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Perspectives Critiques

dirigée par R o l a n d Jaccard


avec la collaboration de Paul Audi
Abécassis E., Petite métaphysique du meurtre
Accursi D., La Philosophie d'Ubu
Adde A., Sur la nature du temps
Amiel V., Le corps au cinéma, Bresson, Keaton,
Cassavetes
Audi P., L'autorité de la pensée
Audi P., La tentative de Mallarmé
Audi P., Picasso picaro picador. Portrait de l'artiste en
surmâle
Audi P., Rousseau, éthique et passion
Audi P., Supériorité de l'éthique. De Schopenhauer à
Wittgenstein et au-delà
Balvet M., Itinéraire d'un intellectuel vers le fascisme :
Drieu La Rochelle
Basaglia F., Qu'est-ce que la psychiatrie ?
Bott F., L'entremetteur. Esquisse pour un portrait de
Monsieur de Fontenelle
Bowlby J., Charles Darwin. Une nouvelle biographie
Braud M., La tentation du suicide dans les écrits auto-
biographiques (1930-1970)
Brès Y., La souffrance et le tragique
Cannon B., Sartre et la psychanalyse
Cauquelin A., La mort des philosophes et autres contes
Cometti J.-P., La maison de Wittgenstein
Cometti J.-P., Robert Musil ou l'alternative romanesque
Comte-Sponville A., Traité du désespoir et de la
béatitude : 1. Le mythe d'Icare (12 éd.) - 2. Vivre
(6e éd.)
Comte-Sponville A., Une éducation philosophique
(6e éd.)
Comte-Sponville A., Valeur et vérité (3e éd.)
Comte-Sponville A., Petit traité des grandes
vertus ( 4 éd.)
Comte-Sponville A., Impromptus
Comte-Sponville A., L'être-temps ( 2 éd.)
Conche M., Analyse de l'amour et autres sujets ( 3 éd.)
Conche M., Le fondement de la morale ( 2 éd.)
Conche M., Orientation philosophique ( 2 éd.)
Conche M., Pyrrhon ou l'apparence
Conche M., Temps et destin ( 2 éd.)
Conche M., Vivre et philosopher ( 3 éd.)
Conche M., Montaigne et la philosophie ( 3 éd.)
Conche M., L'aléatoire
Contat M., L'auteur et le manuscrit
Contat M., Pourquoi et comment Sartre a écrit « Les
mots »
Comish K., Wittgenstein contre Hitler. Le Juif de Linz
Dauzat P.-E., Le suicide du Christ
Deleuze G., Proust et les signes ( 8 éd.)
Doubrovsky S., Autobiographiques : de Corneille à
Sartre
PERSPECTIVES CRITIQUES

Collection dirigée par RolandJaccard


avec la collaboration de Paul Audi
Alain Milon

L'ART
DE LA CONVERSATION

Presses Universitaires de France


ISBN 2 13 050227 X

D e p o t légal — 1 edtrion : 1999, nove mbre


C Presses U niversitaires de France, 1999
108. boulevard S a i n t - G e r m a i n , 75006 Paris
Avertissement

Ce livre est né d'une série de conférences faites à l'Université


européenne de la recherche il y a quelques années dans le cadre
d'un séminaire sur la conversation dirigé par Giorgio Passerone.
Ces moments ont été l'occasion de mêler nos points de vue, de
fréquenter des lignes de crêtes communes, et de tenter de réaliser
un souhait c o m m u n : sortir de la philosophie par la philosophie
pour reprendre la formule de Gilles Deleuze.
Saint-Malo, novembre 1998.
La discussion, telle qu'on la pratique com-
munément, est la pire sorte de conversation ;
comme c'est généralement dans les livres la
pire sorte de lecture. Une bonne conversation
n'est pas à espérer dans beaucoup de compa-
gnies, parce que peu de gens écoutent, et que
l'interruption est continuelle.
J. Swift, Opuscules humoristiques,
Paris, 1861.

On entend la conversation de cette volaille qui


fait l'opinion.
Alain Souchon, Poulailler's song.

La communication sans laquelle, pour nous,


rien ne serait, est assurée par le crime.
Georges Bataille, Sur Nietzsche.
Préliminaire
Une promenade en sociable

Cette approche de L'art de la conversation se fera à la manière de


ces randonnées en sociable, voiture de luxe à huit ressorts où les
passagers, assis l'un en face de l'autre, en bonne compagnie, parta-
geaient des moments de conversation légère ou profonde. Juste
retour des choses que d'attribuer le qualificatif de sociable à ces voi-
tures à cheval, comme on donnait le nom de sociable à ces vélocipè-
des où les deux passagers se tenaient assis l'un à côté de l'autre, et
non l'un derrière l'autre. Il est vrai que l'endroit où l'on se place
détermine souvent la forme de discours. Il est vrai aussi que l'on
ne parle pas de la même façon de dos ou face à la personne. Y
aurait-il dans le choix de ces qualificatifs, sociable et social, la

1. Voir illustration, p. VIII, représentation d'un sociable, d'un confident et d'un indiscret,
siège à deux ou trois places favorisant les situations de conversation.
2. Sociable s'entend ici comme l'opposé du social, de la même manière que nous
n'avons pas mis sur le même registre communication et conversation. Si la conversation
exprime une figure sociable, la communication met en place des principes sociaux. Nous
verrons dans le chapitre I comment, à partir de l'étymologie du mot communication, se
définit l'opposition entre la communication-échange-social et la conversation-partage-sociable. E n réa-
lité, la confusion entre les notions de sociable et de social, confusion qui se retrouve
d'ailleurs dans les principes de sociabilité et de relation sociale, vient de la vulgarisation de
volonté de montrer que les vertus de la vie en groupe changent
selon qu'elles sont délimitées par la sociabilité ou la relation
sociale ?
Une promenade en sociable avec différentes étapes paraît
incontournable si l'on veut saisir toutes les nuances de ces
moments de conversation. Pour nous aider dans cette promenade,
arrêtons-nous un instant sur l'agencement topographique du mot
conversation :
Dialogue: négoce, tractation, pourparlers, discussion, marchan-
dage, débat, délibération, réunion, altercation, controverse, pro-
pos, boniment, dires, battage, baratin, palabre, verbosité, verbiage,
prolixité...
Interview: entrevue, audience, entretien, meeting, commentaire,
éclaircissement, instruction...
Conférence: causerie, discussion, discours, colloque, congrès,
allocution, échange de vue, débat, délibération, séance,
assemblée...
Rencontre: tête à tête, conciliabule, causerie, bavardage, tuyau,
dires, aparté, propos, parlote, palabre, visite, caquetage, jacasserie,
galimatias, caquet, causette, papotage...
Rumeur: médisance, potin, on-dit, cancan, racontars, commé-
rage, messes basses...
Cette topographie, établie à partir des principaux synonymes du
mot conversation, met à jour plusieurs orientations. La première, la
plus banale, traduit l'idée d'un dialogue reprenant les schémas

