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Gérard Macé

Leçon de chinois
Car les langues, n ’est-ce pas, sont faites pour être admirées,
contemplées, beaucoup plus que pour être comprises.
C. A. Cingria, Florides helvètes.

C’est la face entière, et non seu lem en t la bouche, qui a p p re n d


à prononcer les sons, d o n t la v ib ra tio n cesse a u ssitô t, p ercu tés
presque tous en tre le palais e t les d en ts — co n tre l’os et l’ivoire.

D errière ce m asque, c’est la voix q u ’il fa u d ra it im ite r, au


lieu d ’un « accent ».

P rem ières pages d ’écriture. P o u r que la m ain a p p ren n e à


re c o n n aître les caractères.
Car c’est elle qui co m m an d era au cerveau.

Défi à l ’hom m e gauche, à l ’E u ro p éen m an ch o t.

J ’apprends à tra c e r des signes e t à prononcer, com m e un


e n fa n t qui p ressen t le v ieillard en lui, et se so u v ien t du n o u r­
risson.

A p prendre le chinois, c’est ré é d u q u e r une m ain m o rte, en


p aralysie depuis to u jo u rs à l ’o rien t de soi-m êm e.
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Mais p o u r réveiller quoi, dans un coin p erd u de quel h ém is­
phère?

M éandres d ’un « peu pro fo n d ru isseau ».

Q uatre to n s, plus u n to n léger : chacune des q u a tre cents


syllabes est une corde pincée su r c e tte gam m e ru d im e n ta ire .
U n peu plus h a u t, u n peu plus bas, le cri d’am o u r est changé
en in ju re, e t le c h an v re en cheval.

Les m ots m o n te n t et d escenden t su r la co u rte échelle des


significations.

Il fa u d ra it a p p re n d re aussi l ’in to n a tio n qui v e u t to u t dire :


ironie, périphrases, fausses questions e t sous-en ten d u s... La
colère et ses discours, l’a llité ra tio n et ses ruses.

Ici la corde et l’a rc h e t, là-bas la cloche et le gong.

T o u te langue est p a u v re au com m encem ent, m êm e le chinois.


De là v ie n t la sav eu r de la prem ière leçon : q u a tre m ille ans
de « réel réalisé », m ais au cu n e m ém oire personnelle.

A q u an d les souvenirs de ce m oi é tra n g er?

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Les m ots qui d ésignent les nom bres : cen t, m ille et un m illion
ic i ; bi ă (cent), qiā n (mille), e t w àn (dix mille) en Chine.
P o u r nous les zéros se c o m p te n t p a r trois, p o u r les Chinois
p a r q u a tre . P asser d ’u n e langue à l ’a u tre im plique donc une
o p ératio n de change — qui est aussi une conversion m en tale,
car il s’ag it du « change » de l ’espace e t d u tem p s.

E n tre ciel e t te rre , c’est-à-dire en tre le cercle et le chiffre


neuf, la q u a d ra tu re et le carré.

T o u t est qu an tifiab le en Chine : poids, m esures, m érites et


dém érites.
Mais aussi les signes : mille, deux mille, six m ille, et le savoir
est m esuré com m e le reste.
P o u r devenir le ttré , sa v a n t, poète ou m oine, il suffirait
donc d ’ou v rir le dictio n n aire.
Oui, m ais à co ndition d ’av o ir aussi la connaissance du vide,
à l’origine et an cœ ur de to u t. Comme les ancêtres p arm i nous,
et les dém ons p a rto u t présents.

La Chine est fam ilière des g rands nom bres. Mais l’im m ensité
m esurable n ’est pas encore l’infini. D ’où une h iérarchie trè s
précise, e t une d iv in ité p a rto u t sans nom .

3e jo u r du 3e mois : fête du p rin te m p s. 5e jour du 5e mois :


fête de la 5e lune. 7e jo u r du 7e mois : fête de la fem m e. 15e jo u r
du 8e mois : fête de la m i-au to m n e. 9e jo u r du 9e mois : fête
du double neuf 1 Les fêtes fo n t p a rtie de cet em pire du nom bre.
Le dictio n n aire aussi, dans son p rin cip e de classem ent :
d ’ab o rd les c arac tè re s form és d ’un seul tr a it, puis de deux, puis
de trois, puis de q u a tre ...

