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ALEXANDRIE

« On ne connaît la valeur de l’eau que lorsque le puits est à sec. »


Alexandrie I s a be lle H AIRY
Commissaire scientifique

La conquête de l’Eau de l’exposition

L
’eau est au cœur de la vie ; elle a été une des premières conquêtes
de la civilisation égyptienne. Dans la vallée du Nil, plus qu’ailleurs,
« Faire fleurir le désert » a été l’aspiration de tout un peuple.

L

ancienneté de l’irrigation en Égypte in- Pourtant, dès le VIIIe siècle av. n. è., les Égyptiens
dique une maîtrise et une connaissance avaient fait le lien entre les débordements du fleuve
du Nil qui ont longtemps été occultées et les pluies soudanaises. C’est sans doute cette
par une conception de l’hydrologie plus ébauche d’explication du cycle des eaux qui est à
religieuse que mécaniste. La mythologie de l’eau l’origine d’une des plus belles réussites de la science
était « l’âme » de ce peuple. Dans l’explication sacrée alexandrine, le calcul de la circonférence terrestre
du cycle de l’eau, la crue* prenait naissance, pour le par Ératosthène de Cyrène (275-195 - 1), qui fut di-
territoire de la Haute-Égypte, dans un gouffre si- recteur de la Bibliothèque d’Alexandrie durant une
tué près d’Assouan, tandis que la Basse-Égypte quarantaine d’années. En effet, les connaissances
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était couverte par les flots montants provenant du cycle de l’eau ne pouvaient être approfondies
d’un autre lieu situé un peu en amont du Caire. Ces sans accepter au préalable la sphéricité de la terre.
« maisons de Hâpi* », génie identifié à la crue, fleu- Or, le fonctionnement de l’hydraulique alexandrine
rissaient un peu partout, là où la crue faisait l’ob- montre à quel point la connaissance de l’hydrologie,
jet d’une fête au temps de son retour ; on célébrait cette science du cycle de l’eau, a été indispensable
ainsi la « venue de Hâpi », l’âme du fleuve. à la survie de la cité.
Alexandrie : la conquête de l’Eau

Depuis sa fondation, de nombreux efforts ont été accomplis pour transformer les condi-
tions hydrologiques, tout d’abord naturelles, au cours de l’Antiquité, puis, déjà influen-
cées par les efforts ou les négligences des époques précédentes, au cours de la période
médiévale.

Quelle qu’ait été la forme de l’exploitation, Alexandrie a toujours vécu grâce à ses eaux
souterraines alimentées en premier lieu par l’apport naturel de l’infiltration. Quand celui- q 1. Eratosthène
enseignant à Alexandrie
ci n’a plus été suffisant, les Alexandrins ont eu recours à l’alimentation artificielle par Le calcul de la circonférence de
l’intermédiaire du canal creusé quelques décennies après la fondation de la ville. Son la terre - Peinture de Bernardo
objectif : mobiliser les eaux du Nil afin de les utiliser au bénéfice de l’irrigation, de l’ali- Strozzi, vers 1635, Musée des
mentation en eau potable des habitants et des diverses activités artisanales de la ville. Beaux-arts de Montréal.
C’est la régulation de cette interdépendance
entre les eaux de surface et les eaux souter-
raines, toutes deux fractions d’un seul volume
total d’eau disponible, qui a sans doute été
le facteur prépondérant de la bonne santé
de cette ville ; tout prélèvement sur les unes
s’effectuant au détriment des autres.

La maîtrise sociale de l’eau dépendait certai-


nement des gestionnaires de l’eau qui avaient
le plus grand besoin des connaissances hy-
drologiques pour résoudre les problèmes qui
leur étaient posés. Dans cette perspective, la
tâche de l’« hydrologue » était de fournir des
données sur la répartition dans le temps et
dans l’espace des eaux qu’il était possible de
mobiliser, à charge des « hydrauliciens » de
concevoir les ouvrages tels que canaux, puits,
canalisations, et machines élévatrices, pour
redistribuer, dans le temps et dans l’espace
et suivant les besoins, cette eau attendue.

