
donc, au départ, déclare Levinas, la conception heideggerienne qui
envisage la solitude au sein d'une relation préalable avec l'autre» (TA,
18). Par contre, d'après Levinas, la solitude est le fait originel de

30 Voir supra, note 9.


574 Fabio Ciaramelli

l'avènement d'un existant séparé: la solitude réside dans le fait même


d'exister. L'existant est seul de par sa maîtrise individuelle de l'exister
impersonnel : «L'exister est à lui et c'est précisément par cette maîtrise de
l'exister ... que l'existant est seul ... Par son identification l'existant s'est
déjà renfermé sur lui-même; il est monade et solitude» {TA, 31-32).
La revendication de la monadologie est plusieurs fois répétée par
Levinas, dans le souci de ne pas tomber dans un totalitarisme réduction-
niste que contiendrait une conception dialectique du surgissement du
sujet. «Être — écrit-il, — c'est s'isoler par l'exister. Je suis monade en
tant que je suis. C'est par l'exister que je suis sans portes ni fenêtres» {TA,
21). Contre toute nostalgie mystique de participation ou de fusion avec la
totalité de l'être, et en s'opposant en même temps à tout hegelianisme,
Levinas résume: «Nous en arrivons au monisme, si nous quittons la
monadologie» {TA, 22).
Cette conception d'une subjectivité dont l'ontologie est solitaire et
monadologique, restera immuable dans tous les développements de
l'œuvre de Levinas. Son importance ne saurait être méconnue: c'est bien
cette détermination solipsiste de la subjectivité qui commandera une
certaine conception de l'éthique en tant que rupture de l'ontologie —
rupture toujours relative, car le rapport au bien ne saurait détruire
l'implantation dans l'être — et la nécessité d'une transcendance radicale
de l'Autre pour dépasser ce solipsisme originel.
La solitude est dès lors déterminée comme l'événement ontologique
fondamental qui constitue à la fois le malheur et la dignité de l'existant.
D'après Levinas, il n'y a pas de situation originelle d'où la solitude
procède, à la manière du dépaysement ou de la perte du chez soi causés
par l'angoisse. La solitude, ici, tient à l'unité même du sujet (cfr. TA, 35),
dont la structure ontologique est, de par elle-même, solipsiste: «Le
solipsisme — écrit en effet Levinas — n'est ni une aberration ni un
sophisme: c'est la structure même de la raison» {TA, 48). La raison
subjective, essentiellement une (cfr. TA, 13), ne peut, de ce fait même,
qu'être solipsiste. Le dépassement de la solitude est à chercher en dehors
de l'ontologie, dans la relation à une transcendance que la raison une ne
saurait englober dans son universalité. Lors de la rencontre avec cette
transcendance, le sujet trouvera la véritable délivrance de son
enchaînement à soi et de la prison ontologique.
Le sens et l'orientation de toute cette partie de la recherche du jeune
Levinas sont très bien exposés et résumés dans un texte assez long que
nous nous permettons de citer entièrement. Pour mieux souligner les
De l'évasion à l'exode 575

moments de cette dialectique de la constitution hypostatique de


l'existant, première libération à l'égard de l'être mais en même temps
enchaînement à soi, nous allons diviser le texte en cinq petits
«paragraphes». Voici donc le passage qui, dans le cadre des conférences intitulées
Le temps et l'autre, résume les principales analyses consacrées à
l'hypostase:
a) «Nous nous sommes occupés du sujet seul; seul du fait même
qu'il est existant. La solitude du sujet tient à sa relation avec l'exister
dont il est le maître. Cette maîtrise sur l'exister est le pouvoir de
commencer, de partir de soi; partir de soi non pas pour agir, non pas
pour penser, mais pour être.
b) «Nous avons montré ensuite que la libération à l'égard de
l'exister anonyme dans l'existant devient un enchaînement à soi,
l'enchaînement même de l'identification. Concrètement, la relation de
l'identification est l'encombrement du moi par le soi, le souci que le moi
prend de soi, ou la matérialité.
c) «Abstraction faite de toute relation avec un avenir ou avec un
passé, le sujet s'impose à soi, et cela, dans la liberté même de son présent.
Sa solitude n'est pas initialement le fait qu'il est sans secours, mais qu'il
est jeté en pâture à lui-même, qu'il s'embourbe en lui-même. C'est cela, la
matérialité. Aussi dans l'instant même de la transcendance du besoin,
plaçant le sujet en face des nourritures, en face du monde comme
nourriture, lui offre-t-elle une libération à l'égard de lui-même.
d) «Le monde offre au sujet la participation à l'exister sous forme
de jouissance, lui permet par conséquent d'exister à distance de soi. Il est
absorbé dans l'objet qu'il absorbe, et garde cependant une distance à
l'égard de cet objet. Toute jouissance est aussi sensation, c'est-à-dire
connaissance, et lumière. Non point disparition de soi, mais oubli de soi
et comme une première abnégation.
e) «Mais cette transcendance instantanée par l'espace ne fait pas
sortir de la solitude. La lumière qui permet de rencontrer autre chose que
soi, la fait rencontrer comme si cette chose sortait déjà de moi. La
lumière, la clarté, c'est l'intelligibilité même, elle fait tout venir de moi,
elle ramène toute expérience à un élément de réminiscence. La raison est
seule. Et dans ce sens la connaissance ne rencontre jamais dans le monde
quelque chose de véritablement autre. C'est là la profonde vérité de
l'idéalisme» {TA, 51-53).
Il faut souligner l'ambiguïté de cette constitution hypostatique de
l'existant: tous les mouvements de son affirmation se retournent contre
lui, dessinent le champ de son encerclement, lui refusent une quelconque
possibilité de sortie. La transcendance qui a lieu dans cette aventure
ontologique se révèle tout aussitôt éphémère; finalement une vraie
transcendance doit échapper à l'emprise du présent immobile et définitif,
576 Fabio Ciaramelli