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De m êm e a u to u r de la ta b le , où l’on place d ’ab o rd la perso n n e
d o n t le nom de fam ille est com posé d ’u n seul tr a it, et ainsi de
suite, du plus sim ple au plus com pliqué.

D u langage à la ta b le , cosm ogonie p a rto u t : à p a rtir du


m oindre élém ent, on engendre un univers. Comme en p e in tu re ,
où il suffit d ’un u n iq u e tr a i t de p in ceau pour sép arer le ciel
et la te rre .

Le boulier dispense les Chinois d ’écrire p o u r effectuer les


q u a tre opérations.
D ans un espace a sy m é triq u e e t re s tre in t (un cadre de bois
trè s ordinaire) des form ules d o n t la v a le u r est m u e tte glissent
sous les doigts d ’un m a ître tro p h u m ain , com m e les po in ts
c ard in au x d ’un un iv ers encore en m o u v em en t, a v a n t de se
loger dans l’en d ro it p ré v u où ils se rv iro n t de m ém oire.

Ainsi, l ’écritu re en Chine fu t au cours des siècles d ’u n usage


réservé. E te n d re a u jo u rd ’hui cet usage en le sim plifiant, c’est
p e u t-ê tre asservir to u t un peuple à des règles vulgaires, et
c’est donner naissance à une langue m o rte.

Nous avons volé le feu au ciel, les Chinois lui ont volé les
signes; m ais on s’est p a rto u t servi du feu p o u r b rû le r des livres.

Le prem ier em p ereu r (T’sin che-h o u an g ti) qui plaça son


règne sous les signes de l’eau, de la couleur noire, du chiffre
six, du y in et de l’hiver, de l’om bre et de l ’ubac 2, fit ferm er la
grande m u raille p o u r m ieux se p ro tég er des b a rb a res — et ce
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fu t le m êm e qui o rd o n n a de b rû le r to u s les livres afin de réd u ire
au silence les le ttré s.
La prem ière stèle, élevée p o u r avoir force de loi, est u n in s tru ­
m e n t de to rtu re e t de m o rt. E lle est encore dans nos m ém oires
(com m e la m a rq u e au fer rouge, su r le corps des le ttré s qui
v o u lu re n t conserver leurs livres) p o u r nous ra p p e le r que le
p u r souci de la g ram m aire ne préserve pas des sacrifices, e t que
l’am our du langage pris à la le ttre a ttise la h ain e des ty ra n s.
Q u’en tous les siècles e t de to u te s les m anières il fa llu t p a y er
de sa personne p o u r défendre les m ots.

Pressé de questions, com m e le v o y a g eu r à son re to u r : alors,


vous appren ez le chinois? C om m ent? E t su rto u t, p o u rquoi?
Or, le chinois vous p ren d p arce q u ’u n b u t qu elco n q u e (un
progrès encore plus) est hors de question.

U n apologue to u t de m êm e : a u jo u rd ’hui q u ’il n ’y a plus


d ’ailleurs (sinon dans u n e fo rêt fraîch em en t a b a ttu e , ou u n
livre déniché p a r h asard ), M arco Polo n e q u itte ra it pas Venise,
il a p p re n d ra it des langues. Ou tra v a ille ra it à les oublier to u te s,
m ais dans u n e cham bre co n v en a b le m en t orientée, aussi diffi­
cile à tro u v e r a u jo u rd ’hui que le P ay s des Licornes jadis.

U n Chinois re c o n n aît un é tra n g e r à son écritu re aussi : à ce


tra c é grêle e t tre m b la n t, qui ne crée au cu n e présence, n i au cu n
vide.
T raits sans épaisseur et sans m ém oire, sans h ain e e t sans
ciel.

M éprisant les désinences et les p arlers divers, m ais liés à


l ’espace de l’em pire, les caractères chinois, dans le carré q u ’ils
occupent, re tra c e n t les fleuves et les défilés d u M ilieu, le feu
du ciel et les lab o u rs de la te rre .

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Il nous p ro p o sen t un ju s te rôle a v a n t m êm e d ’ê tre disposés
en rec ette s ou sentences, et fo n t d an ser d e v a n t nos y e u x l’illu ­
sion d ’une langue n a tu re lle .

