Pages de Pages de KANT Critique de La Faculté de Juger 67 (Trad. Alain Renaut - GF)

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ANALYTIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER TÉLÉOLOGIQUE 369

téléologique qu'au principe physique universel, parce que, tout


comme, si Ton abandonnait ce dernier, il n'y aurait plus du
tout d'expérience en général, de même, si Ton abandonnait le
premier principe fondamental, il ne subsisterait plus de fil
conducteur pour l'observation d'un type de choses naturelles
que nous avons d'ores et déjà pensées téléologiquement sous
le concept de fins de la nature.
(377) Car ce concept conduit la raison dans un tout autre
ordre de choses que celui d'un simple mécanisme de la nature,
qui ne parvient plus ici à nous satisfaire. Une Idée doit être
au fondement de la possibilité du produit de la nature. Mais,
étant donné que cette Idée est une unité absolue de la
représentation, alors que la matière est une multiplicité de
choses, qui ne peut fournir par elle-même aucune unité déter-
minée de la composition, il faut que la fin de la nature s'étende
à tout ce qui se trouve dans son produit. Car, dès lors que
nous rapportons un tel effet, dans sa globalité, à un fondement
de détermination suprasensible situé au-delà du mécanisme
aveugle de la nature, il nous faut aussi juger cet effet tout
entier d'après ce principe, et il n'existe nulle raison pour
admettre que la forme d'une telle chose dépende encore pour
partie du principe du mécanisme, car, dans ce cas, à la faveur
du mélange de principes hétérogènes, il ne resterait absolument
aucune règle d'appréciation qui soit sûre.
Il est toujours possible que, par exemple dans un corps
animal, maintes parties puissent être comprises comme des
concrétions d'après de simples lois mécaniques (comme la
peau, les os, les cheveux). Pour autant, force est de toujours
juger de manière téléologique la cause qui procure la matière
appropriée, la modifie dans ce sens, lui donne forme et la
dépose aux endroits convenables, en sorte que tout dans ce
corps doive être considéré comme organisé et que tout soit
aussi, à son tour, organe dans une certaine relation à la chose
elle-même.

Paragraphe 67
Du principe du jugement qui apprécie téléologiquement
la nature en général comme système des fins

Nous avons dit plus haut de la finalité externe des choses


de la nature qu'elle ne nous justifie pas suffisamment à les
utiliser aussi en tant que fins de la nature, d'après le principe
des causes finales, comme fondements d'explication de leur
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existence, ni non plus à utiliser leurs effets contingents pos-


sédant dans l'Idée une dimension de finalité comme fonde-
ments de leur existence. Ainsi ne peut-on tenir d'emblée pour
des fins de la nature les fleuves pour cette seule raison qu'ils
favorisent les communications entre les peuples à l'intérieur
des terres, ni les montagnes parce qu'elles en contiennent les
sources et la provision de neige servant à les alimenter dans
les périodes sans pluie, ni encore la pente des terres qui fait
s'écouler ces eaux et (378) permet au sol de s'assécher : car,
quand bien même cette forme de la surface de la Terre était
très nécessaire pour que pussent apparaître et se conserver le
règne végétal et le règne animal, elle ne contient cependant
en elle-même rien dont la possibilité nous contraindrait à
admettre une causalité d'après des fins. La même remarque
vaut à propos des végétaux que l'homme utilise pour subvenir
à ses besoins ou pour son plaisir, pour les animaux, le chameau,
le bœuf, le cheval, le chien, etc., qu'il peut utiliser de manières
si diverses, d'une part pour se nourrir, d'autre part pour s'en
servir, et qui lui sont pour la plus grande part absolument
indispensables. Entre des choses dont on n'a pas de raison de
considérer que l'une est pour elle-même fin, le rapport externe
ne peut être apprécié comme final qu'hypothétiquement.
Juger une chose, d'après sa forme intérieure, comme consti-
tuant une fin de la nature, c'est tout autre chose que de tenir
l'existence de cette chose pour une fin de la nature. Pour la
dernière affirmation, nous n'avons pas besoin simplement du
concept d'une fin possible, mais il faut la connaissance de la
fin finale (scopus) de la nature '", laquelle connaissance exige
une relation de la nature à quelque chose de suprasensible
qui dépasse largement toute notre connaissance téléologique
de la nature ; car la fin de l'existence de la nature elle-même
doit être recherchée au-delà de la nature. La forme interne
d'un simple brin d'herbe peut constituer, pour notre pouvoir
humain de juger, une preuve suffisante de ce que son origine
n'est possible que selon la règle des fins. Mais si on laisse cela
de côté pour considérer seulement l'usage que d'autres êtres
naturels en font, si donc on néglige l'observation de l'organi-
sation interne et on ne prend en vue que les relations externes
présentant une dimension de finalité - comment l'herbe est
nécessaire au bétail, comment celui-ci est nécessaire à l'homme
comme moyen de son existence - et si l'on ne voit pas pourquoi
il serait en fait nécessaire que des hommes existent (ce à quoi
il pourrait bien, à songer par exemple aux habitants de la
Nouvelle-Hollande ou de la Terre de Feu, ne pas être si aisé
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de répondre), on ne parvient alors à aucune fin catégorique,


