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Communications

« A faire belle », à faire femme


Marie-Claude Phan

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Phan Marie-Claude. « A faire belle », à faire femme. In: Communications, 46, 1987. Parure pudeur étiquette. pp. 67-78;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1987.1687

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1987_num_46_1_1687

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Marie-Claude Phan

« A faire belle », à faire femme

ou
la parure du visage dans l'Italie des XVe et XVIe siècles

Aux xv et XVIe siècles, dans le contexte d'une civilisation qui se


transforme profondément, l'amour et la beauté acquièrent une valeur
toute nouvelle. Cette mutation puise ses racines essentiellement dans
la théorie de Marsile Ficin, traducteur de Platon et auteur du
Commentaire sur le Banquet, rédigé en 1469 l. Communément dépouillée
de sa dimension théologique, la pensée du Florentin connaît une
diffusion prodigieuse à travers le flot de poèmes et de traités qu'elle
inspire. Dans ces ouvrages, accessibles au public cultivé, les auteurs
reprennent effectivement les idées flciniennes comme l'association du
Beau et du Bien, l'éloge de l'amour sublimé qui autorise à se délecter de
la beauté visible, don de Dieu et reflet d'une belle âme. Mais, le Ciel
oublié, ils n'y trouvent le plus souvent que la justification d'un certain
hédonisme, l'occasion de proposer un idéal de perfection terrestre ou
de s'adonner sans remords à la contemplation des charmes féminins.
Car si l'on découvre Platon avec passion, ce n'est pas à de nouveaux
Alcibiade que sont consacrés ces traités qui paraissent surtout après
1540, mais aux femmes, promues incarnation privilégiée de la
beauté.
Traités, poèmes où se lit encore l'influence de Pétrarque, mais
encore recueils de recettes de beauté, listes de canons, comédies,
satires, catalogues de défauts témoignent dans leur abondance et leur
diversité de la valeur accordée au physique des femmes et révèlent la
place considérable que tient alors le visage dans l'économie de la
beauté. Ainsi en intitulant « à faire belle » sans autre précision un
grand nombre de recettes de beauté destinées à la « face », Caterina
Sforza indique bien cette prééminence : se « faire belle », c'est se faire
beau visage d'une manière ou d'une autre. Suggérée par Caterina, la
hiérarchie établie entre les différentes parties du corps sous l'influence
manifestement conjuguée de la pudeur et de l'habitude de voir est

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clairement exposée dans le fameux Dialogue des beautés des dames 2.


Et pour l'auteur, Agnolo Firenzuola, elle justifie le tracé des frontières
entre le découvert dégageant les « parties du haut », « véritable siège de
la beauté » et donc « à voir », et le couvert masquant les parties
inférieures tenues pour simple « fondement » des précédentes. Or, le
XVIe siècle passant, la mode rhabille les Italiennes aux décolletés
vertigineux et, malgré réticences et résistances, fait remonter l'étoffe
jusqu'au cou, voire jusqu'au menton, à la grande satisfaction des
censeurs.
Seule émergence restante avec la main, loin au bout de la manche
lourde et longue, le visage constitue donc l'objet essentiel de la
préoccupation esthétique, le lieu privilégié où déployer art et artifice afin de
produire un paraître exprimant, au-delà des goûts du moment, une
certaine vision de la femme et de sa place dans la société ; au-delà du
plaisir, la nécessité d'être belle.

Décoctions et distillations.