La p lu p a rt des idéogram m es, trib u ta ire s d ’u n e co n v en tio n


q u ’ils b risent, a m o rc en t un ré c it en nous in v ita n t à lire le u r
histoire.
Où se re tro u v e n t les veines du d rag o n e t le carré de la te rre ,
l’esclavage de la fem m e et le cad av re de l’hom m e.

L ’eau et le cœ ur, l’a rb re et le feu, la p o rte et le to it... A grippée


au ciel où elle im prim e un sens, l’écritu re chinoise est une liane
enroulée a u to u r du vide, u n e tresse a u to u r de la pensée.

L ’hom m e to u jo u rs d eb o u t, la fem m e to u jo u rs assise : le


poignet libre p o u r l’un, les pieds b an d és p o u r l ’a u tre .

N uages enroulés. C hanvre effiloché. F ag o t em m êlé. Corde


détortillée. E t face de diable, crâne de sq u ele tte ou grains de
sésam e, or e t jad e ou cavité ro n d e 1 : ce so n t les nom s des rides
e t reliefs q u ’im p rim e n t au p aysage les tra its d ’u n p in ceau plus
ou m oins sec.

P au v res pleins et m aigres déliés, d ’une écritu re que nous


continuons m algré to u t de fla tte r.

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U n calligraphe digne de ce nom se donne am o u reu sem en t
à son a rt. É lan ou re te n u e, effleurement, ou pression : l’écritu re
est une caresse, un to u c h er sensuel.
É c ritu re heureuse que le poète occidental e n tre v o it (dans
le plaisir, parfois, de recopier sans ra tu re , ou com m e G oethe,
dans je ne sais plus quelle élégie, é criv an t de son doigt sur
le dos de sa m aîtresse...), m ais p resq u e to u jo u rs désespère d ’a t ­
te in d re : ce p o u rq u o i sa m ain si so u v en t s’affole, se ra id it
ou se crispe.

Le célèbre calligraphe Zheng Xie, ra c o n te F ran ço is Cheng,


échoua ju s q u ’à l’âge de q u a ra n te ans à tous les ex am en s de
le ttré au xquels il se p résen ta. N on p a r m an q u e de connaissances
(seule raison d ’échec en O ccident), m ais à cause de sa m auvaise
calligraphie : l’épreuve la plus im p o rta n te en Chine lui é ta it
fa ta le à ch aq u e fois.
Il se m it donc à im ite r les m odèles, en callig ra p h ian t à to u te
h eure du jo u r, en to u te s circonstances. E t m êm e la n u it :
une fois q u ’il tra ç a it ainsi des caractères, avec le b o u t du doigt,
sur le v e n tre de sa fem m e enceinte, celle-ci s’écria furieuse :
« A chacun son corps ».
E t com m e le carac tè re qui désigne le corps est aussi, en
chinois, le carac tè re qui désigne le style, la re m a rq u e de sa
fem m e fu t u n éclair dans l’e sp rit de Zheng Xie : il su t à p a rtir
de ce m om ent q u ’au lieu d ’im ite r, il d ev ait en lui seul ap p ren d re
le recueillem ent, éprouver le geste, créer la ten sio n nécessaire.
P o u r devenir le calligraphe le plus g ran d de son siècle.

U ne to u rn u re de la langue n a tale (involontaire com m e une


position du corps dans le som m eil), un m o t à m o t tr a d u it v ie n n e n t
so u v en t s’insérer dans une p h rase étran g ère : la « fa u te » est
ici proche du lapsus.

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L ’objet prem ier du désir, p a r un accroc ou une échancrure
dans la langue apprise, v ie n t ra p p e le r ses droits, et fait te n ir
à l’a u tre u n propos décousu.

Sous l’h a b it d ’e m p ru n t, u n dessous dépasse; sous le m a n te a u


chinois la doublure, e t j ’entends des rires dans m on dos.

L ’im aginaire a son idiom e à lui, q u ’il im pose à la m oindre


e rre u r; m ais si j ’ap p ren d s u n e langue aussi étran g ère, n ’est-ce
pas pour le laisser m ieux p arler?