l'adjectif sociable que l'on définit trop rapidement comme le plaisir à être ensemble, à vivre
en société, le simple fait d'être aimable et à rechercher la compagnie d'autrui. Il est fréquent
de voir l'idée de sociable utilisée à la place de social : le sociable étant alors le principe qui
fait vivre les gens en société et la sociabilité l'aptitude à vivre en société. Dans le même
temps, le social et la relation sociale caractérisent tout aussi grossièrement ce qui appartient
à la vie en société (phénomènes et relations qui constituent la société, en somme le monde
de l'action sociale pour reprendre la catégorie de A. Schutz). Nous verrons dans le cha-
pitre I comment Simmel ajoute l'idée de principe formel (ou formai) pour spécifier la socia-
bilité, la sociabilité devenant une forme d'action réciproque et donc laforme ludique de la socialisa-
tion à condition toutefois que la notion de formel ne se définisse pas comme un principe
vide et extérieur mais comme l'expression d'une finalité sans fin telle que Kant la concep-
tualise dans sa Critique de lafaculté dejuger, c'est-à-dire sans intérêt particulier et singulier.
habituels de la communication. La conversation met alors en place
les protocoles formels de la communication par lesquels elle
devient négociation ou tractation (dialogue, discussion, entretien,
négociation, marchandage). La deuxième évoque l'idée d'une inte-
raction telle qu'elle est mise en scène dans les entretiens ou les
interviews. La conversation implique un registre méthodologique
intégrant les présupposés des techniques d'entretien (interview,
meeting...). La troisième suggère l'idée d'une transmission de
connaissances. Dans ce cas, la conversation correspond à la mise
en place d'une relation de savoir. Elle devient une causerie dans
laquelle l'assemblée délibère sur les protocoles de connaissance
(congrès, colloque, conférence, débat, délibération) ; l'espace cul-
turel est alors déterminant. Dans la quatrième orientation, la
conversation, et c'est là son intérêt, instaure l'idée d'un rapport
réciproque, urbain et convivial. Il s'agit de trouver, dans les
moments de conversation, les instances d'une sociabilité au sens
précédemment défini. La conversation devient ainsi le lieu d'un
rapprochement, d'une fête ou d'une loquacité (causerie, palabre,
parlote, causette). La cinquième orientation ouvre le champ de la
rumeur et de la diffusion de fausses informations. La conversation
se transforme alors en commérage ou médisance (cancan, on-dit,
ragot).
Ce survol topographique, Matisse le met en scène dans sa toile
de 1908, Conversation (illustration, p. 176). Elle présente à elle seule
un parcours succinct mais complet des différentes figures et espa-
ces conversationnels. Son titre est singulier, ses personnages figés,
son décor presque absent, et pourtant tout converse en ce lieu.
Différentes formes de conversation, différentes formes de
silence ; l'ensemble justifiant plus la gravité que la légèreté. La
conversation peinte semble suffoquer de ses propres paroles.
Dans cette tension, les deux personnages résument par leurs pos-
tures autant le silence, sorte d'Annonciation, que les conversations
impossibles, toutes celles que l'on aurait souhaitées avoir. La toile
de Matisse invite à l'attente d'un moment hors du temps, moment
qui jouirait de toutes les possibilités, mais aussi de toutes les
impossibilités de relation. On ne sait jamais dans ce lieu si la
conversation a eu ou aura lieu, si elle est même possible, mais
c'est tout ce qui fait le charme de la conversation et de la toile, le
fait de présupposer qu'à chaque moment de la vie la conversation
est là, et simplement là. Elle retrouve en réalité sa finalité pre-
mière : ne jamais faire de telle sorte qu'elle l'emporte sur
l'individu ou qu'elle soit une fin en soi, mais montrer au contraire
que, dans la conversation, l'essentiel, tient à la légèreté de l' homme.
Matisse le peint dans un décor savamment composé, l'ouverture
de la fenêtre le mettant en relation avec le monde sociable de la
simple conversation.
Deux espaces s'opposent, celui de l'homme (M. Matisse) mar-
qué par la rectitude et la verticalité, et celui de la femme
(Mme Matisse) tout en courbe et en rondeur. A l'espace statique
de l'homme correspond la partie fermée de la toile (le premier
quart gauche de la composition) ; à l'espace dynamique de la
femme correspond la partie ouverte de la peinture, celle délimitée
par le bras droit de Mme Matisse assise. Son bras nous conduit à
la fenêtre ouverte qui, à son tour, délimite un autre espace de la
conversation. L'espace de Mme Matisse est dessiné dans sa
totalité, il est achevé (elle est représentée de la tête aux pieds),
alors que l'espace occupé par M. Matisse est inachevé (les jambes
du personnage sont tronquées). Matisse envisage, à sa manière,
plusieurs perspectives. La première concerne l'opposition habi-
tuelle entre les hommes et les femmes ; la deuxième, une réflexion
sur la nature de la conversation puisque les personnages se regar-
dent fixement sans donner l'impression de parler. Quant à la troi-
sième, elle invite le visiteur à se demander quel type d'espace la

1. La notion d'homme se comprend ici au sens de l'honnête homme tel qu'on l'employait au
XVI siècle, autrement dit l'individu curieux de tout, attentif aux autres, plein de bon sens et
surtout sans dogme. Cette lecture de l'humanité, Heidegger l'interprète selon la double
modalité du souci originel (la mort) et de l'angoisse (manifestation de son être libre). La
déreliction (prise de conscience de cet abandon) traduit cette quête d'authenticité (redécou-
verte de l'être pour soi) et de retour à l'existence vraie, seul moyen de lutter contre la tyrannie
sans tyran du on anonyme.
conversation annonce, celui d'un mutisme, d'une communication
froide et figée, ou celui d'une parole à venir ? A l'espace linéaire du
masculin correspond la rotondité d'un corps féminin, mais est-ce
là l'opposition entre la communication et la conversation ?
Sans prétendre offrir ici un éventail complet des différentes
variantes conversationnelles, la conversation reste le m o m e n t d'un
plaisir simple de la vie quotidienne, une sorte de pragmatique de la
vie, en somme. Dans ces conditions, je ne me suis pas intéressé au
dialogue philosophique ou littéraire, puisque ce terme présuppo-
sait des conduites d'écriture relevant de pratiques littéraires. J'ai
plutôt préféré décliner la notion de conversation sous ses cadres
éthiques et philosophiques, tous les moments en quelque sorte qui
traduisent des espaces de sociabilité.
La conversation semble être la meilleure instance p o u r préser-
ver l'espace de nos actions réciproques, expression d'un partage,
d'une sociabilité ou d'une finalité sans fin et sans a r r i è r e - p e n s é e
L'art de la conversation doit être avant tout le moyen de se libérer de
la tutelle de la ritournelle communicationnelle. Cet A r t serait en
quelque sorte une impossibilité de communiquer. Si l'on veut en
effet arriver à sauvegarder cet A r t de table qu'est la conversation et
conserver l'espace conversationnel dans ce qu'il a de plus mon-
d a i n et sociable, une réflexion sur le style semble s'imposer.
Instance de moments privilégiés, le style permet à la conversation
de travailler la langue en vue d'atteindre ses zones intimes et fami-
lières mais aussi étrangères et lointaines. Converser, ce n'est pas