La belle femme doit d'abord produire une tête sans défaut. Les
recueils de secrets de beauté qui offrent aux dames la masse souvent
profuse de centaines de compositions pour maintenir ou améliorer leur
beauté fournissent aussi des remèdes aux vices que l'on juge alors
susceptibles de gâter un physique. D'après ces ouvrages, sont sujets de
préoccupation : les signes et séquelles de maladie (teigne, variole, etc.),
les taches qui rompent l'unité de la carnation et en particulier les
taches de rousseur, véritablement abominées, les « marques de
blessures » et les verrues qui cassent la surface par leur creux ou leur saillant,
mais encore la pâleur et le hâle tous deux jugés désastreux. Cependant,
parce qu'ils présentent un caractère thérapeutique et occasionnel, les
efforts déployés pour pallier ces inconvénients n'entrent pas dans les
rites ordinaires de la beauté.
Le travail esthétique proprement dit consiste d'abord à prendre soin
du capital échu à chacune en partage. Les objectifs à atteindre : le
maintien d'une chevelure abondante grâce à des frictions de graisse, de
décoction de guimauve ou encore de lait de chèvre additionné d'aigre-
moine par exemple ; la production de dents nettes et blanches frottées
avec de la poudre de perles, de corail, puis rincées à l'eau claire ou,
mieux, avec un bon vin ; et surtout l'exhibition d'un beau teint, pur,
frais, éventuellement brillant et en tout cas très blanc. Les moyens
d'obtenir cette carnation ne manquent pas. Pour les nettoyages
radicaux, des poudres dont se frictionner et des masques dont s'enduire le

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« A faire belle », h faire femme

visage : masques simples à réaliser avec des fèves ou des grains d'orge
broyés et mêlés à de la graisse ou à de la gomme adragante, masques
complexes comme l'« argentée » proposée par Isabella Cortese 3 et
nécessitant la mise en œuvre d'une à deux douzaines d'ingrédients.
Plus nombreuses, les compositions grasses, assouplissantes et
nettoyantes, comptent plus d'huiles que de « pommades », dont la plus
simple est sans conteste le lard finement râpé et utilisé tel quel. Mais
tous ces produits demeurent peu importants au regard de la gamme
des eaux. Les préparations aqueuses lavent — ce qui n'est pas
négligeable — et offrent des bienfaits variables selon les éléments qui y
entrent. Ce sont des décoctions de fleurs, plantes et surtout de
substances minérales (borax, alun, argent, litharge, etc.) ou encore d'eaux
distillées élaborées à partir de ces mêmes ingrédients parfois associés à
des poules, pigeons et autres hirondelles. Beaucoup de ces préparations
n'ont d'autre finalité que l'entretien de la fraîcheur de l'épiderme.
D'autres lui donnent un léger apprêt. Ainsi les eaux chargées d'alun
tendent la peau et lui confèrent un brillant prisé tandis que celles
contenant des poudres blanches en suspension laissent un léger voile
sur la figure.

Blond, blanc, rouge.

Le petit quelque-chose apporté par ces eaux n'en fait pas pour autant
des fards. Ceux-ci appartiennent au second registre sur lequel
s'effectue le travail de beauté. Comme le souligne la Raffaella, célèbre
héroïne de Piccolomini 4, les fards ont du corps c'est-à-dire opacité,
épaisseur. Ils forment avec la teinture et l'épilation la panoplie des
substances et des techniques productrices de faux-semblants et
composant une apparence en trompe l'œil.
Relèvent du champ d'application de l'artifice déclaré tout d'abord les
cheveux, que l'on frise en les enduisant de certains produits et surtout
à l'aide du fer chauffé, incontestablement plus efficace. Grâce à lui les
femmes se composent des coiffures variables selon les moments, selon
les régions. La plus spectaculaire est assurément celle adoptée par
nombre de Vénitiennes dans la seconde moitié du XVIe siècle et que
Villamont, de passage dans la ville en 1589, décrit ainsi : « elles ont
leurs cheveux blonds pour la pluspart tressez gentillement et eslevés au
devant du front en deux cornes hautes quasi de demy pied 5 ». Car la
mode en ce siècle est résolument aux compositions savantes où se
mêlent boucles et tresses relevées sur la tête. Mais elle est d'abord au
blond. Pour obtenir cette nuance, les femmes ne ménagent ni temps ni