P o u rq u o i les liens de p a re n té dans une lan g u e étran g ère


sont-ils si m alaisés à re te n ir, si so u v en t m élangés et confondus,
n écessitan t si je v e u x m ’en souvenir u n effort de c larté — m ais
a v a n t to u t dans m a propre langue e t m a m ém oire?
Comme si je re tro u v a is là ce qui fu t d ’ab o rd si n é b u leu x en
français — facile à prononcer ou savoir, m ais si difficile à
a d m e ttre v ra im e n t.

Q uand je tré b u c h e en chinois, je refais u n e généalogie, je


recom pose une p a re n té ; or, les term es chinois so n t d ’une infinie
précision (d istin g u a n t le côté p a te rn e l et le côté m atern el,
les cadets e t les aînés, etc.) et la fam ille est to u jo u rs in n o m ­
brable, étagée dans l ’espace et le tem p s.
(Ce sont les p a re n ts du côté m a te rn e l qui so n t affublés du
caractère désig n an t l’é tra n g e r : le père est d ’ici, la m ère v ie n t
d ’ailleurs — j ’aurais p o u rta n t ju ré le co n traire.)

D ans le c arac tè re qui désigne la m édecine générale, on


re tro u v e la clé qui signifie le « dedans »; et dans celui qui désigne
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la chirurgie, la clé du « dehors ». D ’u n e lan g u e à l ’a u tre , l ’a n a ­
tom ie est donc la proie de l ’écritu re (ainsi, la m o rt e st bien
« m asculine » en allem and).

Mais dehors ou dedans, je sens tro p se ra c o rn ir en m oi la


vieillesse et l’avarice — les cailloux du scrupule au lieu d ’un
« cœ ur lim pide et fin ».

Je rêve d ’une langue (et je crois la p a rle r quelquefois, à l’orée


du som m eil ou au b o rd de l ’insom nie) où le m oindre signe, dans
ses vides et ses pleins, dans le d éch irem e n t de l’air à le p ro n o n ­
cer, nous d ira it les m éandres de son a p p a ritio n e t la le n te
approche de sa m o rt; une lan g u e où to u t ro m a n s e ra it com m e
nié d ’avance, car il ré c la m e ra it p o u r ê tre lu ou p o u r ê tre écrit
un peu plus d ’une vie hu m ain e.

Le chinois lui-m êm e a failli à c e tte tâch e.


Le jap o n ais parfois, com m e u n a r t d ’e m p ru n t p o rté à son
com ble, e t sur la corde u n iq u e d ’un vieil in stru m e n t, réu ssit
à ne faire plus jouer, dans de brefs récits, que la neige, u ne le ttre ,
un lacet de soie, ou quelque fétiche nom m é d’u n m o t.

Mais la poésie seule, v ra im e n t inouïe, re d e v ie n t « chinoise »


com m e je l’entends.

Vieil écolier, é te rn e l a p p re n ti (et tro p réel fa b u la te u r),


je ré in v e n te une enfance en a p p re n a n t le chinois.
D ev an t ces caractères d ’a b o rd illisibles, en é c o u ta n t ce b ab il
d o n t je ne p arv ien s q u ’avec peine à isoler les sonorités, re v it
l’e n fa n t sous la ta b le , qui tâ c h a it de tro u v e r u n peu de sens
à la co n v ersatio n des a d u lte s, lo in ta in e e t p e rd u e com m e u n
c o n tin e n t à la dérive...
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La fascin atio n d e v a n t la langue la plus é tran g ère est p a re n te
encore du p rem ier éblouissem ent d e v a n t le poèm e : offert et
chiffré, lui aussi.

Je peux lire un c arac tè re sans savoir le pro n o n cer, je p eu x


le prononcer sans savoir l’écrire.

Son et sens éloignés, m iroirs sans reflets, com m e le fran çais


que j ’appris à l’école, séparé des m iens et livré à u n a u tre que
m oi-m êm e (on lisa it e t on é criv ait si peu, a u to u r de moi, que
le français m ’est à ja m ais u n e lang u e apprise — sans rie n à
voir avec les m ots écorchés, le pato is p u d iq u e des fem m es
qui m ’aim aient).