1. La finalité sans fin correspond dans l'esthétique kantienne au moment où l'œuvre


d'art ne vise aucune utilité ni intérêt particulier. Elle condamne autant l'attrait sensoriel que le
dogmatisme conceptuel. Cette finalité n'est ni subjective, sinon elle aurait un intérêt, ni
objective, sinon elle se réduirait à un concept. Dans les deux cas elle perdrait son universalité.
2. Stefano Guazzo est l'un des premiers à étudier, dans La civile conversation (Lyon, Jean
Béraud, 1579), la conversation comme l'un des moyens de découvertes des mœurs des dif-
férentes communautés humaines. Diplomate et voyageur, il parcourut l'Europe, mais sur-
tout la France et l'Italie, pour analyser la conduite des gens en société. Toutefois, la princi-
pale forme sociale de conversation étudiée par Guazzo est celle de l'amour. Il ne dresse en
outre aucune typologie des figures de la conversation en fonction des nationalités.
3. « Mondain » se comprend ici dans la perspective heideggérienne comme l'expression
d'une présence et d'une mise au monde.
communiquer selon un certain nombre de règles sociales ; le social
se comprenant ici comme le formalisme vide, mais non sans
valeur, de la vie en société, une sorte de politesse sans respect, de
bienséance sans l'écoute de l'autre ou de bonnes manières sans
savoir-vivre. L'art de la conversation ne consiste pas à faire des bruits
de bouche, des effets de manches ou rechercher à tout prix l'effet
rhétorique Il doit plutôt permettre de retrouver la langue dans ce
qu'elle a de plus originel, et de redécouvrir l'exercice d'un style
propre à chacun, au sens où le style est de l'homme. La conversation
comme l'expression de l'enjeu du style est le signe d'un travail per-
sonnel propre à tous ceux qui ne cherchent pas à se retrancher der-
rière des valeurs stylistiques. Avoir du style, c'est justement ne pas
le rechercher, c'est aussi affirmer sa nature et sa singularité
d'auteur. J'expliquerai plus loin la particularité de cet enjeu,
moment possible d'une conversation, à travers des expériences
poétiques comme celles de Mallarmé ou des travaux plus immé-
diats sur la langue comme ceux d'Artaud ou de Wolfson, travaux
qui conduisent souvent à des cas extrêmes de folie verbale : la
mort par et avec le mot.
La conversation ne réclame pas nécessairement des mises en
scène publiques, des énonciations, performances, modélisations
ou actions réciproques. Comme la fonction première de la langue
n'est pas de dénommer ou d'attribuer des noms aux choses, la
fonction première de la conversation n'est peut-être pas de com-
muniquer mais plutôt de saisir des zones de tension, des espaces
intimes où l'homme retrouve sa raison d'être et sa nature. En cela,
la conversation demande à être préservée.
D'autre part, art dans L'art de la conversation se comprend au pre-
mier chef comme une recherche éthique et une pragmatique de la
vie quotidienne, et non comme une méthode ou un banal

1. Le m o t « r h é t o r i q u e » a, dans s o n utilisation récente, une c o n n o t a t i o n négative et un


e m p l o i a m b i g u . Il n'y a pas en soi de b o n n e o u de m a u v a i s e r h é t o r i q u e , il y a s i m p l e m e n t
ceux qui en a b u s e n t — les rhétoriciens –, et ceux qui l'utilisent avec finesse et subulité - les rhe
theurs. N o u s v e r r o n s plus loin c o m m e n t le b o n e m p l o i de la r h é t o r i q u e c o n s t i t u e l'enjeu du,
style, Finalité de cet A r t de la conversation.
Narcisse se rencontrant lui-même par l'intermédiaire d'Écho. La
belle vitrine moderne de la naïveté du couple aimant avec en devan-
ture son bonheur apparent, tout ceci forme un agencement presque
cohérent, évoquant tour à tour l'envie, la nostalgie ou l'admiration.
Combien la joie et le bonheur sont misérables quand ils se voient
réduits à ce type de conduites caricaturales. On pourrait même évo-
quer à ce propos le jeu ambigu d'un renvoi écholalique de formule :
je t'aime. Tu m'aimes ? Nathalie Sarraute conclut son dialogue amou-
reux par la formule combien lapidaire qui évite toute sorte de dis-
cussion et de contestation : « Mais oui, bien sûr, je t'aime. »' Telle
est la situation de Narcisse qui, avec lui, fait disparaître l'amour.
Quelle déclaration d'amour que celle de Narcisse, déclaration qui
consiste à ne plus dire je t'aime et qui permet d'éviter le simulacre un
peu à la manière d'Alain Souchon dans On s 'aime pas lorsqu'il écrit :
« On se touche, on s'embrasse la bouche. Tiens même, vl'à qu'on se
dit qu'on s'aime. Mais c'est que de la crème, de la pommade rose
p o u r c a c h e r les c h o s e s d u petit plaisir, p o u r p a s t o u t seul d o r m i r . »

Je t'aime. Tu m'aimes ? Cela revient à instaurer une causalité sous-


entendue, je t'aime parce que tu m'aimes, et l'on connaît la suite !
Dans un second temps, reconnaissant l'existence d'une telle causa-
lité, le sujet finit par résumer son amour à cette relation d'échange
pour ne plus aimer l'autre et se noyer en lui-même. Dernière
séquence tragique, la reconnaissance qu'il n'est plus un sujet aimant
mais le pâle reflet d'un contexte social qui lui échappe. Constat
ambigu, mais l'ère de la télécommunication a tout de même essayé
de masquer les apparences pour installer derrière le triste sire, un être
charmant et conversant par tous les moyens modernes de télécom-
munication. Derrière le réseau, le contenu, ou le sujet télé-
communiquant, un moule sans forme ni sujet... mais qui s'est laissé
prendre ?

1. N. Sarraute, L'usage de la parole, Paris, F o l i o - G a l l i m a r d , 1985, p. 75.


2. A. S o u c h o n , On s'aime pas.
4

L'enjeu du style ou la grammaire


de la conversation

P a r ses tours primesautiers, seuls, inclus a u x


facilités de la conversation ; quoique l'artifice
excelle p o u r convaincre.
M a l l a r m é , Variations sur un sujet.