Le transport, qui a permis de modifier la répartition spatiale de l’eau, puis le stockage,


qui a offert la possibilité d’en changer la répartition temporelle, ont été les seuls moyens 41
utilisés dans les différentes stratégies de transformation des conditions hydrologiques
d’Alexandrie et de sa région. Trop souvent, malheureusement, ces stratégies ont été
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élaborées en négligeant leurs effets indirects. Les aménagements hydrauliques, les

....
transformations de l’espace qui ont été nécessaires à l’installation et au déploiement
de la ville, — défrichement, drainage, urbanisation —, ainsi que certaines pratiques hu-
maines, — les coutumes funéraires et rituelles liées à l’eau durant l’Antiquité, le déve-
loppement des thermes à l’époque romaine, etc —, ont également eu des répercussions
1. Les Banû Mûsâ faisaient partie hydrologiques souvent imprévues, quelquefois lointaines, parfois douloureuses. Autant
de la Bayt al-Hikma (Maison de la de facteurs qui ont pu être la source de conflits régionaux. De même, il semble que les
Sagesse), à Bagdad, au IXe siècle.
problèmes d’entretien du canal aient débuté avec la séparation d’Alexandrie et de sa
chôra*. Les besoins des riverains sont entrés en conflit au fur et à mesure que régres-
sait le débit de la branche canopique ; l’irrigation des champs s’opposant alors à l’ali-
mentation de la ville.

Dans cette logique, et alors que la gestion du canal dépendait du pouvoir central dont la
seule préoccupation était la bonne alimentation en eau de la ville d’Alexandrie, apparaît
à l’époque ottomane une nouvelle source de conflits hydriques liée à l’occupation des
rives du canal par les Bédouins, minorité ethnique dont la survie ne dépendait d’aucune
instance politique. Les Ottomans ont utilisé la force armée (2) pour empêcher les prises
d’eau « sauvages » au temps de la crue, la gestion pour de multiples utilisateurs n’ayant
pas été prise en compte.

La qualité de l’eau a également été source de problèmes. Tout porte à croire que le déve-
loppement extensif de l’agriculture dès le début de l’époque ptolémaïque a été source de
pollution, ayant pour résultat une salinité accrue des ressources en eau.

Les questions de quantité d’eau sont devenues préoccupantes lorsque les fortes varia-
tions dans l’offre ont fait suite à une utilisation plus importante en amont ou, à plus long
terme, à un changement global — en l’occurrence, la disparition de la branche canopique.
Dans un premier temps, la réduction du débit du canal a entraîné une dégradation des
eaux de surface et de celles des nappes phréatiques. Il y a eu entrave à la navigation,
salinité accrue, et enfin changement de morphologie, avec modification du cours de la
branche canopique, jusqu’à sa disparition totale. Durant toute cette période, l’eau n’a
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été que le moyen, la cible ou la victime de conflits armés. Le canal s’est asséché au
rythme des guerres et s’est rempli à nouveau avec les périodes de paix.

À Alexandrie, la transformation radicale du réseau hydraulique semble prendre place


autour du IXe siècle. S’appuyant sur les ouvrages antiques, — canaux drainants (hy-
ponomes*) et machines élévatrices — les Toulounides ont su aménager le système
existant et le conjuguer avec les progrès des arts
mécaniques pour faire naître un nouveau dispositif
....
Alexandrie : la conquête de l’Eau

2. Le Compendium de la théorie
et de la pratique au service des
en adéquation avec les besoins de la ville et son nou- arts mécaniques a été achevé en
1206.
veau contexte hydrologique  ; le couple «  sakieh-ci-
terne » était né (voir dans ce volume I. Hairy, « L’eau
alexandrine : des hyponomes aux citernes »). q 2. Mamelouks à cheval
Ms. Add. 18866, fol.140, Londres, British Library.
Cette modification des structures hydrauliques Muhammad ibn ‘Isâ al-Aqsarâ’î, Nihâyat al-su’l wa-l-umniyya fî ‘ilm al-

.
furûsiyya (année 1371 - L’ultime réponse pour assouvir la soif de
sera suivie, durant les siècles suivants, par une

.
connaissance des différents exercices de l’art équestre).
augmentation constante du nombre de citernes. Or, Quatre cavaliers montés sur des coursiers de type turcoman
c’est entre le IXe et le XIIe siècle, des travaux des brandissent des sabres et des boucliers ronds en galopant autour
frères Banû Mûsâ ( 1) au compendium d’Al-Ja- d’un bassin circulaire bordé de fleurs de nénuphar.
zarî ( 2, 3), que se formalise, selon M. el Faiz, la
recherche des hydrauliciens arabes à l’issue « d’un
long processus d’évolution et de maturation des
connaissances hydrauliques ». On peut imaginer
qu’ils aient mis en pratique à Alexandrie une partie
de cette science écrite, révélant l’ampleur des appli-
cations techniques dont ils étaient capables.