Le b a v a rd qui dans ses rêves ne parle plus que p a r proverbes,


v o it au m a tin la v érité s’enfuir, et lui m a n q u er com m e u n m ot
sur le b o u t de la langue.
Ainsi, en chinois, c’est ré p o n d re p a r oui ou p a r non qui
laisse in te rd it. D ans la to u rn u re q u ’on v a choisir tie n t to u te
la réponse, orientée déjà p a r la q u estio n de l’a u tre .

C ette h é sitatio n d e v a n t l’évidence, et le m o t qui se dérobe


alors q u ’il est déjà in scrit en nous, on ne l’éprouve jam ais que
poétiquement dans sa langue n a ta le . Car to u t poèm e, « tra d u it
d ’un chinois qui ne fu t pas 4 », est une n av ig atio n e n tre les
« oui » et les « non » q u ’on cherche à é v ite r : U lysse finit ainsi
p a r faire des phrases...

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D ’u n rêve ancien, à R om e, m e re ste le souvenir d ’u n village
à la fro n tière « italo-chinoise » : u n e cité la c u stre à l’E s t de
Venise.

L angues n a tales, et p rêtes à vous v en g er au m o in d re oubli,


vous savez des fro n tières ignorées des géographes : e n tre L u b éro n
e t T ibet, B re ta g n e e t Sichuan.
De m o n côté, je sais des fem m es en n o ir d an s les rizières de
P adoue, u n sosie qui s’éloigne e t une fem m e sans nom dans u n
ja rd in b o ta n iq u e , où sont naturalisées des paroles étran g ères.

L a disposition des c aractères su r la page, l ’ordre des m ots


d a n s la p h rase : du fra n ç a is a u chinois, to u t est p resq u e to u ­
jo u rs inversé.

É c ritu re en m iroir, e t p a ro le prise à rev ers : la b ib lio th èq u e


to u rn e su r ses gonds, e t je re tro u v e dans m on dos le ju m e a u
qui me dévisageait.

Segalen face au x stèles, M allarm é p e rd u dans les fum ées


de sa con v ersatio n , A rm an d R o bin g o û ta n t l’opium d ’une parole
enfin vraie, ont-ils gagné là-bas le p a ra d is des signes?

L a p ierre et l’os, le b am b o u et la soie, le p a p ier enfin : sur


u n su p p o rt de plus en plus fragile, avec des signes m a in te n a n t
simplifiés, c ’est u n e langue q u i s’am enuise, u n tra c é qui se
p erd .
A u tre m e n t d it l’ ailleurs in tro u v a b le .

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Le chinois p a rlé à P a ris en p o u rs u iv a n t u n rêve, d ev ien t
v ite aussi im p ro n o n çab le q u ’u n e lan g u e m o rte. M orte de l’éloi­
gn em en t dans l’espace, com m e d ’au tre s d u recu l dans l’h isto ire.
Le chinois que j ’ap p ren d s échap p e n o n seu lem en t à to u te
v a le u r d ’usage, à to u te v o lo n té d ’échange, m ais encore à to u t
désir de savoir.

J ’écoute la c o n v ersatio n sans b ru it des signes e n tre eux.

C’est en fran çais que j ’a p p re n d s le chinois.

D ans u n e a u tre langue, les figures en tre la v itre et le ta in


ne seraie n t pas les m êm es. Les a n im a u x du m iro ir non plus :
basilic ou b e le tte , coq ou serp en t, licorne ou drag o n ...

Q u’on ne m e je tte pas la p ierre si je renonce — si je renonce


à m e p erd re dans ces signes m illénaires et m o rtels, com m e
te l p e in tre chinois se p e rd a n t dans la b ru m e, ou le chaos q u ’il
a fa it n a ître de son encre.
mars 1979 — avril 1980.

NOTES

1. Cf. Georgette Jaeger, Les lettrés chinois, La Baconnière, 1978.


2. Cf. D. et V. Elisseef, La civilisation de la Chine classique, Arthaud, 1979, pp.1 3 9 -l4 0.
3. Cf. François Cheng, Vide et plein, Le Seuil, 1979, p. 89.
4. Victor Segalen, René Leys, Gallimard, 1971, p. 162.

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