L ' é t a p e p r é c é d e n t e n o u s a m o n t r é l a v a c a n c e d u s u j e t e t la v o i e
s a n s i s s u e d e la c o n v e r s a t i o n m a l g r é la r i c h e s s e d e s n o u v e a u x d i s -
p o s i t i f s c o m m u n i c a t i o n n e l s . Si c e p a r c o u r s s u r l a c o n v e r s a t i o n s e
t e r m i n e p a r u n r e g a r d s u r le style, c ' e s t a u s s i p o u r m o n t r e r q u e le
style, d a n s s o n a c c e p t i o n p r e m i è r e , o f f r e à l'acte c o n v e r s a t i o n n e l
une solution. Universellement compréhensible, il se présente
c o m m e la g r a m m a i r e d e l a c o n v e r s a t i o n e t t e l e s t s o n e n j e u .
La finesse et l'intensité d e ces m o m e n t s d e style se r e t r o u v e n t
ainsi dans les c o n v e r s a t i o n s écrites, parlées ou silencieuses. A
c h a q u e o c c a s i o n , le s t y l e t r a n s p a r a î t d a n s c e s s é q u e n c e s c o n v e r s é e s
c o m m e une ossature qui d o n n e corps aux p r o p o s tenus. Les remar-
q u e s p r é l i m i n a i r e s m o n t r a i e n t q u e la c o n v e r s a t i o n n ' i m p l i q u a i t p a s
n é c e s s a i r e m e n t u n e c o n d u i t e c o m m u n i c a n t e . Il e n e s t d e m ê m e

a v e c les c o n d u i t e s s t y l i s t i q u e s . L e style d é v o i l e la s t r u c t u r e s o u s -
j a c e n t e d e la c o n v e r s a t i o n , m a i s g a r a n t i t s u r t o u t s o n e x i s t e n c e . I l
sauvegarde la c o n v e r s a t i o n dans son authenticité pour amener
l ' i n d i v i d u , le l e c t e u r o u l ' a u d i t e u r à l a d é c o u v e r t e d e c e s m o m e n t s
d e r é c i p r o c i t é s o c i a b l e o u m u e t t e q u e le p o è t e a p p e l l e z o n e i n d i -
c i b l e d e la p a r o l e , b l a n c h e u r d e s m o t s o u s o l i l o q u e m u e t . D e l e u z e ,
d a n s s o n o u v r a g e s u r P r o u s t p o s e la q u e s t i o n d e la m a n i è r e d o n t la

1. G. Deleuze. Proust el les signes, Paris, PUF, 1964, p. 195.


communication se réalise dans l'œuvre d'art. Il finit par reconnaître
que la puissance du lien dans l'œuvre tient à la singularité du style.
Quel genre d'espace de conversationnel le style instaure-t-il donc :
lieu dit d'une parole muette, intense et authentique ou moment
d'un acte de communication bruyant, stéréotypé et collectif? La
conversation, semble-t-il, a choisi sa voie, qu'elle soit écrite ou non
ne change rien à l'affaire ! Elle existe comme un instant singulier et
reste le témoignage de ce qui fait l'humain chez l'homme.

LA NATURE DU STYLE

Ordonnancement de moments privilégiés, le style préserve ces


relations intimes et authentiques que la conversation, prononcée
ou intériorisée, découvre. Moment intense d'écriture, le style
affouille des zones d'intimité profondes sans pour autant les
mettre à nu. Avec sa propre grammaire, le style se fait le porte
parole d'une conversation en perpétuel devenir, et il n'y a pas, dans
l'acte d'écriture réussi, efficace disait René Char, de séquences où
le style empêcherait que la conversation ne se réalise. La page
blanche, le silence de la parole ou encore la conversation
d'écriture, sont la même expression d'un non-style. Le non-style, refus
de l'effet de manche, sorte de mot d'ordre du rhétoricien, apparaît
comme l'expression libre d'une conversation jamais communi-
cante. Le sujet aura beau parler, conversera-t-il ? Ce drame de
l'écriture, les poètes tentent de le retranscrire dans leur travail
d'écrivain. Mallarmé par exemple, mais il en existe bien d'autres,
travaille le vers pour qu'il exprime la complexité de la conversation
dans son achèvement. La conversation mallarméenne envisage
une sorte de retour sur l'acte même d'écriture et de conversation,
sans que ce retour ne se réduise à des repliements psychologiques
sur soi et de soi. Pas de complaisance ni de complainte dans ses
pages d'écriture, mais plutôt l'accomplissement d'une activité où, à
chaque instant, le poète risque sa vie. Mais peu importe l'échec,
seule l'aventure plus que la réalisation importe.
Le style est de l'homme parce que l'homme impose, par sa forme et
dans sa langue, une modulation, une sorte de moule à ses divers
actes d'écriture. Mais, ce moule, spécifique à chaque écrivain, a-t-il
comme modèle le moule intérieur de Buffon tel que Deleuze le
décrit ? Il semble en réalité que ce moule modèle et module
l'intérieur des êtres ou des volumes, quels qu'ils soient, non en s'en
tenant uniquement aux procédés rhétoriques de l'Antiquité, ceux
qui délimitent l'extériorité des êtres ou des choses, mais en
s'attaquant à la structure intérieure et propre de l'écriture. La
modulation de Buffon dénature et fait exploser ainsi les figures
classiques du style. Le moule comme variation de ces modulations
n'est plus le moment où une forme s'impose extérieurement, gros-
sièrement, presque avec vulgarité, à une matière. Il est plutôt une
forme qui donne vie à la matière. Comme il vaut mieux la forme et
non desformes, celles-ci étant les figures et les espaces extérieurs du
discours, il vaut mieux que chaque auteur ait son propre style dans
la mesure où jamais personne ne parle, ne module, ni ne formule
de la même manière. Chacun a sa langue, chacun a sa conversa-
tion, chacun a son style. Même si on a la langue qu'on mérite et le
style qu'on peut, il n'empêche que la variation des jeux langagiers
modulés des actes d'écriture propres à chaque auteur délimite des
zones de contact où une communauté partagée peut s'élaborer. Ce
passage d'une langue à l'autre, d'un langage commun (zone sociale) à
un langage affect (zone intérieure) par un retour à la langue primitive,
celle qui vient avant la langue maternelle, montre à quel point
l'immersion langagière n'est pas facile et reste sujette à des drames.
Ce sentiment d'étrangeté langagière, Proust le ressent à l'audition
des Opéras de Wagner. A la manière de ces beaux livres écrits dans une
langue étrangère, l'utilisation des mêmes thèmes musicaux rappelle, à
la conscience affectée, des actes lointains, intériorisés, presque
détachés, invitant le lecteur ou l'auditeur, moins à la reprise d'un
motif qu'à la névralgie d'une impression En lisant, en écoutant ou
en parlant, le sujet pénètre un monde étrange ; il oublie sa fonction