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efforts. Assises au soleil ou devant un grand feu pour activer le


processus, elles passent sur leurs cheveux, des heures durant, des lessives,
des décoctions de rhubarbe ou de centaurée, par exemple. Ces coiffures
élaborées dégagent le front auquel on donne une hauteur appréciée en
épilant la naissance des cheveux avec de la gomme de pin ou un
mélange d'orpiment et de chaux bouillie dans de l'huile. Certains
auteurs préconisent de mettre sur la partie ainsi dénudée du sang de
chauve-souris ou du suc de ciguë qui passent, entre autres substances,
pour empêcher définitivement le retour du poil. L'utilisation de
certaines préparations dépilatoires n'est pas sans risque, comme le
soulignent Alberti 6 et Marinello 7 qui recommandent la prudence. Au
reste, ces « fidèles ministres » que sont les pinces font aussi bien
l'affaire et sans dommage.
Comme les cheveux, les sourcils peuvent emprunter leur couleur —
brune cette fois — à la teinture, et on les épile pour les façonner
« déliés », c'est-à-dire minces et très séparés. Les sourcils constituent
un des points forts de la beauté du visage. En revanche on ne reconnaît
aux cils ni grâce particulière ni même valeur d'écrin. Communément
ignorés dans le dit de la beauté, on ne leur prodigue à l'évidence ni soin
ni fard dans la pratique.
Le cheveu et le poil teints, la voûte du front rehaussée, l'arc du
sourcil remodelé, reste à farder l'épiderme et les lèvres. Les « fonds de
teint » de l'époque sont la céruse (carbonate de plomb parfois mélangé
à du sulfate de barium) et le sublimé susceptible de préparations
variées mais dans lesquelles entrent toujours de l'argent et du vif-
argent ou mercure. Blancs et même argentés si l'on en juge d'après une
recette de sublimé fournie par la Raffaella, ces fards épais donnent des
maquillages pas toujours heureux et surtout trop lourds qui font crier
au masque et « rire la brigade ». Le temps n'est probablement pas à la
modération, mais, au demeurant, comment ne pas avoir l'air « emplâ-
trée » en usant de cette poudre compacte diluée avec un peu d'eau de
rose et qui sèche rapidement sur le visage ? Comment faire merveille
avec un fard qui se présente « en petit morceaux » quand on a ajouté de
la gomme adragante à la préparation ? Peu faciles à manier, peu
agréables à supporter, ces cosmétiques investissent entièrement la
figure, paupières comprises puisqu'il n'est pas d'usage de charger
celles-ci de couleurs particulières. Dissertant sur l'œil, Firenzuola écrit
effectivement : « Cette fosse qui l'entoure ne doit pas être [...] d'une
couleur diverse de celle des joues. » Et il enchaîne en soulignant que le
fard ne tient pas sur les paupières, de sorte que l'on observe chez les
femmes brunes de teint une différence qui « présente mal ». Par
ailleurs les recueils de secrets n'indiquent aucun fard spécifique et les

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« A faire belle », à faire femme

innombrables auteurs qui se sont intéressés aux pratiques


cosmétiques, manifestant à l'occasion une belle connaissance du sujet, n'y font
aucune allusion, à l'exception de Luigini. Pour conforter sa
condamnation des couleurs artificielles, ce dernier cite une phrase de saint
Cyprien dans laquelle il est question de « poudre noire » 8. Mais
Cyprien est mort en 258 et, si les Italiennes ont continué à se farder, à
l'aube des Temps Modernes le noir semble bien avoir disparu de leur
palette.
Épandu sur les joues et soulignant la bouche, le rouge constitue la
dernière touche d'un maquillage réalisé dans une gamme chromatique
très réduite donnant des physiques très stéréotypés. Élaborés à partir
de la cochenille, du bois de santal ou de brésil ou plus rarement du
cinabre, les fards rouges se présentent sous forme de liquide ou
d'onguent lorsqu'on y ajoute cire ou lard râpé menu. En général
polyvalents, ils servent à peindre les lèvres comme les joues où l'on peut
améliorer leur tenue en les chauffant légèrement avant de les
appliquer. De fait, en un temps où la propreté va se perdant, où l'on ne
semble guère pratiquer l'alternance quotidienne du maquillage et du
démaquillage, la tenue d'un fard constitue un critère apprécié. Ainsi
dans leurs livres de recettes Caterina Sforza et Filareto 9 vantent des
rouges à joues censés tenir huit jours, « même si tu laves ton visage
tous les jours pour l'enlever », précise ce dernier. Et sous ce rapport
l'application directe du produit s'avère très supérieure à l'usage des
« piécettes de Levant » comme le fait remarquer Caterina. Selon elle,
ces petits morceaux de tissu macérés dans le liquide rouge puis séchés
et dont on se frotte pour se farder ne donnent qu'une couleur fugace.
Ce qui vaut pour les rouges vaut également pour les cosmétiques
blancs. Isabella Cortese propose une recette de « céruse qui dure trente
jours sur le visage » ; et c'est ainsi qu'elle a intitulé sa recette afin que
la vertu exceptionnelle de ce fard ne risque pas d'échapper à ses
lectrices.