mais toute cette relation de finalité repose au contraire sur
une condition qui doit toujours être repoussée et qui, en tant
qu'inconditionnée (l'existence d'une chose comme fin finale) 112,
réside tout à fait en dehors de la vision physicotéléologique
du monde. Mais, dans ce cas, une telle chose n'est pas non
plus une fin de la nature ; car elle ne se doit pas considérer
(pas plus que son espèce tout entière) comme un produit de
la nature.
C'est donc seulement la matière, en tant qu'elle est orga-
nisée, qui introduit nécessairement avec elle le concept d'elle-
même comme une fin de la nature, parce que cette forme qui
lui est spécifique est en même temps produit de la nature.
Mais ce concept (379) conduit alors avec nécessité à l'Idée
de la totalité de la nature comme constituant un système
structuré d'après la règle des fins - Idée à laquelle doit dès
lors être subordonné tout mécanisme de la nature d'après des
principes de la raison (du moins pour ainsi soumettre à examen
le phénomène naturel). Ce principe de la raison lui appartient
seulement de façon subjective, c'est-à-dire comme maxime :
tout dans le monde est bon à quelque chose, rien n'y existe
pour rien ; et l'on est, par l'exemple que donne la nature dans
ses produits organiques, autorisé, voire invité à ne rien attendre
d'elle et de ses lois qui ne soit, dans sa totalité, conforme à
une fin.
Il est évident que ce n'est pas là un principe pour la
faculté de juger déterminante, mais seulement pour la faculté
de juger réfléchissante, qu'il est régulateur et non pas consti-
tutif, et que nous obtenons par là, uniquement, un fil
conducteur pour considérer les choses de la nature en relation
à un fondement de détermination qui est déjà donné, selon
un nouvel ordre de légalité, et pour élargir la connaissance
de la nature d'après un autre principe, savoir celui des
causes finales, sans que soit pour autant porté atteinte à
celui du mécanisme de sa finalité. Au reste, il n'est nullement
décidé par là si quelque chose que nous jugeons d'après ce
principe est intentionnellement fin de la nature : si les herbes
existent pour le bœuf ou pour le mouton, et si ce dernier
et les autres choses naturelles existent pour les hommes. Il
est bon de considérer aussi de ce point de vue même les
choses qui nous sont désagréables et, sous certains rapports,
contraires. Ainsi pourrait-on dire par exemple que la vermine
qui torture les hommes dans leurs vêtements, leurs cheveux
ou leurs lits, constitue, par une sage disposition de la nature,
372 CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