1. M. Pro ust, A la recherche du Temps perdu. LI Prisonnière, Paris, Gallimard, 1977, p. 188.
sociale d'être communicatif pour recouvrer son état intense, celui
où s'exprime sa conversation. Il déjoue du même coup les ruses de
la communication et les formes sociales de sa syntaxe quotidienne.
Dorénavant en se parlant, l'homme prend l'autre comme prétexte
pour se rappeler à l'oreille sa propre musique. Comme les parti-
tions de Bela Bartòk ne se limitent pas à la simple récollection de
thèmes folkloriques, la langue propre n'apparaît plus comme un
recollement de formules creuses ou de lieux communs. Sans que
cela traduise pour autant une authenticité naïve, le langage-affect,
comme la variation folklorique, réinvestit un énoncé ou une parti-
tion. Il réactive la modulation des constances qui retranscrit, par
résonance, le retour à l'origine, c'est-à-dire l'oubli de la subjectivité
quotidienne. Avoir du style, ce serait ainsi retrouver sa langue. Ne
fussent que dans l'urgence de ces moments littéraires ou musicaux,
les lignes de tension que l'écriture provoque, simultanément inhéren-
tes et intérieures au langage, permettent d'expérimenter et
d'éprouver la conversation de l'homme à travers son style.

LA RHÉTORIQUE ET LE STYLE

Réfléchir sur le style, cela revient à réfléchir à son utilisation litté-


raire. La distinction entre la rhétorique et le style s'établit avant tout
par le passage de l'extériorité à l'intériorité. Mais là encore, la dis-
tinction entre l'usage mesuré de la langue au moyen duquel le rhé-
teur construit son discours, et le rhétoricien recherchant délibéré-
ment l'effet de manche ou de bouche, mérite d'être faite. Lorsque
Aristote définit la rhétorique comme « la faculté de découvrir spé-
culativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à per-
suader » il ne la réduit pas à un processus stérile, représentatif et
descriptif. Il la pressent au contraire comme une activité liée à
l'action. L'art de la persuasion implique en fait un jugement

1. Aristote, La Rhétorique, liv. II, 1355 b 25-26, Paris, Éd. des Belles Lettres, 1961 ; trad.
Dufour.
conforme à des situations concrètes, jugement ayant pour principal
objet la mise en rapport réciproque du langage et de la pensée. La
rhétorique n'a rien d'une simple mise en application externe de la
langue ; elle permet simplement au style de s'accomplir. Plus qu'un
exercice formel, elle rend possible l'accomplissement d'un style,
même si la plupart du temps, elle est perçue comme la mise en
scène d'effets de langage ou d'écriture. On retrouve ici toute la dis-
tinction entre le rhéteur qui apprécie à sa juste valeur la forme stylis-
tique, et le rhétoricien, sorte de Chevalier de la carafe, qui joue de
manière excessive avec l'effet de manche.
La figure de style mis en place dans la conversation rappelle le
thème de la Gaie rhétorique de Nietzsche. Le style n'est pas une
simple catégorie linguistique, exercice standard d'une série de pro-
tocoles et de mots d'ordre, la belle écriture par excellence ; le style
s'élabore au contraire dans le contexte de l' écart, de la rupture et de
la transgression, l'écrivain devenant un agent d'écart s'opposant ainsi
au linguiste « interprète de la statistique » Dans l'atmosphère de la
variation continuelle, du déséquilibre permanent et de l'exercice
vivace, le style réclame un état de complète hétérogénéité et refuse
l'agencement stéréotypé des mots. Mais pour mieux comprendre
la manière dont le style permet à la conversation de s'affirmer, il
faut revenir sur ce qui le véhicule, autrement dit le discours indi-
rect libre.

LE DISCOURS INDIRECT LIBRE

Le discours indirect libre se définit comme un rapport d'énoncés


entre deux locuteurs. Par exemple, dans la célèbre formule de
Madame Bovary : « Elle se répétait : "j'ai un amant ! j'ai un amant !" se
délectant à cette idée comme celle d'une autre puberté qui lui serait

1. P. Valéry, « Lettre à Clédat », Revue de philologie française, n° 40, 1928, p. 509. Voir à ce
titre dans l'ouvrage cité plus haut, l'analyse faite par G. Passerone sur différents écrivains
comme Flaubert ou Proust.
survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs d'amour... » le
« elle allait donc enfin posséder » est une formulation en style indi-
rect libre dans laquelle la voix du personnage se mélange à celle du
narrateur et de l'auteur. L'écrivain renonce ainsi « à être un écrivain-
narrateur, et plonge immédiatement dans son personnage, en nar-
rant tout à travers lui » Chaque personnage garde ainsi sa voix
alors que dans le discours direct ou indirect une seule voix
s'exprime, que ce soit celle du sujet parlant actuellement (discours
direct) ou celle qui prend en charge l'énoncé et la voix du premier
locuteur interdisant alors au deuxième de parler (discours indirect).
Quand le sujet affirme :je dis qu'il a fait ceci, en tant que locuteur il
soumet le deuxième en l'empêchant de parler ; son énoncé est
subordonné au sien qui le contient. En outre, le discours direct est
moins libre que les autres parce qu'il imagine encore un je parlant.
Au contraire, avec le discours indirect libre, il y a un mélange de
deux voix ou de deux énoncés, et une parfaite autonomie de
l'interlocuteur, du tu ou du il. Cette forme de discours reste le seul
recours de l'écrivain pour retrouver le flux de sa langue, sa mobi-
lité ou son hétérogénéité, moyen par lequel il pourra déséquilibrer
la langue quotidienne pour créer des lignes de tension dans son
œuvre. Le discours indirect libre devient ainsi le moyen d'échapper
à l'omnipotence du narrateur apparemment maître de son dis-
cours. Il est aussi un moyen de lutter contre l'enchâssement
d'énoncés directs ou indirects. En acceptant que le sujet perde la
maîtrise de son énoncé, la figure du style va pouvoir s'accomplir,
alors qu'avec le discours direct ou indirect l'écrivain pense qu'il est
encore possible de produire des énoncés singuliers mêlant, au gré
des circonstances, divers sujets d'énonciations. L'énonciation prise
dans un énoncé qui dépend lui-même d'une autre énonciation per-
met, dans le discours indirect libre, de réaliser une série d'agence-
ments et d'emboîtements dont la principale fonction est de préser-
ver la langue des artifices rhétoriques. Il ne s'agit ni d'écrire pour