Vertus et correspondances.

Ces recettes que les livres offrent à foison (le « ricettario » de


Caterina Sforza en contient plus de deux cents) vont du très simple et très
bon marché au très complexe et très onéreux. Entrent dans leur
composition des ingrédients nombreux et fort divers. Parmi ceux-ci il en
est dont la vertu a traversé les siècles. D'autres sont appréciés pour
leurs effets immédiats — le blanc de la céruse, l'action dépilatoire de
l'orpiment ou sulfure d'arsenic — , même si l'on doit ensuite le prix de

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leur toxicité. D'autres enfin se trouvent manifestement crédités d'un


pouvoir particulier, magique en quelque sorte, fondé sur la
correspondance entre une substance donnée et l'effet qu'on en attend. Par
exemple, les compositions destinées à garder à la chevelure une
luxuriance estimée sont préparées à partir de lait de chèvre, graisse de
cheval ou d'ours, soit de produits tirés d'animaux caractérisés par un
poil long, une crinière, une fourrure épaisse. De même il y a un lien
évident entre l'incorporation de gras de serpent — animal réputé pour
ses mues — dans le masque dont on s'enduit le visage pour la nuit et le
résultat escompté : avoir fait peau neuve au matin.
Pareillement, beauté, préciosité, perfection sont bien les vertus que
l'on demande aux « pierres fines » utilisées dans certaines préparations
ou encore à la poudre de perles dont on se frictionne les dents pour
qu'elles deviennent « de perles » précisément, selon une métaphore qui
a toujours cours. S'enduire la figure d'eaux ou de fards contenant du
mercure ou de l'argent procède encore de la même volonté de faire
assimiler par l'épiderme quelque chose de l'excellence de ces métaux.
Mais sur ce point la cosmétique emprunte vraisemblablement à
l'alchimie, avec laquelle elle semble bien entretenir des liens. Beaucoup de
femmes possèdent manifestement en la matière un savoir acquis par
imitation ou transmission orale et permettant de préparer des produits
simples. En revanche, la cosmétique savante telle que la pratiquent
C. Sforza et I. Cortese reste un art réservé à quelques initiés, tout
comme l'alchimie. De fait, toutes deux sont versées et dans la
cosmétique et dans l'alchimie : leurs recueils de « secrets », pour reprendre le
titre très significatif du livre d'ï. Cortese, en témoignent
abondamment. Selon les alchimistes, précisément, le mercure et l'argent
occupent les deux degrés les plus élevés dans la hiérarchie des métaux, juste
en dessous de l'or, perfection du règne métallique, et ils sont de
surcroît associés au principe féminin. Les auteurs hermétiques, reprenant
le traditionnel dualisme sexuel, distinguent en effet deux grands
principes : l'un actif et masculin, l'autre passif et féminin, plus
particulièrement incarné dans la Lune, symbole de l'argent. Ces principes sont
appelés « soufre », qui représente encore la forme, le chaud, et «
mercure », qui représente encore la matière, le froid. Même si ces termes
désignent non les corps chimiques mais leurs qualités, il n'en demeure
pas moins que le mercure indique le principe féminin. On peut donc
penser que les femmes utilisent des produits dans lesquels entrent
effectivement de l'argent et du mercure (ce que confirment médecins
et pharmaciens du XIXe siècle en dénonçant la permanence de l'usage de
fards contenant des chlorures de mercure), en raison des
correspondances de ces métaux avec le principe féminin.

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«A faire belle», à faire femme

Les goûts et les symboles.