L’utilisation des machines élévatrices tradition-


nelles, la sakieh* et le chadouf*, en contexte urbain,
à Alexandrie, montre l’importance de l’influence du
« savoir paysan » qui se répercute jusque dans la
gestion de l’eau ; c’est ce que nous explique Evliya
Çelebi au XVIIe siècle. Dans la distribution des rôles
mis en place par le pouvoir central, les paysans,
après avoir irrigué leurs terres, contrôlent l’alimen-
tation en eau de la ville au moment de la crue, à l’aide
de leur matériel dont ils maîtrisent la construction,
l’entretien et la manipulation. Ils assurent le trans-
fert de l’eau du réseau souterrain vers la surface,
puis en remplissent les citernes publiques. En regard
d’éventuelles innovations techniques qui restent
à découvrir, cette gestion des eaux souterraines 43
constitue la principale nouveauté d’une hydraulique
arabe à Alexandrie.
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Au IXe siècle, le gouverneur de la province musulmane du Khurâsân, Ibn Tâhir (828-844)


confie à ses experts la rédaction d’un Traité des galeries drainantes et souterrains, le
Kitâb al Qinâ. S’en suit une véritable politique de l’eau qui est mise en place dans tout
l’empire musulman ; on encourage la mise en valeur agricole avec une nouvelle gestion
de l’eau, à commencer par l’Égypte. Au début du IXe siècle, Al-Farghânî, dit Alfraganus
(mort en 861), un des plus célèbres astronomes de son temps, reconstruit le nilomètre*
d’Égypte, fondé en 715 sous le calife omeyyade Souleimân. Issu de cette École Arabe de
l’eau, un groupe de spécialistes se voit confier la mise en œuvre de la politique de l’eau ini-
tiée par l’État. Ces ingénieurs hydrauliciens sont intégrés à la hiérarchie administrative.

Si on n’a pas encore retrouvé dans les sources littéraires la preuve de leur intervention
à Alexandrie, les œuvres anonymes que constituent les nombreuses citernes à étages,
construites au cours de l’âge d’or de l’hydraulique arabo-musulmane (IXe-XIIe siècle),
semblent être la marque d’une œuvre globale et réfléchie qui pourrait s’insérer dans la
pensée de l’École Arabe de l’eau. Reste à définir précisément en quoi elles sont un mail-
lon du paradigme qui semble structurer la communauté scientifique des hydrauliciens
arabes du Yémen à l’Espagne ? Question qui pourrait être abordée au travers d’une
étude comparative des structures hydrauliques dans tout l’empire musulman.

On peut dire que l’hydraulique alexandrine témoigne d’une incontestable maîtrise des
techniques et d’une excellente connaissance du contexte hydrogéologique. Le développe-
ment du couple « sakieh-citerne » durant la période médiévale atteste d’un haut savoir-
faire empirique qui a pu inspirer les théoriciens de l’École Arabe de l’eau.

A-t-il également fourni la matière première à la rédaction des premiers ouvrages tech-
niques ?

À l’heure où l’on pense avoir enfin découvert la vraie source du Nil, l’hydraulique reste,
dans les pays arabes et plus spécialement en Égypte, un objet d’intérêt tout particulier
pour l’État qui continue de développer, dans la plus pure des traditions pharaoniques,
des projets monumentaux. Lancé début 1997, par le Premier Ministre Kamal Al-Ganzouri,
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Tochka, aussi connu sous le nom de « Vallée du sud » ou « Nouvelle vallée », est le plus
vaste projet de détournement des eaux du Nil depuis la construction, entre 1960 et
1971, du Haut-Barrage d’Assouan. Celui-ci avait donné naissance à l’un des plus vastes
lacs artificiels du monde, baptisé Nasser, du nom du président qui initia le projet. Le
projet Tochka vise à planifier la mise en culture de 540.000 feddans (environ 3,75 mil-
lions d’hectares) de terres agricoles en plein désert occidental, à 280 km au sud-ouest
Alexandrie : la conquête de l’Eau

d’Assouan. Mise en route en 2000 pour irriguer ces


terres, la station de pompage Moubarak, du nom de
l’ancien président égyptien, est la plus grande du
Moyen-Orient. En 2006, six ans après la mise en
eau des premiers canaux, on était loin de l’objectif
de départ qui devait être atteint, selon les experts
égyptiens, en seulement une dizaine d’années. Le
sable du désert n’avait vu verdir qu’un peu plus de
10% de la surface agricole envisagée, mais c’est déjà
« faire fleurir le désert ».

hn

u 3. Al-Jazarî
Machine élévatrice de l’eau
Al-Jazarî, livre de la connaissance
des procédés mécaniques, 45
Oxford, Bodleian Library,
Ms Greaves 27, fol. 101 recto.

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