une incitation à la propreté, laquelle est déjà par elle-même


un important moyen contribuant à la conservation de la
santé. Ou encore que les moustiques et autres insectes qui
piquent, en rendant les déserts d'Amérique si pénibles pour
les sauvages, sont autant d'aiguillons de l'activité pour ces
êtres sans expérience, en vue de drainer les marais, d'éclaircir
les épaisses forêts qui arrêtent la circulation de l'air et par
là, en même temps que par la culture du sol, d'assainir leur
séjour. Même ce qui semble à l'homme être contre nature
dans son organisation interne ouvre une perspective diver-
tissante et parfois aussi instructive, quand on le traite de
ce point de vue, sur un ordre téléologique des choses - à
quoi ne nous aurait pas conduits à elle seule, sans un tel
principe, la considération purement physique. De même qu'il
en est qui estiment que le taenia est donné à l'homme ou à
l'animal dans lequel il habite pour en quelque sorte compen-
ser une certaine insuffisance de ses organes vitaux (380), de
même je demanderais volontiers si les rêves (sans lesquels
il n'est jamais de sommeil, bien que l'on ne s'en souvienne
que rarement) ne peuvent constituer de la part de la nature
une disposition où entrerait de la finalité, dans la mesure
où, lors de la détente de toutes les forces motrices du corps,
ils servent, par l'intermédiaire de l'imagination et de sa
grande activité (laquelle, dans cette situation, s'élève le plus
souvent jusqu'à l'affect), à mouvoir de l'intérieur les organes
vitaux ; de même aussi, cette activité, quand l'estomac est
trop plein et que ce mouvement est d'autant plus nécessaire,
se développe en général dans le sommeil nocturne avec une
vivacité d'autant plus grande - en sorte que, par conséquent,
sans cette force motrice interne et cette perturbation fati-
gante pour laquelle nous nous plaignons des rêves (qui
pourtant sont en fait, peut-être, des remèdes), le sommeil
pourrait fort bien être, même dans un état de santé, une
complète extinction de la vie.
Même la beauté de la nature, c'est-à-dire son accord avec
le libre jeu de nos pouvoirs de connaître dans l'appréhension
et l'appréciation de la manière dont elle se manifeste, peut
de cette façon être considérée comme finalité objective de la
nature dans sa totalité, en tant que système dont l'homme est
un membre, dès lors simplement qu'à travers les fins naturelles
que les êtres organisés nous fournissent l'appréciation téléolo-
gique de la nature nous a légitimés à forger l'Idée d'un vaste
système des fins de la nature. Nous pouvons considérer comme
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une faveur * que la nature nous a accordée le fait qu'elle ait


distribué aussi richement, à travers les choses utiles, par
surcroît de la beauté et du charme, et pour cela nous pouvons
l'aimer, tout comme nous pouvons la considérer avec respect
à cause de son incommensurabilité et nous sentir nous-mêmes,
dans cette considération, ennoblis - exactement comme si la
nature avait installé et décoré sa scène majestueuse propre-
ment dans cette intention.
Nous voulons, dans ce paragraphe, dire uniquement que,
dès lors que nous avons découvert dans la nature un pouvoir
de donner naissance à des produits qui ne peuvent être pensés
par nous que d'après le concept des causes finales, nous
pouvons aller plus loin et juger que même ses produits (ou
bien leur rapport, quoique final) (381), qui ne rendent pas
précisément nécessaire de découvrir au-delà du mécanisme
des causes aveuglément efficientes un autre principe pour leur
possibilité, appartiennent pourtant à un système des fins : car
la première Idée déjà, en ce qui concerne son fondement,
nous conduit au-delà du monde sensible, dans la mesure où,
de fait, l'unité du principe suprasensible doit être considérée
comme valant, non pas seulement pour certaines espèces
d'êtres naturels, mais pour la totalité de la nature en tant que
système.

Paragraphe 68
Du principe de la téléologie comme principe interne
de la science de la nature

Ou bien les principes d'une science lui sont intérieurs, et


ils sont alors nommés domestiques (principia domesticà) ; ou
bien ils sont fondés sur des concepts qui ne peuvent trouver
leur place qu'en dehors d'elle, et ce sont des principes étrangers
(principia peregrina). Les sciences qui contiennent ce dernier
* Dans la partie esthétique, il a été dit que nous regardions la
belle nature avec faveur en éprouvant pour sa forme un plaisir
entièrement libre (désintéressé). Car dans ce simple jugement de
goût n'est nullement prise en compte la question de savoir à quelle
fin ces beautés de la nature existent, si c'est pour susciter en nous
un plaisir ou s'il n'intervient là nulle relation à nous-mêmes comme
fins. Dans un jugement téléologique, en revanche, nous sommes
attentifs aussi à cette relation et nous pouvons alors envisager comme
une faveur de la nature le fait qu'elle ait voulu, en établissant de si
nombreuses belles formes, être pour nous un élément favorable au
progrès de la culture.

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