Expression d'un certain concept de la beauté, les couleurs de la


parure apparaissent également chargées de symboles et fonctionnent
comme autant de signes.
Beaux par la grâce des poètes, les cheveux blonds ont été en effet si
unanimement célébrés que belle femme et blondeur sont devenues
indissociables. « L'usage de porter les cheveux blonds, écrit par
exemple Moderata Fonte, a du féminin et du gracieux mais donne aussi un
air de noblesse et [...] qui a belle tête blonde se voit donner le titre de
belle femme 10 ». Ces cheveux ont toujours plu pour leur luminosité, y
compris aux Italiens de la Renaissance. Ainsi pour maître Firenzuola,
« sans la splendeur de la claire lumière des cheveux blonds » il n'y a ni
« beauté », ni « grâce », ni « élégance » possibles. Miel ou or ou encore
dans les tons plus clairs de l'« ivoire », le blond est ce qui se rapproche
le plus du blanc si prisé chez la femme et s'harmonise le mieux avec
lui. Harmonie esthétique et aussi correspondance entre être et
paraître, entre cette nuance plus douce que les autres au visage et la douceur
essentielle qui doit imprégner chaque geste, chaque parole de la femme
de manière qu'elle apparaisse en tout « sans aucune similitude
d'homme », comme le souligne Castiglione n avec insistance. Enfin,
toujours comparé à l'or, le blond se trouve très valorisé de cette
assimilation alors que le brun subit au contraire le préjugé défavorable de
son association aux ténèbres.
Représenté dans le langage métaphorique par le lis ou la neige, le
teint blanc est plus emblématique encore de la condition de la femme
et tout d'abord de sa virginité ou de sa chasteté, vertu première que
l'on exige d'elle. Tonnant contre la parure et la mode et ressassant
après tant d'autres la liste de leurs prétendus défauts, Passi rappelle
aux femmes cette phrase de saint Jean Chrysostome qui a toujours
cours : « avoir, mesdames, soin de l'honnêteté et conserver la chasteté,
ce sont là les céruses et les sublimés qui vous rendent belles 12 ».
Exprimé d'une manière ou d'une autre, ce commandement revient
invariablement sous toutes les plumes masculines. La blancheur est
aussi naturellement la couleur de celle dont la place se trouve à la
maison alors que l'extérieur est le territoire de l'homme. Rigoureux, le
partage des espaces et des tâches ne souffre pas d'exception. Traçant le
portrait de la parfaite dame de cour, Castiglione la pare de qualités
semblables à celles du courtisan comme la noblesse, la grâce, puis de
celles qui « conviennent à toutes les femmes comme [...] savoir gouverner
les richesses du mari et sa maison et ses enfants [...] et tout ce que l'on

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demande à une bonne mère de famille ». Ensuite seulement Casti-


glione définit ce qu'elle doit posséder de surcroît pour être une dame de
cour idéale. Synonyme de jeunesse, de fraîcheur, le teint blanc exprime
aussi un certain état. Il dit le rang, la fortune et leur corollaire
d'oisiveté ou du moins d'aisance différenciant celles qui la possèdent des
pauvresses généralement accablées par les écrivains et les peintres de
maintes disgrâces dont une peau sombre, des traits accusés qui leur
confèrent un aspect hommasse. Enfin, exhiber ce teint naturel ou
laborieusement acquis, c'est affirmer sa nature de femme qui, à
l'évidence, ne peut être belle qu'en restant absolument fidèle à son essence,
passive, froide.
Mais ce blanc si chargé de symboles ne doit pas cependant noyer les
traits dans un flou monochrome, d'où l'importance du sourcil. Teint
de brun, il conforte le relief de l'arcade, donne du piquant au visage et
même une note sulfureuse mais légère, contenue, domestiquée puisque
limitée à ces deux arcs menus remodelés, « civilisés », tempérés par la
pince. Sans rien de commun avec la friche épaisse et ténébreuse
ajoutant à l'expression d'une âme rustique par leur négligence, à celle
d'une âme mauvaise par leur noirceur, ces deux petits « cieux »
redoublent en l'occurrence le feu des « beaux yeux ardents » par le jeu de
l'harmonie puisque l'on préfère alors la prunelle brune à toute
autre.
Comme le noir, le rouge a la vocation esthétique de rompre
l'uniformité du blanc, d'animer le visage, mais il se révèle aussi porteur de
messages. Il fait belle mine et d'abord bonne mine, attribut de la
femme bien portante. Blancheur n'est pas pâleur et les gens de ce
temps ont horreur des beautés diaphanes, mourantes, qu'ils ne
manquent jamais de chansonner cruellement. Couleur du sang, le rouge est
signe de bonne santé mais aussi de bonnes mœurs. On le considère
comme la « couleur de la vertu », surtout chez les jeunes filles dont le
visage s'empourpre facilement. Allumé par les égratignures faites à la
pudeur mais tout autant par les battements du cœur, ce feu si prisé
acquiert sans doute encore plus de prix au XVIe siècle où l'amour
précisément prend tant d'importance.
Au total, ces fards blancs et rouges qui constituent l'essentiel du
dispositif cosmétique ne sont qu'accentuation, exagération des
couleurs propres à la femme et comme une seconde peau passée sur la
première, identique mais plus parfaite, où mieux lire la fraîcheur, le
rang mais encore les occupations, la physiologie, la sensibilité propres
à la femme, c'est-à-dire toutes ces différences qui la font belle.