1. G. Flaubert, Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. 1, 1951, p. 657.


2. P. Pasolini, L'expérience hérétique, Paris, Payot, 1976, p. 41 ; trad. A. Pullberg.
l'éternité, ni d'écrire pour satisfaire u n e vague subjectivité, mais
plutôt d'envisager l'acte d'écriture c o m m e la redécouverte de sa
propre langue. L'écrivain agençant librement des énoncés collec-
tifs sauvegarde en outre l'hétérogénéité de la langue. D'ailleurs, le
thème d u moule que Buffon utilise quand il définit l'idée de style
rend possible l'agencement individuel d'énoncés collectifs, et c'est
cet agencement libre qui s'exprime pleinement dans le bilinguisme
sans langue, formule que Deleuze emploie p o u r qualifier le travail de
Wolfon et de B e n e Le bilinguisme sans langue correspond à la possi-
bilité laissée par l'écrivain de quitter sa langue maternelle p o u r
retrouver un état antérieur, une sorte de langue primitive. Son
bilinguisme consiste alors à passer d'une puissance langagière à
une autre sans que ce passage ne soit circonscrit par les limites
imposées par la langue standard.

LE MOULE INTÉRIEUR

E n août 1753, Buffon écrit, à l'occasion de son élection à


l'Académie française, son Discours sur le style. A cette époque, il tra-
vaille sur son Histoire naturelle d o n t il a déjà publié plusieurs volu-
mes, n o t a m m e n t les volumes consacrés à l'observation des espèces
et leur composition. Dans son approche scientifique de l'évolution
des espèces, Buffon esquisse l'idée m o d e r n e de circulation molécu-
laire au travers des corps ; les molécules passant d ' u n corps à l'autre
au fur et à mesure de l'état physique de ce corps. A partir de la
notion d'échange moléculaire, il va élaborer la notion de moule inté-
rieur : « Le corps d ' u n animal est u n e espèce de moule intérieur

1. Cf. L. Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970 et C. Bene, G. Deleuze.
Superpositions, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
2. J.-J. Rousseau parle, dans sa quatrième promenade des Rêveries, de modèle intérieur
comme modulation du devenir de la matière. La modulation rousseauiste reprend la notion
de moule chez Buffon ou de forme chez Aristote. Principe téléologique, la modulation est
autant constituante que constituée, nature naturante que nature naturée, libre préservation
d'un contenu à l'égard d'une extériorité et intériorité. Il n'y a pas en réalité de moulage for-
mel et prédéterminé.
dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et
s'assimile au total... Il nous paraît donc certain que le corps de
l'animal ou du végétal est un moule intérieur qui a une forme cons-
tante mais dont la masse et le volume peuvent augmenter propor-
tionnellement, et que l'accroissement, ou si l'on veut le développe-
ment de l'animal ou du végétal, ne se fait que par l'extension de ce
moule dans toutes ses dimensions extérieures et intérieures ; que
cette extension se fait par l'intussusception d'une matière acces-
soire et étrangère qui pénètre dans l'intérieur et qui devient sem-
blable à la forme identique avec la matière du moule. » L'analyse
philosophique de Buffon sur le moule intérieur s'inscrit dans la pers-
pective aristotélicienne de l'acte téléologique (la recherche d'une fin
pour elle-même, science des causes finales) Il ne s'agit pas d'une
simple forme mais d'une modulation spécifique à la structure de
chaque individu. Le moule intérieur n'est pas pour Buffon une déli-
mitation externe des structures, une forme formalisante, un mou-
lage définitif et irréversible, mais plutôt une modulation qui agit sur
la structure interne des sujets, une forme qui s'actualise dans la
matière du langage. Le style conditionne l'œuvre par son unité ; il
met en quelque sorte de l'ordre et du mouvement dans la pensée.
Cette modulation rapportée au style permet à l'acte d'écriture de se
définir, non pas comme un exercice formel, ni comme une stratégie
de placement plus ou moins harmonieuse, ni même comme une
forme externe qui s'impose de l'extérieur à la matière. Il s'agit plutôt
de la véritable modulation de la matière même du langage. Quand
Buffon écrit sa fameuse formule : « Le style est de l'homme » il
sous-entend que chaque écrivain a un style au sens où personne ne
module de la même manière, chacun a sa langue comme chacun a sa
conversation. Ces agencements propres sont à l'image de ces varia-

1. G. Buffon, Histoire naturelle, histoire des animaux, chapitre III, Bruxelles,


Éd. Lejeune, 1828. George Canguilhem a été l'un des premiers à soulever l'originalité scien-
tifique de la notion d'échange cellulaire dans son ouvrage La connaissance et la vie, Paris, Vrin,
1985, p. 51-60. Pour plus de détails sur la question, cf. G. Passerone, op. cit.
2. Aristote, Métaphysique, liv. H et Z, La physique, liv. I et II.
3. G. Buffon, « Le discours sur le style », Discours académiques, Paris, 1866, p. 15.
tions continuées de lignes syntaxiques allant de l'exercice poétique
le plus pur, Mallarmé et le « Coup de dés », par exemple, à des for-
mes musicales comme les phrasés de Bach, en passant par les logor-
rhées verbales d'Artaud, formes multiples de bilinguisme sans langue.
Le style est et reste dans cette perspective une forme spécifique que
l'homme impose aux différentes connaissances afin de les mouler
et de les représenter dans la matière même de la langue. Cet enjeu du
style n'existe néanmoins qu'à condition que l'écrivain s'en serve
comme d'une régulation rhétorique : « Plus je travaille, et plus je
m'aperçois que, si l'on a la passion de serrer la vérité d'aussi près
que possible, il faut renoncer à être préoccupé par le style. »' Se
préoccuper du style, cela revient à réduire l'acte d'écriture à un
simple exercice d'agencement. Par contre, oublier le style c'est en
faire un non-style en vue de libérer la langue du carcan social p o u r
permettre à la matière brute de la conversation de s'extraire. C'est
toute la différence entre celui qui a un style, qualité immanente d ' u n
acte d'écriture que le lecteur ressent et qui lui permet de faire la dif-
férence entre le grand écrivain et le scribe, et le styliste de la belle écri-
ture, celui qui n'est peut-être pas assez harcelé par la matière brute
des choses et des événements p o u r la saisir. Le non-style serait aussi
le moyen de retrouver sa langue première dans le sens d'avoir du style
pour retrouver sa langue et p o u r redécouvrir en profondeur le
dynamisme poétique qui donne vie au langage. Ce parcours, Mal-
larmé le propose à son lecteur. Partir d'un regard sur l'exercice
d'écriture et l'acte de communication p o u r se rendre compte assez
vite de leurs limites. Plus tard, un travail p r o f o n d sur l'acte
d'écriture peut s'instaurer afin de comprendre ce pour quoi la page
blanche est faite, sorte de redécouverte d'un acte conversationnel
sans communication, acte destiné quelquefois au repli sur soi,
d'autres fois à la mise en c o m m u n ou partage d'une langue intime.
Mais l'alternative n'est pas sans risque puisque l'écrivain aurait le
choix entre l'enfermement dans ses conduites psychotiques, l'acte