se donner le temps; et cela est rigoureusement impossible dans le cadre de


l'aventure ontologique où le sujet est toujours seul, car «le temps n'est
pas le fait d'un sujet isolé et seul, mais il est la relation même du sujet
avec autrui» (TA, 17).
L'hypostase n'a pas de temps. Elle est acculée au définitif de son
présent: son avènement est en effet un retour à soi qui dessine la
structure même du présent. «Le présent et le je sont le mouvement de la
référence à soi qui constitue l'identité» (EE, 136). Le temps est par contre
la délivrance du sujet de cette claustration dans l'instant du présent (cfr.
EE, 134, 150, 159-160). L'avènement de l'autre — événement tout à fait
imprévisible dans le cadre de l'aventure ontologique — est presque
annoncé dans la pensée de la liberté qui est la seule possibilité de
libération pour un sujet seul. Cette pensée, dit Levinas, «pressent un
mode d'existence où rien n'est définitif et qui tranche sur la subjectivité
définitive du 'je'. Nous venons de désigner — ajoute-t-il — l'ordre du
temps» (EE, 152). Mais cet espoir d'une liberté dans le pur pressentiment
de l'ordre du temps ne suffit pas à «déclencher un avenir» (EE, 153). Il
faut le surplus d'une altérité irréductible à l'hypostase pour rendre
possible le temps.
Ce pressentiment de l'ordre du temps est ainsi un pressentiment de
transcendance et d'altérité. C'est peut-être pour cela aussi que, dans les
conclusions de De l'existence à l'existant, Levinas esquisse une
description du «temps de la rédemption» (cfr. pp. 153 et suiv.) qui est le seul à
réaliser, grâce au pardon et au salut, cet espoir de non définitif que le moi
conçoit.
En tout cas, ce pressentiment qui a lieu au bout de l'aventure
ontologique, lorsque le sujet aspire à s'évader de sa solitude, ce
pressentiment est un premier «écroulement des limites de la subjectivité»31.
L'œuvre de Levinas, consacrée au départ à l'analyse des racines
ontologiques de l'échec de l'évasion, se dessineainsi comme une recherche
de ce que le poète Eugenio Montale appellerait «maglia rotta nella rete
che cistringe», «anello che non tiene»32 dans la chaîne de la totalité. C'est
pourquoi, dans les œuvres de la maturité, Levinas quittera le terrain de
l'aventure ontologique en sauvant de la sorte le moi de l'envahissement
de l'être, de son enchaînement à soi, de l'ensorcellement des apparences
et des incertitudes, en lui donnant une véritable transcendance. Si le

31 E. WYSCHOGROD, Emmanuel Levinas and the Ethical Metaphysics, La Haye, M.


Nijhoff, 1974, p. 77.
32 «Maille cassée dans le filet qui nous serre», «anneau qui ne tient pas».
De l'évasion à l'exode 577