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« A faire belle », à faire femme

« La civilité des dames ».

De la mise en valeur discrète des charmes naturels à la confection


d'une tête où tout est emprunté au fer, aux pinces, à la teinture et aux
fards, le souci esthétique fait l'objet de conceptions diverses. Mais
quelle que soit la manière dont les femmes l'entendent, il semble très
répandu et, en ville du moins, se manifester dans toutes les couches de
la société. Néanmoins il prend incontestablement plus d'ampleur dans
le milieu de cour, ce théâtre où l'on se donne en représentation
permanente, ou encore dans une élite moins restrictivement entendue
mais qui dispose aussi de temps, d'argent, de culture et pratique un
certain art de vivre. Effectivement, prendre soin de sa personne,
l'embellir, apparaît comme un trait de « civilisation ». Lucrezia Mari-
nella parle de « donna civile ». Dans le Mérite des dames, Corinna,
l'une des héroïnes, justifie ainsi pour ses compagnes l'apparence noble,
soignée, qui est la leur : « cela procède de notre noblesse d'âme à la
différence des rustiques et viles personnes [...] pas tant de sang que
d'âme et de mœurs, lesquelles vont ainsi à la grossière ; et qui sait
quelles pensées nourrit une telle négligence d'habit et de corps ? ».
Partageant cette conception de la préoccupation esthétique, Mario
Equicola rappelle à la cohérence tous ceux qui l'ignorent et avancent
les associations rebattues de la Nature et du Bien, de l'Artifice et du
Mal pour reprocher aux femmes de « falsifier » leur visage : « si le
naturel nous plaît plus sans artifice, écrit-il, [...] nous devrions habiter
les forêts l3 ».
De ce monde « sans artifice », Mauro fournit une image intéressante
dans une longue satire consacrée aux Dames de montagne. Il dépeint
un univers où l'on ignore la duplicité, les tourments de l'amour
comme ceux de l'honneur ou de la propriété et où il suffit d'avoir le
« corps plein de pain dur » pour être heureux. Quant aux bergères qui
hantent ces lieux, elles ne connaissent évidemment ni « eau distillée »
« ni piécette de Levant ». Mais elles n'incarnent pas la beauté pour
autant, au contraire ; noiraudes, malpropres, puantes, plus animales
qu'humaines, elles sont laides à « châtrer des ermites ». Et, en tout état
de cause, « les ténèbres de leurs yeux / et la haute forêt de leurs sourcils
obscurs / et les cheveux épais, vrai bois à poux 14 » ont suffi à libérer
l'auteur des dangers de l'amour.
Cependant le soin et l'apprêt donnés à la tête ne peuvent fonctionner
comme signe de civilité que pour les dames. Bien que ces pratiques
fassent traditionnellement l'objet de reproches, elles ne sont toutefois
pas choquantes chez ces êtres réputés frivoles et sots auxquels on ne

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Marie-Claude Phan

réserve pas de destin substantiel. En revanche, elles apparaissent


intolérables chez les hommes. Castiglione, qui érige pourtant la grâce en
vertu cardinale et recommande au courtisan de soigner sa mise, estime
indignes de la « société des hommes nobles » ceux qui se frisent, s'épi-
lent et usent de produits de beauté. Car le courtisan doit se tenir dans
un juste milieu, à égale distance du rustre et de la femme.