1. C o n f i d e n c e faite par M. P r o u s t à R o g e r M a r t i n - d u - G a r d , p a r u e dans Le Figaro litté-


raire du 24 d é c e m b r e
de conversation soliloqué (le sujet s'enferre dans sa langue-affect),
la pratique des actes communicationnels quotidiens, situation
d'impasse, et en dernier lieu la redécouverte d'actes conversation-
nels, conduites sociables du sujet conversant. La conversation,
qu'elle soit d'écriture ou non, serait peut-être le meilleur moyen
pour atteindre cette part muette, cette région insaisissable et ignorée
de la langue. La raréfaction qu'entraîne l'exercice poétique de Mal-
larmé par exemple nous montre à quel point la tension verbale de la
conversation poétique conduit, l'écrivain comme le lecteur, à un
état de syncope ou un blanc de parole. Le style semble être en
quelque sorte une réponse à cet exercice périlleux qu'engendre la
conversation authentique, c'est-à-dire l'accès à un état de desserre-
ment de la langue. S'éloigner de ce dont on parle, non par désinté-
ressement mais pour retrouver la zone de tension cachée derrière le
mot quotidien, zone de tension qui dévoile les accès au sens, autre
forme de la poésie du mot qui se réalise sans effet sonore.

LE TRAVAIL MALLARMÉEN

« Quand je commence, il me semble que mon tableau est de


l'autre côté, seulement couvert de cette poussière blanche, la toile.
Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosse à dégager le bleu,
une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est net-
toyé, le tableau est fini » ; la conversation poétique se présente de
la même manière. A l'origine, l'instant est sublime et réussi ; le par-
tage est présent. Les mots authentiques, ceux qui ont retrouvé leur
sens, feront le même office que les pinceaux de Braque : ils con-
crétiseront les espaces réels de conversation. Mais comme trop de
couleurs font perdre à la toile son attrait, trop de mots font perdre
à la conversation sa nature. C'est la mesure pour la mesure qu'il
convient de rechercher dans la pratique conversationnelle. A priori,
l'exercice est simple, pourtant l'échec est presque systématique. Le
poème du « Coup de dés » de Mallarmé nous propose, par

1. J. Paulhan. Braque, le patron, Genève, 1946, p. 43.


l'affirmation claire et joyeuse de son style, la redécouverte de
l'exercice conversationnel. Il creuse le mot pour faire resurgir
l'essentiel, une espèce d'immédiateté devenant silence et blanc. Pas
de rhétorique abusive, pas d'exercice de style excessif, mais un tra-
vail sur la langue pour en faire sortir une conversation indicible et
muette, mais humaine. Mallarmé tente ce pari au risque de son
écriture. De « L'Azur » au « Livre », le parcours est long et labo-
rieux et les écueils multiples. L'ombre de la stérilité avec « L'azur »,
le formalisme du travail de l'écrivain avec «Igitur», sont autant
d'obstacles à la création du poète. Mais en fin de parcours il y a la
découverte de l'hétérogénéité et de l'étrangeté de la langue
exprimée dans le « Coup de dés ».
Pourtant, que se passa-t-il pour qu'il écrive à la fin des
années 1865 : « Vous aviez raison, le spleen m'a presque déserté et
ma poésie s'est élevée sur ses débris, enrichie de ses teintes, cruel-
les et solitaires, mais lumineuses. L'impuissance est vaincue, et
mon âme se meut avec liberté. Merci de votre amicale prophétie,
d'elle est née, sans doute, cette Résurrection. » Comment interpré-
ter cette résurrection, et comment lire certains poèmes comme
« Le Guignon », « Les Fenêtres », « L'Azur », dans lesquels il
évoque cette quête de l'Absolu? Le cri du dernier vers de
« L'Azur », se perçoit-il comme un cri d'agonie ou de victoire sur la
langue commune : « L'Azur, l'azur, l'azur » ? Ce poème lui a
donné beaucoup de m a l mais il lui a permis de dégager son travail
du bel agencement syntaxique. S'attacher à l'effet produit plus qu'à
la chose décrite afin de retrouver une réalité non plus quotidienne
mais probatoire, une zone de la langue où la distinction entre le
rêve et le réel n'a plus de s e n s tel est le souhait du poète. Oscillant

1. S. M a l l a r m é , Correspondances, t. I, lettre d u 31 d é c e m b r e 1865 à Mistral, Paris, 1959,


p. 190.
2. S. Mallarmé, Œuvres Complètes, « L ' A z u r » , Paris, G a l l i m a r d , « P l é i a d e » , 1945, p. 37.
3. S. Mallarmé, Correspondances, t. I, « L e t t r e à Cazalis de janvier 1864 », Paris, 1959, p. 104.
4. S. M a l l a r m é , op. cit., L e t t r e d ' o c t o b r e 1 8 6 4 à Cazalis, p. 137.
5. L o r s q u e M a l l a r m é é v o q u e le rêve c o m m e e n n e m i de la c h a r g e d u p o è t e (cf. Toast
funèbre), il a f f i r m e q u e l'activité p o é t i q u e ne p e u t s ' a c c o m p l i r sans u n travail f o r m e l . L e
rêve, s'il n ' e s t pas s u r é l a b o r a t i o n , se r é s u m e à u n e s i m p l e a v a n c é e directe s u r l'imagi-
entre une approche tangible de la réalité et la crainte de la stérilité,
Mallarmé recherche dans le mot le vecteur idéal à toute conversa-
tion pour se soustraire de la contingence de la communication.
L'effet demande un travail parce qu'il permet au poète de se déga-
ger de la pesanteur de la langue commune pour retrouver une
grammaire absente de toute combinaison mathématique.
Avant la résurrection de 1865, il s'agissait pour Mallarmé de
chercher l'effet, même si cet effet n'avait rien d'excessif : « Le sens
trop précis rature ta vague littérature. » A ce moment de son acti-
vité, il veut atteindre l'absoluité de la langue par un travail formel
sur le mot en vue de «donner un sens plus pur au mot de la
tribu » Le travail sur le mot, matériau idéal, consiste à transmuer
le réel commun et sensible en une vérité idéale. Exclure le « réel
parce que vil » n'a pour l'instant aucune commune mesure avec le
frisson final du réel authentique du « Coup de dés » en qui toute
réalité se dissout. Mallarmé travaille encore la matérialité du lan-
gage parce qu'il pense que la langue a le pouvoir de dévoiler le rêve
ou la nudité idéale au lecteur. Cette recherche n'est toutefois pas
sans péril. A vouloir triturer le mot, le poète finit par le perdre en
perdant la raison. La réalité transfigurée du rêve est peut-être trop
éblouissante pour le simple donataire. Qui ne donne rien, ne reçoit
rien, c'est sans doute l'avertissement qui met le poète en garde :
«Voici deux ans que j'ai commis le péché de voir le rêve dans sa
nudité idéale, tandis que je devais amonceler entre lui et moi un
mystère de musique et d'oubli. Et maintenant, arrivé à la vision
horrible d'une œuvre pure, j'ai presque perdu la raison et le sens
des paroles les plus familières. » Mais cela n'empêche pas Mal-

naire. L'hermétisme mallarméen rejoint la dureté rimbaldienne à l'égard de l'imagination :