mouvement de l'évasion est forcément voué à l'échec — comme Levinas


le montre dans le sillage de la leçon littéraire qui a inspiré sa formation
culturelle, — c'est que l'évasion est encore un besoin solidaire des
déterminations intérieures à une subjectivité saisie au niveau de sa
constitution dans l'être, subalterne à sa logique d'identification et de
totalisation, expression de son malaise solitaire et de sa protestation
purement égoïste. Tout ce que l'évasion voudrait et devrait refuser, se
révèle comme constituant son tissu même, son humus, sa raison d'être.
Et pourtant l'évasion demeure un symptôme significatif du malaise
de la subjectivité renfermée dans l'immanence d'une existence anonyme.
Toutefois le sol de sa véritable délivrance ne se situe qu'au delà du
contexte ontologique entourant le besoin d'évasion.
Cette délivrance est par essence liée à l'irruption éthique de Paltérité
dans les limites ontologiques du même. L'autre — en dehors de toute
dialectique de l'être et de l'ontologie solipsiste du sujet — est le point de
repère fixe et absolu qui manque à l'aventure ontologique, l'extériorité
radicale qui échappe à la dissolution dans la totalité, la transcendance
véritable dont le sens unique est la source de toute signification. Cette
altérité absolue — irréductible à son reflet en Moi — libère le sujet de la
clôture onto-égo-logique, l'ouvre à l'extériorité, réalise le rêve de
l'évasion. Cette délivrance finalement réalisée, on peut à bon droit
l'appeler par le nom biblique d'exode33. L'exode dessine dès lors un
mouvement d'ouverture à jamais inachevé, une aspiration perpétuelle au
dehors, une convocation toujours nouvelle de la transcendance. L'exode
n'advient que grâce à l'altérité d'autrui qui met éthiquement en question
le moi, le fait sortir de son repos sur soi, l'inquiète et l'éveille.
Cet événement éthique — l'irruption d'autrui et la délivrance du
sujet — est au cœur de l'œuvre de la maturité de Levinas. Il en a sans
cesse creusé les structures et l'enjeu métaphysiques: car dans ce
mouvement vers l'autre la philosophie réalise son aspiration à l'extériorité
métaphysique34. Qu'un tel mouvement ne se fige jamais en un aboutisse-
33 Cfr. R. Duval, Exode et altérité, Le.
34 «La philosophie comme amour de la vérité aspire à l'Autre comme tel, à l'être
distinct de son reflet en Moi» (E. Levinas, Signature, in Op. cit., p. 377). Une telle
aspiration au kath'auto véritable ne peut être satisfaite que par une éthique qui soit au delà
de l'ontologie. Pour un développement de cette interprétation de l'œuvre de la maturité, je
me permets de renvoyer à mes articles : Soggettività e metafisica. Emmanuel Levinas e il
temadeU'altro, in Attidell'Accademia di Scienze Morali e Politiche, Naples, 1980, pp. 1-27 et
' Défense de la subjectivité' et approche de la transcendance chez Levinas, in Autour de l'être,
du temps, de l'autre, Cahier du Centre d'études phénoménologiques, n° 1, Louvain-la-
Neuve, Cabay, 1981, pp. 7-20.
578 Fabio Ciaramelli

ment déterminé, qu'il ne s'arrête pas dans la possession d'un terme, que
l'autre ne se donne jamais totalement, qu'il soit foncièrement absent, que
la rencontre avec jui soit toujours Recherche, Désir, Question — tout
cela constitue l'excellence métaphysique de l'ordre éthique.
Uexode demeure toujours à venir, toujours à recommencer dans
une réitération ininterrompue qui n'a rien du mauvais infini et qui nous
conduit vers le «bien au delà de l'être» de la formule platonicienne si
chère à Levinas. «N'est-ce pas là — dit-il — la difficulté et la hauteur de
la religion?» (TA, 11).

Via Atri, 23 Fabio Ciaramelli.


1-80138 Napoli.

Résumé. — Le jeune Levinas s'attache à dégager le sens


philosophique de certaines attitudes vécues revenant à la perception d'un malaise
subtil et menaçant. Ce malaise est le sentiment de la brutalité de l'être et
de l'évasion qui s'impose, d'une évasion qui vise l'existence elle-même,
c'est-à-dire le poids accablant et horrible de l'exister en général assumé
par le sujet dans sa position d'existant. Le jeune Levinas nous offre des
analyses phénoménologiques suggestives et nuancées de cette oppression
de l'existant par une existence accablante et irrémissible où le besoin
d'évasion est structurellement voué à l'échec. Seule la relation éthique à
autrui pourra réaliser X exode en tant que véritable délivrance de la
subjectivité qui sort de soi et s'ouvre à l'extériorité.
Abstract. — The young Levinas aims to uncover the philosophical
meaning of certain «lived» attitudes, which amounts to the perception of
a subtle and menacing malaise. This malaise is the feeling of the brutality
of being and of the evasion which is necessary, of an evasion which
concerns existence itself, i.e. the burdening and horrible weight of
existence in general assumed by the subject in its position as an
«existant». The young Levinas offers us suggestive and nuanced pheno-
menological analyses of this oppression of the existant by a burdening
and unrelenting existence, where the need for evasion is structurally
doomed to failure. Only the ethical relationship to others will be able to
realise the exodus as a genuine delivery of the subjectivity which goes out
from itself and opens itself to the exteriority. (Transi, by J. Dudley).

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