Du plaisir à la nécessité.

Se faire beau visage selon les critères du temps ne représente pas


seulement pour les femmes un moyen de montrer la délicatesse de
leurs mœurs et d'exprimer leur sens du beau. Pour reprendre
l'expression de Moderata Fonte, cela constitue aussi un « passe-temps »
incontestablement agréable. A quelques poignées d'exceptions près, elles
n'ont d'autre horizon que les tâches domestiques. Or, si le soin de la
maison et de la famille leur confère un pouvoir très réel, il n'en
demeure pas moins une fonction réputée mineure et méprisée. Et que
Firenzuola explique le partage des rôles par le choix des femmes elles-
mêmes — elles se seraient chargées de la maison « par modestie » —
ne représente pas un véritable progrès par rapport aux propos de
Pandolfîni proclamant sans tourment l'indiscutable supériorité des
hommes qui ne sauraient de ce fait s'abaisser aux « pauvres petites
préoccupations domestiques et féminines 15 ».
Les femmes n'exercent aucune fonction qui les définisse, sinon dans
un rapport à autrui : mères, épouses, intendantes. Elles sont donc
généralement regardées comme des êtres inférieurs — le droit en
fournit les preuves surabondantes — et tenues dans une sujétion
pénible souvent évoquée, y compris par des auteurs masculins.
Consacrer du temps et de l'attention à leur personne représente une manière
d'affirmer une dignité qu'on ne leur reconnaît pas selon elles, une
manière d'exister. « Chi imbianca la casa la vuol appigionare » (qui
blanchit la maison veut la louer), a-t-on coutume de dire à Florence, et
le façonnement de l'apparence relève assurément d'une volonté de se
plaire mais aussi de plaire aux autres, de se faire admirer, aimer,
surtout à une époque où la beauté semble seule capable d'engendrer
l'amour et jouit d'une considération extraordinaire qui doit beaucoup
à la doctrine de Ficin. Doctrine séduisante, en particulier pour les
femmes, mais en même temps très dangereuse pour elles. L'ouvrage de
Lucrezia Marinella 16 en témoigne clairement. Reflet de l'âme, la
beauté du corps, écrit-elle, procède surtout de Dieu. Puisque les
femmes sont plus belles que les hommes, pour la plupart « grossiers et mal

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« A faire belle », à faire femme

faits », le spectacle de leur beauté, « remarquable miracle », permet à


ceux-ci de s'élever jusqu'à « la connaissance et la contemplation de la
divine Essence ». Comme d'autres, Lucrezia fait donc son profit de ces
idées qui accordent aux femmes une excellence toute nouvelle et les
autorisent à revendiquer la reconnaissance de leur « dignité ». Mais,
dans le même temps, les intéressées se prennent manifestement à ce
piège qui les enferme dans la prison de leur paraître. Et l'auteur, qui
s'est ingéniée à montrer que les femmes se sont illustrées dans tous les
domaines au cours des âges, retombe dans la vision traditionnelle des
rôles et l'entérine. Érigée par Dieu en dépositaire privilégiée de la
beauté — « don propre fait à la femme par la suprême main » — , voilà
celle-ci réduite à sa fragile écorce charnelle dont elle « doit », et « avec
toute diligence », conserver la beauté ou chercher à l'« augmenter » au
besoin.
Ainsi l'équivalence entre être femme et être belle n'a peut-être
jamais été posée en termes aussi impératifs auparavant, ni la laideur
réputée si catégoriquement insupportable du même coup. Pour Firen-
zuola les « laids devraient toujours aller masqués », et il partage
pleinement l'opinion d'Alberto Bardi qu'il cite du reste : le « plaisir » que
l'on prend à regarder de belles femmes ne « compense pas le déplaisir »
d'en voir une seule laide.
Dans ce contexte il n'apparaît donc pas surprenant que bien des
femmes passent des heures devant leur miroir. Et, là, toutes
s'appliquent aux mêmes opérations : se blondir, « se peler les cils » (c'est-à-
dire les sourcils), s'arracher la peau avec des eaux trop « fortes »,
s'enduire de blanc et se réchampir de rouge. Dans le quotidien on
apprécie probablement des femmes qui ne comptent pas exactement
tous les critères requis. Il est même vraisemblable que se vérifie l'adage
rappelé par Domenichi : « non è bello il bello ma quel che piace » (n'est
pas beau le beau mais ce qui plaît). Cependant, dans la littérature il n'y
a place que pour une seule beauté, somme de formes, de proportions et
de couleurs données. La conception de cet idéal classique exclut
radicalement le défaut et plus encore sa reconnaissance comme élément de
séduction, ou même l'existence de plusieurs types de beauté.
Ainsi les effets mêlés d'une conception très restrictive du corps
esthétiquement utile et des péripéties de la mode font porter l'essentiel
des soins sur le visage. Incidence de la profonde métamorphose qui
s'opère au XVIe siècle en matière de silhouette et fait triompher le plein
sur le délié, la figure évolue vers plus de rondeur. A cela près, l'idéal du
teint blanc animé de rouge et auréolé de blondeur n'est pas neuf, ses
significations ne le sont pas davantage. Simplement, en ce siècle où le
dimorphisme sexuel se fait plus apparent, on met surtout l'accent sur