« songer est indigne », Comédie de la soif. Le rêve est ennemi de la charge du poète puisqu'il le
détourne de son travail sur la réalité. A la différence de Nerval chez qui le poème existe sans
poiein (le poiein c'est l'actualisation du travail poétique), avec Mallarmé le poème est simultané
au poiein.
1. S. Mallarmé, Œuvres complètes, «Toute l'âme résume », Paris, Gallimard, 1945, p. 73.
2. S. Mallarmé, op. cit., « Le tombeau d'Edgar Poe », p. 70.
3. S. Mallarmé, op. cit., « Toute l'âme résume », p. 73.
4. S. Mallarmé, Correspondances, t. I, « Lettre à Coppé du 2 0avril 1868 » Pans, 1959, p. 270.
larmé de reprendre sa route, éprouvante mais bienfaitrice, pour
passer du mot au symbole. Ainsi ciselé, le mot l'est posément avec
patience et science. Mallarmé a failli échouer comme l'homme
supérieur a failli s'emparer de ce qui ne lui appartenait pas. De ce
point de vue, le jet de dés dans un « Coup de dés » confirme la
prise de conscience du poète de ce qui était en germe dans l'œuvre
précédente, « Igitur ». Après avoir réfléchi sur la possibilité
d'exprimer, par une forme exclusive, le rêve, il finit par admettre
dans un « Coup de dés » que si la découverte de l'être est possible,
elle passe par le terrassement du mot ressuscitant le hasard silen-
cieux. Le poète sut éviter le piège de la belle langue grâce aux nom-
breux avertissements comme ceux d'« aboli bibelot d'inanité
sonore » ou ceux de l'inanité de la parole Le mot doit s'affirmer
comme un accès au silence, mais aussi comme l'instauration d'une
conversation muette sans qu'il s'agisse d'un silence réducteur. Pen-
ser c'est écrire sans accessoire c'est le moment où la parole
s'essentialise pour s'accomplir sans le mot : « l'indicible ou le pur,
la poésie sans les mots » ; thème de la parole sans voix de
Nietzsche Combien Maurice Blanchot avait raison d'écrire que le
silence, loin d'apparaître comme l'opposé des mots, était au con-
traire « supposé par les mots » L'ordonnancement du « Livre » éli-
minant le h a s a r d la p e n s é e procédant par raccourci par vision
simultanée et par p r o x i m i t é tout cela c o m p o s e le poème t u .

M a i s , l ' e s s e n t i e l d e l a conversation poétique s e r e t r o u v e d a n s l e « C o u p


d e d é s », œ u v r e e s s e n t i e l l e d u t r a v a i l m a l l a r m é e n .

1. S. Mallarmé, Œuvres complètes, « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », Paris,
Gallimard, « La Pléiade», 1945, p. 68.
2. S. Mallarmé, op. cit., « Igitur, scolies », p. 451.
3. S. Mallarmé, op. cit., « Crise de vers », p. 363.
4. S. Mallarmé, op. cit., « Offices », p. 389.
5. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1971, p. 166.
6. M. Blanchot, La part du feu, « Le mythe de Mallarmé », Paris, Gallimard, 1949, p. 42.
7. S. Mallarmé, op. cit., « Crise de vers », p. 368.
8. S. Mallarmé, op. cit., « Un coup de dés n'abolira jamais le hasard », p. 455.
9. S. Mallarmé, op. cit., préface, « Un coup de dés n'abolira jamais le hasard », p. 455.
10. S. Mallarmé, op. cit., « Quant au livre », p. 375.
11. S. Mallarmé, op. cit., « Crise de vers », p. 367.
UN COUP DE DÉS N'ABOLIRA JAMAIS LE HASARD

La lecture de ce texte demande, pour qu'il soit saisi comme Mal-


larmé le souhaite, une vision simultanée de l'ensemble de la com-
position. Volontairement, Mallarmé introduit dans son texte un
mélange d'ornements prenant la forme, par une typographie inha-
bituelle, d'une grammaire surprenante ou de silences insaisissables,
moments intimes de conversation. La nouveauté de Mallarmé
consiste à faire de la typographie la grammaire du poème. Chaque
vers est construit sur un modèle typographique propre ce qui ne
l'empêche pas de s'intégrer parfaitement au texte. De cette dispo-
sition évocatrice, la pagination est exclue. Simultanéité entre ce qui
fait office de commencement et de fin, ce « livre ne commence ni
ne finit : tout au plus fait-il semblant » Cela n'interdit pas cepen-
dant « les arrêts fragmentaires » que la langue impose. Tout doit
agir autour de l'hypothèse première et probatoire de l'impossibilité
de la langue commune à traduire le combat que le poète mène
contre l'effet standard du mot. Une fois oublié et transgressé
l'ordre de l'agencement formel, le vers éconduit l'affirmation de la
parole contingente et homogène pour inaugurer la venue de la
parole conversante, la feuille de style, ou l'étrangeté de l'acte
d'écriture. Le récit, de justesse évité, n'est que l'inertie d'une langue
qui ne peut se débarrasser du vague sans dotation. A ce titre, le lan-
cer de dés mallarméen est un et victorieux, il réinstaure la parole
dans son acte de conversation, celui qui relie le mot à la nature des
choses, ou le mot à l'individu dans sa communauté de pensée. Le
coup de dés par lui-même n'est rien ; il échoue quand il est seul,
mais s'il réussit, la conversation se réalise. Ce n'est pas le coup de
dés en soi qui importe, mais au contraire l'individu qui affirme, par

1. S. Mallarmé, op. cit., préface, «Un coup de dés n'abolira jamais le hasard», p. 455.
2. S. Mallarmé, Le «Livre» édité par J. Scherer. Fragment 181 A, Paris, 1957.
3. S. Mallarmé, Œuvres complètes, préface, « Un coup de dés n'abolira jamais le hasard »
Paris, Gallimard, Pléiade, 1945, p. 455-456.

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