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les différences. Faites images de la beauté, tenues de n'avoir « aucune


similitude d'homme », les femmes ont encore plus besoin que par le
passé de renchérir sur le naturel, d'exagérer les critères de leur
féminité. Et sans doute puisent-elles davantage dans les fioles et dans les
pots pour produire ce physique convenu qui bannit tout
particulièrement, pour ne pas tomber dans les rangs des laides et des vieilles,
créatures indécises qui, n'étant pas ou plus tout à fait des femmes,
deviennent des objets de dérision ou de répugnance. Même si la mode
est à la louange des dames, la reconnaissance éventuelle de leurs
mérites, de leur aptitude à faire autre chose que ce qui leur est
traditionnellement dévolu semble bien rester du domaine de la littérature,
comme le suggèrent à travers plaintes et revendications des femmes de
lettres à qui l'on accorde pourtant un certain crédit. La considération,
non négligeable sinon très satisfaisante, attachée à leur«fragile beauté
paraît bien être en définitive tout ce que les femmes de ce temps
peuvent espérer.

Marie-Claude Phan

NOTES

1. Marcel R : Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet, Paris, Société d'édition Les
Belles Lettres, 1956.
2. A. Firenzuola, Del dialogo del Firenzuola Fiorentino, délie bellezze délie donne, intito-
lato Celso, Firenze, éd. de 1552 ; et Le bellezze, le lodi, gli amori e i costumi délie donne,
Venezia, 1622.
3. I. Cortese, I secreti délia Signora Isabella Cortese, Venezia, 1561.
4. A. Piccolomini, Dialogo délia bella creanza délie donne, Paris, éd. bilingue de 1884.
5. E. Rodocanachi, la Femme italienne à l'époque de la Renaissance, Paris, 1907.
6. L. B. Alberti, « L'Amiria », in Opère volgari, Firenze, éd. de 1850.
7. G. Marinello, Gli ornamenti délie donne, Venezia, éd. de 1574.
8. F. Luigini, // libro délia bella donna, Venezia, 1554.
9. Filareto, Brève raccolto di bellissimi secreti, Firenze, 1573.
10. M. Fonte, // merito délie donne, Venezia, 1550.
11. B. Castiglione, // libro del cortegiano, Milano, éd. de 1981.
12. G. Passi, / donneschi diffetti, Venezia, éd. de 1601.
13. M. Equicola, Nel primo libro di natura d'amore, Venezia, 1536.
14. Mauro, // terzo libro délie opère burlesche di F. Berni ed altri, Leida, éd. de 1824.
15. A. Pandolfïni, Trattato del governo délia famiglia, Milano, éd. de 1811.
16. L. Marinella, La nobiltà et Veccellenza délie donne, co' diffetti e mancamenti degli
huomini, Venezia, 1621.

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